La Papesse Jeanne/Partie 1/Chapitre III

Éditions de l’Épi (p. 37-45).
◄  Nativité
Éducation  ►


III

Enfance


Il connaissait l’art des combats déloyaux mais il combattait toujours dans la voie de la justice. Sur lui veillait, déguisée en courtisane, la déesse de la Victoire, fidèle aux héros.
Kalidasa. — Le Raghuvança (la lignée des fils du Soleil).
(Trad. Renou. XVII-69.)


Peu de temps après que la petite Ioanna fut confiée à la femme de la forêt, le soldat hellène qu’on nommait Macaire parce que c’est le nom grec de l’épée, partit au loin avec une troupe que commandait le chef Eghert. Il traversa un bras de mer pour pénétrer chez un peuple inconnu à la langue rocailleuse. Là-bas, il guerroya. Il revint toutefois l’année suivante, et, sitôt à Engelhem, gagna la cabane soigneusement abritée où vivait la femme, avec la vie délicate d’une fillette qu’il chérissait comme si elle eût été sienne.

Il revit la demeure lugubre et solide et admira le petit enfant qui florissait allègrement.

— Tiens ! dit-il à la femme.

Et il lui tendit quatre pièces d’or.

— Tu es donc riche ?

— Non, mais je veux que tu saches mon désir de te voir toujours soigner ma fille et la protéger.

— Ne crains rien, elle me plaît aussi.

Il s’en alla ensuite, fort heureux, et revint peu après. Il redoutait d’être obligé de prendre parti dans la lutte engagée entre deux petits-fils de Carloman, Louis et Lothaire. Déjà les exigences du second, soutenues par des troupes d’aventuriers solides, l’avaient fait deux ans plus tôt associer au trône. Mais il s’insurgeait déjà contre tout ce qui limitait son orgueil.

Dès lors, la fillette grandit en paix. Celui que maintenant elle nommait son père, restait parfois deux mois ou plus sans reparaître. Il bataillait dans l’Est, et, une fois, passa même le Rhin pour une expédition où cent Saxons furent décapités. Il redescendait aussi parfois vers le sud jusqu’aux collines élevées que l’on nomme l’Alpe. Les autres soldats l’aimaient pour sa profonde connaissance de toutes les ruses employées en guerre et la sérénité de son esprit, qui ne connaissait pas la colère. De sorte qu’on venait le chercher lorsqu’il s’agissait de remettre d’accord deux soldats qui voulaient se tuer.

Cependant on le soupçonnait de rester païen. Certes, les incroyants étaient nombreux, dans ces troupes de hasard, qui ne sacrifiaient point au Dieu en trois personnes que propagent des prêtres aux paroles éloquentes. Mais lui paraissait garder une autre foi dont il ne parlait jamais, et on le craignait pour cela. Peut-être son dieu était-il ce diable maudit qui veut tant de mal aux hommes, d’après les évêques.

Les années passèrent. Le soldat alla une fois à Paris, et il fut à Attichy, lorsque son roi Louis, fils de Carloman, y fit pénitence. C’étaient sans cesse des heurts et des combats secrets entre les membres de la famille royale. Louis, Empereur, que l’on nommait le Pieux pour sa bonté et sa simplicité de vie avait été élevé durement par sa mère Hildegarde. Aussi, dès ses quinze ans, s’adonna-t-il par réaction à la débauche. On le maria avec Ermengarde à seize ans pour éviter ses débordements. À dix-sept ans, il eut son premier fils Lothaire. Ensuite lui vinrent Louis et Pépin, du vivant même de Carloman. Le grand Empereur prévoyait justement les misères que causeraient les querelles entre ses trois petits-fils, car leur père, en vieillissant, se trouvait devenu puéril et craintif.

On dit aussi que le médecin juif de Carloman, Esdras, prévit ensemble et les ravages que causeraient les Normands sur les rivages de la France comme à l’intérieur, et les débats amers suivis de guerres fraternelles, qui devaient se renouveler tant que vécut Louis le Pieux. Sur ce, comme pour compliquer tout, Ermengarde mourut et l’Empereur épousa sans attendre une fille de la Germanie du Sud, nommée Judith.

Judith était une femme ardente et cupide, à la beauté merveilleuse. Elle répandait partout autour d’elle, les passions et leurs fureurs. Elle eut d’ailleurs un fils sept mois après son mariage avec l’Empereur et ce ne fut point sans faire rire et sans provoquer des remarques ironiques sur l’origine de l’enfant qui fut nommé Charles.

Cela se passait en 823 de l’ère chrétienne.

L’enfant, que Macaire nommait sa fille, et qui vivait dans la maison de la forêt était née en 819.

L’Hellène gardait d’ailleurs, malgré tant de guerroiements partout, sa santé et son humeur égale. Il avait déjà vu cinq fois renouveler la totalité des troupes dont il faisait partie. En 820 il y eut en sus une grande épidémie à Mayence, et l’Empereur s’enfuit au sud-ouest dans une ville nommée Lutèce ou Paris. Là vit, dit-on, un peuple ingénieux et subtil, qui obéit mal à ses chefs. La reine Judith revint avant lui à Mayence et s’y cloîtra pour mener une vie étrange, qui faisait pousser des cris d’étonnement haineux aux gens du pays.

Elle s’enfermait chaque soir avec d’autres femmes belles et savantes, et des hommes choisis pour leur noblesse ou leur esprit. Puis on entendait des rires et des chansons sortir de la pièce où cela advenait, et, toute la nuit cette joyeuse société veillait ainsi sans prières. Au matin les serviteurs trouvaient enfin les restes d’une orgie étonnante et le disaient à voix basse à leurs amis.

Tous ceux qui, au demeurant, étaient surpris à parler de ces nuitées imitées des païens avaient la langue coupée.

Ensuite il y eut dans Mayence de grandes fêtes, parce que la terre d’où venaient les Normands et que ses propres habitants nommaient Danemark, venait d’être conquise à l’Évangile par l’évêque Auschaire.

Pourtant les Normands continuèrent à venir semer la terreur partout, et il ne sembla point que leurs mœurs fussent plus chrétiennes qu’auparavant. Vingt et quelques années plus tard ne ravagèrent-ils pas Rome, cœur de la chrétienté ?

Avec de nouveaux soldats recrutés dans le sud, Eghert finit, de son côté, de conquérir les royaumes des Angles. On en parla longuement et aussi de s’en aller batailler très loin, là où des Arabes venaient de détruire là religion du Christ en Sicile. Le soldat Macaire aurait bien voulu aller là-bas, où le souvenir de ceux de sa race est toujours présent. Il n’avait jamais vu la mer qui baigne les côtes de la Hellade. Mais le Pape Eugène II, craignant les hommes du Nord, refusa l’aide que l’Empereur Louis lui proposa pour chasser les Sarrasins. Il mourut sur ces entrefaites et son successeur Valentin donnait même à ce sujet des espoirs nouveaux.

Toutefois, il avait promis aux Lombards de restaurer leur puissance abolie par Carloman. Une main inquiète mêla alors le poison à ses aliments, et la cinquième semaine de son règne, il mourut…

Grégoire IV fut, après lui, l’élu des Évêques. Il comprit qu’il fallait éviter de toucher au complexe édifice politique élevé par les fils de Louis le Pieux, par d’autres monarques d’hier ou de demain et par tous ceux dont les ambitions étaient trop grandes, mais surtout les moyens d’action infiniment directs et dangereux.

Il se mit donc simplement du côté de celui qu’on pouvait croire le plus fort : Lothaire, fils aîné de l’Empereur. Et comme il pensait que pour le soutenir efficacement il fallût être présent, il vint en France.

Aussi bien, Lothaire était-il aussi le plus dangereux, car, dès 822, il menaçait les vicaires du Christ de les enfermer dans un des temples païens de Rome en leur interdisant tout acte de guerre, s’ils ne le favorisaient pas.

C’est en 830 que Louis le Pieux fut successivement déposé par les nobles leudes, et rétabli ensuite dans ses droits. Déjà Pépin, deuxième fils de l’Empereur et d’Ermengarde, avait treize ans et des espoirs magnifiques. Le premier fils de Judith., lui, atteignait seulement sept ans et on le gardait avec soin, autant contre la haine de ses frères que contre la méchanceté des évêques qui le tenaient pour un bâtard. Le soldat grec faisait partie des troupes fidèles et attentives qui veillaient sur le palais où vivaient Judith et son fils. Malgré lui on l’avait nanti d’un poste important, et la Reine venait même parfois le trouver pour lui demander curieusement des détails sur les pays qu’il connaissait.

Il décrivait l’Europe entière, et, sur le souvenir que son père lui en avait transmis cet Empire d’Orient que gouvernaient des hommes de sa race.

Il avait entrevu une fois, aux confins du pays bulgare, tout près de la capitale orientale, l’impératrice Irène, qui partageait avec Carloman l’empire du monde trente ans plus tôt.

Mais Nicephore, un Isaurien, l’avait prise et fait aveugler. Il régnait ensuite quelques années, détrôné par Staurace, que presque aussitôt, Michel, dit le Curopalate, dominait. Son rapide successeur, Léon, était un Arménien. Ensuite ç’avait été Michel le second, un malheureux bègue qui vivait dans les orgies et la dévotion. Depuis une année, c’était Théophile et sans cesse la querelle des adorateurs et des ennemis des images ensanglantait l’Empire, faisait et abolissait des empereurs.

Toutes ces histoires divertissaient la reine Judith.

Le Grec disait cependant cela avec tristesse. Il désespérait désormais de revoir les pays où l’on parle la langue hellénique. Il interrogeait soigneusement pourtant les hommes qui revenaient de là-bas les soldats en fuite, les esclaves qui rapportaient de Constantinople l’essorillement ou un œil crevé. C’est ainsi qu’il savait tout mieux qu’un clerc. Les prêtres le haïssaient de le supposer en relations avec le démon, car sa mémoire leur apparaissait surnaturelle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la demeure forestière, Ioanna grandissait lentement. Elle parlait bien. Une sorte de fière douceur animait sa parole. Une devineresse passant par là, et qui la rencontra, lui prédit même qu’elle serait un jour l’égale d’un empereur.

Elle sortait peu toutefois et seulement dans la forêt. Il passait sans cesse dans le pays des Égyptiens voleurs qui parlaient une langue ignorée de tous sauf de leurs pareils et qui aimaient à emporter les enfants. Aussi veillait-on sur elle. On disait que ces maudits sacrifiaient leurs prises la nuit, en des cérémonies hideuses et sanglantes, ou qu’ils les déformaient pour les transformer en monstres à l’usage des cirques orientaux. On disait mille choses encore…

Mais sa mère adoptive, qui passionnément aimait Ioanna, étant forte comme un homme et guerrière, ne laissait approcher personne.

Et, plus d’une fois, on trouva près du limes en ruines, le corps d’un étranger qui avait eu l’innocence de croire que la maison d’une femme fût facile à piller.