La Passion des innocents

La Passion des innocents
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 193-205).
LA
PASSION DES INNOCENTS

Quelques années avant la guerre, nous voyagions en Allemagne. A Munich, un Herr Professor, notre voisin à l’hôtel, tenta à plusieurs reprises de lier connaissance. De grosses lunettes, des cheveux grisonnants lui donnaient un air respectable. Croyant gagner notre bienveillance, il nous adressa sur la France et ses habitants, des compliments que leur excès même rendait suspects. Lui ne s’en doutait pas et, craignant peut-être que la fumée de ses louanges ne nous montât au cerveau, il voulut, un jour, apporter lui-même un correctif. à ses discours flagorneurs :

— Oui, fit-il, — les Français sont charmants, aimables, séduisants et subtils, mais, outre qu’ils manquent de sérieux, ils sont égoïstes. Voyez, pour ne pas gêner vos aises, la famille, chez vous, est réduite au minimum...

En manière de comparaison, tout gonflé de vanité, il parlait alors de l’ « admirable » famille allemande et, louant de manière hyperbolique le « bon cœur, » la sensibilité de ses compatriotes, il concluait avec un sourire paterne :

« Nous autres Allemands, nous aimons les enfants. »

Que de fois cette phrase m’est revenue à la mémoire quand des enfants des régions occupées m’ont fait le récit des traitements que nos ennemis leur avaient infligés !


« Ils ont pris des garçons de quinze ans qui n’avaient pas onze ans au moment de la guerre, afin de les contraindre à travailler pour eux, » a déclaré M. Ragheboom à la séance de la Chambre du 22 octobre 1918.

« Dans la région de Douai et je suppose qu’il en fut de même dans toute la France envahie, dit un de ces enfants, Jean R... les Allemands, ayant besoin de main-d’œuvre, firent, au mois de mai 1917, passer un ordre dans toutes les Kommandanturs. Ils demandaient des travailleurs volontaires pour travailler dans les tranchées. Personne ne s’étant présenté, les Boches, dans chaque village, ont dressé des listes d’une cinquantaine de travailleurs pris dans toutes les conditions et ayant de quinze à soixante ans. »

Impossible de ne pas répondre à l’appel, car, tous les mois, les hommes étaient contraints de se présenter à la Kommandantur et d’y faire viser leur carte : « A Lille, dit un jeune Lillois, Etienne H..., le visa était fait rue de Pas, au bureau de l’A. O. K. 6. Des policiers surveillaient le défilé, et si l’on oubliait de se découvrir dans le couloir, si l’on fumait, si l’on mettait simplement la main dans sa poche ou si l’on prononçait un mot [1], on pouvait s’attendre à recevoir une gifle ou à être emmené au poste de police de la « Mondiale » pour y être condamné à de la prison ou à une amende. »

Quand Etienne H... fut désigné pour partir, il venait d’avoir quinze ans : « Un jour, je reçus avis d’avoir à me présenter cour des Boudoirs. Quand j’y arrivai, il y avait des quantités de jeunes gens de mon âge ; beaucoup étaient, comme moi, des écoliers, faisant leurs études. Nous étions six cents. On nous fit passer un conseil de révision. Quatre cents furent reconnus bons pour le travail. Un officier nous dit que, le lendemain, nous devions revenir, à huit heures, avec notre paquet : deux chemises, un col, une cravate, une paire de gants, un costume de travail, un pardessus, deux couvertures, deux paires de chaussettes et une paire de bons souliers de travail. » A cette époque où, dans la région occupée, on en était à faire des chaussures avec du carton et de la toile, cette dernière recommandation est d’une ironie vraiment cynique.

Le lendemain arrive. Les enfants ont dit adieu à leur famille. S’il y a eu des larmes répandues, nul ne s’en aperçoit, tant ils montrent de fermeté. Ces petits qui, à peine, entrent dans l’adolescence, ont un courage, une énergie dignes de leurs aînés. Les voilà au long des routes. Des soldats les encadrent, lourds gaillards que leur vaste manteau fait paraître plus amples. Sur la terre, le soleil projette l’ombre sinistre des baïonnettes et des fusils. Les enfants ‘ont leur petit bagage sur l’épaule. Ils le portent sans broncher. Ils passent à travers les villages. Comme ils sont jeunes I Est-il possible qu’on les emmène ?

« Ils faisaient pitié, dit un témoin, anémiés pour la plupart, car, depuis l’occupation, pas un jour, ils n’avaient mangé à leur faim... » Ils redressent la tête en voyant qu’on les regarde et, malgré les vociférations des Boches, malgré les coups, les bourrades, d’une seule voix ils entonnent la Marseillaise. Ainsi prouvent-ils qu’en dépit du brassard qu’on a attaché à la manche gauche de leur veste et qui porte les mots « travailleur volontaire, » ils sont de bons Français.

« Le premier jour, reprend Etienne H..., nous avons marché sans arrêt et nous étions bien fatigués. Quand nous sommes arrivés à Haubourdin, on nous a fait coucher par terre. Dès le lendemain, on nous a emmenés au travail. Habituellement, le réveil était à cinq heures, mais souvent il eut lieu à deux et trois heures, en pleine nuit. Nous allions boire le « jus, » on aurait mieux aimé de l’eau chaude, c’aurait été aussi nourrissant et ça n’aurait pas eu mauvais goût. L’endroit où l’on nous conduisait travailler était tout près des lignes. Il nous fallait marcher deux heures avant que d’y être. » Quand les pauvres petits arrivent, ils sont déjà exténués. Jamais un jour de repos, même le dimanche. Quel que soit le temps, ils marchent, ils travaillent, chargés de boue, si l’on est en hiver, couverts de poussière, de sueur, si l’on est en été. Les semelles de leurs chaussures s’usent. Les Boches, généreusement, leur octroient des sabots : « Lorsque nous changions de camp, ce qui arrivait en moyenne tous les quinze jours, on nous faisait faire jusqu’à quarante et même cinquante kilomètres avec notre bagage. Une fois, nous avons marché sous une pluie battante depuis le matin jusqu’à près de minuit. A tout instant, à cause de l’obscurité, on glissait, on tombait dans la boue avec tout son fourbi. Nous étions, trempés, harassés. Le lendemain matin, à trois heures, on nous faisait lever et partir au travail !... »

Au lendemain de l’armistice, j’ai vu, à Lille, quelques-uns de ces petits qui venaient de rentrer. Ils avaient la poitrine rétrécie, le des voûté comme des vieillards. Leurs yeux d’eau pure étaient entourés d’un cercle de charbon. Leurs pauvres petites figures, grosses comme le poing, étaient navrantes à regarder : toutes naïves encore et déjà altérées par la souffrance.

Le labeur auquel on condamne ces enfants est celui d’un bagne. Soufflant dans leurs bajoues, ce sont de vrais garde-chiourmes qui les surveillent : « Ah ! qu’ils pouvaient donc être méchants [2] ! » Ils étaient toujours armés de gros gourdins. Si l’on s’arrêtait un instant, ils couraient sur vous, vous frappaient à coups de crosse, à coups de bâton, à coups de botte, n’importe où : dans les jambes, dans les reins, dans le dos. Ils criaient :

Los, arbeit, arbeit...

« Nous n’étions pas à plus de deux kilomètres des lignes, nous étions battus par les obus anglais... Il y en avait, parmi nous, qui étaient tués, d’autres blessés. A côté de moi, l’un l’a été à la jambe, un autre à la figure ; sa joue a été enlevée ; beaucoup recevaient. des éclats d’obus dans les bras. Ils criaient, leur sang coulait ; on les emmenait, et chacun de nous se demandait :

— Quand est-ce que ce sera mon tour ? »

Plus tard, ayant été évacué dans un hôpital, Etienne H... peut nous dire ce qu’il y a vu : « Le médecin allemand ne venait qu’une fois par semaine. Heureusement, nous étions aux soins d’infirmières françaises ; mais, le 3 octobre 1918, tous les malades et blessés ont dû quitter l’hôpital pour être dirigés sur Tournai. On les a laissés en gare de Lille, depuis sept heures du matin jusqu’à onze heures et demie du soir, sans soins, sans une goutte d’eau. Les fiévreux grelottaient, accroupis par terre ; les blessés à mort étaient couchés sur des civières, sans une couverture. Arrivés à Tournai, on les a conduits dans un hôpital, un ancien couvent, où ils furent laissés sans pansement, sans docteur, dénués de tout, pendant quinze jours. Voilà ce dont j’ai été témoin... » « A l’hôpital militaire de Lille, certifie de son côté une infirmière, on renvoyait les jeunes gens atteints « d’incapacité physique. » Ils mouraient comme des mouches, sans secours d’aucune sorte, sans médicaments. »

Revenons au régime imposé aux « travailleurs volontaires. » « Vers midi, on nous donnait une gamelle d’orge[3] et, le soir, du jus noir, comme le matin, avec un tiers de pain d’Allemand qui ne pèse pas trois livres. » Jamais de viande. Les enfants souffrent atrocement de la faim. Ils dépérissent. La vie se retire d’eux. Ils usent leurs forces à un labeur excessif qui n’est pas de leur âge et nourris juste assez pour mourir lentement : « Nous étions tous ravagés par la dysenterie. Tous les jours, il en tombait. Une fois, sur le bord d’un talus, nous avons aperçu un lapin crevé. Il était là, depuis plusieurs jours ; il y avait de grosses mouches dessus et il sentait. Nous nous sommes jetés dessus et ça a commencé une dispute ; on s’arrachait les morceaux. Nous les avons dévorés tout crus, tels quels, mais la viande était gâtée ; tous, nous avons été encore plus malades. »

En épuisant ainsi ces enfants, le but des Allemands n’était-il pas de les mettre plus tard dans l’impossibilité de devenir des soldats ? Une Lilloise, Mlle G…, raconte qu’un jour, comme elle disait à l’officier qu’elle logeait :

— C’est abominable, ce que vous faites ; vous vous en prenez aux femmes et aux enfants.

Celui-ci lui répondit :

— Évidemment, puisque nous voulons l’extermination de la race.

Comment dépeindre le désespoir des mères à qui l’on avait enlevé leur enfant et qui le savaient continuellement exposé aux dangers des bombardements et aux souffrances de la faim ! On m’a cité le cas d’une Lilloise. Elle appartenait à la haute bourgeoisie. Son fils lui avait été enlevé, comme « travailleur volontaire. » Pour le ravitailler, elle s’habilla en femme du peuple : tablier de cotonnade et fichu sur la tête. Chargée d’un grand panier dans lequel elle avait entassé des vivres, à plusieurs reprises, elle parvint à sortir de la ville et, risquant sa vie, chaque fois, à joindre son fils. Le travail des enfants ne cessait qu’au coucher du soleil, quand le ciel devenait sombre : « Alors, on nous ramenait à l’arrière ; il fallait refaire le chemin fait le matin ; mais il est arrivé aussi que nous couchions près des lignes, dans des usines en partie détruites. A Fromelles, par exemple, nous étions à cinq cents mètres de gros dépôts de munitions qui, toutes les nuits, attiraient les avions anglais. Nous ne pouvions plus dormir. »

S’imagine-t-on ce qu’a dû être l’existence de ces enfants en proie, constamment, à la plus grande des terreurs humaines, celle de la mort ! « Quand les bombes cessaient de taper, avoue l’un, je pensais à la maison, à la vie d’autrefois... » Vision de paix ! Temps lointain et pourtant si proche où il suffisait d’être un enfant sage pour être heureux ! « Je pensais à maman ; je me disais : je vais être tué, c’est sûr ; plus jamais je ne la reverrai, et je pleurais tout bas de peur que les autres ne m’entendent et ne se moquent de moi... »

Pour fuir cette géhenne, quelques-uns tentaient de s’évader, de rentrer chez eux avec l’espoir de s’y pouvoir cacher. Ils étaient vite repris ou dénoncés. A titre d’exemple et pour ôter aux fugitifs l’envie de recommencer, les Boches les punissaient cruellement : « Comme nous étions dans la région de Carvin, un de mes camarades veut se sauver à Lille. Les Boches le rattrapent, le mettent au cachot dans une cave où, sur le sol, il y avait une couche de boue et d’ordures plus haut que la cheville... »

Et, d’abord, en arrivant du grand jour, le condamné est comme aveugle. Tout d’un coup, venant d’un des angles, il entend des grognements, des gémissements. Il se tourne. Ses yeux se sont faits à la pénombre.

Un Russe est là qui, vautré dans la boue, ronge un bâton. Il agonise, épuisé par la faim, il râle et meurt. L’épouvante s’empare de son compagnon, qui se précipite sur la porte et, comme fou, frappe dans le vantail à coups pressés, en criant :

— Il y a un mort, il y a un mort !

Personne ne lui répond. Pendant trois jours, il demeure blotti contre un des murs, en compagnie du cadavre qui se décompose et emplit l’air de sa pestilence.


« Nous étions des « travailleurs volontaires ! [4]. » Notre salaire était de trois francs ou d’un franc soixante, selon que l’on avait plus ou moins de dix-huit ans. Cependant, les Boches tenaient beaucoup à nous extorquer un engagement comme quoi nous travaillions volontairement. Les quelques-uns qui acceptaient de signer étaient mieux nourris, obtenaient des permissions pour aller chez eux et recevaient une haute paye qui pouvait aller jusqu’à six francs... Ceux qui refusaient ne recevaient plus que six sous...

« Tant qu’ils nous ont ordonné de refaire les routes, nous avons obéi, mais quand ils ont voulu nous contraindre à poser des barbelés, à décharger des munitions, à faire des abris bétonnés, à creuser des trous destinés à faire des blockhaus, nous avons refusé. » Alors, se passent des scènes d’une brutalité odieuse. Aux environs d’Armentières, les enfants révoltes se sont massés dans un champ. Les Allemands les chargent avec leurs fusils et leurs baïonnettes : « Comme nous ne cédions pas, que nous n’avions pas peur et que nous leur répétions : « Nous ne travaillerons pas contre notre pays, » ils nous ont ficelés à un poteau pendant des heures, sans rien nous donner à boire ou à manger, avec défense de parler, de tourner la tête, si peu que ce soit. Au moindre mouvement, on recevait un coup de crosse [5]. »

Au bois de Bourlon, Jean R... relate un refus analogue de la part de ses camarades : « Un officier est venu de Cambrai et a essayé de nous intimider :

— Si vous ne cédez pas, nous vous ferons souffrir toutes les souffrances physiques et morales... Si vous consentez à travailler, au contraire, vous serez bien payés, bien nourris.

« Nous avons persisté à refuser. Quelques-jours plus tard, un nouvel officier arrive, qui nous crie :

— Que ceux qui veulent travailler viennent de ce côté-ci. Ceux qui refuseront, nous les mettrons dans des camps où ils mourront de faim. »

La menace n’est pas vaine. Ainsi que le remarque un de ces petits, avec les Boches ce n’est pas comme avec les Français ; quand ils vous disent qu’ils vous feront une chose, ils vous la font toujours « recta. »

Ce que les Allemands ont pu inventer pour faire plier la résistance héroïque qui dressait nos enfants contre eux dépasse tout ce qu’on pourrait imaginer. Jamais la volonté de torturer ne s’est affirmée plus tenace, plus cruelle chez nos ennemis. On est épouvanté, quand on songe à ce qu’il faut de férocité naturelle pour traiter ainsi des enfants, des êtres sans défense. Les moyens employés sont variés. L’imagination allemande est fertile en supplices. Ces gens-là ont encore l’âme des tortionnaires du moyen âge : « A la prison de Hasselt, raconte M. W..., ils nous laissaient trois et quatre jours, sans nous donner quoi que ce soit à manger. Puis, au milieu de la nuit, par le temps le plus épouvantable, pluie, neige, vent ou verglas, ils nous faisaient marcher quatre et cinq heures, en pleine campagne, le ventre vide. Beaucoup tombaient en route et ne se relevaient pas. Beaucoup ne rentraient à la prison que pour y mourir. » Alors, montrant leurs cadavres aux survivants, les Boches disaient en ricanant :

— Camarades, capout. Si vous, pas travailler, vous, capout demain.

Quelques-uns cédaient. C’était l’infime minorité : « Plus ils nous torturaient, plus ils ancraient en nous la volonté de résister. J’ai entendu nombre de mes compagnons dire :

— Je crèverai, mais « ils » ne m’auront pas !

Le sentiment du devoir accompli, la satisfaction de penser qu’ils n’avaient rien à se reprocher étaient aux prisonniers un réconfort continuel : « La vraie souffrance pour nous n’était pas d’avoir faim jusqu’à en mourir... Elle aurait été de commettre un acte contre notre conscience. »

Exemple admirable : les plus constants, dans leur martyre, sont les plus jeunes : « Parmi nous, il y avait un gamin de quatorze à quinze ans. Il était si épuisé qu’il ne pouvait même plus se soulever sur sa paillasse. Les Boches venaient le tenter en lui présentant des aliments :

— Vous, travailler ; vous, manger.

Le petit les repoussait :

— Jamais !

Il a tenu sa parole jusqu’au bout... jusqu’à la mort.


« Ils ont pendu, par les poignets, afin de les contraindre à travailler pour eux, ceux qui refusaient. Ils les ont laissés enfermés pendant trois jours, sans manger, » a déclaré un des députés du Nord, et sa protestation a soulevé la Chambre tout entière d’un même mouvement d’horreur ! « Ils ont enfermé les réfractaires dans une cave avec 60 à 70 centimètres d’eau, afin de les contraindre à rester debout... Ils les ont forcés à s’asseoir sur le bord d’un fossé plein d’eau, dans lequel leurs jambes étaient plongées jusqu’aux genoux, les laissant sans nourriture et leur faisant voir leurs camarades qui avaient signé leur adhésion bien nourris et grassement payés. Ils ont pris, à Lille, un groupe de jeunes gens qui avaient au moins 1 mètre 76. Pendant huit jours, il les ont tenus dans des abris de mitrailleuses, n’ayant qu’un mètre cinquante de haut et, pour les empêcher de s’asseoir, ils leur jetaient des seaux d’eau froide... A Lille, ils les ont enfermés dans l’usine de réparations de la Compagnie du Nord, d’Hellemmes ; ils les ont mis alternativement dans des salles surchauffées, puis à la température glaciale du dehors, pendant l’hiver de 1916... Du côté de Valenciennes, ils faisaient monter le condamné sur un billot, ils l’attachaient à un arbre par une corde qui le prenait aux fausses côtes, puis ils retiraient le marchepied. La victime restait suspendue, le corps ployé. Beaucoup sont morts de ce supplice. Quand on parlait aux Allemands de ce qu’ils faisaient subir à tant de malheureux, ils répondaient :

— C’est leur faute, ils n’ont qu’à céder [6]. »

« Ils nous ont mis « en pâture, » selon leur expression. Voici ce que c’était : de cinq heures du matin, au coucher du soleil, nus jusqu’à la ceinture, ils nous ficelaient à un poteau, la figure vers le soleil en été, à la bise en hiver. » A mesure que le soleil se déplaçait ou que le vent changeait, on faisait se tourner les victimes. Beaucoup s’évanouissaient.

« Nous étions huit cents dans notre camp, raconte un enfant lillois. On nous commanda de faire des tranchées... des tranchées contre les nôtres. Naturellement, à part trois ou quatre, nous avons tous refusé ; alors, on nous tint dans une prairie à la pluie, pendant quatre jours, sans rien à manger. Quelques-uns avaient un peu de nourriture dans leur poche et la mangeaient en cachette ; mais s’ils étaient surpris, les Boches la leur prenaient et les battaient. Plusieurs n’ont pu résister t ont été obligés d’accepter, — oh ! combien à contre-cœur, — de travailler. D’autres sont tombés gravement malades. » Un Lillois, l’abbé D..., a raconté que des prisonniers étaient mis, « en pâture, » avec des vivres et une gourde pleine a leurs pieds. Ils n’avaient qu’à se baisser pour apaiser la faim, la soif qui les torturaient. Ce geste était le signe de leur soumission. Bien peu l’ont fait. Pourtant, à mesure que le supplice se prolongeait, son horreur allait croissant. Ah ! si seulement on pouvait être fusillé ! On souffrirait une seconde, puis tout s’abîmerait. Ce serait fini.

— Tuez-nous ! Tuez-nous par pitié ! crient les captifs à leurs bourreaux. Mais eux :

— Jamais de la vie ! Nous avons besoin de travailleurs. » Si un mot, si un geste « irrespectueux » échappe aux victimes, alors, c’est l’enfer qui s’ouvre, c’est le bataillon de discipline : « J’étais dans la forêt de Velu, près de Bapaume, écrit Robert M... (quinze ans) ; nous logions dans les tentes laissées par les Anglais. On voulut nous forcer à creuser des tranchées. Avec cinq de mes camarades, je refusai :

— Nous sommes Français, nous ne travaillerons jamais pour les Boches !

« Le lieutenant à qui nous avions ainsi répondu fut furieux. Il dit :

— Vous n’oserez pas répondre ça au commandant.

« Il le fit venir, mais celui-ci reçut la même réponse. Alors, il ordonna que nous serions condamnés pour six semaines aux bataillons de discipline de Sedan ; il dit que nous avions été très malhonnêtes, que nous l’avions insulté, en nous servant du mot boche, que nous souffririons beaucoup à Sedan, mais que c’était bien fait, que nous l’avions cherché et que personne ne nous plaindrait. »

A ces bataillons de discipline, les condamnés atteignent jusqu’au fond de la misère où peut descendre un être humain

Logés tout en haut de la citadelle, « avec je ne sais combien de marches à monter, » pour rendre plus difficile toute tentative d’évasion, ils sont réveillés, chaque jour, à trois heures du matin. Ils descendent. Pendant deux heures, au froid, à la pluie, il leur faut faire queue pour avoir un peu de jus. Puis, on les emmène au travail. A la gare, ils doivent décharger des ballots de foin comprimé pesant cent vingt kilos. Leurs bras minces sont trop faibles pour un tel effort. N’importe, ils doivent l’accomplir. Ceux qui flanchent, ceux qui tombent, les soldats les relèvent à coups de pied, à coups de crosse ou de baïonnette : « Ils nous faisaient travailler jusqu’à épuisement total. Chaque jour, j’en ai vu s’abattre au milieu de leur travail et mourir sur place, dit Pierre W... N’ont pu résister que ceux dont le temps de condamnation était court et qui, à une grande résistance morale, joignaient une constitution très robuste. »

Les soldats étaient d’une férocité qu’excitaient encore leurs chefs : « Un lieutenant leur disait en nous montrant :

— Fortes têtes, ceux-là. Ce sont eux qui ont coupé les oreilles de vos camarades. Vengez-vous. Faites-leur tout ce que vous pourrez, vous ne leur en ferez jamais assez ; ce sont des barbares ! Toutes les tortures, les soldats pouvaient se les permettre. Impossible de se plaindre contre eux ; quoi qu’ils aient fait, ils avaient toujours eu raison. »

Parfois, durant le travail, un condamné essayait de se dissimuler et de s’évader. C’était le seul moment propice ; mais les sentinelles faisaient bonne garde. Leur attention était aiguisée : « ils touchaient une prime de cinquante marks pour chaque fugitif qu’ils rattrapaient ou abattaient. » Le travail était imposé : « A la tâche. » « Au début, chacun de nous devait faire deux rames de wagons ; dans la suite, ce fut trois rames. » En théorie, le travail finissait à cinq heures. En réalité, il se prolongeait bien avant dans la nuit. Rentrés à la citadelle, les prisonniers devaient encore faire queue pour obtenir avec une écuelle de soupe aux rutabagas, les deux cent cinquante grammes de pain du ravitaillement américain qui constituaient leur seule nourriture.

Ravagés par la dysenterie, par l’anémie et les bronchites attrapées en faisant queue, « on mourait, on mourait comme des mouches !... » Un jeune Roubaisien, Jean R..., condamné aux bataillons de discipline de Sedan, mais que l’armistice a délivré à temps, a vu, dans la prison d’Avesnes qui servait de dépôt, revenir quelques-uns des malheureux qui avaient survécu : « Ils étaient d’une maigreur effroyable et tellement torturés par la faim, qu’ils attrapaient les gros rats dont la prison était infestée et les dévoraient tout crus... Ce qu’ils nous racontaient de leurs souffrances, nous faisait dresser les cheveux sur la tête et, pourtant ils disaient : « Heureux, encore, que nous n’ayons pas été aux bataillons de Longwy. Tous ceux qu’on y envoie sont condamnés à mort. Là, on leur fait travailler de grandes terries de poussières métalliques qui leur donnent des maladies de foie et les empoisonnent en quelques mois. »


« Cependant, reprend Robert M... que nous avons vu, tout à l’heure, condamné aux bataillons de discipline, ce n’est pas parce qu’ils nous avaient mis à Sedan que notre résolution avait changé. Nous ne voutions toujours pas travailler pour eux. Alors, après nous avoir attachés pendant une semaine à un arbre, les mains derrière le dos, sans rien nous donner à manger de toute la journée, ils nous ont enfermés au cachot. Deux fois par jour, ils nous en sortaient et renouvelaient leur demande.

— Voulez-vous travailler ? Si vous travaillez, vous aurez à manger.

Ils croyaient toujours que nous allions fléchir. Ils ne savaient pas, ces Boches, que, lorsqu’un Français répond : non, ce n’est pas : oui... » Braves petits ! Nous-mêmes, dont ils sont les frères plus jeunes, soupçonnions-nous, dans leur âme, une telle force, une telle noblesse et, pour tout dire, un tel stoïcisme ! Obstinés dans leur refus héroïque, ces enfants n’ignorent pas, cependant, le supplice qui les attend. Leurs vêtements leur sont enlevés, leur chemise tombe. Deux mains cruelles et fortes les saisissent, les flagellent. Les coups de schlague s’abattent sur eux et, tandis que la chair se déchire, que le sang gicle, une voix rauque compte les coups, afin qu’il ne soit pas fait grâce d’un seul... « Ils nous en donnaient cent vingt chaque fois ; tantôt nous faisant coucher sur le ventre et tantôt sur le dos... » A Sedan, la flagellation a lieu dans l’intérieur de la citadelle. Les cris des suppliciés peuvent monter, nul ne les entend. ;

Ailleurs, à Saint-Quentin, une femme m’a dit :

— Dans le faubourg d’Isle où j’habitais, quand venait l’heure où ils schlaguaient ces pauvres petits, toutes, nous fermions nos portes, nos fenêtres ; nous nous bouchions les oreilles... On ne pouvait pas supporter leurs hurlements, cela faisait mal...

« En plus de ce supplice, continue Robert M..., nous recevions à tout moment, sans seulement savoir pourquoi, des coups de crosse, des coups de poing, des coups de botte. En temps ordinaire, on aurait eu mal ; mais c’était si peu de chose à côté de la schlague que nous n’y faisions même plus attention... » Au bout de six semaines, Robert M... dut être évacué sur un des hôpitaux de Valenciennes ; son corps n’était qu’une plaie : « N’importe, écrit-il, je n’avais jamais montré aux Allemands que je souffrais. Je me réservais cette satisfaction de leur prouver que tout ce qu’ils m’auraient fait ne m’aurait jamais fait fléchir et surtout manquer à mon devoir de bon Français. » C’est parce qu’il était exceptionnellement vigoureux, bâti en athlète, que Robert M... a pu résister à un pareil supplice et aussi prolongé. Un de ses oncles, qui l’a vu à sa sortie de l’hôpital, a attesté :

— Ses plaies étaient cicatrisées ; mais tout son corps, ses jambes, ses bras, le dos, les reins, la poitrine n’étaient que bourrelets et sillons...

Devant moi, son père lui a dit :

— Quand ils t’avaient ainsi roué de coups, le matin, tu n’avais pas envie de céder le soir ?

L’enfant a relevé la tête et comme une réponse toute naturelle :

— Mais non, voyons, puisque je savais que je ne devais pas travailler pour eux.. »

Des milliers d’enfants, dans la région envahie, ont été ainsi torturés. Par leurs souffrances, par leur courage, eux aussi nous ont acheté la victoire. Vénérons pieusement leur martyre et souvenons-nous.


HENRIETTE CELARIÉ.

  1. A Marcq-en-Bareul, raconte le jeune Leclerc, mon voisin me chuchote : « Viens. » Je n’entends pas ; je lui demande ; « Qu’est-ce que tu dis ? » J’attrape trois jours de citadelle.
  2. M. Georges Lyon a raconté ici même l’assassinat du fils du docteur Vanneuverswyn qui avait été enrégimenté comme travailleur et celui d’une jeune fille qui avait voulu protéger son frère emmené en prison.
  3. « À Guise, atteste le jeune Loiseau, l’unique soupe que nous avions était faite, non avec des rutabagas, mais avec des feuilles de rutabagas… Nous étions campés dans une ancienne salle de théâtre pour le peuple… Nous y sommes restés, couchant par terre durant des mois, et sans couvertures. Quand on a fini par nous en donner, c’étaient des couvertures faites avec du papier. »
  4. Les Allemands avaient tellement répété que tous les travailleurs étaient des « volontaires, » qu’on a raconté que les Anglais, en ayant fait quelques-uns prisonniers, les ont pendus pour avoir travaillé contre leur patrie.
  5. Le maire de Saint-Saulve, ayant protesté contre l’atrocité de ce supplice qu’on infligeait dans sa commune, fut immédiatement déporté.
  6. Récits de N. D..., de Lille et de Mme D..., d’Orchies.