La Parcelle 32/Texte entier

Librairie Plon (p. 1-304).

Il a été tiré de cet ouvrage

100 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder,
numérotés de 1 à 100

et une édition originale sur papier de fil.


LA PARCELLE 32















DU MÊME AUTEUR :


Nêne. Roman. (Prix Goncourt 1920.)
Un vol.
Les Creux-de-Maisons. Roman
Un vol.
Le Chemin de plaine. Roman
Un vol.
Poésies complètes
Un vol.



Cet ouvrage a été déposé au ministère de l’intérieur en 1922.


ERNEST PÉROCHON

LA
PARCELLE 32
ROMAN
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, rue garancière 6e

Tout droits réservés


LA PARCELLE 32

PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER


À Quérelles, devant la grille du notaire, le vieux Mazureau tira la poignée de la sonnette. Un tintement léger se fit entendre au fond de la cour.

Personne ne parut. Il faisait très froid devant cette grille ; le vent d’est mordait âprement. Un petit gars d’une quinzaine d’années qui accompagnait le vieux chuchota :

— Tu n’as pas tiré assez fort, grand-père ; ou bien leur mécanique est démolie. Veux-tu que j’essaye ?

Sans attendre la réponse, il saisit la poignée de cuivre et la sonnette dansa violemment.

Une jeune bonne se montra, un torchon en main, dépeignée et l’air rêche.

— Entrez !… cria-t-elle ; entrez donc !

Ils poussèrent le portillon de fer et traversèrent la cour.

— Je suis Mazureau, mademoiselle… Amand Mazureau, de la Marnière de Fougeray. M. Boureau m’a mandé de venir.

La bonne n’écoutait pas. Elle passa devant eux, montra une porte sur la gauche.

— L’étude est là ! dit-elle.

Ils entrèrent. M. Boureau était aussi aimable que sa bonne l’était peu.

— Asseyez-vous, Mazureau ; et toi aussi, garçon… Il ne veut pas se chauffer un peu, ce jeune homme ? C’est votre petit-fils, n’est-ce pas ? Ne le reniez pas ; il est bien de votre famille, celui-ci !… Quel âge a-t-il ?

— Il va sur ses seize ans.

— Eh bien ! Je pense qu’il est fort !

— Je ne m’en plains pas ! dit le vieux en levant le menton.

Le notaire, cependant, fouillait dans ses papiers.

— Tout est prêt, dit-il. Voici la petite somme. Une signature, et nous sommes quittes… La signature ici, tenez !…

Le paysan sortit ses lunettes et signa.

— Bien ! maintenant, voici neuf cent soixante-quinze francs. Comptez, s’il vous plaît.

L’enfant s’était levé ; son grand-père lui tendit les billets.

— C’est à toi, Bernard.

L’enfant rougit ; il se pencha un instant sur le bureau.

— Cinq cents… sept, huit, neuf, cinquante et soixante-quinze… Le compte y est, dit-il.

Et il remit l’argent à son grand-père. Le notaire souriait.

— Vous ne devez pas vous plaindre, Mazureau ; votre pauvre fils a bien vendu… Neuf cent soixante-quinze francs pour un méchant bout de clos d’une boisselée…

— Monsieur Boureau, c’est la terre de chez nous qui s’en va…

— D’accord ! mais c’est de bel argent qui rentre !

— Je ne blâme personne, reprit le paysan. Mon fils n’aimait pas la culture ; il est parti et petit à petit, il a vendu ce qui lui revenait de ma défunte. C’était son droit… Cet argent que vous me donnez, c’est le prix de la dernière boisselée ; maintenant il ne reste plus rien. Ma bru est à la ville ; elle parle de prendre un petit commerce… Je n’ai rien à dire à cela.

— C’est à Verdun qu’il est tombé, votre fils ?

— C’est à Verdun…, huit jours après cette dernière vente.

Le notaire passa la main sur son front.

— Le mien aussi y est resté ; mais c’était bien avant ; il y a trois ans déjà.

Ils furent un moment silencieux et puis le notaire se raidit.

— Nous, les vieux, il faut travailler ; c’est notre lot… Cela marche, votre culture, Mazureau ?

— Il ne faut pas se plaindre… Mais les bras manquent ; je suis tout seul avec ma fille…

L’enfant s’agita sur sa chaise.

— Avec ma fille et avec celui-ci… Il est chez moi depuis le commencement de la guerre.

— Évidemment, ce n’est pas encore un grand laboureur.

Le grand-père eut une flamme d’orgueil dans les yeux.

— Il laboure, monsieur Boureau, il laboure…, et je vous assure qu’il m’aide bien !

Il tendit le bras, mit sa main sur la tête de l’enfant.

— Ce petit-là, monsieur Boureau, c’est ma compagnie !

— Au fait, reprit le notaire, si cette maudite guerre finissait, ce serait bien votre tour de vous reposer, Mazureau ! Vous pourriez abandonner la culture et vivre paisiblement, en bon petit rentier. Vous avez de quoi ; vous avez de l’argent, vous avez des terres…

— Je me reposerai comme ont fait mes anciens, quand je serai mort… Il en faut, de l’argent, pour vivre aujourd’hui !

— Vous en auriez ! vous en auriez ! Je suppose que vous vous débarrassiez de vos champs… Je ne dis pas de tous ; vous garderiez un bout de jardin et même un pré pour avoir une vache… Non ? cela ne vous conviendrait pas ?

Le paysan avait levé la tête.

— Bien entendu, poursuivit le notaire, je parle de vente et non de location. Une boisselée se loue quinze francs, mais vous ne seriez pas en peine de la vendre douze cents francs… parfaitement ! huit mille francs l’hectare… que je vous placerais à six du cent lors des emprunts d’État.

Mazureau écoutait, les lèvres serrées. Il hocha la tête à plusieurs reprises.

— Tout ça, ce n’est pas sûr !

— Comment ? Pas sûr, les emprunts d’État ?

— Ce n’est pas cela que je veux dire… Les papiers d’État, c’est solide…, moins solide que la terre, tout de même. Mais les huit mille francs par hectare, voilà ce qui n’est pas sûr.

Le notaire se pencha.

— Mazureau, écoutez bien ceci : si vous voulez vendre, je vous garantis huit mille francs à l’hectare. Je vous les garantis…, et peut-être obtiendrait-on davantage. Vous entendez ?

— J’entends, monsieur le notaire…, huit billets de mille francs, huit méchants bouts de papier pour un hectare de bonne terre…, six boisselées et demie.

— Ce serait payé, il me semble ; réfléchissez donc !

Mazureau changea de ton, subitement.

— Pourquoi me dites-vous tout cela, monsieur Boureau ?

Le notaire se renversa dans son fauteuil.

— Eh bien ! parce que vous êtes mon client…, parce que c’est mon métier, enfin !

— Monsieur Boureau, pourquoi me conseillez-vous de vendre mes terres, les terres que je tiens de mon père, les terres des Mazureau ?

Ils se regardèrent dans les yeux comme des adversaires.

La voix du paysan était tremblante et basse.

— Pourquoi dites-vous cela ? Pourquoi ? Vous croyez donc que je suis ruiné ? Je n’en suis pas encore là, monsieur le notaire !

— Il ne s’agit pas de ruine… Je vous parle d’une affaire intéressante, je vous parle en ami et, tout de suite, vous allez  ! vous allez !

Le vieux s’efforça de rire et ses yeux s’abaissèrent.

— C’est vrai, monsieur Boureau ! j’ai mauvais caractère ! mais pourquoi me tentez-vous ? Huit mille francs l’hectare ! si c’est possible !

— Après tout, ne le croyez pas si vous voulez !

Ils s’étaient levés ; déjà l’enfant sortait. Le notaire tendit sa main grassouillette ; l’autre la retint dans la sienne.

— Si je vendais, monsieur Boureau, je ne voudrais pas vendre à n’importe qui… Si l’homme me convenait, nous pourrions voir… Je suis comme ça… Pour parler comme vous avez fait, vous aviez des demandes ?

Le paysan interrogea et ses yeux ne quittaient pas ceux du notaire.

— C’est peut-être Léchelier ? Non ? Ce n’est pas Honoré de la Commanderie, non plus ?… Alors, c’est Sicot mon beau-frère ? n’est-ce pas que c’est Sicot ?

Le notaire, de sa main libre, lui frappa amicalement sur l’épaule et il eut son sourire bonhomme.

— Mon vieil ami, je n’ai pas de demandes…, de demandes directes. L’un veut ceci, l’autre veut cela, tout le monde veut acheter, enfin !… il faut bien que quelques-uns vendent ! Je pensais que vous seriez peut-être vendeur, voilà tout !

— Eh bien, merci, monsieur Boureau. Et au revoir ! viens-t’en, Bernard !

Ils traversèrent le bourg à grands pas traînants. Un vieux, de loin, leur donna le salut, mais le petit fut seul à répondre.

Quand ils eurent dépassé les dernières maisons, ils laissèrent la route et prirent un petit chemin traversier qui coupait droit, au milieu de la plaine, vers Fougeray.

On était en février, et le froid était net et piquant. Sous le ciel bas, dans cette grande étendue plane et sans arbres, un vent cruel bondissait et faisait front. Mazureau n’y prenait point garde, mais le petit geignait de temps en temps.

— Cré nom ! le vent coupe !

Il s’arrêta un instant pour rabattre les oreillères de sa casquette. Le grand-père, ne le sentant plus à côté de lui, se retourna et son regard, vague, se posa sur l’enfant.

— Que fais-tu donc, Bernard ?

— C’est que j’ai les oreilles glacées…, et puis le bout du nez aussi.

Mais le grand-père n’entendait pas. Depuis les paroles du notaire, toute sa pensée était en travail.

— Mauvais temps ! disait l’enfant ; la terre n’est pas gelée, cependant rien ne pousse. Il faudrait un peu de soleil à ce moment de l’année, et de l’eau, n’est-ce pas, pour les emblavures ?

— Oui ! de l’eau… de la pluie douce… Dis-moi, Bernard ?

— Quoi donc, grand-père ?

Le grand-père n’acheva sa pensée que vingt pas plus loin.

— Dis-moi Bernard, t’en retournerais-tu à la ville avec ta mère si elle voulait t’emmener ?

— Non !

— Si elle veut, cependant…

— Elle ne m’emmènera pas ! Je ne veux pas, moi ! Ma place est ici ; c’est ici qu’il y a du travail pour moi.

— Mais elle parlait de te mettre à l’apprentissage, ta mère…

— Je n’irai pas ! Mon père est mort à la guerre… j’ai des droits !

— Bien dit, mon petit gars !

— Je veux rester chez nous ; j’aime la terre, moi ; je veux des champs… Plus tard, j’achèterai de la terre au lieu d’en vendre.

— Bien dit, Mazureau !

Le grand-père regarda avec une orgueilleuse tendresse cet enfant qu’il connaissait à peine, trois ans plus tôt. Sa bru le lui avait confié au début de la guerre, quand elle était entrée comme ouvrière dans une usine de Nantes. Et, tout de suite, le petit citadin anémique s’était épanoui. Un mois après son arrivée, le fouet en main, des socques boueuses aux pieds, il poussait les bêtes avec le dandinement d’un vieux paysan.

Il avait retrouvé, d’instinct, les gestes séculaires de sa race et, en son âme d’enfant, quelque chose d’âpre avait surgi qui était le tenace amour de la terre, de la terre ingrate, buveuse de sueur, buveuse de sang, de la terre maigre où l’outil s’émousse, de l’argile qui tire les pieds, de la terre dure aux hommes mais où passe le vent des libres espaces.

Oui, celui-là était un vrai Mazureau, un gars solide, rusé, actif, un peu taciturne. Il répondait mal aux gâteries de sa tante Éveline, si douce et si maternelle. On ne le voyait point jouer avec les jeunes garçons de son âge ; il préférait à toute autre compagnie celle de son grand-père et celle de son chien Flambeau, une grande bête hargneuse, aux yeux féroces. Quand il avait appris la mort de son père, il avait pleuré, mais raisonnablement.

— Bien dit, Mazureau !

Le grand-père continua avec un sourire :

— As-tu entendu ce qu’il disait, le notaire ?

— Le notaire ? Le notaire, il est fou !

— Pourtant, huit mille francs l’hectare !… huit mille francs en papiers d’État, cela rapporte quarante-huit pistoles.

L’enfant s’arrêta court.

— Tout de même, vous ne voudriez pas vendre ? Vous n’êtes pas ruiné ? Que ferions-nous après ?

Il y avait dans sa voix une réelle angoisse et une sorte de colère aussi.

Le grand-père s’arrêta à son tour. Il tira sa tabatière, prit une pincée de tabac, rabattit le couvercle d’un coup sec.

— Tu vas voir si nous sommes ruinés ! Le notaire parle de vendre ! Un de ces jours, tu vas voir comme nous allons vendre !

Ils filèrent un bout de chemin sans parler. Arrivés en haut d’un petit repli de terre, ils aperçurent Fougeray. Le village s’étendait en longueur devant une ligne boisée marquant la vallée d’un ruisseau. Bernard dit :

— Quérelles est chef-lieu de canton, Fougeray n’est rien et pourtant Fougeray est plus grand que Quérelles.

— À Quérelles, dit le grand-père, il y a des bourgadins : des ouvriers, des employés, des marchands… tandis qu’à Fougeray, il n’y a que des travailleurs… Il y a chez nous des travailleurs au milieu de leurs biens et l’espace ne manque pas entre les bâtiments.

Bernard essayait de reconnaître les maisons ; mais, de loin, elles se ressemblaient toutes : petites, grises, coiffés de tuiles livides et de pierres plates. Hautes et vastes, les granges dominaient et Bernard nomma les granges.

— Voici la grange de la Commanderie, voici celle de l’oncle Sicot de la Baillargère… Ces deux, là-bas, je ne les connais pas !

— Ce sont celles des frères Léchelier ; leurs granges se touchent, mais ils ne s’aiment point…, voici celle de Dabin, celle de Menon de Chantecoq, celle des Poitevin de Monte-à-peine ; cette grande, c’est celle de la Millancherie.

— Chez nous, remarqua Bernard, il n’y a pas de rues comme à Nantes ou dans les autres villes, mais chaque endroit a quand même son nom comme un grand quartier.

Il sourit.

— Tante Éveline prétend qu’à la Marnière, c’est la rue de la ville, parce que la ville est à deux lieues dans cette direction… Il est vrai que cela ressemble un peu à une rue, car les maisons y sont plus rapprochées qu’ailleurs… Celle des Bernou touche à celle des Lérot, et celle des Marcireau n’est pas loin.

Un bruit de cloches vint de l’horizon, apporté par le vent d’est.

— C’est la messe à la ville, dit Bernard.

— Non ! dit Mazureau ; c’est au bourg de Saint-Étienne qui est du même côté.

Au même moment, une cloche sonna aussi à Fougeray.

— Il est à peine onze heures, dit le grand-père ; veux-tu que nous passions aux Jauneries voir la vigne ? Tu n’es pas trop fatigué ?

— Fatigué !

Ils traversèrent un labour et atteignirent un petit terrain, clos par des muretins de pierres sèches. Il y avait là dix rangs de ceps ; dans un des coins, un haut cyprès pliait sous les efforts du vent.

— Il y avait donc un cimetière, ici, autrefois ? demanda l’enfant.

— Oui ; il y a bien longtemps…, du temps des dragons peut-être. Les terres de ta pauvre grand’mère étaient là…, maintenant il ne reste plus que la vigne et ce carré de luzerne qui n’est pas bien grand.

L’enfant montra du doigt plusieurs lopins de terre sur la droite.

— Ce que mon père a vendu, c’était bon ?

— Il n’y a pas meilleur en ces côtés… Il n’y a qu’à semer, là dedans… Honoré de la Commanderie le savait bien ; il a des terres par là ; aussi il a tout acheté, morceau par morceau ; cela lui revient à cinq mille francs environ…, ce n’est pas tant qu’on croit.

— Mais pourquoi n’as-tu pas acheté, toi, grand-père ?

Le vieux paysan devint rouge.

— Ton père ne m’avait pas demandé conseil ; il a toujours fait ce qu’il a voulu, ton père… Je ne me suis pas occupé de ses affaires.

— C’est pour cela !

— Et puis, je n’avais pas beaucoup d’argent à ce moment-là.

Le petit gars eut un geste de découragement.

— Avec tout cela, murmura-t-il, vous avez laissé vendre ; cré nom !

Il tourna le dos et s’en alla vers Fougeray. Le grand-père suivait, la tête basse. Il demanda avec un peu d’hésitation :

— Bernard, veux-tu que nous passions par les Brûlons ?

— C’est-il pas dans la direction ?

À vrai dire, cela allongeait leur route. Il leur fallait faire maintenant tout le chemin qu’ils s’étaient épargné en passant par la traverse. Piquant droit au milieu des emblavures, ils furent en dix minutes aux Brûlons.

L’endroit qu’ils appelaient ainsi était un petit coteau penchant doucement vers l’est en bordure de la route de Quérelles.

Au sommet se trouvait un cimetière de famille, clos, de trois côtés seulement, par un mur assez élevé et par une haie de laurier-tin ; du côté du levant où était l’entrée, il n’y avait pour toute clôture qu’un buisson nain d’épines noires.

Dans ce pays — autrefois âprement protestant — on en voyait partout, de ces petits cimetières.

Beaucoup de gens gardaient leurs morts tout près d’eux, derrière leur maison, au fond d’un jardin ; d’autres les conduisaient à la sortie du village, dans quelque petit coin ensoleillé ; quelques uns, enfin, les menaient dormir au beau milieu de la plaine.

Le cimetière communal n’était peuplé que par de rares familles catholiques ; parfois, cependant, on y enterrait des ouvriers, des valets, des étrangers, petites gens sans orgueil et sans fortune, qui n’ayant jamais rien possédé de leur vivant, allaient se coucher pour toujours dans la terre banale.

Au sommet des Brûlons, dormaient les Mazureau. Ils étaient là chez eux ; la terre qui les entourait était leur terre, celle sur laquelle ils s’étaient tous penchés pour le même effort obstiné.

— Vois-tu, petit, c’est ici ma place quand je serai mort…, rappelle-toi !… Ici, c’est ta pauvre grand’mère et voilà tes grands-oncles et puis mon père et ma mère…

Il montra deux larges pierres plates posées sur des tumulus de cailloux et il ajouta d’une voix orgueilleuse :

— Ces deux anciens, c’est le frère et la sœur. Lui, était mon grand-père ; il a eu de son vivant honneur et puissance, plus qu’aucun des Mazureau. Elle, s’était mariée au loin, dans un pays, là-bas, de l’autre côté de Quérelles. Elle avait des enfants, toute une famille… Eh bien ! elle a voulu revenir chez nous… Tous, ils y sont tous…, excepté ton pauvre père. Voici sa place à lui : quand la guerre sera finie, il faudra le ramener ici.

L’enfant considérait le petit rectangle de terre couvert de renoncules.

— Ils ont dit qu’on ne le retrouverait pas facilement, murmura-t-il ; et cela coûtera peut-être cher.

— Il faudra essayer pourtant ; s’il ne revenait pas, ma peine serait grande.

Le grand-père tourna la tête ; il dit, pour cacher son émotion :

— Voilà le soleil, à présent !

La lumière tombait en effet sur les champs, nette et dure ; la brume s’était élevée et, soudain, des rayons en ciseaux l’avaient déchirée comme une toile.

L’enfant montra d’un geste la plaine illuminée que les cultures différentes morcelaient à l’infini.

— Toutes ces terres, au delà des nôtres, à qui sont-elles ?

— Aux voisins de Fougeray…, quelques-unes, à ceux des villages autour de Quérelles…, chacun a son petit coin. Il y a aussi les fermes qui ne sont pas aux gens du pays.

— Les Brûlons, dit l’enfant, ce n’est pas bien grand !

— Notre part est de quarante boisselées… Autrefois mon grand-père possédait ces champs que tu vois et qui sont maintenant de la Millancherie.

— Jusqu’à la route ?

— Jusqu’à la route…, il en possédait d’autres encore, un peu partout dans la plaine. Il avait acheté, acheté…, on l’appelait Mazureau le Riche. Après lui, il y a eu des ventes et surtout des partages.

— Autrefois, dit l’enfant d’un air entendu, il y avait le droit d’aînesse.

— Oui, les nobles, au temps des rois, ils donnaient tout au fils premier. Ça faisait les belles fortunes.

— Moi, dit Bernard, je partagerai avec tante Éveline.

— C’est la justice, répondit le grand-père.

Mais un regret assourdissait sa voix.

L’enfant murmura en hochant la tête :

— C’est bête tout de même !

Malgré le vent aigre, ils furent un moment songeurs devant cette bonne terre étendue à perte de vue sous le jeune soleil. Et puis l’enfant montra la grande parcelle qui, sur la droite, venait finir en coin au cimetière des Mazureau.

— Ce champ qui nous touche et qui est de la Millancherie, à qui appartient-il ?

— La Millancherie est à un monsieur de ville ; je crois qu’il vient de mourir… Mais ce champ a été nôtre autrefois ; c’est ton grand-oncle qui l’a vendu.

— Il faut le racheter.

— Mon petit gars, c’est le désir de ma vie. Le grand-père s’était approché de l’enfant et celui-ci, appuyé d’une main à son épaule, se dressait sur la pointe des pieds.

— Je voudrais être riche, dit Bernard, pour racheter les champs de chez nous qui ont été vendus. Je voudrais être très riche… J’achèterais tous les champs que tu vois, ceux de la Millancherie, ceux de Monte-à-peine, les champs aux voisins de Fougeray, les champs à ceux de Quérelles et aussi les fermes qui sont aux messieurs… J’achèterais toutes les terres.

Son bras se tendait et se repliait en un geste d’avare, comme pour appeler à lui les parcelles innombrables et pour les grouper jalousement autour du cimetière des Mazureau.

Et le grand-père, redressé lui aussi et tremblant d’émotion, ouvrait sur la plaine des yeux avides d’amoureux.

Le facteur passait habituellement à la Marnière peu de temps après le laitier de la Beurrerie Coopérative. Ce matin-là, dès que le laitier fut parti, Éveline Mazureau, au lieu de rapporter son seau vide à la maison, fila le long de la cour et alla se poster derrière le pailler, à un coin de mur.

Elle voyait de cet endroit toute la rue du village en enfilade. Souvent, maintenant, elle attendait là. Le facteur apparaissait brusquement au détour ; il faisait quatre ou cinq pas et levait son bâton en un geste de menace ; alors, son ennemi personnel et constant, Vainqueur, le chien des Marcireau, donnait de la voix et bondissait furieusement.

Ce matin, à cause du froid, les femmes s’étaient dispersées aussitôt le laitier parti et la rue était déserte.

Seul, le vieux Bernou se tenait accoté à la muraille de son écurie, dans une petite encoignure. Lui aussi attendait le facteur. Depuis deux mois son fils ne donnait pas de nouvelles ; personne n’espérait plus parmi les siens, ni sa femme, ni sa bru, ni ses filles ; mais lui, à cause d’un permissionnaire qui avait conté des choses surprenantes, il attendait toujours. Chaque matin, quand le facteur arrivait vers lui, il s’avançait un peu. L’autre disait simplement :

— Rien !

Alors, le vieux reculait et rentrait dans sa maison.

Rien ! Éveline, de loin, entendait la dure syllabe et son cœur battait follement. À elle aussi, si elle restait là, le facteur dirait sans s’arrêter : Rien !

Il était pressé, cet homme ; il ne pouvait pas, chaque matin, dire à Éveline :

— Ma jolie fille, votre amoureux, le beau Maurice, ne vous a pas écrit encore cette fois ; mais ne soyez pas inquiète : ceux de son régiment n’écrivent pas en ce moment.

Il ne pouvait pas dire tout cela ; il avait trop de chemin à faire ; et puis il voyait tant de détresses que cela finissait par le laisser calme.

Non, il ne parlerait pas ; ou bien il dirait simplement : Rien ! Un petit mot rond et dur comme ces cailloux de Vendée que Lucas, le vieux casseur de pierres, tournait et retournait vingt fois sous sa masse.

À l’habitude, Éveline n’avait pas le courage d’attendre ; quand le facteur arrivait à la hauteur du père Bernou, elle se sauvait à la maison.

Mais ce matin, elle devait avoir une lettre ! Son rêve de la nuit ne pouvait pas l’avoir trompée…

Tout à coup, sur le mur des Marcireau, Vainqueur se dressa, les oreilles hautes. Éveline leva la tête et son cœur sauta… Mais non ! fausse alerte ! Le chien s’était de nouveau immobilisé, gris sur le mur gris, dans l’attitude d’une bête de pierre.

Vraiment, cela n’avançait pas beaucoup le facteur d’attendre ainsi. Éveline rentra chez elle et se mit à sa vaisselle, pensant :

— Il viendra avant que j’aie fini.

La vaisselle rangée, elle courut encore derrière le pailler : le père Bernou n’avait pas bougé, le chien non plus. Le facteur n’était donc pas passé, il n’y avait rien de perdu.

Et enfin, c’était bien sûr : elle aurait une lettre ce matin, il n’y avait qu’à attendre !

Elle fit un tour dans le jardin, passa dans le fournil, revint encore à la maison où elle accrocha la marmite pour le déjeuner.

Dix heures sonnèrent ! Jamais le facteur ne venait si tard ! Inutile d’espérer maintenant.

Éveline passa dans sa chambre. Sur son lit, une jupe était étalée avec un gai corsage et le tablier du dimanche. Mais, vraiment, elle n’avait pas le cœur à faire toilette aujourd’hui. Ses jambes tremblaient et, dans sa poitrine, son cœur frappait comme une méchante petite bête acharnée.

Machinalement, elle ôta son corsage, défit ses cheveux dont les torsades lourdes déferlèrent sur ses épaules.

Sur la commode, devant elle, des choses précieuses étaient rangées ; il y avait, sous un globe de verre, la couronne de mariée de la mère Mazureau, puis des photographies de parents, de belles cartes à images. Tout seul, en avant, un soldat, faraud sous la bourguignotte bleue, souriait dans un cadre doré.

Où était-il à cette heure, le beau Maurice ? Peut-être était-il couché dans quelque charnier ?

Les larmes montèrent aux yeux d’Éveline… Tout à coup un bruit de pas la fit sursauter. Elle courut comme une folle, tous ses cheveux épars.

Le facteur ! Il était devant la fenêtre de la cuisine.

— Mlle Éveline Mazureau !

Sans marquer d’étonnement devant cette belle fille en désarroi, il tendit la lettre et s’en alla de son grand pas mécanique.

Une lettre, enfin ! et de sa main ! Le reste n’importait pas !

Aux armées, le 2 février 1918.XXXX

Ma chère Éveline, si je l’écris ces lignes, c’est pour le dire que nous sommes depuis une huitaine de jours au grand repos. C’était bien notre tour. Nous avons donné dur avant la relève et nous pensions y rester tous. À la section, nous ne sommes plus que huit ; nous attendons un renfort. Alors, tu comprends, c’est la bonne vie.

Ma chère Éveline, c’est pour le dire que je ne m’en fais pas trop en ce moment. J’ai reçu ton colis en arrivant ici ; les amis et moi, nous nous sommes régalés. J’ai reçu aussi tes babillardes. Quand ce sera mon tour de permission…

Ici, Éveline rougit brusquement à cause des mots qui suivaient. Il avait toujours eu, ce Maurice, des façons de dire un peu hardies. Dans son nouveau langage de soldat, cela sonnait mal ; Éveline ne s’y habituait pas. La lettre, d’ailleurs, tournait court, finissait sur cette note insolite et choquante.

Cependant il avait ajouté quelques lignes en travers de la page.

Tu dis que vous ne pourrez jamais suffire à votre travail cet été. Eh bien ! voici la manœuvre : que ton père vende un ou deux champs et qu’il place l’argent à l’État. Si nous nous marions, quand je serai revenu de la guerre, qui peut savoir ce que nous ferons ?

« Si nous nous marions », disait-il ; ce n’était pas tout à fait ainsi qu’il eût fallu parler… Mais enfin, il n’était pas un coureur de filles puisqu’il songeait tendrement à elle et puisqu’il s’inquiétait de ce qu’ils feraient plus tard, quand serait revenue la douceur de vivre.

Qu’importait après cela qu’il fût un peu brusque en ses propos ! Et Éveline lui pardonnait aussi cet affreux silence de quinze jours qui l’avait tant angoissée.

Elle se remit à sa toilette ; son regard redevint clair et elle sourit à son image en tordant l’opulente masse de ses cheveux.

C’est qu’elle était jolie malgré son hâle. Si ses mains étaient un peu rouges et gercées, ses bras formaient, au-dessus de sa tête, une courbe adorablement pure.

Grande et mince, elle gardait un air d’extrême jeunesse malgré ses vingt-cinq ans sonnés. Le sang vivace des Mazureau coulait sous sa peau délicate, mais elle n’avait pas le front bas de la famille, ni la lourde mâchoire.

De sa mère, morte toute jeune d’un mal de langueur, elle tenait ce fin visage allongé et surtout ces jolis yeux bleus, des yeux timides et dociles, faits pour la tendresse et les larmes.

Éveline souriait à sa claire image et sa pensée s’en allait en songerie.

Ce Maurice, assurément il l’aimait. Elle se recordait de minces souvenirs du temps où les jeunes hommes vivaient doucement sur la terre.

Il avait été valet chez elle ; c’était l’année où le frère était parti pour la ville. Il n’avait guère que dix-huit ans alors ; elle, tout juste seize.

Ils étaient timides l’un devant l’autre. Pourtant un soir, la veille de la Toussaint, comme ils se trouvaient face à face dans le fournil, il l’avait prise brusquement en ses bras et elle avait tendu sa joue à son gauche baiser d’adolescent.

Le lendemain, il était parti. Il avait été gagé un an chez l’oncle Sicot et puis ensuite, au loin, de l’autre côté de Quérelles.

Elle ne l’avait pas revu souvent, mais par exemple, elle avait entendu parler de lui par les filles de Quérelles ! Un célèbre, ce Maurice ! Grand buveur, grand joueur, grand coureur de bals… Il n’était plus guère timide ; il ne l’était plus du tout et si les filles l’écoutaient volontiers, les mères en parlaient assez mal.

Et puis la guerre avait éclaté. Blessé dès le début, il était venu achever sa guérison à Fougeray. Alors, tout de bon, l’amour était né au cœur d’Éveline.

Mais cette maudite guerre n’en finissait pas.

Plusieurs filles de Fougeray s’étaient mariées quand même ; leurs promis n’avaient pas voulu attendre et ils étaient venus chercher, entre deux combats, quelques heures d’un bonheur anxieux et cruel. Cela faisait même, dans le village, trois veuves de plus…

Éveline, elle aussi, se serait mariée ; le père ne s’y fût probablement pas opposé ; il en avait dit un mot, un jour, à propos des allocations. Mais Maurice n’en parlait jamais d’une façon bien ferme.

Il disait : « Quand la guerre sera finie, nous nous marierons » ; ou bien, comme aujourd’hui : « Si nous nous marions, après la guerre… »

Assurément, ils se marieraient ; il fallait un homme chez les Mazureau pour remplacer le père. Oui, dès que la guerre serait finie, — à l’automne, disait l’almanach, — ils se marieraient vitement. Un nouveau bonheur les rassemblerait tous dans cette vieille maison, elle, Maurice, le père et aussi le neveu, ce petit gars si vaillant et si raisonnable.

Devant le cadre doré où souriait le beau soldat, Éveline, appuyée des deux coudes à la commode ancienne, Éveline, les mains aux joues et les yeux mi-clos, rêvait tout énamourée.

Elle fut un peu confuse quand le père rentra. Il était plus de midi et le couvert n’était pas mis. Cependant Mazureau ne gronda pas, comme il faisait assez souvent.

Ayant serré son argent, il s’assit à la table et Bernard prit place à côté de lui.

Éveline, remarquant les souliers boueux de l’enfant, était allée lui chercher des sabots.

— Déchausse-toi ! dit-elle ; tu prendrais froid.

Bernard haussa les épaules : est-ce qu’elle le prenait pour une fille ! Alors, elle lui prépara un chauffe-pieds qu’il prit tout de même en maugréant.

— Vous avez été longtemps absents ! dit-elle ; n’avez-vous donc pas trouvé le notaire ?

— Nous l’avons trouvé, répondit Mazureau ; mais nous avons fait un petit tour dans la plaine.

— Par les Brûlons ?

— Par les Brûlons et aussi par la vigne.

— C’est trop ! dit-elle ; quelle idée de courir ainsi les champs par un temps pareil ?

Ils se regardèrent et ne répondirent point, jugeant qu’elle ne saurait partager leur émoi.

Mais Éveline ne tenait pas en place et Bernard finit par demander :

— Qu’as-tu donc ce matin ? Tu as l’air rudement contente !

Elle dit, bien vite, et toute la joie de son cœur était en ses yeux :

— Oui, je suis contente ; Maurice a écrit.

Ils firent simplement :

— Ah !

— Il a écrit ; j’étais très inquiète…

Alors le père demanda :

— Que devient-il par ces temps ?

— Il est au grand repos à l’arrière depuis une dizaine de jours… où il est, il n’y a pas de danger… Il dit qu’ils se sont battus longtemps et qu’il y a beaucoup de morts. Cela fait qu’ils attendent maintenant du renfort…

Elle parlait, elle parlait…

Bernard l’interrompit. Il demanda, tourné vers son grand-père :

— Ce Maurice, qu’est-ce donc au juste ? Je ne l’ai vu qu’une fois, je ne le connais pas trop…

Mazureau répondit :

— C’est un ancien valet de chez nous.

Alors Bernard s’adressa à sa tante et lui demanda tout droit :

— C’est ton galant ? Penses-tu te marier avec lui ?

Éveline ne put s’empêcher de rire.

— Oui, dit-elle, je le pense… donneras-tu ton consentement ?

Ni l’enfant ni le grand-père ne firent écho à sa joie. Elle crut devoir dire, pour les intéresser à ses pensées :

— Maurice vous plaint à cause du travail, père ! Il dit que votre culture est trop grande et que vous vous fatiguerez cet été.

— Qu’il ne s’inquiète donc pas ! répondit Bernard.

— Il dit, qu’à son idée, vous feriez peut-être bien de vendre un champ ou deux.

— Il a tort de dire ça ! répliqua Mazureau.

— Il croit peut-être que cela le regarde ! fit dédaigneusement Bernard.

Éveline sentit qu’elle avait pris un faux chemin.

— Oh ! vous savez, il a d’autres soucis, dit-elle.

Mais le père suivait son idée.

— Il a tort de dire ça ; c’est parler en innocence. La terre rapporte comme jamais elle n’a rapporté depuis qu’il y a des gens qui la travaillent… Tu peux lui répondre que ses propos ne me conviennent guère.

Éveline ne répliqua pas ; ils achevèrent le repas en silence.

Bernard refusa d’un geste maussade un morceau de gâteau fromagé que sa tante avait mis de côté pour lui. Il quitta la table le premier et sortit par la cour.

Comme Éveline desservait, Mazureau la prit soudain par le bras.

— Éveline, dit-il, as tu ton idée pour ce gars ?

— Vous le savez bien, père !

— As-tu songé qu’il n’a pas une boisselée de terre ? Toi, tu auras l’argent de ton inventaire quand tu t’établiras… et, quand je n’y serai plus, tu auras des champs…, tu auras des champs, Éveline !

— Cela ne fait pas tout le bonheur, père ! dit-elle doucement.

La main du vieux lui serra rudement l’épaule.

— Veux-tu que je te dise, Éveline ? Eh bien ! c’est un gars de rien ! Il ne sait pas ce que c’est que d’avoir du bien… Il parle de vendre les champs comme on vend les aumailles… Et c’est un gars pareil, sans cœur et sans esprit, que tu veux amener dans ma maison ?

Elle baissait la tête, trop craintive pour faire nettement front, mais décidée quand même à ne pas céder, à tenir pour son amour.

— Dans cette maison ou ailleurs, je serais heureuse avec lui et, quand il reviendra, mon bonheur sera de le suivre où il voudra aller.

Il la repoussa durement.

— Oui, tu le suivrais…, et quand je n’y serais plus vous vendriez tout… Et ce serait ton bonheur ! ton bonheur !… Qu’est-ce que c’est que le bonheur ?

Devant Éveline, le grand paysan, rouge de colère, les yeux durs, levait et abaissait son poing fermé comme pour marteler un ennemi invisible.

— J’ai eu besoin de pain, dans ma vie… je n’ai jamais eu besoin de bonheur… Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à me chanter avec leur bonheur ? Ma défunte voulait du bonheur…, et puis mon fils, et puis ma bru… Et te voilà, toi aussi, maintenant, avec ton cœur mou ! Qu’ont-ils donc dans la poitrine, ceux de mon nom ? Le bonheur ! Il n’y a pas de bonheur… Il y a des gens qui savent se tenir droit et d’autres qui se couchent, tout de suite las… Éveline Mazureau, avant de songer au bonheur, il faut tenir sa maison, il faut lever l’honneur de la famille !

Éveline, en larmes, gagna la porte. Bernard était là, écoutant le grand-père. Elle se pencha vers l’enfant et l’attira vers elle d’un geste maternel. Mais lui ne s’abandonna point. Raide, les yeux secs, il se dégagea et rentra dans la maison.


CHAPITRE II


Ce fut le premier dimanche de mars que l’on vendit aux enchères les quatre ou cinq champs qui faisaient partie de la succession des Poitevin de Fougeray.

La vente devait avoir lieu dans la salle de l’école des garçons et elle était annoncée pour deux heures de l’après-midi.

Après le déjeuner donc, Mazureau ayant passé une blouse propre appela Bernard. Ils sortirent tous les deux et le grand-père cligna de l’œil, disant :

— Tu vas voir, petit, comme nous allons vendre !

Sur la route, devant chez eux, un groupe de vieux passait. Ils étaient quatre qui s’en venaient en curieux. La fantaisie les avait pris tous les quatre en même temps de faire cette petite promenade par ce joli soleil en fumant une pipe…

Mazureau les invita à entrer s’asseoir dans sa cour ; on passerait là une heure ou deux à bavarder. Mais ils firent des manières ; il était mauvais de s’arrêter sous ce premier soleil et puisqu’ils étaient arrivés ici maintenant, autant valait aller jusqu’à l’école où l’on verrait s’escrimer les acheteurs.

Après s’être fait un peu prier, Mazureau se joignit à eux. Bernard les suivit, les mains au dos et, comme eux, il se dandinait et crachait en marchant.

Un des vieux que l’on appelait Menon et qui était grand faiseur de prêchi-prêcha parlait sans arrêt. Il expliquait qu’il fallait être un peu fou pour acheter des terres en ce moment.

— Si j’avais de l’argent, disait-il, je le mettrais à l’État.

— Moi de même ! dit Mazureau ; à l’État, c’est sûr et cela rapporte sans peine.

Et tous, ils chantaient les louanges des papiers d’État.

Un cycliste arrivait bruyamment derrière eux. Quand il fut à leur hauteur, il mit pied à terre. C’était Zacharie, le laitier, qui allait à la vente, sa tournée faite ; mais lui, était acheteur ; il aurait même acheté le tout en bloc s’il n’avait craint de se faire des ennemis.

Comme ils marchaient lentement, il sauta sur sa bicyclette pour être sûr d’arriver à temps.

Cela les fit sourire doucement. Il possédait, ce Zacharie, une vieille carriole, un vieux mulet et cette bicyclette neuve, qui, assurément, n’était pas payée.

Quand ils arrivèrent à l’école, la salle était déjà bondée et chacun dit :

— Je n’entre point là dedans !

À cause de ce soleil à rhumes, ils se décidèrent quand même, l’un après l’autre ; mais ils ne se placèrent point ensemble. Mazureau et Bernard se glissèrent tout au fond de la salle.

Ils étaient là une soixantaine, des hommes d’âge hauts en couleur et exactement rasés, quelques sursitaires porteurs de brassards, un permissionnaire en bleu de guerre et, au premier rang, assises aux tables d’écoliers, quatre femmes en coiffe plate.

Sur l’estrade du maître d’école, M. Boureau étalait ses papiers et préparait ses bougies. Un avoué était venu de la ville ; un très bel avoué il faut le dire, avec son lorgnon d’or, ses gants clairs et sa vareuse d’officier de l’arrière.

Il était accoudé à l’estrade et il avait l’air de s’amuser beaucoup à considérer ces paysans.

Avisant un petit vieillard modeste qui se tenait dans un coin, l’air craintif, il lui tendit une affiche d’un air goguenard.

— Tenez, mon petit père, cela vous donnera l’idée de mettre enchère !

— Ben honnête ! mais je ne sais point lire…, et pis je n’ai plus d’argent.

— Allons donc ! une boisselée ou deux, ce n’est pas le diable. Il y a bien encore quelques écus dans votre bas de laine.

— J’ai acheté, le mois dernier, mon bon monsieur…, la terre de Benauge et aussi le logis…, cent quatre-vingt mille francs…

— Cent quatre…

— Oui, mon bon fi ! avec les frais, ça va loin !

L’avoué alla s’asseoir et ne bougea plus. Le notaire riait sous cape, le nez dans ses paperasses.

— Premier lot…, mise à prix : trois mille francs ! Enchères de vingt francs !… Premier feu ! deuxième feu…, troisième et dernier feu !…

Personne ne dit mot. Le notaire ne s’émut pas. Le deuxième lot, sur mise à prix de deux mille huit cents, ne trouva pas non plus d’acquéreur. Des voix s’élevèrent dans le fond de la salle.

— Zacharie ! Eh bien, Zacharie ?

Le laitier se retourna et fit sa grimace habituelle : les yeux mi-clos, il hocha la tête plusieurs fois d’un air très malin.

— Laissez venir ! avait-il l’air de dire…, vous verrez tout à l’heure.

Au troisième lot, Mazureau leva la tête et ses yeux firent rapidement le tour de la salle. Personne ne broncha encore. Le notaire annonça rapidement le dernier lot et puis il ôta ses lunettes et regarda son monde en face. C’était un gros homme finaud que les paysans ne trompaient pas facilement.

— Mes amis, dit-il tout rondement, ce n’est pas la peine de faire vos manières…, vous en voulez tous et je le sais bien… Je recommence, mais je vous ferai payer mes bougies… vous pouvez y compter !… Premier lot ! mise à prix : deux mille cinq cents francs !

Il n’avait pas achevé qu’une femme cria :

— Deux mille cinq cent vingt !

— Quarante !

— Soixante !

— Deux mille six cents !

Ce fut une rage ; à cinq mille francs, le champ fut adjugé au grand vieux qui n’estimait au monde que les papiers d’État. La femme sortit, rouge de croie et l’œil rond, furieuse ; au seuil, ses sabots claquèrent et l’on entendit qu’elle parlait des embusqués.

Le deuxième lot monta à six mille francs, par l’acharnement des autres vieux qui étaient venus en curieux avec Mazureau.

Le troisième lot allait être adjugé à trois mille cinq cents quand celui-ci, enfin, dit son mot :

— Trois mille cinq cent vingt !

Et la danse recommença. Ils étaient trois en bataille : Mazureau, un sursitaire et un autre que l’on n’entendait pas mais qui faisait des signes au notaire.

À quatre mille, le sursitaire, Honoré de la Commanderie, se retourna sur son banc. Reconnaissant Mazureau, il lui fit un petit salut et se tut.

Mais l’acheteur invisible allait toujours. À cinq mille, après une enchère inusitée de cinquante francs, Mazureau sortit sa tabatière.

— Cinq mille vingt ! dit le notaire.

Mazureau baissa la tête. Son regard tomba sur le visage de Bernard. L’enfant était pâle et ses dents se serraient ; des larmes dansaient en ses yeux. Alors le grand-père jeta d’une voix arrogante :

— Cinq mille cent !

Le champ lui resta.

Quand le dernier lot fut adjugé, Mazureau sortit dans la cour. Étaient là, déjà, Honoré le sursitaire, Sicot, beau-frère de Mazureau, et quelques vieux. Honoré tendit la main et fit son compliment. Mazureau offrit sa tabatière, mais Sicot n’y puisa pas, disant sèchement :

— Le tabac ne me manque point !

Et il regarda Mazureau de façon déplaisante. Un gros homme rouge, ce Sicot, qui n’avait pas l’air trop commode.

Quand les autres se furent éloignes, il se planta devant Mazureau.

— À cette heure, te voilà donc riche, que tu achètes des champs ?

— Celui-ci me convenait…, et je ne te demanderai pas d’argent pour le payer.

— Il me convenait aussi.

— Je ne t’ai pas empêché de mettre !

— J’ai mis !

Mazureau le regarda de côté.

— C’était té ?

— C’était mé !

Ils se turent un petit instant et soufflèrent comme deux lutteurs. Mazureau reprit, le premier :

— Depuis que je te connais, tu ne m’en as jamais fait d’autres…

Sicot répondit entre ses dents :

— Grand feignant !

Mazureau, d’un geste, éloigna Bernard. Les deux beaux-frères se regardèrent dans les yeux.

Ils s’étaient mariés le même jour, épousant les deux sœurs. Mais ils ne s’étaient jamais aimés. Une sourde haine était entre eux depuis leur jeunesse et elle eût éclaté cent fois n’eût été l’influence apaisante des femmes.

— Feignant ! tu as donc de l’argent à cette heure ? Ce n’est plus le temps où tu laissais vendre les terres de ta défunte !

Mazureau se pencha vers le petit homme qu’il dominait de sa haute taille.

— Combien me paierais-tu mes champs des Brûlons ?

L’autre se troubla :

— Tes champs des Brûlons ?

— Oui, combien me les paierais-tu ? Il faut me le dire à moi, au lieu d’aller en parler au notaire. Car tu lui en as parlé, Sicot  ! Voilà comme tu marches droit ! C’est peut-être à cause de la parenté !

Sicot se secoua rageusement.

— La parenté ! Entre nous, il n’y a pas de parenté !

Mazureau continua avec un rire méprisant :

— Tu n’auras pas mes champs… Qui sait si un jour je n’achèterai pas les tiens, Sicot de la Baillargère ?

Sur cette menace, il s’en alla en levant les épaules pendant que l’autre répétait :

— Feignant ! Feignant !

Sur la route, Honoré le sursitaire rejoignit Mazureau. À nouveau il lui fit compliment de son achat. Le champ était bien situé, d’abord facile, et plusieurs le désiraient.

— II te faisait envie, à toi aussi, observa Mazureau.

— Je ne vous le cache pas ; mais devant vous, je me suis retiré.

— Je t’en remercie. Honoré. Sicot n’a pas fait comme toi et je paye trop cher.

Mazureau ajouta, et sa voix sonna sourdement, avec un accent de reproche :

— J’ai payé plus cher que toi quand tu as acheté, de mon pauvre défunt garçon, ma terre des Jauneries.

— Croyez-vous bien, Mazureau ? C’était cher pour l’époque. Le champ que vous venez d’acheter ferait mieux mon affaire… Il me touche, tandis que les Jauneries, c’est loin dans la plaine.

Mazureau s’arrêta et prit son temps.

— Honoré, fit-il, me les revendrais-tu, les champs des Jauneries ?

L’autre devint rouge, comme un gars dont la ruse est percée à jour. Il répondit tout sec :

— Non !

Ils étaient arrivés devant la maison des Mazureau. Éveline traversait la cour. Honoré lui donna le bonjour et ses yeux la suivirent. Il fit un pas pour s’en aller, puis :

— Mazureau, reprit-il, je ne peux pas vendre les Jauneries, pas plus que je ne peux vendre les autres champs qui m’appartiennent. Je ne suis pas dans la situation d’un homme qui vend ses terres, vous le comprenez bien…

— Je le comprends ! tu parles selon mon goût.

— Mais je ne vous dis pas que je ne m’arrangerais pas avec vous… Il faudrait voir.

— Entre chez moi ! fit Mazureau.

Honoré était-il le plus riche de Fougeray ? Beaucoup disaient oui, sans hésiter. D’autres lui opposaient Gibel, le marchand de porcs, dont nul ne connaissait les affaires, et M. Marquet, le rentier qui avait des papiers dans les banques.

La fortune d’Honoré avait ceci d’avantageux qu’elle était nette, loyale, visible sous le soleil.

D’héritage en héritage, il s’était trouvé propriétaire de quatre cents boisselées et plus. Il avait une grande maison, délabrée à parler juste, mais pleine de lits, de coffres, de buffets, de vaisseliers et de larges armoires. Chacun savait que ces armoires étaient bondées, vingt aïeules ayant filé pendant toute leur vie le chanvre qui était entassé là.

Véritablement, ils n’étaient pas si fous ceux qui tenaient Honoré pour le plus riche du pays.

Avec cela, il n’était pas plus fier que les autres. Ses terres étaient louées en majeure partie ; il n’en cultivait guère qu’une vingtaine de boisselées attenant à sa maison, qui était bâtie en un endroit de Fougeray que l’on appelait la Commanderie.

L’aidait, un vieil oncle qui lui avait déjà donné son bien. Une servante menait sa maison, une servante âgée qu’il tenait d’héritage comme le reste.

Cela ne lui faisait pas toujours une vie bien gaie.

On le jalousait pourtant. Au début de la guerre, il avait été un des rares chétifs qui demeurèrent au pays. Par la suite, on en fit un auxiliaire et puis, après quelques mois passés à la caserne, il revint comme sursitaire agricole, moins fier que jamais.

La servante, à ce moment-là, étant immobilisée par des douleurs, il s’adressa à une voisine pour tenir son ménage. Mais la gouvernante était rude et, de son fauteuil, prétendait régenter tout le monde ; la voisine, d’humeur âpre, ne fit pas long feu.

Honoré amena ensuite une manière de petit souillon qui lui avait semblé de fort bon caractère ; au bout de huit jours la gamine était congédiée et rondement !

Alors, l’oncle donna à Honoré le conseil de se marier ; de se marier avec la cousine de Montverger par exemple, qui, assurément, ne refuserait pas.

Peut-être bien en effet qu’elle n’eût pas refusé, la cousine de Montverger… Honoré avait quarante ans, elle, quarante-deux et les fortunes s’accordaient. Mais elle était de triste abord avec sa moustache et ses cheveux grisonnants.

Il eût préféré une jeunesse. Il se savait chétif d’allures ; les filles ne lui avaient jamais caché qu’elles le tenaient pour un piteux galant à cause de sa maigre figure de chèvre et de son estomac rentré ; mais il savait aussi que quatre cents boisselées pèsent d’un bon poids dans la balance des amitiés. Il lui fallait seulement éviter de tomber sur une fille trop délurée qui lui ferait voir du pays.

Il songea tout de suite à Éveline Mazureau. Elle lui plaisait, celle-ci, plus que toutes les autres ; parce qu’elle était jolie, bien entendu, mais aussi parce qu’elle était de regard modeste et de bel accueil.

Il se décida donc, non pas à agir vivement avec la fille, comme eût fait un gars freluquet, mais à endormir le père. Finasser avec Mazureau ne l’effrayait pas, tandis que les hardiesses galantes demandaient une habitude qui lui manquait.

— Comme ça, Mazureau, vous regrettez les Jauneries ?

— Je les regrette…, parce qu’elles viennent de ma défunte…, autrement, non ! Quand on veut de bonne terre, ce n’est pas aux Jauneries qu’il faut aller.

— Cela vaut tout de même bien le champ que vous avez acheté aujourd’hui !

Mazureau haussa les épaules.

— Tais-toi, allons ! tu ne connais pas la terre.

Le gars murmura, tourné vers Éveline :

— J’en ai pourtant des terres ; j’en ai des mauvaises et j’en ai des bonnes.

Sur le banc, à côté de son grand-père, Bernard s’impatientait.

— Si vous en avez tant, dit-il, pourquoi ne voulez-vous pas nous en vendre ?

Éveline lui fit les gros yeux, mais les deux hommes ne purent s’empêcher de rire.

— En vendrais-tu, toi, si tu en avais beaucoup ? demanda Honoré.

— Non !

— Eh bien ! je suis tout pareil à toi… Mais comme ton grand-père désire faire un échange, je veux bien essayer de m’entendre avec lui.

Mazureau se récria :

— Je ne t’ai pas dit que je voulais faire un échange… Je t’ai dit : entre et parle selon ton idée.

— Eh bien, oui ! Je parle le premier : cédez-moi le champ que vous venez d’acheter et je vous donne les Jauneries. C’est un cadeau de deux mille francs que je vous fais.

Mazureau secoua la tête.

— Ça n’ira pas comme ça ! dit-il.

Mais sa voix était molle et une grosse joie inattendue éclairait son regard. Il reprit :

— On peut s’entendre, je crois… Mais il faudra voir, il y a des frais que tu paieras…

Puis il fit commandement à Éveline d’apporter des verres. Honoré devina que l’affaire était conclue, mais il faudrait en reparler et c’était très bien ainsi.

Éveline lui versant du vin, il fit le plaisant :

— Quand vous viendrez chez moi, Mazureau, il n’y aura pas une jolie fille pour vous verser à boire…, chez moi, c’est le pays de triste humeur où les brèche-dents sont rois… Souvent je suis obligé de mettre moi-même la nappe.

Et puis, avant de boire, il leva poliment son verre :

— À vous de tout cœur, Éveline !

Comme il continuait à se plaindre de sa vie solitaire, Mazureau lui demanda :

— Eh bien, pourquoi ne te maries-tu pas ? Il y a, chez toi, belle place pour une femme.

Honoré se rengorgea.

— Oui, il y a belle place !

— Tu peux choisir la plus riche.

— La plus riche ? Si je me mariais, je ne m’inquiéterais pas de la richesse.

Il se tourna vers Éveline et le sang colora ses joues maigres.

— Je puis prendre la plus pauvre du village et lui dire : Viens chez moi et commande en ma maison… S’il te plaît de travailler, travaille… S’il te plaît de ne rien faire, voici ton escabelle devant la fenêtre, voici ton fauteuil au coin du feu… Ou bien si tu veux voyager et réjouir ta jeunesse, mon cheval est attelé dans la cour… Je lui parlerais ainsi… Et des robes et des colliers, je saurais en trouver pour elle chez les marchands.

Éveline sourit tristement.

— Des maris comme vous, les filles n’en rencontrent pas souvent.

Et puis elle passa dans sa chambre. Le désappointement d’Honoré n’échappa point à Mazureau.

— Alors, dit-il, c’est entendu ; nous changeons, mais tu paieras les frais d’actes.

— Oh ! oh ! fit Honoré, vous avez dit vous-même qu’il fallait réfléchir un peu…, si je me décide, je reviendrai vous le dire.

— À ton idée, mais ne tarde pas trop.

— Je ne tarderai pas.

Le gars ajouta, avec, une visible hésitation :

— Il y a encore une chose dont je voudrais vous parler.

— Quoi donc ?

Honoré montra son brassard.

— Me voilà, comme vous savez, sursitaire pour la culture. J’ai du travail chez moi, mais je ne suis pas mon maître : il faut que je travaille aussi chez les autres.

— C’est la justice ! dit Mazureau.

— D’accord ! je ne tire pas en arrière… Mais je suis un jour ici, un jour là… quelquefois bien, souvent mal, et de mauvais coups de langue, j’en attrape ! J’aimerais bien être régulièrement chez quelqu’un. Je dois deux jours par semaine ; j’ai songé à vous, Mazureau, qui n’êtes pas en force pour votre travail…

Mazureau l’épiait, surpris de le voir se découvrir si vite.

— Ça me flatte ce que tu dis là, Honoré ; mais pour le paiement ?

L’autre eut un geste large.

— Oh ! ne vous tracassez pas ! Le principal est que vous me demandiez et que je sois inscrit comme travaillant chez vous. Voulez-vous que je passe à la mairie pour ça ?

— À ton idée, dit Mazureau. Tu prendrais tes repas ici, bien entendu ?

— Si cela ne vous dérange pas trop.

À ce moment, la voix d’Éveline se fit entendre dans la cour. Honoré se leva et prit congé de Mazureau. Quand il fut sorti, il s’arrêta devant la jeune fille pour la mettre au courant.

— Ce sera un peu de peine pour vous, Éveline, mais je ne viendrai que deux jours par semaine.

Je vous prie de ne pas vous donner de soucis pour moi : je ne suis pas difficile.

Elle répondit honnêtement :

— Ce n’est pas une grosse affaire et je tâcherai de vous contenter.

— D’être servi par vous, je serai toujours content !

Il avait murmuré cela à voix timide et juste au moment où Éveline s’éloignait dans la direction du pailler.

Il resta un moment indécis et puis il suivit la jeune fille. Entre le pailler et le mur de clôture elle rassemblait ses poulets autour d’une poule mère qui gloussait furieusement.

Il fit mine de l’aider, mais elle sourit, disant :

— Vous faites peur à ma poule !

Il recula penaud, les mains ballantes et attendit.

Quand elle eut fini de s’occuper de ses bêtes, il s’approcha de nouveau.

— Éveline, je suis content de venir travailler chez votre père.

Elle répondit, distraitement :

— Vous êtes bien honnête ! Vous nous rendrez gros service !

— Chez moi…, chez moi, rien ne manque, hormis la jeunesse ; tout est vieux chez moi et tout est triste. De vous avoir devant moi, ce sera pour mes yeux comme une caresse de soleil.

Elle le regarda, un peu étonnée. Alors il rougit et lui tendit la main.

— Au revoir, Éveline ! À demain, Éveline ! Je suis bien content, Éveline !

Comme elle souriait doucement de son joli sourire las, il crut qu’elle était bien contente aussi. Il lui serra la main bien fort et s’en alla, le cœur ensoleillé.

Éveline rentra dans la maison. Bernard était sorti, mais le père n’avait pas quitté sa place devant la table.

— Éveline, dit-il, Honoré de la Commanderie va venir travailler chez nous comme sursitaire de l’armée.

— Je le sais, dit-elle ; il vient de me l’apprendre.

Mazureau regarda sa fille ; elle avait cet air triste qu’il lui voyait depuis plusieurs semaines. Il dit rudement :

— Tu veilleras à ce que rien ne manque aux repas quand il sera ici…, et puis, aussi, c’est mon désir que tu lui fasses bon accueil.

— Mais, père, j’ai l’habitude de faire bon accueil aux gens que vous employez.

Il frappa sur la table.

— Celui-ci est plus méritant que les autres. Quand il t’a parlé tout à l’heure, tu as répondu en moquerie et tu as tourné le dos. Je n’entends pas que tu fasses affront à un homme de son rang…, à un homme qui vient de me rendre ma terre des Jauneries, alors que je la croyais perdue à jamais pour la famille.

Éveline s’était baissée devant le feu ; elle répondit craintivement, sans regarder son père :

— Je viens de lui parler ; il n’a pas l’air fâché contre moi.

Mazureau reprit avec moins de rudesse :

— Peut-être ! Rien ne lui coûte aujourd’hui. Mais demain et toutes les fois qu’il viendra, sois aimable avec lui. Il y a une belle place pour une femme chez lui ; il le disait tout à l’heure, et c’est la vérité.

Il baissa la voix :

— J’ai compris qu’il le disait pour toi… J’ai idée, Éveline, que tu ne seras pas à plaindre un jour, moins à plaindre que ne le furent ta mère, ta grand’mère et toutes celles de la famille. S’il y en a un de mon nom après moi, tu pourras lui faire largesse et, te contentant d’argent, lui laisser ta part des Brûlons… Car tu auras des champs où te promener tout un dimanche sans repasser à la même place. Les gens te salueront, Éveline Mazureau !

Elle se releva et dit, d’une voix dolente :

— Oh ! père ! Je n’en demande pas tant !

Mazureau considéra un instant le visage pâle de son enfant, les yeux embués de larmes et la bouche fine aux coins abaissés. La colère le secoua.

— J’ai parlé pour toi, pour ton honneur et pour l’honneur de la famille. Et te voilà encore avec tes manigances et tes airs déchirés ! Je ne veux pas savoir ce qui te blesse ; je ne te demande rien et je ne veux rien entendre. Éveline, tu marcheras selon mon goût… Tu seras maîtresse à la Commanderie ou bien tu n’es pas de mon sang. Ôte-toi de ma vue !

Éveline passa dans sa chambre. Elle était, devant son père, comme une petite fille ; malgré ses vingt-cinq ans, elle n’eût jamais osé se redresser contre lui.

Et puis, vraiment, elle était trop accablée aujourd’hui ! Toute tremblante, elle s’approcha de sa commode. Le beau soldat était toujours là et la regardait avec des yeux vaillants. Que faisait-il là-bas ? Depuis un mois il n’écrivait plus.

Pourtant on avait entendu parler de lui au village ; la nouvelle était venue qu’il avait été cité pour un fait de bravoure. Éveline savait aussi qu’il avait envoyé une carte à une fille de Quérelles, une grande fille insolente et de fâcheuse réputation.

Éveline eût pardonné cela ; elle pardonnait… Mais cet oubli d’un mois était tout de même trop cruel ; il n’y avait pas grand espoir qu’il revînt vers elle, maintenant.

Et voilà que le père, d’un poing implacable la poussait vers un autre, vers ce vieil amoureux insinuant, armé de ruse et d’écus.

Une angoisse étrange lui glaça les moelles à l’idée qu’elle aurait à se défendre et qu’elle n’oserait peut-être pas. Elle se sentit seule, faible, sans recours possible.

Le cœur en désarroi, elle s’abattit sur son lit et sanglota.


CHAPITRE III


Honoré passa dès le lendemain pour finir le marché, mais il ne resta pas travailler ce jour-là. Le samedi suivant, seulement, il donna sa première journée.

Il arriva un peu tard ; Mazureau, dans la cour, enjuguait déjà les bœufs.

Honoré s’excusa.

— J’ai été retenu chez moi, dit-il, mais je vous dédommagerai ; je vous donnerai une demi-journée en plus.

— À ta convenance ! dit Mazureau.

— Qu’est-ce que nous allons faire ? demanda Honoré.

— Puisque te voilà, Bernard va te conduire ; j’irai vous rejoindre dans un moment.

Bernard sortait de la maison, un panier à la main. Entendant son grand-père, il donna le panier à Honoré et prit l’aiguillon. Ils s’en furent aux Brûlons où le champ de topinambours était à labourer. Une part était déjà retournée ; Mazureau y avait travaillé la veille. Les derniers sillons étaient moins réguliers, moins droits que les autres et la charrue, au bout, avait fait quelques embardées.

— Qui a labouré ceci ? demanda Honoré.

— C’est moi ! dit Bernard en relevant la tête.

Honoré, ayant mis les bœufs à l’areau, prit les mancherons et dit bonnement :

— Je vais redresser ça, mon petit gars.

Bernard ne répondit point. Il prit le panier et suivit le sillon pour ramasser les tubercules oubliés que le soc découvrait.

Honoré, fin laboureur, eut tout de suite ses bêtes en main et, dès le second tour, il retrouva la ligne.

Bernard, que son travail occupait petitement, prenait le temps de regarder. Un genou en terre, appuyé d’une main sur l’anse de son panier, il penchait la tête et visait. À constater que le gars labourait, non point en apprenti, mais sûrement et comme premier valet, sa jalousie fut prompte à s’éveiller. Et, pour marquer ses droits, il dit, d’une voix maussade, quand l’attelage le croisa :

— Vous allez vite ! le bœuf droitier a été malade ; grand-père veut qu’on le ménage.

Au bas du champ, Mazureau arrivait ; il amenait la herse dans une charrette.

Honoré s’arrêta et quand la jument fut dételée, il attrapa la herse pour la descendre. Il ne put y parvenir du premier coup. Bernard le regardait s’escrimer ; comme la herse, décidément, ne venait pas, il s’approcha à son tour. Empoignant le lourd cadre de fer, il le souleva des deux mains, le tira à lui et, tous les muscles tendus, le jeta à terre.

— Il a de la poigne I dit Mazureau avec fierté.

Honoré fit aussi son compliment, puis il aida Mazureau à atteler la jument qui était vive. Quand ils eurent fini et qu’ils se retournèrent, ils virent que Bernard avait saisi l’areau. Il marchait droit dans le sillon et ses bras étaient si raides que la moindre secousse le faisait tressauter.

— Laissons-le faire ! dit le grand-père ; il faut bien qu’il commence.

À midi le champ était labouré et hersé. Bernard avait voulu tracer le dernier sillon et il avait placé large, mordant même quelque peu dans la parcelle voisine.

— Il arracherait les bornes ! constata le grand-père.

— C’est à vous de les arracher, dit Honoré.

Mazureau le regarda, étonné.

— Que veux-tu dire ?

Honoré montra le champ voisin, une vieille luzernière, envahie par la mousse et le plantain.

— C’est bien de la Millancherie ?

— Oui !

Honoré regarda Mazureau bien en face.

— Eh bien ! c’est à vendre, dit-il.

Un brusque afflux de sang empourpra le cou du vieux.

— Tu veux rire, je pense !

Honoré secoua la tête.

— Si je vous le dis, c’est que j’en suis sûr. Vous savez bien que le propriétaire est mort. L’héritier veut se débarrasser de la ferme. À louer des terres, on ne récolte guère d’argent, j’en sais quelque chose… L’héritier veut donc vendre, et son homme d’affaires, c’est Boutin de Quérelles ; il est passé chez moi ce matin.

Comme Mazureau doutait encore, l’autre fouilla dans la poche de sa veste ; et on retira une grande feuille de papier.

— Voici le relevé cadastral ; Boutin m’en a laissé une copie.

Mazureau, sans ses lunettes, ne distinguait rien. Honoré fit lecture pour lui.

— « Champ des Koutis…, champ de la Tombe-Renaud…, champ du Loup…, ce n’est pas cela ! Parcelle sise au lieu dit les Brûlons, inscrite au cadastre sous le numéro 32, section D, touchant au nord et au couchant à Mazureau, au midi à Mazureau et à Sicot, au levant au chemin de Quérelles… Contenance 4 ha., 25 environ…, 4 ha. 25 ! cela me parait un peu fort !

— Non ! Il y a trois pièces, dont cette grande que tu vois et qui touche aussi à Sicot. Est-ce qu’il t’a dit, Boutin, qu’où vendait la ferme en bloc ?

— Vous n’y pensez pas, Mazureau ! Une ferme de trois cents boisselées ! Ils allotissent… Tout le monde en voudra un petit coin et comme tout le monde a de l’argent, cela va faire un beau remuement.

Mazureau, dont la pensée était en grand travail, répondit distraitement :

— Bien sûr ! cela va faire du remuement !

Et puis il gronda sur un ton de jalousie :

— Tu vas encore faire ta belle part dans tout ça ?

Le gars eut un geste évasif.

— J’ai parlé à Boutin…, mais seulement pour un petit bout de pré qui me touche et sur lequel j’ai déjà passage… Je n’ai pas l’intention d’acheter autre chose… Quant à vous, Mazureau, cette parcelle-ci, la parcelle 32, elle vous revient de droit.

Le vieux ne répondit pas directement. Il regarda le soleil.

— Allons-nous-en ! dit-il, car le jour est haut ; Bernard est arrivé à la maison et le déjeuner nous attend.

Ils marchèrent en silence et puis Mazureau dit :

— Ce serait ma volonté d’acquérir ce champ. Il me tente beaucoup plus que d’autres qui le valent ou qui sont meilleurs, parce qu’il nous a appartenu autrefois ; c’est mon grand-père qui l’a défriché… Mais je ne serai pas seul à le vouloir…

— Vous ne serez pas seul ! répéta Honoré.

Sous son chapeau rabattu, il épiait la figure contractée du vieux ; il y lut si clairement le travail de la passion qu’il crut le moment venu de jouer son jeu.

— Mazureau, reprit-il, je suis de vos amis ; si vous avez vraiment envie de ce champ, au lieu d’aller contre vous, je puis vous aider.

Le vieux ne répondit pas et le gars continua :

— S’il y en a d’autres pour acheter, je serai avec vous pour leur barrer la route, et s’il vous manque de l’argent, vous pourrez frapper à ma porte.

Mazureau leva la tête et répondit hautement :

— Ma famille n’est pas une famille de mendiants. Un Mazureau, quand il emprunte, n’emprunte qu’à ceux de son nom, jamais aux étrangers.

Alors Honoré prit à bredouiller :

— C’est que, justement, je porte intérêt à votre famille, moi ! Vous êtes un homme comme je les aime, tout droit et tout franc…, votre fils était mon camarade… Avec votre consentement, Mazureau, votre fille, si elle voulait, prendrait la maîtresse place en ma maison. Il y a longtemps que j’y songe ; ce serait du bonheur pour nous tous.

Mazureau s’arrêta.

— Parles-tu selon ton idée et sans détours ?

— Je parle honnêtement. J’ai quarante ans, Mazureau, et j’ai du bien. Je suis un homme dont la parole compte.

Le gars ajouta avec émotion :

— J’ai du bien autant que n’importe qui en ces côtés. Je n’en ai jamais profité et personne n’en a profité avec moi. Je n’ai jamais été heureux. Maintenant, mon tour serait venu si vous vouliez bien.

L’autre lui mit la main sur l’épaule.

— Honoré, ta parole me fait honneur…, mais que veux-tu que je te réponde ! Ma fille a toujours agi selon ma volonté, comme il se doit, mais, cependant, je n’ai pas toute puissance sur son cœur.

Le gars hésita une seconde et puis il se décida à demander :

— Pensez-vous que ses amitiés soient fixées ? J’ai entendu dire…

Mazureau, du geste, lui coupa la parole.

— Ce qu’on dit ne peut être que menterie ; ne t’en inquiète pas !

— Alors, vous êtes consentant, Mazureau ? Et si je parle à votre fille…, vous n’irez pas contre moi ?

Le vieux ne répondit pas ; ils arrivaient au village. Un cheval attelé à un tombereau venait sur le chemin ; quand ils furent à sa hauteur, le conducteur se dressa au-dessus des ridelles. C’était Sicot. À cause d’Honoré, il donna le bonjour, mais d’une voix rogne et il ne s’arrêta point à causer.

Quand il fut un peu éloigné. Honoré murmura :

— Tenez, Mazureau, en voilà un à qui elle fait envie, la parcelle des Brûlons. Elle le touche par un petit coin et d’ailleurs, dès qu’il se vend une boisselée de mauvaise terre, il est comme fou.

— Oh ! je le connais bien ! dit Mazureau ; pour me nuire, il ferait du chemin.

Alors, Honoré :

— Mazureau, puisque vous me traitez en ami, je ne veux pas être en reste avec vous. Cet homme que nous venons de voir, il n’aura pas la parcelle 32. Il cultive cinquante boisselées qui m’appartiennent, comme vous savez ; il est mon fermier. Il aura beau serrer les poings et se lever sur la pointe des pieds, je suis avec vous, Mazureau, et je le barre !

Mazureau répondit :

— Parle à Éveline !

Parler à Évéline n’était pas chose si aisée. Au repas de midi, Honoré n’en trouva point l’occasion.

Et pourtant Mazureau avait dit à sa fille qui, une fois la table servie, s’était retirée modestement :

— Viens t’asseoir avec nous !

Mais, après, il avait été question de cette ferme qui allait se vendre et de cette parcelle des Brûlons que plus d’un guignerait.

Honoré prétendant que plusieurs avaient dû faire des offres déjà, Mazureau dit à Éveline.

— Prépare mes liardes pour demain matin ; je veux aller à Quérelles, voir le Boutin.

— J’irai aussi, déclara Bernard.

Honoré dit alors :

— Vous avez raison de ne pas trop tarder… Demain matin, je n’ai rien à faire chez moi ; si vous voulez, je viendrai ici, veiller aux bêtes.

Éveline leva vers son père des yeux anxieux. Il avait le visage fermé et dur. Il répondit à Honoré :

— Viens, tu me feras plaisir !

Alors Éveline eut bien vite achevé son repas. Elle se leva de table avant les hommes et sortit dans le courtil.

Quand elle revint, le père était seul à la maison. Il tenait dans sa main le portrait de Maurice qu’il était allé chercher dans la chambre de sa fille.

Avant qu’elle eût pu faire un geste, il arracha le portrait du cadre et le mit en pièces.

Et puis il posa sa main sur la table et son doigt traça une ligne sinueuse.

— Éveline, tu ne prendras pas ce chemin-ci !

Son doigt, brusquement, fila tout droit ; son ongle raya la table.

— Voici le chemin que je te trace… et tu le suivras !


CHAPITRE IV


Le dimanche matin Honoré parla à Éveline.

Il ne faut point dire qu’il lui parla mal. Certes, jamais le beau Maurice n’eût pris le temps de chercher des paroles aussi honnêtes et douces ! Contre ce chétif, il eût été bien difficile à Éveline de se fâcher.

— Éveline, disait-il, je ne suis pas un gars comme on en voit qui lancent des paroles légères et que les filles écoutent pour leur perdition. Depuis longtemps je songe à vous tout au long des jours…, mais je ne vous ai pas parlé plus tôt parce que je voulais sonder mon cœur et l’éprouver. Maintenant, je puis vous dire que vous chercheriez en vain, chez nous ou ailleurs, parmi les pauvres et parmi les riches, quelqu’un qui vous aimât de plus sûre amitié.

Ils étaient debout dans la maison ; elle l’écoutait, toute blanche.

— Éveline, je vous vois émue à ma prière, mais vos yeux n’ont pas de joie… Peut-être vous ai-je fâchée ? Vous ne répondez pas, Éveline !

Non ! Elle ne répondait pas. Elle eût voulu dire :

— Vous ne m’avez pas fâchée, mais mon cœur est pris. Celui à qui je l’ai donné, je ne sais même pas à cette heure ce qu’il en voudra faire… Il le garde cependant par force d’enchantement.

Honoré, justement, continuait :

— Peut-être suis-je venu trop tard ?

Et avec un tremblement de jalousie dans la voix :

— Peut-être aimez-vous déjà quelqu’un de la guerre ? Éveline, vous n’étiez pas triste autrefois. En aimiez-vous donc un qui est mort à la bataille ? Je ne dirais plus rien et j’attendrais que votre cœur fût guéri de son deuil.

Elle eût voulu crier grâce ; mais ses yeux étaient fixés sur ce coin de table où se voyait encore la trace du geste brutal et elle sentait sur elle la volonté du père.

Elle fit effort et, sur ses lèvres, vint un pauvre sourire.

— Vous êtes grand questionneur, dit-elle ; pour vous répondre, il me faudrait tout un moment… et voici le laitier qui jette son appel.

Il s’effaça et elle sortit on hâte. Le laitier passé, elle s’attarda par la cour. Pourtant, il lui fallut bien rentrer.

Honoré s’était assis au coin du feu ; alors elle parla la première, contant avec une gaieté forcée les démêlés du facteur et du laitier qui ne pouvaient se rencontrer sans se dire de grandes injures.

— Le facteur venait… ce matin il venait à bicyclette…, depuis quelque temps, il a une bicyclette… alors, comme toujours, le laitier lui a barré la route. Le laitier prétend que c’est son mulet qui tourne tout seul… Pour ça, il a du vice son mulet…, on peut le dire…, il m’a tué une cane la semaine dernière… Alors, le facteur a été obligé de descendre de sa machine et tu es ceci, et tu es cela !…Il fallait les entendre !

Honoré souriait poliment ; mais il n’était pas homme à se laisser emmener par les petits chemins ; à parler seule, Éveline ne tint pas longtemps. Le silence retomba entre eux et leur fut pénible.

Éveline pensa s’échapper.

— Vous m’excuserez, dit-elle, si je vous laisse seul un petit moment. J’ai du linge étendu dans le jardin ; avec le vent qu’il fait, si je n’y veille, il s’envolera dans les nuages.

Mais Honoré se leva.

— Je ne resterai pas seul, car je n’ai plus rien à faire chez vous ce matin, Éveline. S’il venait quelqu’un, cela pourrait faire causer. Et malgré tous les vents de tous les diables, un chapeau de médisances ne s’envole pas dans les nuages comme une mousseline de votre coiffe. Je m’en retourne chez moi avec mes vieux qui sont grognons et sourds. Je m’en retourne sans joie, car vous ne m’avez pas répondu.

Elle le regarda. Il n’avait pas l’air vaillant !

Ses yeux sans audace étaient tristes et doux. Et vraiment, ce petit homme grêle avait l’air de souffrir ; il sembla à Éveline que ses mains tremblaient. Elle se sentit plus forte devant lui et risqua des paroles fraternelles :

— J’ai de l’estime pour vous. Honoré, dit-elle ; si je vous ai fait de la peine, c’est sans le vouloir.

Il répondit vivement :

— Je sais que vous êtes bonne, Éveline ; sans cela je ne vous aurais pas parlé comme j’ai fait. Mais j’attendais beaucoup de vous ; j’attendais la grande joie de ma vie.

Elle eut un mouvement d’humeur. Il s’approcha et prit une main de la jeune fille entre les siennes.

— J’attendais de vous la grande joie de ma vie et vous ne me l’avez pas donnée. Je suis venu à vous comme un mendiant et vos yeux ne se sont pas abaissés vers moi.

Elle sourit faiblement, cherchant à tourner la chose en plaisanterie :

— Les mendiants comme vous ne me font pas pitié, dit-elle ; votre nom n’est pas inscrit avec ceux des indigents que la commune soutient.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, Éveline, et vous le savez bien. Je vous ai priée pour votre amitié et je vous ai offert la mienne. J’ai parlé selon mon cœur, non en marchand. Il y a des filles, je le sais, qui écoutent le bruit des écus plus volontiers qu’un air de pastourelle. Vous n’êtes pas de celles-là, Éveline, et je n’ai pas mis devant vos yeux tout le bonheur que je pourrais vous donner à cause de ma fortune.

Elle ne put se tenir de protester.

— Vous l’avez fait cependant l’autre jour… À cette place, dimanche dernier, ce n’est pas un air de pastourelle que vous chantiez !

Il rougit un peu.

— Je parlais devant votre père qui est un homme d’expérience. Vous êtes jeune, Éveline, et vous n’avez pas d’inquiétude pour l’avenir… Je suis malheureusement un peu plus vieux… J’en ai connu qui se sont mariés sans un sou vaillant ; je ne dis pas qu’ils ont eu tort… mais, après, la misère est venue ; ils ont souffert et leurs enfants ont souffert avec eux… Peut-être ont-ils regretté… La jeunesse est courte et la misère dure parfois toute la vie.

Il continua plus bas :

— Il me faut, à moi, peu de chose pour vivre ; je ne suis pas plus dépensier qu’un pauvre. Mais si vous m’aimiez comme je vous aime, une grande joie me viendrait de la fortune que m’ont laissée mes anciens ; elle serait à vous, vous en profiteriez selon votre bon plaisir… Quand la guerre sera finie, il y aura encore du bonheur sur la terre ; il y aura place pour la gaieté, pour les fêtes et les divertissements de jeunesse. Vous seriez heureuse entre toutes et, entre toutes, considérée.

Elle retira sa main qu’il tenait toujours. Alors, il demanda franchement :

— Je ne vous plais pas, Éveline ?

— Non !

Malgré elle, le mot lui avait échappé, tout vif.

Il recula un peu, la tête basse.

— Je suis peut-être trop vieux à vos yeux ? Le cœur n’a point d’âge, croyez-le… Avec moi, votre vie serait sûre ; dites-moi seulement que vous réfléchirez !

— Vous me tourmentez, dit-elle ; vous me faites passer tout mon temps ; il faut que j’aille…

— Je ne vous tourmenterai plus, Éveline ; je ne reviendrai plus chez vous, car vous tenez à ce que je m’éloigne.

Elle hésita une seconde et puis elle répondit :

— Je ne vous en veux pas, soyez-en sûr ; vous pouvez revenir chez nous.

— Non ! vous revoir tous les jours me serait cruel. Tout à l’heure, je vais retrouver votre père ; il doit passer chez moi en revenant de Quérelles. Je lui dirai qu’il ne m’est plus possible d’entrer en sa maison à cause de vous qui me repoussez… Je travaillerai pour lui s’il le veut ; il peut me le demander, c’est son droit… Mais j’ai la liberté de me tenir loin de vous et de ne pas manger votre pain. Je prendrai mes repas chez moi ou bien dans la plaine, au pied d’un mur, comme un triste vagabond. Adieu, Éveline !

Il s’éloignait, il avait gagné la porte… Éveline tremblait, ses yeux étaient pleins de larmes.

Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle s’avança vers lui et leva les mains en un geste affolé de défense ou de prière :

— Non ! dit-elle ; ne dites pas cela à mon père ! Ne lui dites rien !… Ce n’est pas vrai que je vous ai repoussé.

Comme il la regardait, un peu étonné, elle ajouta avec une sorte de sourire d’atroce coquetterie :

— Et revenez, Honoré, si cela vous plaît. Revenez, j’en serai flattée.

Honoré n’avait pas trop compté se faire écouter du premier coup. L’attitude d’Eveline, ses premières paroles, ses larmes l’avaient décontenancé, mais cette invitation à revenir lui fut un baume et il s’en alla content.

Il traversa le village d’une allure gaillarde et, à la Commanderie, quand la servante lui fit reproche de sa longue absence, il lui cria à l’oreille :

— Je suis allé te chercher une jeune patronne !

— Quoi ?

— Une jeune patronne !

Et, comme la vieille ne comprenait pas, il éclata de rire.

Une jeune patronne ! Il installerait une jeune patronne en sa maison ! Ce n’était pas encore fait, à vrai dire, mais il y avait bon espoir.

Elle ne pouvait pas l’aimer déjà, bien entendu. Il avait quarante ans, elle, vingt-cinq… Si elle l’eût aimé, comme cela, tout de suite, c’eût été chose surprenante et dont il se fût méfié… Elle ne l’aimait pas encore, soit ! mais elle ne le détestait pas non plus, c’était bien évident. Peu à peu naîtrait en son cœur une amitié honnête et bien sensée.

Il n’y aurait pas de difficultés du côté du père, non ! Mazureau n’était pas homme à refuser un gendre possédant les meilleurs champs du pays, les plus beaux prés, les plus beaux arbres. Honoré connaissait la passion du bonhomme, son amour exalté de la terre et ses rêves d’ambition. Et il connaissait aussi son orgueil abrupt, sa répugnance à demander l’aide des étrangers. Mazureau ne rêvait qu’achats, il avait peu d’argent et il ne voulait pas emprunter hors de sa famille… Véritablement, Honoré avait beau jeu, car si la fille hésitait, le père serait un allié tenace et sûr.

Quand Mazureau et Bernard poussèrent la porte de la Commanderie, ils trouvèrent Honoré joyeux et de bel accueil.

La servante donna des verres en grommelant et le gars alla chercher une bouteille. Le verre en main, il s’anima, disant des choses plaisantes. Mais Mazureau ne faisait point écho et Bernard avait son mauvais air fermé.

Alors Honoré demanda :

— N’avez-vous pas vu l’expert ?

Mazureau répondit :

— Si, j’ai vu Boutin, mais je n’étais pas seul ; chez lui ce matin, c’était comme une procession.

— Je vous avais bien dit que cela ferait du remuement ! Mais je pense bien que vous avez parlé largement pour la parcelle qui vous tourhe ?

— J’ai parlé. Je n’étais d’ailleurs pas le premier ; Sicot avait déjà fait des offres… Il y en a un autre encore, un gars de Quérelles, je crois… Je suppose que celui-ci n’est pas trop à craindre… tandis que Sicot !

Honoré prit un air brave.

— Sicot ne fera pas ce qu’il voudra, je vous l’ai dit, Mazureau, vous pouvez m’en croire ! Son bail est à renouveler cette année ; il se tiendra tranquille ou bien je lui abaisserai les oreilles !

Mazureau secoua la tête.

— Je le connais ! Rien ne l’arrêtera ; s’il a de l’argent, il achètera.

— Mais de l’argent, si je suis avec vous, nous en aurons plus que lui, Mazureau !

Le vieux regarda Honoré et une flamme d’orgueil se leva brusquement en ses yeux. Sa pensée vola devant lui et il vit le jour où un Mazureau pousserait sa charrue aux Brûlons, d’un bout à l’autre, dans la terre reconquise.

Il dit au gars :

— Je suis pour toi comme tu es pour moi ; et tu pourrais compter sur mon aide si un jour tu en avais besoin.

— On a toujours besoin d’aide, dit Honoré.

Ils s’étaient levés de table ; ils sortirent dans la cour. Bernard ayant pris les devants, Honoré murmura :

— J’ai parlé à Évéline.

Mazureau dit, avec un accent de certitude :

— Et elle t’a répondu honnêtement…

Le gars eut un instant d’hésitation. — Elle a été un peu surprise, je pense… C’est une fille sage qui veut réfléchir. Il n’eût pas été de mon goût qu’elle me répondît à la légère comme une évaporée dont la tête tourne au premier vent.

Mazureau fronça les sourcils.

— Enfin, a-t-elle dit oui, a-t-elle dit non ?

— Elle m’a dit de revenir, et c’est ma joie ! répondit Honoré.

Mazureau lui tendit la main.

— C’est la mienne aussi, dit-il.

Ils se séparèrent, ayant chacun leur folie en tête.

Pendant ce temps, Éveline écrivait à Maurice. C’était d’une fille sans fierté ce qu’elle faisait là.

Toute raison partie, elle l’appelait à son aide, le suppliait de ne pas l’abandonner, de lui donner de ses nouvelles au moins ! Elle étalait la détresse de son cœur. Elle écrivait humblement :

Je ne demande qu’un mot de temps en temps pour me donner du courage. Nuit et jour, je suis en tourment pour toi dont la vie est en danger. Il n’y a personne ici pour me parler de toi ; personne ne me dira jamais si tu es vivant, seulement ! Au pays, il y a des gens qui vivent comme si la guerre n’était pas et qui sont durs et qui sont rusés… Maurice, il y a des gens dont j’ai peur et je n’ai personne pour m’aimer et pour me soutenir…

Elle était si émue qu’elle n’entendit pas son père qui arrivait. Quand elle leva la tête, il était trop tard : Mazureau se dressait sur le seuil.

Il s’avança vers elle sans hâte, prit la lettre, la regarda et la mit dans sa poche. Puis il saisit l’encrier et le papier qui restait et plaça le tout dans un tiroir dont il retira la clef.

Après quoi, il dit froidement :

— Sers-nous bien vite à manger ; nous avons faim !

Bernard ricanait.


CHAPITRE V


À Fougeray, ce printemps-là, la guerre causa de grands deuils. Les ennemis ayant tapé comme des fous — dans leur hâte d’en finir, disaient les journaux — les pauvres qui se trouvèrent aux points de grande bataille furent, encore une fois, décimés.

Six du village y laissèrent leur vie : deux petits gars tout jeunes et quatre anciens à brisques qui avaient passé partout,

Il n’y a que des menteurs pour dire qu’ils ne furent pas pleurés.

Il faut remarquer seulement que jamais, de mémoire d’homme, et même jamais depuis les temps des temps, il n’était entré autant d’argent chez ceux de Fougeray.

Il y avait environ deux ans que les produits de la terre se vendaient avantageusement. Cela avait été d’abord une surprise et puis on s’était vite habitué à voir monter les prix de façon gaillarde.

Des gens ennuyés étaient ceux qui avaient abandonné leur culture au début de la guerre, soit parce qu’ils se croyaient assez riches, soit parce qu’ils manquaient de bras et qu’ils ne se trouvaient plus en force, les jeunes étant partis.

Bien avisés au contraire, ceux qui avaient tenu bon ! Il leur fallait trimer, cela va de soi ; tout le monde sortait aux champs : les femmes, les enfants, les chétifs et jusqu’aux vieux hors d’âge. Mais aussi, la récompense venait !

Le blé se vendait à un très haut prix et le bétail n’avait plus de cours. Quant au lait… Quant au lait qui était la grosso affaire à Fougeray, si l’on en parle, il vaut mieux n’en pas parler trop clairement… Car le gouvernement avait taxé le beurre.

On prenait l’argent du lait et on le mettait avec l’argent du blé, avec l’argent des pommes de terre, l’argent du bétail et l’argent des allocations que tout le monde avait bien fini par obtenir.

Et, encore une fois, il serait très méchant et tout à fait absurde de prétendre que cela faisait oublier le chagrin des séparations. Tout au plus pourrait-on dire que cela le rendait moins visible chez certains.

Les gros cultivateurs faisaient fortune ; les petits payaient leurs dettes et arrondissaient leurs biens. Les paysannes, quand elles allaient à la ville, dressaient la tête devant les dames.

À Fougeray, le curé en soutane élimée, le facteur et le maître d’école traînant des sabots plats, n’étaient plus du tout considérés. Il n’y avait guère au-dessous d’eux qu’un vieux réfugié belge, Jorden le dentellier.

Peu à peu, une fièvre d’orgueil gagna tout le monde. Les fermiers voulurent être propriétaires ; ceux qui avaient un champ en voulurent deux… et non point dans un an, dans deux ans, après la guerre, mais tout de suite.

Quelques années plus tôt, une ferme s’était vendue à Fougeray. Elle s’était vendue péniblement et les acheteurs qui payaient cent cinquante francs la boisselée de quinze ares avaient été tournés en dérision pour leur tête légère.

En ce printemps 1918, pour avoir une boisselée de mauvais coteau pierreux, le billet de mille ne suffisait plus.

Quand on apprit la mise en vente de la Millancherie, tout le village fut en émoi.

Des vieux qui savaient à peine lire se rendaient à la mairie et se faisaient montrer le cadastre.

Chaque matin, autour de la charrette du laitier, les femmes faisaient leurs discours. Elles se picotaient, doucettement d’abord et puis, allez ! allez ! donne-m’en, je t’en donnerai ! elles s’encoléraient et se mortifiaient à becs cruels.

À Quérelles, Boutin, l’expert, maniait son monde et faisait monter les offres. Mazureau lui fit trois visites. À la dernière, Honoré l’accompagna.

Mazureau ayant offert dix-huit mille francs, l’expert déclara froidement que ce n’était pas suffisant, une offre beaucoup plus importante ayant été faite le matin même. D’ailleurs lui, expert, ne connaissait pas exactement le dernier prix du vendeur ; il attendait des ordres.

Alors, Honoré :

— En tous les cas ne vendez pas sans nous prévenir. Nous voulons cette parcelle et nous ferons des sacrifices.

Mazureau approuva avec énergie et, devant Honoré, Boutin fit poliment révérence.

Ils s’en retournèrent joyeux.

Huit jours plus tard, Boutin faisait savoir que la vente était repoussée. Elle n’aurait lieu qu’à l’automne par enchères publiques.

Chacun, alors, comprit l’affaire. La Millancherie venait de tomber en héritage à un gars parisien qui écrivait dans les journaux. Mais la succession n’était pas nette de charges et le Parisien avait d’abord pensé renoncer à l’héritage. Puis, réflexion faite, il s’était dit que ces rocailles avaient peut-être quelque valeur et il avait fait donner un coup de sonde.

Maintenant, il était fixé et il héritait joyeusement. La vente aurait lieu par petits lots, au comptant, peu de temps après la récolte, ce qui était le meilleur moment.

Quelques-uns trouvèrent le jeu vilain parmi ceux qui croyaient déjà tenir leur morceau. Le gars journaliste fut bellement saboulé dans leurs discours et, quant à l’expert, il entendit chanter pouilles.

Mazureau ne fut pas un des moins mécontents, mais il n’en laissa rien voir.

Honoré prit mieux la chose. C’est qu’il n’était pas encore marié ! Bien qu’il fût décidé à faire au besoin un sacrifice d’argent, il voulait le faire à bon escient. Et rien ne le pressait.

Rien ne le pressait. Depuis quinze jours qu’il travaillait chez Mazureau, il avait eu souvent l’occasion de rencontrer Éveline tête à tête. Elle ne lui marquait pas d’inimitié, certes ! mais il eût souhaité plus d’abandon.

Pour lui parler, il n’était plus du tout en peine maintenant que les premiers mots étaient dits. Ses compliments étaient tendres et de joli tour ; malheureusement, elle ne lui donnait la réplique qu’en plaisanterie.

Souvent, il tâchait de mener la pensée de la fille vers l’avenir doré de celle qui serait la maîtresse à la Commanderie.

À la Commanderie, il y aurait grand changement aussitôt la guerre finie. On bâtirait un logement à la mode nouvelle. Tout était prêt pour cela : le plan tiré, les ouvriers prévenus et les arbres marqués qui devaient fournir le bois des parquets — car Honoré voulait des parquets soignés comme dans une maison de ville.

Il voulait aussi acheter un cheval d’agrément, une jolie petite bête fringante et facile à conduire ; cela, il le désirait depuis longtemps ! Quant à la voiture…

— La voiture, c’est vous qui la choisirez, Éveline…, chez Drouault, le maître carrossier, qui travaille si légèrement le bois fin.

Il ne manquait jamais de la mêler ainsi à sa vie, par détours brusques, à l’improviste.

Il la regardait ensuite anxieusement. Elle souriait d’un sourire un peu las et une sorte d’angoisse rôdait au fond de ses beaux yeux dociles.

Parfois, il posait hardiment ses questions.

— Éveline, vous m’avez dit de revenir chez vous… Si je suis ici, c’est à votre prière… M’aimerez-vous bientôt tout de bon, comme on doit aimer quand on engage sa vie ?

La réponse ne venait pas toujours, ou bien, quand elle venait, elle n’était pas telle que le gars l’eût souhaitée.

Il ne se décourageait pas cependant car il sentait Mazureau à sa merci.

Et puis, tout de même, Éveline de temps en temps, semblait s’animer à ses discours.

Elle était aimable et fuyante ; elle l’évitait pendant le jour entier et, le soir, à table, elle prenait place à côté de lui sans déplaisir apparent.

Il se disait que cette fille était un peu coquette comme les autres et que s’avancer, pour reculer ensuite, est le jeu de toutes les femmes, qu’elles soient sages ou qu’elles soient folles.

Un soir, dans le fournil, il voulut pousser sa chance. Devant une table chargée de corbeilles, Éveline saupoudrait de farine les pains à enfourner. Les braises, rougeoyant à l’entrée du four, faisaient danser des ombres sur la nuque blonde de la fille penchée.

Il s’approcha tout près d’elle.

— Éveline, dit-il, vous êtes, par force de sortilège, plus belle dans ce coin où je vous vois à peine que les autres ne sont belles sous le soleil printanier… Et vous damneriez un saint homme de Dieu !

Avant qu’elle eût pu répondre, il la prit en ses bras et lui mit un baiser sur le cou.

Elle se redressa vivement et il ne sut la retenir entre ses bras faibles.

Il recula en balbutiant :

— Je ne vous ai pas fâchée, Éveline ?

Elle répondit d’une voix entrecoupée :

— Vous m’avez fait peur. Et ce n’est pas bien !… Ce n’est pas bien. Honoré.

Puis elle sortit du fournil ; quand elle revint, il vit qu’elle avait pleuré. Il en eut dépit et ne put se tenir de le montrer.

— À vous voir, dit-il, on croirait que j’ai commis un grand crime ! Je ne sais pas quelle est votre pensée… Si vous me tenez en mépris, il faut me le dire, nom de nom !

Elle murmura :

— Vous savez bien que je ne vous méprise pas.

— Ce n’est pas assez ! Je veux savoir, à la fin, si je perds mon temps auprès de vous !

Les braises s’éteignaient. Tout le fournil était dans l’ombre. Appuyée à la table, Éveline tremblait.

Elle hésita encore une fois. Crierait-elle la vérité devant ce gars qui la tourmentait ? Elle souffrait tant de l’abandon de Maurice et de la dureté du père ! Elle était véritablement trop lasse, trop accablée pour mener la lutte en ce moment. Elle voulait être tranquille avec son chagrin… Elle verrait plus tard.

Elle dit :

— Vous ne perdez pas votre temps, puisque vous nous aidez de toutes vos forces…, et nous avons tous plaisir à vous voir, moi comme les autres.

Alors il fut tout à fait sûr que son manège était de coquetterie et, s’avançant vivement, il lui prit un second baiser.

À ce moment Bernard entrait en sifflotant dans le fournil.

Bernard, jusqu’à ce jour, n’avait pas trop bien compris le jeu de cet Honoré qui échangeait si facilement ses bonnes terres, et qui travaillait au-dessus de ses forces sans demander paiement.

D’instinct, Bernard s’était méfié et, à toutes les prévenances du gars, il avait fait grise mine.

Maintenant, il pensait comprendre ; dès le lendemain, aux Brûlons, il parla à son grand-père qui travaillait avec lui.

— Celui de la Commanderie n’est pas ici aujourd’hui, comnmença-t-il ; il doit s’ennuyer chez lui et tante aussi doit bien s’ennuyer !

Mazureau se redressa sur son outil.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que je le sais ! dit Bernard d’un air pincé ; et je le sais sans que personne me l’ait dit.

Le grand-père sentit le reproche.

— Tu es trop jeune pour qu’on te dise tout !

— Je ne suis pourtant pas trop jeune pour travailler, et je vais bien avec vous chez le notaire et chez les marchands. Vous auriez pu me dire que ce vilain gars voulait se marier avec tante Éveline ; je ne l’aurais raconté nulle part, croyez- le !

— Mais… qui t’a fait ces contes ?

— Personne ne m’a fait de contes. J’ai écouté, voilà tout ! Hier soir, ils étaient tous les deux dans le fournil et ils s’embrassaient.

Mazureau ne put cacher sa joie.

— Cela, dit-il, à voix glorieuse, c’est du bonheur pour toi !

Comme l’enfant gardait un silence maussade, il continua :

— C’est à cause de cela que nous achèterons la parcelle qui nous touche. Avec Honoré, je suis sûr de l’avoir ; sans lui, non ! Honoré, il a des champs comme personne n’en possède par ici et sa bourse est longue ! Avec lui nous serons forts, nous achèterons nos anciennes terres des Brûlons et peut-être d’autres encore…

Le petit gars continua la phrase sur un ton colère :

— Nous achèterons ceci et puis encore cela…, et après, quand nous aurons rassemblé tout ce qu’il faut, il viendra, lui, et coupera notre bien en deux pour en avoir sa part.

— Il faudra pour cela que je sois mort !

Bernard répliqua brutalement :

— Eh ! vous mourrez bien !

Jetant loin de lui une peignée de mauvaises herbes qu’il venait d’arracher, il ajouta :

— Ça me dégoûte du travail !

Mazureau remarqua avec une sorte d’orgueil :

— Tu es bâti comme moi et comme ceux de l’ancien temps qui ne voulaient pas partager leurs biens.

Bernard murmurait entre ses dents :

— Un méchant tortu qui ne fait pas la guerre… Pourquoi n’est-il pas à la guerre, celui-ci ?

— Chut ! fit Mazureau… Il ne faut pas parler de ce qui ne nous regarde pas… et il ne faut pas mal parler de ce gars-là.

Il cligna de l’œil comme pour raconter un bon tour de marchand.

— Écoute, Bernard ! Il faut voir un peu loin ! Si Éveline s’était mariée avec celui de la guerre qui lui parlait, c’est alors qu’il aurait fallu partager et qu’il aurait fallu vendre. Si elle se marie avec le sursitaire…

— Elle ferait mieux de ne pas se marier du tout ! jeta Bernard.

Mais le grand-père secoua la tête.

— Non ! tu parles trop vite ! tu es trop jeune ! Si elle écoute Honoré, nous achèterons toute la parcelle, tous les Brûlons… Bon ! Quand je serai mort, qui te dit que vous partagerez les terres ? Cela dépendra des accords ! Honoré a plus de terres qu’il ne lui en faut… Qui te dit qu’il n’aimera pas mieux de l’argent ? D’ici là nous avons le temps d’en gagner, de l’argent… Je veux que vous fassiez un arrangement… Je vous le ferai faire avant de mourir… Honoré y consentira ; dès maintenant, je veux le lui faire promettre… Pour se marier, il consentira à tout. Et toi, Bernard, tu seras le maître à la Marnière…, tu auras le pré du village, tu auras les Jauneries et ici, aux Brûlons, tu auras tout ! tu auras tout !

Mazureau, redressé, étendait les doux bras et son geste s’élargissait sur les champs convoités.

Bernard avait les yeux brillants ; il objecta cependant :

— Tante Éveline, est-il bien sûr qu’elle consente à cet arrangement ?

Le grand-père eut de la main un petit geste coupant :

— Elle veut toujours ce que je veux !

Bernard se remit à l’ouvrage ; mais son idée n’était pas à son travail. Ayant arraché machinalement quelques poignées d’herbes, il se retourna pour dire, avec son mauvais rire :

— Elle veut tout ce que vous voulez, tante Éveline ? Tout de même, elle a du papier à lettres et un crayon, au fond de sa boîte à fil.

Éveline, en effet, écrivait toujours à Maurice. Elle n’en recevait aucune réponse. Le soldat cependant écrivit deux fois, mais Mazureau se trouva juste à point pour arrêter les lettres.

La première n’était que de deux ou trois lignes.

La seconde était une vraie lettre. Mazureau l’ayant mise en sa poche s’en fut à la maison chercher ses lunettes. Voici ce que disait Maurice :

Ma chère Éveline,

Je t’écris au trot. Nous avons beaucoup combattu depuis six semaines et je n’ai pas eu souvent le goût de barbouiller du papier. Depuis quinze jours d’ailleurs, nos lettres ne devaient pas passer.

J’ai trouvé au cantonnement ta babillarde dernière. Je n’ai pas bien compris ce que tu as voulu me raconter. Tu me fais des reproches que je ne mérite pas. Il est facile de parler quand on est tranquille chez soi et qu’on a les pieds chauds. Quand tu m’écris que tu es malheureuse, tu me fais bien rire ! Il n’y a que les poilus qui sachent ce que c’est que la misère.

Enfin, je vais avoir ma permission. Inutile de m’écrire maintenant. Je serai au pays à la fin de la semaine. Je compte passer trois jours à Fougeray. J’irai te voir dimanche ; je serai chez toi vers deux heures de l’après-midi.

Mazureau froissa la lettre et la jeta au feu.


CHAPITRE VI


À la ville, Maurice, en descendant du train, se dirigea vers la boutique d’un coiffeur.

Il se fit raser, laver aux eaux d’odeur et, d’un coup de fer, le barbier lui retroussa galamment les moustaches.

Puis, comme une auberge était proche, le permissionnaire alla s’y attabler avec des civils qui se rangèrent modestement pour lui faire place. Il ne perdit point de temps à leur faire de grands discours sur la récente bataille, mais mangea solidement et but à rasades.

Un des civils, bon marchand dont le commerce prospérait, ayant offert une bouteille pour finir le repas, Maurice ne voulut pas être en reste et commanda des cigares.

Il n’avait jamais été très ménager, ce Maurice ; depuis qu’il était en guerre, surtout, il ne pouvait pas garder un écu en poche et, dès qu’il avait de quoi, il faisait largesse.

À la servante qui apportait les cigares, il donna vingt sous et un baiser.

Après quoi, ayant repris ses musettes et son casque, il s’en alla vers Fougeray.

Pour un pauvre gars sortant de l’enfer des hommes, une route bordée d’arbres dont les feuilles battait comme des petites ailes sous le vent joyeux et musard, coureur de plaines, une propre route blanche, tout ensoleillée, toute vide est une chose merveilleusement belle et douce.

Et marcher seul, dans le silence, marcher selon l’allégresse du sang comme un vigoureux animal libre, voilà un véritable plaisir de Dieu.

Maurice portait haut la tête ; la fumée de son cigare, s’enlevant en larges spirales bleues, lui enveloppait la figure de caresses discrètes et légères.

Il apercevait à l’horizon le clocher de Fougeray au milieu d’un bouquet de jeune verdure et il devinait les maisons basses, accroupies sous les noyers.

Il sourit à sa pensée. À Fougeray, bien qu’il fût un sans famille, il ne trouverait que des visages amis. Chaque porte s’ouvrirait devant lui et tous les vieux s’avanceraient pour lui faire accueil. Et puis, surtout, de belles filles le regarderaient avec des yeux énamourés pendant qu’il choquerait son verre contre celui des anciens.

À Fougeray, il y avait Éveline, la plus belle de toutes et la plus chérie à cause de son tendre visage et de son âme flexible.

Éveline, il la verrait la première. Sachant l’heure de sa venue elle devait être dans sa maison comme une oiselle prisonnière. Sans doute elle allait sortir ; il la rencontrerait sur la route, assise à l’ombre, au pied d’un arbre. Elle se lèverait à sa vue et se tiendrait devant lui, haute, mince, adorable ; son visage serait clair et sourirait comme étaient claires et comme souriaient toutes les choses, en ce pays tranquille, par cette jolie journée printanière.

Il comprenait maintenant qu’Éveline avait dû être un peu fâchée à cause de la rareté de ses lettres.

Là-bas, à l’affreuse bataille, afin de souffrir moins, il faisait effort pour tenir son cœur libre et insouciant. Mais ici, où l’on n’entendait plus les abois haineux de la mort, une étrange douceur coulait en ses veines.

Il avait plus d’une amie au pays ; à Quérelles, pendant sa dernière permission, il s’était laissé prendre aux manèges d’une grande brune insolente dont les amants se comptaient par douzaines, peut-être.

À mesure qu’il approchait, l’image d’Éveline chassait toutes les autres.

Éveline l’aimait ; il le sentait avec certitude. Et il se prenait à penser que, malgré tous les airs qu’il s’était donnés, c’était à elle, toujours, que son idée revenait, au bout du compte.

Il avait trois jours devant lui pour expliquer cela à Éveline. Mais qui l’empêchait, après tout, de passer toute sa permission à Fougeray ?

Assurément, il se marierait avec Éveline, une fois la guerre finie…, et même — bien que cela ne fût pas du tout raisonnable à ses yeux — il se marierait dès qu’elle voudrait, entre deux batailles s’il le fallait…

Comme il arrivait à une croisée de chemins, passèrent quatre filles de Fougeray qui s’en allaient à la promenade. Elles s’arrêtèrent, puis, d’une allure dansante, elles vinrent autour de lui. Il leur parla poliment et non point à sa manière ordinaire qui était fort osée, et ce fut lui qui les quitta.

Vraiment, il ne songeait plus aux belles de sa connaissance. Il ne songeait qu’à Eveline.

Il fut un peu déçu de ne pas la rencontrer au détour de Fougeray. Il hâta le pas vers la Marnière des Mazureau. Derrière la maison, il crut apercevoir au-dessus du petit mur du jardin, la quichenotte à bavolets flottants qui était la coifl’ure de soleil de celles du pays.

Il allait prendre une venelle pour arriver par le jardin, quand il trouva Mazureau devant lui.

Tout de suite il devina que l’autre était venu l’attendre là et son inquiétude s’éveilla. Pourtant, il s’avança et, avec empressement :

— J’ai plaisir à vous voir, Mazureau. Vous êtes le premier homme de ma connaissance que j’aie rencontré depuis les lignes. Je suis content de voir que vous vous maintenez en santé et que vous ne vieillissez pas.

Mazureau dit simplement, sans bouger :

— Bonjour !

Maurice n’attendait pas de compliments de bienvenue, comme en savent faire certains vieux que l’âge adoucit ; il savait son ancien patron d’abord difficile et d’âme roide. Mais, tout de même, il ne comptait pas sur cet accueil hostile. Toute son allégresse tomba et ce fut bien modestement qu’il demanda :

— Tout le monde va bien chez vous ? J’espère qu’il n’est rien arrivé à Éveline ?

Le vieux ne répondit pas. Maurice fit semblant de ne point le remarquer et continua d’une voix hésitante :

— Je lui ai écrit que j’arriverais aujourd’hui et que je serais chez vous vers deux heures. J’aurai plaisir à la revoir et…

Mazureau lui coupa la parole.

— Quand m’as-tu demandé la permission d’écrire à ma fille ?

Le gars répondit sur un ton de reproche :

— Voilà un parole que je n’attendais pas de vous, Mazureau. Vous cherchez un mauvais procès… Car enfin vous saviez bien que j’écrivais à Éveline et vous étiez bien chez vous quand je suis allé la voir, lors de ma dernière permission.

Le visage du vieux s’empourpra.

— Il n’est pas de mon goût de discuter avec toi, dit-il hautement. Que mes raisons soient bonnes à tes yeux ou qu’elles soient mauvaises, c’est chose indifférente pour moi… Je te défends d’écrire à ma fille, voilà ce qu’il faut que tu saches bien…, et je te défends de lui parler… Tu peux passer ton chemin.

Ayant dit ces paroles, il s’en alla vers sa maison. Arrivé devant la barrière du courtil, il se retourna et il vit que Maurice l’avait suivi.

Sous le casque, le visage du soldat était pâle ; un pli de colère lui barrait le front.

— Vous ne m’en imposez pas, Mazureau, avec tous vos airs. Je ne suis plus un petit valet de chez vous… J’ai vu venir sur moi des hommes qui étaient pires que des bêtes féroces…, et je n’ai pas tremblé et je n’ai pas cédé ma place !… Ne pensez pas que je m’en laisserai conter par un vieux qui n’a rien vu ! Je suis ici pour parler à Éveline et je lui parlerai !

Mazureau passa dans le courtil et referma la barrière.

— Je te défends l’entrée, dit-il ; passe ton chemin !

— Vous devriez mettre des barbelés ! dit Maurice en se forçant à rire. Une barrière comme celle-ci et un vieux derrière, ce n’est pas pour arrêter un gars comme moi qui a passé partout !

— File ton chemin, galvaudeux ! gronda Mazureau.

Alors l’autre, campé sur la route, appela de toutes ses forces :

— Éveline ! Éveline !

Des pas rapides traversèrent la maison. Mazureau, les yeux flambants, serra les poings et fit le geste d’ouvrir la barrière. Mais au même moment, Éveline parut au seuil.

— Éveline ! cria encore Maurice, je voulais te donner un salut d’amitié, mais ton père me reçoit comme un Boche enragé… Si tes lettres n’étaient pas menteuses, ton père agit contre ta volonté… Tu as vingt-cinq ans, Éveline et tu es libre… Puisque je ne peux pas entrer chez toi, tu viendras à moi… Je t’attendrai !

Dans la cour, la fille avait fait, d’un élan, la moitié du chemin ; elle se heurta à son père qui revenait.

D’un poing rude, Mazureau la ramena vers la maison ; il la fit entrer devant lui ; la porte claqua.

Mazureau tremblait de colère. Éveline, aussitôt entrée, avait couru à la fenêtre et soulevé le rideau. Il la tira brutalement en arrière.

— Je te défends de faire des signes à ce galvaudeux !

— Je ne lui fais pas de signes, dit-elle, il est déjà parti. Après l’accueil que vous lui avez fait, il n’avait qu’à s’en aller !

— Il a eu l’accueil qu’il méritait !… et qu’il ne revienne jamais, sinon…

Pour la première fois de sa vie, Éveline essaya de se dresser devant le père.

— Je vous dis, moi, qu’il ne mérite pas cet affront ! Il ne vous a rien fait…, que travailler honnêtement pour vous en sa jeunesse et que vous défendre maintenant contre les ennemis étrangers.

— Tais-toi, Éveline !

— Vous êtes de cœur injuste, père ! et vous êtes dur pour moi comme pour lui.

— Tais-toi, Éveline !

Elle tint encore, prenant appui sur les paroles de Maurice.

— J’ai vingt-cinq ans, père, et je suis libre dans mes amitiés ! Il faut que je vous le dise, à la fin ! Si ma mère n’était pas morte, elle serait avec moi pour vous donner tort… Vous, père, vous n’avez plus en tête que vos champs, que vos prés, que votre argent ! Je ne suis pas comme vous, sachez-le bien ! Je n’ai pas besoin de champs, de prés, ni de maison…, et mon argent, prenez-le pour en faire ce que vous voudrez… Que je sois la dernière du village, cela me sera bien égal, pourvu que j’aille où mon cœur me porte !

Mazureau avait levé la main en un geste de menace.

— Tu as vingt-cinq ans et tu n’as pas de raison ! gronda-t-il. La dernière du village ! Fille sans honneur !… Tu ne seras pas la dernière du village, mais la première ! Que cela te plaise ou non !… Une Mazureau ne s’abaisse pas, elle monte… Et, à l’avenir, ne chante pas si haut devant moi ; tant que tu seras en ma maison, tu marcheras à ma voix !

Il rabattit sa main et meurtrit le poignet d’Éveline.

— Il n’y a pas de besogne ici pour toi, dit-il. Va dans ta chambre ! Tu n’en sortiras qu’à ma volonté.

Éveline passa dans sa chambre toute cette soirée de dimanche. D’avoir enfin osé affronter le père lui avait allégé le cœur. Et, surtout, il y avait ceci pour sa joie que Maurice était là ! Il ne l’avait pas en oubli puisqu’il revenait tout droit vers elle !

À la pensée de la triste comédie des jours précédents, la rougeur sautait au front d’Éveline.

— Tu viendras vers moi, avait dit Maurice, je t’attendrai.

Assurément, elle irait vers lui ! Si elle avait su où le trouver, elle serait sortie tout de suite ; maintenant que le père n’était plus devant elle pour lui barrer la route, toute crainte s’évanouissait.

Devant sa glace, elle s’habilla longuement et elle se coiffa comme pour une grande fête, avec une coquetterie dont elle n’avait plus l’habitude.

Elle sortit au crépuscule soigner ses bêtes. Puis, ayant servi le souper, elle s’assit à la table près de Bernard ; et elle causa avec lui devant son père, d’une voix calme, comme une fille dont le cœur est ferme et qui ne craint rien.

Le repas fini, elle revint dans sa chambre. Elle était bien trop enfiévrée pour dormir. Elle s’assit près de la fenêtre ouverte qui donnait encore un peu de jour.

Bientôt, Bernard et son grand-père qui couchaient dans l’autre pièce, cessèrent de remuer et, dans le silence, leur souffle égal devint perceptible.

Il faisait très doux ; la nuit était venue, lentement, légèrement. Le vent s’était tu et de fraîches odeurs végétales, montant du jardin, étalaient leurs larges ondes languissantes. Au bout de l’allée, près du mur de clôture, un pommier tardif était en fleur, tout seul, tout blanc dans l’ombre violette.

Onze heures sonnèrent ; d’habitude, Éveline était couchée depuis longtemps, mais ce soir elle ne songeait pas à gagner son lit. Toutes ses émotions de la journée aboutissaient à un étrange émoi qui la faisait tendrement défaillir. Malgré le chagrin causé par le mauvais vouloir du père, c’était sur son cœur comme une brusque floraison.

Un bruit insolite la tira de sa belle songerie ; quelqu’un marchait lentement, avec précaution, sur le routin du verger. Elle eut peur et voulut fermer la fenêtre mais les pas s’arrêtèrent et un souffle vint vers elle :

— Éveline !

Le sang lui afflua au cœur ; elle se dressa, frémissante : Maurice était là !

Leurs mains se nouèrent et elle se trouva sur la poitrine du jeune homme. Elle murmura, si bas, qu’il l’entendit à peine :

— Te voilà donc revenu ! J’ai eu tant de peine à cause de toi ! Je te croyais perdu pour moi, Maurice !

Et tout à coup, la raison lui revint :

— Va-t’en, Maurice ! écoute-moi…, il faut que tu t’en ailles ! Si le père nous entendait, il ferait un malheur !

Il répondit à voix basse, lui aussi :

— Je ne crains personne, ayant déjà tout bravé. Les idées de ton père ne comptent pas pour moi… Si tu me repousses, je penserai que tu es une fille menteuse, car tu es en âge de liberté…, et je m’en irai pour toujours ! Le temps est mesuré aux pauvres soldats comme moi ; il ne faut pas le gaspiller en vains manèges… Je suis à Fougeray pour peu d’heures et peut-être suis-je sur la terre pour peu de jours.

Elle supplia :

— Maurice, éloigne-toi ! J’ai peur ! nous nous reverrons ailleurs !

Mais lui :

— Non, Éveline ! Si tu m’aimes comme tu l’as dit si souvent, l’occasion est belle de le montrer ! Nous avons des choses importantes à nous dire et le temps presse… Je ne suis plus le gars écervelé d’avant la guerre. J’ai à te parler sérieusement… Si tu ne m’aimes pas, adieu ! Mais si tu m’aimes, suis-moi !

La sentant résister, il répéta :

— Le temps presse ! J’ai peu d’heures à passer ici… J’ai peu de jours à vivre, peut-être ! Là-bas, la mort est sur nous à tout moment.

Un élan de tendresse éperdue la rejeta sur sa poitrine. Alors, il dit simplement :

— Viens !

Il la souleva et la déposa près de lui, dans le jardin.

Elle eut encore une seconde d’hésitation, mais autour de sa taille le bras de Maurice était ferme et impérieux.

Ils s’en allèrent silencieusement, par l’allée assombrie, vers le grand pommier nuptial dont toutes les corolles avaient éclaté à la fois pour quelque fête fabuleuse d’amour et de folie.

Le lendemain, on put voir Maurice le permissionnaire sur le siège d’une faucheuse dans la luzernière de Sicot de la Baillargère. Avant la guerre, Maurice avait été valet pendant un an chez Sicot et celui-ci venait de l’embaucher pour la durée de sa permission.

Il n’était pas étonnant de voir un soldat travaillant aux champs. Il s’en trouvait toujours quelques-uns ici ou là, dans la plaine : gars sages pour qui la paresse n’était de mise qu’à l’armée, pour les besognes secondes de la guerre et dont le profond contentement était de pousser la charrue, entre deux batailles, dans les champs paisibles et fertiles. Beaucoup s’acharnaient à l’ouvrage et faisaient en huit jours le travail d’un mois.

Mais Maurice, à l’habitude, passait son temps à battre le pays comme un léger garçon.

— J’ai trop d’amis, disait-il ; je n’ai jamais le temps de les voir tous.

On le rencontrait à Fougeray, à Quérelles, à Saint-Étienne, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, couchant chez ses anciens patrons, buvant leur vin et taquinant leurs filles. À la ville, le jour du marché, avec ses hôtes de la semaine et les soldats qu’il rencontrait, il faisait largesse, dépensant jusqu’à son dernier sou.

Quand les filles de Fougeray le virent travailler ainsi chez Sicot, elles pensèrent d’abord qu’il devait cette sagesse nouvelle à celle de la Baillargère et elles en firent des gorges chaudes. Marie Sicot avait trente-six ans, clochait de la jambe gauche et sa grosse figure carrée était piquetée de son. Ce serait merveille si elle gardait à l’attache ce beau gars fanfaron !

Marie Sicot, elle, ne se forgeait pas de chimères. Elle se savait laide et, comme elle était de sens droit, elle comprenait bien que Maurice ne restait pas à Fougeray à cause d’elle. Non point que le jeune homme affectât de la tenir pour négligeable ! Il ne lui ménageait pas les propos aimables, mais elle sentait bien que c’était là politesse pure et qui n’allait pas loin.

Elle écoutait surtout Maurice lorsqu’il disait les peines et les dangers de la guerre. Ses yeux se mouillaient alors et elle se surprenait à le chérir d’une amitié obscure et désespérée qui ressemblait à de la pitié.

Ayant fait défiler en sa pensée toutes les filles de Fougeray pour qui Maurice pouvait être sous le joug d’amour, un sûr instinct de femme dédaignée la fit s’arrêter sur Éveline.

Le mercredi, Maurice et Sicot qui s’en revenaient de la plaine croisèrent Mazureau avec Honoré de la Commanderie. Sicot, dont l’humeur, prompte à se lever, ne s’abattait point comme un feu de broussailles, fit de mauvais contes, au déjeuner ; d’abord contre Mazureau, puis contre le sursitaire.

— Un chien gâté qui s’est fait mettre à côté à cause de sa fortune ! Puisqu’il est en force de travailler, il pourrait bien faire la guerre comme les autres…, comme toi !… C’est pour ses écus que tu vas retourner te battre ; et, lui, restera ici !

Maurice, que cette jalousie n’animait pas trop, répondit :

— S’il n’est pas commandé pour partir, qu’il reste donc ! Il faut des hommes partout ! Et j’en connais beaucoup qui ne sont pas plus vaillants et qui feraient comme lui.

Mais Sicot prit un autre chemin.

— Pendant que tu es commandé, toi, et que tu es commandé pour la mort, peut-être, celui que tu viens de voir a pour tâche d’amuser les femmes. Tout failli gars qu’il est, il tourne autour des jeunesses… Le travail qu’il fait comme sursitaire agricole !… Veux-tu que je te dise le travail qu’il fait ? Eh bien ! il conte des histoires à ma nièce Évoline qui est bonne et bête, et il la débauchera, si ce n’est déjà fait.

Il ajouta en ricanant :

— C’est le vieux qui manigance tout… Honoré est riche…, qu’est-ce qu’il ne vendrait pas, le vieux !

Marie regarda le jeune homme, il ne répondit pas, mais il devint très rouge et ses yeux flambèrent. Elle comprit qu’elle avait deviné juste.

Elle prit à épier Maurice ; mais ce fut en vain. Il travaillait du matin au soir ; il ne s’absenta que le dimanche suivant pour aller chez un ami qui habitait un lointain village.

Il devait partir le mercredi de grand matin. Dès le soir du mardi, ayant garni sa musette et rempli son bidon, il fit ses adieux chez les Sicot pour ne déranger personne le lendemain. Puis, il gagna, au fond de la cour, le petit quéreux où son lit avait été dressé toute la semaine.

Le lendemain, Marie se leva de prime aube, bien avant ses parents, un peu avec l’idée d’être là quand il partirait, le pauvre.

Comme elle traversait la cour, elle le vit qui arrivait dans le brouillard, à grands pas furtifs.

Elle s’avança alors, et il ne put l’éviter.

— D’où viens-tu ? demanda-t-elle.

— D’où je viens ?

Elle sentit qu’elle avait été très hardie et elle reprit :

— Tu n’es pas obligé de me le dire ; cela ne me regarde pas !

Il releva la tête et parla avec émotion.

— Cela te regarde au contraire et je veux te le dire. Je suis tout à fait content de te rencontrer ce matin. Si j’avais une sœur, c’est à elle que je parlerais…, mais je n’ai personne sur la terre… Tu es bonne, Marie ; tu dois comprendre la peine des autres… C’est à toi que je me confesse… Je viens de voir Éveline, ta cousine de la Marnière.

Elle se sentit froid au cœur ; mais elle dompta bien vite son trouble et prit un ton de gronderie :

— Ce n’est pas honnête, Maurice ! Et ma cousine est folle de t’accueillir à cette heure de nuit.

— Tu ne sais pas que son père m’a reçu comme on reçoit un chien fou, qu’il m’a défendu sa maison, et qu’il la tient enfermée, elle, comme une prisonnière !… Tu ne sais pas qu’il veut la marier contre son gré à un vieux grelottant !

Il continua à voix basse :

— Éveline et moi, nous nous aimons depuis notre jeunesse… J’ai été longtemps un gars au cœur changeant et j’ai un peu couru le pays… Elle m’a toujours attendu et moi je reviens à elle… Mais la guerre n’est pas finie et le mauvais destin est encore sur moi.

— Mais enfin, dit-elle, que comptez-vous faire ?

— Nous avons parlé longtemps… Éveline est trop bonne ; il faut tout décider à sa place ; seule, elle n’oserait pas… Voici : nous allons nous marier… nous allons nous marier dans un mois.

Marie remarqua :

— Auparavant, il y aura du bruit dans la maison !

— Je le sais bien ! Le père est buté… Mais Éveline est en âge ; elle m’a promis de ne pas céder… Elle ne peut plus céder, maintenant…, elle ne le peut plus ! Nous nous marierons donc dans un mois ; j’aurai quatre jours de permission ; dans un mois, ce sera le bon moment, je pense.

— Mais Éveline pourra-t-elle bien rester chez son père ?

— J’ai songé à toi qui es sa proche parente. Je voulais te demander, si son père la chasse, de lui faire bon accueil en attendant…

Marie répondit aussitôt :

— Elle peut venir quand elle voudra ; ma mère l’aime bien et moi je lui donnerai ma chambre s’il le faut.

— Merci ! Cela me tranquillise… Et maintenant il y a autre chose que je veux te dire… C’est pour les lettres… Éveline ne reçoit pas toujours les lettres que je lui écris. Il faut pourtant qu’elle sache maintenant où je suis et ce que je fais. Voudrais-tu recevoir mes lettres et les lui porter ?

— De tout cœur ! répondit-elle.

— Alors, reprit-il, tout est réglé et je m’en vais.

Il entra dans le quéreux, reparut avec sa musette :

— Je m’en vais, Marie ! Je m’en vais !

Elle leva ses yeux brouillés de larmes et sa voix se fit douce et maternelle.

— Eh bien, bon courage, mon petit Maurice !

— Je m’en vais ! répétait-il encore.

— Tu reviendras bientôt ! Un mois, ce n’est pas long !

Il répondit, sans cacher sa détresse :

— Je ne sais pas si je reviendrai… Je n’ai jamais eu peur jusqu’à présent, j’ai vécu en joyeuse insouciance devant le danger… Mais je laisse aujourd’hui tout mon cœur au pays ; à cause de cela je suis inquiet, je suis triste… Il y aura encore des combats et il se donnera de grands coups…, plus d’un y laissera sa jeunesse !

Sa voix mourut dans un tremblement.

Alors Marie leva sa main et la posa doucement sur l’épaule de l’homme comme pour une caresse endormeuse.

— Il ne faut pas avoir ces idées-là, dit-elle ; songe à Éveline !

— J’y songe bien trop ! dit-il.

Il baissa la tête et elle ne vit plus ses yeux.

— J’ai de bons camarades à l’armée, reprit-il ; si je tombe, ils te l’écriront. Pour toi, voici ma prière : porte doucement la nouvelle à Éveline…, épargne-lui la douleur…

Elle le secoua un peu :

— Mais enfin, c’est mal parler, fiancé de malheur ! Va-t’en bien vite, si tu dois t’attendrir !

— Le destin est lourd à mes épaules ! Il me semble que je m’en vais pour toujours… Adieu, Marie !

La vieille fille leva vers le pauvre gars son visage bouleversé.

— Embrasse-moi, dit-elle.

Il l’embrassa et partit comme un fou.


CHAPITRE VII


Tant que Maurice avait été à Fougeray, Éveline s’était senti le cœur ferme. On ne l’avait point vue pleurer ni baisser les yeux devant son père. Et, quant à Honoré, elle l’avait tenu à bonne distance, lui parlant comme à un valet et non point comme à un galant.

Dès qu’elle fut seule, son courage s’effondra !

Il eût fallu parler tout de suite ; pour se marier dans un mois, il n’y avait pas de temps à perdre. Elle s’y décidait fermement tous les soirs, à l’heure de son audace d’amour, quand elle se trouvait seule à veiller dans la maison endormie.

Le matin, à son réveil, la chose ne lui paraissait plus tout à fait urgente. Il valait peut-être mieux attendre une lettre de Maurice qu’elle n’aurait qu’à montrer… D’ailleurs, Maurice lui-même allait écrire directement au père pour lui demander sa fille comme il se doit.

— Eh bien, non ! Ce sont raisons de défaillance. C’est être un peu trop craintive ! J’ai promis à Maurice de parler, je parlerai tout à l’heure ! Elle sautait vivement de son lit, s’habillait en hâte et, bien résolue, courait dans la chambre aux hommes, allumer le feu pour le repas du matin.

Et dès que le feu serait allumé, elle se retournerait et dirait… Comment dirait-elle ? Elle avait bien des fois préparé sa phrase et voilà que maintenant, au moment où elle allait en avoir besoin, elle ne trouvait plus…

Fallait-il annoncer la chose tout droit, ou bien valait-il mieux partir de loin, afin que le père ne se rebiffât point sous l’effet de surprise ? Cette dernière méthode avait ses préférences ; mais combien il eût été plus agréable et plus simple que le père parlât le premier !… Cela ne pouvait tarder, car Maurice écrirait bientôt…

Le feu allumé, Éveline se retournait et tout à coup… Tout à coup, elle disait :

— Bernard ! Ne sors pas dans la brume avant d’avoir pris un café bien chaud.

Pouvait-elle parler autrement devant cet enfant ? Pouvait-elle le mêler à la querelle, lui donner un mauvais exemple de révolte en bravant l’autorité du père ?

Bernard haussait les épaules et sortait derrière Mazureau.

Elle ne les voyait ensuite qu’aux repas. Mazureau mangeait vite et parlait peu, répondant seulement aux questions de Bernard qui n’avait en tête que des marchandages et des comptes de boisselées.

Trois ou quatre jours par semaine, maintenant, Honoré venait travailler à la Marnière ; avec lui Mazureau était d’humeur facile et prévenante.

Éveline, certes, ne craignait plus ce gars ; elle l’évitait par honnêteté.

À la maison, cependant, elle ne lui faisait pas mauvais visage, à cause du père. Jour par jour, sa faiblesse augmentait devant celui-ci et elle ne parlait pas.

Une semaine passa sans qu’elle reçût de nouvelles de Maurice. La cousine Marie lui porta sa première lettre un vendredi, pendant qu’elle était au lavoir.

Éveline, ce jour-là, était descendue vers le ruisseau pour faire lessive et aussi pour dissiper la fièvre d’attente qui la rongeait.

À travailler fort, elle pensait retrouver sa tranquillité et peut-être le courage qui lui manquait.

Ayant mené sa brouette par le petit raidillon qui descendait au lavoir, elle avait installé son genouillon sous un saule.

Il y avait peu d’eau dans ce méchant ruisseau qui tarissait tous les ans, au milieu de l’été ; pour laver convenablement, il fallait de l’attention et du soin. Éveline s’efforçait de ne songer qu’à sa besogne. Mais il faisait très doux à l’ombre du saule et c’était tout près de là qu’elle était venue s’asseoir avec Maurice, dans cette nuit du mercredi, cette dernière et folle nuit, si lointaine déjà ! Malgré elle, sa pensée s’en allait en tendres songeries.

Elle n’entendit pas Marie venir. Celle-ci apportait un petit paquet de linge ; elle le laissa choir derrière Éveline qui jeta un cri.

— Je t’ai donc fait peur ? demanda Marie.

Et elle ajouta avec un peu de malice :

— Je te voyais, de là-haut, en si grandes réflexions que je pensais trouver le ruisseau tari, ou ton battoir fendu, ou ta brosse emportée au fil de l’eau.

Éveline rougit et puis elle marqua un peu d’étonnement : d’habitude, celles de la Baillargère lavaient en amont et elles étaient même tout à fait favorisées, le ruisseau passant juste au bas de leur verger.

— Votre lavoir est donc démoli, demanda Éveline, que tu viens laver si loin ?

L’autre s’agenouilla à côté d’elle et murmura :

— J’ai des nouvelles pour toi ; j’ai des nouvelles de Maurice.

Éveline la regarda, inquiète et rougissante.

— J’ai une lettre, poursuivit Marie. Ne t’alarme pas ! Maurice s’est confié à moi le matin de son départ…, il m’a parlé plus longuement que tu ne crois…, et je sais…, que vous vous mariez bientôt.

Éveline rougit de plus belle. Marie lui tendit la lettre.

— Il me l’a envoyée à moi afin que ton père ne puisse pas l’arrêter en chemin… C’est un plan qu’il a fait à l’heure de partir, me trouvant devant lui dans la cour de chez nous. Mais, lis ta lettre et ne t’occupe pas de moi.

Ayant défait son paquet de linge, Marie se mit à laver.

Éveline lisait la lettre de Maurice. C’était une très longue lettre cette fois, et une lettre bien douce et bien sérieuse. Jamais Éveline n’en avait reçu de semblable. Il lui parlait gravement comme si elle eût été sa femme depuis longtemps déjà et tous ses mots étaient lourds d’une frémissante affection.

À la fin, il marquait :

Tu recevras ma lettre par ta cousine Marie qui est une personne très bonne et très sûre, connue tu sais.

Si tu es obligée de quitter la maison, tu trouveras auprès d’elle appui et réconfort. Je suppose que tu as maintenant parlé à ton père ; sur ta prochaine lettre, dis-moi la réponse qu’il t’a faite. De mon côté, je vais lui écrire et, oubliant l’affront que j’ai subi, je lui écrirai honnêtement, pour l’amour de toi.

Marie poussait sa besogne. Quand elle vit Éveline replier sa lettre, elle demanda :

— Eh bien ? est-il au combat ?

— Pas encore ! répondit Éveline ; il ne compte pas y être avant quelques jours… Mais on ne sait jamais !

Elle ajouta d’une voix timide et émue :

— Il dit que tu seras près de moi si j’ai besoin d’aide ; je t’en remercie du fond du cœur.

— N’es-tu pas ma seule parente ? répondit Marie ; si je t’abandonnais comme une étrangère, je n’aurais plus personne. Je n’ai pas de sœur, et les filles de mon âge, les voici toutes mariées…

Elle continua, avec un sourire un peu forcé :

— Je n’ai pas de galant comme toi…, et je n’en aurai jamais… Ce serait à moi de te remercier, car il faut bien s’attacher à quelqu’un… Si tu t’éloignais de moi, mon cœur serait en déshérence.

Agenouillées côte à côte, elles se regardèrent, les yeux émus. Elles étaient de visages différents, mais de cœurs semblables, défaillants et tendres. La plus jeune, étant au plus chaud de la vie, frémissait d’un merveilleux émoi ; l’aînée, vaincue sans avoir lutté, l’aînée d’apparence calme et résignée, s’animait pourtant à ce tiède contact.

Sur l’épaule de Marie, Éveline passa son bras frais et, reprenant sa lettre, elle en lut à mi-voix quelques phrases charmeuses.

Son humble visage levé, la vieille fille écoutait, blottie ; un à un les mots d’amour tombaient avec une douceur mystérieuse sur son âme épanouie.

— Il faut que je parle au père ! disait Éveline.

— Il faut que tu lui parles, appuya Marie. Pourquoi ne l’as-tu pas déjà fait ?

Éveline murmura :

— J’ai peur !

Alors Marie entreprit de l’encourager. Il était grand temps de parler ; attendre davantage serait malhonnête… Elle laissa entendre qu’elle était dans le secret des rencontres nocturnes ; elle connaissait aussi les projets de Mazureau.

Éveline dit :

— C’est cela qui m’effraye ! Mon père est de volonté dure ; il ne cède jamais… Il est capable de me chasser de la maison.

— Alors, tu viendras chez moi… Si les anciens sont rudes et ne s’aiment guère, ce n’est pas une raison pour que nous ne nous soutenions pas ; ma mère sera avec nous, s’il le faut ! Et je lui parlerai moi, à ton père, si tu veux… Désires-tu que je lui parle tout de suite ?

— Merci, dit Éveline. Il faut que ce soit moi-même… et, d’ailleurs, Maurice va lui écrire ; tout va se décider bientôt.

Marie avait fini de laver ; elle resta encore un petit moment pour aider Éveline ; peut-être aussi pour parler de cette grande affaire d’amour qui lui était étrangère, mais qui l’agitait par contrecoup.

Et elle disait, la douce Marie, Marie la bien sensée :

— C’est ton père qui est en mauvais chemin… Ne cède pas ! Il ne faut jamais aller contre son cœur… L’amitié vaut toutes les fortunes de la terre et il n’y a rien pour la remplacer… Maurice est beau, il est jeune, il t’aime… Moi, s’il s’était trouvé quelqu’un qui m’eût aimée…

Elle s’arrêta et devint très rouge. Et puis elle se mit à parler d’autre chose en rassemblant son linge. Elle était venue à ce lavoir en cachette ou, du moins, sans prévenir personne chez elle ; il ne fallait pas qu’elle s’attardât plus longtemps. Elle s’en alla donc après avoir embrassé Éveline.

Celle-ci, d’ailleurs, eut bientôt terminé son travail. Elle commençait à entasser son linge pour remonter à la maison quand elle aperçut Bernard qui descendait le raidillon. Il venait souvent ainsi la chercher au lavoir afin de l’aider à pousser sa brouette. Fort peu complaisant à l’ordinaire, il se mettait cependant en avant pour les besognes de ce genre, car il aimait paraître grand garçon et montrer sa force.

— Êtes-vous donc déjà rentrés ? lui demanda Éveline.

— Moi, oui ! je suis rentré, tu le vois bien…, eux, ils sont encore à bavarder.

— Votre travail est-il fini ?

— Fini ! Au train dont nous allons, je ne sais pas si nous le finirons… Quand le « monsieur » est là, tout se passe en paroles… Et moi, je les gêne ; ils m’envoient faire un petit tour…

Éveline ne put s’empêcher de sourire et elle dit pour le taquiner un peu :

— Tu es trop jeune pour savoir tout ce que disent les grandes personnes.

Il haussa les épaules.

— Trop jeune ! Je le sais pourtant bien, ce qu’ils disent !… C’est de toi qu’ils parlent…, si tu ne le savais pas, je peux te l’apprendre.

Éveline ne répondit pas ; il fit claquer sa langue.

— Quand tu seras mariée avec le « monsieur » de la Commanderie, je pense que tu seras fière ! Tu ne regarderas plus ceux de notre rang… probable !…

— Es-tu fou, toi aussi ! dit Éveline.

— Tu aurais peut-être mieux aimé un autre que je connais…, qui est plus jeune et qui a de belles moustaches… Mais ses terres ne sont pas larges, à celui-là, et grand-père le reçoit mal !… Hi ! Hi ! il le reçoit mal, grand-père !

Éveline lui montra la brouette.

— Aide-moi, dit-elle ; cela vaudra mieux que dire des sottises.

Mais le petit gars était lancé.

— Ce n’est pas vrai, ce que je dis, peut-être ? Ce n’est pas vrai que tu écrivais en cachette à un de l’armée ? Sur du papier bleu que tu avais glissé dans une doublure de ton calepin à aiguilles ? Ce n’est pas vrai que tu vas quand même te marier avec le « monsieur » ? Tu as raison, tante Éveline ! Tu as raison ! Tu seras riche… et puis au moins, celui-ci, il ne mourra pas à la guerre ! Tandis que l’autre… dame ! il y a des chances !

Éveline le regarda stupéfaite, ne sachant trop si elle devait rire ou se fâcher.

— Tu vois que je sais tout sans que vous m’ayez rien dit. Il n’y a plus qu’une chose que je ne sais pas…, dis-la-moi, tante ! dis-moi quel jour tu seras la mariée ?

Elle hésita un instant et puis les mots qu’elle devait dire à son père se précipitèrent à ses lèvres et elle ne sut pas les retenir.

— Je ne veux pas épouser Honoré de la Commanderie… Je ne l’aime pas… Je ne l’épouserai jamais ! C’est Maurice que j’aime et je l’épouserai dans trois semaines.

Elle était devenue si pâle tout à coup que Bernard la crut en colère.

— Tu as bien tort de te fâcher, dit-il ; épouse qui tu voudras ! Épouse Honoré…, épouse Maurice… épouse le diable !

— Je ne suis pas fâchée… Je t’ai dit la vérité, puisque tu es si curieux.

— Tu n’as pas dit cela à grand-père ?

— Non, mais je vais le lui dire tout à l’heure.

— Tu ferais mieux de rester tranquille, affirma-t-il gravement. Et puis, tiens ! tu me fais perdre mon temps avec tes histoires de galants ! Achève de charger la brouette.

— Elle est assez chargée ; je porterai le reste.

Il eut un geste d’agacement ; prenant le paquet de linge mouillé qu’Éveline tenait sur ses bras, il le joignit au sien.

— Tu n’auras qu’à suivre, dit-il, si tu peux !

Et, sans reprendre haleine, à grandes foulées, il poussa la brouette jusqu’en haut du raidillon.

Derrière lui, Éveline montait légèrement. De même que Bernard était fier de montrer sa force, elle se sentait vaillante pour avoir dit deux fois son secret d’amour. Elle eût voulu le crier à son père et à Honoré, le crier à tous pour sa délivrance et pour sa joie.

Bernard mena la brouette dans le jardin.

— Aide-moi encore à installer les cordes, lui dit-elle, afin que j’étende vite et que mon linge ait le temps de s’égoutter avant la nuit.

Mais lui, son effort d’homme accompli, prétendait ne pas s’arrêter à ces petites besognes. Il attacha le bout d’une corde à une branche, puis il s’en alla, disant :

— Il faut que je fasse boire les bêtes ; je ne peux pas être à la fois au four et au moulin.

Éveline prit donc le lourd paquet de cordes et, à reculons, elle commença à le dérouler. Au bout de l’allée, elle se haussa pour le passer dans la fourche d’un pommier. À ce moment, Honoré et Mazureau revenaient par le routin longeant le jardin. La tête basse, la veste sur le bras, Mazureau écoutait Honoré qui parlait avec animation. Ni l’un ni l’autre ne voyaient Éveline. Elle s’immobilisa, les bras hauts, appuyée au tronc de l’arbre. Quelques paroles vinrent jusqu’à elle.

— Tout ce que vous voudrez ! disait Honoré… Pour la question de la terre, c’est entendu… La parcelle est à vous ou le diable s’en mêlera… Je n’ai qu’un signe à faire pour avoir l’argent… Mais je voudrais au moins une parole.

— Je te l’ai donnée, répondit Mazureau.

Le gars hocha la tête et continua plus bas :

— C’est que…, je l’estime bien, votre parole… mais, pour cette affaire, j’aimerais tout de même mieux la sienne.

Éveline tressaillit.

— J’aimerais mieux avoir la sienne, disait Honoré…, et jusqu’à présent, elle ne me l’a point donnée.

À ce moment, ils arrivèrent tout près d’elle et ils l’aperçurent.

Honoré dit, galamment :

— Voici la demoiselle de chez vous, Mazureau…, celle qui réveille les sages et fait rêver les fous… Éveline, levez-vous vos jolis bras pour attacher la corde où se pendront vos soupirants d’amour ?

— Je lève les bras, dit-elle, pour accrocher ici ma corde de lessive et je ne peux pas y réussir.

— Je pourrais peut-être vous aider, Éveline ?

— Vous seriez bien aimable ! répondit-elle aussitôt.

Mazureau continua son chemin et le gars, pénétrant dans le jardin, s’approcha tout frétillant.

Éveline lui donna le paquet de cordes qu’il jeta fort adroitement par-dessus la branche pour le rattraper ensuite. Et, en quelques minutes, il eut fixé la corde à quatre ou cinq autres branches, comme il fallait.

Sans perdre de temps, Éveline avait commencé à étendre son linge. Il revint tout près d’elle, mais il se trouva soudain gêné pour lui tourner ses phrases habituelles de beau diseur. C’est qu’il était trop heureux de l’accueil inattendu qu’elle venait de lui faire après ces jours de froideur. C’est aussi qu’elle lui apparaissait bien jolie et troublante, en sa toilette un peu lâchée qui laissait à nu ses bras frais lavés et sa gorge blanche dont l’agitation était visible !

Il risqua à voix basse, quelques mots tremblés.

— Vous êtes belle, Éveline !

Elle, voyant la direction de son regard, fronça les sourcils et rajusta le haut de son corsage.

— Vous êtes belle…, et je vous sais gré de m’avoir permis de vous le dire ce soir !

Elle le regarda bien en face.

— Je ne vous ai donné aucune permission nouvelle ; si vous l’avez cru, vous vous êtes bien trompé !

Il recula un peu. Son espoir s’en allant encore une fois, il fut tout de suite dégrisé et maître de ses paroles.

— Vous savez parler net, dit-il, quand vous le voulez… Moi, de mon côté, je ne suis plus à l’âge où l’on se laisse endormir par les berceuses des coquettes.

— Vous êtes à l’âge où l’on marchande ! dit-elle vivement.

— Vous êtes méchante, ce soir, Éveline !… Vous savez bien que, lorsque je vous ai priée d’amour, je n’avais pas l’air d’un homme qui propose un marché.

Elle répondit avec un peu d’humeur :

— Non ! avec moi, vous n’avez pas trop marchandé, mais vous ne faites que cela avec mon père. Tout à l’heure encore je vous ai entendus discuter tous les deux.

Elle avait interrompu son travail et ils se tenaient l’un devant l’autre, les bras ballants comme deux adversaires qui se surveillent.

— Vous me détestez ! dit-il ; vous avez attendu longtemps avant de me le faire comprendre.

Elle répondit :

— Non ! je ne vous déteste pas ! Je n’ai aucune raison de vous détester ! Et si vous ne m’aviez demandé que de l’amitié, je vous en aurais donné, à vous comme à d’autres… Mais vous m’avez demandé davantage et il n’est pas en mon pouvoir de vous satisfaire.

Honoré sourit amèrement.

— À tant marchander, comme vous dites, j’ai laissé passer la belle occasion. Je suis venu trop tard ou bien il s’en est trouvé un pour lancer la folle enchère…

Éveline s’énervait ; elle jeta nettement :

— Oui ! il s’en est trouvé un !

— À la bonne heure, fit-il ; si vous m’aviez dit cela tout de suite, je ne vous aurais pas importunée comme j’ai fait…, et maintenant, il n’y aurait pas de gêne entre nous… Vous avez peut-être manqué de franchise, Éveline.

— J’ai manqué de courage, dit-elle et vous, vous n’avez pas été clairvoyant. Mais l’heure est venue de s’expliquer. Je ne vous épouserai pas, Honoré… d’ici peu de temps, j’en épouse un autre.

Il fut un moment décontenancé.

— Que vous ne désiriez pas m’épouser, dit-il enfin, je n’étais pas loin de le croire…, mais que vous en épousiez un autre bientôt, cela m’étonne un peu.

— Je serai mariée dans un mois !

— Il n’y a que vous qui le sachiez, remarqua-t-il, votre père l’ignore assurément.

— Mon père l’ignore, mais il va le savoir tout à l’heure.

Le gars leva son chapeau.

— Je vous demande pardon, Éveline ! J’espère que vous ne m’en voudrez pas… J’avais rêvé votre bonheur et le mien.

— Je ne vous en veux pas, dit-elle, mais il n’y faut plus songer.

Honoré s’en alla et sa démarche était celle d’un pauvre petit vieux, bien las d’avoir pioché la terre toute une grande journée au soleil.

Éveline au contraire avait repris son travail et elle allait rondement.

— En voici encore un qui sait maintenant, pensait-elle ; je me forgeais des chimères ! Ce n’était vraiment pas si difficile ! Pendant que je suis en train, je vais prévenir mon père et ce sera fini… ce sera fini !

À la nuit tombée, quand Honoré fut parti et Bernard couché, Mazureau, qu’une rage de dents tourmentait, sortit dans le courtil. Bravement Éveline se présenta devant lui et elle lui dit pour commencer :

— Père, il me reste, dans une bouteille, un peu d’eau calmante pour les dents.

Il répondit d’abord par une sorte de grognement. Puis, comme elle ne bougeait pas, il fit le geste de l’écarter avec sa main et il dit, de fort méchante humeur :

— Va donc te coucher !

Et elle s’en alla bien sans parler davantage !


CHAPITRE VIII


Mazureau était dur au mal ; depuis qu’il avait atteint l’âge d’homme, on ne l’avait presque jamais entendu se plaindre.

Il souffrait pourtant assez souvent des dents. Un jour, il s’en était fait tirer une par le voisin Léperon qui n’était pas maladroit et qui avait des outils appropriés. Il s’agissait d’une grosse dent durement racinée ; le voisin l’avait agrippée cinq fois entre ses pinces rouillées.

À la quatrième reprise, voilà l’opérateur pâle, suant et le cœur chaud… Sa femme s’était approchée, le croyant prêt à passer de la petite mort.

Sur sa chaise, Mazureau goguenardait :

— Remets-toi !… Remets-toi !…, et prends tout le temps qu’il te faudra, mon ami !

Si bien que le gars Léperon, furieux, s’était précipité sur lui et cracracra ! d’un tour de main avait fait sauter la dent jusqu’au plafond.

On avait longtemps parlé de cette séance au village de Fougeray !

Non ! Mazureau n’était pas très sensible et une mauvaise dent ne l’empêchait ni de manger ni de travailler. Pourtant elle le tenait en éveil tout comme un autre.

D’habitude, il prenait son couteau ou une grosse pointe et il coupait, piquait, se dévastait la mâchoire jusqu’à ce que le chicot sortît. Cette fois la dent tenait bon et il ne fallait pas espérer en venir à bout par ce procédé.

Mazureau s’en fut dans la grange, chercha à tâtons dans sa boîte à outils. La tenaille était un peu grosse ; il prit le bec de corbin et crocha dans la gencive. Mais la dent resta inébranlable.

Le bonhomme rejeta l’outil et revint à la maison, la bouche ensanglantée.

Bernard ronflait. Mazureau se coucha, dans l’espoir que la douleur s’endormirait à la longue. Ce fut en vain qu’il s’immobilisa : la dent travaillait, déchirait, perçait, frappait inlassablement.

Redressé sur son séant, il se mit à songer. Avec une dont mauvaise qui vous martyrise, il n’est pas facile d’avoir des idées joyeuses et couleur de beau temps. Tous les souvenirs du jour irritèrent Mazureau ; et, particulièrement, le débat qu’il avait eu avec Honoré revint lui échauffer le sang.

Pour l’affaire des Brûlons, il manquerait, selon toute apparence, sept ou huit mille francs. Peu de chose en somme ! et avec celui de la Commanderie comme soutien, il n’y avait rien à craindre. Or, il promettait, Honoré, il promettait tout ce qu’on voulait, mais pour plus tard, lorsqu’il serait marié, ne voulant sortir ses écus qu’à bon escient.

Plus d’une fois déjà, Mazureau avait pensé le tenir, mais le gars lui échappait toujours au dernier moment. Tant que l’argent ne serait pas là, dans l’armoire, tous les projets pouvaient s évanouir comme fumée au vent.

Mazureau pensait bien qu’Éveline céderait finalement ; il n’avait pas de doutes sur ce point… Mais il ne fallait pas que ce manège se prolongeât longtemps, car la vente n’était pas très éloignéeet, d’un autre côté, le gars pouvait se lasser.

Mazureau, rageusement, se pétrit la mâchoire. Quel imbécile, cet Honoré, qui, avec tous les maîtres atouts dans son jeu, n’en finissait pas de gagner la partie ! Plus tard, quand tout serait réglé, en ordre, sur papier de notaire, avec les signatures au bas des écrits, eh bien ! malgré ses écus, il ne tiendrait pas le haut bout dans la famille, ce méchant tortu à sang pâle !

Des idées confuses assaillirent Mazureau. L’image de sa défunte flotta un instant sur le fond obscur de sa pensée. Il la revit, si douce, si flexible, si fâcheusement étrangère aux calculs d’orgueil et d’intérêt… Pour se marier avec lui, elle avait, en sa jeunesse, refusé un riche gars de Saint-Étienne… Si elle revenait à cette heure, elle serait peut-être à côté d’Éveline, pour l’amour et contre la raison.

Allons donc, Mazureau ! Tu as peiné toute ta vie et usé ton corps et durci ton âme… Tu as été seul dans le droit chemin ; tous les tiens ont été fléchissants et insoucieux d’honneur… Il a fallu tous les redresser… Et parce que tu n’avais point d’aide, tu as semé longtemps en vain… Maintenant voici la récolte et tu jetterais la faucille ! Tu fermerais ta grange, Mazureau, alors que tu peux la remplir jusqu’aux chevrons !

Folie ! déshonneur ! lâcheté !

Lâcheté d’autant plus coupable, qu’il y aura, après toi, quand tu seras couché avec tes anciens dans la terre des Brûlons, qu’il y aura encore un Mazureau de Fougeray capable de porter haut le nom de la famille… Il y aura Bernard Mazureau, le seul héritier franc de Mazureau le Riche.

Bernard ferait aux Brûlons de grands sillons et de belles semailles ! On n’allait pas renoncer à cette gloire à cause d’un enfantillage ! Ces jeux d’innocents avaient assez duré.

Mazureau s’étendit sur le dos. La douleur lui tenaillait toujours la joue, mais son inquiétude orgueilleuse eût suffi à lui tenir les yeux ouverts. La crainte de voir lui échapper cette parcelle des Brûlons était plantée en un point sensible de son cœur comme, en sa mâchoire, cette dent inébranlable.

Il ne dormit pas une minute. Au chant du coq il se leva et, une fois encore, il essaya en vain de faire sauter sa dent.

Puis, ce fut l’aube. Bernard vint dans la grange rejoindre son grand-père. Ils pansèrent leurs bêtes et se préparèrent pour le travail du jour. Honoré devait venir les aider. À l’heure de la soupe, Mazureau remarqua qu’il n’était pas encore arrivé.

Bernard sourit.

— C’est vrai ! il n’est pas venu, ce matin, le « monsieur » ! Il voulait donc vous parler en secret, hier…, que vous m’avez fait signe de partir ?

Mazureau ne répondit pas et Bernard continua d’un air malin :

— S’il ne revient pas ce matin, c’est peut-être qu’il n’est pas très content… Tante Éveline a dû lui faire un petit compliment bien tourné… S’il l’a trouvé de son goût, il n’est pas difficile.

— Qu’a-t-elle dit, Éveline ?

— Ce qu’elle a dit au « monsieur » ? Je ne le sais pas au juste… Mais, à moi, elle a dit qu’elle se mariait dans trois semaines avec ce Maurice que vous connaissez bien… Et elle n’avait pas l’air craintive du tout !

Mazureau grommela :

— Elle ferait mieux de se taire et toi aussi ! Je suis fatigué d’entendre parler de ce pars de rien !

— Pourtant, tante doit vous en parler encore… elle me l’a très bien dit et elle semblait tout à fait décidée.

— Qu’elle essaye ! Elle n’en dira pas long !

Dans la matinée, comme Mazureau se disposait à aller trouver le voisin Léperon pour cette dent infernale, il reçut la lettre de Maurice.

Elle commençait très simplement, cette lettre, et de façon directe :

Je vous écris pour vous demander votre fille en mariage. Nous comptons nous marier dans peu de jours, probablement le 4 juin…

Il y avait ensuite plusieurs phrases d’honnêteté banale ; Mazureau ne les lut point. Froissant la lettre, il la jeta dédaigneusement à terre.

À ce moment, ayant porté la main à sa joue, il constata que sa dent ne lui faisait plus mal. La contrariété avait coupé la douleur, tout net, comme un baume de sorcier.

Il se décida à brusquer les choses. Le soir même, en revenant des Brûlons, il fit un détour par la Commanderie. Par chance, il trouva Honoré sur le chemin, devant sa cour, et il l’aborda franchement.

— Nous ne t’avons pas vu aujourd’hui, dit-il ; es-tu donc fâché contre nous ?

Honoré rougit brusquement.

— Qui a pu vous faire croire cela ?

— Tu as été un moment dans le jardin, hier au soir, avec Éveline… Je supposais que, peut-être, elle n’avait pas parlé à ton gré.

Honoré répondit vivement, jetant ses mots :

— Non ! elle n’a pas parlé à mon gré…, puisque vous voulez que je vous le dise… Ses paroles m’ont étonné, après les vôtres…, elle m’a appris qu’elle se mariait dans quelques jours…

Mazureau se mit à rire.

— Et tu as cru ce qu’elle te disait ? Pour un homme de ton âge, tu n’es pas difficile à engeigner !

— Je ne suis pas difficile à engeigner ! c’est possible !… Mais je suis moins aveugle que vous ne le pensez…, peut-être même moins aveugle que vous. Il est bien certain pour moi, maintenant, que votre fille nous a joués tous les deux.

— Non ! non ! et non ! Éveline a toujours agi selon mon désir et jamais contre moi elle ne fera rébellion ! Viens chez moi demain matin, tu en auras la preuve… L’intention d’Éveline a été de rire un peu à tes dépens et toi, pauvre, tu l’as écoutée en toute innocence !

— Je n’irai pas chez vous, dit Honoré… Encore une fois, je vous dis que j’ai fini par comprendre que ma place n’était pas à la Marnière. Votre fille se marie et, ni demain, ni après-demain, ni les autres jours, vous ne m’aurez à votre disposition pour préparer sa noce.

Un flot de sang empourpra la figure de Mazureau ; derrière son dos, ses poings se crispèrent.

Ce chétif qui était là, devant lui, avoc quelle joie il Teût pris par le cou pour le plier, lui aussi, à sa volonté !

Il perdit un peu la maîtrise de sa pensée et il ne put s’empêcher de dire :

— Tu dois cependant venir ! Tu as fait inscrire ton nom en face du mien comme sursitaire d’armée. Si tu ne viens pas, ils te renverront au régiment.

— Qu’ils viennent donc me chercher ! dit Honoré. Je n’irai plus chez vous… Il ne faut pas vous fâcher, Mazureau, mais vous comprenez bien que c’est impossible puisque votre Éveline se marie !

— Elle se marie ! Elle se marie ! Bien sûr ! mais c’est avec toi qu’elle se marie !

— Faites-la donc changer d’idée ! dit Honoré, après, nous pourrons reparler de cette affaire.

Là-dessus, il s’en alla du côté de chez lui. Mazureau, resté seul au milieu du chemin, lui cria encore, sur un ton de commandement :

— Viens chez nous, demain matin, sur les onze heures… J’ai besoin de toi.

— Vous êtes bien honnête, répondit le gars, mais je n’irai point.

Le lendemain à dix heures et demie. Honoré arrivait à la Marnière.

Ayant passé toute la nuit en agitation, il s’en était allé dès l’aube faire un tour dans la plaine. II s’était donné le prétexte d’aller voir ses prés, sa vigne, d’aller voir aussi des clos écartés qu’il possédait du côté de Quérelles.

Et il n’avait vu ni les prés, ni la vigne, ni les champs de Quérelles. Marchant au hasard, il n’avait rien vu.

Au retour, d’humeur piteuse, il s’était assis au pied d’un petit mur du côté des Jauneries ; il n’était pas pressé de rentrer à la Commanderie !… à la Commanderie où l’oncle lui dirait comme à l’habitude :

— Est-ce aujourd’hui que tu vas demander ta cousine de Montverger ?

De l’endroit où il était, on voyait très bien les grands murs tristes de la Commanderie ; on voyait aussi, sur la gauche, monter dans l’air tranquille une fumée mince qui devait sortir de la cheminée de la Marnière…

S’étant relevé. Honoré prit le chemin de chez lui, fit, dans cette direction, dix pas traînants et s’arrêta. Puis il marcha soudain dans la direction de la Marnière.

Mazureau était à la maison.

— Tu es venu tout de même ! dit-il ; tu es venu préparer la noce, non pour un autre mais pour toi.

Le gars balbutia :

— Je ne suis pas venu pour ça…, vous m’aviez dit que du travail m’attendait… Comme je passais en ces côtés, je suis entré voir.

— C’est aujourd’hui dimanche, il n’y a rien de pressé… Rien, hormis mon désir de te tirer de peine. Je vais appeler Éveline.

Honoré se troubla.

— Je ne veux pas ! dit-il ; je ne veux pas que vous la tourmentiez davantage à cause de moi.

Mais Mazureau :

— As-tu toujours ton idée pour elle ? À cette heure, il faut répondre bien franchement.

— Oui, dit Honoré…, mais je sais qu’elle ne veut pas se marier avec moi. Si vous la tourmentez, je m’en vais tout de suite.

Mazureau n’écoutait pas ; sortant dans la cour, il appela Éveline.

Elle vint du fournil. Tout de suite, en les voyant là, elle comprit ce qui se passait. Elle pâlit, son cœur prit à battre sur une cadence affolée.

— Éveline, dit Mazureau, voici Honoré qui vient ce matin te demander en mariage… Tu es en âge de t’établir et lui aussi. Tu manqueras à ma maison, mais je ne veux que ton bonheur… Tu n’as qu’à fixer avec lui la date que tu préfères ; le plus tôt sera le mieux.

Sous les regards dardés de son père, Éveline se sentit pâlir. Elle se tourna vers Honoré ; la tête basse, l’air honteux, il marchait vers la porte. Elle le devina aussi peu vaillant qu’elle-même et cela la redressa.

— Père, dit-elle, je vous remercie et je remercie Honoré. Je lui ai dit, hier, que mon intention n’était pas de me marier avec lui.

Elle ajouta, d’une voix entrecoupée mais nette cependant :

— Mon intention est de me marier avec Maurice dès qu’il pourra avoir une nouvelle permission. Je pense que ce sera bientôt.

Au cœur de Mazureau la colère flamba. C’était l’écroulement de tout et il n’était pas de ceux qui se lamentent ou qui se résignent.

Il se leva droit ; un brusque désir lui vint d’empoigner ces deux faibles qui étaient là et de les choquer l’un contre l’autre.

Sa main droite s’abattit sur l’épaule d’Honoré qui s’éloignait.

— Reste une minute, dit-il rudement ; elle te doit des excuses.

Sous sa main gauche, Éveline plia.

— Fille de rien ! Qui t’a donc appris à jouer la comédie ? As-tu pensé te moquer impunément de celui-ci qui est honnête et dont la demande te fait gloire ? As-tu pensé le berner au profit d’un galvaudeux ?… As-tu donc perdu la raison, fille Mazureau ? Ne sais-tu pas que, sous mon toit, ma parole est respectée et que jamais personne ne l’a tournée en dérision ?

La voix du grand vieux montait ; les éclats de sa colère devaient aller jusqu’à la route. Une fille qui passait s’arrêta pour écouter.

Alors Bernard qui se tenait dans le courtil, l’oreille au guet, se décida à pénétrer dans la maison.

— Il y en a une qui écoute ! dit-il.

Mazureau continua plus fort :

— Je voudrais qu’il y eût tout le voisinage pour la honte de celle-ci !

Bernard s’était à nouveau penché vers la porte. Il reprit, vivement :

— Et puis voici quelqu’un qui vient. C’est la cousine de la Baillargère… Je ne sais pas ce qu’elle a !

Comme il achevait, Marie entra.

Marie entra, la figure décomposée, méconnaissable. Sans s’occuper des autres, elle vint près d’Eveline, et, gauchement, de ses deux rosses mains inhabiles aux caresses, elle la prit par le cou, elle l’attira sur sa poitrine.

Mazureau, surpris, avait lâché le bras de sa fille ; sa colère fut prompte à revenir.

— Marie Sicot, je suis content de te voir, dit-il ; mais nous sommes en arrangement et tu viens te mêler à nos affaires sans invitation.

Marie leva des yeux suppliants.

— Laissez-la tranquille, dit-elle ; il faut que je lui parle.

Et, dans son trouble, elle montrait un petit carré de papier qu’elle tenait.

Alors Éveline se mit à trembler.

— Il est blessé, cria-t-elle… Marie ! c’est que Maurice est blessé ?

Mazureau dit rageusement :

— C’est-il toi, Marie, qui reçois les nouvelles de ce galvaudeux pour les apporter chez moi ?

La fille se retourna.

— Méchant homme ! cria-t-elle ; ne parlez pas de la sorte ! Si vous saviez !… Non !… Taisez-vous ! Vous devriez mourir de honte !

Elle bredouillait, soulevée d’indignation. Malgré elle, à la fin, elle jeta son papier sur la table et l’aveu sortit.

— Maurice ! il est mort !

Éveline, d’un geste de folle, avait porté ses mains à sa tête ; ses yeux s’agrandirent, puis chavirèrent et elle glissa entre les bras de sa cousine.

— Aidez-moi donc ! cria Marie ; voici qu’elle tombe !

Honoré voulut s’approcher, mais Bernard passa devant lui. Prenant sa tante sur ses bras, il la porta dans la chambre et il la jeta sur son lit.

— Voilà, dit-il, tout rouge de l’effort ; elle n’est pas si lourde !

Et sans jeter un coup d’œil derrière lui, il revint dans l’autre pièce.

Mazureau, penché sur la table, lisait le billet du camarade. C’était très bref, quatre lignes à peine. Le camarade avait écrit à la hâte. Désireux cependant de faire une lettre belle et solennelle, il avait écrit, comme un gradé :

Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous rendre compte que Maurice Lémery est mort au champ d’honneur, hier soir, à dix-sept heures. Il n’a pas souffert, ayant été tué net par un éclat d’obus. C’était un frère pour moi…

Il y avait ensuite une dizaine de mots rayés. Le camarade avait voulu dire le déchirement de son cœur, mais il n’avait pas su terminer convenablement sa phrase et il avait signé.

Quand Mazureau eut fini de lire, il ôta son chapeau et tendit la lettre à Honoré. Celui-ci se découvrit aussi. Tous deux, un moment, se tinrent silencieux et graves comme devant un mort.

Et puis ils sortirent dans le courtil pour parler de leurs affaires.

Bernard, lui, ne s’était point découvert. Ayant lu la lettre, il prit un crayon et marqua deux fautes

qui s’y trouvaient.

DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER


— C’est-il aujourd’hui que tu vas demander ta cousine de Montverger ?

L’oncle Jules, chaque dimanche, commençait par poser cette question à Honoré.

Ce matin-là, c’était en se mettant à table que cette idée revenait au bonhomme. Probablement, parce que la table était plus mal servie encore qu’à l’ordinaire.

Honoré ne répondit pas.

Le vieux ayant attaqué sa soupe qui lui semblait d’un goût bizarre, cherchait la salière et ne la trouvait pas. Honoré se leva, alla fureter dans un buffet et finit par rapporter un peu de sel au fond d’une tasse. L’oncle sala sa soupe, puis il la goûta de nouveau ; ce n’était pas encore bien ! La soupe devait être une vieille soupe, plusieurs fois réchauffée et où le chien, peut-être, avait lapé.

— Si nous avions celle de Montverger ! murmura l’oncle tristement.

Honoré lui tendit la bouteille.

— Mettez du vin ! dit-il ; avec du vin, vous verrez comme c’est bon !

L’oncle versa du vin dans son assiette et avala la soupe. Il en fut ragaillardi et ne parla plus de la cousine de Montvdrger. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il tînt à celle-ci plus qu’à une autre… Il en parlait par habitude, toutes les fois que cela n’allait pas trop ; aussi, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de sujets de conversation.

L’oncle avait soixante-quinze ans et passait son temps à se quereller avec la servante. Il baissait beaucoup depuis quelques mois, mais, contre la vieille, il tenait encore bon. Il lui reprochait son âge, ses infirmités, sa malpropreté et aussi des choses anciennes, tout ce qu’elle avait fait et tout ce qu’elle n’avait point fait. Malgré qu’elle fût très sourde et que sa voix, à lui, fût grelottante et cassée, il savait encore bien la faire entendre et il ne manquait pas de souffle pour la honnir.

La soupe mangée, l’oncle Jules, mis en appétit, ouvrit son couteau et coupa un morceau de fromage. Puis ses yeux errèrent…, il n’y avait pas de pain sur la table !

Honoré se leva de nouveau et passa dans la pièce voisine où était la boite panetière. Il n’y avait pas de pain dans la boite… Mais tout au fond de la pièce, sur une petite table, un coq nain picotait des grignons durs ; il piochait du bec, grattait et éperonnait la table pour envoyer des miettes à deux poules qui étaient restées à terre.

Honoré sortit dans la cour, cherchant la servante. Elle traînait ses sabots aux abords du poulailler. Il lui fit un signe d’appel mais elle ne bougea point. C’était son habitude, à elle, de ne pas se trouver dans la maison pendant qu’ils mangeaient. Pour la faire rentrer, il fallait un événement.

Honoré rusa. Courant à la petite table il attrapa une poule et, revenant au seuil, la leva, gloussante et hérissée, au-dessus de sa tête.

Tout de suite, la vieille revint, très inquiète. Honoré lâcha la poule et cria :

— Nous n’avons pas de pain ! où donc est le pain ?

Par chance la bonne femme entendit du premier coup.

— Il n’y en a pas ! dit-elle.

Honoré ne put se tenir d’observer :

— Il n’y en a pas pour nous…, il y en a cependant pour vos poules ! Passe pour moi, je m’arrangerai autrement, mais l’oncle Jules ne sera pas content !

La servante entendit très bien ces derniers mots. Elle ferma à demi les yeux, pinça les lèvres et précéda Honoré dans la cuisine. L’oncle attendait ; pour passer le temps, il s’amusait à refaire le fil de son couteau sur le bord de son assiette.

La servante poussa vivement l’attaque.

— Vous ne pouvez pas manger sans me déranger dans mon travail ? dit-elle… Et puis, dites donc ! il n’est pas nécessaire d’abîmer ma vaisselle !… Si vous ne faites rien d’utile tout au long des jours, ne faites pas de sottises au moins !

L’oncle riposta aigrement :

— Si je ne travaillais pas plus qu’une que je connais, la maison serait une maison perdue avant longtemps… Il y en a comme ça dont tout le courage est en paroles…

Il ajouta, directement :

— Si vous pouviez seulement, une fois dans votre vie, mettre la table à peu près comme il faut…

— Qu’est-ce que vous dites ? clama la vieille sourde.

— Je dis que je n’ai pas de pain !

— Du pain ?

— Oui, du pain ! vous entendez bien quand vous voulez, oreille du diable ! Du pain ! du pain !

La vieille se redressa sur sa canne et, d’une voix triomphante :

— Il n’y en a pas une miette !

Honoré, cependant, apportait un petit morceau de miche qu’il venait d’enlever au coq. L’ayant un peu paré et épluché, il le posa devant l’oncle qui fit la grimace. Mais la servante jeta les haut cris :

— C’est pour mes poules, ça ! C’est le reste aux poules ! Vous n’êtes pas dégoûtés de manger le reste aux poules !

Entendant cela, l’oncle s’empressa de déclarer que ce bout de miche valait du gâteau, qu’il était tendre et sentait la belle farine de froment, que lui, Jules Bertaut, voudrait en avoir comme ça jusqu’à son dernier jour. Et il se mit à mordre à même au risque d’y laisser ses dernières dents.

Honoré ayant trouvé une pomme de terre froide achevait de déjeuner ; et il ne souriait pas beaucoup.

La servante s’en prit à lui.

— À qui la faute si nous n’avons pas de pain ? As-tu réclamé tes droits à la mairie ? Pour se laisser voler, il n’y en a pas comme toi !

Honoré haussa les épaules ; chaque jour, à présent, cette question du pain revenait aux lèvres radoteuses.

Au village, personne ne manquait de pain malgré le rationnement. Le boulanger, certes, pesait plus chichement qu’à l’habitude son mauvais pain gris, mais il y avait, chez ceux qui boulangeaient eux-mêmes, de belles fournées clandestines destinées aux voisins.

À la Commanderie, à cause des deux anciens qui n’avaient pas été comptés parmi les travailleurs, la ration de pain de boulanger était assez mince ; suffisante cependant, car la servante ne prenait guère que du lait. Mais la vieille prétendait disposer de sa part complète pour la faire manger à ses poules. S’étant avisée aussi que, par le jeu des lois, la miche de boulanger se trouvait moins chère que le blé, qui était moins cher que le maïs, qui était moins cher que l’avoine, elle avait fini par trancher aussi dans la part de l’oncle et dans celle d’Honoré. Si bien que le pain manquait constamment.

Pour accroître la ration de ses bêtes, la vieille était allée réclamer une part complète à la mairie. Le bonhomme maire — un contemporain pourtant — l’avait mal reçue ; comme elle insistait, il avait cogné sur la table.

— Si tu n’as pas de pain, mange de la fripe !

Maintenant, chaque jour, elle harcelait Honoré pour qu’il fit une réclamation ; et elle rappelait cruellement à l’oncle Jules — ancien conseiller municipal — qu’il aurait pu être maire s’il avait été plus capable de comprendre les affaires.

— Si vous voulez du pain, réclamez votre droit ! répétait-elle.

L’oncle jeta, de sa petite voix aiguë :

— Mon droit, c’est de manger avant les poules !

Honoré sentit que la discussion allait rebondir. Il ferma son couteau et quitta la table.

L’oncle se leva aussi, après avoir mis dans sa poche le reste de son pain. Puis il sortit sa tabatière ; machinalement, car depuis plusieurs jours, la tabatière était vide. Il l’ouvrit cependant, la secoua sur sa main, y plongea le nez…, il n’y avait plus rien, à peine une vague odeur.

Alors il dit tristement, avec un soupir :

— Tu devrais bien aller demander ta cousine de Montverger !

— Vous n’aimez pas mieux que j’aille vous quérir pour quatre sous de tabac ? demanda Honoré.

Le vieux leva ses yeux bordés de rouge.

— Tu sais où il y en a ?

— Non ! mais je sais qu’Armand Mazureau emplit sa tabatière tant qu’il veut, avec de la poussière de bois pourri et du poivre doux.

L’oncle Jules murmura, déçu :

— Tu ferais mieux d’aller chercher celle de Montverger !

Honoré leva la tête. Le portrait de la cousine de Montverger était là, devant lui, sur une photographie qui avait été faite à l’occasion d’un mariage. Elle se tenait en avant d’un groupe, raide en ses beaux atours. Haute comme un homme, avec des épaules carrées, un gros menton et une moustache pâle, elle n’était vraiment pas trop belle. Honoré songea qu’elle était réputée pour sa mauvaise haleine.

— Tu vas aller à la mairie, réclamer notre droit, disait de son côté la vieille servante.

— Entendu ! dit Honoré.

Gagnant vivement la porte, il s’évada.

— Il faut que j’aille chercher la cousine de Montverger, quatre sous de tabac, mon droit…, et aussi une corde pour me pendre, murmurait-il en traversant la cour.

Derrière lui, dans la maison, la discussion avait recommencé. Les deux vieux, au moins, savaient comment passer leur journée ! La dispute entretenait leur santé et comblait les heures.

Sur la route, Honoré hésita. Que faire ? Où aller ? La ville était à deux lieues ; d’ailleurs un sursitaire ne pouvait, même le dimanche, quitter sa commune sans autorisation. Il fallait donc rester au village ; mais, à Fougeray, il n’y avait que des vieux grognons et des femmes qui regardaient Honoré de travers en songeant à ceux qui se battaient…

Le seul refuge était la plaine. Honoré coupa à travers champs. Le temps était lumineux et doux ; quelques nuages flottaient, très blancs, avec des franges transparentes. Il n’y avait pas de vent, mais seulement quelques souffles errants qui passaient sans appuyer.

Honoré alla s’asseoir derrière un mur face au soleil. Devant lui, s’étendait une luzerne magnifique, haute et compacte comme un fourré. Plongeant des hauteurs bleues, de minces martinets filaient d’un vol rasant et rayaient de leurs ailes aiguës la sombre nappe unie, faite d’innombrables petites feuilles, ouvertes comme des mains sous l’amitié du soleil.

Des odeurs légères et inépuisables montaient de cette jeune verdure.

Les bruits des hommes ne s’entendaient pas ; seuls, des cris d’oiseaux et des crissements d’insectes trouaient, la sourde rumeur végétale épandue en glissants murmures.

Honoré se rassérénait.

S’il avait peu de joies, au moins, il ne connaissait pas les grandes peines atroces. Par cette claire matinée, il pouvait laisser nonchalamment couler les heures… Rien ne le heurterait, son corps ne souffrirait pas…, tandis que d’autres, là-bas, mouraient par milliers.

Il essaya de se représenter l’infernale bataille. Mais il n’avait en sa mémoire que des visions douces et médiocres et il n’arrivait pas à concevoir cette tumultueuse horreur dont haletaient les hommes.

Il songea à ce Maurice qui était maintenant couché quelque part dans les terres d’épouvante, la poitrine trouée…, à ce gars robuste aux yeux flambants dont l’amour avait tenu le cœur d’Éveline en esclavage.

Honoré n’éprouvait pas de jalousie, mais bien plutôt une obscure joie égoïste, la joie d’être vivant, lui chétif, de sentir la douceur du soleil sur ses yeux et, dans ses artères, le bondissement léger du sang.

Tant de jeunes hommes l’avaient méprisé pour sa triste allure, pour ses membres grêles et son regard timide ! Il se rappelait les moqueries cruelles des camarades de son âge… Jamais il n’avait osé prendre part avec eux aux divertissement de jeunesse…

Il goûtait à présent une amère revanche : il l’emportait sur des morts.

Quand il avait vu, huit jours auparavant, Éveline partir en faiblesse à l’aveu de Marie, son dépit, certes, avait été grand ! mais un nouvel espoir s’était levé bien vite en son cœur. D’ailleurs Mazureau lui avait parlé directement, en homme pressé que la passion aiguillonne.

Lui, Honoré, ne serait pas si fou que de risquer sa chance prématurément. Se hâter serait laid et maladroit ; avec de la patience, la victoire viendrait d’elle-même.

Durant cette semaine, il n’était allé travailler qu’un seul jour à la Marnière ; il s’était montré compatissant, mais avec réserve et discrétion.

Aujourd’hui, il n’irait pas s’y promener comme il faisait les dimanches précédents.

Non ! il n’irait pas !… Mais il avait tout son temps sur les bras et cette journée menaçait d’être bien longue.

Le soleil commençait à chauffer le mur au pied duquel il était assis. Il se leva et regarda la plaine. Ses yeux s’arrêtèrent du côté des Brûlons. Il vit que les bêtes de Mazureau y paissaient ; alors il se dirigea de ce côté.

Bernard était là, assis à l’ombre d’un cyprès ; il lisait un journal, son chien à côté de lui. À l’approche d’Honoré, le chien gronda ; Bernard leva la tête, mais tout aussitôt, il se remit à sa lecture.

— Les nouvelles de la guerre sont-elles bonnes ? demanda Honoré en s’asseyant à côté du jeune gars.

— Pas trop ! Ils veulent encore taxer le beurre.

Honoré ne put s’empêcher de sourire.

— Il est déjà taxé…, et cela ne gêne personne en nos côtés.

Bernard s’était replongé dans son journal ; il hocha la tête et, joyeusement :

— Voilà encore les veaux qui enchérissent ! Et les bœufs aussi ! Et les porcs ! Et les porcs !… Ils en font du chemin, les porcs !

— Il renseigne bien, ton journal ?

— Il dit tout. Je l’achète chaque dimanche à cause de cela…, tenez, voyez ! il y a tous les marchés, tous les cours… Ça, c’est le prix des fourrages… ici, les grains…, et puis voici les bêtes…, les bœufs, c’est poids net ; les porcs, c’est poids vif… Il y a la première, la deuxième et la troisième qualité… Là, ce sont les invendus ; quelquefois il n’y en a pas du tout.

Honoré crut pouvoir remarquer :

— D’après ce que j’entends, ce ne sont pas les nouvelles de la guerre que tu lis les premières.

Bernard répliqua aigrement :

— Je suis ici, moi, je ne suis pas à la guerre ! Je travaille à la culture, c’est ma place…, personne ne peut rien me dire… Si j’étais en âge, je serais parti… Je ne voudrais pas rester au pays, si j’étais en âge… Non, par exemple !

Honoré sourit avec amertume. D’un geste machinal il caressa le chien ; la bête gronda, les yeux allumés et, d’un brusque coup de tête, lui heurta la main de ses crocs.

— II n’aime pas qu’on le flatte ! dit Bernard en attirant le chien entre ses genoux, d’un geste protecteur.

— Je suis en pays d’amitié ! pensa Honoré.

Pourtant, il ne s’éloigna point tout de suite. Par de longs détours, il finit par amener la conversation où il voulait ; il parla d’Éveline.

— Est-elle tout à fait guérie, ce matin ? demanda-t-il.

— Vous croyez donc qu’elle a été malade ?

— Elle a eu du chagrin tout au moins.

Bernard haussa les épaules.

— Elle a fait ses petites manières…, oui ! mais je pense bien que c’est fini, maintenant. Ce n’est pas bien la saison de rester au lit à pleurnicher et se faire dorloter. Il y a du travail pour tout le monde chez nous.

Il continua sournoisement :

— Tante Éveline, elle faisait semblant d’être très malade et de ne s’occuper de rien… Elle a bien remarqué quand même que vous n’êtes pas venu travailler hier… Elle a demandé pourquoi.

Honoré se releva.

— Tu es sûr qu’elle a demandé cela ?

— J’en suis sûr en effet ! C’est à moi qu’elle l’a demandé.

Comme Honoré s’éloignait, Bernard ajouta :

— On a parlé d’emmener d’autres hommes ; elle a sans doute peur que vous vous en alliez à la guerre, vous aussi.

Honoré eut envie de ramasser une pierre ! Il se contint pourtant et s’éloigna, suivi, jusqu’à la route, par le chien qui aboyait rageusement à ses talons.

Il passa chez un voisin emprunter du pain pour le repas de midi et rentra à la Commanderie.

L’oncle Jules somnolait au soleil devant la porte. Dans la maison, la servante faisait manger des poussins sur une table. Elle les faisait boire aussi. Ayant creusé, dans le bois de la table, deux petites rigoles, dans l’une, elle leur avait versé du lait et dans l’autre, du café pour leur donner de la force.

Comme il était midi, Honoré fit chauffer une platée de haricots aigres et il mit le couvert, car la servante n’en finissait pas.

Une longue sieste coupa en deux cette interminable journée. Un long repos plutôt, car Honoré ne dormit vraiment bien que dix minutes. Encore, le tourment d’aimer agita-t-il son rêve.

Éveline lui apparut, non point dolente, mais brave et de joyeux visage. Elle était en vente à Quérelles au marché couvert. Boutin, l’expert, la montrait aux chalands, suspendue par les mains à une corde de lessive.

Honoré, des deux mains, jetait ses enchères : des poids de fonte, énormes. Il avait bien de la peine à les saisir par leur petite boucle et le mouvement de ses poings était toujours en retard sur sa volonté.

Étaient là, autour de Boutin, Mazureau, brandissant un papier de notaire ; Bernard, les épaules surmontées d’une tête de chien ; Maurice, riant comme un fou malgré sa poitrine défoncée ; celle de Montverger avec un coq nain sur sa coiffe de cérémonie et d’autres encore dont le visage, à chaque instant, changeait de forme et de couleur.

À tour de bras. Honoré lançait ses enchères. Mais il n’atteignait jamais le but, car, à chacun de ses gestes, Boutin tirait sur la corde et Éveline sautait jusqu’au plafond en disant d’une voix moqueuse :

— Honoré de la Commanderie, pourquoi ne vient-il plus travailler chez nous ? Est-il donc parti en guerre dans les pays étrangers ?

Honoré se réveilla, gêné d’haleine et le cœur palpitant. Redressé, il cherchait à rattraper les images fuyantes du songe inachevé.

— Je suis plus tourmenté qu’un jeune gars bachelier, murmura-t-il. Mais je fais des rêves de marchand ou de beau-père…, et je connais la peine d’aimer, non la douceur.

Sur les bâtiments de la Commanderie, sur les prés, sur les champs riches qu’il tenait d’héritage, son regard flotta tristement. Et il pensa avec un peu d’amertume et d’irritation :

— Avec tout cela, j’étais plus pauvre à ses yeux qu’un insouciant valet !… Si j’étais un homme rancunier, elle ne me verrait plus jamais auprès d’elle et je la laisserais à sa misère entre son père acharné et son triste neveu. Je ne suis pas un homme rancunier… Cependant il est bon qu’elle m’attende un petit moment et je n’irai pas la consoler de son chagrin… À coup sûr, je n’irai pas aujourd’hui.

Ayant pris encore une fois cette résolution, il s’en alla dans son jardin travailler un peu…, et puis vers le soir, après souper, il fila droit vers la Marnière… Ne fallait-il pas emprunter un pain pour ses vieux ?

Il alla donc à la Marnière. Au crépuscule, il y était encore. Marie Sicot était venue, en cette soirée de dimanche, tenir compagnie à sa cousine. Comme Honoré causait avec Mazureau, les deux filles sortirent dans le jardin où il y avait un banc de pierre.

Honoré ne tarda point à sortir aussi et il alla s’asseoir auprès d’elles… Ne fallait-il point parler à Marie d’une certaine question de pacage que Sicot avait tranchée un peu vite à son bénéfice ?

Honoré commença donc par faire la remontrance, mais bonnement, en maître bénévole, avec qui il y a plaisir à s’arranger.

— Je dirai cela à mon père, promit Marie.

Honoré reprit avec un sourire :

— Si vous n’y pensiez pas tout de suite, il ne faudrait pas vous en chagriner. L’affaire est d’importance vraiment petite.

Il n’avait plus rien à dire maintenant et, près de lui, les deux filles se taisaient, attendant qu’il partît. Mais non ! il ne pouvait pas partir encore ! Il se pencha à côté de Marie.

— Éveline, dit-il, je pense que vous êtes maintenant guérie !

— Je vous remercie, dit-elle ; je n’ai pas été malade.

Honoré risqua d’une voix anxieuse :

— Vous n’avez pas été malade de corps, peut-être…, mais vous avez eu du chagrin et le chagrin aussi est une mauvaise maladie.

Il se pencha encore un peu pour l’apercevoir. Elle se tenait droite, les mains sur les genoux et le regard levé au-dessus des arbres du jardin, vers le vague de l’air.

— Le chagrin est une mauvaise maladie…, et c’est la guérison de cette maladie que je souhaite, Éveline !

Il vit la poitrine de la jeune fille se soulever et, tout à coup, le fin profil s’abaissa, les paupières retombèrent. Éveline pleura.

Marie l’avait prise à la taille.

— Elle guérira, dit-elle un peu sèchement…, mais il faut que le temps passe. Vouloir la guérir en huit jours, c’est être un peu pressé !

Éveline eut une sorte de longue plainte.

— Je ne guérirai jamais ! Je ne veux pas guérir !

Honoré se recula un peu sur le banc. Son cœur se serra. Marie s’était tournée vers lui ; elle avait les yeux pleins de larmes, mais elle le regardait sans douceur et d’un air de méfiance.

— Voyez-vous, Honoré, il faut qu’elle pleure…, il faut la laisser pleurer tout à son aise… Elle a une grosse peine ; cela ne regarde pas les gens.

Il ne sut que balbutier.

— Vous avez bien raison !

Alors elle se mit à parler, à parler…

— Celui qui est mort là-bas, tout le monde l’aimait… Il était brave, il était jeune et il était beau… C’était Éveline qu’il avait choisie ; elle avait eu cette chance. Là-bas, quand on l’a mis en terre, il n’y avait personne peut-être pour le pleurer. Est-ce qu’on l’a mis en terre seulement ?… Je ne sais pas, moi, je ne sais pas comment ils font… C’est une chose horrible !… Il faut bien pleurer ! Si elle ne pleurait pas, Éveline, je ne la regarderais plus jamais, jamais !… Je pleure bien, moi ! et je n’étais cependant rien pour lui !

— Vous avez bien raison, répéta Honoré.

Il s’était levé, avait pris son pain.

— Il faut que je m’en aille, dit-il. Bonsoir, Marie ! Bon courage, Éveline !

Il sortit par le jardin et traversa le village. La nuit n’était pas encore tout à fait venue ; cependant de nombreuses étoiles s’allumaient déjà. Autrefois par ces longs crépuscules de mai, les gens sortaient au seuil des maisons et leurs voix sonnaient, vives et douces. Maintenant les maisons étaient fermées à la joie, comme les cœurs.

Pourtant Honoré croisa un groupe de jeunes gens. C’étaient deux soldats permissionnaires avec une escorte de filles endimanchées. Une obscure jalousie le mordit. À ceux-là, les combats, les étonnants dangers, mais tout l’amour et toutes les larmes ; à lui, la vie tranquille et maussade…

Il se demanda un instant s’il avait la bonne part. Et il se demanda aussi s’il arriverait jamais à triompher d’un mort.

Il ne se le demanda pas longtemps.

Malgré cette folie de la quarantaine qui le menait tout juste où il ne voulait pas aller, il était de sens rassis, grand calculateur et bon manieur d’atouts.

Et il lui apparut raisonnablement que sa place était bonne, que son jeu était bon et qu’il devait avoir le dernier mot.


CHAPITRE II


Pour venir de la Baillargère à la Marnière des Mazureau, Marie Sicot ne prenait pas le chemin droit qui passe au milieu du village. Elle faisait un détour, non pas très long, mais assez fatigant, car il lui fallait descendre, par le jardin de chez elle, jusqu’au bord du ruisseau, traverser un pré et grimper ensuite le raidillon de la Marnière qui la mettait hors d’haleine.

Elle passait par là parce qu’elle ne tenait pas à être vue. Son père lui avait fait défense d’aller perdre ainsi, chaque jour, deux heures chez sa cousine.

Sicot était rude et de sang chaud ; bien qu’il n’eût rien contre sa nièce et que toute sa colère fût contre Mazureau, il ne pouvait souffrir ces nouvelles manières. Mais Sicot n’avait jamais été absolument le maître chez lui, à cause de la douce obstination des femmes.

Pendant qu’il tempêtait, jurait, faisait ses menaces, personne ne sonnait mot.

Dès qu’il était parti, Marie se hâtait d’expédier sa besogne et elle disait à sa mère :

— Je pourrais peut-être aller voir si cette pauvre petite se remet.

Parfois, c’était la mère elle-même qui demandait :

— Sais-tu comment cela se passe chez ta cousine ? Avance donc jusqu’à la Marnière… Tu es plus allante que moi.

Alors, Marie prenait sa quichenote, enlevait son tablier de travail et elle courait chez Éveline.

C’est qu’elle n’avait jamais connu un trouble pareil, la douce Marie ! Il ne lui était jamais rien arrivé ; il n’était jamais rien arrivé aux siens. Sa jeunesse avait passé sans joies, sans peines, sa pauvre jeunesse de fille laide mélancoliquement penchée sur les humbles travaux journaliers.

Et voici que, tout à coup, elle était mêlée à cette grande et douloureuse affaire d’amour…, mêlée beaucoup plus intimement qu’elle n’eût osé se l’avouer à elle-même.

Ah oui ! elle y courait chez Éveline, malgré son père et au risque de rencontrer Mazureau qui la regardait de travers et ne lui parlait pas.

— Éveline ! Éveline ! où es-tu, petite ?

Marie arrivait par le jardin, toute rouge de la montée rapide.

Éveline vint de la cuisine où elle cousait près de la fenêtre. Marie se dressa devant elle et, de sa mauvaise jambe, le bout du pied touchait à peine terre.

— Comment vas-tu aujourd’hui ? As-tu retrouvé le sommeil, enfin ?

Une main sur l’épaule d’Éveline, de l’autre, elle caressait la figure blanche aux grands yeux cernés.

— As-tu reposé, cette nuit, petite ? Je suis venue en passant prendre de tes nouvelles.

Éveline se pencha vers elle et l’embrassa.

— Je te remercie, dit-elle. Je me suis assoupie ce matin ; mon père a dû m’appeler deux fois.

Marie demanda tout bas :

— Pourquoi ne t’a-t-il pas laissée dormir ? Sont-ils donc toujours aussi durs pour toi ?

Éveline hésita.

— Ils ne sont pas durs, dit-elle, mais ils ne veulent pas comprendre ma souffrance ; il n’y a que toi, Marie, pour la comprendre.

La vieille fille sentit son cœur mollir ; des larmes lui montèrent aux yeux.

— Oui, dit-elle, je la comprends… C’est que je me mets à ta place, vois-tu, et je souffre comme tu dois souffrir.

Elle ajouta en rougissant :

— Ce matin, j’ai trouvé dans le tiroir de ma commode un souvenir qui vient de lui… C’est son portrait… Il l’avait fait faire pendant son temps de service et il l’avait envoyé chez nous en reconnaissance d’une petite pièce que mon père lui avait donnée, à son départ pour le régiment.

Elle avait tiré de son corsage le portrait soigneusement enveloppé. Elle le mit entre les mains tremblantes d’Éveline.

— Regarde ! dit-elle ; ce n’est pas trop passé ; il a l’air tout jeune…, il rit… De plus gais que lui, il n’y en avait pas.

Tête contre tête, toutes les deux examinèrent le portrait. Éveline l’ayant porté à ses lèvres, Marie le lui prit des mains et le baisa à son tour.

— Je n’ai rien de lui, moi, murmura Éveline ; son portrait, mon père l’a déchiré en miettes… Non, reprit-elle, je n’ai rien…, rien que ; deux pauvres lettres écrites au crayon… J’irais loin pour avoir un souvenir comme celui-ci.

Marie ne répondit pas ; elle enveloppait le portrait dans un papier de soie.

Éveline prit à sangloter.

— Marie, dit-elle humblement, je voudrais…, je voudrais…, Pourrais-tu me laisser ce portrait, Marie ? Ce serait grande charité.

L’autre s’était détournée ; déjà elle glissait la carte sous son corsage.

— C’est qu’il n’est pas à moi toute seule, balbutia-t-elle. C’est à mon père qu’il l’avait envoyé.

Mais Éveline :

— Ce serait grande charité…, car je n’ai plus rien…, et tu ne sais pas ! tu ne sais pas !

Accoudée sur la commode, elle se cachait la figure dans ses mains. La vieille fille s’approcha tout près pour recueillir l’aveu.

— Tu ne sais pas, Marie… J’ai des droits que tu n’as pas… Nous devions faire notre noce bientôt et nous avons été faibles, tous les deux…

Marie, les lèvres blanches, murmura dans un souffle :

— C’est mal !

Puis, elle reprit aussitôt :

— C’est mal de ta part, Éveline !

— Je ne regrette rien à présent ! Il était mon maître… Tu vois bien que j’ai des droits… Il n’était rien pour toi, qu’un garçon comme les autres.

Marie répéta :

— Il n’était rien pour moi !

Prenant le portrait sur sa poitrine, elle le posa sur la commode.

— Voilà ! dit-elle, tu pourras le voir à toute heure du jour.

Éveline prit le portrait et le cacha dans un tiroir.

— Si je le laissais ici, dit-elle, mon père le déchirerait peut-être comme il a déchiré l’autre.

— Il a donc toujours ses idées d’alliance avec celui de la Commanderie ? demanda Marie.

— Il les a toujours…, je le crois…, répondit Éveline. Il ne me tourmente guère en ce moment, mais cela recommencera peut-être… J’en tremble !

— Et l’autre, vient-il chez vous comme avant ?

— Il vient deux jours par semaine…, quelquefois trois ou quatre… Aujourd’hui, il est encore ici.

Marie jeta vivement :

— J’espère bien que tu ne vas pas l’écouter…, et que tu le prieras de rester chez lui.

Éveline baissa la tête.

— Mon père a besoin de lui pour le travail, dit-elle ; d’ailleurs, il est très honnête ; il ne m’importune plus.

— Si j’étais à ta place, reprit sévèrement Marie, je ne voudrais pas ce gars autour de mes cotillons. C’est un vieux rusé qui cherche à t’endormir… L’autre soir, qu’est-il donc venu faire dans le jardin auprès de nous ? Ce n’est pas pour moi qu’il s’approchait ainsi…

Éveline eut un geste de lassitude.

— Que veux-tu que je fasse ? Ce n’est pas moi qui commande chez nous… Et j’ai assez de ma peine sans me créer de nouveaux soucis.

— C’est manque de courage ! Si tu voulais, tu te débarrasserais bien vite de ce vilain homme ; si j’étais à ta place…

Marie s’arrêta, interdite ; ayant tourné la tête, elle venait d’apercevoir Mazureau, debout dans l’embrasure de la porte. Il était arrivé sans bruit et, depuis un moment, il écoutait leur conversation.

Marie s’efforça de sourire.

— Vous nous avez fait peur, mon oncle !

Et puis elle expliqua :

— Passant devant chez vous, je suis entrée voir si Éveline avait besoin d’aide.

Mazureau dit froidement :

— Éveline n’a pas besoin d’aide… Si elle en avait besoin, je n’irais pas lui en chercher à la Baillargère. Je trouve que tu règnes un peu trop chez moi, Marie Sicot… Ton père, depuis longtemps, ne franchit plus mon seuil ; mon désir est que tu fasses comme lui. Tu reviendras quand je t’en aurai priée.

Marie s’en alla. En descendant le raidillon pierreux, à chaque pas sa mauvaise jambe pliait et son cœur allait au saut, glacé, dans sa poitrine.

Dès qu’elle fut partie, Mazureau se tourna vers sa fille et il lui dit, assez doucement :

— As-tu donc vraiment besoin d’aide, Éveline ?

— Non, père !

— Les jours sont longs et tu dois avoir du temps de reste à la maison, il me semble… Mais tu as été souffrante, ta mine n’est pas très bonne… Il te faudrait peut-être le grand air et de la distraction.

Elle le regarda, surprise de cette douceur à laquelle il ne l’avait pas habituée ; surprise et un peu méfiante.

Il continua :

— J’ai renvoyé ta cousine parce qu’il ne peut te venir d’elle que de mauvais conseils, de la fatigue et du chagrin… Et moi, je souhaite te voir joyeuse et de corps vaillant.

— Je vous remercie père, dit-elle, mais je ne peux pas être joyeuse en ce moment.

Il répondit, d’un ton très conciliant :

— Non, tu ne peux pas être joyeuse… Tu as eu du chagrin, Éveline… Je l’ai respecté… Tu as mal pensé, mal agi, mais aujourd’hui ton cœur est suffisamment mortifié et je ne te reproche plus rien… Que cette leçon te serve, seulement, et te ramène en bon chemin.

— Mon chemin est tout tracé père… Je ne saurais m’en écarter. Je porterai le deuil…

Il l’interrompit de la voix et du geste :

— Ne parle pas à la légère comme une fille étourdie.

— Je ne parle pas à la légère. Je porterai le deuil de Maurice… Je le porterai toute ma vie.

Il fut un moment songeur, puis il reprit :

— Tu as mal agi, Éveline, je te l’ai déjà dit, en cherchant ton bonheur dans la mauvaise direction… Mais, encore une fois, je ne t’en fais plus reproche. Maurice est mort… et maintenant, si tu veux, je puis bien reconnaître qu’il est mort bravement comme ton frère et comme tant d’autres. Quoi qu’il ait été de son vivant, son nom, parmi nous, sera respecté.

Éveline regarda son père. Il parlait gravement, sans colère, sans passion.

— Je sais ce que l’on doit aux morts. Mais la raison veut que l’on songe aussi aux vivants… Je songe à toi, Éveline, à ton avenir… Je songe à Bernard…, je songe à ceux de mon sang qui seront sur la terre après moi…

Il fit quelques pas et sa main atteignit une Bible ancienne qui était sur une étagère. Sur la commode, devant Éveline, il plaça le livre énorme et noir, à couverture brisée.

— Autrefois, dit-il, au temps de ma jeunesse, on lisait la Bible dans toutes nos maisons… Nous n’avions ni journaux, ni almanachs, ni aucun autre livre. Chaque dimanche, le père ou, à son défaut, le chef de la famille, lisait une page et les autres écoutaient… Cette mode est passée en notre pays. Je pense que c’est un malheur des temps et je m’accuse moi-même de négligence coupable à cet égard… Il faudrait lire la Bible, Éveline. Tu apprendrais que les jeunes doivent prendre le pas des anciens et écouter leur parole. Sur ceux qui sont rebelles frappe la main de Dieu et leur vie se passe à pleurer comme tu fais en ce moment.

— Je ne suis pas une fille rebelle, dit Éveline, mais il ne faut pas me demander ce que je ne peux pas faire.

— Je sais mieux que toi ce que tu peux faire !… Je sais mieux que toi ce qui te convient !… Je connais le chemin de l’honneur où l’on marche en se redressant. Pour n’avoir pas voulu le suivre une première fois, tu es dolente aujourd’hui. Prends garde, ma fille !… Si tu retombes dans le même péché, tu seras frappée sans miséricorde.

Malgré lui, Mazureau s’animait. La voix montait avec son habituelle rudesse. Il fit un effort sur lui-même et continua, le plus doucement qu’il put :

— Je ne suis pas ici pour te gronder, Éveline. À coup sûr, nous nous entendrons bien. Pour le moment, c’est ta santé qui m’inquiète. Tu es pâle comme sont les femmes de ville qui passent toute leur vie à l’ombre, derrière leurs rideaux.

— Je ne suis cependant pas malade, père !

— Alors, c’est que tu as trop pleuré ; c’est assez maintenant. Il n’est pas bon de toujours regarder derrière soi ; porte les yeux en avant, Éveline, et tu renaîtras à la joie.

Elle secoua la tête, tristement. Alors, il dit sans montrer d’impatience, mais d’une voix nette :

— Je ne veux plus que tu restes ici à ruminer tes mauvaises pensées. À partir de demain, tu viendras avec nous dans la plaine. Tu feras ce que tu pourras… Quand tu seras fatiguée, tu te reposeras… Le soleil te donnera des couleurs et refera ton sang.

— C’est que j’ai de la besogne à la maison… plus que vous ne pensez, dit-elle.

— Tu viendras ! répéta-t-il simplement.

Éveline dut aller travailler aux champs.

Les femmes, dans la plaine, étaient plus nombreuses que les hommes. On en voyait de tous les côtés. La fourche en main, ou le râteau ou la houe, elles faisaient de leur mieux la besogne des absents. Quelques-unes, à qui la force ne manquait pas, menaient le travail devant des vieux et des chétifs, par gestes sûrs et essentiels comme eussent fait des travailleurs de grand rendement.

Il y en avait qui fauchaient, qui fanaient, qui sarclaient, d’autres conduisaient des bêtes ou poussaient l’areau.

En chemise, un simple jupon autour des hanches, les vieilles que le soleil n’effrayait plus, travaillaient tête nue. Les jeunes, pour se protéger le cou et le visage, avaient de larges chapeaux de jonc ou, plus souvent, des quichenotes blanches dont les bavolets battaient aux souffles de l’air.

Les grandes chaleurs n’étant pas encore venues, il faisait bon travailler dans la plaine. Les jours où elle était seule avec son père et son neveu, Éveline se trouvait mieux qu’à la maison. Elle travaillait selon sa force, sans se presser ; il lui semblait que son chagrin allait s’endormant, que son cœur, trop serré, s’élargissait.

Mais, au contraire, travailler à côté d’Honoré réveillait sa peine. Non point que le gars fût hardi et d’intentions directes ! Il était poli, prévenant, d’humeur égale, vraiment fin joueur. Mais enfin Éveline le voyait venir tout de même et elle se révoltait. Pourquoi était-il à la Marnière sachant ce qu’il savait ? Pourquoi l’attendait-il derrière les autres, pour marcher à côté d’elle ? Pourquoi voulait-il porter son outil, le soir, en revenant ?

Parfois, en plein travail, Mazureau les quittait pour s’en aller commencer un autre chantier, avec Bernard.

Éveline se sentait encore une fois enfermée petit à petit, un peu plus étroitement chaque jour. N’osant pas aller à la Baillargère elle ne voyait plus Marie et se sentait faible, sans appui, seule avec son chagrin et son angoisse.

Une mauvaise journée pour elle fut le premier mardi du mois de juin. Elle était à travailler dans le champs de betteraves aux Brûlons. Il y avait là une cinquantaine de sillons sur lesquels les jeunes plants en poquets mettaient leurs petites taches vertes. Il fallait éclaircir les betteraves et biner tout autour. Petite besogne aisée, mais pour laquelle il faut se baisser et gratter la terre avec ses doigts. Éveline, accroupie, travaillait mal à l’aise, sentant Honoré derrière elle.

Au bout de son sillon, Mazureau appela Bernard et tous les deux s’en allèrent au village chercher la charrette pour la pâture du lendemain.

Éveline, sans tourner la tête, devina que le gars se hâtait et gagnait sur elle. Bientôt il fut à sa hauteur. Alors elle cessa de travailler pour lui laisser prendre de l’avance. Mais il s’attarda aussi et elle vit bien qu’il allait parler, qu’il allait dire ce qu’elle était bien résolue à ne pas entendre.

— Honoré, balbutia-t-elle, à travailler de front, on se gêne… Vous allez beaucoup plus vite que moi ; prenez donc les devants, je ferai mon possible pour vous suivre.

Il répondit, et sa parole à lui aussi, n’était guère assurée :

— Pour rester à côté de vous, je ferais votre tâche et la mienne… Je ferais tout, Éveline, pour rester à côté de vous.

— Je vous en prie, Honoré ! J’ai le cœur en deuil.

— Vous avez votre chagrin, mais j’ai eu le mien aussi… Je croyais à votre amitié… J’aurais tout donné pour l’avoir…, et vous l’aviez portée à un autre.

— Il a donné sa vie, lui, dit-elle ; n’espérez pas donner davantage !

Ils étaient tout près l’un de l’autre, leurs têtes se touchant presque. Les paroles d’Éveline tombèrent entre eux et les séparèrent.

Honoré reprit tout de même, au bout d’un petit moment, sans lever les yeux :

— J’ai eu mon chagrin moi aussi, mais je n’y veux plus songer. Je ne suis pas jaloux à ce point. Je ne suis pas de ceux qui se torturent pour une pensée qui ne vient pas vers eux… Puisqu’il est mort, je comprendrais bien qu’il tînt une maîtresse place en votre souvenir…

— Il la tiendra, dit-elle, vous pouvez le croire ! Et moi je songe encore à mon chagrin et je veux y songer toujours.

— Vous êtes jeune ; vous avez toute votre vie devant vous pour être heureuse… Laissez passer le temps consolateur… Quand votre peine sera endormie, souvenez-vous bien que mon cœur n’a pas changé et que mon désir, malgré tout, reste le même.

Elle eut un geste d’agacement et lui s’excusa.

— Il faut pourtant bien que je vous dise cela, Éveline !

— Je ne vous le demandais tout de même point ! jeta-t-elle sur un ton de colère, et vous auriez mieux fait d’attendre.

À ce moment, une cloche lointaine sonna une agonie. Éveline tendit la main dans la direction de Quérelles d’où venait le bruit et elle dit, comme prise de déraison soudaine :

— Entendez-vous, Honoré ? C’est ma noce qui sonne ! Savez-vous bien que nous sommes au 4 juin. C’était le jour fixé par Maurice… Vous choisissez bien votre moment, Honoré ! Portez à d’autres vos chansons… C’est ma noce qui sonne ! C’est ma noce !…

Elle ajouta dans un sanglot :

— Elle n’est pas bien gaie !

Honoré ne lui parla pas davantage ce soir-là. Mais les jours suivants, il revint à la charge, doucement, tendrement, avec des précautions infinies et une patience méritoire.


CHAPITRE III


À la foire de la mi-juin, Sicot vendit une paire de bœufs limousins huit mille francs.

Un marchand passager lui en avait offert sept mille deux cents, cinq jours plus tôt ; et le bonhomme avait été bien près de conclure marché.

L’orgueil, seul, l’en avait empêché. Il eût fallu, au petit jour, mener ses bœufs à la gare d’embarquement et personne ne les eût remarqués, que deux ou trois employés méprisants. Pour ces gars à casquette, un bœuf, eh bien, ce n’est pas un cheval et voilà tout ! cela ne vaut pas la peine d’être particulièrement examiné… Bœufs, vaches, moutons, porcs, c’est du bétail à tant par wagon ; et les paysans aussi pour finir le compte !

Tandis qu’à la foire !…

Ayant fait la toilette de ses bœufs, lissé le poil, étrillé à fond la queue et les cuisses, adouci la base des cornes, Sicot vous les coiffa d’un beau joug neuf et, sur leur front, passa des courroies blanches dont il noua le bout pointu en deux petites bouclettes placées à distance exacte.

Lui-même avait mis sa première toilette, ses souliers à élastiques, sa blouse à boucle d’argent et son chapeau de paille fine. Le perruquier de Fougeray l’avait rasé et lui avait coupé les cheveux, un peu longs et frisottants au-dessus des oreilles, mais par derrière, recta.

En main son aiguillon de néflier, sculpté à vif dans le jeune bois croissant, il conduisit ses limousins sur le foirail. Quand il les eut attachés, il regarda autour de lui. Il y avait des bœufs d’un peu partout et de toutes races : des vendéens, des parthenais, des nantais, des manceaux, quelques charolais, quelques limousins…, mais de comparables aux siens par la charpente et la qualité on pouvait en chercher !

Il avait eu le soin de se placer au beau milieu du foirail, entre deux paires de biquets nantais, ossus, cornus, propres au travail, non à la boucherie. Le poil de ses bœufs luisait à côté du poil sec des autres, comme sa blouse luisait entre les vestes de cotonnade des voisins.

Les marchands tournaient autour des bêtes. Ils vinrent faire leur bruit autour des bœufs nantais ; mais c’était faux jeu ; tous couvaient de l’œil la belle paire limousine. En passant, sans parler à Sicot ni faire mine de s’intéresser à rien, ils jetaient des caresses savantes, visant les maniements.

Survint un petit vieux ganté à l’allure de rentier. Il ne toucha point les bœufs, ne mania ni la côte, ni le pavé, ni même les abords ; son regard s’arrêta seulement sur les bêtes un instant et il vint près de Sicot.

— Ces bœufs sont-ils à vendre ? demanda-t-il poliment.

Le bonhomme, de belle humeur, répondit :

— Sûrement, je ne les ai pas amenés ici pour les donner !

— Eh bien, mon ami, quel est votre prix ?

Sicot n’avait pas hâte de vendre. Il voulait d’abord montrer ses bêtes. Sûr de sa marchandise, il pouvait attendre et voir venir.

— Mes bœufs sont de première, dit-il. Ils en ont dans la culotte !… Celui qui les veut, qu’il parle largement !

L’autre reprit, tout doucement :

— Mon ami, je n’ai pas de temps à perdre… Voulez-vous vendre, oui ou non ? Si c’est oui, dites votre prix.

Alors Sicot jeta gaillardement :

— Huit mille francs !

— C’est entendu ! dit l’autre ; je les prends !… À onze heures, soyez à la gare pour l’embarquement et le payement.

Il appela un jeune homme qui le suivait et lui fit marquer les bœufs de deux coups de ciseaux. Puis il acheta, sans plus d’embarras, deux des maigres nantais.

Ceux qui étaient là comprirent que ce petit vieux était un gros marchand.

Sicot, lui, n’en revenait pas. Les voisins de foirail l’entourèrent pour le complimenter. Puis, ce furent les petits acheteurs de la région qui s’approchèrent. Jaloux de ce marchand étranger qui gâtait les prix et raflait tout, ils juraient, engeignaient les paysans, laissaient tomber leur bâton sur l’échine des bêtes. Comme il n’y avait plus rien à acheter, ils disaient à Sicot :

— Vous vous êtes fait voler, bonhomme ! Ils valent neuf mille francs et plus vos bœufs… Il y a hausse ; c’est marqué sur les journaux, mais vous ne savez sans doute point lire ?

Il y en eut même un qui ajouta :

— Vous aimez mieux vendre aux étrangers qu’aux gens du pays… Savez-vous seulement où ils iront, vos bœufs ? C’est de la viande pour les Boches ! pour les Boches !

Le bruit, de proche en proche, se répandit. « Il y a hausse, disait-on…, les prix sautent… Il y a un homme de Fougeray qui a vendu deux méchants bœufs huit mille francs et ils disent qu’il s’est laissé voler ! »

Mazureau qui était sur le champ de foire aux veaux apprit la nouvelle et, avec un vieux de Quérelles, il se dérangea pour voir. Car enfin, huit mille francs une paire de bœufs, c’était encore une chose étonnante.

Quand ils arrivèrent, Sicot avait repris son aplomb. Bien campé devant ses bêtes, il tenait tête aux marchands, glorieusement ; à toutes les paroles qui volaient à ses oreilles, il savait répondre ! Il avait allumé sa pipe et crachait autour de lui, sans remuer la tête. Le bourrelet de sa nuque luisait.

Un maigre toucheur ayant voulu faire le malin, Sicot lui expliqua que huit mille ou neuf mille, c’était même chose pour lui, attendu que l’argent ne lui manquait pas.

— Ces huit mille francs, je n’en ai pas besoin ! Je vais les mettre à l’État dès ce soir, mon fi !… À moins que je ne les garde pour acheter un coin de champ, encore…, une dizaine de boisselées, du côté de chez nous…, plus que tu n’en posséderas jamais, ch’ti gars !

Celui de Quérelles qui était avec Mazureau se mit à rire.

— Il est de chez vous, observa-t-il ; vous devez le connaître ?

Mazureau répondit :

— C’est un gars de rien…, un enrichi de guerre.

Et il s’en alla sans attendre son compagnon.

Mazureau rentra à Fougeray tout seul et, bien qu’il eût lui-même vendu son veau plus cher qu’il n’espérait, de fort méchante humeur.

De chaque côté de la route, dans les champs, des gens travaillaient. Ils travaillaient leurs terres. Il y avait par là de riches paysans ; Mazureau connaissait à Saint-Étienne de hautes familles. Les anciens étaient partis de peu ; ils ne comptaient pas au temps où l’on parlait des Mazureau de Fougeray. Mais ils avaient su s’élever pendant que d’autres baissaient et, à présent, leur nom était sur les lèvres des gens, même à la ville. Malgré la guerre, leurs champs étaient cultivés comme des jardins ; ils avaient su trouver des valets et, surtout, les machines ne leur manquaient pas.

À mi-chemin, entre Saint-Étienne et Fougeray, Mazureau s’assit sur un tas de cailloux. Il sortit son porte-monnaie et compta son argent. Il avait eu huit cents francs d’un veau qu’il eût été bien content de vendre quarante écus jadis. Les prix montaient toujours à grande allure et l’argent venait de tous les côtés dans la bourse des paysans. L’occasion était belle d’acheter puisque les messieurs riches vendaient leurs terres. L’occasion était unique ; on tous les cas, lui, Mazureau, à soixante-huit ans sonnés, ne la retrouverait jamais plus.

Par malheur, il avait un peu vidé son tiroir lors de la vente des Poitevin. Il avait envoyé l’argent de sa récolte et, pour le moment, il n’avait pas grand’chose à vendre. Il n’avait pas de bœufs de huit mille francs comme Sicot !

« Huit mille francs…, une disaine de boisselées du côté de chez nous… »

Pour la vingtième fois peut-être, Mazureau fit le compte de sa fortune ; tant d’argent à la maison, tant à recevoir pour le lait, tant pour les bêtes, pour la récolte, tant !… À chaque mille, il allongeait un doigt. Il arrivait à un chiffre qui, cinq ans plus tôt, lui eût semblé quasi miraculeux…, mais qu’était-ce à présent !…

L’important n’est pas d’être riche, mais bien d’être plus riche que les autres. Or, les produits de la terre ayant presque décuplé il y avait de l’argent chez tous les paysans et, chez tous, l’envie de s’en servir, la hâte d’acheter, d’établir durablement sa fortune.

Mazureau recommença encore son calcul. Pour être bien sûr de ne pas se tromper, il marqua les gros chiffres devant lui avec des cailloux. Mais sa nouvelle manière de compter ne changea point le total. Alors il songea qu’il prendrait l’argent d’Éveline. Il eût aimé s’en passer ; pour ce qu’il voulait faire, sa joie eût été d’agir seul, d’être victorieux par ses seules forces. Mais il n’y avait véritablement pas moyen.

Éveline avait eu en argent sa part d’héritage, trois mille francs que lui, Mazureau, avait placés peu de temps auparavant, en bons du gouvernement. Sans doute elle avait aussi quelques sous d’économie. Mazureau mit trois cailloux de plus et puis, à la réflexion, un quatrième ; et il compta toute la rangée. Eh bien ! cela ne faisait que 18 000 francs. En mettant chaque chose au plus haut, il ne pouvait dépasser ce chiffre ; il était barré là… Par conséquent, s’il ne lui venait pas d’aide, la parcelle des Brûlons, payable comptant, passerait à Sicot ou bien à un autre du pays…, et elle serait à jamais perdue pour la famille car les paysans ne lâchent pas leurs terres comme des gens de ville. Or, le bien des Mazureau était là, non ailleurs. C’était autour du cimetière qu’il fallait reconquérir la terre, premièrement. On verrait ensuite à s’agrandir d’un autre côté si l’on pouvait.

Pour acheter ces champs que l’on mettait en vente sous le même numéro 32, il fallait s’attendre à débourser 25 000 francs tout de suite ; 7 000 manqueraient donc, au plus bas mot. Une misère pour certains, une misère pour Honoré…

Avant la guerre, on n’était pas sûr de trouver toujours cent écus dans les bas de laine de ceux de Fougeray ; maintenant, il y avait bien plus de 7 000 francs dans chaque portefeuille ! Mazureau cependant ne songeait pas à emprunter. D’abord ce n’eût pas été facile au village, où chacun gardait son argent dans l’attente des belles occasions d’achat. Porter son argent aux guichets de l’État, passe encore ! car il était aussi commode de payer avec des bons qu’avec des billets de banque ; mais prêter à un voisin, à un concurrent, cela non ! il eût fallu être un peu sot !

À la ville, Mazureau eût peut-être trouvé plus aisément un prêteur, mais il eût fallu à coup sûr laisser prendre hypothèque et c’était déplaisant.

D’ailleurs, il répugnait à Mazureau d’emprunter. Il se sentait vieux et ne voulait pas laisser de charges après lui. Surtout il avait ceci bien enfoncé dans la tête et bien enraciné, qu’un homme comme lui serait perdu d’honneur s’il empruntait hors de sa famille.

Il prendrait donc l’argent d’Éveline : cela allait de soi, il ne la consulterait même pas. Et il ne refuserait pas l’argent d’Honoré, car Honoré était venu au-devant de lui et, un jour ou l’autre, il épouserait Éveline ; la chose, maintenant, paraissait inévitable, rien ne l’empêchant plus.

Cependant Mazureau était d’humeur inquiète devant sa rangée de petits cailloux. Il revoyait Sicot suant d’orgueil et narguant le maigre marchand. « J’achèterai une dizaine de boisselées du côté de chez nous… »

Lui, sans doute, avait déjà l’argent en poche…, et c’était aux Brûlons qu’il songeait…

Il fallait mettre Honoré devant ses promesses, il fallait encore une fois le presser. Le gars était mou et glissant comme une anguille. Oh ! pour lancer de belles paroles, il n’y en avait pas devant lui ! Il expliquait qu’il avait son argent chez un notaire de la ville et il disait volontiers :

— Dès que je voudrai le retirer, je n’aurai qu’à faire un signe… Un petit mot d’écrit au notaire et, deux ou trois jours après, je vais à la ville et je rapporte tout ce qu’il faut.

Ce n’était pas plus difficile que cela : aussi il n’y avait pas besoin de s’y prendre longtemps à l’avance !

Le gars, visiblement, ne voulait rien lâcher avant d’avoir assuré son mariage. Cela pouvait mener un peu loin, avec l’entêtement d’Éveline. Devant Sicot et les autres, Mazureau courait le risque de se trouver désarmé le jour de la vente.

À cette pensée, la colère le secoua. D’un coup de pied, il dispersa les cailloux ; puis il reprit sa route.

Le mariage d’Éveline avec Honoré ! Eh bien, oui ! c’était une chose souhaitable et qui viendrait à son heure, encore que le gars fût chétif et agaçant. Mais ce qui importait par-dessus tout, c’était d’avoir l’argent tout de suite. Mazureau, de son bâton, frappa le sol. Une bonne fois, il allait couper court à ces finasseries interminables et mettre le gars au pas puisqu’il le fallait.

Ce jour-là, Honoré n’était pas à la Marnière ; Mazureau, pour le rencontrer, passa donc à la Commanderie ; et il poussa nettement la barrière du courtil comme un propriétaire qui entre chez soi.

Honoré jardinait avec l’oncle Jules. Il vint au-devant de Mazureau et, poliment, le mena à la maison et lui versa du vin.

— Je suis venu ici, dit tout de suite Mazureau, pour la chose qui me préoccupe et qui me préoccupe gravement.

Honoré, dont la pensée ne s’en allait pas par le même chemin, demanda avec inquiétude :

— Éveline est-elle donc retombée ?

Mazureau haussa les épaules.

— Éveline se porte bien maintenant ; son chagrin passe et ses idées sont raisonnables.

— Son chagrin ne passe point si vite ! reprit Honoré.

— C’est ta faute, mon ami, non la mienne !

Honoré rougit. Pour cacher son trouble, il leva son verre devant sa figure.

— À votre santé, Mazureau.

— De tout cœur, à la tienne ! répondit l’autre ; mais son visage ne s’adoucit point.

— J’arrive de la foire, reprit-il ; Sicot a vendu ses bœufs huit mille francs !

Honoré n’en voulait rien croire. Mazureau frappa sur la table comme il eût frappé sur Sicot.

— Huit mille francs ! te dis-je… Et un homme gonflé, c’était lui ! Il se carrait, il disait qu’il allait, avec ça, acheter dix boisselées du côté de chez lui.

— Ne vous inquiétez donc pas ! dit Honoré.

Mazureau tendit le bras, l’index pointé.

— Tu vas, premièrement, l’augmenter de quinze francs par boisselée à la fin du bail.

— D’accord ! fit Honoré.

— Et puis, s’il fait des remontrances…

Mazureau fit le geste de balayer la table avec sa main.

— Oust !… Il y en aura d’autres pour affermer tes terres.

— C’est entendu ; d’ailleurs je veux augmenter tous mes fermages.

— C’est ton droit… Maintenant, il y a autre chose que je désire. Tu m’as offert sept mille francs pour les achats que je veux faire ; le moment est venu de me les apporter.

Le gars se renversa sur sa chaise.

— Rien ne presse absolument, dit-il. La vente est annoncée pour l’automne, nous avons du temps devant nous. Le jour de la vente, s’il vous faut sept mille, vous aurez sept mille, mais s’il vous en faut huit ou dix, vous les aurez aussi,… D’ailleurs on ne paie pas le jour même, vous le savez bien… Je vous répète que vous n’aurez rien à craindre, ni de Sicot, ni des autres.

Mazureau fit effort pour cacher l’impatience qui le gagnait.

— C’est dès maintenant, dit-il, que j’aurais besoin de cet argent. Je te paierais les intérêts aussi bien que le notaire, tu ne perdrais rien.

D’un geste, Honoré marqua qu’il était au-dessus de cette misère.

— J’ai envie d’acheter des bêtes, dit Mazureau ; j’ai du fourrage à ne savoir qu’en faire… Avec la montée des prix, d’ici quelques mois, il y a des mille à gagner.

C’était une nouvelle histoire ; Honoré ne fut pas dupe.

— Vous allez acheter, dit-il, et fort cher…, si les prix ne tiennent pas, votre argent sera parti. Au lieu de jouer au commerce, attendez donc tranquillement et ne vous inquiétez pas.

Mazureau se leva.

— Je comprends bien, dit-il, que tu ne veux pas faire ce que je te demande.

L’autre, alors, se lança dans ses explications. Il pouvait, certes, retirer son argent tout de suite, mais il craignait que le notaire ne fût pas trop content. Et puis il fallait, pour cela, aller à la ville ; or, il venait de demander deux autorisations coup sur coup…, il n’osait pas en demander une autre avant quelque temps.

— Et si je me déplace sans permission en règle, deux bons gendarmes viendront me saluer et me faire leur petit conte : « Sursitaire, en route pour l’armée ! »

Mazureau le regardait de haut, un pli amer barrant ses lèvres.

— Avec tout cela, répéta-t-il, tu ne veux pas m’avancer d’argent. Tu es riche d’écus, Honoré, mais bien plus riche encore de mauvaises raisons. L’amitié, entre nous, n’en sera pas plus forte !

Honoré protesta encore de ses bonnes intentions. Il saisit la bouteille pour remplir les verres, mais Mazureau retira le sien et, sans rien dire de plus, il s’en alla.

Il arriva chez lui comme Éveline et Bernard revenaient des champs pour le repas de quatre heures. Éveline mit sur la table deux assiettes seulement et elle ne mangea point.

Bernard dit :

— Il ne t’en faut pas beaucoup pour te rendre malade !

Alors Mazureau leva les yeux sur sa fille ; il la vit pâle, avec un regard inquiet.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il ?

— C’est la chaleur, dit-elle… Je n’avais pas mon chapeau et le soleil m’a étourdie. Il ne faut pas vous inquiéter ; ce n’est rien.

Mais, pour Mazureau, cette indisposition tombait juste.

— Tu travailles trop, dit-il ; tu veux faire autant de travail qu’un homme… Pourquoi ne te reposes-tu pas quand tu te sens lasse ?

Il ajouta :

— Il faudra maintenant chaque jour mener les bêtes pacager. Ce sera toi qui les garderas, Éveline… Bernard, cette année, n’est plus un petit berger d’aumailles ; il est en force de faire un travail d’homme.

Bernard observa :

— Les bêtes se garderaient bien toutes seules. Avec la palissade que nous avons faite, il n’y aurait qu’à fermer la bouchure… Et tante Éveline pourrait venir travailler avec nous.

Alors Mazureau déclara :

— Je ne veux plus qu’elle vienne avec nous.

Éveline que la chaleur avait incommodée, décidément, sortit à l’air dans le courtil.

Bernard dit au grand-père :

— Si tante ne vient plus travailler aux champs, j’en connais un qui ne sera pas content.

— Je l’espère ! répondit Mazureau.

Et il conta à Bernard l’affaire de la foire, sa visite à la Commanderie, le refus qu’il avait essuyé et le projet qu’il faisait de mortifier le gars et de lui raccourcir la bride. Bernard hochait joyeusement la tête et approuvait. Mazureau lui parlait tout bas comme à un complice.

— Tu es sursitaire pour travailler ?… Eh bien, travaille mon ami ! Travaille sans lever les oreilles et sans regarder derrière toi !… Garde tes fariboles pour un autre moment ; il n’y a personne chez nous pour t’écouter.

Bernard se mit à rire et il avança son poing fermé.

— Quand je suis derrière lui, dit-il, je pousse dur !

— Surtout, reprit Mazureau, il ne faut pas le lâcher une minute.

Le petit gars comprit bien ce que son grand-pièe voulait dire.

— S’il s’en va faire un tour vers le pacage de chez nous, je le fais manger à mon chien !

Sa voix montait âprement. Ménager Honoré lui était une torture. Il eût donné vraiment beaucoup pour lâcher son chien sur ce gars si riche avec lequel, plus tard, il lui faudrait encore partager les terres d’héritage. Il eût donné beaucoup pour le tenir à merci, pour le lapider en l’insultant. La jalousie le rongeait comme une petite bête ardente.

Tout à coup, il se retourna sur le banc.

— Ce n’est pas tout ça, fit-il ; combien donc avez-vous vendu votre veau ?

— Huit cents francs ! dit Mazureau d’un ton vainqueur.

Bernard frappa sur la table.

— Huit cents francs ! Cré nom ! Je le pensais bien… Vous vous êtes encore fait voler !

Le grand-père écarquilla les yeux.

— Tu veux plaisanter, je pense !

Mais non ! Bernard n’avait pas trop envie de plaisanter ! Il leva les bras, les laissa retomber d’un air découragé.

— C’est malheureux ! fit-il ; on a beau vous prévenir… vous n’écoutez jamais ce qu’on dit !

Le grand-père se défendit à peine.

— J’ai cru vendre au cours… Nous avions compté ; cela n’allait pas à huit cents !

D’un geste autoritaire, Bernard rasa la table comme pour renverser ces misérables objections.

— Je vous avais dit : méfiez-vous ! les prix montent… Huit cents francs, c’était le cours avant-dernier… Maintenant ! Ah bien non ! ce n’est plus ça !… Vous me faites rire quand vous me dites que vous avez vendu au cours !

Il se leva, alla prendre un journal sur la planche d’appui de la fenêtre. Il l’étala devant son grand-père et, frappant sur le papier de sa main ouverte :

— Les cours derniers, les voici ! dit-il. Veaux : première qualité… en hausse de 0 fr. 45 à 0 fr. 48 par kilog… Ce n’est pas sorcier à comprendre ! Comptez ce que nous perdons !

Mazureau, les sourcils froncés par l’effort, commença.

— Eh bien ! ce n’est pas difficile ! 45 centimes… quatre sous et demi la livre…, vingt livres à quatre sous font quatre francs, d’abord…, un demi-sou en plus…, ce n’est pas difficile…, attends donc !

Bernard haussa les épaules.

— Nous serions encore ici demain matin, pour ce problème… Je l’ai fait, le calcul, moi !

Il montra des chiffres au crayon dans la marge du journal.

— Vous ne verrez rien sans vos lunettes, mais c’est juste, vous pouvez me croire ! Vous deviez vendre le veau huit cent soixante francs au moins… voilà ce que vous deviez le vendre !… Mais vous, on vous offre un prix et vous lâchez tout de suite.

Mazureau écoutait modestement. Malgré la perte qu’il venait de faire, au dire de Bernard, il n’était pas du tout fâché que la leçon lui vînt de ce côté. Avec ce petit gars, il se disait que tous ses efforts ne seraient pas vains ; après lui, l’honneur des Mazureau serait en mains fermes.

Une joie profonde remuait le cœur du vieux à reconnaître le sang ardent des fortes races, à trouver enfin parmi les siens le rejeton de belle souche qui pousserait droit et percerait la futaie.

Il mit la main sur l’épaule de Bernard et, les yeux brillants, il dit, mi-plaisant, mi-sérieux.

— Te voilà plus capable que moi à cette heure. Il faudra que je prenne l’habitude de t’emmener quand je voudrai faire un marché.


CHAPITRE IV


Le lendemain, quand Honoré arriva à la Marnière, à l’heure du déjeuner, il aperçut Éveline qui s’en allait, conduisant les bêtes au pacage.

La table était servie comme à l’habitude ; Mazureau et Bernard mangeaient déjà. Ils levèrent à peine la tête et, en réponse à son salut, Mazureau observa :

— Tu n’es pas en avance, aujourd’hui !

Honoré sentit le reproche mais ne répondit pas. Pour suivre sa folie d’amour, il s’était voué aux rebuffades, lui, le riche qui eût été en position de commander. Il s’assit en face des deux autres et mangea silencieusement. De temps en temps, il levait les yeux vers la fenêtre, comptant voir revenir Éveline. Elle ne revint pas.

Promptement, Mazureau se leva de table. Il commanda à Bernard de fermer les portes de la maison.

— Tu porteras ensuite les clefs à ta tante, dit-il, et tu viendras nous rejoindre aux Jauneries où nous allons tout de suite. Honoré et moi… Toi, Honoré, prends la cruche si tu veux bien…, il n’y a pas beaucoup d’eau dans la plaine !

Honoré prit la cruche et suivit Mazureau. Derrière le grand vieillard qui marchait sans parler, il avait l’air d’un petit valet bien humble.

Aux Jauneries, la luzerne était coupée. À cause de l’orage menaçant, il fallait se hâter de la faire sécher afin de la rentrer au plus vite.

Le râteau en main, Mazureau prit les devants. Bernard ne tarda guère à arriver et il se plaça derrière Honoré. Il se fit du travail ce jour-là dans le pré des Mazureau !

— Hâtons-nous, disait le vieux, le fond de l’air est malade !

Et Bernard répondait :

— Vous n’allez pas vite ! Je m’ennuie derrière vous !

De temps en temps, son râteau s’accrochait aux talons d’Honoré.

Ils retournèrent le foin et puis, vivement avec des précautions toutefois, pour ne pas trop briser les petites feuilles sèches, ils se mirent à faire de gros andains.

Plus souple que le vieux, plus adroit que le jeune, Honoré tenait bien son rang ; il avait chaud tout de même et, de poitrine faible, il s’essoufflait.

Il fut heureux quand Mazureau lui demanda l’heure.

— Il n’est pas loin de midi, répondit-il, trichant un peu.

Et il finissait son andain afin de se préparer à partir quand Mazureau commanda :

— Bernard ! Va chercher le déjeuner !

Le petit gars partit au grand trot, un sabot dans chaque main, Eux, en attendant, continuèrent à travailler.

Ils déjeunèrent fort mal, en plein soleil. Honoré but l’eau tiède de la cruche sans grand ment. Quand ils eurent fini, Mazureau tira sa tabatière et prit une pincée de poudre rousse.

Alors Honoré qui, d’habitude, ne prisait pas, sortit lui aussi une tabatière ; il l’avait fait remplir pour faire sa cour au bonhomme.

J’en ai du frais, moi, dit-il… Si vous voulez en essayer…

Il tendait fort aimablement la tabatière ouverte. Mazureau devint rouge, il loucha, ses narines palpitèrent ; mais il n’avança pas la main ; il détourna la tête et dit seulement :

Tu as de la chance de pouvoir en trouver…, moi, je n’en cherche plus !

Honoré fit mine de prendre une pincée de tabac et il renifla longuement, le diable ! la tête penchée d’un côté, puis de l’autre.

Vous avez tort de ne pas accepter, disait-il… il est bon…, la tabatière est à mon oncle ; il y a enfermé longtemps des feuilles de roses.

Mazureau soupira.

Je commence à m’habituer à cette poudre, dit-il ; je préfère ne pas changer.

Prenant une énorme pincée de son mélange poivré, il renifla un tel coup qu’il hoqueta et dut cracher.

À cela, plus qu’à tout autre signe, Honoré connut bien que Mazureau était très sérieusement fâché.

Ce jour-là, ils ne firent point la sieste mais recommencèrent bel et bien à travailler tout de suite. Honoré, fréquemment, tournait la tête du côté de Fougeray ; il dit une fois :

Si Éveline avait la bonne idée de nous apporter une cruche d’eau fraiche, elle serait la bienvenue…

Les autres ne firent point écho, mais Honoré surprit un rire muet sur les lèvres de Bernard. Éveline ne parut pas et, à quatre heures, ils mangèrent les restes de leur repas de midi.

Ensuite, l’orage menaçant de plus en plus, il fallut mettre en meules. Vers le soir, Mazureau s’en alla soigner les bêtes. Honoré et Bernard restèrent dans la plaine, où ils travaillèrent jusqu’à la nuit, de toutes leurs forces, sans une parole.

Quand ils eurent fini la dernière meule, l’orage éclata sur eux. Ils s’en revinrent trempés de sueur, trempés d’eau. Craignant pour sa poitrine, Honoré n’alla point manger la soupe à la Marnière, mais piqua droit sur la Commanderie, où il se mit au lit, exténué.

Le lendemain, il avait un peu la fièvre et toussait. La vieille servante le chambra étroitement. Comme elle ne comprenait rien aux obligations d’un sursitaire, ni, d’ailleurs, à aucune des choses nouvelles du temps de guerre, elle lui répéta cent fois que cette singulière manie de s’en aller journalier chez les autres était d’un imbécile, peut-être même d’un fou.

L’oncle Jules, délaissé, rôdait, à la recherche d’une bonne querelle. Pour prendre le vent contraire, il se plaça à côté de son neveu et lança son mot ; mais la vieille le ramena dans son camp, disant :

— De votre temps, vous n’étiez tout de même point si bête !

L’oncle s’éloigna, décontenancé et vieux, vieux, lamentablement. Honoré en eut pitié et le rappela pour lui remettre la tabatière pleine de tabac frais. Alors l’oncle oublia tout ; abandonnant les deux autres à leur mauvais sort, il s’en alla par le village, la tabatière en main et le nez frémissant ; il s’en alla montrer sa joie de porte en porte.

Honoré en fut quitte pour une triste journée de repos. Bien qu’il fût encore faible sur ses jambes, dès le lendemain il revint à la Marnière. Mais il ne put parler à Éveline, et même il ne la vit qu’un instant, au repas du soir.

Il comprit alors très bien l’idée nouvelle de Mazureau. En bon joueur, il n’accusa pas le coup. Il se disait d’ailleurs que cela ne saurait durer longtemps ainsi.

Cela dura pourtant bien près de trois semaines.

Chaque soir, en se couchant, tout endolori de travail et d’accueil hargneux, le gars se faisait à lui-même de grands serments.

— Cette fois, bon Diou ! c’est bien fini ! Quand ils m’y reprendront, il fera un peu moins chaud qu’en ce moment.

Et le lendemain, dès le point du jour, sa folie le portait à la Marnière ; et il faisait encore bien chaud dans les champs des Brûlons avec les deux acharnés qui étaient à ses trousses !

Un jour, un cousin permissionnaire vint voir Mazureau. Celui-ci lui fit grand accueil, le pria à déjeuner et le fit même coucher à la Marnière. Ce cousin était un bel homme, grand travailleur et d’établissement facile. Devant Honoré, Mazureau repassait ses qualités, disant que la maison où ce garçon entrerait gendre, après la guerre, serait en bon chemin de prospérité.

Honoré riposta en allant, un soir, voir la cousine de Montverger. Et lui aussi parla adroitement, vantant la fortune de l’héritière, son humeur égale et sa conduite sur laquelle personne n’avait jamais rien dit.

Toutes ces ruses n’amenèrent aucun changement. Honoré avait pensé d’abord rencontrer Éveline le dimanche ; il n’y aurait qu’à descendre le long du ruisseau vers le pré des Mazureau ou bien à monter aux Brûlons où était un pacage.

La première fois qu’il fit le voyage, il ne trouva point la bergère. Comme il s’avançait à la bouchure du pré, le chien faillit lui sauter à la gorge. Bernard était là qui souriait.

— Ton chien est fou, dit Honoré ; il me voit tous les jours et il ne me reconnaît seulement pas !

Bernard appelait la bête, mollement :

— Tout beau, Flambeau, tout beau !

Le chien vint se poser entre ses genoux en grondant.

— Il connaît pourtant bien ses amis, observa Bernard.

Honoré, désappointé, s’en retourna par où il était venu. Derrière lui, le chien bondissait et, entre les abois, Honoré crut distinguer la voix assourdie du jeune berger :

— Mange, Flambeau, mange !

Le deuxième dimanche, Honoré vit Éveline qui conduisait ses bêtes aux Brûlons. Il pensa bien lui parler cette fois et, tout galant, il prit le chemin derrière elle. Quand il arriva, Bernard était assis à côté de sa tante.

Alors le dépit commença de ronger Honoré. Il essaya bien de résister encore quelques jours ; mais la volonté de Mazureau ne vacillant point, le gars dut s’avouer vaincu.

Il dit au vieux, un soir, avant de rentrer chez lui :

— J’ai l’occasion d’écrire à mon notaire… Tenez-vous toujours à avoir votre argent tout de suite ?

— Mon idée n’a pas changé, répondit Mazureau.

— Je ferai donc ce que vous souhaitez, dit Honoré.

Trois jours après, il montra la réponse du notaire. L’argent était disponible, mais…

Mazureau fronça les sourcils.

— Mais on me demande un délai de quinze ou vingt jours si je peux l’accorder… Le notaire était un ami de mes anciens, cela m’ennuierait de le contrarier pour si peu… Qu’en dites-vous, Mazureau ?

Celui-ci balança et puis, tout de même, il fit un geste large :

— Nous pouvons encore attendre quelques jours, dit-il.

Là-dessus il sortit sa tabatière, prit une pincée de poudre et, avant de la renifler :

— Tu n’aurais pas, par hasard, encore un peu de tabac frais ?

Honoré, avec empressement, sortit une tabatière pleine.

— À votre service ! dit-il.

Mazureau lâcha sa pincée de poivre, essuya ses doigts à son pantalon et, s’étant largement servi, huma l’air longtemps, les lèvres allongées et le menton haut.

Mazureau se montra allié sincère et de franc jeu. Sûr désormais d’avoir l’argent, sûr d’atteindre son but, il n’épargna rien pour favoriser Honoré. Il évita seulement d’agir trop vivement près d’Éveline ; il n’y avait plus grand intérêt à hâter son consentement.

Donc, Mazureau s’effaça, laissant à Honoré tout le champ qu’il fallait.

Celui-ci rayonnait ; le nouvel accueil qu’il recevait à la Marnière lui tenait le cœur en réjouissance.

Finies les journées interminables de labeur acharné ! Finies les journées sans sieste, les repas maussades et rapides ! On travaillait, certes ! mais comme on était en avance pour la saison, on se donnait le temps de respirer. Tous les repas se prenaient à la maison ; quand Honoré tendait son verre, Éveline était là pour lui verser la piquette claire dont la fraîcheur est celle d’un fruit cueilli à la rosée.

Il la remerciait et il portait leur santé à tous avec de grandes belles phrases qui faisaient rire Mazureau.

Bernard riait aussi parfois, mais d’un rire forcé qui sonnait mal. Lui ne désarmait pas. Houspiller le « monsieur », comme il disait, avait été pour lui un plaisir de choix qu’il eût aimé faire durer. Il lui échappait encore des remarques fort méchantes, mais son grand-père savait lui imposer silence. Il se levait de table le premier et s’en allait en sifflotant avec son chien hargneux.

Mazureau, alors, s’attardait à causer avec Honoré. Le gars s’ingéniait à amuser Éveline ; elle se mêlait quelquefois à la conversation, mais demeurait triste et pensive.

Honoré lisait le journal ; il avait de l’instruction et disait les choses nouvelles avec agrément.

Mazureau tâchait à lui donner la réplique ; souvent, le vieux clignait de l’œil.

— Pour t’en conter, à toi, il faut être matinier !

Lorsqu’ils étaient ensemble à travailler dans la plaine, c’était Mazureau qui s’animait.

Devant la parcelle convoitée, il tirait ses plans.

Il y avait trois terrains dans cette parcelle : un champ de betteraves bordant la route, puis une vieille luzerne envahie par la mousse, enfin une jachère cornière dont la pointe venait toucher le cimetière de famille. Et Mazureau disait :

— C’est une tristesse de voir ça cultivé par des gens qui n’y entendent rien ! Si c’était à moi, je vous ferais une grande versaine ; avec ma pièce d’avoine qui est là, j’aurais, d’un seul tenant, le plus beau champ qui se puisse voir en ces côtés. Autrefois, du temps de mes anciens, c’était rassemblé comme je te le dis, tout rassemblé !

— Vous le rassemblerez encore, Mazureau !

— Moi ? Oui, si j’arrive à ce que je veux, je trancherai du haut en bas…, je trancherai comme ça, vois-tu ?

De sa main, toujours un peu crispée, il montrait les champs étendus à ses pieds. Et son geste, rudement, poussait, poussait les sillons futurs, jusqu’à la route et même plus loin, à travers la grande plaine aérée, jusqu’à la ligne ronde de l’horizon bocager.

Souvent, maintenant, il traversait les terres du voisin, arrachant au passage une touffe de plantain, égratignant de la pointe de son sabot une tache de mousse. Dans la parcelle labourée, il brisait les mottes à coups de talon ; parfois il se baissait et, prenant une pincée de terre, il l’écrasait entre ses paumes comme on écrase un épi pour en faire sortir le grain ; il laissait ensuite couler la poussière entre ses doigts.

— Elle est comme de la soie, disait-il à Honoré.

L’autre renchérissait. Tous les deux s’en revenaient côte à côte au village, posément, sans hâte. De temps en temps, ils s’arrêtaient, les mains au dos, pour marquer les points importants de leurs discours.

Honoré, par un cousin buraliste qui habitait la ville, avait réussi à se munir de tabac en abondance. Il rationnait l’oncle Jules, mais, pour Mazureau, la tabatière était toujours pleine. Et le bonhomme prisait à plein nez, les yeux brillants d’orgueil et de contentement.

Passant en vue de la Baillargère des Sicot, Mazureau riait hautement. Un jour il dit à Honoré :

— Es-tu tombé d’accord avec celui-ci pour les nouveaux prix ?

Le gars hésita un petit instant.

— Je ne lui ai pas encore dit mon juste mot… Je l’ai seulement prévenu, lui comme les autres, que j’avais l’intention d’augmenter mes fermages.

— Augmente ! appuya Mazureau ; c’est la justice ! Augmente-les tous ! Ils chantent fort, à mon gré, tous ces gars qui cultivent le bien des autres… Lui, il prendrait le pas devant toi ! Il fallait l’entendre l’autre jour sur le foirail… « J’achèterai ceci, j’achèterai cela ! » Un galvaudeux qui n’a seulement pas vingt boisselées à lui, qui n’a ni pré naturel, ni vigne, ni cimetière, ni rien…

Humant une prise, il laissa tomber avec dédain :

— Un fermier !

— Je vais faire mon prix un de ces jours, dit Honoré, car la fin du bail est proche.

Mazureau insista plus fort que jamais.

— S’il tire en arrière, ne le marchande pas ! Tu affermeras cent fois pour une…, et lui, puisqu’il a de si grandes terres, à son dire, eh bien, il les cultivera, donc ! S’il ne voulait pas acheter les Brûlons, je te dirais : ce n’est pas mon affaire d’aller contre les petits…, mais chacun à son rang, voilà mon idée !

Il fit le geste de tordre une hart.

— Serre-le, Honoré ! Serre-le !

— Vous pouvez être tranquille, dit le gars ; je n’y faillirai point…, s’il veut prendre le galop devant nous, je suis là pour le remettre au pas.

Mazureau souffla comme un lutteur qui vient de poser le genou sur l’adversaire. Pour bien montrer à Honoré combien il estimait son alliance et, aussi, pour ne pas être trop en reste, il dit :

— Il y a encore deux heures de jour et, chez nous, je puis me passer de toi. Va donc, s’il te plaît, jusqu’à mon pré derrière le village… Éveline doit y être… Tu répareras, si tu veux, une brèche à la palissade et puis tu aideras Éveline à ramener ses bêtes.

Les ordres de cette espèce, Honoré les comprenait du premier coup. Il remonta son pantalon qui avait glissé sur ses reins, resserra sa ceinture, assura son chapeau et, tout de suite délassé, vers le pré des Mazureau s’en fut légèrement. Éveline l’entendit trotter, plan ! plan ! sur les pierres du chemin comme un jeune innocent, et il se présenta devant elle, une branchette fleurie entre les dents.

— Je viens, dit-il, par ordre de votre père, relever la palissade que les bêtes ont abattue. Ce sont de bonnes bêtes que les vôtres ! ajouta-t-il en souriant et j’ai bien du plaisir à réparer les dégâts qu’elles ont fait.

Elle leva vers lui le regard interrogateur d’une personne qui ne comprend pas.

— Je disais que je suis heureux de venir travailler auprès de vous, reprit-il… C’est un plaisir dont j’ai été privé ces temps derniers.

— Eh bien, travaillez donc ! dit-elle ; c’est là-bas.

Elle montra, au bout du pré, la charrière où les bêtes avaient forcé. Puis elle se remit à coudre sans plus s’occuper de lui.

Honoré alla faire mine de réparer le dommage ; il enfonça quelques piquets, serra deux ou trois liens et puis il revint près d’Éveline.

— Il me faudrait au moins une serpe et aussi une barre pour faire des trous… Votre père m’envoie sans outils : je ne peux pas faire un fameux travail.

Elle était assise derrière la haie sur son pliant de bergère. Il prit place sur l’herbe à côté d’elle. Elle cousait toujours et lui la regardait.

— Je ne vous gêne pas, Éveline ?

— Non, dit-elle, vous ne me gênez pas ; vous feriez mieux cependant d’aller chercher les outils qu’il vous faut et de finir votre ouvrage…

Il remarqua qu’elle était plus pâle que de coutume avec des narines pincées. Il lui sembla qu’elle avait encore pleuré ; il dit très doucement :

— Il n’y a pas de tâche plus pressant que celle de vous arracher à votre peine. Ce n’est pas la jalousie qui me fait parler ainsi, vous le savez bien ; j’ai pour vous autant de pitié que j’ai d’amour. Je voudrais vous voir sourire… Souriez et je m’en irai content.

— Je ne peux pas, dit-elle dans un souffle.

— Je vous regarde, Éveline, autant que je le peux… Chaque matin, lorsque j’arrive chez vous, je vous regarde et, pendant le jour, lorsque vous traversez le courtil, lorsque vous marchez dans la maison, je suis tous vos gestes en un bonheur d’adoration… Je voudrais, le soir, lorsque mon regard une dernière fois appuie sur vous, je voudrais pouvoir me dire en m’en allant : elle dormira mieux que moi, d’un bon sommeil sans rêves… Mais si je ne dors guère, il me semble que vous ne dormez pas du tout.

Elle ne répondit pas et il continua à voix caressante où sonnait un affectueux reproche :

— Vous ne dormez pas…, vos yeux chaque matin me le disent. Je suis bien obligé de voir que vous ne mangez pas non plus… Vous êtes souffrante et vous le voulez bien. Avez-vous fait le projet que nous vous portions en terre, Éveline ?

Elle devint soudain plus pâle encore et ses yeux se posèrent furtivement sur Honoré…, des yeux aux pupilles dilatées où l’inquiétude rôdait, les yeux d’une biche soupçonnant la venue des traqueurs.

Lui, insistait doucement.

— Il faut vivre, voyons ! Votre mauvaise mine fait le chagrin des vôtres et il fait aussi le mien.

Elle le regarda encore et, cette fois, le sang lui sauta aux joues. Ce fut toute rose qu’elle répondit :

— Vous avez grand tort de prendre souci de ma santé ; je me porte fort bien.

Il secoua la tête plusieurs fois : Non ! non !

Se redressant sur les genoux, il prit la main qui tenait l’aiguille.

— Laissez votre travail… Si vous êtes bonne, regardez-moi !

Elle voulut retirer sa main, mais le gars tenait ferme.

— Regardez-moi ! Vous lirez en mon cœur que je suis en tourment à cause de vous. Je ne vous demande rien…, rien pour moi… Ce que je veux de vous, c’est un effort vers la joie… Mais je vous devine rebelle à mon moindre désir ; qu’ai-je donc fait pour que vous me détestiez ?

Elle dit, très vite, comme un enfant craintif qui veut montrer sa bonne volonté :

— Je ne vous déteste pas Honoré, je vous l’assure !

— Alors, pourquoi fuyez-vous quand je m’approche… Vous ne pouvez pas m’aimer en ce moment, je le sais bien, mais, au moins, écoutez-moi quand je vous rappelle au bon sens et à la santé !

Il serrait sa main et se penchait vers elle. Elle eut un geste suppliant.

— Je vous en prie, Honoré ! je suis lasse !

— Vous êtes malade, voilà tout !

Sous le regard aigu de l’homme, ses yeux à elle s’affolèrent. Elle balbutia, inconsciente :

— Je suis lasse, Honoré ! Je suis lasse de tout !

Ses cheveux frôlèrent la figure d’Honoré ; il y plongea ses lèvres. Elle tressaillit, mais ne recula point.

— Je suis lasse ! Je suis si lasse ! Honoré avait lâché sa main, il se releva.

— Je vous remercie, dit-il, de vous confier à moi… N’oubliez jamais que je vous aime et que je serai toujours prêt à vous soutenir… Et je veux vous guérir, Éveline !

À l’autre bout du pré, une laveuse passait. Honoré songea qu’il serait prudent de partir afin d’éviter les commérages. Il remonta vers la Marnière, beaucoup plus lentement qu’il n’était venu. Au fond de son cœur s’installait une inquiétude qu’il ne s’expliquait pas.

Dans le pré, les bêtes, sentant la nuit venir, s’étaient, une à une, approchées de la bouchure. Mais Éveline ne bougeait pas, la tête dans ses mains, prostrée sur son pliant. Il lui semblait que tout tournait autour d’elle, les bêtes, les arbres, les maisons lointaines et que la terre montait et que le ciel chavirait. Les oreilles pleines d’une immense clameur confuse, elle se sentait choir, éperdument, dans la douleur et dans la honte.


CHAPITRE V


Éveline, à présent, ne pouvait plus douter. Elle ne pouvait plus se dire : c’est le chagrin…, ou c’est l’émotion…, ou c’est la fatigue.

Non ! Elle s’était donné ces mauvaises raisons aussi longtemps que possible ; elle s’y était raccrochée comme une personne en danger de se noyer se raccroche à tout ce que sa main peut saisir, plume, brin d’herbe, branchette flottante.

Maintenant, quand elle se regardait dans sa glace, elle savait la cause de sa pâleur ; elle ne s’étonnait plus devant ses yeux cernés de mauve, ses cheveux ternis et ses joues sèches dont la peau se piquetait de points roux.

Heureusement, elle n’allait plus travailler aux champs. Comment eût-elle pu dissimuler ces nausées qui la faisaient verdir et, surtout, ces faiblesses soudaines qui lui cassaient bras et jambes ?

Elle ne voyait les hommes qu’aux heures des repas. Elle s’ingéniait alors à trouver des raisons d’abréger le temps qu’elle passait à les servir.

Mazureau et Honoré, avant de quitter la table, prolongeaient souvent leur conversation. Mazureau ne s’occupait point de sa fille, mais, quand elle se déplaçait, les yeux lestes du gars viraient pour la suivre ! Dès qu’elle pouvait, elle passait dans sa chambre ou bien sortait dans le courtil.

Le reste de la journée, elle était seule avec son angoisse. Marie ne venait plus jamais à la Marnière et, de son côté, Éveline n’osait plus sortir de chez elle. Elle passait des soirées entières en inaction ; quand elle allait garder ses bêtes elle emportait bien un ouvrage de couture, mais c’était toujours le même et il n’avançait point.

Honoré avait raison de dire qu’elle ne dormait pas du tout. Quand, parfois, vers le matin, elle sentait le sommeil la gagner, l’idée lui revenait brusquement et elle se redressait d’une secousse, haletante, la bouche amère.

C’était véritablement, pour son cœur faible, trop de malheurs à la fois !

Elle voyait approcher l’heure où elle allait défaillir. Déjà, devant Honoré, qui n’était pourtant pas bien pressant, elle s’était laissé aller à confesser sa lassitude et son dégoût mortel. S’il eût insisté, peut-être l’aveu lui fût-il monté aux lèvres.

Elle sentait qu’elle parlerait à la première semonce de son père. Elle avait tremblé d’abord en songeant à l’accueil qui lui serait fait ; mais peu à peu sa frayeur s’en allait. Il arriverait ce qui arriverait… Résignée à l’inévitable, elle s’abandonnait, trop endolorie de corps et d’âme pour songer à faire front encore quelque temps.

Pour toutes les petites choses du ménage, son père la laissait absolument maîtresse on la maison. Pourtant, il lui dit un soir, suivant les conseils d’Honoré :

— Tu devrais avancer demain jusqu’au marché de Quérelles… Tu as ici quatre grands coqs que je suis bien fatigué de voir… Quand les gerbes seront dans la cour, nous ne pourrons pas nous en défendre.

— Je puis les vendre à un marchand passager, dit-elle.

Il reprit bonnement :

— Va donc à Quérelles ! tu les vendras plus cher, et puis cela te distraira.

Il était presque tendre avec elle depuis quelque temps. Elle répondit sans le regarder :

— Eh bien, j’irai donc ; je vous remercie.

Le lendemain, Éveline s’en alla de bonne heure pour profiter de la fraîcheur du matin.

De Fougeray à Quérelles, il y a une bonne lieue. Le panier d’Éveline lui tirait le bras. Elle trouva heureusement, à la sortie du village, un charretier qui s’en chargea. Elle continua son chemin plus aisément.

Des souvenirs lui venaient en foule, souvenirs lointains d’heures légères. Elle se revoyait petite fille, trottant avec son frère vers l’assemblée de Quérelles… Plus tard, n’était-elle pas passée par ces chemins en compagnie de Maurice ? Alors toutes les choses avaient un doux visage accueillant. Tandis que maintenant ! Maintenant, elle voudrait ne pas s’arrêter à Quérelles, mais marcher sans se retourner, marcher toujours, droit devant elle.

Au bourg, sur la place mal ombragée du marché, il commençait à faire chaud ; la crainte de se trouver indisposée au milieu de tous ces étrangers lui glaça le cœur. Il lui sembla que tout le monde la regardait et elle n’eut plus que l’idée de se sauver.

Elle vendit ses poulets bien vite, au premier marchand. Comme elle ramassait son panier pour partir, elle sentit qu’une main lui frappait sur l’épaule. Elle sursauta. Marie Sicot était à côté d’elle.

— Tu m’as fait peur, Marie !

La cousine s’excusa.

— Je n’ai pourtant pas frappé bien fort ! Tu es tout de même craintive ! Te voilà blanche et je vois ton cœur qui bat… Tu n’es pas malade, au moins ?

Éveline s’efforça de sourire.

— Oh non ! Je ne suis pas malade…, mais il fait chaud ! Allons-nous-en tout de suite, si tu veux.

Leur panier au bras, elles quittèrent le marché. Quand elles eurent passé les dernières maisons de Querelles, Marie observa :

— Tu ne m’as seulement point embrassée ! Il y a pourtant un moment que nous ne nous sommes vues !

Éveline marchait à côté d’elle, la tête un peu penchée, les yeux fixés à terre ; elle ne répondit pas.

Alors Marie la saisit par le bras.

— Qu’as-tu donc aujourd’hui ? On te dirait partie en songe comme les dormeuses sorcières !

— Je suis lasse, dit Éveline.

— Tes jambes sont cependant meilleures que les miennes. Mais rien ne nous presse ; si tu veux, nous allons nous asseoir là-bas, à ce détour, où il y a de l’ombre.

— Je suis bien lasse ! répéta Éveline.

Marie ne parla plus mais, en marchant, elle épiait sa cousine et son cœur se serrait.

Elles allèrent s’asseoir derrière une haie d’épines dont les petites feuilles criblaient le soleil. Quand elles furent installées, Marie prit dans son panier une longue tartine qu’elle rompit en deux morceaux.

— Mange un peu, dit-elle à Éveline, tu n’as vraiment pas grosse mine !

Éveline mordit à sa tartine une toute petite bouchée qu’elle eut bien de la peine à avaler. Elle y revint pourtant, fit encore semblant de grignoter quelques miettes. Une branche de prunellier avançait au-dessus de sa tête ; elle leva la main, cueillit des prunelles et, furtivement, se mit à les croquer.

Marie, qui l’observait à la dérobée, comprit soudain.

— Que fais-tu donc ? demanda-t-elle ; pourquoi ne manges-tu pas ?

Éveline tourna vers sa cousine ses pauvres yeux désespérés.

Alors Marie la prit aux épaules, étroitement. Elle ne lui demanda rien de plus, mais son regard parlait si clairement qu’Éveline répondit tout bas :

— Oui !

Marie lui mit un baiser au front et lentement s’éloigna un peu. Entre elles, le silence tomba.

Éveline se tenait droite, les mains aux genoux, immobile, les yeux vagues et secs. Marie remettait les tartines dans le panier ; ses mains s’affairaient, pliaient la serviette, secouaient le tablier… Quand tout fut en ordre et bien net, elle détourna la tête et se moucha deux ou trois fois.

— Cela, c’est le reste à présent, murmura-t-elle. Que faire, mon Dieu ? Que faire ?

Elle répéta plus fort :

— Que comptes-tu faire, Éveline ?

L’autre répondit sans bouger :

— Rien !

— Voyons, il faut… Je ne sais pas, moi ! Il faut tout préparer…, il faut que tu saches ce que tu feras, où tu iras… Tu es chez ton père…, il faut parler à ton père… As-tu peur de lui parler ?

Éveline secoua la tête, lentement.

— Je ne sais pas ! Toute chose m’est égale à présent.

Elle parlait d’une voix basse et grelottante.

— Je voudrais m’en aller, marcher les yeux fermés et ne plus jamais retrouver mon chemin… Marie, je ne veux pas rentrer chez nous… Je veux m’en aller et que chacun oublie mon nom et perde mon souvenir… Je voudrais être morte !

Du coup, Marie se rapprocha d’elle.

— Tais-toi ! dit-elle, tu n’as pas le droit de parler ainsi ! Tu n’as pas le droit ! Tu ne m’as jamais entendue te faire la morale et encore aujourd’hui, je ne te dis rien… Mais ne parle pas de la sorte si tu tiens à mon amitié ! Il n’y a pas que toi, Éveline ! Il faut que tu te redresses, il faut que tu sois forte pour préparer la vie du petit innocent qui viendra…

Elle était d’une famille où la religion manquait. Elle leva la main, pourtant, en un geste de croyante et, transfigurée par l’émotion, de son index tendu, elle montra le ciel.

— Que dirait Maurice, s’il pouvait te voir ainsi, faible et sans courage ? Il est parti, lui… C’est à toi de porter son fardeau en plus du tien.

Elle ajouta d’une voix presque timide :

— Je t’aiderai si tu veux ; ce sera mon bonheur… Maurice s’était confié à moi ; je n’étais pas comme une étrangère pour lui.

— Merci, dit Éveline ; j’ai besoin d’aide en effet.

Elles se relevèrent et continuèrent leur route. Éveline marchait d’un pas plus ferme. Marie la suivait en boitillant et le plus grand trouble était en elle. Elle parlait de Maurice, rappelait les choses qu’il avait dites et, aussi, elle parlait de l’enfant qui naîtrait, faisait des projets pour son avenir.

— Il faut que tu avoues à ton père… Ne crains rien, je serai près de toi pour te soutenir. Il faut tout préparer…, dès maintenant, il faut tout préparer.

La volonté des autres était pour Éveline un nécessaire appui. Elle rentra chez elle un peu réconfortée ; et, pour la première fois depuis plusieurs semaines, elle mangea sans dégoût ni nausées.


CHAPITRE VI


Ayant obtenu à la mairie une permission bien en règle pour se rendre à la ville, Honoré, avant de partir, passa à la Marnière.

Il était on toilette et désireux de se faire voir. Sa bicyclette étincelait au soleil, son chapeau neuf luisait et son costume, bien bourré par un tailleur de ville, lui faisait la poitrine avantageuse et les épaules carrées.

Il allait chercher l’argent chez le notaire. Il comptait revenir déjeuner à la Marnière, régler les affaires avec Mazureau et rester ensuite toute la soirée en compagnie d’Éveline pour lui parler raisonnablement et se faire comprendre enfin !

Ayant donné le bonjour à tout le monde, il dit son plaisir de sortir du village sans craindre personne.

— J’ai ma permission, mon brassard, mon livret… Serviteur, messieurs les gendarmes ! Je ne vous dois rien !

Il tira sur sa manche et continua en souriant :

— J’ai mon brassard, mais il ne tient guère… La pauvre vieille de chez moi s’imagine que je porte ça par coquetterie et amour de gloire…, elle ne veut pas le coudre ! Vous n’auriez pas la bonté, Éveline, d’y mettre deux ou trois points d’aiguille ?

Éveline cousit le brassard. Quand elle eut fini, pour la remercier, il alla en chercher long ! Mazureau les regardait tous les deux et la joie de son cœur montait à ses yeux.

Il voulut faire conduite à Honoré. Côte à côte, ils passèrent devant le vieux Bernou qui, dans son encoignure, attendait le facteur, comme il faisait tous les matins depuis plus de six mois.

— Pauvre homme ! dit Mazureau, le chagrin lui a tourné les idées ; il est comme fou… Il a perdu son gars et n’a point augmenté son bien ; ces temps ont été durs pour lui…, mais il faut dire qu’il n’a jamais été trop courageux !

— Il ne fera pas fortune avant la fin de la guerre, celui-ci, dit Honoré, car la guerre va finir bientôt… Les nouvelles sont bonnes en ce moment, les Boches sont perdus.

— Je suis content ! répondit Mazureau.

Honoré sauta sur sa bicyclette et s’en alla vers la ville, disant :

— À tout à l’heure ! Je n’en ai pas pour longtemps.

— Je suis content ! répétait Mazureau en lui-même.

La joie lui venait de partout ce matin.

Le désir le prit de sortir du village et de s’en aller faire un tour dans la plaine, les mains au dos, comme un propriétaire vigilant qui visite son bien.

Le soleil était bas encore ; l’air matinal picotait le nez comme une petite prise.

Mazureau passa aux Jauneries. La luzerne y repoussait grassement ; la deuxième coupe serait belle. La vigne n’avait pas de traces de maladies ; elle résistait bien en ces côtés. Il faudrait plus tard s’agrandir par là… Mazureau rêvait au jour où il s’occuperait d’arrondir ce lopin perdu des Jauneries.

Il coupa ensuite droit vers ses terres principales. Longeant un champ de pommes de terre qui dépendait de la Baillargère, il remarqua qu’il était envahi par les ravenelles. Il sourit… Des ravenelles, du plantain, du chiendent, toutes les saletés de la terre, ceux qui en voulaient de la graine n’avaient qu’à s’adresser au fermier Sicot de Fougeray…

Bernard gardait ses bêtes dans le pacage des Brûlons. Mazureau le rejoignit et lui dit :

— Je suis content, petit !

— Et pourquoi donc ? demanda Bernard.

Mazureau eut un geste vague ; il était content à cause de ceci…, à cause de cela…, content parce que la récolte était belle chez lui, parce que la guerre allait finir, parce qu’Honoré enfin, était parti chercher l’argent.

— Heu ! fit Bernard, nous ne le tenons pas encore.

— Si, dit le grand-père, nous le tenons !

Il étendit les deux bras à droite et à gauche :

— Et puis ceci avec ! S’il nous faut sept mille, nous les aurons, mais s’il nous faut dix mille, nous les aurons encore. Il l’a fort bien dit et c’est sûr à présent.

Ils firent des plans, discutèrent l’emploi de ces champs qui allaient leur revenir. Le grand-père s’animait et parlait vite, confondant les pièces à acquérir et celles qu’il possédait déjà. Bernard lui faisait la leçon et le rabrouait.

— Votre champ de betteraves !… Quel champ de betteraves ?

— Eh bien ! celui-ci, donc !

— Celui-ci, il a un nom ! C’est la parcelle 32… Tout cela, c’est la parcelle 32…, c’est écrit sur l’affiche. Parlez donc comme il faut, ça ne coûte pas plus cher…

Ils tombèrent d’accord sur ce point qu’il faudrait soulever la jachère au plus tôt, renouveler le morcellement et pousser les sillons d’un bout à l’autre.

— Ce sera plus beau, disait le grand-père en levant le menton.

— Cela rapportera davantage, rectifiait Bernard froidement.

Quand le soleil fut haut, ils ramenèrent leurs bêtes à l’étable. Pendant que Bernard les attachait, Mazureau avança vers la maison pour voir si le déjeuner était prêt.

Par la fenêtre ouverte, il aperçut Éveline agenouillée devant une armoire ; elle était en si grande occupation qu’elle ne l’entendit pas approcher. Il s’arrêta et regarda.

Elle fouillait dans un tiroir, se penchait, examinait. Elle tira un chiffon blanc que Mazureau prit d’abord pour un mouchoir…, mais elle en coiffa son poing et il vit que c’était un bonnet d’enfant.

Ce manège l’impatienta.

— Éveline ! dit-il…

Elle poussa un cri et se dressa, blanche, les yeux pleins d’angoisse. Il haussa les épaules.

— Voici maintenant qu’on ne peut plus te parler sans te faire peur !

Elle voulut s’excuser :

— Vous ne m’avez pas fait peur, balbutia-t-elle.

Mais, malgré elle, ses mains montaient à son cœur bondissant.

— Remets-toi ! dit-il. Je viens voir si la table est servie. Nous attendons Honoré ; il sera ici avant peu, ne devant pas muser à la ville. Que ton repas soit bon… C’est un grand jour ! Songes-y bien !

— J’y songe, père ! J’y songe, répondit-elle, les lèvres dansantes.

Il s’en retourna vers la grange, un peu tourmenté par l’idée qu’Éveline demeurait toujours aussi inquiète et nerveuse.

Pour tout ce qui ne concernait pas les choses premières occupant sa pensée, Mazureau ne marquait que de l’inattention et du dédain. Il n’avait guère l’habitude de s’inquiéter des manigances des femmes. Il prit à réfléchir pourtant sur ce sujet nouveau.

Elle était d’allures bizarres, Éveline, depuis quelque temps. Le chagrin l’avait secouée, bien entendu, mais les jours coulaient et elle ne reprenait pas son équilibre ; au contraire…

Les idées venaient à Mazureau, une par une et péniblement.

Que pouvait-elle bien faire devant cette armoire à l’heure où il eût fallu se hâter de travailler ?…

Elle était malade à coup sûr…, elle maigrissait vite. La nuit on l’entendait se lever et marcher dans sa chambre… Elle ne mangeait jamais aux repas ; il l’avait surprise au jardin cueillant des pommes vertes comme un enfant chétif ou une femme grosse…

Il leva la tête soudain, fronça les sourcils.

Que faisait-elle devant ce tiroir à fouiller dans ses bonnets d’enfance ? Tiens ! Tiens ! Il fallait savoir…

Il laissa tomber la brassée de fourrage qu’il tenait. Sortant de la grange, il marcha vers la maison. Il ne vit point Honoré qui, derrière lui, arrivait dans le courtil.

Il entra, vint droit sur Éveline. Montrant la table où trois assiettes seulement étaient mises.

— Tu ne veux donc pas manger avec nous ? demanda-t-il.

Elle le regarda et ses yeux, encore une fois, s’affolèrent. Il lui saisit le poignet, il le tordit ; et ses questions se pressèrent.

— Pourquoi ?… Pourquoi ne manges-tu pas, Éveline ? Pourquoi ne dors-tu pas ? Pourquoi es-tu malade ? Qu’as-tu donc fait pour tant me craindre ? Réponds ! Pourquoi ? Pourquoi ?… Répondras-tu ?

Elle se renversait de côté comme un enfant châtié qui cherche à fuir. Ses yeux errèrent, implorant toutes les choses familières autour d’elle ; ils tombèrent sur Honoré qui venait d’entrer. Et puis un bourdonnement lui emplit la tête ; elle ne vit plus rien, n’entendit plus rien, ne craignit plus rien…, et elle dit pour tout finir :

— Père ! Je suis enceinte !

Il la lâcha, recula, aperçut Honoré pâlissant. Il dit durement :

— Ce n’est pas bien, mon ami ! Quand tu es entré chez moi, je ne pensais pas que tu me ferais affront de la sorte ! Un homme de ton âge ! Tu es sans excuse, Honoré !

Le gars secoua la tête.

— Je ne vous ai pas fait affront…, ce n’est pas moi, Mazureau.

Il répéta, comme écrasé de chagrin :

— Ce n’est pas moi…, ce n’est pas moi… Mazureau ne comprenait pas ; il se rapprocha d’Éveline.

— C’est Maurice ! dit-elle.

Il eut une sorte de soupir rauque ; le sang lui sauta à la tête. Ses mains s’ouvrirent, montèrent au cou de sa fille. Honoré se précipita.

— Laissez-la, Mazureau, laissez-la !

Le vieux les repoussa tous les deux. Ses poings se levèrent plusieurs fois, énormes, martelant le vide. Et puis il se dressa de toute sa taille au milieu de sa maison.

— Va-t’en ! jeta-t-il d’une voix hautaine. Fille sans nom, tu n’es plus de ma famille ! Que je ne te revoie jamais sous mon toit ! Va-t’en !

Éveline passa derrière lui et sortit ; on l’entendit traverser sa chambre et courir par le jardin.

Honoré tremblait, la figure décomposée. À la fin, il tira son portefeuille.

— Ma parole est engagée envers vous, dit-il timidement. Je vous avais promis sept mille francs, je vous les apporte. Les voici : prenez-les quand même.

D’un grand geste orgueilleux, Mazureau repoussa l’argent.

— Entre nous, il n’est plus d’alliance possible… Et tant que j’aurai ma raison, je ne tendrai pas la main vers les étrangers, comme un mendiant.

— Je ne suis pas un étranger, murmura Honoré ; votre malheur est le mien.

Le vieux se redressa encore, les yeux durs.

— Qui t’a parlé de mon malheur ! Je suis encore debout !… J’ai toujours vécu seul, sans appui des miens… Il n’y a rien de changé dans ma vie.

Il ajouta :

— Ta place est marquée à ma table ; assieds-toi et mange mon pain.

— Je ne peux pas, dit Honoré ; j’ai du chagrin.

Il sortit de la maison et il s’en alla, appuyé sur

sa bicyclette. Il pleurait. 1

TROISIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER


Bernard avait entendu toutes les paroles de son grand-père, mais celles d’Honoré lui avaient échappé. Quand il comprit que les sept mille francs avaient été là, sur la table, et que son grand-père les avait repoussés avec dédain, la colère le secoua si fort qu’il ne put rien dire sur le coup. Il siffla son chien et, la gorge serrée, il s’en alla, laissant le vieillard seul devant sa table servie.

En réfléchissant à cette affaire, il sembla à Bernard que son grand-père était devenu subitement fou. Il revint à la maison, se fit de nouveau expliquer les choses.

— Il avait apporté les sept mille francs…, mais il ne voulait pas vous les prêter ?

— Si ! il voulait me les prêter quand même.

— Alors, c’est qu’il désirait autre chose en échange ? Il vous demandait un trop fort intérêt ?

— Non ! Il n’a pas été question de cela.

Bernard regarda son grand-père, attentivement.

— Pourtant, vous ne les avez pas pris… Pourquoi ?

Mazureau hésita ; ces raisons d’honneur, très confuses en lui, mais fortes cependant comme sa vie même, il ne savait comment les expliquer clairement maintenant que son exaltation était tombée.

— Je ne pouvais pas !… On n’emprunte pas aux étrangers…, on ne fait alliance qu’avec son égal.

— Mais tout le monde emprunte…, à n’importe qui !

— Non ! pas chez nous…, rappelle-toi cela… Un Mazureau ne s’humilie pas de la sorte…, ce n’est pas fier.

Voyant que son petit-fils ne comprenait pas et le regardait avec des yeux étonnés, il ajouta :

— Et puis, je suis vieux…, je puis mourir bientôt…, je ne veux pas te laisser de dettes.

Bernard se dressa sur son banc, les poings serrés, la figure ardente.

— Vous ne voulez pas me laisser de dettes ? Je les paierais, les dettes, aussi bien que vous ! Dites donc plutôt que vous ne voulez pas me laisser de biens !… Comment achèterons-nous la parcelle 32 ? Comment l’achèterons-nous ? Y avez-vous seulement pensé à la parcelle 32 ?

Mazureau baissait la tête.

— Que veux-tu ? La malchance est sur nous !

— Alors, vous ne voulez pas l’acheter ? Nom de nom ! Dites-le, que je vous entende bien.

Le grand-père lui mit la main sur l’épaule.

— Apaise-toi, nous l’achèterons quand même, nous l’achèterons sans aide, ce sera plus beau !

Mais l’agitation de Bernard ne tomba pas facilement. Ils discutèrent longtemps.

Ils étaient tous les deux de ceux qui ne cèdent jamais, qui ne plient jamais, qui luttent jusqu’au bout, pied à pied, sans toujours bien distinguer le possible. L’âpre volonté de son petit-fils rasséréna Mazureau ; il finit pas se persuader lui-même qu’il arriverait au but malgré tout.

— Bernard ! Nous l’achèterons !

Bernard réfléchissait.

— Quand nous l’aurons achetée, faudra-t-il que je partage encore avec tante Éveline ?

— Ne parle plus de tante Éveline ! dit Mazureau.

— Elle ne reviendra pas ?

— Non !

Bernard montra la table encore servie.

— Mais qui va donc nous faire la soupe à présent ?

— Écris à ta mère que nous avons besoin d’elle… Qu’elle vienne tout de suite.

Bernard secoua la tête.

— Elle ne voudra pas, dit-il !

Il écrivit cependant le soir même. Il écrivit nettement, selon sa manière qui était arrogante et sans détours. Il ne priait pas, il ordonnait et il faisait valoir ses droits d’orphelin de guerre.

La bru vint trois jours plus tard. Elle occupait à Nantes une place de vendeuse dans une grosse boucherie. Elle devait prendre huit jours de repos vers la fin d’août ; la lettre de Bernard lui fournit l’occasion de demander son congé un peu plus tôt.

Elle partit donc de Nantes un matin, passa toute la journée dans un wagon à moitié démoli qui démarrait, s’arrêtait, revenait et tamponnait si dur qu’à chaque coup il chavirait les voyageurs. Débarquant à Quérelles au crépuscule, elle arriva à Fougeray à nuit noire. Son premier mot fut :

— Quel pays de sauvages !

Exténuée, elle prit à peine le temps d’embrasser Bernard et le grand-père, but trois ou quatre verres d’eau fraîche et s’en fut se coucher dans le lit d’Éveline.

Le lendemain, elle parla.

Premièrement, sur l’affaire d’Éveline. Elle déclara sans se gêner que sa belle-sœur n’était pas la première fille qui eût fauté et que des barbares seuls pouvaient lui en faire un si grand crime. Elle se promit d’ailleurs d’aller chercher Éveline et de la ramener à la Marnière. Mazureau laissa dire.

Elle conta ensuite ses propres affaires. Elle gagnait bien sa vie. Habitant en famille, avec sa mère et sa sœur, elle pouvait, avec sa rente de veuve, faire des économies, sans se priver pourtant de ce qui lui plaisait. Elle comptait prendre plus tard un petit commerce.

Elle fit le projet d’emmener son fils avec elle ; dans l’état de boucher, on pouvait se faire, à Nantes ou ailleurs, une jolie situation. Bernard haussa les épaules.

— Puisque tu as de l’argent d’économie, dit-il, il faudra que tu nous le prêtes.

— Ah ! bien non, par exemple ! J’en aurai besoin si je veux m’établir.

Il la regarda de côté, les dents serrées. Comme elle lui rabattait le bord de son chapeau, disant :

« Tu as l’air tout à fait pésan ! » il lui jeta hargneusement :

— Dis donc ! les pésans valent bien les autres ! Je pense qu’ils valent bien les coupeurs de charognes.

Elle voulut le questionner. Pourquoi avaient-ils besoin d’argent ? Que voulaient-ils faire ? De l’argent, il devait y en avoir chez tous les croquants puisqu’ils vendaient leurs produits au poids de l’or…

Mazureau ne répondit rien, sachant bien qu’elle ne comprendrait pas. Mais Bernard dit avec orgueil :

— C’est que nous voulons nous agrandir.

— Vous agrandir ?

— Oui… Nous voulons acheter du bien… des terres…, des champs, si tu veux, puisqu’il faut tout t’expliquer.

Elle leva les bras, les laissa retomber, partit d’un bel éclat de rire.

— C’est pour cela que vous me demandez mon argent ? En quel pays vivez-vous ? Vous ne savez donc rien ?

Elle leur montra leur ignorance. Les riches vendaient, eux, pour mieux placer leur avoir. Ils n’étaient pas fous, sans doute !

Pour l’exemple, elle supposa mille francs en argent, puis mille francs placés en terre, compta le rapport, recompta, fit la preuve… C’était clair !… On perdait, en achetant des terres, tout ce qu’on voulait. Elle les considérait avec pitié, surprise de les trouver si naïfs.

— Vous feriez bien mieux de vendre ce que vous avez, mon beau-père…, et de vous établir fermier

Ils se regardèrent et tous les deux parlèrent en même temps.

— Vos raisons sont celles d’une femme de ville, dit Mazureau.

— Ne parle pas de nos affaires ; tu n’y connais rien, dit Bernard.

Elle n’insista pas, sûre d’avoir raison. Elle se plaignit de son voyage pénible, conta l’embarras d’une vieille croquante qui n’avait jamais pris le train.

À la fin, elle sortit son mouchoir et pleura son mari.

Eux, s’en allèrent travailler, l’un contre l’autre, du même pas allongé qui les soulevait en mesure.

Pour le premier repas qu’elle leur servit, ce fut tout un tralala. Elle vivait assez mal chez elle, mais, avant son mariage, elle avait été cuisinière dans de bonnes maisons et elle tenait à montrer son savoir-faire.

Ils la trouvèrent en tablier blanc avec des frisettes et de la poudre de riz. Elle avait acheté des huîtres à un marchand passager, mis du vin dans une bouteille, de la piquette dans une autre, de l’eau dans une carafe et, dans le pichet à la boisson, un bouquet d’œillets et de passe-roses. Le pain était coupé d’avance en tartines minces et elle avait également préparé de belles tranches de beurre dans un petit plat.

Ils s’assirent un peu saisis. Devant eux, il y avait deux assiettes, l’une dans l’autre ; la cuiller manquait.

Bernard repoussa le bouquet.

— Ça pue ! grogna-t-il.

— Apportez-nous la soupe, dit Mazureau.

Elle s’excusa ; il n’y avait pas de potage : le temps lui avait manqué et aussi la viande.

— J’ai préparé une volaille, dit-elle ; à défaut de bœuf, vous vous en contenterez…, mais ce sera pour ce soir. Pour un bon pot-au-feu, il faut au moins sept heures.

Ils mangèrent les huîtres, puisqu’elles étaient ouvertes maintenant ; ensuite ils ébréchèrent une grande omelette. Quand elle leur apporta à chacun une épaisse et longue tranche de jambon, Mazureau devint rouge et Bernard jura.

— Cré nom !

La bru s’affairait, contente d’elle-même. Elle leur brassa un fromage frais entier avec du sucre et de la crème — un fromage qu’Éveline eût vendu trois francs ! — Ils refusèrent de le manger avec une petite cuiller, comme elle les y invitait. Se coupant un épais quignon, ils étendirent dessus une couche mince de fromage et se levèrent de table.

— Que faut-il prendre à la boucherie ? demanda la bru.

— Il n’y a point de boucherie ici, répondit Mazureau.

— Alors, comment faites-vous ? où prenez-vous la viande ?

— Nous n’en mangeons pas, dit Bernard ; nous ne faisons pas comme les gens de ville qui passent leur vie à table et ne se gardent pas un sou.

Elle les regarda, étonnée. Elle n’était pas au courant de leur vie, n’étant venue que rarement à Fougeray.

Mazureau expliqua, le plus doucement qu’il put :

— De la viande de boucherie, nous en avons quelquefois ; nous en prenons à la ville, quand il faut… Ne vous donnez pas tant de soucis pour notre manger. Veillez bien à la maison, donnez du grain aux volailles et ne vous tracassez pas du reste… Pour nous, c’est toujours assez bon.

Il montra la table, les plats à peine entamés, la marmite où cuisait une poule pour le souper.

— Nous avons ici tout ce qu’il faut pour quatre jours, dit-il.

— Ils sont devenus sauvages ! pensa-t-elle en sa petite tête étroite.

Et elle se tut, ne voulant pas discuter avec ce pauvre vieux.

Dans la soirée, elle alla questionner une voisine.

Ayant appris qu’Éveline était à la Baillargère, elle prit son chapeau, son ombrelle et s’en fut rendre visite à l’oncle Sicot. Il se trouvait chez lui, justement. Ce fut à lui surtout qu’elle parla parce qu’il lui sembla plus civilisé que les autres.

Il lui fit un petit bout de conduite quand elle sortit.

— Je veux arranger l’affaire d’Éveline, disait-elle d’un air entendu. Je suis venue tout exprès.

— Vous ferez ça, ma nièce ! Il n’y a que vous pour le faire !

— Mon beau-père est rude et il a des idées que les autres n’ont pas.

De son index pointé, elle montra son front.

— Il doit avoir quelque chose là !

— D’accord ! fit Sicot.

— N’est-ce pas ? Vous l’avez remarqué aussi ?…

Il ne boit ni ne mange et la raison s’en va… Si je vous disais qu’il veut acheter, lui, maintenant, à l’heure où les autres vendent !

Sicot s’esclaffa.

— Il veut acheter ? Lui ? Ce n’est pas vrai, ma nièce ?

— Il m’a demandé de l’argent…, ainsi ! Mais mon argent, où il est, je le trouve bien !

Elle acheva d’un ton de mystère :

— Il est à la banque !

— Ah bien !… oui, alors, ma nièce !… S’il est à la banque !

Elle se rengorgea et partit contente. Sicot la rappela :

— Ma nièce, dites donc à Mazureau que je lui en prêterai de l’argent, s’il veut acheter… Pour lui remettre les esprits, je ferais tout !

— Je le lui dirai.

— Vous êtes bien bonne, ma nièce ! Je ferai ça pour lui… huit, dix mille francs…, ce qu’il voudra.

Elle arriva à la Marnière en même temps que Bernard et Mazureau qui venaient prendre leur collation.

— Je viens de la Baillargère, dit-elle.

Ils firent ensemble :

— Ah !

Et ce fut tout.

Bernard alla chercher le fromage et une tête d’ail. Ils firent une graissée légère sur un chanteau de pain et mangèrent à leur aise, solidement.

Elle les chapitra là-dessus. Dans toutes les maisons où elle était passée, on mangeait à six heures et demie ou sept heures ; à quatre heures, on ne prenait qu’une petite collation, et encore cela ne se faisait pas partout.

— Nous sommes des pésans, nous autres ! ricana Bernard entre deux bouchées.

Mazureau dit de nouveau qu’il ne fallait point se tracasser pour leurs repas. Comme elle pouvait voir, ils n’étaient pas difficiles à contenter.

— Nous mangeons à quatre ou cinq heures en cette saison ; nous prenons encore un bout avant de nous coucher.

Elle ne voulut point en avoir le démenti.

— On ne mange pas à quatre heures, on ne mange pas à la nuit ; on dîne à sept heures ! à sept heures !

Dès qu’ils eurent le dos tourné, elle se mit au travail. Et à sept heures, exactement, bien qu’elle sût parfaitement qu’ils ne viendraient point, elle servit le dîner : potage, bouilli, salade, haricots verts, fraises à l’eau-de-vie. Elle l’eût servi en plein désert.

Un peu avant la nuit, comme ils revenaient pour s’occuper des bêtes, elle marcha au-devant d’eux, en tablier blanc.

— Voici une heure et demie que mon dîner attend.

— Ma bru, vous êtes aussi têtue que moi ! constata Mazureau avec une sorte d’admiration.

Tout de même, cela ne pouvait pas durer ainsi. Il l’attira à l’écart pour lui parler une bonne fois, raisonnablement. Mais elle lui tint dédaigneusement tête sur la question des repas ; et il céda. Il céda en recommandant pourtant le ménagement.

Il ne voulait pas la brusquer. Cette histoire d’argent dont elle avait parlé le matin leur avait fait dresser la tête, à Bernard et à lui. Ils avaient comploté on travaillant. Mazureau ne croyait pas beaucoup à ces grandes économies et, en tous les cas, il eût préféré s’en passer. Mais Bernard avait tenu ferme, disant qu’il ne s’agissait pas là d’un emprunt, qu’il avait sa part là dedans et que son droit était d’en profiter.

— Vous vous habituerez avec nous, ma bru…, vous verrez que tout ira bien.

Elle le regarda, la tête penchée et l’œil rond comme une poule inquiète.

— Pensez-vous donc que je vais rester dans votre pays perdu ? demanda-t-elle.

— Je l’avais espéré ! dit Mazureau sans insister davantage.

— Cela, non ! jamais ! Je suis venue passer quelques jours chez vous, pour vous rendre service…, surtout pour vous remettre avec Éveline envers qui vous vous êtes très mal conduit.

Il ne releva pas le propos et elle continua avec un sourire indulgent :

— Vous n’avez tout de même pas cru que j’abandonnerais ma position pour venir m’enterrer à Fougeray ? Allons, voyons !… Tous les services que vous voudrez, mais pas ça !

Mazureau poussa droit :

— Il y a un service que vous pourriez nous rendre à défaut de celui-ci.

— Quoi donc ? fit-elle.

— Vous avez de l’argent placé, dites-vous… Si vous vouliez me le confier, je l’emploierais selon les intérêts de Bernard.

— Vous achèteriez des champs ?

— Ce serait mon bonheur et celui de votre fils… le vôtre aussi, si vous changiez d’idée plus tard.

Elle sourit encore, frappa doucement sur le bras de Mazureau comme sur celui d’un enfant déraisonnable.

— Mais cela n’a pas de bon sens ce que vous dites là ! Je vous l’ai expliqué ce matin…

Il s’impatienta.

— Voulez-vous nous le confier ? C’est oui ou c’est non ! Je ne vous demande pas autre chose.

— Si vous y tenez tant à cette affaire, après tout, vous trouverez de l’argent ailleurs que chez moi…. L’oncle Sicot vous en prêtera.

— Sicot ?

— Oui ! Il me disait tantôt que si vous vouliez acheter, il vous avancerait bien huit ou dix mille francs…, même davantage !

— Il ne vous a pas dit que vous étiez folle, en même temps ? Non ? Eh bien ! il l’a pensé !

Le lendemain, ils se brouillèrent complètement.

— Je m’en vais tout de suite, déclara-t-elle en pleurant de rage, et j’emmène mon fils ! Je veux qu’il apprenne un métier au lieu de s’abrutir dans ce pays de sauvages !

Alors Bernard entra en jeu.

Il commença par dire, d’une voix très calme :

— Ah oui !… Comme ça, tu veux m’emmener ! Tu veux que je sois boucher, à débiter des bêtes crevées !… Tu parles bien !… As-tu le droit de parler ?

Elle le regarda, suffoquée.

— Je suis orphelin de guerre…, j’ai la loi pour moi… Un métier, dis-tu ? Je l’ai choisi, mon métier, et je n’ai pas besoin qu’on me l’apprenne… Je veux rester ici et être mon maître… Ce n’est pas toi qui m’en empêcheras !

Elle vint sur lui, la main levée ; mais il lui rabattit le poignet et la repoussa rudement.

— Méchant galopin ! cria-t-elle, je te ferai emmener par les gendarmes !

— Moi ! moi !

De sa main ouverte, il se frappait sur la poitrine.

— Moi ! Tu me feras emmener par les gendarmes !… Tu crois que j’ai peur ? Mon père, il n’avait pas peur des Boches, et moi aussi, je ne crains personne !… Je suis chez moi, ici… Nom de Diou ! amène-les donc, tes gendarmes !

Mazureau intervint.

— Tais-toi, Bernard ! dit-il.

Mais le petit gars était lancé et ne se contenait plus.

— T’as le droit de parler, toi ? C’est-il toi qui m’as élevé ? À présent que j’ai besoin d’argent pour mes affaires, c’est-il toi qui vas m’en donner ? En as-tu, d’abord de l’argent ?… T’as pas le sou, veux-tu que je te dise… T’as tout mangé…, ta paye, ton allocation, ta rente, tout !… Et la mienne, ma rente, qu’en as-tu fait ? C’est-il pour moi que tu l’as employée ?

Il continua, à tue-tête :

— Je suis orphelin de guerre…, et puis pupille de l’État… Faut pas essayer de me faire peur, dis donc, avec tes gendarmes !… C’est pas tout ça ! T’as touché pour moi depuis quatre ans ; tu me dois de l’argent !… et tu me le donneras ! Tu me le donneras !… Je travaille, moi, et encore je ne touche rien… Tu crois qu’ils vont te payer toujours comme ça à ne rien faire et à gourmandiser ?… Je veux mon droit ou bien je te fais enlever ta rente. Je n’en ai pas pour longtemps à écrire au Gouvernement.

Il tremblait d’une colère insensée ; sa lourde mâchoire faisait durement saillie.

— Tu veux t’en aller ? Eh bien ! qu’attends-tu ? Mais tu me dois plus de mille francs et tu me les donneras, sache-le bien !

La bru prit son chapeau, son ombrelle, son sac.

— Il ne faut pas être fâchée, dit Mazureau ; revenez quand cela vous fera plaisir.

— Oui ! oui ! dit-elle en s’en allant.

Elle n’était pas seulement fâchée : elle avait peur !

Quatre ou cinq jours plus tard, elle recevait des bureaux une lettre marquée de cachets à tous les coins où on lui demandait quelques explications. Elle répondit tout de suite et très longuement, pour bien faire. Et sans perdre de temps, elle envoya neuf cents francs à Mazureau.

Elle ne possédait pas un sou de plus.

Bernard alla avec son grand-père toucher les neuf cents francs au bureau de poste. Ce fut lui qui les prit au guichet, les compta et les mit en poche ; puis il revint les placer dans le tiroir, non point tout à fait avec l’argent du grand-père, mais à côté, dans une liasse à part.

Ce fut lui également qui, ce jour-là, mena le travail.

Dans la soirée une inquiétude nouvelle vint l’assaillir.

— Nous sommes dans la plaine à travailler, dit-il à son grand-père et il n’y a personne chez nous… Il serait facile de nous voler.

— Les portes ferment bien, répondit Mazureau, et les voisines ne sont pas loin.

Mais Bernard lui opposa les nouvelles des journaux, cita le cas d’un paysan de Vendée dont tout l’avoir avait été volé pendant qu’il bêchait son jardin, à vingt mètres de sa maison. Le grand-père fut ébranlé, sans cependant consentir à l’avouer.

Ils rentrèrent plus tôt qu’à l’habitude. Bernard allongeait le pas ; quand il ouvrit l’armoire et regarda au fond du tiroir, son grand-père ne se trouva pas loin de lui.

— Il n’est pas possible de laisser cet argent ici, dit Bernard.

— On pourrait le placer dans une paillasse, conseilla Mazureau.

Belle idée, vraiment ! Autant valait prendre le voleur par la main ! Bernard ne voulut se fier qu’à lui-même. Il chercha longtemps une cachette.

Il finit par creuser à la pioche un grand trou dans un coin de la grange. Il y plaça un pot de grès dans lequel Mazureau déposa ses papiers enveloppés dans un mouchoir ; Bernard mit ensuite ses neuf cents francs, puis il alla fouiller dans le tiroir d’Éveline et rapporta tout l’argent qu’elle avait laissé.

Quand il eut posé le couvercle, il le couvrit de terre qu’il égalisa et battit avec une pelle.

— Maintenant, dit-il, nous pouvons nous en aller en toute tranquillité.

— Et nous l’achèterons ! acheva-t-il fermement.

— Nous l’achèterons ! répéta le grand-père comme un écho.

Un même orgueil leur gonfla la poitrine ; orgueil de solitaires qui ne sollicitent qu’à regret l’aide d’autrui.

Tout le monde les abandonnait ; eh bien, c’était mieux ainsi !

Ils avaient décidé de se passer de cuisinière ; décidé également de ne pas remplacer Honoré qui ne venait plus chez eux.

Ils se partagèrent le travail.

Pour la besogne d’homme, il ne se présentait pas de difficultés nouvelles ; il n’y avait qu’à travailler plus fort et plus longtemps. Mais, à la maison, ils tâtonnèrent. Bernard, qui avait d’abord refusé de s’occuper des repas, dut s’y mettre cependant tant la maladresse du grand-père était grande. Il soigna également les bêtes de la basse-cour, fit cailler tant bien que mal le lait de la chèvre, se risqua à fabriquer des fromages. La part du grand-père fut de traire les vaches et de faire le pain.

Tout cela se faisait le matin de bonne heure, ou le soir, à la tombée de la nuit, très vite.

On était en pleine moisson. Privés de l’aide d’Honoré sur laquelle ils avaient compté, ils peinèrent à suivre le mouvement des autres et leur récolte fut la dernière sur pied.

Quant à Honoré, on ne le voyait plus dans la plaine. Bernard s’informa : le gars ne travaillait nulle part, sauf chez lui, peut-être…, et encore personne ne pouvait se vanter de l’avoir vu à la Commanderie, un outil en main.

— Que peut-il faire ?… Pourquoi ne vient-il plus ici ? Il est toujours inscrit à la mairie comme devant travailler pour nous.

— Nous arriverons bien sans lui, disait Mazureau.

— C’est entendu… N’empêche qu’il doit travailler, il est sursitaire pour ça… S’il ne veut rien faire, qu’on l’emmène ! Un de ces matins, les gendarmes vont tomber chez lui…

— Laissons-le tranquille ! insistait Mazureau ; sa conduite envers nous a été plus belle que je ne l’aurais espéré… Il est peut-être malade, au surplus.

Entre ses dents, Bernard murmura :

— S’il est malade, qu’il crève ! mais, en attendant, les gendarmes vont le secouer.

Les gendarmes ne s’occupèrent point d’Honoré, mais un militaire gradé vint bien à Fougeray tout exprès pour lui. Les gens contèrent qu’Honoré s’était dit malade, mais que le militaire lui avait adressé une semonce très sévère et un avertissement. Certains prétendirent qu’Honoré, pour se tirer d’affaire, avait donné une forte pièce. Les personnes jalouses ne manquaient pas à Fougeray.

Honoré reparut dans la plaine ; on le vit travailler tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, au hasard du besoin, mais non point régulièrement. Et il ne revint pas à la Marnière.

Mazureau et Bernard durent terminer seuls leur moisson. À chaque instant, quelque difficulté nouvelle les accrochait.

Leur première mésaventure fut une fâcherie avec la femme qui, tous les matins, avait la complaisance de donner leur lait au laitier. Bernard ayant épluché de trop près le compte de la beurrerie ne sut pas cacher ses doutes devant la voisine et elle l’envoya promener. Il fallait cependant bien donner le lait ; trente litres à dix-sept sous ne se jettent pas journellement au ruisseau quand on a des rêves de grandeur… Bernard dut revenir des champs au passage du laitier.

Il y eut en même temps des catastrophes dans la basse-cour ; une couvée de poulets se noya ; les rats dévorèrent de jeunes lapins.

Enfin il fallut laver…

Ils firent un soir le compte de leurs pertes ; elles dépassaient cent francs pour quinze jours.

— Voici bientôt le temps des batteries, dit Mazureau ; nous allons être obligés, bien souvent, de partir tous les deux à la fois pour travailler chez les voisins ; il faut absolument mettre quelqu’un chez nous.

— Il le faut, dit Bernard ; mais qui donc pourrons-nous trouver ?

Ils firent, par la pensée, le tour de Fougeray. Ni l’un ni l’autre ne s’arrêta une seconde à l’idée de prier Éveline. Il y avait au village deux femmes d’âge, à peu près inoccupées et vivant seules, on ne sait comment, au prix d’incroyables privations. Mazureau alla chez elles et fit ses offres ; elles refusèrent et le prirent même de haut, n’étant pas, Dieu merci ! dans la position de s’en aller servantes… Mais l’une d’elles indiqua au village de Saint-Étienne une femme dans le besoin et que le travail n’effrayait pas.

Mazureau fit donc le voyage de Saint-Étienne ; il trouva, dans une cabane fort mal meublée, une bonne femme très accueillante et très gaie. Il lui fit la proposition de la gager à l’essai pendant un mois et elle accepta tout de suite.

Dès le lendemain matin, elle vint s’installer à la Marnière.

Elle s’appelait Francille, avouait soixante ans et n’avait eu que des malheurs. Elle conta ces malheurs à Mazureau et à Bernard pendant qu’ils déjeunaient. Elle s’était mariée deux fois, très mal, avec de méchants maris qui la battaient. Ses enfants étaient morts ou avaient mal tourné ; elle était servante depuis longtemps, bien qu’elle eût, en sa jeunesse, porté des robes de soie et porté chapeau. Elle avait fait vingt-cinq ou trente places, beaucoup plus de mauvaises que de bonnes.

— J’en ai tant vu ! J’en ai tant vu ! répétait-elle à chaque instant.

Elle disait cela sans soupirs ni gémissements, mais, au contraire, avec un sourire malin et glorieux.

Elle avait passé par tous les pays ; elle savait tout faire ; elle connaissait la cuisine, le blanchissage, la couture, le travail fin, le travail de force, le diable et son train.

Bernard la trouvait très drôle avec sa poitrine plate, ses petits yeux aux paupières plissées et son nez violet, étonnamment pointu.

Il lui fit recommencer l’histoire de son premier mari qui avait fini dans un ruisseau.

— Oui, mon petit gars mignon…, il était tellement saoul ! hi ! hi ! hi !… Il est tombé, la figure en bas dans un petit rivolet… Il n’a pas pu se relever… Il s’est noyé… Hi ! hi !… il s’est noyé sans se mouiller les cheveux.

— Ce n’est pas possible, voyons ! C’est qu’il aura trop bu à ce ruisseau !

— De l’eau ! Il n’en buvait jamais ! Non ! Non ! Il s’est noyé… J’ai vu ça, mon petit gars mignon… hi ! hi ! hi ! J’en ai tant vu !

Bernard regarda son grand-père.

— Elle est un peu folle ! chuchota-t-il ; il ne faudra pas la payer.

Elle n’était point si folle cependant, puisqu’elle demanda, sur son travail, toutes les explications qu’il fallait. Elle se fit montrer la chambre d’Éveline, le cellier, le fournil, le grenier, la basse-cour et la porcherie ; elle saurait ensuite se débrouiller toute seule, du premier coup. Elle en avait tant vu !

Quand ils revinrent, le soir, de chez un voisin où ils étaient allés battre, les bêtes étaient pansées, les vaches traites et la maison en ordre.

Seulement, la vieille chantait ! Assise à la table, avec, dans son tablier, des pois qu’elle écossait, elle poussait la faridondaine ; sa tête allait au saut et son nez pointu semblait picoter les grains dans un plat, devant elle.

— C’est-il la dernière que vous avez apprise, celle-ci ? dit Bernard. Vous devriez me la copier,

— Oui, mon petit gars mignon… J’en sais tant ! Et des belles !

Et turlurlu ! et tradéridéra !

Mazureau s’approcha d’elle on fronçant les sourcils.

— C’est bon pour ce soir ! dit-il ; nous voulons dormir, allez vous coucher aussi… et que cela n’arrive plus !

Elle passa dans la chambre d’Éveline en titubant.

— Vous avez eu la main heureuse, dit Bernard ; celle-ci se saoule, à présent !

Ils se couchèrent, harassés ; mais, dans l’autre chambre, la vieille devait faire des tours, glisser des pas de danse en fredonnant une gavotte.

— Vous tairez-vous, vieille folle ? cria Bernard.

— Oui, mon petit poulet mignon ! J’en ai tant vu !

— Vous en avez tant bu…, que vous voulez dire ! Attendez un peu, mère d’arsouilles !

Mazureau parla de se lever et de la jeter à la porte. Elle finit quand même par se coucher et ils l’entendirent qui ronflait, qui ronflait drôlement, mêlant des grognements sourds à de longs miaulements déchirants.

Le lendemain matin, elle était debout avant eux. Comme ils devaient encore s’en aller tous les deux, ils ne la chassèrent point. Ils se contentèrent d’emporter la clef du cellier. Elle fit encore leur besogne recta ; à leur retour elle les reçut gaiement, bien qu’elle n’eût point bu.

— Attendons un peu ! pensèrent-ils, puisqu’elle travaille…

Le jour suivant elle s’enivra à rouler ; ils se demandèrent par quel sortilège ! Mais elle avait trouvé le moyen de faire cinq fromages avec un demi-litre de lait de chèvre…, surtout, elle avait commencé une lessive, on ne pouvait pas la chasser avant qu’elle l’eût terminée.

D’ailleurs Bernard découvrit dans un placard une bouteille d’eau-de-vie ; il cacha la bouteille et Francille fut sobre pendant quarante-huit heures. La semaine passa et, le dimanche matin, Mazureau donna liberté à la vieille pour toute la journée.

Elle partie, ils visitèrent la maison.

Il n’y avait pas de désordre ; rien ne manquait. La Francille s’ivrognait, mais elle travaillait bien et n’était pas voleuse. De plus, elle ne mangeait presque pas.

— Il faut la garder quand même ! dit Bernard.

Et Mazureau dit aussi :

— Il faut la garder !

Mais tout à coup, il jura. Il venait de prendre sa tabatière sur la cheminée et la tabatière était vide ! Il avait mis là, précieusement en dépôt, le reste du tabac qui lui venait d’Honoré ; il y puisait chichement deux ou trois fois par jour.

— Elle n’en a pas laissé une miette ! Rien ! Je ne veux plus voir cette femme chez nous.

Bernard le raisonna, mais le grand-père fut long à s’apaiser.

— Elle ne s’est enivrée que trois fois, disait Bernard, et elle n’a rien mangé. La nourrir en huile ou en coton, qu’est-ce que cela nous fait ?… Et puis, elle est sorcière !

Il alla chercher les paniers aux fromages ; ils étaient pleins ! la vieille avait trouvé le moyen de faire vingt-cinq fromages pendant la semaine alors qu’Éveline n’en obtenait que cinq ou six, malaisément.

— Elle a mis du lait de vache ! gronda Mazureau. Ils regardèrent leur carnet de beurrerie ; il portait vingt litres de plus que la semaine précédente.

— Elle est sorcière ! dit Bernard, il faut la garder.

Ils la gardèrent. Bernard prit l’habitude de lui donner tous les jours une raisonnable ration de vin.

— Tenez, disait-il, avec cela, faites-nous beaucoup de fromages.

— Oui, mon joli gars ! Je prends les intérêts de mon maître… J’en ai tant vu !

Mazureau ne lui pardonnait pas l’affaire du tabac. Il la surveillait. Il tomba sur elle, un matin, un peu avant le passage du laitier, au moment où elle baptisait largement son lait. Il se soulagea à belle voix.

— Que faites-vous là, échappée de galères ?

Elle avait déjà bu ; elle ne se troubla point, mais cligna de l’œil, d’un air malin.

— Je travaille pour mon maître… Eh ! mon ami !… Je suis chambrière à prospérité.

Mazureau appela Bernard.

— Viens la voir, cria-t-il ; elle nous fera aller en prison ! Si le contrôleur était passé ces jours derniers, le déshonneur serait sur nous !

Bernard murmura :

— Elle nous aurait fait gagner trois cents francs par mois…

Mais le grand-père reprit sévèrement :

— Tais-toi ! Je ne mange pas de ce pain-là… Et les miens non plus, n’en mangeront pas de mon vivant… L’argent n’est rien…, il n’y a que l’honneur ! Jette-moi ce lait dans la cour !

Bernard saisit le seau qu’il retira vivement en arrière.

— Par exemple, dit-il ; le jeter !… Elle en fera des fromages.

Cette fois encore, la vieille resta, grâce à Bernard. Ils finirent par s’entendre à merveille tous les deux. Craintive devant Mazureau, la vieille bavardait avec le petit gars. Lui, la tutoyait.

— Comment fais-tu pour vivre sans manger, Francille ?

— Je bois le lait de la chèvre, mon grand mignon !… C’est pour m’adoucir… J’en ai tant vu !

— Tu bois le lait de la chèvre ! Alors tu es le diable : tu fais dix fromages par jour !

— C’est avec du petit-lait, cher ange…, du petit lait bien sale, bien puant… Les gens de la ville, ils n’y connaissent rien !… Il n’y a pas de contrôleurs pour les fromages…

— Tu pourrais en faire cent par semaine ?

— Que je vendrais quarante-cinq sous à la ville, mon cher mignon, quarante-cinq sous dans les bonnes maisons.

Elle fit claquer sa langue.

— Les gros riches, ils aiment les bons fromages blancs à la crème…, les bons La Mothe au lait de chèvre…, goûtez-moi ça, belle madame !… C’est très sain pour les malades ! hi ! hi ! hi !

— Eh bien ! tu iras à la ville…, un jour par semaine si tu veux…, et tu rapporteras de l’eau-de-vie pour toi.

— J’en rapporterai, mon joli gars…, mais faut pas le dire… hi ! hi ! faut pas le dire !

La vieille, dès lors, travailla en grand. Elle vendait des fromages à tous les marchands passagers et il en restait pour porter au marché.

Mazureau devina bien ce nouveau tour et il tempêta encore une fois. Bernard lui tint tête ; il y en avait bien d’autres, après tout, qui utilisaient aussi richement leur petit-lait ! Et n’était-ce pas assez bon pour les fainéants de la ville ? Surtout il fallait acheter les Brûlons…

Francille put se livrer à ses tripotages en toute tranquillité. D’autre cuisine, elle n’en faisait pas. Bernard et son grand-père mangeaient sur le pouce, ce qu’ils attrapaient — parfois du fromage de petit-lait, comme les autres.

Presque tous les soirs, la vieille s’enivrait joyeusement. Bernard lui faisait largesse. Un jour qu’elle s’était surpassée, faisant vingt-cinq fromages avec un verre de lait frais, il lui donna un cornet de tabac volé à son grand-père.


CHAPITRE II


Éveline vivait, à la Baillargère. Elle s’y était réfugiée d’un élan instinctif, en sortant de chez elle. Quand elle en voulut partir, Marie se gendarma et la tante elle-même, de sa voix douce et lente, fit des remontrances.

— Ne parle pas de nous quitter, Éveline ! D’abord, où irais-tu ? Les gens ne sont pas pitoyables aux pauvres filles comme toi ; tôt ou tard elles peuvent tomber en déshérence… Ta place est auprès des tiens ; reste chez nous en attendant de rentrer dans la maison de ton père.

Éveline pourtant eût aimé quitter Fougeray où tout le monde maintenant devait être informé de sa faute. Elle songeait à rejoindre sa belle-sœur à Nantes. Mais sa pauvre volonté ne tint pas longtemps contre la douce obstination de Marie et de sa mère.

Elle se laissa installer à la Baillargère. L’oncle prit violemment son parti ; on l’entendit, sur les chemins, parler haut contre son beau-frère. Honoré lui ayant fait connaître son projet d’augmentation, il ne se gêna pas trop pour le houspiller lui aussi, et par faire des gorges chaudes de ses entreprises galantes.

Grâce à Sicot, ceux de Fougeray furent bientôt au courant de ce qui s’était passé et ce fut tout un bruit.

Éveline n’osait pas sortir de la maison.

— Nous avons ici du travail pour toi, lui avait dit sa tante.

À la vérité, elle ne faisait pas grand’chose. On ne la voyait jamais dans les champs, ni dans le courtil à s’occuper des bêtes. C’était Marie qui travaillait au dehors ; et, dans la maison, la tante suffisait presque à tout.

Éveline tricotait et cousait. Marie ne lui laissa pas la paix avant qu’elle eût commencé le trousseau. La cousine donna ses propres chemises, sacrifia des jupons et non des moins cossus. Éveline dut travailler selon ses ordres. Chaque soir la vieille fille examinait une par une les pièces déjà faites. De son lit, avant de s’endormir, elle entreprenait encore Éveline qui couchait à côté d’elle.

— Puisque tu as tout le temps qu’il faut, disait-elle, qui t’empêche de faire quelque chose qui soit beau ? Tu sais broder, toi !

La bru de la Marnière, lors de sa visite, avait promis d’apporter à Éveline les vêtements qui lui manquaient. Elle n’en eut point le temps et Marie dut prêter ses hardes pour habiller sa cousine ; mais ce n’était pas trop facile à cause de la différence de taille.

Sicot parlait d’aller lui-même chez ces sauvages, chercher ce qui appartenait à sa nièce, vêtements, meubles, argent et tout.

Sa femme l’en empêcha ; ce fut Marie qui fit la démarche.

Elle se présenta hardiment à Mazureau dans la cour de chez lui.

— Je viens chercher le trousseau d’Éveline, dit-elle. Vous lui avez si bien parlé qu’elle n’ose pas venir elle-même.

Il la regarda de côté sans répondre et elle s’impatienta.

— Je vous dis que je veux le trousseau d’Éveline et vous allez me le donner !

Alors, il dit :

— Prends ce qu’il te faut, mais dépêche-toi !

Elle se dressa sur sa bonne jambe.

— Je mettrai le temps qui sera nécessaire… Vous avez chassé votre fille, méchant homme que vous êtes ! et vous voudriez aussi la dépouiller !

— Dépêche-toi ! répéta-t-il ; je ne veux plus vous voir ici, ni elle, ni toi, ni aucun des tiens !

Marie pénétra dans la maison.

— Hé bonjour ! ma galante belle ! lui dit la vieille en faisant révérence.

— Bonjour, dit Marie, ôtez-vous de mon chemin !

Elle passa dans la chambre d’Éveline, ouvrit un tiroir, le referma, plongea vivement sa main entre deux piles de draps… Le portrait de Maurice était bien là. Elle s’arrêta un instant à le regarder et elle le plaça soigneusement dans la poche de son tablier.

Après quoi, elle fit, sans se presser, deux gros paquets de vêtements qu’elle épingla avec des épingles qu’elle avait apportées.

— Je veux vous aider ma belle, disait Francille.

— Et moi, je ne vous en donne pas permission, répondit-elle.

Prenant un paquet sous chaque bras, elle s’en retourna à la Baillargère. Sicot jura parce qu’elle n’apportait pas l’argent.

— Il faut se plaindre en justice ! criait-il.

— Je ne le veux pas, dit Éveline.

Honoré, lui, passait, à la Commanderie, les plus tristes jours de sa triste vie.

Il ne travaillait plus, ne dormait plus, ne mangeait plus et son corps, chétif, s’amenuisait.

Lorsqu’il avait commencé à tourner autour d’Éveline, cinq mois plus tôt, la fille lui plaisait certes ! et il l’avait choisie entre d’autres sans trop balancer, mais enfin il avait alors son bon sens intact et, s’il eût perdu d’un coup tout espoir, il n’eût point perdu en même temps le boire et le manger.

De marchandage en marchandage avec Mazureau, de galanterie en galanterie avec Éveline, d’espoirs en désillusions, il avait fait du chemin. A moitié sincère d’abord, quand il tâchait à endormir la fille avec des phrases câlines de vieil amoureux bien disant, il s’était peu à peu animé à ce jeu ; et maintenant pour cet homme sage de quarante ans, il n’y avait plus au monde qu’Éveline…

Quand il apprit brutalement la vérité, le coup lui fut si dur qu’il s’effondra.

Pendant plusieurs jours, on ne le vit pas. Il resta chez lui, dans quelque recoin de ses grandes bâtisses, à ruminer son chagrin. Et il parlait seul comme un innocent dont l’esprit voyage.

— Ce n’est pas possible !… Qu’elle s’en aille ! Qu’elle s’en aille bien loin !… Les belles ne manquent pas sur la terre !

Parfois il murmurait :

— Si elle était veuve…, une supposition…, je l’épouserais bien !

Un beau soir, il s’en alla rôder autour de la Baillargère : il ne vit personne, n’entendit rien. Une autre fois il s’enhardit ; se déchaussant, il enjamba le mur du jardin et s’approcha de la maison sur la pointe des pieds. Il n’entendit que Sicot qui riait grassement. Le chien tomba sur lui et il se sauva ses socques en main, bondissant comme un chevreau à travers les plates-bandes.

Il rentra fort piteux à la Commanderie.

— Qu’elle s’en aille aux cinq cents diables ! pensa-t-il et que je ne la revoie jamais !

Pauvre ! Le lendemain il alla trouver Sicot dans la plaine. Sicot n’était-il pas son fermier après tout ? Il fallait bien qu’il lui parlât de temps en temps…, sur cette affaire du bail, par exemple…

Le bonhomme ne lui fit pas grand accueil et Honoré se montra très conciliant, très petit. Une idée lui vint tout d’un coup :

— Je ne travaille plus à la Marnière, dit-il à Sicot… J’ai eu des mots avec Mazureau… Je suis sursitaire et je dois aux autres deux jours au moins de travail par semaine ; vous n’auriez pas besoin de moi, par hasard ?

Le bonhomme ricana.

— Tu veux être valet chez ton fermier, toi ? On n’en voit pas souvent, des propriétaires bâtis comme toi !

— Chez mon fermier ou chez un autre…, c’est la guerre qui change tout !

Sicot lui répondit sèchement, comme à un pauvre journalier :

— Non, mon ami ! j’ai pour le moment tous les bras qu’il me faut : tu peux chercher ailleurs !

Et Honoré n’eût point honte d’insister.

— C’est de l’aide qui ne vous coûterait pas cher !

— Ce serait toujours trop, puisque je peux m’en passer.

Comme Honoré s’éloignait, la tête basse, le bonhomme lui jeta sur un ton gouailleur, pour l’achever :

— C’est que tu es un peu trop galant pour un valet ! Tu es hardi galant, mon ami…, et j’ai ma fille chez moi !

Honoré sentit le fouet mais ne regimba point. À la réflexion, il se repentit pourtant amèrement de cette démarche. Il se jugea fou et comprit qu’il allait être bientôt la risée du village.

Ce fut quelques jours plus tard que le militaire vint chez lui et lui fit des observations.

Ce militaire, d’ailleurs, n’avait pas l’air trop méchant ; il finit par s’adoucir tout à fait et par donner des conseils à Honoré.

— Travaillez, dit-il, et méfiez-vous de vos voisins. C’est une lettre qui est la cause de la visite que je vous fais.

Honoré ne chercha pas longtemps.

— Cette lettre vient de Sicot, pensa-t-il ; c’est un vilain tour qu’il me paiera !

La lettre venait du petit gars de la Marnière.


CHAPITRE III


Un matin, Bernard, en nettoyant la crèche devant un veau nouvellement sevré plongea sa main dans une poignée de fourrage qui lui sembla mouillée. Il cogna sur le nez du veau et secoua ses doigts couverts de bave.

— Imbécile ! mange donc au lieu de téter ta pâture !

Mazureau demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est le veau qui ne mange pas… Il bave partout, cet innocent.

Le grand-père s’approcha, inquiet ; il mit la main sur l’échine de la bête qui frissonna.

— Veux-tu parier que c’est autre chose ? Amène-le par ici.

Bernard détacha le veau, l’amena à la lumière et le grand-père lui desserra les mâchoires.

— Eh bien oui ! il a la cocotte !… Voilà, maintenant !

— Cré nom ! fit Bernard, la voix étranglée. Ils se regardèrent, consternés.

— Il ne faut rien dire à personne, chuchota Mazureau ; il ne faut pas que Francille s’en aperçoive d’ici quelques jours.

— Je vais ouvrir le cellier, dit Bernard.

Le lendemain les cinq vaches laitières étaient prises. Francille, ivre dès le matin, ne put les traire ; Mazureau se chargea de cette besogne et Bernard donna le lait au laitier.

Ce jour-là il y avait une petite foire à Quérelles ; Mazureau y conduisit une jeune taure à moitié grasse ; il s’était proposé de la vendre au boucher un peu plus tard, à la foire d’octobre mais, avec ce poison dans l’étable, il était préférable de s’en débarrasser tout de suite. Un fermier de Saint-Étienne acheta la bête, qui creva huit jours plus tard après avoir contaminé les environs.

Mazureau vendit aussi ses porcs à Gibel le marchand et il les fit enlever immédiatement. Tout cela demanda quatre jours seulement. Il était d’ailleurs grand temps que cela fût fini. Bernard donnait toujours le lait au ramasseur de la coopérative, mais la quantité diminuait, et le petit gars avait beau ajouter de l’eau en cachette de son grand-père, la couleur restait douteuse car trois vaches avaient des aphtes aux mamelles et donnaient un lait visqueux et sanguinolent.

Quand les porcs furent partis, Bernard courut à la mairie déclarer la maladie. Les bêtes furent consignées à l’étable et l’on mit sur la barrière du courtil, une belle pancarte portant ces mots : Fièvre aphteuse.

Deux jours plus tard, fièvre aphteuse chez Marcireau, fièvre aphteuse chez Léperon et chez Léchelier, fièvre aphteuse à la Poitevinière, à la Millancherie, fièvre aphteuse, fièvre aphteuse…

Chacun surveillant le voisin, il n’était pas trop facile de retarder la déclaration comme avaient fait ceux de la Marnière. Le laitier, de son côté, examinait le lait avec méfiance ; quand il faisait des manières pour l’acccpter, il y avait, autour de sa charrette, du bruit et des fâcheries.

Les soupçons volaient comme des guêpes ; des gens furent dénoncés à faux par des voisins dont les bêtes étaient prises. Contre ceux qui échappaient à la cocotte, la jalousie de quelques-uns fut pire qu’elle n’avait été contre les sursitaires et les embusqués de guerre.

Bernard voyageait par les rues du village et, quand il apercevait une nouvelle pancarte, son mauvais rire lui bridait les paupières.

— Elle est chez un tel, disait-il à son grand-père. Nom de nom ! il n’y a pas que nous !

— Est-elle à la Baillargère ? demandait Mazureau.

— Pas encore ! Mais laissez venir !

Mazureau hochait la tête tristement. Que la cocotte fût chez son ami Marcireau et chez Léchelier et chez Menon, il n’en éprouvait que de la peine ou bien cela le laissait indifférent. Toutes ses idées fuyaient vers le même but de gloire et de conquête. Il voyait sa route devant lui et ne s’inquiétait point de ce qui pouvait exister à droite ou à gauche. Il fallait arriver et, pour cela, passer d’abord devant Sicot. Du moment que la cocotte n’était pas à la Baillargère…

À la Marnière, elle ne lâchait pas vite. Les veaux premiers malades avaient crevé. L’assurance en paierait une part, mais la perte était tout de même sensible. Pendant quelque temps, on ne pourrait pas livrer de bétail et Mazureau avait compté, s’il le fallait absolument, vendre deux bovillons. Surtout il y avait cette perte considérable qu’on faisait sur le lait. Le mois précédent, le compte de la beurrerie s’était élevé à huit cent cinquante francs !

Deux des vaches, les plus malades, n’avaient plus de lait. Le lait revint aux trois autres, mais on ne pouvait pas le donner au laitier pendant quatre semaines : le règlement était ainsi.

Francille fit des merveilles ; dès les premiers jours, alors que les bêtes étaient en pleine fièvre, elle entreprit de faire du beurre. Ni Bernard ni son grand-père n’en voulurent goûter, mais elle le porta à la ville et le vendit comme bon beurre de ferme, à l’ancienne mode.

Avec le petit-lait, naturellement, la multiplication des fromages allait toujours.

— Nous ne perdrons pas tant que les autres ! disait Bernard.

Les autres se débrouillaient pourtant bien de leur mieux, eux aussi, mais beaucoup de femmes n’avaient pas la hardiesse de Francille.

En attendant, la Baillargère était toujours indemne. Sicot en tirait orgueil, comme il tirait orgueil de tout.

— Il faut prendre soin de ses bêtes, disait-il, voilà tout ce qu’il y a à faire. Les miennes, je les soigne richement et il ne leur arrive rien… Ce sont les mauvais panseurs qui apportent la peste… Rappelez-vous où la maladie a commencé !

Quand on gémissait devant lui, il répliquait :

— Moi, je ne peux pas me plaindre ; je n’ai jamais tant fait d’argent de mon lait.

Et pendant que le bétail des autres était à l’étable, lui, poussait le sien à grands cris sur les chemins. Ses vaches pacageaient du matin au soir ; il les menait de préférence sur son petit champ des Brûlons où il n’y avait pas grand’chose à brouter, mais où tout le monde pouvait les voir.

Il arrivait à Bernard de trépigner de rage. Il se décida à agir, à agir seul, en secret.

Au dire du vétérinaire, la maladie devait se transmettre facilement par la bave, par le fumier peut-être aussi. Bernard frotta le mufle d’une bête malade avec des poignées de foin qu’il alla perdre ensuite dans le pacage des Sicot. Chaque fois qu’il avait à sortir dans la plaine, il piétinait longuement le fumier de chez lui, traînait ses socques dans le purin et il allait ensuite s’essuyer les pieds à l’herbe du voisin. Il attira même le chien de la Baillargère et prit la peine de le rouler dans une crèche gluante de bave.

Si bien qu’un beau jour, on ne vit plus les vaches de Sicot dans la plaine. Bernard courut à la ferme un bel écriteau neuf était cloué au portail de la grange. Le petit gars revint sans reprendre haleine, poussa violemment la porte de la maison.

— Il l’a ! cria-t-il, tout essoufflé.

— Ah ! fit le grand-père en se levant malgré lui.

— Oui ! J’ai vu la pancarte ! J’ai vu la pancarte !

Dans la laiterie, Francille était occupée à un travail délicat. Elle plaçait au fond d’un chaudron une douzaine de grosses limaces rouges attachées ensemble par un fil : une recette sûre, prétendait-elle, pour faire monter la crème.

Bernard fondit sur elle, lui prit les coudes et se mit à la secouer.

— Hé ! Hé ! mon joli gars ! Tu vas faire tomber mes petites bêtes et elles prendront le galop !

— Laisse tes saletés, dit-il, et ton lait pourri ! Je veux danser la gavotte.

Elle lui fit face sans se faire prier et, devant Mazureau qui souriait, elle cabriola avec le petit gars comme une bachelette de quinze ans.

Le malheur de Sicot fut une consolation pour ceux de la Marnière. À vrai dire, Sicot n’était pas au bout de ses vantardises. Il disait maintenant à qui voulait l’entendre, qu’il pouvait bien supporter cette mésaventure, que cela ne dérangeait pas ses plans.

— Je veux acheter ! Je ne m’en cache pas, moi ! Quand la Millancherie se vendra, je dirai mon mot, mes amis ! Si mes vaches ont la cocotte, ma bourse ne l’a pas, elle !

Un gros rire élargissait sa face rouge et il crachait devant lui, loin de ses pieds.

Quand Bernard rapportait ces propos, Mazureau souriait.

— N’aie pas peur ! Nous le tiendrons bien !

Un dimanche, ils comptèrent encore leur argent. Malgré tout, cette maudite épidémie leur causait bien du tort ! Les bovillons, sérieusement touchés, seraient invendables avant le printemps. C’était un trou de quatre mille francs à boucher. Ils cherchèrent chacun de leur côté.

— Il faut vendre la jument, proposa Bernard.

— Non ! dit Mazureau ; on croirait que nous sommes ruinés…, ce n’est pas fier !

— On croira ce qu’on voudra : vous la vendrez !

— Non !

Bernard se tut un instant, puis il reprit âprement :

— Voulez-vous acheter la parcelle des Brûlons ?

— Oui.

— Parce que si vous ne voulez pas l’acheter, mon argent qui est là, je puis le placer ailleurs… Et je puis aussi m’en aller à Nantes et vous laisser tout seul…

— Nous achèterons sans rien vendre, affirma Mazureau.

Bernard eut une parade de tête et continua d’un ton impatienté :

— Il faut que je m’occupe de tout… Si je n’étais pas ici, je ne sais pas ce que vous feriez.

La voix du grand-père mollit.

— Tu es mon seul appui, Bernard…, je le sais bien.

— Mais vous ne voulez jamais m’écouter, reprit le petit-fils. Je vous dis qu’il faut vendre, vendre et vendre ! Sans cela nous n’arriverons jamais : j’ai fait le compte assez souvent !

Une sorte de dédain se devinait en ses paroles. À son idée, il avait pris deux fois le grand-père en péché de faiblesse : la première fois quand il avait repoussé l’argent d’Honoré, la seconde, quand il s’était emporté contre la fraude de Francille.

Le grand-père n’avait-il pas dit : « Il n’y a que l’honneur ! Quand on a l’honneur, l’argent n’est plus rien. » Bernard comprenait bien ces mots comme il fallait : avoir de l’honneur, cela signifiait évidemment avoir des champs au soleil, de belles terres riches convoitées par les voisins… Mais, tout de même, l’argent n’apparaissait pas au petit-fils comme une chose négligeable en soi. Il jugeait son grand-père déraisonnable, fléchissant, peut-être amolli et usé par l’âge.

Lui, Bernard, il voulait ce qu’il voulait, impitoyablement.

Sa voix trouble d’adolescent s’éclaircissait, devenait nette et sèche ; il prenait taille d’homme et, sur ses mâchoires, quelques poils blonds frisottaient.

Le grand-père que personne n’avait fait plier, le dur paysan devant qui tous ceux de la famille avaient tremblé, écoutait maintenant le fils de son fils et, le plus souvent, agissait selon son commandement.

— Il faut vendre la jument, disait Bernard.

Ils vendirent la jument. La jument partie, la carriole ne pouvait que gêner ; ils vendirent la carriole et ils vendirent les harnais. Le tout fort cher, trois fois à peu près ce qu’on avait déboursé pour l’achat.

Ils furent alléchés par ce résultat. Puisque tout se vendait si aisément, pourquoi ne pas profiter du moment ? Ils pourraient peut-être ainsi réunir la grosse somme avec laquelle ils ne craindraient plus personne. Le jour venu, ils la sortiraient de sa cachette comme une arme bien fourbie et tenue en réserve ; et ils assommeraient Sicot et les autres.

Ils firent la chasse à toutes les choses momentanément inutiles qu’ils possédaient. Mazureau finit par y mettre le même acharnement que Bernard. Ils rassemblaient tout sous le hangar : vieux outils, vieux coffres, cordes effilochées, sacs rapiécés, treillage de fil de fer, jusqu’à des tuiles et des madriers.

À tout moment, l’un d’eux découvrait quelque nouvel objet.

— Cette attache, demandait Bernard, on la vend ?

— Elle nous sert, répondait Mazureau.

— Alors, je la laisse ?

— Ma foi non ! Nous nous en passerons bien !… C’est comme cette corde à lessive… Porte-moi tout cela là-bas.

Il y eut bientôt sous le hangar un invraisemblable bric-à-brac. Pour embellir le lot ils y portèrent quatre chaises neuves et la table du fournil.

Quand tout fut prêt, Bernard lit une affiche qu’il colla à la charrette du laitier comme c’était l’usage à Fougeray. Il annonçait en grosses lettres une « vente amiable d’objets mobiliers et d’instruments aratoires ».

Il vint des chalands. Les femmes surtout se dérangèrent, dans l’espoir de faire un bon marché, car ce vieux et son petit gars n’avaient pas figure de rusés marchands.

Tout se vendit ; il ne resta ni une tuile ni un manche de fourche. Ils retirèrent douze cents francs de cette affaire. C’était encore peu ; ils avaient compté sur quinze cents, peut-être deux mille.

Ils cherchèrent de nouveau. Mazureau fouilla dans les armoires, découvrit quatre vieilles chaînes à ciseaux comme en portaient les femmes d’autrefois, plus une tabatière d’argent qui venait de Mazureau le Riche.

— On peut vendre les chaînes… Qu’en dis-tu, Bernard ? Mais la tabatière, non ! C’est un grand souvenir.

— Il faut tout vendre, dit Bernard ; il parait que l’argent n’a pas de prix.

Mazureau donna la tabatière avec le reste. Bernard, sous le prétexte d’aider la vieille à porter ses paniers, se rendit à la ville et vendit le tout au poids, deux cents francs.

Le même jour, une voisine vint demander à Mazureau si, par hasard, il ne voudrait point se débarrasser du linge qu’il avait en trop ; elle aurait désiré une paire de draps. Il la laissa choisir pour un prix de cinquante francs. La vieille, consultée à son retour, apprit à Mazureau qu’il s’était laissé voler d’un bon tiers, sinon de moitié.

Là-dessus, Sicot vendit sa récolte ; dès le lendemain de la batterie les sacs de blé étaient sur charrettes et partaient aux Magasins Généraux ; le gaillard ne laissait pas traîner les choses !

Ceux de la Marnière ripostèrent en vendant encore du linge ; honteusement d’abord, et puis de façon ouverte et franche. Mazureau vida les armoires, mais ce fut la vieille qui eut la charge de discuter avec les voisines. Elle savait tout faire, la Francille, et jadis, pour son propre compte, elle avait plus d’une fois monnayé l’intérieur de sa maison.

Les acheteuses, connaissant son péché, venaient de préférence le soir, avec l’idée d’en avoir aisément raison. Elles se trompaient bien ! Assez coulante à jeun, la vieille devenait, après boire, tout à fait lucide et intraitable. Et ma jolie mignonne par ci, ma belle galante par là, tout en leur filant un refrain de vilaine chanson, elle vous les manœuvrait bellement.

Elle vendit des draps, des nappes, des essuie-mains, de vieilles chemises de femme, jusqu’à des mousselines anciennes et des rubans de coiffe.

Dans le village, ce fut un nouveau sujet de conversation.

— Mazureau fait argent de tout, disaient les uns ; c’est qu’il veut se retirer rentier.

— C’est qu’il veut faire tort à sa fille, disaient les autres.

Mazureau n’entendait pas ces bruits ; il ne voyait pas les gens sourire sur son passage. Il était ailleurs. Il n’entendait que le bruit du vent dans les haies des Brûlons, il ne voyait que les champs ensoleillés où couraient les ombres bleues des nuages. Toute son âme était accrochée là-bas, à ce monticule, où les cyprès maniérés saluaient interminablement les souffles passagers. Vivant, il était déjà mêlé à cette terre qui le recevrait bientôt, à côté de Mazureau le Riche et des grands anciens.

Quand la maison fut à peu près vide, il fallut encore une fois faire les comptes. Ce fut une heure d’orgueilleuse joie. Malgré la fièvre aphteuse, on arriverait ! La récolte était là, prête à battre. On pouvait l’évaluer à six mille francs sans se tromper beaucoup, six mille francs que l’on pourrait toucher tout de suite.

En ajoutant ces six mille francs, on n’arriverait vraisemblablement pas très loin de la somme nécessaire.

Mazureau voulut lui-même replacer les papiers dans leur cachette. Il prit la pelle, battit la terre mouvante.

Redressé, les yeux brillants, il leva les deux poings en son geste habituel.

— Nous l’achèterons !

— Je le pense bien ! répondit Bernard froidement ; mais ce sera grâce à moi.

— Ce sera grâce à toi ! Tu auras de l’honneur, petit ! mais tu le mérites !

Et Mazureau, remué jusqu’aux moelles, fit une chose surprenante : il attira son petit-fils sur sa poitrine et il l’embrassa.


CHAPITRE IV


Le dimanche, 29 septembre, à deux heures du soir, il y eut réunion, en assemblée générale extraordinaire, des membres de la Beurrerie Coopérative de Fougeray et de la société d’assurance mutuelle contre la mortalité des bovins.

Il s’agissait de régler les paiements à faire aux sociétaires qui perdaient des bêtes dans l’épidémie. Les deux sociétés n’en faisaient qu’une au fond. Cette fois l’assurance-bovins pèserait lourdement et le prix du lait allait s’en ressentir de façon bien fâcheuse.

Le vieux Dabin, président du Conseil d’administration, avait voulu mettre les sociétaires au courant de la difficulté et leur faire approuver les décisions prises.

Mazureau pensa d’abord qu’il ne se dérangerait point ; il devait en effet battre sa récolte le lendemain et il restait un coin de l’aire à approprier. Mais Marcireau qui passait lui apprit une grosse nouvelle : l’héritier de la Millancherie se décidait enfin à annoncer la vente de façon ferme ; le garde champêtre était même parti coller une affiche à la porte de la beurrerie.

Alors Mazureau dit :

— Attends-moi, je t’accompagne.

Bernard, qui était occupé dans le cellier, sortit en hâte et les suivit.

— Tu n’as point fermé la porte du cellier, remarqua Mazureau.

— Bah ! fit l’autre.

Le voisin cligna de l’œil :

— N’aime point l’eau, votre petite vieille !

Bernard riposta tout aussitôt :

— Elle se saoule, mais elle est allante ! Je n’en dis point de mal.

À la beurrerie, qui se trouvait à l’autre bout du village, dans la vallée, ils virent bien la grande affiche fraîchement posée. Un groupe de bavards discutaient déjà l’allotissement ; le laitier Zacharie lisait à haute voix et faisait de grands projets. Des vieux passaient à côté sans rien dire, d’un air désintéressé ; mais leurs regards, sous le chapeau rabattu, filaient tout de même vers l’affiche.

Bernard se glissa dans le groupe ; tout était marqué sur cette affiche ; chaque parcelle figurait avec son numéro, sa contenance et la mise à prix.

Il lut : « Parcelle no 32, section D… » Ses yeux sautèrent au bout de la ligne… 18 000 francs.

Il recula, joua des coudes et rejoignit son grand-père dans la salle.

— Elle y est ! souffla-t-il, pâle d’émotion ; ils mettent le plus bas prix à dix-huit mille francs.

— Cela ne veut rien dire, murmura Mazureau ; elle montera sûrement à vingt-cinq, peut-être à trente !

Autour d’eux, la même discussion animait tout le monde. L’expert savait bien ce qu’il faisait en posant une affiche en cet endroit ! C’était le grand émoi du jour et un émoi qui ne s’apaiserait pas vite.

La question du lait était oubliée ; des mots couraient, toujours les mêmes : papiers d’État…, six du cent…, placement sûr… Car personne évidemment ne songeait à acheter ! Personne ! à l’exception de Zacharie et de Sicot, c’est-à-dire à l’exception d’un fou et d’un vantard…

Le président Dabin frappa enfin sur l’estrade à grands coups de sabots.

C’était un vieux tout rond, rouge de visage et le poil dru.

— La séance est ouverte, cria-t-il ; qui demande la parole ?

Alors, un grand bonhomme maigre leva le bras.

— Je demande la parole.

— Monte à la tribune, dit le président.

Le vieux monta sur l’estrade où était déjà le Conseil d’administration. Des rires coururent.

— C’est Menon !… Ah ! si c’est Menon !…

Menon demandait toujours la parole. Autrefois, avant la guerre, quand on avait le goût de s’amuser on le laissait parler deux heures d’affilée. Aujourd’hui, ce n’était pas bien le moment ; d’ailleurs le temps manquait. Il parla pourtant.

Dans la salle, les discussions avaient recommencé. Le président lui-même était aux prises avec son Conseil d’administration, non point sur la question assurance-bovins, mais sur le prix de revient d’une boisselée et les frais d’acte.

Pour se faire entendre, Menon parla avec véhémence. Rouge, le poing tendu, il posait d’âpres questions :

— Qui que c’est, messieurs ? Je vous le demande !

Ou bien il prenait de grands élans qui, par différents chemins, le menaient toujours au même point.

— Messieurs ! La Compératif !…

Quand il en était là, sa parole semblait s’élargir, se gonfler et elle restait suspendue comme un ballon.

Personne ne riait, car personne ne s’occupait de lui.

Sur l’estrade, le président venait d’être battu par ses propres troupes. Il se retourna tout d’une pièce, hérissé.

— N’as-tu core pour longtemps, té ? demanda-t-il à Menon en lui lançant un mauvais regard.

L’autre étendit ses grands bras et répondit avec emphase :

— P’têt’ pour une heure, monsieur le président ! P’têt’ pour une heure et demie !

Le président était rageur.

— Tu ferais mieux de soigner tes vaches, grand cocotté ! dit-il.

Et, sans plus de façons, il poussa l’autre en bas de l’estrade en annonçant :

— La parole est au directeur-comptable pour le compte-rendu financier !

Comme personne n’y prenait garde, il rua encore sur les planches et cria pour se faire comprendre :

— Nom de Bleu ! c’est pas ce soir la vente ! Vous avez le temps d’en parler !… Le lait va baisser d’un demi-sou. Je vas vous faire expliquer porquoué !

À cette nouvelle, tous écoutèrent. Le comptable lut son papier, mais rapidement, sans prendre haleine ; il bredouillait et ses chiffres avaient l’air de courir les uns après les autres sur des pattes courtes, comme des canetons dans un champ de mottes. Il arriva vite à la fin :

— Le Conseil d’administration propose de fixer le prix du lait à 82 centimes 5.

Et là-dessus, il s’arrêta, essoufflé.

Le président reprit d’une voix forte :

— Vous avez compris ? le lait ne sera qu’à seize sous et demi !

Cela jeta un froid. Le président dit encore :

— Qui demande la parole ?

— Je demande la parole, dit Menon.

— Va te coucher !

Alors Sicot leva son bras court.

— J’ai mon mot à dire !

— Sicot, t’as la parole, dit le président ; monte à la tribune.

Il y eut des protestations. Pourquoi Sicot plutôt que Manon ?… Sicot était l’homme du président ; la chose était bien connue. Mazureau se fit entendre.

— Dubin ! ce n’est pas la justice.

Le président devint cramoisi ; il ôta sa pipe qu’il venait d’allumer.

— Qui est-il celui qui réclame ?

— C’est mé, Amand Mazureau !

— C’est té ! C’est té !…

Appuyé des deux mains à la table, le président chercha un moment la réplique qui abattrait l’adversaire. Il la trouva enfin et la lança à pleine gorge, en brandissant sa pipe fumante.

— Ah ! c’est té ! Eh bien, qu’as-tu donc à dire, grand vendeux de puces ?

Sous les rires, Mazureau accusa le coup ; on le vit blêmir, puis ses yeux s’allumèrent et il serra les poings.

— Dubin ! tu n’as pas le droit de m’insulter. Tu agis en traître !

Un conseiller vint à l’aide de Mazureau.

— Parfaitement ! cria-t-il ; le président doit être juste et n’insulter personne.

Deux camps se formèrent dans la salle. Sur l’estrade, le président et Sicot honnissaient Mazureau ; celui-ci marcha sur eux.

Tout à coup, une voix aiguë fila au-dessus du tumulte.

— Mazureau ! Il y a le feu chez vous !

Chacun pensa qu’un mauvais plaisant voulait engeigner le bonhomme. Mais la voix reprit, pressante et tremblée :

— Il y a le feu ! Il y a le feu à la Marnière des Mazureau !

Le silence tomba comme un plomb. Et puis ce fut une bousculade enragée. Mazureau et Bernard fonçaient vers la porte ; le petit gars, tête basse, renversait les vieux qui ne se rangeaient pas assez vite. En un clin d’œil tout le monde fut dehors.

Une haute fumée montait au-dessus du courtil de la Marnière et l’on percevait même le ronflement des flammes.

Un homme d’une cinquantaine d’années, qui était le lieutenant des pompiers de Fougeray, commanda :

— À la pompe ! et au trot !

C’était très bien dit, mais il y avait là peu de gens en âge de courir vite. Chacun fit du mieux qu’il put. Bernard, en tête, filait à toute vitesse ; Sicot avait l’air de rouler sur ses jambes courtes ; il allait de front avec le grand Monon et Marcireau ; à l’arrière, le président, ses sabots en mains, trottinait sur ses chaussons.

La pompe était déjà à la Marnière. Honoré était allé la chercher, avec quatre ou cinq autres qui, absents de la réunion, avaient vu les premières flammes.

Le lieutenant jeta ses commandements et plaça son monde. Bien en vain ! Le feu avait pris dans la barge de foin, puis gagné le tas de gerbes. Le foin brûlait avec une énorme fumée ; la paille, au contraire, flambait clair et de hautes flammes montaient. Jeter de l’eau là-dessus ne signifiait pas grand’chose. On se contenta d’arroser la façade de la maison où la chaleur allumait les feuilles de treille. Quand la flamme commença à baisser, on réussit à sauver un peu de foin ; mais, de toutes les gerbes, il ne resta qu’un petit tas de cendres.

Mazureau avait vu tout de suite l’inutilité de lutter. Laissant les gens se démener, il était entré dans sa grange et il avait refermé le portail sur lui. Des femmes s’approchèrent pour voir ce qu’il faisait là. Il ne bougeait pas ; il était assis dans un coin ; entre les planches disjointes, il regardait ses rêves s’envoler dans les grimaces des flammes.

Quant à Bernard, il s’était mis à la pompe. Autour de lui, les gens faisaient leurs suppositions.

— Qui a mis le feu ?… Personne n’en sait rien !… C’est peut-être un vagabond,.., un prisonnier boche…

La Marciraude, qui était par là, entendit ces paroles.

— Qui a mis le feu ? dit-elle ; ce n’est pas difficile à voir… Il y a un réchaud renversé près de la barge de foin ; c’est la vieille qui n’aura pas pu se tenir debout…

Bernard abandonna la pompe. Au risque de se brûler il fit le tour de la barge ; le réchaud de fer dont se servait Francille était bien là en effet…

Bernard sauta dans le jardin, cherchant la vieille. Il appelait :

— Francille ! Francille !

— N’aie pas peur ! lui dit un gars ; elle n’est point morte.

Et il montra le cellier…

Bernard y courut. La vieille était étendue auprès d’une barrique. Elle se redressa sur un coude et le regarda d’un air hébété.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, mon joli ?…

Elle n’eut pas le temps d’achever. De toutes ses forces, Bernard lui envoya son poing en pleine figure. La vieille retomba et sa tête sonna sur le sol. Bernard s’agenouilla sur sa poitrine et, silencieusement, sauvagement, il se mit à cogner comme une bête folle.

Heureusement, Honoré, du dehors, vit la scène. Il se précipita, suivi de Marcireau et de plusieurs autres.

— Petit chien gâté ! criait Marcireau, il ne faut pas la tuer !

Ils attrapèrent Bernard par les épaules, mais il se cramponnait à la vieille et ils eurent de la peine à lui faire lâcher prise. Marcireau réussit pourtant à le mettre debout et il le colla au mur.

— Ne bouge plus, où je vais te moucher !

Bernard tremblait, les dents crissantes et les babines retroussées comme un jeune carnassier. Aussitôt qu’il se sentit lâché, il se ramassa sur ses jarrets et bondit, la tête basse, sur Honoré qui était devant lui. Honoré tomba ; un autre gars fut chaviré d’un coup de genou dans le ventre. À cinq, ils le maîtrisèrent enfin, mais, comme il cherchait toujours à frapper et à mordre, ils durent l’enfermer dans le cellier.

À huit heures du soir, il n’y avait plus rien à faire à la Marnière. Honoré s’en alla avec les autres. Il sentait au creux de l’estomac une douleur sourde ; Bernard avait vraiment heurté fort ! Quel triste petit gars !

Honoré songeait à Éveline si douce, à Éveline au corps délicat et à l’âme fragile. Que deviendrait-elle si Mazureau ne revenait pas sur sa parole ? Et si, au contraire, il la rappelait, comment pourrait-elle vivre avec son enfant, entre ce rude vieillard et ce mauvais petit être acharné dont la volonté commençait à s’imposer à la Marnière.

Il se la représentait telle qu’elle serait sans doute dans quelques années : vieillie, fatiguée par les durs travaux, rudoyée, volée et incapable de se redresser et de rompre sa chaîne.

Et lui, que ferait-il ?… Que ferait-il en sa grande maison délabrée ?… Il amasserait sottement des écus pour quelque arrière-neveu. Ou bien il irait chercher…, chercher qui ? une jeune évaporée ou la cousine barbue ?

Il se surprenait à murmurer :

— Si elle était veuve, je l’épouserais bien quand même !…

Mais il n’osait pas pousser sa pensée plus avant.

Il rejoignit Sicot et remonta avec lui du côté de la Baillargère. Comme il avait sur le cœur l’affaire de la lettre de dénonciation, il annonça au bonhomme que, décidément, il augmentait le fermage de dix francs par boisselée. C’était à prendre ou à laisser.

— C’est à laisser, mon ami, dit Sicot. Si je n’ai pas tes terres, j’en trouverai d’autres avant qu’il soit longtemps…, et qui seront à moi.

Honoré parla sèchement, en propriétaire :

— En attendant, ce sont les miennes que vous cultivez. Ne lancez pas vos paroles trop à la légère… vous avez deux mois pour réfléchir.

Sicot hésita, puis la colère l’emporta sur la prudence :

— Veux-tu que je te dise ?…. Ces deux ou trois bouts de mauvais champs, les veux-tu tout de suite ?… Dis, les veux-tu ? Tu peux les prendre…, si tu en as besoin pour t’occuper et rester sursitaire pendant que les autres se font tuer.

— Merci ! dit Honoré ; je sais que je vous dois déjà beaucoup. Mais ce qui est dit est dit : à deux mois votre parole !

Et il tourna par un petit chemin qui allait vers la Commanderie.

Cette fois, sur ce chemin, il eut la chance de rencontrer Éveline. Elle était avec Marie et elle rougit vivement à son approche. Lui, sentit son cœur mollir.

— Je suis content de vous saluer, Éveline, dit-il ; mais je vous revois en un mauvais moment ; il y a eu du malheur chez vous aujourd’hui.

— Nous avons vu le feu d’ici, dit Marie ; il y avait de grandes flammes dressées comme des sabres.

Honoré continua doucement :

— Si vous étiez restée là-bas, cela ne serait pas arrivé ; c’est le bonheur de la maison qui est parti avec vous…

Il ajouta, plus bas :

— Je n’ai pas pu y retourner depuis que vous êtes ici. J’espère que vous n’êtes pas malheureuse, Éveline ?

Toute troublée de honte, elle balbutiait :

— Je vous remercie, Honoré… Vous êtes bien aimable, Honoré.

Marie les regarda l’un après l’autre.

— Rentrons, Éveline ! dit-elle sévèrement.

Et elle emmena sa cousine.

Le lendemain, Honoré fut encore en tourment à cause de cette rencontre et il n’eut pas le goût de travailler. Le mercredi, il s’en alla à la ville parler à son notaire. Comme il revenait, les gendarmes de Quérelles l’arrêtèrent sur la route : il n’avait ni brassard, ni permission. Les gendarmes lui annoncèrent qu’il aurait à rejoindre son dépôt de régiment où l’on commencerait par le mettre en prison.

— J’ai été sans doute vendu ? demanda Honoré au brigadier qu’il connaissait.

— Oui, dit l’autre, et plus d’une fois ! mais toujours par la même personne ; l’écriture n’a jamais changé.

Honoré n’était pas de caractère trop ardent ; il n’était pas impitoyablement rancunier. Pourtant il se jura bien que Sicot se repentirait de cette affaire ; car, évidemment, c’était Sicot…

Honoré rejoignit donc son dépôt et on le mit bien en prison pendant deux jours. Le troisième jour on l’envoya avec des Annamites décharger des obus, dans une gare du front. Le métier était dur et les ouvriers peu considérés. Il ressentit pourtant quelque orgueil d’être si loin de Fougeray, Et, bien qu’il eût à sa disposition de l’encre et du papier portant en tête le nom de l’hôtel où il dînait chaque soir, il envoya le bonjour à Éveline par une méchante carte écrite au crayon ; et il mit pour commencer : « Zone des armées. »

Mazureau était assuré contre l’incendie, mais seulement pour les bâtiments ; et encore pour une somme bien inférieure à leur valeur actuelle ! La compagnie, assurément, ne paierait rien. Au lieu de recevoir le prix du grain, les six mille francs tant espérés, il faudrait acheter de la paille et du foin.

Ce fut un coup terrible. Pour la première fois de sa vie, Mazureau se sentit ébranlé, touché dans ses fibres secrètes, blessé, peut-être inguérissablement.

Il fit effort pour n’en laisser rien voir. Si l’espoir vacillait en lui, du moins l’orgueil le redressait toujours.

Il ne perdit pas un jour de travail. Un voisin ayant offert de lui prêter de la paille, il refusa hautement ; il acheta la paille et ne marchanda point.

Quand de bonnes gens le voulaient plaindre, il changeait la conversation. Il parlait de la guerre maintenant, et se réjouissait des grandes nouvelles qui venaient enfin par les journaux. Il inventait des supplices pour Guillaume. Il avait appris le nom du général français et il disait :

— C’est cette sacrée tactique qu’il a !

Mais, après tout cela, il s’en allait aux Brûlons et, quand il n’y avait personne en vue, il se laissait choir sur la belle pierre qui marquait la place de Mazureau le Riche. Et il ne songeait point à Guillaume, ni à l’adroit général, ni à la victoire prochaine des Français. Comme un coureur s’arrête hébété devant le but qu’il n’atteindra pas, il regardait d’un œil terne les champs ensoleillés de la plaine tentatrice.

Au bout de quelques jours, Bernard prit à le harceler. Bernard, lui, n’était pas abattu ; la fièvre le soulevait. Pourquoi n’emprunteraient-ils pas ? Il y avait encore cette ressource… Bernard eût fait volontiers le tour de toutes les maisons de Fougeray pour trouver les sept ou huit mille francs qui manquaient. Les raisons d’honneur de son grand-père ne lui entraient pas dans la tête ; il ne décolérait pas.

— Allez donc trouver votre ami Marcireau, ou bien Menon, ou les frères Léchelier…, ils ont de l’argent à ne savoir qu’en faire !

— Non, répondait Mazureau, je n’irai pas !

— Mais enfin, pourquoi ?

— D’abord, parce qu’ils ne me prêteraient pas un sou. Ensuite parce qu’ils ne me sont rien. On n’emprunte pas aux étrangers. Cela se sait toujours. Ce n’est pas fier ! Et j’ai l’honneur de la famille à porter…

Bernard serrait les dents.

— Cré nom ! c’est que vous ne voulez pas acheter !

Mazureau se taisait, la tête basse. Parfois il essayait d’endormir son petit-fils en lui montrant des chimères lointaines.

— Ce que je ne pourrai pas faire, tu le feras toi-même ; tu achèteras, plus tard… Rien n’est perdu puisque tu es de même volonté que moi… Tu auras l’honneur pour toi seul.

— L’honneur ! L’honneur !… Je n’aurai tout de même pas la parcelle 32… Et c’est celle-ci que je veux ! c’est celle-ci qu’il me faut !

Comme le grand-père ne cédait pas, Bernard le menaça carrément de le quitter. À la fin, Mazureau dut se soumettre ; il consentit à aller demander d’abord deux mille francs à Marcireau.

Le voisin l’écouta avec étonnement et lui répondit par de bonnes paroles d’amitié, mais de l’argent, non ! il n’en avait pas.

— Vous irez chez Léchelier le jeune ! ordonna Bernard.

— Je n’irai pas ! dit le grand-père.

Il y alla cependant. Mais Léchelier non plus n’avait pas d’argent. Or, il venait de vendre pour dix mille francs de grain… La vérité, c’était que Léchelier et Marcireau, et tous les autres, accumulaient jalousement leurs sous dans l’idée de porter un grand coup quand se présenterait la belle occasion d’achat.

Quand Mazureau rentra de chez Léchelier, il dit amèrement :

— Tu m’as fait mendier deux fois, Bernard ; c’est une faute que je n’aurais jamais pensé commettre… Ne me parle plus jamais de cette espèce d’entreprises.

Bernard comprit bien lui-même qu’il n’y avait aucun espoir de trouver de l’argent à Fougeray, mais il ne lâcha pas prise pour cela. On en trouverait ailleurs ; on irait à Saint-Étienne, à Quérelles, on irait à la ville, on irait au diable, mais on en trouverait !

Mazureau, là-dessus fit nettement rébellion.

— Tu es un peu jeune pour me tracer mon chemin ! Et moi je suis trop vieux pour me déshonorer !

Ils se querellèrent tout un jour. Quand Bernard parla de s’en aller retrouver sa mère à Nantes, le grand-père dit :

— Va-t’en donc, si tu veux ! Abandonne-moi comme a fait ton père ! Je n’en ai plus pour longtemps à être seul.

Bernard ne s’en alla point, mais le lendemain il dit au grand-père :

— Vendez au moins les bovillons…, puisque nos bêtes ne sont plus consignées, maintenant !

Mazureau fit cette folie. Il vendit, à moitié prix, ses bêtes à peine guéries, au risque de ne plus pouvoir faire ses labours d’automne.

Les bovillons partis, il ne restait plus rien à la Marnière dont on pût faire argent. Pourtant, en recevant le prix de ses bêtes, Mazureau se sentit ranimé ; l’ardeur de la lutte réchauffa encore un peu.

Bernard cherchait toujours. Il écrivit à sa mère une lettre menaçante. La mère envoya cinquante francs.

Pourquoi n’écrivait-on pas à celui de la Commanderie ? Il essaya d’en parler à son grand-père, mais, au premier mot qu’il risqua, Mazureau lui imposa silence.

Il se tut, bien décidé à agir seul. Au nom de son grand-père, il écrivit donc à Honoré. Il lui rappelait que la vente de la ferme avait lieu le 17 novembre et que les prix, vraisemblablement, monteraient. Sicot voulait la parcelle 32 ; à cause de l’incendie, il serait difficile de lutter contre lui… Si Honoré pouvait promettre d’avancer quelque argent…

Bernard, pour finir, demandait à Honoré des nouvelles de sa santé et s’il s’accoutumait à l’armée. Il souriait laidement en écrivant ces derniers mots.

Une semaine passa. Honoré ne répondit pas. On était à quinze jours de la vente ; on était aussi, visiblement, à la fin de la guerre. Cela faisait, chez ceux de Fougeray, deux grandes émotions à la fois.

Mazureau, toujours droit et raide sur les chemins, semblait las parfois, quand il entrait chez lui, et ses épaules s’affaissaient. Cependant il ne s’abandonnait pas encore complètement.

De son côté, Bernard, le front barré de rides comme un vieux, songeait, calculait, cherchait de l’argent. Il eût volé sans hésiter s’il en eût trouvé l’occasion ; tous les matins, en cachette du grand-père, il mettait de l’eau dans son lait.


CHAPITRE V


Le dimanche 3 novembre, Bernard attendit le facteur au coin du courtil comme faisait autrefois Éveline. Le facteur n’avait rien pour les Mazureau ; Bernard l’injuria entre ses dents.

À la maison, Mazureau balayait. Sous le prétexte qu’il faisait trop de poussière, Bernard lui ôta le balai des mains. Depuis que la vieille était partie, Bernard dirigeait la maison.

Ils déjeunèrent sans parler, d’un peu de fromage et d’une salade à l’oignon. Quand ils eurent fini, Bernard demanda :

— Alors, comme ça, c’est bien décidé ; vous ne cherchez plus d’argent ?

— Je n’en cherche plus chez les autres… non ! Nous achèterons si nous pouvons, sans faire de dettes.

Bernard haussa les épaules ; il ne voulait plus discuter. Comme trois jeunes gens passaient sur la route, il dit sèchement :

— Je suis bien bête après tout ! Je m’en vais jouer au palet avec ceux-ci…

Il prit des sous dans le tiroir et sortit en faisant claquer la porte.

Rester seul à songer, entre les quatre murs d’une maison, était au-dessus des forces de Mazureau. Il sortit lui aussi ; mais que faire ?

À Fougeray, la question religieuse laissait à peu près tout le monde indifférent. Quelques-uns avaient cependant gardé de leur jeunesse l’habitude du repos dominical. Mazureau était de ceux-là. Il n’occupait les soirées du dimanche qu’à de menus passe-temps, non aux besognes essentielles de la terre.

Il prit une fourche, une faucille et s’en alla au cimetière des Brûlons. Le cimetière était en effet négligé ; un buisson de laurier-tin s’échevelait, n’ayant pas été taillé depuis longtemps ; des ronces, agrippées aux pierres, lançaient leurs tiges autour des tombes.

Mazureau, minutieusement, sarcla, coupa les herbes, égalisa les branches de laurier, arracha les ronces. Puis, avec sa fourche, il rassembla la jonchée de rameaux et la jeta par-dessus le mur de pierres sèches.

Aussitôt, il songea qu’il avait mal choisi l’endroit : il avait jeté les broussailles juste sur la jachère cornière de la parcelle à vendre. Pour ne pas encombrer la terre d’autrui, il sortit du cimetière et poussa le tas un peu plus loin, sur son champ à lui.

Et tout geste nouveau lui fut soudain pesant.

Il revint s’asseoir à sa place choisie, sur la tombe du glorieux Mazureau. Il faisait froid ; le vent d’est venait de tout son élan du côté de la plaine et, sur cette hauteur, il choquait dur.

Mazurceau bombait l’échine. Il sentait le froid sur son visage, mais il commençait aussi à le sentir en son âme ; ses regards tombaient à ses pieds sur le petit rectangle de terre, qu’il s’était réservé, non à côté de sa défunte, mais dans la rangée des anciens, grands lutteurs.

À la même heure, Sicot, abandonnant la route de Quérelles, prenait la direction des Brûlons. Il venait jeter un coup d’œil aux terres qu’il se proposait d’acheter.

Les mains au dos, il suivit la lisière du champ de luzerne, examinant le bornage comme un nouveau propriétaire qui vient prendre possession de son bien.

Songeant à l’immanquable défaite de Mazureau, il se mit à tirer plus fort sur sa pipe.

Il traversa la jachère et arriva au mur du cimetière. L’idée lui vint de regarder par-dessus ; comme il était de courte taille, il dut mettre le pied sur une pierre qui dépassait.

Le bruit qu’il fit tira Mazureau de son triste songe. Ils se regardèrent et leur premier geste fut de surprise. Mais Mazureau, tout de suite, ne prit pas son air mignon pour dire :

— Que fais-tu ici ? Depuis quand t’ai-je donné droit de passage sur mes terres ?

L’autre se dressa un peu plus au-dessus du mur, ôta sa pipe et cracha loin devant lui.

— Crois-tu par hasard que je veux salir mes sabots dans ton fumier, grand innocent ? J’ai passé sur un terrain qui n’est pas à toi, qui ne sera jamais à toi…, qui sera mien, au contraire, avant longtemps !

— Sicot, reprit Mazureau, descends, que je ne te voie plus ! Je n’aime pas que les chiens grimpent sur mon mur pour aboyer après moi.

— Ton mur ! Ne chante pas si haut, mon ami… Tu ne connais pas la loi ! Quand j’achèterai le terrain que je viens de traverser, j’aurai ton mur en même temps. Il y a des pierres passantes, il est mitoyen !

Il frappait sur les pierres avec sa pipe et il riait grassement.

— Il est mitoyen, mon ami ! Si tu ne connais pas la loi, je te l’apprendrai.

— Chien ! Je t’ai déjà fait commandement de descendre ! C’est ici le champ de mes morts ; va hurler plus loin !

Mais l’autre, sûr de faire une blessure cruelle, s’établit au contraire solidement sur le mur.

— J’achèterai tout ça, mon ami ! Plus tard, quand ta carcasse sera ici, j’achèterai peut-être bien le cimetière aussi… Parce que, faut que tu saches : l’argent ne manque pas chez moi !… Toi, t’as volé tout le monde : tu m’as volé dans les partages, t’as volé ton gars, t’as volé ta fille…, t’as vendu, dernièrement une vache crevée à un pauvre sot de Saint-Étienne… Seulement, cela ne te profite pas, parce que t’es bête !… T’as pas le sou à cette heure, tandis que moi…

Il fouilla sous sa blouse, sortit un portefeuille, en tira des billets.

— Un… deux… trois… quatre ! Celui-ci c’est mille, mon ami ! Je viens de toucher ça à Quérelles… et, chez moi, il y en a d’autres !

Mazureau se baissa, prit une pierre et la jeta dans la direction de son beau-frère. Sicot eut juste le temps de baisser la tête.

— Grand lâche ! cria-t-il ; je m’en vais te dire deux, mots !

Il descendit, courut derrière le mur et arriva à l’entrée du cimetière. Mazureau était debout et l’attendait.

— Sicot, je t’ai dit deux fois de t’en aller. C’était déjà trop d’une.

L’autre, ramassé sur lui-même, le cou rentré dans les épaules comme un bœuf prêt à foncer, crachait de basses injures.

Mazureau se campa ferme sur ses jambes, releva la ceinture de son pantalon, écarta les bras.

— Sicot ! dit-il, je t’ai corrigé dans ma jeunesse ; je puis le faire encore malgré que je sois vieux.

Sicot montra la terre du cimetière.

— Je vais prendre ta mesure ! rugit-il.

— À ton idée ! Nous sommes seuls dans la plaine ; si tu n’es pas craintif, viens !

Sicot déboula tout d’un coup et arriva, la tête basse, entre les bras de Mazureau qui se refermèrent.

Ils s’étreignirent en silence. Sicot, à demi étouffé, encerclait la taille de Mazureau et s’efforçait de lui plier les reins. Leurs bras étaient encore durs et puissants mais le jeu de leurs jambes manquait d’aisance. Tout un moment, ils luttèrent sur place, chacun cherchant à déraciner l’adversaire.

À la fin, Mazureau sentit mollir les bras de l’autre. Il se dégagea d’un coup de reins ; Sicot, basculé d’un grand effort, roula à terre. Il n’y fut pas très longtemps ; sa force était moins grande, mais sa vivacité égalisait les chances. À peine debout, il chargea encore ; le poing de Mazureau lui arriva sur la tête comme une massue ; essoufflé, étourdi, il riposta par un coup de pied.

La fureur, alors, les aveugla complètement. Ils se colletèrent, se bousculèrent à bras tendus, cognant, poussant, tirant, se heurtant aux tombes. Sicot alla à terre encore une fois mais il entraîna Mazureau. Ils luttèrent couchés, roulèrent l’un sur l’autre, s’étranglèrent.

Soudain, la main de Mazureau rencontra le portefeuille de Sicot qui venait de glisser de sa poche. Il poussa un grognement de joie. Une main à la gorge de l’autre, il porta le portefeuille à sa bouche, le déchira d’un coup de dent.

— Tu achèteras ! mon mur !… mon cimetière !… Tiens ! achète donc !

Il s’était relevé, il piétinait le portefeuille…

Sicot se dressa aussi, les yeux fous. Sa main tomba sur la fourche qui était là ; il fit deux pas en arrière, revint et han ! il poussa la fourche dans la poitrine de son beau-frère. Comme il voulait la retirer pour frapper encore, un long jet de sang ruissela sur le manche.

Mazureau chancela ; son pied heurta une tombe et il s’abattit.

Sicot fut dégrisé du coup. La peur le prit aux entrailles. Ayant ramassé en son chapeau les morceaux de son portefeuille mêlés à la terre, il s’avança hors du cimetière et inspecta furtivement la plaine. Comme il n’y avait personne en vue, il se sauva sans regarder derrière lui.

La blessure de Mazureau était sérieuse mais non mortelle ; à la nuit tombante il se traîna jusque chez lui.

Bernard l’attendait et commençait à s’impatienter. Mazureau, les dents claquantes, lui apprit ce qui s’était passé, moins l’affaire du portefeuille.

Le jeune gars, d’abord, lui mena une belle danse.

— Moi aussi, disait-il, je me suis battu…, avec un qui m’accusait de tricher… Je n’ai pas eu besoin de fourche pour le rosser ! Est-ce qu’on se bat à coups de fourche, voyons ! Qu’allons-nous faire maintenant ?

Et puis, il s’apaisa soudain. Il s’apaisa et même il se mit à sourire. Il souriait en déshabillant son grand-père, il souriait en lavant ses plaies, il souriait en l’aidant à se coucher.

— Demain matin, je vais chercher les gendarmes. Je vais à Quérelles demain matin…, et, bientôt, l’oncle sera en prison, je pense bien !

Le grand-père avait une fièvre intense ; il finit cependant par s’assoupir. À côté du lit, Bernard veillait et, de temps en temps, il se frottait les mains.

— Les gendarmes l’emmèneront : il a bien choisi son moment !

Mais, le lendemain matin, comme il se préparait à partir, le grand-père l’appela auprès de lui.

— Bernard, dit-il, en le regardant fixement, je suis tombé sur une fourche en travaillant…, tu m’as bien compris ?

— Vous avez la fièvre ! Taisez-vous donc ! Je vous ferai voir, moi, si vous êtes tombé sur une fourche…

Le hasard voulut que les gendarmes fussent justement en tournée à Fougeray ce matin-là. Bernard les pria d’entrer. Mais Mazureau ne fit que s’excuser devant eux :

— Le petit a le cerveau dérangé, dit-il ; je me suis blessé hier au soir par maladresse ; je n’ai à me plaindre que de moi-même.

— C’est votre affaire, dit le brigadier.

Et il sortit en grommelant : il n’aimait pas beaucoup qu’on vint le déranger pour rien.

— Bernard, dit le grand-père fièrement, j’entends régler moi-même mes différends… À se plaindre en justice, il n’y a que déshonneur !

Bernard tendit le poing vers le lit.

— Cré nom ! Si je ne vous laisse pas mourir tout seul !…

Il sortit à son tour, monta droit vers la Baillargère.

— Que veux-tu, petit ? demanda Marie qui était dans le courtil.

Il la toisa.

— Ce n’est pas aux femmes que je veux parler. C’est à l’oncle Sicot. Où est-il ?

— Il est peut-être par là, dit-elle, en montrant la grange.

Tournant la tête, Bernard aperçut l’oncle qui se glissait dans son écurie et qui fermait la porte sur lui.

— Je le vois ! Il n’a pas l’air fier !

Sicot n’était pas fier en effet, car il s’imaginait à chaque instant voir arriver les gendarmes.

Bernard se dirigea vers l’écurie ; la porte, verrouillée, résista sous sa poussée. Alors il cria, pour se faire entendre de Sicot et aussi des femmes qui étaient sorties :

— Dites donc, l’oncle ! c’est-il que vous avez peur, que vous vous renfermez si bien ?… Oncle Sicot ! Sortez donc avec votre fourche ! il y a un gars ici qui veut acheter la parcelle 32 des Brûlons : vous n’en aurez pas pour longtemps à l’embrocher !

Avisant un gros moellon, des deux mains il le souleva au-dessus de sa tête et le jeta dans le haut de la porte. Les planches, à moitié pourries, cédèrent et la pierre tomba dans l’écurie.

Bernard avança sa tête jusqu’au trou qu’il venait de faire.

— Hé ! l’oncle ! J’ai à vous dire une petite chose !… La terre des Brûlons ne sera pas pour vous ; si je vous vois ouvrir la bouche au moment de la vente, le lendemain, les gendarmes vous emmèneront, les mains attachées sur les fesses, comme un assassin que vous êtes !… Peut-être bien aussi qu’ils vous emmèneront avant…

Il se retourna vers les femmes.

— Vous avez bien compris, vous autres ? Il a fait un coup de galères…, s’il bouge, ça lui coûtera plus cher qu’au marché ! car personne ne m’empêchera de parler, moi !

— Mais enfin, qu’y a-t-il donc ? demanda Marie.

— Il y a que mon grand-père a reçu un coup de fourche dans la poitrine…, et demande donc à ton père s’il connaît celui qui le lui a donné !

Là-dessus, il tourna les talons et s’en alla. Éveline, un moment après, descendit derrière lui, mais quand il la vit venir, il entre-bâilla seulement la porte.

— Le grand-père ne t’a point demandée…, retourne-t’en d’où tu viens ! dit-il.

Pendant toute la semaine, Mazureau dut garder le lit. Bernard le pansait, lui mettait à boire sur une chaise, à portée de sa main, et puis sortait travailler au dehors.

Le blessé grelottait de fièvre ; la nuit, il battait la campagne, luttant contre des ennemis invisibles ou bien parlant à ses champs comme à des créatures vivantes.

Bernard songea qu’il serait bon d’avoir un certificat dont on pourrait se servir contre Sicot. Il profita du dimanche pour aller demander le médecin de Quérelles ; l’oncle paierait, les frais.

Le médecin vint le lendemain, sur les deux heures de l’après-midi. Quand il vit la blessure il jura un grand coup. C’était un rude bonhomme qui soignait ses paysans avec énergie ; il leur flanquait des remèdes à fortes doses et ne leur mâchait pas ses mots.

— Depuis quand as-tu ça ? demanda-t-il à Mazureau.

— Depuis huit jours… Je suis tombé sur ma fourche…

— Espèce de sauvage ! depuis huit jours !… Et d’abord, tu n’es pas tombé sur ta fourche !

— Non ! dit Bernard.

— Si fait ! reprit Mazureau,

— Non ! Non ! Après tout, je m’en moque, tu sais, dit le médecin.

Il lava les plaies ; il y en avait deux au côté droit et une autre au bras. Les plaies de la poitrine étaient assez légères, mais une dent de la fourche avait traversé le bras de part en part.

Quand il eut fini le pansement, le médecin fit ses recommandations et écrivit une ordonnance. Bernard lui dit :

— Il nous faudrait un certificat.

— Je veux bien, dit le médecin, certifier que ton grand-père a le cuir dur.

Comme il écrivait ce certificat, il tendit soudain l’oreille et puis il se leva et sortit.

Les cloches sonnaient à Fougeray et elle sonnaient à Saint-Étienne ; à la ville le canon tonnait ; une rumeur joyeuse faisait le tour de l’horizon.

Le médecin courut à travers le courtil. Près de son automobile, son domestique criait, en balançant sa casquette au bout de son bras levé ; dans le village, tous étaient sortis pour écouter la nouvelle de délivrance.

Le médecin revint à la maison et il annonça, du seuil :

— Ça y est, mes amis ! C’est fini, tout de même !

— Quoi ? fit Mazureau.

— Eh bien, la guerre donc !

Et il se mit à tourner dans la pièce, parlant, riant, sacrant, frappant dans ses mains. Bernard l’arrêta.

— Vous n’avez pas achevé le certificat, monsieur.

Le médecin reprit son siège et traça rapidement quelques mots illisibles. Comme il signait, une larme tomba sur le papier ; il l’essuya du bout de son doigt et jura très doucement le nom de Dieu.

Bernard serra soigneusement le certificat ; quant à l’ordonnance, il n’en avait cure.

— La guerre est finie, dit Mazureau en se relevant sur son bras valide, mais ton pauvre père ne reviendra pas.

— Non, dit Bernard, il ne reviendra pas.

Mais il ajouta aussitôt, d’un ton fort sec :

— Vous, le médecin défend que vous bougiez…, si vous voulez guérir vite !… Tenez-vous donc tranquille, car il faudra que vous vous leviez, dimanche prochain !

Le lendemain matin, ils eurent une lettre d’Honoré.

— Je lui avais écrit, malgré vous, expliqua Bernard.

Il vint auprès du lit et lut la lettre d’un air triomphant.

Honoré disait :

Mon cher Mazureau, j’ai été bien content d’apprendre que vous vouliez tenir tête à Sicot. Sa conduite envers moi n’a pas été belle ; je ne l’aime pas. J’avais l’idée d’écrire à Boutin pour le charger d’acheter en mon nom, mais, puisque vous voulez acheter vous-même, il est bien préférable que je vous aide ; car j’ai déjà assez de soucis avec les terres que je loue. Donc, achetez sans crainte ; je suis derrière vous. Je vous prêterai jusqu’à dix mille francs.

Mazureau interrompit :

— Si je dois me lever pour acheter, je préfère que ce soit sans aide étrangère.

Bernard haussa les épaules et continua :

Mon cher Mazureau, votre lettre m’a montré le bon chemin à l’heure où j’hésitais encore. Malgré la faute d’Éveline, j’ai toujours de l’amitié pour elle ; quand son chagrin sera passé, je l’épouserai si elle veut bien, et son enfant sera le mien. J’espère que ce sera votre contentement. La guerre est finie et je pense aller vous parler de tout cela bientôt.

Honoré.

Mazureau s’était redressé sur son séant ; à son tour il prit la lettre. À cause du mauvais jour, il ne pouvait pas la lire ; il la mania amoureusement. Dans ses yeux brillants de fièvre, une flambée d’orgueil monta.

— Bernard, nous achèterons ! Il y aura de l’honneur pour nous !… Va chercher Éveline !

Éveline rentra chez son père dès qu’elle en fut priée.

Quand Bernard vint à la ferme et dit à sa tante :

« Viens à la maison, j’ai besoin de toi ! » personne ne sonna mot.

C’est que l’inquiétude régnait à la Baillargère !

Sa colère tombée, Sicot avait été pris de peur, d’une peur comique qui, pendant plus de huit jours, ne le lâcha point.

Il ne fumait plus, ne buvait plus son vin, ne se vantait plus. Il n’apparaissait ni au village ni dans la plaine et ne restait pas longtemps non plus dans sa maison. Il vivait dans son écurie, dans sa grange, passait de longues heures au fenil dont la lucarne donnait du côté de Quérelles…, du côté de la gendarmerie.

Les gendarmes venaient assez souvent à Fougeray. À leur approche, le bonhomme se cachait dans le foin ; et là, suant, à demi étouffé, il ne pensait plus à la parcelle des Brûlons ni à aucune autre ; il se voyait en prison pour le reste de ses jours ou bien galérien, par delà la mer, dans les pays sauvages.

Au bout d’une huitaine, la nouvelle vint que celui de la Marnière s’était laidement blessé en travaillant… Le mal devait être assez grave car le médecin avait été appelé ; cependant, on disait que Mazureau pensait être sur pied avant peu.

Sicot respira !

Comme c’était le jour de l’armistice, il se risqua à sortir dans le village, rôda même du côté de la Marnière et trinqua enfin plusieurs fois chez des amis, buvant à la honte des Boches.

Il rentra chez lui la mine prospère et l’on entendit sa voix.

Mais il ne chanta pas longtemps si haut ! les femmes avaient pris barre sur lui et elles le lui firent sentir.

Réellement inquiètes d’ailleurs, sachant fort bien à quoi s’en tenir sur les menaces de Bernard, elles ne songeaient qu’à chambrer le bonhomme en attendant que l’oubli tombât sur cette fâcheuse histoire.

Marie ne se gêna pas pour remontrer à son père quel bruit cela ferait à Fougeray si Bernard ou Mazureau parlaient.

— Mazureau ne parlera point ! répliqua le bonhomme.

— Peut-être ! mais le petit, lui, a l’air décidé… Que les hommes de justice s’en mêlent ou non, la honte sera sur vous… Un homme de votre âge !

Sicot était sensible à cette raison. Au village, on retenait en effet les noms des gens assez peu sensés pour échanger des coups. Il s’agissait généralement de jeunes coqs qui, par un petit jeu d’éperons, vidaient lestement une querelle et n’y pensaient plus.

Mais deux vieillards, deux beaux-frères, se battant comme des loups, c’était une chose honteuse et qui ferait du bruit ! Quand on songeait que lui, Sicot, un des notables de l’endroit, connu de tous et dont la parole comptait, s’était laissé aller à frapper à main armée, à frapper pour la mort comme un voyou de ville !

Marie disait :

— L’affaire sera mise en complainte.

Et la mère, doucement, sûrement, semait aussi en bon terrain.

— Aux prochaines élections, tu serais pourtant entré au Conseil ! murmurait-elle.

Sicot, à propos des réquisitions de guerre, avait toujours parlé hautement contre les conseillers en place. Aux premières élections, tous ces tristes maladroits seraient à coup sûr remplacés… Il avait bien souvent rêvé qu’il prenait rang en séance, qu’il s’asseyait, en toilette et la pipe à la main, sur une chaise avancée respectueusement par le garde champêtre.

Sicot voulait entrer au Conseil : chacun savait cela à Fougeray.

Mais le bonhomme avait encore une ambition plus haute — et secrète celle-ci. Il visait la présidence du Conseil d’administration, à la beurrerie coopérative.

Son ami Dabin l’avait prévenu, lui seul, qu’il comptait se retirer après la guerre.

Or, s’il y avait douze conseillers municipaux à Fougeray et douze à Saint-Étienne, il n’y avait qu’un Président de beurrerie pour les deux endroits.

Et ce Président présidait véritablement, parlait, commandait. On le connaissait aux alentours ; son nom était sur les lèvres des gens, à la ville comme aux champs. Il entrait hardiment chez le chef de gare, marchandait avec le préfet et, de temps en temps, sa place était marquée à des banquets riches, servis aux frais de la grande association beurrière, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, à des banquets où l’on buvait dans plusieurs verres, où des avocats, des députés, des ministres même, chantaient les louanges des Présidents de beurrerie et où il pleuvait des rubans et des médailles d’honneur.

Cela, c’était grand !

Mais, jusqu’à ce jour, on n’avait jamais pris les présidents parmi ceux qui flanquent leur fourche dans le ventre des gens de leur parenté. Et si Bernard parlait…

Sicot se tint coi pendant toute une semaine encore. Il promit à celles de chez lui qu’il n’irait pas à la vente, qu’on ne le verrait pas, qu’il ne dirait rien. Il promit tout ce qu’elles voulurent.


CHAPITRE VI


La vente eut lieu dans la salle du Cercle démocratique. Car il y avait à Fougeray, avant la guerre, un Cercle démocratique, c’est-à-dire une petite auberge coopérative, ouverte seulement le dimanche soir et où chacun, à tour de rôle, rinçait les verres et faisait le service.

La salle du cercle était, après celle de la beurrerie, la plus vaste de Fougeray. Ce jour-là elle fut insuffisante.

La joie de l’armistice avait amené des gens que la vente n’intéressait pas directement. Les filles du village avaient entrepris de tenir réunion dans la salle, quand les gens d’affaires seraient partis, afin de nommer une présidente, une trésorière et de décider la bonne façon de s’y prendre pour donner des bals comme avant la guerre. Aussi, toute la petite jeunesse était là, caqueteuse et fringante.

Des vieux en blouse ou en veste de cotonnade avaient devant eux leurs petites-filles, gantées de clair, bottées jusqu’aux genoux et drapées dans des robes de soie. On se montrait les cousines Léchelier, deux rivales en élégance. Leurs parents, avant la prospérité de guerre, eussent tondu sur un œuf ; maintenant ils achetaient à leurs filles des toilettes de mille francs que la tailleuse de Fougeray façonnait hardiment. Les deux petites, brûlées de soleil, noires comme des grillons, portaient le sautoir, la montre, le collier, l’épinglette, les boucles d’oreilles, les bagues, et, à chaque poignet, un bracelet avec médaillon tintant. Tout cela neuf, à la mode et en or.

Et il restait aux parents tout ce qu’il fallait pour batailler encore au profit des hommes d’affaires et du gars parisien, héritier de la Millancherie.

Sur une petite estrade, Boutin renseignait le notaire de la ville qui était chargé de vendre ; ils chuchotaient tous les deux et souriaient. Boutin fit le tour de la salle ; avant la lutte, il vint saluer les combattants. La plupart étaient de Fougeray, mais on en voyait aussi de Saint-Etionne et de Quérelles ; leur idée, à ceux-ci, n’était pas bien connue et on les regardait avec méfiance.

Mazureau se tenait dans un coin, le bras en écharpe ; la chaleur de la salle l’incommodait et il sentait ses jambes trembler sous lui ; il s’appuyait sur l’épaule de Bernard.

Celui-ci, les yeux sur la porte, épiait les arrivants.

— L’oncle ne viendra pas, dit-il tout bas ; il n’osera pas se faire voir.

— Qu’il vienne donc, au contraire ! répondit Mazureau ; nous passerons devant lui et il aura la honte.

Bernard protesta vivement :

— Ah ! non ! par exemple ! Je me demande à quoi vous pensez !… S’il vient…

Il s’interrompit.

— Cré nom ! le voilà !

Sicot arrivait en effet, mais non point bruyamment, selon son habitude de gros homme vantard. Il était seul et il se glissa tout de suite dans la salle.

À la dernière minute, il n’avait pu y tenir ; il avait échappé à ses femmes et il arrivait, le cœur battant, décidé à jouer son jeu — si, du moins, le risque n’apparaissait pas trop grand…

Mais il n’avait pas fait quatre pas dans la salle qu’il se sentit tiré par le bras avec autorité : ombrageux, il sursauta. Reconnaissant Bernard, son trouble fut visible.

— Que venez-vous faire ici, mon oncle ? Je m’en vais vous faire voir, moi !

Sicot riposta mollement :

— Méchant drôle, veux-tu que je t’envoie ma main sur les oreilles ?

Bernard se dressa devant lui et parla entre les dents, à voix basse et dure :

— Allez donc chercher votre fourche, si vous voulez !… Moi, de mon côté, j’irai chez nous… il y a un fusil : il pétera !… Mais ce n’est pas tout ça ! Si vous mettez sur nous, vous savez ce que j’ai promis ! Ouvrez seulement la bouche et je crie à l’assassin…, ici, devant tout le monde !

À ce moment, le notaire fit annoncer le premier lot. Sicot gagna le milieu de la salle et Bernard le suivit, disant :

— Je reste à côté de vous pour vous soutenir.

Le premier lot fut adjugé à un gars de Saint-Étienne. Il en fut de même du second. Le troisième, après une vive lutte, resta à Boutin agissant pour une veuve de Quérelles.

Ceux de Fougeray étaient dans la consternation. Menon prit la parole. Il s’efforça de remontrer aux étrangers combien leur conduite était contraire aux bons usages ; en même temps, il parlait de l’armistice. Le notaire, qui ne le connaissait pas, se mêla bien de lui répondre ! Cela ramena la gaieté et la jeunesse battit des mains.

Il y avait encore dix lots ; au quatrième, un petit vieux de Saint-Étienne, l’air riche, porteur d’anneaux d’or aux oreilles, fut déconfit par Marcireau. À partir de ce moment, les étrangers ne tinrent plus devant ceux de Fougeray.

Au cinquième lot, les frères Léchelier démarrèrent à grandes enjambées, par enchères de cent francs. Quand il virent qu’ils restaient seuls l’un devant l’autre, ils ralentirent la montée ; il fallut un quart d’heure pour régler l’affaire. Le plus jeune l’emporta par une petite enchère de dix francs ; il payait huit mille francs un pré de soixante ares dont la mise à prix avait été de douze cents.

Tourné vers les gens de Saint-Étienne, Menon déclara glorieusement :

— Mesdames, messieurs ! le peuple de Fougeray ont des aptitudes !… Nous revendiquons la logique…

Le notaire annonçait :

— Sixième lot : parcelle sise au lieu dit les Brûlons, section D, n° 32…, mise à prix : dix-huit mille francs.

Menon tendit le bras.

— Enchère !

Il se fit un court silence. Les regards se portèrent sur Sicot. Il ouvrit la bouche, sa figure s’alluma et puis il avala sa salive quatre ou cinq fois, coup sur coup ; il sembla se raccourcir, se tasser. Pour se donner bonne contenance il sortit sa pipe, s’occupa longuement à la bourrer. Près de lui, Bernard haletait.

Léperon prit les devants et monta d’un coup à dix-huit mille cinq cents. D’autres se mirent en ligne ; à vingt et un mille, la plupart s’arrêtèrent.

Alors la véritable lutte commença. Mazureau n’avait encore rien dit ; il était affaissé, très pâle, amaigri, avec une barbe de quinze jours. Bernard le regardait avec anxiété.

Comme Léperon et Menon bataillaient autour de vingt et un mille huit cents, Mazureau se détacha du mur, se dressa de toute sa hauteur et lança, d’un coup de mâchoire :

— Vingt-deux mille !

Menon lâcha pied, mais Léperon se tourna vers ce nouvel adversaire.

— Vingt-deux mille cent ! dit-il.

— Vingt-deux mille cinq cents ! riposta Mazureau en levant encore sa tête impérieuse.

Léperon tint un moment ; mais ce n’était pas un adversaire acharné ; il ne voulait pas payer trop cher. À vingt-trois mille trois cents, il s’arrêta.

— Vingt-trois mille cinq cents ! dit Mazureau.

Boutin répéta plusieurs fois : vingt-trois mille cinq cents… vingt-trois mille cinq cents !… et ses yeux cherchèrent ceux de Sicot, de Sicot qui avait fait de si belles offres avant la vente.

Sicot ôta sa pipe, se balança d’un pied sur l’autre. Derrière lui, Bernard souffla :

— Essayez donc pour voir !

À la fin, le bonhomme fit entendre une sorte de grognement sourd. Boutin sembla croire qu’il avait parlé.

— Vingt-trois mille six cents ? n’est-ce pas Sicot ?

Sicot secoua la tête énergiquement : non ! non !

Alors le notaire adjugea.

Le septième lot n’occupa pas longtemps les gens. La mise à prix ne fut pas plus tôt annoncée que Sicot lança une enchère, puis une autre, puis une autre encore. Il se soulageait enfin ! Rageusement, il répliquait à tous les enchérisseurs sans leur laisser le temps de souffler. Il avait mis son chapeau sous son bras à cause de la chaleur ; sa tête bourrue se hérissait et le bourrelet de son cou semblait un foulard de chair saignante. Il enleva le lot dans le temps que Bernard mit à rejoindre son grand-père.

Celui-ci s’était de nouveau adossé au mur.

— Je veux sortir, dit-il à Bernard.

Quand ils furent dehors, il s’appuya sur l’épaule de son petit-fils et aspira longuement l’air froid.

— Je suis content ! dit Bernard ; nous ne payons pas trop cher…, nous ne devrons pas beaucoup à Honoré.

— Je suis content, dit Mazureau ; c’est un grand jour !

Mais, dans la voix du grand-père, ne sonnait pas le clair orgueil ; sa parole était lourde, pâteuse, embarrassée et une inquiétude rôdait en ses yeux. Il fit quelques pas et, soudain, porta la main à son cou, tira le crochet de sa blouse.

— Bernard, dit-il, je crois…

Il ne put achever ; sa bouche se tordit, ses yeux se renversèrent et, malgré Bernard, il tomba la face en avant.


CHAPITRE VII


Cette première attaque laissa à Mazureau l’usage de ses membres ; la jambe droite resta seulement un peu paresseuse.

La parole revint aussi mais elle perdit son âpreté ; l’âme avait été touchée bien plus que le corps ; l’âme, à cause de sa douceur nouvelle, était méconnaissable.

Le second dimanche de décembre, Mazureau dit à Éveline :

— Je veux sortir de la maison. Bernard m’accompagnera mais, si tu voulais venir aussi, ce serait mon plaisir, ma fille.

— Où irons-nous, père ?

— Si mes jambes sont assez vaillantes, nous irons à notre cimetière, au milieu de nos terres.

Ils allèrent aux Brûlons dans la soirée. Il faisait un clair soleil, mais le vent piquait. Mazureau s’assit à sa place habituelle, face à l’entrée du cimetière. Éveline et Bernard étaient debout à côté de lui. Il ôta son chapeau, respira largement.

— N’avez-vous point peur de prendre froid ? demanda Éveline.

Il sourit.

— L’air d’ici est bon pour mon sang.

Bernard montra sur le sol des traces de lutte, encore visibles.

— S’il est bon aujourd’hui, il a failli être bien mauvais il n’y a pas longtemps… Voici, encore bien marqués, les pas de l’oncle Sicot.

Mazureau répondit avec gravité :

— Je lui pardonne le mal qu’il m’a fait…, moi-même, je n’ai pas toujours été juste à son égard.

Mazureau, la figure levée, regardait sa terre autour de lui.

— Je ne l’avais pas encore vue comme je la vois… Je ne l’avais pas vue depuis qu’elle est toute à moi… Elle est belle devant mes yeux !

Il tendit un peu la main et ses doigts jouèrent lentement comme pour caresser une forme imaginaire.

En son vieux cœur endurci, une extraordinaire émotion bourdonnait.

— Voici que ma récolte est faite ! Dites-moi, mes enfants, que j’ai bien engrangé ! Ma chair, maintenant, peut se détacher de mes os, car ma vie est remplie… Qu’il me soit pardonné si j’ai été dur aux faibles et si j’ai levé la main contre l’innocent ! Qu’il me soit pardonné si je n’ai pas toujours marché sur les bons chemins d’amour !… Je n’ai jamais voulu que l’honneur de la famille.

Il reprit avec un tremblement dans la voix :

— À cette heure, je voudrais tous les miens autour de moi… Il en manque trop pour ma joie. Le soleil vient sur mes yeux et beaucoup qui m’étaient chers ne le voient plus… S’ils pouvaient se lever de leur poussière et mettre leur main dans la mienne !… Je n’ai pas eu le temps de les aimer comme ils le méritaient ; ils sont partis trop tôt… Je les voudrais autour de moi… Éveline, je voudrais ta mère qui était douce comme toi, et je voudrais mon gars que les ennemis ont tué et je voudrais mes anciens qui ont lutté dans la misère.

Ses yeux s’abaissèrent et, pour la première fois dans sa vie d’homme, deux larmes coulèrent sur son visage.

Bernard le regardait avec ennui. Cette émotion surprenante lui semblait un mauvais présage ; à coup sûr le grand-père allait tomber en innocence.

Bernard sortit du cimetière. Trouvant, au coin de la jachère nouvellement achetée, une pierre de bornage, il l’arracha et la porta vers la route.

Le grand-père vit ce geste et son cœur s’éclaira.

— Regarde, Éveline ! c’est le rêve de mes jours qui s’étend sous ma vue. Cette pierre qui nous arrêtait, Bernard la porte librement. Il est de cœur ferme et vaillant et je puis sans crainte le laisser seul après moi… Ce n’est pas par lui que tombera le nom des Mazureau ! Il arrachera d’autres bornes, il les portera bien loin et ma part d’honneur sera petite auprès de la sienne !… Pourvu qu’il soit toujours juste ! C’est le seul tourment qui me vienne de lui.

Il prit la main d’Éveline.

— Ma fille, à cause de ta faiblesse, je t’ai peut-être parlé sans miséricorde… et mes paroles ont fait blessure parce que tu es sensible et tendre comme ta pauvre mère…

— Père, dit Éveline, vous prenez trop d’inquiétude, aujourd’hui ; le médecin vous a commandé de vivre sans émotions.

— Je suis heureux de parler, répondit-il ; il me semble que mon cœur est gonflé dans ma poitrine… Éveline, je voulais dire que ton bonheur viendrait quand même ; si tu as eu de la peine, bientôt, plus d’une t’enviera parmi les filles de chez nous. Bernard à la Marnière, toi à la Commanderie : notre famille sera parmi les grandes… Honoré est sur le point de revenir ; il a dû t’écrire la semaine dernière ?

— Oui, dit-elle en rougissant.

— Ne penses-tu pas que c’est un homme honnête et de sûre affection ?

— Oui, il est honnête.

— J’espère que tu suivras la raison, Éveline !

Elle détourna la tête.

— Je ne sais pas, murmura-t-elle.

Mazureau lâcha sa main et fut un instant songeur.

— Ma fille, dit-il enfin, fais selon ta volonté.

Il leva les yeux vers la plaine. Bernard revenait ; à côté de lui marchait un homme endimanché. Mazureau, dont la vue était basse, demanda :

— Quel est celui qui monte vers nous avec Bernard ?

Éveline regarda à son tour et elle rougit encore une fois.

— C’est celui dont vous parliez, dit-elle ; c’est Honoré de la Commanderie.

Mazureau tendit la main.

— Aide-moi à me lever, dit-il ; je veux marcher au-devant de lui.

Honoré fut près d’eux avant qu’ils fussent sortis du cimetière. Il prit les deux mains de Mazureau et puis celles d’Éveline qu’il garda dans les siennes, un petit moment. Après les propos d’accueil, il expliqua qu’il venait de la ville où ou l’avait libéré.

— Je n’ai encore vu personne au pays… Je passais sur la route quand je vous ai aperçus et j’ai désiré vous saluer avant tous les autres.

Il montra le bâton de Mazureau.

— J’ai appris, là-bas, votre accident…, croyez bien que j’ai pris part à votre peine !

Mazureau fit tourner son bras à hauteur de ses yeux.

— La grande nouvelle, dit-il, c’est que tout ceci est à moi, maintenant. Je n’ai pas de peine, mon bon gars !

Il dit encore :

— Nous avons à parler : viens dans ma maison ! Puisque nous sommes réunis, nous souperons ensemble en grande amitié.

Ils rentrèrent au village. Mazureau et Bernard allaient en avant ; à quelques pas derrière eux, Honoré parlait à Éveline qui marchait les yeux baissés.

À la maison, Éveline prépara le souper ; de son côté, Bernard dut s’occuper des hôtes. Mazureau et Honoré s’assirent à la table, l’un en face de l’autre et ils établirent leurs projets. Ils parlèrent non point en rivaux, âpres et rusés, mais largement, à cause de la joie qui était en eux.

Mazureau disait :

— Mon désir le plus grand serait qu’il y eût un homme de mon nom à la Marnière après moi.

Et, tout de suite, Honoré répondait, comme bon gendre :

— Ma maison n’est-elle pas assez grande pour me loger, moi, ma femme et mes enfants ?

— J’ai toujours rêvé aussi que mon bien demeurerait en son entier, au lieu de s’émietter en partages.

— Bon ! Qu’ai-je besoin de vos terres, moi qui loue les miennes ? Je préfère bien l’argent !

Honoré parlait comme un homme de loi ; il indiqua la façon de faire le partage et à quelles difficultés on se heurterait à cause de la présence d’un mineur.

— Il faut faire bien les choses, dit Mazureau ; et aussi, il faut les faire vite, car je suis vieux et je voudrais mourir tranquille.

Ils parlèrent ensuite de Bernard.

— Il peut rester seul bien jeune, dit le grand-père. Il est aussi capable qu’un homme de conduire sa culture, mais qui mettra-t-il en sa maison ? Sa mère n’est qu’une femme de ville…, il faudra qu’Eveline lui cherche une sûre compagnie.

Il ajouta, avec un peu d’embarras :

— Il est ardent aux soins de la terre et je ne m’en plains pas…, mais il faut l’éclairer pour qu’il agisse toujours selon la justice.

Honoré promit tout.

Bernard arriva de la grange et s’assit sur le banc à côté de son grand-père. Éveline mit une nappe propre et installa les assiettes. Puis elle alluma la lampe au-dessus de leurs fronts et Bernard dit :

— Mangeons !

Mazureau prit le chanteau de pain, mais au lieu d’y couper à chacun son morceau, il le garda sous sa main.

Une douceur grave emplissait son cœur et ses yeux. Il chercha des paroles importantes dont les jeunes se souviendraient, mais il n’en sut pas trouver qui fussent à son gré. Alors, pour marquer cette heure, il fit un commandement que, depuis longtemps, on n’entendait plus à la Marnière.

— Éveline, va chercher la Bible !

Éveline alla dans sa chambre et rapporta le livre. Mazureau dit :

— Ouvre-la devant Bernard, car mes yeux n’ont plus leur force d’autrefois.

Bernard feuilleta la Bible.

— Où faut-il que je lise ? demanda-t-il.

— Où tu voudras, dit Mazureau ; c’est toujours la même parole.

Bernard tomba sur une page où il n’y avait que des noms très difficiles.

— Je ne peux pourtant pas lire cela ! dit-il.

— Il y a un endroit où il est dit qu’un semeur jetait du grain sans faire attention…, il en tombait entre les pierres, dans les épines ou sur la route… Si tu pouvais trouver cet endroit… Ou bien, un autre où il est dit que toutes les bêtes ont été malades au pays d’Égypte et que la grêle a saccagé les récoltes…

— Ce serait bien étonnant si je trouvais cela ! remarqua Bernard.

Il tournait les feuillets jaunis et tachés de moisissures et il lisait l’en-tête des pages.

— Ceci, c’est Josué…, voici Samuel… les Chroniques… Job…

Mazureau étendit la main.

— Lis au livre de Job.

Ils se découvrirent et se levèrent autour de la lampe. Les trois jeunes avaient la figure dans la lumière ; le grand-père dominait, le front dans l’ombre.

Bernard lut les premières lignes qui s’offrirent à son regard.

« Si j’ai marché dans le mensonge et si mon pied s’est hâté pour tromper, que Dieu me pèse dans des balances justes et il reconnaîtra mon intégrité. Si mes pas se sont détournés de la voie, et si mon cœur a suivi mes yeux, et si quelque souillure s’est attachée à mes mains, que je sème et qu’un autre mange et que mes rejetons soient déracinés. »

Bernard s’arrêta au bas de la page et ses mains s’abaissèrent, fatiguées par le poids de la Bible. — Lis encore un peu, mon enfant, dit Mazureau.

« Si ma terre crie contre moi et si mes sillons pleurent avec elle ; si je mange ses fruits sans l’avoir payée, si je fais rendre l’âme à ses maîtres, qu’elle produise de l’épine au lieu de froment, de l’ivraie au lieu d’orge ! C’est ici la fin des paroles de Job. »

Le grand-père se couvrit et reprit sa place sur le banc de table. Les jeunes s’assirent après lui.

Le grand-père coupa le pain et ils mangèrent.

Le mois de janvier fut le temps des accords et des réconciliations.

Honoré, qui venait tous les jours à la Marnière, obtint enfin la promesse d’Éveline et le mariage fut décidé pour l’été suivant. Honoré vit le notaire et tous les arrangements furent pris selon le désir de Mazureau.

Sicot renouvela son bail. Il fit un pas en avant, Honoré en fit deux en arrière et ils finirent par se rencontrer. Mazureau avait encouragé Honoré à se montrer conciliant. Parlant de Sicot, il disait :

— C’est mon beau-frère.

Il lui manda qu’il désirait causer avec lui au sujet des billets qu’il avait déchirés le jour de la querelle.

Sicot ne se dérangea point, mais, apprenant que Mazureau venait d’avoir une petite rechute, il envoya sa fille aux nouvelles.

Marie vint à la Marnière ; elle ne vit pas l’oncle dont le malaise avait été passager, mais elle trouva Éveline qui causait avec Honoré au coin du feu.

Marie ne dit rien à Honoré ; à Éveline elle parla amèrement. De retour à la Baillargère, elle déclara qu’elle n’irait plus chez sa cousine. Elle y revint cependant quelques jours plus tard, à la naissance de l’enfant. Elle y resta trois jours et trois nuits.

L’enfant refusait le sein ; il faudrait l’élever au biberon. Alors, Marie offrit de s’en occuper en attendant les relevailles.

Le quatrième jour, donc, elle l’enveloppa dans un grand châle et elle ouvrit la porte pour l’emporter à la Baillargère. Il faisait un vilain temps sombre ; il pleuvait tout bas. Avant de quitter la maison, Marie releva son jupon, le rabattit sur sa tête ; puis, l’enfant serré sur sa poitrine, elle se sauva en boitant comme une sorcière ravisseuse.


CHAPITRE VIII


Aux premiers beaux jours, lorsque les pluies printanières firent trêve, Mazureau entreprit de labourer la terre nouvelle des Brûlons.

Bernard y avait emmené l’areau dès le mois de février, mais, à ce moment-là, le grand-père s’était trouvé indisposé et il n’avait pas voulu que ce glorieux travail se fît sans lui. Plusieurs semaines de pluie avaient ensuite rendu la terre inabordable.

Enfin, le premier dimanche d’avril, Mazureau suivit Bernard dans la plaine et ils décidèrent de commencer le travail le lendemain matin.

Une difficulté venait de l’attelage. Ils n’avaient plus de bœufs ; or, leurs vaches, ardentes sous le joug, trop peu ménagères de leurs forces et, de plus, maladroites, se fatigueraient vite à tirer le soc dans cette terre compacte et tissée de racines.

— Il faut pourtant que nous faisions beau travail, disait le grand-père, car notre champ sera regardé. Je vais passer chez Marcireau afin qu’il nous prête sa jument que nous mettrons en flèche ».

Il alla donc prier le voisin. Quand cette question d’attelage fut réglée, Mazureau vérifia la charrue, serra les écrous, mit un soc neuf et bien acéré.

La nuit, il ne dormit guère ; dès le fin jour il se leva et réveilla Bernard.

La voix claire des coqs emplissait le courtil.

Mazureau ouvrit la porte et s’avança dans l’air frais.

— Bernard, dit-il, nous aurons le temps qu’il faut ! Hâte-toi ! Je veux que nous soyons dans la plaine au soleil levant.

Près de la grange, la charrue était prête, la flèche sur l’avant-train ; dans le demi-jour, l’oreille faisait une tache pâle.

Mazureau se dirigea vers l’étable et fit manger ses bêtes, puis il alla chercher la jument chez le voisin. Il ne sentait pas le poids de sa jambe paresseuse ; il marchait d’un pas ferme comme au temps de sa force. Passant près de la charrue, il soulevait les mancherons, faisait jouer la flèche, maniait l’aiguillon.

— Et hâte-toi, Bernard !

Bernard mangeait ; il sortit enfin de la maison.

— Vous ne voulez tout de même pas partir à jeun ? demanda-t-il à son grand-père.

Celui-ci, qui attendait à la tête de ses bêtes, répondit impatiemment :

— Viens donc !

Ils gagnèrent les Brûlons, montèrent au cimetière.

Ils avaient, depuis longtemps, tracé leur plan. Du cimetière à la route, en mordant un peu sur un de leurs anciens champs, ils pousseraient des sillons de trois cents pas.

Un bâton fiché en terre et supportant la veste de Bernard devait leur servir de point de repère pour le premier tour. Mais, quand ils mirent leurs bêtes dans la bonne direction, ils virent que le soleil se levait juste sur le point marqué ; et le grand-père dit, d’une voix exaltée :

— Droit au soleil, Bernard Mazureau !

Bernard se mit à la tête de la jument, Mazareau saisit les mancherons et, tous les deux, le front dressé, marchèrent vers la lumière naissante.

D’un bout à l’autre, ils firent ainsi trois voyages ; et Bernard dit :

— Les bêtes vont seules, maintenant…, laissez-moi prendre la charrue et labourer ; c’est mon tour !

Mazureau montra le sillon derrière lui.

— Il y a un défaut non loin d’ici ; je veux le corriger afin que tu n’aies plus qu’à suivre le bon chemin tracé.

Il reprit les mancherons. Une joie vaste emplissait sa poitrine. Il dit à Bernard qui marchait à hauteur de l’avant-train :

— Chante donc ! Je vois des gens dans la plaine. Chante ! afin qu’ils dressent l’oreille et qu’ils sachent ce que nous faisons.

Bernard prit à chanter ; sa voix sèche faisait tressaillir les bêtes ; le vent la soulevait, en chassait les éclats et les éparpillait au loin comme balles de grain.

Et Mazureau pensait :

— Gens de Fougeray, gens de Quérelles, vous tous qui travaillez par ici, arrêtez-vous et regardez vers nous ! La terre des Brûlons est revenue à ses maîtres anciens… Celui-ci qui chante, c’est mon petit-fils, le dernier des Mazureau ; il a quitté la ville en son enfance et il a pris de la force chez nous… C’est lui qui, bientôt, va porter l’honneur de la famille !

Quand ils furent de retour près du cimetière, ils s’arrêtèrent pour regarder derrière eux.

— C’est du grand travail ! dit Mazureau.

— Il n’y a pas de champs semblables autour d’ici, dit à son tour Bernard ; Honoré lui-même n’en possède pas d’aussi grands !

— Il n’en possède pas ! dit Mazureau avec orgueil. Toi, Bernard, tu feras mieux que je n’ai fait… Il y a encore de belles terres autour de celles-ci… C’est également mon désir que tu t’agrandisses du côté des Jauneries.

Bernard pensa que c’était beaucoup parler et que le travail n’était pas fini. Il s’approcha de la charrue.

— Cette fois, dit-il, c’est mon tour !

Le grand-père lui remit les mancherons et dit :

— Va, maintenant ! Bernard Mazureau, laboure ton champ !

Le jeune gars poussa l’areau et les bêtes démarrèrent.

Le grand-père fut un instant immobile à regarder la terre s’ouvrir. L’émotion le serrait à la gorge et lui piquait les yeux ; ses jambes se mirent à trembler. Il passa dans le cimetière et s’assit.

Le jeune gars s’en allait vers le soleil levant, d’une belle allure régulière. Arrivé à la route, il fit tourner ses bêtes avec sûreté et l’attelage remonta.

Le grand-père murmura :

— Mazureau, laboure ton champ !

Il se leva soudain, se rassit, se leva encore… Il se sentait ivre ; une paresse étrange coulait en ses membres ; il lui semblait qu’un bourdonnement infini emplissait sa poitrine, emplissait sa tête, emplissait le monde.

Bernard revenait. Mazureau voulut s’avancer vers lui ; il voulut l’appeler ; il souhaita obscurément traverser la plaine, encore une fois, à côté de son petit-fils. Mais ses jambes n’obéissaient plus et ses lèvres jouaient sans qu’il s’en rendît compte.

— Mazureau, laboure ton champ ! Mazureau, laboure !…

Déjà Bernard était passé ; il redescendait vers le soleil.

Appuyé des deux mains sur une tombe, Mazureau vit une large goutte de sang s’étaler sur la pierre blanche ; ses bras fléchirent.

Il comprit que la mort venait pour lui. Se redressant d’un immense effort, il cria :

— Bernard, à moi !

Puis ses yeux s’élargirent, reflétèrent une dernière fois toute la terre d’amour et il s’écroula, à la place qu’il s’était marquée, près de Mazureau le Riche.

Bernard entendit bien un cri derrière lui ; mais il ne prit pas le temps de se retourner, car le travail n’allait pas assez vite, à son gré. Penché sur l’areau, il avait saisi l’aiguillon et il poussait ses bêtes d’un poing barbare.



FIN


Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par


Plon-Nourrit et Cie


à Paris, le 22 mars 1922.