La Papesse Jeanne/Partie 3/Chapitre IV

Éditions de l’Épi (p. 133-141).
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IV

La Mer


Dans les différents pays que j’ai parcourus, j’ai toujours trouvé de très grandes différences entre les habitants de villages à peine distants les uns des autres d’un quart de lieue.
Les secrets de la génération, contenant l’art de procréer à volonté des filles ou des garçons par M. J. Morel de Rubempré. 1830.
(L’art d’avoir des enfants d’esprit.)


Ioanna connut Marseille, la vieille ville aux fastes lointaines qui plonge dans un passé mystérieux. Elle croisa des êtres de races étranges qui la faisaient retourner, dans les rues étroites et tortes où la poussait sans cesse une ardente curiosité.

Elle entendit enfin parler grec. Elle admira des hommes à peau noire qui allaient et venaient, entièrement nus malgré les malédictions que leur jetaient au passage les moines innombrables aux costumes pleins de secrets.

Elle vit des hommes à la chair jaune et aux yeux bridés, aux faces plates et ricaneuses, qui ne regardaient personne et paraissaient mépriser l’univers. Sur le port, autour des cabanes misérables où se heurtait sans cesse une cohue puante de brigands de toutes races, elle rencontra même un moine de Fulda. Elle se déroba à sa vue, et l’homme, ivre, ne la reconnut point. Ainsi donc, même ici, elle pouvait être en danger. Ce lui fut un souci et elle prit l’habitude de se couvrir à demi la face, avec une de ces coiffures helléniques à bords tombants que portaient les gens du pays.

Marseille, porte de l’Orient, sentait les épices, le vin aromatique, la sueur et les parfums les plus subtils. Des femmes, vêtues comme son père adoptif avait dit que se vêtaient des siècles plus tôt les courtisanes athéniennes, se promenaient partout avec insolence devant des prêtres qui leur envoyaient au passage des exorcismes et parfois des appels.

Il y en avait de très belles, et qui arboraient ces robes fendues sur la hanche par lesquelles tout le corps apparaît durant la marche. Elles portaient aussi des éventails trilobés, et affectaient de parler une langue amusante faite de bribes de tous les patois possibles, qui faisait rire les nègres aussi bien que les Sarrasins.

Car il y avait des Sarrasins. Ils avaient même conquis depuis peu une partie de la Provence. Mais ces hommes étranges disparaissaient et revenaient sans qu’on sût comment. Ils semblaient fiers et froids, avec des nez crochus, des barbes rares et annelées. Leurs tuniques étaient immaculées ou bien ils allaient en guenilles, mais la hauteur ne quittait point les plus gueux. Sans regarder personne, ils avançaient d’un air autoritaire, chaussés de sandales, et d’un pas souple de fauves.

On disait que certains vinssent d’un pays, au delà de la mer, où l’on marche sur des chameaux pendant des semaines entières sans rencontrer une goutte d’eau, une maison ou un passant. Et pourtant on y vivait, on y faisait du négoce.

Ioanna devint amie d’un Sarrasin qu’elle défendit un jour contre un soldat franc, furieux et saoul, qui prétendait s’approprier le poignard d’argent que l’autre portait à la ceinture. Elle aurait voulu quitter Marseille et s’en aller par mer en Grèce ou à Byzance, pensant, là-bas, être enfin à l’abri des moines de Fulda.

Car elle en avait revu deux autres, accompagnant des soldats du roi Lothaire, et craignait de retomber sous leur pouvoir. Le Sarrasin lui dit qu’il partait bientôt pour l’Orient et lui offrit de l’emmener.

Ioanna accepta en hâte.

Le bateau dans lequel elle prit place était un petit voilier rapide et mince qui portait, outre elle et cinq hommes d’équipage, des choses mystérieuses dans des couffes et des peaux.

Un matin, à l’aube, la jeune fille heureuse monta dans la barque et se pencha sur les bords tandis qu’on hissait la voile. Le beau vent qui suit la vallée du Rhône, et qui assure aux navires de pouvoir toujours gagner la haute mer soufflait largement.

Comme le bateau quittait le rivage, parmi d’autres chargés de pastèques ou de graines, de tapis et de cuirs, elle vit alors un homme vêtu de blanc qui lui jetait, à grands gestes, des injures accompagnées de menaces.

Et un grand émoi saisit Ioanna devant le danger qu’elle venait certainement d’éviter.

Car cet homme était Gontram, son complice de Fulda, le fils de l’abbé Raban Maur.

— Qu’est cet individu ? lui demanda le Sarrasin qui avait tout vu.

— C’est un de mes ennemis. Il faillit me faire crever les yeux, couper la langue et brûler ensuite.

— Chez nous on se contente d’empaler, fit l’Arabe.

Ioanna, rassurée, et se sentant enfin libre, répondit :

— Tous les supplices sont hideux.

— Bah ! riposta l’autre, vivre est un supplice.

Il était ironique, froid et serein, la face dominatrice, avec sa barbe frisottante et ses durs yeux noirs.

Ioanna eut un frisson.

— Me voilà hors de son atteinte en tout cas.

— Oui, mais vous êtes à moi.

Elle eut un regard inquiet.

— Je suis votre ami, fit-elle, et les amis sont l’un à l’autre. Ne vous ai-je pas sauvé la vie.

— Si certes et je vous protégerai contre Dieu même, s’il le fallait. Mais vous êtes aussi une femme et je vous désire. Voilà pourquoi il m’est permis de vous dire à moi puisque je sais la chose telle…

Ioanna le regarda avec un étrange sentiment de honte cachée, un vague souvenir des voluptés connues jadis à Fulda entre les bras de Gontram, et une sorte de goût amer pour la défaite. Elle tourna ensuite la tête vers le flot infini et ses yeux s’emplirent de cette vastitude bleue sur laquelle le soleil vibrait. Quand elle revint vers le Sarrasin il s’était éloigné et commandait aux matelots, sûr de lui, le masque impérieux et les mains croisées.

Bientôt on fut au large, l’amas des maisons marseillaises cessa d’être perceptible dans la grande lumière et un lent roulis enveloppa le bateau.

Ioanna, assise en proue, voyait sous l’étrave le flot se partager en deux vagues crissantes. Elle pensait à Fulda et aux caresses de Gontram, qui, depuis sa fuite, semblaient avoir perdu toute leur force envoûtante.

À cette heure sa chair vibrait pourtant à nouveau. Et elle savait assez de la vie pour tout redouter du lendemain. Cet Arabe majestueux ne disait que le quart de ses pensées, et encore…

Que voulait-il faire d’elle ?

Ioanna avait entendu parler de ces belles filles qu’on ramasse sur les rivages en leur offrant des colifichets d’au delà des mers. On les emporte piaillantes, tandis que leurs amis, parents, amants ou époux accourent trop tard avec des armes vaines.

La barque des ravisseurs est souple comme un cheval de cirque, dressé pour les courses de Byzance. Elle fuit, et la proie affolée sait qu’elle ne reverra jamais le rivage natal.

Il y a aussi très loin, dans des villes qui existent depuis des siècles innombrables, des palais bien clos où vivent ensemble des femmes de toutes races parmi lesquelles le maître prend chaque soir une nouvelle épouse. Pour alimenter ce harem, des aventuriers courent le monde et ramassent partout des belles filles aux corps solides, sains, harmonieux et fermes…

Êtait-ce donc son destin, à cette heure, d’aller parer le palais de quelque sultan ?

Elle hésitait à fournir réponse à la question. Que d’une fille savante et qui émerveillait naguère les Parisiens, on pût faire une maîtresse de roi, était-ce déchéance ou succès ?

Elle ne savait. On lui avait raconté sur les palais des princes d’Orient tant de choses affolantes qu’elle restait sans idées devant cette perspective.

Certes, il advenait même qu’une épouse de monarque, là-bas, régnât et dominât de vastes empires. On avait vu cela et on le reverrait. Mais toutes finissaient dans quelque affreux supplice, vaincues par la trahison et la haine que tout être suscite quand il est puissant. Elle se souvint de la prédiction qu’on lui avait faite…

Fallait-il pas mieux, comme elle l’avait rêvé, se rendre à Athènes et là tenter de vivre parmi les derniers philosophes, les merveilleux souvenirs et les images des temps païens, que la religion du Messie Jésus abolissait un peu chaque jour ?

Comme elle en était là de ses songes, une main lui frappa l’épaule.

Ioanna se retourna. Un des matelots lui dit d’une voix lente et sans accent :

— Le maître t’attend sous le pont.

La jeune fille comprit. C’était son destin de femme qui reprenait. Pour la mener où ? Qui le saurait. Elle eut un instant de révolte secrète, puis se dirigea vers l’écoutille qui menait dans la panse du bateau.

Elle descendit une échelle et fut dans un lieu parfumé. Le Sarrasin l’attendait, assis sur une peau de bête, l’air impassible.

Il dit seulement :

— Dévêts-toi.

Elle hésita, mais vit qu’il avait la main à son poignard. Lutter… c’était se faire tuer, sinon par celui-ci, puisqu’elle pouvait prendre les devants, du moins par les matelots. Et bientôt son corps flotterait entre deux eaux, pâture des poissons, horreur indicible…

Elle se mit nue, rouge et coléreuse, dans un silence féroce.

— Viens ici.

Elle s’approcha.

L’homme la saisit de son bras nerveux et dit :

— Désormais tu t’habilleras en femme. Et tu porteras un voile, car les esclaves du pont ne doivent point voir la face d’une prochaine épouse de roi.