Éditions de l’Épi (p. 7-18).
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Préface


Neuvième siècle !… L’étrange époque en vérité… L’Occident tente de se sortir de la barbarie l’ont plongé des invasions féroces, allègres et peut-être bien utiles, mais d’une extrême sauvagerie pourtant… L’Occident, c’est-à-dire l’Empire romain, désormais tronçonné, émietté et dépourvu d’intelligence directrice. On voit alors cette chose énorme : le grand Empereur, Carloman, celui qu’on a nommé Charlemagne, ne savoir ni lire ni écrire, ou pouvoir épeler tout à peine… Et, pendant ce temps, d’un effort continu, la religion anti-intellectuelle du messie Jésus étend sa foi sur les peuples, sans évidemment les civiliser.

Neuvième siècle ! En Orient, Haroun Al Raschid – qui fut sans doute le plus grand monarque qu’on ait vu depuis les derniers empereurs philosophes de Rome, — règne à Bagdad et son pouvoir va jusqu’au Maroc, jusqu’à Cordoue, cœur de l’art et de la pensée occidentaux. À Byzance, c’est Irène qui dirige l’Empire d’Orient. À Mayence vit Carloman, qu’Irène un jour voudra épouser pour régner avec lui sur presque tout le monde. En « Ifriquyia », où le souvenir de Rome a rejoint déjà dans l’oubli celui de Carthage, un autre empire se forme, aussi ambitieux que tous. Il tentera même d’envahir l’Europe par la Sicile…

Au nord, les Danois inépuisables alimentent les hordes de Normands qui terrifient la Chrétienté. Au delà, en Russie, vers la Bactriane, en Chine se forment et se dissolvent des pouvoirs éphémères. L’homme de partout, las de misères précaires, voudrait sortir de sa vallée, de son coin perdu pour participer aux affaires du vaste monde. Et des aventuriers profitent de cet élan rois, bandits, conquérants, papes…

C’est au milieu de cette fermentation, causée par la fin du brutal, mais savant ordre romain, que le Christianisme va prospérer. Il s’en prend aux âmes et aux corps. Aux pauvres et aux esclaves il enseigne, en la prenant au stoïcisme, la doctrine de l’égalité des hommes. Il la corrige aussitôt, voulant faire des peuples dociles, et régner sur eux, en affirmant que les hiérarchies sont le fait de Dieu et de ce chef respectables…

Il convertit donc les rois en leur montrant que sa loi assouplit la foule servile, et il convertit les masses en leur promettant, passées les douleurs terrestres, un infini de béatitudes, après la mort…

La puissance chrétienne grandit sur ces bases, menée avec soin et intelligence. Elle relève les cérémonies impériales de la Rome ancienne, elle débaptise les fêtes païennes et les maintient sous des noms chrétiens, elle reprend le goût des magies somptueuses qui tant servent pour abêtir et dominer les humains puérils. Les despotes eux-mêmes, après une courte lutte, comprennent qu’il faut composer avec cette force nouvelle. Ils l’utilisent, croient la canaliser, et souvent sont tout bonnement menés par elle. Seuls les Sarrasins résistent. Ils ont un Dieu aussi exigeant et prometteur que les chrétiens…

À Rome siège le Pape, héritier de saint Pierre et vicaire du Christ, dans cette Rome où le paganisme reste en secret actif et sceptique, mais où un nonchalant opportunisme mène chacun à accepter en apparence la doctrine du moment. Et c’est alors qu’une femme monte sur le trône papal…

Horreur !… Il faudra ensuite cinq cents ans à l’Église pour effacer le souvenir de cette histoire, pour, patiemment, en détruire toutes les traces, pour pouvoir enfin la nier…

Car Mézeray, historien consciencieux du xviie siècle, le dit avec franchise : Pendant cinq siècles, et depuis l’événement lui-même, on n’a jamais douté que la Papesse Jeanne ait existé, mais à la fin, croyant avoir annulé toutes les traces de cette papauté sacrilège, qui, croit-elle, la déshonorerait, l’Église put pourtant dire : Elle n’a jamais existé.

La Papesse Jeanne, ou plutôt Jean VIII, femme qu’on prit pour un homme et que son savoir fit élire comme Pape, régna en vérité de 853 à 855.

Mieux, ce sont les écrivains d’Église eux-mêmes qui ont démontré son existence. Car si on a pu brûler toutes les pièces d’archives, où fut apposée la signature de Jeanne, si on a brisé et détruit tout ce qui témoignait de son passage on n’a pu abolir les documents ecclésiastiques concernant le bizarre événement.


Bien entendu, des sots, comme l’abbé Baronius, ont pu dire que la Papesse avait été un monstre vomi par l’enfer. C’était toutefois l’admettre, voilà pourquoi, sentant le danger, le jésuite Labbé prit le parti de tout nier. Il accusa tout bonnement Calvin et Jean Huss d’avoir inventé une fable scandaleuse dans le seul but de discréditer l’Église. Le malheur c’est que les chroniques les plus authentiques parlent déjà depuis 880, de la Papesse, et on ne saurait leur allouer de si fâcheux desseins. Parmi ces chroniques, il en est précisément une importante, de Marianus l’Écossais. L’auteur fut comme Jeanne, moine à l’abbaye de Fulda. On peut se fier à lui. Marianus est un écrivain sincère, loyal et sans passion. Il aime l’Église et ne croit point la salir en contant ce qu’il sait être vrai. Il faut ajouter que les livres de Marianus furent lus par plusieurs Papes, qui ne les ont jamais mis à l’index. Victor III, Urbain II, Pascal II ont même particulièrement estimé Marianus qu’ils ont connu. Ses ouvrages figuraient dans la célèbre bibliothèque ecclésiastique du Mont Cassin.

Donc, sur sa foi, on doit reconnaître que la Papesse Jeanne a vécu.

Cela nous dispense de recourir au défenseur le plus ardent de Jeanne l’historien anglais Alexandre Cook et au jésuite Sevarius qui la nomme même « Magnanima ».

Que dit Marianus l’Écossais ? Ce qui, tout uniment, est conté dans le présent livre, sous la forme la plus vivante qui nous fut en vérité possible, car nous visions plus à ressusciter avec toutes les apparences de l’être, une figure lointaine et devenue quasi-mythique, qu’à faire du document savant.

Le certain c’est que Jeanne, venue à Rome vêtue en homme, y acquit une admirable renommée de science et de piété. Et cela la fit choisir par un concile à la mort du Pape Léon IV, pour lui succéder.

Nous serions étonnés de voir l’Église poursuivre cette femme d’une haine posthume si inexorable, s’il n’y avait pas là autre chose que l’erreur de quelques évêques. Car des cas plus déshonorants furent innombrables dans l’histoire de l’Église. Il en est qui ne sont ignorés par personne parce que plus récents, comme celui, par exemple, d’Alexandre VI. Cet homme, Pape, eut, en effet, cinq enfants, au moins, avec des maîtresses, et des amants à foison. Il emplit le Vatican de débauches du même ordre que celles dont seuls les lupanars sont généralement témoins. Il ajouta enfin à ses vices le goût d’empoisonner les gens pour se saisir de leurs biens. On voit que son ignominie est d’importance. Mais si on remonte dans le lointain passé, c’est bien plus étonnant encore. On voit des Papes athées, des Papes hérétiques, l’un d’eux abjura le Christianisme, et il y eut aussi un Juif…


Les circonstances enfin où la papauté fut achetée comme veau en foire, ceux où les concubines pullulaient plus que les prêtres autour du Pape, sont également nombreux et connus. Il a passé des centaines d’hommes sur le trône de saint Pierre, et on ne s’étonnera certes point que certains aient pu sembler aussi répugnants que des empereurs immondes comme Caligula ou Élogabal.

Toutefois la plus curieuse aventure fut sans doute celle des trois Jean X, XI, XII. On dirait un conte de fées obscène. Voici Jean X fut choisi et élu grâce à Théodora, sa maîtresse, puis étouffé dans son lit par une autre maîtresse, Marozia. C’est à sa mort que le drame prend de l’ampleur.

Cette Marozia, grande dame du temps, voulait en effet dominer la papauté. Elle fit, pour cela, tuer deux autres Papes Léon VI, qui régna six mois et Étienne VIII, puis réussit à rendre papable, et à hisser au poste souverain de l’Église universelle le fils même qu’elle avait eu auparavant du Pape Sergius, et qui avait alors dix-huit ans.

Mais ce n’est pas tout : Du commerce incestueux qu’elle eut alors avec ce fils devenu Jean XI, n’eut-elle pas un autre enfant, et ne fut-elle pas, ayant assassiné Guy de Toscane, son mari, la maîtresse d’un autre de ses fils, nommé Albéric, par qui elle fit justement emprisonner ce Jean XI qui avait cessé de lui plaire.

On est ici dans une sorte de roman ahurissant, où la débauche cesse même de sembler hideuse, tant son sans-gêne et son énergie la placent au-dessus des morales courantes.

Mais ce n’est pas tout, car voici le cent-trente-cinquième Pape, Jean XII. Qu’est-il ? Rien de moins que le fils incestueux de Marozia et d’Albéric… Il fut intronisé à douze ans…

Il faut ajouter que ce Pape, ensuite, se trouva excommunié et déposé pour des péchés que voici ! blasphèmes, sacrilèges, profanation, adultère, viols, inceste, sodomie, assassinats et empoisonnements… Presque rien !…

Enfin, tenons-nous car — et nous suivons toujours froidement l’histoire — on réhabilita et repapifia ensuite ce Jean XII, après le court règne de Léon VIII. Et il mourut seulement, le 20 mars 964, d’un coup reçu tandis qu’il cocufiait un officier de sa suite, qui le surprit…

Nous avons cité l’histoire des amants et enfants de Marozia parce qu’elle est infiniment curieuse, cocasse même, et situe très haut l’amoralisme papal. Il est d’autres faits pourtant qui ne le cèdent point en étrangeté à celui-là. Nous ne voulons aucunement sembler répertorier les débauches romaines, aussi bien nous faudrait-il des volumes. Nous nous en tiendrons donc là. Mais il résulte, en tout cas, de ce qui vient d’être dit, que ce n’est aucunement le désir de scandaliser qui nous a fait choisir pour la romancer l’histoire de la Papesse Jeanne. Car celle de Marozia eût été plus divertissante. À côté de tant d’autres Papes, Jeanne est au vrai pure et saine. Elle fut emplie du désir le plus honorable de justice et de loyauté. Incroyante, sans doute, elle jugea même de son devoir d’agir comme si elle avait la foi. Elle est par conséquent de bon exemple et nous la saluons avec sincérité. L’accident qui causa sa fin était dans cette étrange destinée comme le caillou dans la vessie de Cromwell. Il n’avilit pas celle qui le subit.

Mais pourquoi donc l’Église, qui ne poursuivit pas de sa rancune tant de Papes ignobles, lesquels semblent n’avoir eu pourtant d’autres soucis que de la rendre infâme et ridicule, hait-elle Jeanne si terriblement ?

Ah ! c’est ici que le Christianisme apparaît ce qu’il est en son fond une religion d’Asie, pour qui la femme est un être utile sans doute, mais méprisable, une artisane en volupté, mais non une personnalité pensante…

L’église doit tout aux femmes. Sans Hélène, mère de l’empereur Constantin, jamais elle n’aurait converti cet homme qui lui ouvrit les portes de l’Empire et d’ailleurs en hâta, de ce chef, la ruine. C’est aux femmes que l’Église doit ensuite les legs immenses qui lui donnèrent, sous l’ancien régime, une puissance devant laquelle tremblèrent les rois. C’est par la femme que l’Église conquiert l’enfant, le façonne et souvent le fait sien.

Or, l’Église, ingrate comme tous les grands, comme tous les orgueilleux qui ne veulent point reconnaître ceux à qui ils doivent leur force, se sert bien entendu des femmes, et sans elles disparaîtrait, mais les tient pour impures, viles, méprisables et simple matériel à péchés…

Voilà pourquoi, plus que les incestes et les crimes, l’idée qu’une femme ait été Pape l’horrifie et l’enrage.

Alexandre VI est moins déshonorant pour le chrétien, puisque ce fut un homme — et il l’attestait à tous venants — que cette femme sage et digne qui fut Papesse sous le nom de Jean VIII.

Ah ! qu’il est donc oublié l’acte du Concile de Chalcédoine qui reconnaissait aux femmes le droit d’être sacrées comme prêtresses du Messie Jésus. L’Église n’oubliera jamais qu’elle est née autour des harems, et jamais elle ne s’est débarrassée, elle qui tant persécuta les Juifs, du mépris ancestral de l’Israélite envers le sexe que Dieu lui donna pour son seul plaisir…

Et maintenant, oubliant de faire, comme quelques casuistes, des recherches sur le supplice que Dieu réserva à la Papesse en son Enfer, nous l’allons bien plutôt montrer vivante dans la bizarre série d’aventures qui trama son ardente et originale existence. On l’y verra subissant, un peu comme les héros Eschyliens, les rancunes ou les sourires de l’Adrastée.

Fasse enfin le dieu des livres, que notre Papesse Jeanne apporte au lecteur la même sympathie souriante qu’elle sut inspirer à l’auteur.

R. D.