Les Siècles morts/La Passion de Pistis Sophia

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 45-55).
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...A cause de cette gnose, vous serez sauvés.
Pap. gnost. Bruce. Trad. AMELINEAU, P. 87.

Il arriva donc que par l'ordre du Premier
Mystère Pistis Sophia, avant regardé en
haut, vit la Lumière du voile du Trésor de
Lumière. Et elle désira aller en ce lieu et
ne put parvenir en ce lieu.
PISTIS SOPHIA, opus gnosticum. Éd. SCHWARTZE,
trad. lat., p. 31, lignes 11-15.




À l’occident rougi l’astre est déjà tombé.
Pour la quinzième fois dans le mois de Tôbé,
Au fond du ciel nacré nageait la lune ronde.
Les souffles de la nuit berçaient la paix du monde ;
La terre, languissante et prête à s’assoupir,
Au murmure des vents unissait son soupir.
C’était aux temps nouveaux. Ressuscité des ombres,
Jésus rêvait au loin sous les oliviers sombres ;
Et, comme au dernier soir, les Disciples assis
Silencieusement sondaient leurs cœurs transis.
Et la Mère était là ; Marthe et les deux Maries

Vers le Maître égaré tendaient leurs mains meurtries
Et, sur leur bouche amère éteignant l’oraison,
De pleurs inconsolés baignaient le noir gazon.

Or, sortant de la nuit, Jésus dit : — Voici l’heure
Où, renversant enfin l’enceinte extérieure
Comme autour de l’autel un homme abat un mur,
Je penche le flambeau sur le Mystère obscur.
Priez, ô Bienheureux ! La Colombe éternelle
Descend et vous effleure, ô Justes, de son aile,
Et l’Esprit Saint révèle à ses prédestinés
L’ordre immense et secret des mondes émanés.
C’est l’heure où l’Ineffable et le Premier Mystère
Sur ma lèvre ont brisé le sceau que j’ai dû taire,
Ont mis en mes vertus les rayons nés en Eux
Et, revêtant ma chair du manteau lumineux,
M’ont envoyé vers vous pour que ma voix dépose
En vos seins glorieux l’universelle Gnose.
Amen ! trois fois amen ! Levez-vous, approchez !
Le voile, suspendu sur les Æons cachés,
Va se fendre et tomber aux yeux des Pneumatiques.
Dès qu’imposant les mains sur les rameaux mystiques,
J’aurai béni la flamme et la fumée et l’eau.
Préparez l’holocauste ; apportez le rouleau ;
Et purs, comme il convient aux Messagers suprêmes,
Courbez vos fronts élus sous les triples baptêmes ! —

Autour des vases pleins, sur l’odorant tapis
Du myrte, du genièvre et du nard en épis,

Le lentisque, l’encens que le Liban distille,
La cannelle fleurie et la myrrhe subtile
Crépitaient. Sur un lit pétillant de sarments,
Avec des éclats brefs et de hauts flamboiements
Vers les cieux embaumés fumaient les aromates.
Et Jésus au milieu des flammes écarlates
Prit le vase d’airain que l’onde avait rempli,
Le bénit en silence et le voila d’un pli
De sa robe ; et soudain sur le tertre de sable
Un vin miraculeux, sanglant, intarissable,
Noya le clair foyer sans éteindre le feu.

Tout se tait. Un rayon céleste, vague et bleu,
S’épanche de la Lune et flotte dans l’espace,
S’irise, atteint les monts lointains, descend, dépasse
Le faîte des palmiers et fixe en frémissant
Sur le front du Sauveur son trait resplendissant.
Et la clarté blanchit, s’épanouit, se dore ;
De l’intacte blancheur naît une immense aurore,
Et la lumière vit, jaillit, croît en splendeur.
Illuminations, rayonnements, candeur
De la neige éclatante à l’aube sur les cimes,
Pourpres du grand soleil à ses couchers sublimes,
Étincelant azur des matins radieux,
Les lueurs de la terre et les astres des cieux,
Tout se fond et palpite en une flamme unique.
Et dans l’éblouissante et divine tunique,
Jésus, vêtu de gloire, environné d’éclairs,
Plane dans la hauteur et parle dans les airs :


— Voici le vêtement de la triple Puissance
Qu’a tissé de rayons l’antique Connaissance,
L’habit où sont gravés les sceaux mystérieux
Du Destin, de la Sphère et des vingt-quatre Lieux.
Ses plis sont comme une aile ouverte qui m’enlève.
Dans l’invisible abîme où j’ai volé sans trêve,
O cinq Gouffres, ô sept Amen, ô cinq Rameaux,
O Voix, ô neuf Gardiens, ô Sauveur des Jumeaux,
Par leur ordre et leur nom j’ai connu vos mystères !
J’ai changé le chemin des globes planétaires
Et, loin de la Lumière et du Trésor perdu,
Dans le chaos nocturne où je suis descendu
J’ai sauvé l’âme errante et Sophia punie.
Qui suis-je ? Qu’ai-je fait ? Lorsque sera finie
La fuite, dans les temps, des siècles révolus,
Lorsque tous les Æons, ne se distinguant plus,
Dans la Perfection du céleste royaume
Réuniront leur gloire au centre du Plérôme,
Alors, ô Bien-aimés, l’Esprit vous répondra !
Maintenant dans la nuit une autre parlera,
Disant le vain désir, la chute, la souffrance,
Le chaos ténébreux, la vivace espérance
Et le salut suprême et l’immortalité ! —

Dans une brume d’or, la multiple clarté
Décroissait lentement ainsi qu’au crépuscule
Le soleil moribond en palissant recule.
Les Disciples, hagards, mains jointes, à genoux,

Disaient : — Hélas ! la voix du Très-Sage est pour nous
Dont la raison psychique hésite, erre et défaille,
Comme l’herbe marine aux mulets et la paille
Aux poissons. L’ignorance égare nos esprits
Et ton Verbe, Seigneur, Seigneur, est incompris ! —

Le sacrifice ardent et la flamme embaumée
Brillaient encor. La nuit s’empourprait. La fumée
Montait légère et droite aux cieux inaperçus,
Lorsque de la nuée entr’ouverte, au-dessus
Du brasier, une forme étrange et taciturne
Émergea, pâle et morne, en sa robe nocturne.
Un diadème obscur ceignait ses cheveux longs ;
Une chaîne brisée enserrait ses talons,
Tandis que sur sa tête, où la clarté persiste,
D’un astre éteint jadis tremblait le reflet triste.
Son œil réfléchissait comme un changeant miroir
L’espérance joyeuse et l’amer désespoir.
Tour à tour émanaient de ce spectre de femme
L’immuable Lumière ou la matière infâme,
Et dans sa voix lointaine hésitaient tour à tour
La crainte et la pitié, le désir et l’amour :

— Abîme ! ô Propatôr ! ô Père ! entends mes plaintes !
O première Pensée, Emanations saintes,
O Nous, Alétheia, Logos, Zoè, salut !
O couples successifs où l’Unité se plut
A déployer sans fin ses longues énergies,
Intelligence enclose au sein des Syzygies,


Salut ! Mère implacable à ton vil rejeton,
Toi qui m’abandonnas ainsi qu’un avorton
Qu’on dépose en fuyant à la porte d’un temple,
Ma mère ! aucun Æon n’était-il assez ample
Pour accueillir mon rêve et nourrir mon désir ?

O matin merveilleux où je vis s’éclaircir
L’horizon désolé de la prison natale !
J’étais seule, à l’écart. La porte orientale
S’ouvrit et je vis luire en un firmament d’or,
O Vertu, ta splendeur ! et ta gloire, ô Trésor !
Et, jaillissant du sein du Père, la Lumière
Irradier, plus pure, à sa source première.
Et moi, dans ma ferveur, mon ivresse et ma foi,
Pour t’adorer, Lumière, et m’envoler vers Toi,
Au Lieu de mes destins à jamais infidèle,
Lumière ! j’ai tenté de fuir à tire-d’aile.
Mais désertant ma tâche et bravant la fureur
Des Arkhons, j’ai sombré dans le gouffre d’erreur.
Et tous ont dit entre eux : — Si Sophia soulève
Le grand Voile et s’évade en la beauté d’un rêve,
Son mépris pèsera sur nos aveugles yeux.
Et nous serons pareils aux hommes envieux
Connaissant la Lumière et la voyant s’éteindre.
Que Sophia s’égare et pleure sans l’atteindre,
Car le rêve est mauvais et le Voile est pesant. —

Comme tombe un ramier, que blesse un trait perçant,
J’ai connu la descente en la nuit solitaire

Et, d’Æons en Æons, de Mystère en Mystère,
Dépouillé mon éclat et semé mes Vertus.
Et les jours étaient clos et les chants s’étaient tus.
Au fond du noir Chaos, comme un mourant qui râle,
Je gisais ; mais, dans l’ombre avide et sépulcrale,
Du lumineux Trésor le souvenir vainqueur
Impérissablement illuminait mon cœur.
Monstres, nés de l’abîme, ô Puissances funèbres,
O Face de lion surveillant les ténèbres,
Ialdabaôth, gardien du mirage éclatant,
Arkhons, Tridynamos, vous entendiez pourtant
L’hymne du repentir monter vers la Lumière :

Voici que je serai semblable à la poussière
Que disperse, le soir, le pas des animaux ;
Voici que, fléchissant sous le fardeau des maux,
Comme un blessé jeté dans une sépulture,
J’ai mes pleurs pour breuvage et ma chair pour pâture.
Le pied de l’Arrogant m’accable et les Æons,
Pleins de haine, jaloux, joyeux, ont dit :.— Créons
Des supplices nouveaux pour Sophia captive. —
Et je supplie en vain l’ombré vindicative ;
Et, comme un fleuve impur roulant d’épais limons,
Débordent de leur lit creusé par les démons
Les émanations troubles de la matière.
Et cependant vers Toi j’ai soupiré, Lumière !
J’ai nourri l’espérance immortelle et j’ai cru
En ton rayon divin dans les. cieux apparu.
Lumière, prends pitié ! Lumière haute, penche

Vers ma face de deuil ta face auguste et blanche,
Et relève mon cœur fidèle et délivré
Pour n’avoir point maudit et point désespéré.

Tel j’ai chanté mon chant, et l’hymne de ma bouche
Irrita l’Arrogant plus sombre et plus farouche.
Et de son souille rude émanaient le Serpent,
Le Basilic royal et le Dragon rampant
Dont sept têtes de feu hérissent l’encolure.
Et, comme ensevelie en ma propre souillure,
Je périssais, Jésus, cher Æon ! quand tu vins
A ma suprême angoisse ouvrir tes bras divins.

Et te reconnaissant, je t’ai chanté mon psaume,
Jésus, Fils de Christos, Æon, Fruit du Plérôme,
Messager du Salut, suivi par Mikhaël !
Abîme inférieur, Abime d’en haut, Ciel,
Sphères, ô sombres Lieux voués aux Démiurges,
Écoutez ! Écoutez, Anges, Décans. Liturges,
Le psaume inattendu qu’a chanté Sophia :

L’Abîme a vu passer celui qui délia
L’Arrogant et, vainqueur de la nuit et du piège,
Me dressa sur la Bête et me donna pour siège
Les sept fronts du Dragon dans le puits du néant.
Salut à toi, Jésus ! Naguère en te créant,
Gage parfait et pur de leur reconnaissance,
Les grands Æons, mêlant leur plus subtile essence,
Par Christos et Pneuma dans l’ordre t’ont produit,

Et le Plérôme entier t’a porté comme un fruit.
Gloire à toi, Rédempteur, et gloire à la Lumière !

Par Toi, j’ai reconquis ma place coutumière,
Comme un convive heureux qui s’assied au banquet.
Par Toi s’est déchiré le rideau qui masquait
L’étincelant Trésor de la Hauteur sereine.
Comme une éruption, du fond de la Géhenne,
La Clarté primitive a jailli sous tes pas
Et vivante, effrénée et ne tarissant pas,
Par flots, par torrents d’or, par nappes vagabondes
Inondé le chaos et submergé les mondes.
Et par Toi, plus rapide et plus brillant encor,
J’ai contemplé mon rêve et j’ai pris mon essor.
Gloire à Toi, Rédempteur, et gloire à la Lumière !

Comme en un vase pur recueillant ma prière,
La Pitié, la Justice et la Paix ont porté
Mon tardif repentir aux Lieux de la Clarté.
Et la matière enfin s’écoulant de mon âme,
De mon désir ardent naquit l’ardente flamme,
L’ombre de ma tristesse et l’onde de mes pleurs
Et la création de toutes mes douleurs.
Tel qu’un mur de cristal le Trésor m’environne ;
Je plane dans la Sphère où ma beauté rayonne
Plus haut que le nuage et l’aigle inaperçu.
Gloire a Celui par qui j’ai compris et j’ai su !
Gloire au Père ! à l’Abîme ! à la Pensée entière !
Gloire à Toi, Rédempteur, et gloire à la Lumière ! —


Et Pistis Sophia se taisant, sa splendeur
Comme un astre fuyant fendit la profondeur,
Déchira la nuée en laissant derrière elle
Un fleuve de clarté blanche et surnaturelle,
Fit dans le blême ciel pâlir la lune, emplit
L’immensité, monta toujours, s’ensevelit
Dans l’Invisible et vague, impalpable, ravie,
S’évanouit au gouffre éclatant de la Vie.

Alors, comme un berger d’un sommet obscurci,
Jésus redescendit du nuage, et voici
La parole suprême écrite par Philippe :
— Heureux, en vérité, l’Esprit qui participe
Au Mystère et comprend que le jour est venu
De la rédemption par le Verbe inconnu !
Heureux qui sait et voit ! Heureux en qui le Père
Par la Grâce, la Gnose et le Silence opère
La résurrection de l’Esprit ! Tel qu’un mort
Libre de ses liens s’éveille, entend et sort
Du sépulcre, l’Esprit que la foi sainte enivre,
Après avoir souffert, se réjouit de suivre
Sophia lumineuse au fond des infinis.
Et maintenant, des sceaux et des nombres munis,
Allez comme elle, allez vers la splendeur nouvelle
Du Nom mystérieux que la Gnose révèle,
Afin qu’en vérité, lumière, grâce et foi,
Vous sachiez pourquoi l’âme est un souffle, pourquoi
La matière est coupable et se révolte et souffre,

Pourquoi le mont altier naît à côté du gouffre,
Pourquoi tremble l’agneau, pourquoi rôdent les loups,
Pourquoi les cieux sont clairs et les Æons jaloux.

Les temps sont accomplis. Possesseurs invincibles
Du Mystère émané de tous les Invisibles,
Montez par les chemins révélés, à travers
Les ténèbres, l’abîme et les noirs univers,
Vers l’éblouissement de l’immuable cause.
Adieu ! Ceints de l’armure intacte de la Gnose,
Ayant l’esprit pour glaive et la foi pour soutien,
Apparaissez debout sur l’horizon païen,
Tels que, vengeur du mal, de l’ombre et du blasphème.
Au jour du Jugement je surgirai moi-même ! —

Et Jésus s’envola dans la flamme ; et soudain
La nuit s’enfuit. Une aube éclaire le Jardin.
Comme lorsqu’une lampe illumine une salle.
Du bûcher de l’offrande un arôme s’exhale ;
Et les Apôtres purs, extasiés, priant,
Selon le rite exact tournés vers l’Orient,
Élevant en leurs mains l’herbe généthliaque,
Le papyrus rigide et la plante héliaque,
Initiés au Verbe éternel, pèlerins
De l’Esprit, précurseurs du jour, ceignant leurs reins,
Se dispersent, semant aux quatre angles du monde
La semence vitale et la Gnose féconde.