La Peau d’ours
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 385-412).

LA


PEAU D’OURS


SOUVENIRS DES BORDS DE LA SABINE.




I

Les Canadiens sont d’infatigables rameurs ; ils ont pénétré dans les parties les plus reculées de l’Amérique, partout où il y a des rivières ou des ruisseaux capables de porter une pirogue. Leur constitution robuste les rendait propres à braver les climats les plus extrêmes ; ils supportaient avec le même courage ou plutôt avec la même indifférence les rigueurs d’un hiver passé aux bords du lac Huron et les chaleurs énervantes de la Basse-Louisiane. Les quatre fleuves qu’ils fréquentaient le plus volontiers étaient le Saint-Laurent, l’Ohio, le Missouri et le Mississipi. La Nouvelle-Orléans attirait un grand nombre de ces rameurs nomades ; ils venaient s’y engager comme matelots au service des caboteurs : on appelait ainsi les marchands qui remontaient sur de grandes barques les rivières de la Louisiane pour aller vendre de tous côtés, et souvent fort loin dans l’intérieur, les pacotilles importées de France et d’Angleterre. Ces colporteurs en grand étaient des Européens, surtout des Français venus en Amérique pour faire fortune ; le cabotage leur offrait un moyen assuré d’arriver à leurs fins. Le métier cependant avait ses fatigues, ses périls, ses ennuis. Il fallait lutter contre un climat dévorant et affronter la fièvre jaune ; parfois aussi des épidémies, — la petite vérole par exemple, qui autrefois décima les populations indigènes, — se déclaraient parmi les équipages et forçaient la barque à s’arrêter en route. Les Canadiens, fantasques et indépendans, ne se montraient pas toujours fort dociles ; il suffisait d’une réprimande inopportune, d’un repas précipité, pour exaspérer tout à coup ces rameurs, d’ordinaire si calmes et si résignés. Malgré ces obstacles, le caboteur prenait patience ; il y avait d’ailleurs des compensations. Dans les habitations où il abordait pour vendre ses marchandises, sa présence causait une joie générale. Il était le bienvenu, on le recevait avec égards, car la plupart des riches planteurs avaient commencé comme lui, ce qui ne les empêchait pas de se laisser prendre, eux et leurs familles, au babil et aux offres pressantes du marchand ambulant. Celui-ci s’asseyait de droit à la table hospitalière du planteur. Après le dîner, quand il avait amusé par ses récits les dames et les enfans, le caboteur ouvrait ses ballots, réservant toujours ses plus belles marchandises pour la fin, si bien que, quand la famille du planteur avait acheté les articles les plus essentiels du ménage, elle ne résistait point au désir d’acquérir des superfluités. Ce premier marché conclu, le caboteur pliait bagage le plus lentement possible, et débitait des nouvelles : il en savait tant ! Puis, le lendemain, au moment de partir, il se souvenait, comme par hasard, de certaines parures riches et de bon goût qu’il tenait soigneusement cachées en un coin de sa cabine. Nouvelle tentation pour les jeunes filles !… Par complaisance, le marchand arrêtait ses rameurs prêts à prendre le large, on discutait à la hâte le prix de ces objets ardemment désirés ; bref, le caboteur, qui avait un pied sur le rivage et l’autre sur le bord de la barque, donnait habilement son dernier coup de filet. Quant au paiement, chacun se conformait à l’usage de ces temps-là : comptant et en argent, ou double et en nature à la prochaine récolte. Le marchand plaçait ainsi, avec de gros bénéfices, le long des rivières de la Louisiane, une foule d’articles surannés dont on ne voulait plus en Europe à aucun prix. Quand il avait épuisé sa pacotille, il commençait à redescendre à vide, prenant sur sa route les balles de coton et les barriques de sucre qui formaient sa cargaison de retour. Peu à peu, la barque se remplissait, et le courant du Mississipi conduisait doucement aux quais de la Nouvelle-Orléans l’équipage reposé et le patron enrichi. Les steamers ont tué peu à peu ce petit commerce ; les maîtres de barque se sont faits planteurs et négocians. J’ai vu, — il y a bien des années déjà, — les derniers bateaux des caboteurs échoués sur les grèves et abandonnés !

Parmi les rameurs, ceux qui avaient eu la prévoyance d’amasser quelques épargnes sont allés acheter des terres dans les états du sud et de l’ouest. Ceux qui ne possédaient rien se sont avancés à la découverte à travers les forêts, vivant de gibier, cultivant çà et là quelques pieds de maïs dans les clairières imparfaitement labourées, et puis marchant encore entre les Américains qui défrichaient en grand et les sauvages qui reculaient devant eux. Il y en eut qui vécurent au milieu des Indiens, comme il arrive aux pigeons de fuie de se mêler aux ramiers qui passent. Quelque part qu’ils se trouvent, sur le territoire des États-Unis ou sur celui des possessions britanniques, dans les provinces du vieux ou du Nouveau-Mexique, ces gens-là et leurs descendans s’appellent obstinément Canadiens, ce qui, dans leur esprit, veut dire Français, et ils parlent encore pour la plupart la langue du pays qui les a si complètement oubliés. Ce qui distingue ces chevaliers errans du désert des pionniers américains, c’est qu’au lieu de marcher en masse et de front comme ceux-ci, ils s’avancent en éclaireurs et isolément.

À l’époque où les caboteurs abandonnaient la navigation des fleuves de la Louisiane, au commencement de l’année 182…, on vit arriver à N…, dernier village que l’on rencontrât sur la rivière Rouge en allant vers l’ouest, une grande pirogue montée par trois rameurs. Ils voguaient comme des gens habitués à voyager sur les fleuves, frappant l’eau en cadence avec leurs courtée pagayes, et filant droit devant eux, d’une pointe à l’autre, sans suivre les contours capricieux du rivage. Le soleil venait de se lever ; on était au printemps, et les coteaux se couvraient de cette riante verdure que le soleil de l’été fane si vite. Ce matin-là, il y avait beaucoup de monde sur le quai. On distribuait les lettres et les journaux apportés la veille au soir par le courrier, et les planteurs du voisinage, assis sur des bancs de bois devant les magasins, à l’ombre des acacias en fleurs, causaient en fumant leurs cigares. Les nègres roulaient à grand bruit sur le port les marchandises que de lourds chariots attelés de trois à quatre paires de bœufs amenaient de l’intérieur du Mexique ; les gens de couleur, afin sans doute de faire comprendre à leurs maîtres qu’ils les chargent d’une trop lourde besogne, ne font pas un mouvement sans crier, hurler et se démener comme des ames en peine. Çà et là on voyait aussi dans la foule quelques Indiens qui étaient venus à la ville apporter le produit de leur chasse. Ils n’avaient plus rien à faire, car l’heure du marché était passée, et ils avaient vendu leur gibier ; mais ils restaient là par désœuvrement, accroupis à l’ombre devant les maisons, silencieux, les yeux à demi fermés, comme des vautours qui ont pris leur repas et se reposent. Ils appartenaient aux tribus dispersées loin de là dans l’Arkansas, mais ne vivaient guère avec les familles de leur nation. Leur existence se passait à rôder autour des habitations, à poursuivre le gros et le menu gibier dans les forêts voisines, pareils à ces oiseaux de proie qui, habitués à percher sur un vieil arbre, ne s’en éloignent pas même quand les défrichemens ont abattu tous les bois d’alentour. C’étaient comme les traînards de ces hordes sauvages que la civilisation poussait devant elle.

Il y avait donc, ce matin-là, sur le quai de N…, un bon nombre de blancs, de nègres et de peaux rouges, et comme malgré soi, quand on est au bord d’une rivière, on la regarde couler, — les rivières sont des chemins qui marchent, a dit Pascal, — les yeux de tout ce monde se tournèrent vers la pirogue qui approchait. Quand elle eut touché terre, ceux qui la montaient se dirigèrent vers une taverne pour y remplir leurs cruches. À leur haute stature, à leur teint pâle, à leurs cheveux noirs et longs, chacun les reconnut tout d’abord pour des Canadiens. On s’empressa autour d’eux avec un certain intérêt, car il y avait là plus d’un petit marchand, établi en Amérique depuis deux ou trois ans à peine, qui s’en prenait aux bateaux à vapeur de ce qu’il n’était pas encore millionnaire. Ceux-ci voyaient dans ces rameurs mis forcément à la retraite des victimes d’une innovation qui leur déplaisait à eux-mêmes ; ceux-là retrouvaient d’anciens confrères qu’ils ne se souvenaient pas d’avoir jamais vus, mais avec qui ils avaient dû se rencontrer cent fois. La taverne où les Canadiens s’arrêtèrent fut donc bientôt remplie de gens désoeuvrés, avides d’entendre des nouvelles et d’en débiter. D’autres se tenaient à la porte, et bientôt on apprit officiellement sur le quai que ces trois voyageurs étaient un père et ses deux fils, autrefois matelots à bord des caboteurs du Mississipi, licenciés comme tant d’autres, et venus dans la contrée pour s’y fixer. Ils parlaient de s’établir à quinze ou vingt lieues de la petite ville, au-delà des habitations les plus reculées.

Pendant que ces nouvelles, fort importantes dans une localité où il n’en arrivait guère, circulaient parmi la foule, les Canadiens trinquaient avec tous ceux qui leur versaient du rhum : aussi, quand ils se décidèrent à se remettre en route, leurs visages étaient-ils fort animés.

— Père, dit l’aîné en tirant ses bras longs et robustes comme un athlète qui a besoin de s’exercer, partons ! L’air de la rivière vaudra mieux pour nous que celui de cette taverne, où la tête commence à me tourner.

— Dans notre temps, dit le père en s’adressant à de vieux créoles jaunis par le soleil et blanchis par l’âge, il en fallait plus que cela pour troubler la vue d’un rameur du Saint-Laurent ! — Et il se leva tout d’une pièce. Après avoir donné des poignées de main à ceux qui l’entouraient en lui souhaitant un bon voyage, il fit signe à son plus jeune fils de marcher en avant. Fidèles à cette habitude qu’ils ont empruntée aux sauvages de se tenir toujours sur une seule file, ils traversèrent majestueusement la place, se suivant comme grues et oisons, selon l’expression naïve et juste d’un ancien voyageur.

Au moment où ils approchaient de leur pirogue, un Indien l’examinait avec attention. Les Canadiens y avaient rangé leurs longues carabines, leurs haches, leurs cornes à poudre et d’autres ustensiles de chasse. Ces richesses éblouissaient le sauvage ; sa carabine à lui était une mauvaise arme de pacotille usée par vingt années de service, toute rapiécée. Penché sur le bord de la rivière, les bras croisés, le cou allongé comme un épagneul en arrêt, il regardait avec cette intensité de contemplation que l’homme civilisé ne connaît pas.

— Gare ! lui cria le plus jeune des trois Canadiens ; range-toi de là, que nous retournions à bord. — Et comme il parlait ainsi, son frère aîné, qui le suivait de près, poussa violemment le sauvage d’un coup d’épaule. Celui-ci perdit l’équilibre, lança un cri de détresse et de colère, et, plutôt que de tomber à plat dans la rivière, il s’y plongea tête baissée ; son chien fit un bond sur ses traces, comme s’il eût cherché son maître sous l’eau. Quelques secondes après, l’Indien reparaissait sur le rivage, souillé de boue. La peinture rouge et bleue qui tatouait son visage ruisselait en larges gouttes sur ses joues et sur sa poitrine nue. À la vue de ce corps si étrangement bigarré, émergeant du sein des ondes à la manière d’une divinité fluviale, les oisifs réunis sur le quai éclatèrent de rire et battirent des mains ; les nègres hurlèrent de joie, les enfans lancèrent des pierres. Les chiens du village, excités par les cris de la foule, se précipitèrent à la poursuite du chien mouillé, qui eut ainsi sa part dans la mésaventure de son maître. L’Indien, pour se défendre de leurs morsures, faisait des pirouettes, tournait sur lui-même en bondissant, et distribuait des coups de talon à travers les gueules béantes des mâtins et des roquets. Ces gambades bizarres lui donnaient l’apparence d’un maniaque et d’un fou. Sa retraite fut donc en tous points une honteuse fuite. Enfin l’homme et la bête, honnis et bafoués, disparurent dans les bois qui entouraient la ville. Arrivé au sommet d’une colline d’où la vue s’étend au loin sur la rivière Rouge, le sauvage s’arrêta, caressa son chien et s’essuya aux grandes herbes en s’y vautrant comme un sanglier blessé. Tandis qu’il se séchait au soleil, il aperçut la pirogue des trois Canadiens qui s’enfonçait sous les platanes gigantesques dont les branches touffues se penchent au-dessus des eaux et y projettent de grandes ombres.

Dans la petite ville, on avait ri de la mésaventure de l’Indien, c’est vrai ; cet incident était venu si à point pour réjouir les habitans, déjà excités par le passage des étrangers ! Pourtant il y eut plus d’une ame charitable qui blâma la brusquerie du jeune rameur. Les plus sages prétendirent que cet acte de brutalité dénotait un méchant naturel. On discuta cette question pendant le reste du jour, et le soir, parmi ceux qui avaient hué le sauvage, il s’en trouva qui dirent en hochant la tête : « Il est mauvais, le grand Canadien ! »


II

Reposés par leur halte à la taverne et animés par un nombre suffisant de verres de rhum, les Canadiens avaient repris leur route avec une nouvelle ardeur. Serrant leurs courtes pipes entre leurs dents, ils ramaient comme s’il se fût agi de gagner le prix aux régates, et mettaient en pratique cet adage de leur pays : que l’on ne travaille jamais mieux que pour soi. Dans leur course rapide, ils dépassaient de jolies habitations entourées de riches cultures, derrière lesquelles ils entendaient, à travers les halliers, mugir les bœufs et hennir les chevaux. Les nègres occupés à sarcler les champs de coton s’arrêtaient un instant pour voir la pirogue légère fendre les eaux, et les Canadiens filaient toujours, comme l’oiseau qui vole droit à la forêt. Cependant la faim se faisait sentir, et, comme ils avisaient une île bien ombragée, sur laquelle ils pourraient cuire à leur aise les tranches de viande sèche qu’ils portaient avec eux, une voix du rivage leur cria : Oh ! de la pirogue !

À ce cri inattendu, les rameurs levèrent la tête et demeurèrent immobiles, la pagaye à la main.

— Est-ce vous, père Faustin ? reprit la même voix.

En s’entendant appeler par son nom, le vieux Canadien pencha la tête vers le rivage. Ses deux fils lui montrèrent un planteur assis au bord de l’eau qui tenait une lunette braquée sur la pirogue, et leur faisait signe d’approcher en agitant vers eux son large chapeau de latanier. Ils tournèrent la proue de ce côté, et, avant de mettre pied à terre, le vieux Faustin reconnut dans ce planteur un ancien marchand de la Basse-Louisiane avec lequel il avait long-temps navigué. Cette rencontre n’avait rien d’extraordinaire. La rivière Rouge, bordée de terres d’une fertilité extrême que recouvraient encore par endroits de vastes forêts, attirait alors en grand nombre les caboteurs forcés de renoncer à leur commerce. Ils venaient s’établir autour des villages où des créoles français, fixés de père en fils, vivaient heureux et tranquilles. L’élément américain, qui devait plus tard déborder sur cette petite colonie, s’y faisait à peine remarquer ; c’était un monde à part où se conservaient dans leur naïveté primitive les mœurs simples et hospitalières de nos colons. Le planteur échangea avec les Canadiens des poignées de main cordiales, et les invita à se reposer dans son habitation. Tout en marchant, ils se racontèrent réciproquement ce qui leur était arrivé depuis leur séparation : entre le caboteur retiré et les mariniers de la pirogue, la distance s’effaçait devant l’égalité de couleur, ceux-ci étant d’aussi pure race blanche que celui-là. Les possessions du planteur consistaient en une belle étendue de terrain, bois, lacs, savanes, au milieu desquels la main de l’homme découpait des champs ; les troncs des arbres, encore debout et noircis par la fumée, indiquaient que le défrichement ne datait que de quelques années. Au centre de ce domaine à demi sauvage s’élevait la demeure du maître, simple maison de bois couverte avec des écorces de cyprès[1] et entourée d’une cour spacieuse qui servait de parc aux chevaux. Elle communiquait à la rivière par un abreuvoir en pente douce, petit port autour duquel étaient amarrées de frêles pirogues et de grosses barques à fond plat. Celles-ci, destinées à transporter au moulin le coton récolté sur la rive opposée, étaient recouvertes de claies faites avec des roseaux qui leur donnaient l’apparence de cages flottantes. Derrière la cour se prolongeait une allée fort large, taillée en pleine forêt ; au bord de l’eau, les cases à nègres formaient comme un petit hameau abrité par un bouquet de platanes et de sycomores.

— Quel hasard, père Faustin, dit le planteur aux Canadiens en les faisant entrer, quel hasard que je me sois trouvé là avec ma lunette à surveiller mes fainéans de noirs qui piochent sur l’autre bord de la rivière ! Vous seriez passés devant la maison d’un ami sans le savoir… Ah ! père Faustin, dans le temps que nous naviguions ensemble, il y avait de l’argent à gagner le long des fleuves !…

— Et aujourd’hui le meilleur rameur du Saint-Laurent ne trouverait pas à gagner son pain, répondit le vieillard en s’asseyant devant la table, sur laquelle brillaient des tranches de venaison fort appétissantes ; puis il tira de sa ceinture un long couteau passé dans une gaîne de cuir, et se mit à manger. Ses fils l’imitèrent ; absorbés par l’importante besogne qui attirait toute leur attention, les trois Canadiens ne levaient pas les yeux de dessus leurs assiettes. Les négrillons chargés du service regardaient avec stupéfaction ces étrangers aux formes athlétiques, qui mangeaient le chapeau sur la tête, et semblaient décidés à ne pas leur abandonner la plus petite part des restes qu’ils convoitaient. Vers la fin du repas, la fille du planteur entra ; sur un signe de son père, elle apporta un flacon de liqueur de merise, et, comprenant d’un regard qu’elle avait affaire à des hôtes peu habitués aux usages du monde, elle essaya, moitié par curiosité, moitié par espièglerie, de tirer d’eux quelques paroles. Elle leur demanda donc s’ils allaient bien loin ?

— C’est selon, répliqua le vieillard ; nous comptons nous arrêter là où finissent les habitations. Nous allons nous établir dans le bois, nous autres.

— Il paraît qu’il y a du chevreuil par ici, dit brusquement Antoine, l’aîné des deux fils, qui repoussait au milieu de la table le plat d’où il venait de tirer la dernière tranche de venaison. Y a-t-il de l’ours aussi ?

— De l’ours ? répliqua la jeune fille en croisant ses petits bras et en donnant à sa voix une intonation grave autant qu’ironique ; de l’ours ? mais il en passe quelquefois…

À cette réponse, dans laquelle le grand Canadien n’entrevoyait pas même l’ombre d’une malice, Étienne, le plus jeune des deux frères, se retourna lentement et fixa sur la fille du créole un regard qui la fit rougir. Le planteur, s’adressant à son tour à ses hôtes, chercha à leur faire comprendre qu’au lieu d’aller se perdre dans la forêt, il leur serait plus avantageux de rester dans le voisinage. Il leur donnerait à cultiver de bonnes terres à maïs ; aidés par lui, ils défricheraient plus commodément une certaine quantité d’acres de terrain, plus tard ils achèteraient des noirs, et prendraient rang parmi ceux qu’on appelait du nom d’habitans[2]… En entendant cette proposition, le vieux Canadien hocha la tête, Antoine fit la moue, et Étienne baissa les yeux.

— Allons, reprit le planteur, je vois bien que vous êtes de francs sauvages ; n’en parlons plus. Si c’est la forêt qu’il vous faut, vous la trouverez à quelques lieues d’ici, aussi solitaire que vous pouvez la désirer. Vivez-y donc comme bon vous semble, et, au cas où vous changeriez d’avis, souvenez-vous que je suis toujours disposé à vous bâtir une case sur mes terres.

— Grand merci ! dit le vieux Faustin ; quand vous aurez envie de quelque belle pièce de gibier, vous n’avez qu’à me faire dire un mot. Nous voilà bien reposés à présent, et, avec votre permission, nous allons nous remettre en route.

Là-dessus, ils partirent. — Monsieur Antoine, leur cria la jeune créole comme ils s’éloignaient, j’oubliais de vous dire que vous trouverez des poules d’Inde dans les îles de la rivière et pas mal de tortues sur les grèves !

Antoine, qui s’était retourné, répondit par un signe de tête accompagné de cette simple parole : — Bon ! — Et la jeune fille éclata de rire.

— Marie, lui dit son père, quel plaisir prenez-vous à vous moquer ainsi de ces bonnes gens ? Leur vie s’est passée dans de rudes travaux ; ils sont un peu sauvages, mais francs et simples de cœur.

— Je ne me moque pas d’eux, mon père, répliqua Marie ; ils m’ont demandé des indications que je suis toute fière de pouvoir leur donner. — En parlant ainsi, elle prit le bras de son père, et ils revinrent à l’habitation. Les Canadiens étaient loin déjà. Après avoir ramé le reste du jour, ils campèrent sur le rivage, et le lendemain ils commencèrent à reconnaître la terre promise qu’ils étaient venus chercher si loin. Aux plantations de coton devenues plus rares succédaient les champs de maïs cultivés par les petits blancs[3]. Peu à peu, les caïmans se montrèrent plus nombreux sur les grèves ; les dindes, errant par troupes dans les hautes herbes des savanes et sous les saules des îles, paraissaient moins effrayés du bruit des rames ; les perruches, réunies en bandes innombrables, faisaient retentir les bois de leurs cris rauques et discordans. À ces symptômes d’une solitude moins troublée, les Canadiens comprirent qu’ils touchaient au terme de leur voyage ; ils tournèrent la proue vers le rivage, et, s’enfonçant avec armes et bagages vers les hautes terres, — ainsi nommées par opposition aux terres basses et d’alluvion, — ils choisirent pour le lieu de leur établissement une colline couverte de sassafras. Ils se trouvaient à mi-chemin entre la rivière Rouge et la Sabine, petit fleuve encaissé, aux eaux troubles et rapides, qui sépare la Louisiane du Texas. Les bords de l’une de ces deux rivières leur eussent offert un sol plus riche et des sites plus pittoresques ; mais ils redoutaient les lièvres des lieux humides, sujets aux inondations. D’ailleurs il ne s’agissait pas pour eux de planter la canne à sucre ni de semer le coton, et la poésie n’était pas leur affaire.

Non, assurément, ces rustiques enfans de l’Amérique n’entendaient rien à la poésie, mais ils avaient l’instinct de cette puissante nature qui les attirait vers la solitude. Quand ils eurent pris possession de leur colline, le vieux Canadien, secouant sa tête blanchie par les années, respira à pleins poumons l’air vif et pénétrant de la forêt, et, s’adressant à ses deux fils : — Maintenant, mes garçons, leur dit-il, la hache à la main, et bâtissons ! — Lui-même il se mit à nettoyer le sol des broussailles qui l’obstruaient, tandis que ses deux fils allaient frapper de leurs cognées les arbres séculaires qui croissaient librement au versant du coteau. Pendant plusieurs jours, l’écho retentit du bruit de leurs haches, — travail de ruine et de destruction, quoi qu’on en dise, et qui attriste l’ame… En voyant rouler à terre ces arbres gigantesques, — ces rois de la forêt, comme les appellent les poètes hindous, — on songe malgré soi qu’il n’en poussera plus jamais de pareils ! Le log-house[4] fut donc bientôt construit. Il s’éleva sur la colline solitaire assez loin de toute habitation ; pour que les Canadiens ne pussent voir la fumée d’un toit voisin surgir à travers le feuillage ; ils se réjouirent à la pensée que, dans leurs chasses, ils allaient avoir les coudées franches. Le chasseur est comme l’oiseau de proie, qui ne peut souffrir dans son voisinage aucun individu de son espèce.


III

Ce serait une erreur de croire que l’amour de l’ordre et du travail régulier qui anime les farmers du nord des États-Unis fût la passion dominante de nos Canadiens. Si quelques pieds de tabac, de maïs et de patates douces croissaient autour de leur cabane, ces résultats étaient dus à la fécondité du sol et à la douceur du climat bien plus qu’aux laborieux efforts des émigrans : le père Faustin et ses deux fils ne bêchaient la terre qu’à leurs momens perdus ; les excursions à travers les bois des bords de la rivière Rouge à ceux de la Sabine, la chasse, la pêche, voilà ce qui absorbait tout leur temps. Ils ne songeaient point à s’enrichir, mais à jouir d’une existence indépendante. Les petits blancs de race française, répandus dans toute l’Amérique depuis le Saint-Laurent jusqu’au Texas, ont toujours cherché à résoudre le problème de vivre en travaillant le moins possible. Ces hommes, fiers de leur couleur blanche, rejettent avec dédain tout ce qui peut, à un certain degré, les assimiler aux nègres. En revanche, ils n’ont point perdu le goût du plaisir et des jeux bruyans. La tradition de cette vie joyeuse au milieu des bois ne se conservait nulle part plus vivante que dans la Haute-Louisiane. À quelques lieues de l’habitation des Canadiens s’élevaient une douzaine de cabanes fort irrégulièrement semées à travers les défrichemens, et qui formaient le centre d’une petite colonie très pauvre, mais très insouciante et partant très heureuse. Étienne, le plus jeune des deux Canadiens, s’y rendait fréquemment, et, comme il savait tirer d’un violon quelques notes qui ressemblaient à des airs de contredanse, il devint bientôt le héros et l’ame de toutes les têtes. Son instrument n’était point un stradivarius, mais une simple pochette bonne tout au plus à faire sauter les Indiens à moitié civilisés du Bas-Canada, et que lui avait léguée un vieux maître à danser de Montréal. Quand Étienne passait l’archet sur les cordes de son petit violon, il n’y avait pas un créole qui n’abandonnât ses travaux ou n’interrompît sa sieste pour courir après lui.

Ces plaisirs n’étaient point du goût d’Antoine ; la vie des bois le fascinait. À la grande stupéfaction des jeunes filles du voisinage, il ne sortait guère de la forêt pour venir se mêler à leurs ébats. Les unes le trouvaient fier et sournois, les autres prétendaient qu’il était jaloux des succès de son frère.

— Mon garçon, lui disait quelquefois son père, tu as tort de faire le sauvage. Quand viendra le moment de te marier, tu t’en repentiras. Vois Étienne… toutes les femmes raffolent de lui ! — Antoine ne répondait rien et chassait toujours.

Quelque temps après leur installation dans la forêt, les trois Canadiens eurent besoin de se rendre au village pour renouveler leurs provisions. La veille du départ, Antoine tua un chevreuil et le déposa dans la pirogue. — Ce sera pour le planteur et sa fille, dit-il à haute voix en enveloppant l’animal dans des feuilles de latanier ; ils nous ont bien accueillis à notre arrivée, et nous ne pouvons passer devant eux sans les en remercier.

— Bien pensé, mon garçon, répliqua le vieillard. Ah ! ce sont là de braves gens, généreux, prêts à obliger. Autrefois c’était ainsi qu’on recevait les voyageurs tout le long des fleuves ; mais aujourd’hui !… on trouve partout des Yankees, et ceux-là ne donnent rien pour rien, pas même un verre d’eau !

Au moment où ils amarraient leur pirogue devant l’habitation du planteur, Marie, qui les avait aperçus de loin, vint à leur rencontre. En voyant le grand Canadien qui s’avançait gravement, marchant d’un pas solennel et mesuré, son chevreuil sur les épaules, elle eut envie de rire. — Eh ! mon Dieu, monsieur Antoine, lui cria-t-elle, que portez-vous là !

— Un petit gibier que j’ai tué pour vous, répondit le chasseur.

— Pour nous ? répliqua la jeune fille. Mon père sera enchanté de votre attention ; c’est bien aimable à vous d’avoir pensé à lui… mais attendez donc un peu, que j’appelle un nègre ; je ne veux pas que vous portiez ce fardeau jusqu’à la maison.

Le nègre qu’on appelait se hâtait si lentement, qu’Antoine eut déposé le chevreuil sur la table avant que celui-ci fût arrivé, et les trois Canadiens se mirent en devoir de continuer leur voyage. Ils étaient convenus entre eux de ne point accepter cette fois l’hospitalité du colon ; dans leur amour-propre, ils tenaient à prouver que cette visite était tout-à-fait désintéressée. Le planteur, après avoir insisté pour qu’ils restassent jusqu’au lendemain, les laissa donc s’éloigner ; puis, quand ils furent sur le point de prendre le large : — Père Faustin, dit-il au vieillard, vous faites trop de façons avec un ancien ami ; vous me promettez sans doute de vous arrêter ici au retour, mais je ne vous crois pas, et il me faut un otage. Je retiens votre fils aîné ; les pigeons qui viennent du nord commencent à s’abattre en troupes autour des défrichemens, et les canards abondent sur les lacs. Antoine est bon tireur, je veux inaugurer la chasse d’hiver avec lui… Ainsi partez et laissez-le-moi.

— Ça va, dit le père Faustin en poussant sa pirogue d’un coup de gaffe qui la lança jusqu’au milieu de la rivière. Antoine, comme un oiseau pris au piège, jeta autour de lui un regard rapide, puis reporta sa vue sur l’esquif près de disparaître derrière une île.

— Allons, dit Marie, vous voilà notre prisonnier, monsieur Antoine. La pirogue est partie tout de bon… Croyez-moi, venez prendre votre part du dîner qui nous attend.

Le lendemain matin de bonne heure, le planteur était sur pied, le fusil sous le bras ; Antoine, accoutré en batteur d’estrade, portant en sautoir la corne de bœuf remplie de poudre, les guêtres de peau de chevreuil et la courte blouse de flanelle grise, l’attendait dans la cour. Ils se mettaient en route et traçaient déjà le plan de l’expédition, quand Marie, montée sur un joli petit cheval noir de race mexicaine, vint les rejoindre au galop.

— Eh bien ! mon père, s’écria-t-elle, attendez-moi donc… Je veux être de la partie… Allez où vous voudrez, je vous suis.

— En ce cas, adieu la chasse, murmura Antoine en s’appuyant sur sa carabine, qui lui venait jusqu’au menton.

— Est-ce que je vous gêne, monsieur Antoine ? demanda la jeune fille.

— Je ne dis pas cela, répondit le grand Canadien ; nous irons nous promener autour des champs de coton, dans les sentiers battus ; il se peut que nous rencontrions par là des colibris et des moineaux…

— Marie, interrompit le colon, comment pourriez-vous nous suivre dans les halliers où nous allons nous engager ? Vous laisserez votre voile aux ronces des buissons, vous vous déchirerez les mains et le visage aux épines des acacias ; votre cheval finira par s’ennuyer des coups de fusil et fera des écarts… Voyons, soyez raisonnable… restez…

— Eh bien ! chassez, messieurs, chassez à votre aise, répliqua Marie en donnant un coup de cravache à son poney ; au moins vous me permettrez de faire un temps de galop dans le bois, n’est-ce pas, mon père ?

Et elle disparut dans le feuillage.

L’automne tirait à sa fin ; les pluies d’octobre avaient rempli les lacs et les étangs. Les lianes, flétries par le soleil brûlant de l’été, se couvraient de pousses nouvelles et serraient d’une étreinte plus vive les troncs noueux des grands arbres. À travers les feuilles sèches qui jonchaient les sentiers, une herbe verte et longue sortait de terre et se balançait doucement à la brise. L’érable avait pris la teinte empourprée qu’il revêt à l’arrière-saison, et, sous les premiers rayons du jour, ses tiges serrées brillaient comme des lames de cuivre rouge. Aucun nuage n’altérait l’azur profond du ciel : c’était un second printemps, moins riant, moins fleuri, plus mélancolique que le premier. Le caïman, près de s’endormir du sommeil léthargique dans lequel il reste plongé pendant l’hiver, venait à la surface des étangs respirer l’air tiède des derniers beaux jours. Sur les racines des cyprès, sur les branches mortes abattues par le vent et qui flottaient au hasard, des centaines de petites tortues se chauffaient au soleil, échelonnées en longues files, la tête allongée, prêtes à se laisser choir et à plonger au moindre bruit. De grands oiseaux de proie, les uns lents et lourds comme la buse, les autres sveltes et légers comme le faucon, rasaient de l’aile les joncs et les clairières, ou passaient avec la rapidité de l’éclair sur la cime des bois. Quelquefois un sourd murmure traversait l’espace, pareil au frisson d’une brise subite qui agite le feuillage : c’était une bande de ramiers qui passait et se balançait en l’air, cherchant où se poser. Aucune bête dangereuse ne hantait, au moins pendant le jour, ces solitudes trop voisines des plantations ; Marie s’y lança donc sans crainte. Elle galopa hardiment, côtoyant les flaques d’eau autour desquelles des cyprès chargés de longues mousses, des magnolias gigantesques et des platanes séculaires formaient des voûtes impénétrables aux rayons du soleil, suivant au hasard les sentiers à demi effacés qui serpentaient à travers de frais vallons parmi les saules et les tulipiers. Après quelques heures de promenade, elle s’aperçut que le pays devenait plus sauvage et songea à revenir sur ses pas. Retrouver sa route dans les bois n’est pas chose facile. Elle erra quelque temps, sans pouvoir sortir de ce labyrinthe de halliers qu’elle trouvait si gracieux tout à l’heure, et qui commençait à l’effrayer.

Dans cette perplexité, la jeune fille s’arrêta, inquiète et tremblante, prêtant l’oreille, désirant et craignant à la fois d’entendre quelque bruit ; puis elle marcha de nouveau, d’abord au pas et bientôt de toute la vitesse de son cheval. Des coups de fusil qui retentissaient dans le lointain venaient de lui apprendre dans quelle direction se trouvaient les chasseurs. En quelques minutes, elle découvrit un grand lac bordé de buissons épineux et couvert d’une forêt de roseaux. Des nuées de canards, arrivant de tous les points de l’horizon, s’abattaient sur les eaux, plongeaient et barbotaient en battant de l’aile, et tout à coup, la détonation d’une arme à feu les forçant à se lever de nouveau, ils tournoyaient avec effroi au-dessus des joncs. Les grands bois qui enveloppaient le lac de toutes parts formaient comme un cercle fatal que ces oiseaux ne pouvaient se décider à franchir, et, tandis qu’ils se berçaient d’un bord à l’autre, les deux chasseurs se les renvoyaient alternativement. Il en tombait donc un grand nombre ; subitement arrêtés dans leur vol, morts ou blessés, ils venaient donner tête baissée dans les herbes flottantes ou restaient suspendus aux branches. Le grand Canadien, debout à quelques pas du rivage, dans l’eau jusqu’au-dessus du genou, chargeait et tirait sans relâche ; il était calme et froidement passionné comme un vieux soldat devant l’ennemi. Il y avait dans ses mouvemens une précision et une aisance qui ressemblaient presque à de la grace. Quand un oiseau frappé par son plomb ployait les ailes et roulait à ses pieds, il le regardait avec le dédain d’un chasseur habitué à attaquer une proie plus noble. La jeune créole, arrêtée derrière un buisson à quelques pas de lui, le regardait d’un œil curieux. Certaine d’avoir retrouvé ceux qu’elle cherchait, Marie reprenait haleine et essayait de se remettre de l’émotion qu’elle venait d’éprouver. Le cœur lui battait bien fort ; elle se sentait à peine la force d’élever la voix, mais la pensée qu’elle était là seule, près d’un étranger, la décida à faire un effort sur elle-même.

— Monsieur Antoine, cria-t-elle le plus haut qu’elle put en se montrant, où est mon père ?

— Là-bas, de l’autre côté du lac ; n’entendez-vous pas son petit fusil à deux coups qui tonne comme un pétard ? — Cela dit, le Canadien se remit en position : il avisait une douzaine d’outardes[5] qui se dirigeaient vers lui, les ailes étendues, le cou allongé.

— Je me suis égarée, reprit Marie, et je n’ose plus aller seule. De grace, monsieur, conduisez-moi près de mon père J’ai peur dans cette forêt, et je veux rejoindre mon père, entendez-vous ?… Je suis lasse, très lasse, et ne puis faire un pas de plus, si vous ne m’accompagnez.

En parlant ainsi, elle poussa son cheval dans l’eau pour mieux se faire entendre de l’impassible Canadien, qui suivait toujours avec le canon de sa carabine le vol des outardes. Ces oiseaux, effrayés par la vue du cheval et de la jeune fille, qui, s’avançaient à découvert au milieu des joncs, poussèrent un cri et changèrent de direction. Antoine désarma aussitôt sa carabine ; il lança un regard de dépit sur le beau gibier qui lui échappait, puis s’approcha de Marie sans lui dire autre chose que ces trois mots : — Par ici, marchons ! — Et il prit les devans d’un pas rapide.

— Attendez un peu, dit Marie, pas si vite… la tête me tourne Oh ! mon Dieu ! je ne vois plus… la bride m’échappe.

— Descendez, mademoiselle, cria Antoine en l’aidant à mettre pied à terre ; asseyez-vous là, sous l’ombre de cet arbre… Cela ne sera rien qu’une faiblesse, l’effet de la peur, d’une marche forcée… Quelle idée aussi de nous avoir suivis jusqu’au bord de ce lac ?… Les femmes sont toujours les mêmes ; elles tremblent devant une araignée et affrontent sans nécessité des périls réels ! La forêt a, comme la mer, des abîmes où les plus hardis, périssent ! — Tout en parlant ainsi, seul et à demi-voix, le Canadien jetait sur le front de la jeune fille quelques gouttes d’eau qui la ranimèrent peu à peu. Quand elle commença à ouvrir les yeux : - Tenez, reprit le chasseur, je ne peux pas vous offrir de boire à ma calebasse ; mais allongez le bras, que je vous verse une goutte de rhum dans le creux der la main… D u rhum ! cela vous fait faire la grimace, n’est-ce pas ? Prenez toujours, mouillez-vous seulement les tempes et le bout des lèvres. — Et elle fit machinalement ce qu’il lui disait.

Surpris et heureux de la voir si docile à ses conseils, le grand Canadien contemplait avec sollicitude la jeune fille. Il était près d’elle à genoux, tête nue, ses longs cheveux noirs flottaient sur ses joues bronzées un chevreuil eût passé à quinze pas de lui qu’il ne l’eût pas même remarqué ; mais quand les yeux de Marie, se rouvrant à la lumière, rencontrèrent les siens, il se leva tout à coup : — Maintenant, mademoiselle, à cheval, s’il vous plaît, et allons rejoindre votre père.

Et il marcha devant elle, tenant la bride de l’animal fatigué qu’elle ne se trouvait point encore en état de conduire elle-même. Ils cheminèrent ainsi lentement sur les bords du lac le grand Canadien foulait les ronces d’un pas hardi et écartait les lianes avec ses mains, comme s’il se fût tracé une route parmi les blés et les bluets. De temps en temps il se tournait vers la jeune créole, cherchant à la rassurer par son regard. À ce moment-là, Marie ne reconnut plus ce jeune homme fantasque et sauvage qui lui prêtait à rire par ses façons et l’impatientait par son calme indifférent. Elle se sentait protégée par lui ; il lui apparaissait comme un guide compatissant et respectueux qu’elle pouvait suivre en toute confiance. Dès qu’ils approchèrent du planteur, Antoine remit les rênes à la jeune fille et se plaça derrière le cheval.

— Quoi, Marie ! vous ici ? s’écria le colon en voyant paraître sa fille.

— Mon père, grondez-moi, je le mérite, répondit Marie ; mais auparavant remerciez M. Antoine ; il a quitté, pour me conduire près de vous, la plus belle station qu’un chasseur puisse choisir… - Et tandis qu’elle racontait à son père ce qui venait de se passer, le grand Canadien, fort embarrassé de sa personne, nettoyait silencieusement la batterie de sa carabine.

Le planteur, Antoine et Marie prirent sur l’herbe, au bord d’une source, un repas dont ils avaient besoin tous les trois après les fatigues et les émotions de la journée. Quand ils furent prêts à se remettre en route pour regagner l’habitation, Marie ne put s’empêcher de se jeter au cou de son père en s’écriant avec angoisse : — Où serais-je maintenant, mon Dieu ! si je ne vous avais pas retrouvés ?

— Perdue, perdue pour toujours ! dit le planteur. Celui qui s’égare dans les bois ne tarde pas à être saisi de vertige… Il erre long-temps au hasard et presque sans changer de place ; il mêle ses propres traces, s’enfermant ainsi dans un dédale d’où il ne peut plus sortir. La fatigue l’accable, son cerveau s’exalte, le désespoir s’empare de lui…

— Et les loups, et les ours !… Oh ! mon Dieu ! j’ai peur ici ; partons, partons vite !… Comment pouvez-vous tant aimer ces vilains bois, monsieur Antoine ? — En achevant ces paroles, Marie remonta à cheval. Antoine ouvrait la marche ; il portait, suspendus à sa ceinture, trente et quelques canards d’espèces diverses, trophées de la chasse du matin. Ainsi affublé, il ne ressemblait pas mal aux sauvages fabuleux que les anciennes estampes représentent vêtus d’un court jupon bouffant composé d’une masse de plumes de toutes couleurs. Son pas n’avait rien perdu de son élasticité habituelle ; on sentait que la marche ne pouvait fatiguer un homme de sa trempe. Le planteur, au contraire, traînait la jambe et suivait avec peine le cheval que sa fille conduisait le plus lentement possible. — Je n’entreprendrai jamais de pareilles courses, disait-il en s’essuyant le front, sans me faire accompagner de deux ou trois noirs pour porter mon fusil et mon attirail de chasse.

La pirogue ne repassa que le surlendemain. Antoine demeura donc un jour encore chez le planteur. Il trouva ce temps moins long qu’il ne l’avait cru, et ne fit point trop la mine à la jeune fille qui avait, par son imprudence et son étourderie, compromis le succès de sa grande chasse aux canards.


IV

Le planteur aimait la franchise et la naïveté un peu rude du grand Canadien. Il ne renonçait point à l’espoir de l’attirer un jour auprès de lui et de l’associer à ses travaux. — Antoine est l’homme qui me convient pour diriger mes plantations, disait-il souvent à sa fille ; dans le pays, on le traite de sauvage, parce qu’il a des dehors brusques et impétueux, et moi je le crois moins difficile à civiliser que son frère : celui-là est un fainéant et un flâneur qui ne songe qu’à se divertir. Par malheur, la société d’un pareil hôte n’a rien d’agréable pour une jeune fille, et je n’ose l’inviter à nous venir voir aussi souvent que je le voudrais. C’est dommage, mon enfant, car avec nous il ne tarderait pas à s’adoucir. — Marie répondait que la présence du Canadien ne lui causait ni plaisir ni déplaisir, et qu’elle n’entendait en aucune façon gêner ou entraver les projets de son père.

Antoine allait donc assez fréquemment rendre visite au planteur, et celui-ci, pour l’engager à revenir, lui demandait toujours quelque belle pièce de gibier, dinde ou chevreuil. De son côté, Marie, qui aimait à varier ses parures, le priait d’apporter des ailes d’étourneau[6] et des plumes de cygne avec lesquelles elle savait composer des coiffures gracieuses et des ornemens pour ses robes de bal. Si loin de la France et des modes nouvelles, les jeunes créoles s’évertuaient à inventer tout ce qui pouvait donner à leur toilette de l’originalité et de l’éclat. Le voisinage des forêts ne jetait dans leurs cœurs aucune teinte de mélancolie. Les planteurs de la Haute-Louisiane ne ressemblaient en rien aux émigrans attristés qui emportent au fond de l’ame le regret de leur patrie : établis depuis plusieurs générations sur les bords de la rivière Rouge, ils s’y trouvaient à merveille et acceptaient franchement la nature sauvage qui les environnait. Heureux d’une existence large et libre qui empruntait son plus grand charme aux plaisirs de la chasse et aux libres excursions dans les bois, ils défrichaient le sol lentement et avec mesure. La culture étendait ses conquêtes chaque jour, mais pas à pas et d’une façon presque insensible. La civilisation coudoyait la barbarie. À quelques lieues d’une habitation où régnaient le luxe et l’urbanité de la vieille Europe, on rencontrait au fond d’une clairière un Indien presque nu, pauvrement armé, se glissant à travers les broussailles d’un pas furtif, honteux d’être surpris par l’homme civilisé dans les mystères de sa vie sauvage et vagabonde. Un jour, il y avait bal dans ces vastes maisons gracieusement assises au bord de la rivière ; le lendemain, ceux-là même qui avaient passé la nuit à danser campaient le long des lacs et dormaient par terre, roulés dans une couverture de laine, ayant sous la tête un tronc d’arbre pour tout oreiller. Le petit blanc surtout poussait au suprême degré cette gaieté insouciante, cette vivacité pétulante qui fait le fond du caractère créole. Placé entre le planteur à l’esprit plus ou moins cultivé et l’enfant des forêts ignorant et grossier, il participe à la fois de ces deux types extrêmes et se rapproche de l’un ou de l’autre, selon qu’il obéit aux lumières de son intelligence ou qu’il se laisse aller aux mouvemens irréfléchis de son instinct. Ainsi, tant que le grand Canadien Antoine se trouvait dans la famille du planteur, influencé par l’exemple de mœurs plus douces, de formes plus polies, il redevenait à son insu l’honnête et calme descendant des fermiers qui vinrent de Normandie s’établir aux bords du Saint-Laurent. Quand il rentrait dans le bois, ces impressions s’effaçaient trop vite ; la solitude et le silence, qui portent la terreur et l’abattement dans les cœurs faibles, lui redonnaient au contraire une énergie qui allait jusqu’à l’exaltation. Fier de sa jeunesse et de sa force, il marchait la tête haute ; il voulait en quelque sorte dominer cette puissante nature que la main de l’homme n’avait point encore domptée.

À peine de retour dans sa cabane, le grand Canadien se mettait en route, explorant le pays, parcourant sans relâche les halliers et le bord des lacs ; les rives de la Sabine lui offraient surtout d’excellentes réserves pour le gros gibier. Les ours noirs fréquentaient les terres basses et, marécageuses que les inondations de ce petit fleuve rendent à peu près inaccessibles ; ils y trouvaient des arbres morts, pourris à l’intérieur, creusés de trous profonds comme des antres, dans lesquels ils pouvaient passer commodément les froids de l’hiver. Surprendre un de ces animaux dans son repaire, l’en faire sortir en jetant sur lui, au moyen d’une longue perche, des roseaux enflammés, et le tuer quand il se laisserait glisser en bas de l’arbre, c’était là une expédition capable de tenter un batteur d’estrade comme Antoine. D’ailleurs, il s’apercevait que, depuis quelque temps, la chasse devenait moins abondante autour de sa demeure ; une main invisible décimait rapidement les oiseaux et les quadrupèdes presque à sa porte. Les trois Canadiens ne rencontraient personne bien loin à la ronde ; à peine si un pas humain laissait çà et là son empreinte dans les sentiers, et cependant quelqu’un chassait sur leurs terres.

— Il y a un Indien qui rôde par ici, disait parfois le vieux Faustin ; mais l’Indien est comme le renard, il ne faut pas le chercher auprès du poulailler.

— Je le trouverai ou j’y perdrai mon nom ! répondait Antoine ; je le trouverai avant la fin de l’hiver, et nous verrons qui de lui ou de moi ira planter sa tente ailleurs !

Un jour donc, Antoine, accompagné de son jeune frère, se mit en marche vers la Sabine. Il avait découvert les traces d’un ours de grande taille, et, comme l’hiver était arrivé, l’animal devait avoir déjà choisi son gîte. Le soleil se levait ; il y avait un peu de glace autour des petites flaques d’eau et de la gelée blanche sur l’herbe. Les deux frères s’enfoncèrent le plus loin qu’ils purent dans les marais, à travers les joncs et la vase, parcourant à grandes enjambées ce dédale inextricable, sautant sur les troncs des arbres morts de vétusté qui formaient une suite de ponts naturels. Cette fatigante promenade les conduisit sur un petit tertre qui s’élevait comme une île au milieu des terres inondées ; ils s’en approchèrent avec précaution, et Étienne, qui marchait en tête, arma sa carabine. Antoine fit un pas pour rejoindre son frère ; il se baissa, se mit à genoux, rampa sur les mains, et fit signe à Étienne de ne pas remuer. Puis tout à coup, se relevant : — Il a été fait un malheur par ici, dit-il à voix basse ; j’aperçois un homme mort.

— De quelle couleur ? demanda Étienne. C’est peut-être un nègre marron qui est venu mourir là.

Non. Il y a un chien fauve qui s’éloigne en courant dans les buissons ; il n’aboie pas, c’est le chien d’un sauvage. Ces animaux-là sont sournois comme leurs maîtres ; ils ne font pas de bruit, mais ils mordent.

Les deux frères étaient arrivés auprès de cette forme humaine, qui leur causait une certaine crainte précisément à cause de son immobilité. En écartant les branches, Étienne aperçut à ses pieds une bouteille dans laquelle il restait encore quelques gouttes de rhum ; il la montra à son frère. — Je comprends, dit Antoine ; c’est un imbécile de sauvage qui est venu se cacher ici pour boire à son aise. Il a mis sa bouteille à sa bouche et il a bu jusqu’à ce qu’il fût à bout de ses forces ; avec une pareille dose, il peut bien dormir sans avoir besoin d’être bercé.

Étienne déroula la peau d’ours dans laquelle l’Indien s’était enveloppé comme dans un linceul. — Ma foi, dit-il à son frère, voilà notre chasse faite ; emportons cette peau. Aussi bien elle est à nous, puisque c’est celle de la bête que nous cherchions ; puis elle paiera une partie du gibier que ce rôdeur nous a volé. Écoute un peu comme il ronfle ! Pauvre innocent, va !… Après tout, nous lui rendons service ; le froid le réveillera quelques heures plus tôt… Il a au menton deux lignes bleues qui se croisent ; je le reconnais à présent. C’est celui à qui tu as fait faire un plongeon le jour où nous sommes arrivés au village. Je parierais que son chien nous a reconnus et que c’est pour cela qu’il s’est sauvé.

Tout en parlant ainsi, Étienne prit les jambes de l’Indien, Antoine le souleva par la tête, et ils lui enlevèrent la peau qui l’abritait. — Maintenant, reprit le plus jeune des deux frères, il faut rafraîchir ses munitions. Il reste dans sa bouteille un bon verre de rhum ; je vais le verser dans sa poudre ; ça lui donnera de la force.

— Et moi, j’encloue la pièce, dit Antoine.

Il saisit la carabine du sauvage et enfonça dans la lumière une forte épine d’acacia qu’il cassa ensuite de manière qu’il fût impossible de la retirer. Cela fait, les deux chasseurs reprirent la route de leur demeure, bien persuadés qu’après une pareille leçon l’Indien s’éloignerait de leur voisinage. Rendus chez eux, ils donnèrent la peau d’ours à leur père et ne pensèrent plus à cette rencontre.

Quelques jours après, Étienne, chaussé de petits souliers, le feutre gris sur l’oreille et la veste sous le bras, marchait précipitamment vers les plantations. Son père l’accompagnait ainsi qu’Antoine. On célébrait à quelque distance de chez eux une noce à laquelle tout le pays était convié. Les mariés, comptant presque autant de cousins qu’il y avait d’habitans à vingt lieues à la ronde, avaient fait une invitation en masse. Riches planteurs et petits blancs y arrivaient de toutes parts, ceux-ci à pied, ceux-là à cheval, d’autres en bateau. Que de joyeux propos s’échangeaient en chemin ! Avec quelle ardeur on bravait les fatigues d’une longue route pour se reposer en dansant toute la nuit et se remettre en marche dès le lendemain matin ! Étienne se promettait beaucoup de plaisir à cette réunion, il allait si vite, que, le vieux Faustin avait peine à le suivre. Quant à Antoine, il restait en arrière, se demandant à lui-même s’il irait jusqu’au bout. Ce mouvement, ces danses, cette foule bruyante, tout cela lui faisait peur. — Bah ! se disait-il, on ne m’a jamais vu à pareille fête. Tout le monde va me regarder… Le planteur sera là avec sa fille ! Me parleront-ils devant tant de personnes, à moi qui ne suis qu’un petit blanc ? Et puis, si elle me parle, qu’est-ce que je lui répondrai… Étienne est bien heureux, lui de savoir danser et d’être si hardi !…

Comme il raisonnait ainsi, ralentissant le pas et prêt à faire volte-face, Marie, qui suivait la même route, l’aperçut de loin. Laissant derrière elle son père, qui trottait doucement avec quelques amis montés sur des mules pacifiques, elle lança son petit cheval au galop et cria au grand Canadien : — Allons donc, monsieur Antoine, plus vite que cela, ou vous arriverez demain à la noce !

— Ni demain ni aujourd’hui, répliqua Antoine ; toute réflexion faite, je n’y vais pas. Qu’y ferais-je ?

— Mais ce que feront les autres !…

— Non, non, dit Antoine en secouant la tête, on me montrerait au doigt ; on dirait : Voilà le grand Canadien qui ne vient jamais à nos fêtes !

— Eh bien ! après ?… répliqua Marie, cela vous fait peur ! Et ces belles plumes que vous m’avez apportées, vous n’êtes donc pas curieux de voir comment elles iront à ma robe de bal ?

— Assez d’autres les admireront, répondit Antoine à demi-voix.

— Adieu, dit vivement Marie, je perds mon temps à vous prêcher ; les voisins ont raison de dire que vous êtes un sauvage ! Et mon père, qui prétend que vous changez à vue d’œil, que vous vous civilisez !… Allez, monsieur, allez dans vos bois, et, quand vous reviendrez nous voir, ne manquez pas de suspendre à vos oreilles des dents de crocodile, d’attacher des colliers a verroterie à votre cou, et de vous tatouer la face…

Tandis qu’elle disparaissait au galop dans l’étroit sentier, Antoine demeurait à la même place, immobile et confus comme un chasseur qu’une perdrix eût souffleté de ses deux ailes. — La voilà toute fâchée, pensait-il, et cela parce que je ne veux pas aller dans cette foule où je n’ai rien à faire ! S’il s’agissait de la conduire seule à travers les bois, de la mener jusqu’au Nouveau-Mexique, elle sait bien que je ne me ferais pas prier. Je me jetterais dans le feu pour sauver son père et elle aussi. Il n’y a pas de doute qu’elle sera bien jolie avec sa parure de bal, mais moins qu’elle ne l’était au bord du lac quand elle disait à son père : Grondez-moi, mais auparavant remerciez M. Antoine… Le souvenir de ce petit événement revint d’une façon plus vive au cœur du grand Canadien, que les reproches de la jeune fille avaient étourdi ; il marcha donc droit devant lui. La nuit venait, il approchait du lieu de la fête, et les bruits de la danse arrivaient jusqu’à son oreille, mêlés au frissonnement de la brise dans la cime des bois. Cette noce de Gamache mettait en mouvement une trentaine de noirs ; les uns, occupés des apprêts du festin, tournaient des broches au fond de la cour, les autres attachaient aux arbres voisins les chevaux des conviés. Quelques Indiens accroupis autour des chaudières, guettant, eux et leurs chiens, les restes du repas, remplissaient le rôle de mendians et de bohémiens. Les fenêtres de la maison restaient ouvertes, car, malgré la fraîcheur de la nuit, l’air eût manqué à la foule qui se pressait dans les appartemens.

Blotti derrière un arbre, Antoine considérait ce spectacle animé, cette réjouissance à laquelle tout le monde prenait part, qui l’attirait et le repoussait en même temps. Quelquefois Marie venait respirer à la croisée ; il la reconnaissait entre toutes ses compagnes. Au milieu des têtes qui se balançaient au mouvement de la danse, il retrouvait toujours celle de Marie ; il distinguait l’éclat de son rire, l’accent de sa voix ; elle exceptée, cette réunion de jeunes filles gracieuses ne lui présentait qu’un tourbillon confus. Quand elle plongeait son regard dehors, comme pour reposer ses yeux fatigués de la lumière, il craignait qu’elle ne le découvrît dans sa cachette et s’enfonçait plus avant sous les branches. Une partie de la nuit s’écoula sans qu’il pût faire autre chose que rôder autour de la noce. Lorsque les anciens, qui n’avaient cessé de fumer sous la galerie, laissant danser et rire la jeunesse, commencèrent à brider leurs chevaux pour retourner chez eux, le grand Canadien s’éloigna au plus vite, comme un oiseau nocturne qui redoute d’être surpris par le jour. Un des Indiens qui bivouaquaient dans la cour, le voyant passer, appuya sa tête sur ses deux mains, le regarda fixement, et fit entendre un rire étrange qui ressemblait au sifflement du chat sauvage.


V

Six mois après, au commencement de l’été, les trois Canadiens se rendirent au village. Cette fois le planteur ne les attendait point au bord de la rivière, prêt à les arrêter au passage ; des fièvres violentes s’étant déclarées au printemps dans tout le pays, il avait émigré avec sa fille vers les hautes terres. Beaucoup de familles étaient allées, à leur exemple, s’établir dans les bois, afin d’échapper aux influences malignes qui désolaient les plantations. Il faisait une chaleur accablante ; les Canadiens ramaient le plus près possible du rivage, afin de se tenir à l’ombre des grands arbres. Arrivés au quai du village, ils y amarrèrent leur voiture, — on appelait ainsi les bateaux dans ce pays ; où l’on ne connaissait point d’autre route que les fleuves, — et s’occupèrent au plus vite de régler leurs affaires. Ils avaient hâte de retourner à leur case ; mais comment sortir des magasins où l’on trouve tout, des miroirs et de la poudre, des bottes et des cordes à violon, des soieries et des peaux de buffle, des verroteries et des chapeaux, où l’on verse le grog à discrétion, où l’on place devant l’acheteur une caisse d’excellens cigares en l’invitant à y puiser sans relâche ? Et puis il fallait causer : les voisins, les concurrens mêmes venaient prendre part à la conversation aussi bien qu’aux rafraîchissemens. Le soleil se couchait, que les Canadiens n’avaient rien terminé encore, et ne savaient plus au juste ce qu’ils étaient venus acheter.

Antoine parlait peu, et ces flâneries ne l’amusaient pas long-temps. Il pressait donc son père de partir, quand un tourbillon de poussière qui s’élevait à l’horizon et un grand bruit de chariots attirèrent l’attention des habitans du village. On sortit des tavernes et des magasins pour voir défiler le convoi qui venait du Mexique ; les bœufs haletans traînaient d’un pas lent et fatigué les lourdes charrettes qui se rangèrent bientôt le long de la rivière. Tandis que le chef de la troupe cherchait un emplacement favorable pour y décharger ses balles de coton et ses ballots de pelleterie, les négocians l’entouraient en lui faisant mille prévenances, impatiens d’entrer en marché avec lui. Les bouviers, — les engagés, comme on les appelait d’après un vieux mot emprunté à la langue des flibustiers, — appuyés d’une main sur leurs longs aiguillons, de l’autre sur la corne de leurs boeufs, attendaient qu’on leur donnât le signal de dételer. C’étaient de grands hommes hâlés, au teint couleur de poussière, vêtus de peau de daim des pieds à la tête. Ils parlaient un peu l’espagnol, mal l’anglais, très mal le français, et parfaitement la langue des sauvages, ce qui n’empêchait pas les créoles de les comprendre. Bientôt même on apprit d’eux que les Comanches, les plus redoutés d’entre les Indiens de la Prairie, avaient étendu leurs incursions dans les plaines du Texas, entre Nagodoches et Santa-Fé, et semblaient vouloir pousser leur marche jusqu’à la Sabine.

La frontière étant assez mal gardée du côté des provinces mexicaines, cette nouvelle ne laissa pas que de causer une certaine inquiétude parmi les colons. Les jeunes gens riaient de ces appréhensions qu’ils traitaient de chimériques ; les vieillards, évoquant d’anciens souvenirs, inclinaient à croire que les Indiens viendraient faire le coup de main, comme ils disaient dans leur naïf langage. Bien que ses fils ne fussent nullement émus de cette rumeur, le vieux Faustin partageait l’opinion des gens de son âge, et il partit dans un état d’agitation que des symptômes de fièvre rendaient assez alarmant. Peu à peu cependant l’aspect des bois lui rendit sa sérénité accoutumée, et, quand il rentra dans sa cabane, escorté de ses deux grands fils pleins de jeunesse et de confiance, il ne put s’empêcher de s’écrier en promenant autour de lui des regards satisfaits : — Oh ! mes garçons, que nous sommes bien ici !

Quelques jours se passèrent sans que rien vînt confirmer la nouvelle apportée par les Mexicains ; puis tout à coup, un matin, les habitans du village, qui dormaient d’un sommeil paisible, furent éveillés par une bruyante fusillade. En un instant, la milice se réunit bien armée sous la conduite de ses officiers et prête à recevoir l’ennemi. L’alarme se répandit bientôt dans tout le canton ; on courait avertir ses voisins d’une maison à l’autre. Chacun cherchait à fuir ; ceux-ci disaient qu’il fallait se retirer dans les hautes terres, ceux-là proposaient de descendre vers le village pour prêter main-forte aux habitans menacés. Chaque planteur craignait un mouvement parmi ses noirs, chaque petit blanc voyait déjà ses maïs arrachés et ses plants de tabac foulés aux pieds ; les malades, et il y en avait un grand nombre, demandaient avec des cris et des larmes qu’en ne les abandonnât pas à la fureur des sauvages. La cause de cette panique était l’arrivée d’une horde de peaux rouges qui venait traiter de la vente de ses terres avec l’espèce de diplomate qu’on appelait l’agent des Indiens. Cet agent avait pour mission de distribuer chaque année aux chefs des tribus voisines les présens un peu mesquins que leur envoyait le gouvernement de Washington. Ce n’était point la pourpre que réclamaient ces barbares refoulés sur tous les points, mais de pauvres couvertures de laine et quelques colifichets. Cette fois il s’agissait de préparer l’acte de cession de leur territoire, et, dans cette occasion solennelle, ils se présentaient en nombre, barbouillés de la façon la plus extravagante. Par les coups de fusil qui avaient alarmé la population, ils voulaient donner une idée de leur puissance. Cette fantasia, accompagnée de hurlemens féroces qu’exécutaient une centaine de guerriers couverts de peaux de bêtes et ornés de plumes flottantes, ressemblait à une attaque mieux qu’au prologue d’un traité de paix. Quiconque a vu le spectacle d’une de ces marches triomphantes et grotesques, où les haches, les couteaux et les lances brillent au soleil, où les chevelures des vaincus servent de trophées aux vainqueurs, comprendra sans peine qu’un Indien armé en guerre et sortant de la forêt est un croquemitaine capable d’effrayer non-seulement des enfans, mais encore des hommes faits.

À tout hasard, les miliciens restèrent sous les armes, et personne ne se mit en campagne pour aller, à travers le pays, rassurer les colons épouvantés. À la première alerte, le vieux Faustin, dont un nouveau frisson de fièvre altérait le courage avait pris la fuite et contraint ses deux fils de le suivre. Ceux-ci, voyant leur père malade et tourmenté par une vague terreur, obéirent à ses injonctions, sans même se demander si ses craintes étaient fondées. Ils lui jetèrent sur le dos la peau d’ours qu’ils avaient apportée de leur excursion aux marais de la Sabine, fermèrent la cabane et partirent avec lui. Le vieillard marchait appuyé sur l’épaule d’Étienne ; Antoine allait en éclaireur. Quand ils eurent couru pendant une heure dans la forêt : — Mon père, dit l’aîné, retirez-vous dans la petite île de la rivière Rouge qui est en face de l’endroit où nous cachons notre pirogue. Personne n’ira vous y trouver. — Le vieillard fit un signe de tête, car il était hors d’haleine et ne pouvait répondre. Enfin, comme ils approchaient de la rivière, Antoine pria son père de lui permettre d’aller chez le planteur ou au moins de s’informer aux premières habitations de ce qu’il était devenu. — Deux coups de rame, ajoutait-il, vous mettront à l’abri de tout danger. Notre ami est loin de ses plantations, seul avec sa fille au milieu des bois ; s’il lui arrivait quelque chose…

À peine le grand Canadien avait-il fait quelques pas en s’éloignant de la rivière, qu’il crut entendre un hurlement sinistre. Il s’arrêta pour écouter… Le même cri retentit de nouveau. La carabine au poing, il se glissa dans un fourré et se mit à courir dans la direction du lieu où il venait de laisser le vieillard ; puis il réfléchit que la pirogue l’avait déjà déposé, ainsi que son frère, sur la petite île où personne n’abordait jamais. Après une longue course, il arriva à l’habitation d’été du planteur ; celui-ci se disposait à retourner au milieu de ses champs de coton. Marie, déjà remise d’une frayeur passagère, avait repris son enjouement et sa liberté d’esprit. Elle se moqua un peu des alarmes que le grand Canadien ressentait encore, et, pour le rassurer complètement, elle lui lut une lettre dans laquelle un ami de son père leur racontait tout ce qui venait de se passer au village.

— Je ne sais pas si tout est tranquille en bas de la rivière, répondit Antoine, mais je suis sûr d’avoir entendu ce matin le cri d’un sauvage…

— Ou d’une chouette effrayée, répliqua la jeune fille. Vous vous êtes mis en tête d’avoir peur, et vous n’en démordrez pas d’ici à huit jours. En attendant, accompagnez-nous jusqu’à la maison, et une autre fois, quand il y aura une noce dans le pays, que je ne vous retrouve plus sur les chemins, errant comme un fantôme. Mon Dieu ! que vous étiez bourru ce soir-là ! mais je vous pardonne, parce qu’en accourant vers nous aujourd’hui, vous avez fait preuve d’un bon cœur. Allons, partons.

— Mademoiselle, répliqua gravement Antoine, vous êtes en sûreté par ici, vous et votre père ; mon père à moi est en péril, je le crois du moins ; de plus, il est malade. Je vous quitte. — Le planteur lui tendit la main, et Antoine s’éloigna après avoir promis de venir bientôt à l’habitation donner des nouvelles du vieux Faustin.

Marchant avec précaution, mais d’un pas rapide, Antoine courut d’abord à la place où il avait laissé son père. Il était nuit ; un silence absolu régnait dans la forêt. Au signal que fit le Canadien en s’avançant au bord de l’eau, de manière à être entendu de ceux qui seraient cachés dans l’île, personne ne répondit. Surpris et inquiet, il chercha la pirogue dans les joncs et ne la trouva pas… Peut-être Étienne avait-il ramené son père à la cabane. Il s’y rendit le plus vite qu’il put ; la fatigue l’accablait, mais il voulait à tout prix éclaircir ce mystère, qui commençait à l’épouvanter. La cabane, dévastée par le feu, ne présentait plus qu’un amas de poutres calcinées. À la vue de ce désastre, le grand Canadien, en proie à des angoisses mortelles, tomba à genoux et se prit à pleurer comme un enfant. Qu’étaient devenus ceux qu’il cherchait ? Vivaient-ils encore ? Se lancer seul à travers les bois qui recélaient un invisible ennemi, c’eût été courir à une mort inutile et certaine. Il lui sembla plus sage de revenir près du planteur, lui demander aide et assistance. Quand il parut sur le seuil de la porte, abattu par cette marche forcée, mourant de faim, d’inquiétude et de fatigue, Marie fut près de s’évanouir. Le planteur, en voyant ce grand homme, le visage baigné de larmes, hâve et éperdu, se sentit tout bouleversé. Sans pouvoir s’expliquer la disparition des deux Canadiens, le colon et sa fille comprirent qu’un grand malheur venait d’arriver. Au lieu de prodiguer à Antoine de vagues consolations, le planteur l’engagea à réparer ses forces en prenant un peu de nourriture et à se reposer pendant quelques instans. — Dans trois heures, lui dit-il, nous serons à cheval, vous et moi ; quatre noirs de confiance nous accompagneront, et, s’il plaît à Dieu, nous trouverons ceux qui manquent à l’appel.

Dès que l’aube parut, ils furent sur pied. Ils dirigèrent d’abord leurs recherches dans les environs de la cabane détruite. Les gens qu’ils rencontrèrent en route ou qu’ils allèrent interroger chez eux n’avaient rien vu, rien entendu. Les sauvages, assuraient-ils, ne s’étaient pas plus montrés là qu’ailleurs ; il n’y avait pas une femme, pas un enfant, qui ne fût remis de la panique des jours précédens.

— J’ai pourtant ouï leurs hurlemens, répétait Antoine ; ils ont brûlé notre case. Ah ! les sauvages, les sauvages !… ils ont égorgé mon père ! — Et chacun se disait en l’écoutant : Il a perdu la tête, le grand Canadien !

Lorsqu’Antoine, le planteur et les noirs de leur suite se mirent en route pour fouiller le bois, le vieux Faustin et son jeune fils Étienne couraient déjà depuis plus de vingt-quatre heures sans savoir où, poursuivis par les cris sinistres que l’Indien lance dans les airs comme une menace de mort. Depuis les bords de la rivière Rouge qu’ils avaient quittés précipitamment, n’ayant point retrouvé leur pirogue à sa place accoutumée, les deux fugitifs ne cessaient d’entendre par intervalles ; à droite, à gauche et surtout derrière eux, cette voix implacable. Frappés d’une terreur mortelle, ils erraient à travers les broussailles, sans avoir le temps de reconnaître leur route. Il semblait qu’un ennemi acharné sur leurs traces les poussât devant lui, comme le vent chasse la feuille morte. Faustin, que la fièvre dévorait, frissonnait sous sa lourde peau d’ours ; Étienne soutenait son père chancelant, et ils marchaient sans oser faire halte pour respirer. Pareil à un vieux cerf aux abois qui sort d’un étang et ne peut plus ranimer ses jambes raidies, le vieillard trébuchait et se heurtait aux racines des arbres ; Étienne, que la faim tourmentait, ne distinguait pas même à travers les branches les fruits sauvages que le soleil faisait mûrir à portée de sa main.

— Mon garçon, disait le vieux Faustin d’une voix éteinte, les vois-tu ? — Non, mon père ; mais je les entends toujours.

— Ils sont nombreux, n’est-ce pas ? Oh ! si Antoine était avec nous, nous pourrions nous adosser aux arbres et les attendre de pied ferme…

— Oh ! oui, mon père, il y en a beaucoup. Partout où nous allons, leurs cris retentissent ; ils sont disséminés dans la forêt et donnent la chasse à ceux qui se sauvent comme nous.

Puis ils se regardèrent sans rien dire, effrayés de se voir l’un et l’autre dans un tel état d’accablement. Il ne leur venait pas à la pensée qu’ils eussent à attendre aucun secours du côté des habitations ; ils les croyaient attaquées et livrées au pillage. Cependant on ne les oubliait pas. Antoine, accompagné du planteur, faisait en ce moment même des efforts surhumains pour découvrir quelque indice de leur retraite. Rien ne le décourageait. Quand il vit que les voisins les plus rapprochés ne comprenaient pas même les questions qu’il leur adressait, il résolut de poursuivre ses investigations. Il supplia donc le planteur de l’aider à pousser une reconnaissance jusque sur les bords de la Sabine ; il lui restait une vague espérance qu’Étienne aurait pu chercher un asile aux lieux mêmes où, quelques mois auparavant, ils avaient découvert l’Indien endormi. Les difficultés de la route rendaient le trajet long et difficile ; à l’entrée du marais, il fallut mettre pied à terre et confier les chevaux aux nègres. Antoine cherchait à reconnaître les passages ; il sautait à droite et à gauche, examinant les joncs, sondant la vase mouvante. Tout à coup il s’arrêta : Entendez-vous ? dit-il à voix basse au planteur qui le suivait.

Celui-ci prêta l’oreille. — C’est le cri d’un Indien, répondit-il ; allons chercher les noirs.

Le hurlement retentissait toujours, strident comme la clameur hideuse du chacal. — Par ici ! criait Antoine ; marchons, marchons, ils sont devant nous. Je tiens la piste… Suivez-moi… Oh ! mon pauvre père !

Ils approchaient rapidement de l’endroit d’où partait ce cri funèbre ; qui leur arrivait d’une façon plus distincte. Au moment où Antoine se préparait à faire feu sur l’ennemi qu’il jugeait à sa portée, la voix se tut, et ils entendirent sous les feuilles un bruit semblable à celui que ferait un oiseau en prenant sa volée. Le grand Canadien s’avança sur la pointe du pied vers le petit tertre qu’il était venu chercher… Sa carabine lui échappa des mains ; il se précipita comme un fou sur l’herbe où gisait un homme dans un état complet d’immobilité. Cette fois l’homme qu’il trouvait là avait cessé de vivre, et cet homme était son père. Un peu plus loin, Étienne, étendu à terre, s’accrochait aux racines avec ses mains défaillantes, et cherchait à se blottir sous les broussailles, comme un lièvre blessé qui veut mourir hors de la vue du chasseur. Il respirait à peine ; ses yeux hagards se portèrent avec terreur sur son frère, qu’il ne reconnaissait pas.

— C’est moi, lui dit Antoine en approchant sa bouche de l’oreille du mourant ; c’est moi… n’aie pas peur !… où sont-ils ?

— Par ici, répondit Étienne en allongeant la main autour de lui : par là, partout ! Notre père est mort de fatigue, de faim et de peur ; je n’en puis plus ! — Et il serrait le bras nerveux de son frère avec ce qui lui restait de force.

— Tu n’es pas blessé, Étienne !… Ils n’ont pas tiré ?

— Non, non ; j’ai apporté ma carabine jusqu’ici et celle de notre père… Elles sont là, sous l’herbe… Je n’en ai vu qu’un, rien qu’un… celui qui… tu sais, Antoine ?… Il est venu tout à l’heure ; mais je ne pouvais plus bouger ! Il a poussé du pied notre père, Antoine, et il a repris sa peau d’ours !

Le jeune Canadien ne survécut que quelques jours à cette catastrophe. Il mourut avec la conviction que les Indiens avaient fait une invasion dans le pays, et, jusqu’à son dernier soupir, il crut entendre cette voix terrible qui, durant plus de trente-six heures, avait jeté dans l’ame du vieillard et dans la sienne d’incessantes alarmes. Ainsi succombèrent le vieux rameur et son second fils, victimes d’une ruse que la frayeur ne leur permit pas même de soupçonner. Après avoir rendu les derniers devoirs à son père et vu son frère expirer entre ses bras, Antoine vint chercher un refuge auprès du planteur. Sa cabane avait été détruite ; d’ailleurs les bois qu’il parcourait auparavant avec bonheur lui rappelaient de trop cruels souvenirs. Il semblait avoir renoncé à la chasse, et se promenait tout le jour dans l’enclos des plantations, vêtu de ses habits du dimanche et coiffé de son feutre gris qu’entourait un grand crêpe noir. Pendant un mois, il demeura ainsi dans l’inaction ; Marie et son père, respectant la douleur de leur hôte, ne lui adressaient la parole qu’autant qu’il paraissait le désirer. Que comptait-il faire ? Personne ne le savait.

— Mon ami, lui dit enfin le planteur, à votre arrivée dans ce pays, je vous ai offert une maison sur mes terres. De tristes événemens ont prouvé que mes conseils pouvaient être bons !… Vous voilà seul au monde, restez ici…

Le grand Canadien secoua la tête. — Et où irez-vous ? demanda le planteur.

— Par là, fit Antoine en montrant l’ouest ; par là !… Il me faut les bois, monsieur ;… je mourrais ici !

— Vous ne nous quitterez pas, interrompit Marie ; mon père vous aime trop, ce serait une ingratitude de votre part.

Le grand Canadien baissa les yeux, essuya une larme, et regarda la jeune fille avec un attendrissement inexprimable ; puis, relevant la tête : Il faut que je le trouve, reprit-il d’une voix altérée ; il faut que je les venge ! — Et il disparut ; depuis lors, on n’a plus entendu parler de lui

Aujourd’hui les défrichemens se sont étendus depuis les bords de la rivière Rouge jusqu’à ceux de la Sabine ; mais la cabane habitée jadis par les trois Canadiens n’a jamais été relevée. Les arbres qu’ils avaient plantés ont grandi avec une rapidité surprenante, et forment un frais bosquet où le lilas de Chine, le merisier et les jasmins laissent pendre leurs fleurs au milieu des lianes. J’ai campé un soir dans ce petit enclos transformé en savane ; c’est là que j’ai entendu cette histoire de la bouche d’un vieux créole, chasseur de tortues. Pendant qu’il me la racontait, le moqueur, cet oiseau à la voix flexible et vibrante qui va chercher l’homme jusque dans la solitude pour le charmer et le distraire, ne cessait de voltiger autour de nous ; il battait des ailes et semblait nous fêter par son doux chant, comme si nous eussions été les hôtes de cette pauvre cabane depuis long-temps abandonnée.


THEODORE PAVIE.

  1. Il s’agit du cyprès chauve. (schubertia disticha), qui croît abondamment sur les rives du Mississipi et de ses affluens. Il se couvre d’une mousse noire, longue de plusieurs pieds, que les Américains nomment long moss, et les créoles barbe espagnole.
  2. Habitans et habitations, dans la langue des créoles, sont synonymes de planteurs et de plantations.
  3. Nom que l’on donne aux créoles qui cultivent eux-mêmes une petite étendue de terrain.
  4. Maison fermée de troncs d’arbres à peine dégrossis.
  5. Nom que les créoles donnent à l’oie hyperboréenne.
  6. L’étourneau de la Louisiane (le rice bird des Américains) porte à la naissance de l’aile, une épaulette d’une belle couleur rouge.