La Papauté et la question romaine au point de vue de Saint-Petersbourg

LA PAPAUTE


ET


LA QUESTION ROMAINE


AU POINT DE VUE DE SAINT-PETERSBOURG.




Il y a quelques personnes en France qui se préoccupent de la destinée de l’église grecque, et qui comprennent que, depuis que cette église a son siège principal à Moscou et non plus à Constantinople, elle a, par la force des choses, une part de la puissance de la Russie, au lieu d’avoir une part de la faiblesse de la Grèce. Si ces personnes lisent le mémoire suivant, elles verront leurs appréhensions justifiées d’une manière bien curieuse, et elles trouveront qu’elles avaient plus raison qu’elles ne le croyaient d’avoir peur de cette rivalité nouvelle que les événemens suscitent au catholicisme et à la papauté. Nous ne voulons pas aujourd’hui faire l’histoire de l’église grecque depuis le concile de Florence, au XVe siècle, depuis son abattement sous le joug des Turcs, et signaler sa longue éclipse ; nous voulons seulement, à l’aide du mémoire que nous publions, mettre en lumière son ambition nouvelle. Cette ambition, que nous ne blâmons pas, est grande ; elle est digne d’une église, puisqu’elle est toute spirituelle, c’est-à-dire qu’elle prétend avoir le dépôt de la vérité religieuse et morale, quoiqu’en même temps cette ambition, remarquons-le bien, ait le caractère particulier de l’église grecque, je veux dire le penchant à s’appuyer sur le pouvoir temporel, et à le servir plus encore qu’à s’en servir, comme le fait volontiers l’église catholique. L’église grecque, en effet, n’est ambitieuse à l’heure qu’il est que parce que la Russie est puissante ; elle n’a de prétentions que par contre-coup.

L’église grecque s’appelle, on va le voir, l’église orthodoxe ; elle prétend que c’est Rome qui a rompu avec l’orthodoxie, que c’est Rome qui a fait le schisme, et tandis qu’au concile de Florence, en 1439 et plus tard encore, c’était Rome qui cherchait à réunir l’église grecque et à la rappeler à elle, comme au centre de la foi chrétienne, voici qu’aujourd’hui l’église grecque rappelle Rome à elle, comme étant elle-même le centre de la foi chrétienne. Elle ne vise donc à rien moins en ce moment qu’à changer l’axe du monde religieux ; mais elle ne vise à cela que parce que l’axe du monde politique semble aussi se déplacer.

L’empereur orthodoxe est rentré dans Rome après tant de siècles d’absence, dit le mémoire en parlant de la visite que l’empereur Nicolas fit à Rome, en 1846, au pape Grégoire XVI. Ce sont là des paroles significatives. Charlemagne n’est plus à Paris ou à Aix-la-Chapelle, il est à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Et ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que le nouveau Charlemagne, en venant à Rome, prétend bien y apporter, comme l’ancien, une grande force matérielle, mais qu’il ne songe nullement à y venir chercher une consécration spirituelle et morale de son pouvoir. Loin de là ; c’est lui qui, pour ainsi dire, vient consacrer la papauté. L’ancien Charlemagne était à la fois le serviteur et le protecteur de la papauté ; il donnait beaucoup, il recevait encore plus. C’était le pape enfin qui le faisait empereur, mais empereur d’Occident, empereur par conséquent un peu nouveau et parvenu, un peu usurpateur ; il y avait toujours en Orient le vieil et légitime empereur dont le pape s’était séparé. Cette séparation n’avait pas affaibli le titre et les droits de l’empereur d’Orient. Aujourd’hui c’est cet empereur d’Occident, c’est l’empereur orthodoxe qui rentre dans Rome, qui apporte tout au pape et qui n’a rien à en recevoir ; il apporte au pape la force que la papauté a perdue depuis qu’elle s’est livrée à l’esprit occidental et qu’elle s’est mise à la tête de ce monde occidental si tumultueux et si peu gouvernable ; il apporte au pape la sainteté de la tradition orientale, que rien n’a altérée et que rien n’a ébranlée ; il vient enfin, c’est le mot de l’orgueil et de l’ambition de l’église grecque, ou plutôt de l’empereur, dont elle fait à la fois un César et un saint Pierre, il vient finir le schisme, en pardonnant à la papauté et en la protégeant.

Il y a encore bien des réflexions à faire sur ce sujet ; il y aurait même quelques curieux détails à donner sur la marche des idées dans une partie de la société russe, à montrer comment l’école qui avait autrefois pour chef M. de Maistre, et qui faisait son évangile des doctrines du Pape, en est venue peu à peu, et par une sorte de logique nationale, à trouver que le vrai pape c’était le czar. Nous reviendrons peut-être quelque jour sur ces divers points. Aujourd’hui, en publiant ce document, dont nous ne prenons en aucune manière les idées à notre compte, nous ne voulons que mettre à l’ordre du jour des conversations réfléchies et prévoyantes une question nouvelle et grave[1].

Si, parmi les questions du jour ou plutôt du siècle, il en est une qui résume et concentre comme dans un foyer toutes les anomalies, toutes les contradictions, toutes les impossibilités contre lesquelles se débat l’Europe occidentale, c’est assurément la question romaine. Et il n’en pouvait être autrement, grace à cette inexorable logique que Dieu a mise, comme une justice cachée, dans les événemens de ce monde. La profonde et irréconciliable scission qui travaille depuis des siècles l’Occident devait trouver enfin son expression suprême, elle devait pénétrer jusqu’à la racine de l’arbre. Or, c’est un titre de gloire que personne ne contestera à Rome : elle est encore de nos jours, comme elle l’a toujours été, la racine du monde occidental. Il est douteux toutefois, malgré les vives préoccupations que cette question suscite, qu’on se soit rendu un compte exact de tout ce qu’elle contient.

Ce qui contribue probablement à donner le change sur la nature et sur la portée de la question telle qu’elle vient de se poser, c’est d’abord la fausse analogie de ce que nous avons vu arriver à Rome avec certains antécédens de ses révolutions antérieures ; c’est aussi la solidarité très réelle qui rattache le mouvement actuel de Rome au mouvement général de la révolution européenne. Toutes ces circonstances accessoires, qui paraissent expliquer au premier abord la question romaine, ne servent en réalité qu’à en dissimuler la profondeur. Non, certes, ce n’est pas là une question comme une autre, car non-seulement elle touche à tout dans l’Occident, mais on peut même dire qu’elle le déborde.

On ne serait assurément pas accusé de soutenir un paradoxe ou d’avancer une calomnie en affirmant qu’à l’heure qu’il est tout ce qui reste encore de christianisme positif à l’Occident se rattache, soit explicitement, soit par des affinités plus ou moins avouées, au catholicisme romain, dont la papauté, telle que les siècles l’ont faite, est évidemment la clé de voûte et la condition d’existence. Le protestantisme avec ses nombreuses ramifications, après avoir fourni à peine une carrière de trois siècles, se meurt de décrépitude dans tous les pays où il avait régné jusqu’à présent, l’Angleterre seule exceptée ; ou, s’il recèle encore quelques élémens de vie, ces élémens aspirent à rejoindre Rome Quant aux doctrines religieuses qui se produisent en dehors de toute communauté avec l’un ou l’autre de ces symboles, ce ne sont évidemment que des opinions individuelles. En un mot, la papauté, telle est la colonne qui soutient tant bien que mal, en Occident, tout ce pan de l’édifice chrétien, resté debout après la grande ruine du XVIe siècle et les écroulemens successifs qui ont eu lieu depuis.

Maintenant c’est cette colonne que l’on se dispose à attaquer par sa base. Nous connaissons fort bien toutes les banalités, tant de la presse quotidienne que du langage officiel de certains gouvernemens, dont on a l’habitude de se servir pour masquer la réalité : on ne veut pas toucher à l’institution religieuse de la papauté ; on est à genoux devant elle, on la respecte, on la maintiendra ; on ne conteste pas même à la papauté son autorité temporelle, on prétend seulement en modifier l’exercice. On ne lui demandera que des concessions reconnues indispensables, et on ne lui imposera que des réformes parfaitement légitimes. Il y a dans tout ceci passablement de mauvaise foi et surabondamment d’illusions.

Il y a certainement de la mauvaise foi, même de la part des plus candides, à faire semblant de croire que des réformes sérieuses et sincères, introduites dans le régime actuel de l’état romain, puissent ne pas aboutir, dans un temps donné, à une sécularisation complète de cet état ; mais la question n’est même pas là : la véritable question est de savoir au profit de qui se ferait cette sécularisation, c’est-à-dire quels seront la nature, l’esprit et les tendances du pouvoir auquel vous remettriez l’autorité temporelle, après en avoir dépouillé la papauté ; car, vous ne sauriez vous le dissimuler, c’est sous la tutelle de ce nouveau pouvoir que la papauté serait désormais appelée à vivre, et c’est ici que les illusions abondent.

Nous connaissons le fétichisme des Occidentaux pour tout ce qui est forme, formule et mécanisme politique. Ce fétichisme est devenu comme une dernière religion de l’Occident ; mais, à moins d’avoir les yeux complètement scellés et fermés à toute expérience comme à toute évidence, comment, après ce qui vient de se passer, parviendrait-on encore à se persuader que, dans l’état actuel de l’Europe, de l’Italie, de Rome, les institutions libérales ou semi-libérales que vous aurez imposées au pape resteraient long-temps aux mains de cette opinion moyenne, modérée, mitigée, telle que vous vous plaisez à la rêver dans l’intérêt de votre thèse, qu’elles ne seraient point promptement envahies par la révolution et transformées aussitôt en machines de guerre pour battre en brèche, non pas seulement la souveraineté temporelle du pape, mais bien l’institution religieuse elle-même ? car vous auriez beau recommander au principe révolutionnaire, comme l’Éternel à Satan, de ne molester que le corps du fidèle Job sans toucher à son ame, soyez bien convaincus que la révolution, moins scrupuleuse que l’ange des ténèbres, ne tiendrait nul compte de vos injonctions.

Toute illusion, toute méprise à cet égard, sont impossibles pour qui a bien réellement compris ce qui fait le fond du débat dans l’Occident, ce qui en est devenu, depuis des siècles, la vie même : vie anormale, mais réelle, maladie qui ne date pas d’hier, et qui est toujours encore en voie de progrès. Et s’il se rencontre si peu d’hommes qui aient le sentiment de cette situation, cela prouve seulement que la maladie est déjà bien avancée.

Nul doute, quant à la question romaine, que la plupart des intérêts qui réclament des réformes et des concessions de la part du pape ne soient des intérêts honnêtes, légitimes et sans arrière-pensée, qu’une satisfaction ne leur soit due, et qu’elle ne puisse même pas leur être plus long-temps refusée. Cependant telle est l’incroyable fatalité de la situation, que ces intérêts, d’une nature toute locale et d’une valeur comparativement médiocre, dominent et compromettent une question immense. Ce sont de modestes et inoffensives habitations de particuliers situées de telle sorte qu’elles commandent une place de guerre, et malheureusement l’ennemi est aux portes ; car, encore une fois, la sécularisation de l’état romain est au bout de toute réforme sincère et sérieuse qu’on voudrait y introduire, et, d’autre part, la sécularisation, dans les circonstances présentes, ne serait qu’un désarmement devant l’ennemi, une capitulation.

Eh bien ! qu’est-ce à dire ? Que la question romaine, posée dans ces termes, est tout bonnement un labyrinthe sans issue ; que l’institution papale, par le développement d’un vice caché, en est arrivée, après une durée de quelques siècles, à cette période de l’existence où la vie, comme on l’a dit, ne se fait plus sentir que par une difficulté d’être ? que Rome, qui a fait l’Occident à son image, se trouve, comme lui, acculée à une impossibilité ? — Nous ne disons pas le contraire, et c’est ici qu’éclate, visible comme le soleil, cette logique providentielle qui régit comme une loi intérieure les événemens de ce monde. Huit siècles seront bientôt révolus depuis le jour où Rome a brisé le dernier lien qui la rattachait à la tradition orthodoxe de l’église universelle. Ce jour-là, Rome, en se faisant une destinée à part, a décidé pour des siècles de celle de l’Occident.

On connaît généralement les différences dogmatiques qui séparent Rome de l’église orthodoxe. Au point de vue de la raison humaine, ces différences, tout en motivant la séparation, n’expliquent pas suffisamment l’abîme qui s’est creusé, non pas entre les deux églises, puisque l’église est une, mais entre les deux mondes, les deux humanités, pour ainsi dire, qui ont suivi ces deux drapeaux différens. Elles n’expliquent pas suffisamment comment ce qui a dévié alors a dû de toute nécessité aboutir au terme où nous le voyons arriver aujourd’hui.

Jésus-Christ avait dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde ; » eh bien ! il s’agit de comprendre comment Rome, après s’être séparée de l’unité, s’est cru le droit, dans un intérêt qu’elle a identifié avec l’intérêt même du christianisme, d’organiser ce royaume du Christ comme un royaume de ce monde. Il est très difficile, nous le savons bien, dans les idées de l’Occident, de donner à cette parole sa signification légitime. On sera toujours tenté de l’expliquer, non pas dans le sens orthodoxe, mais dans un sens protestant. Or, il y a entre ces deux sens la distance qui sépare ce qui est divin de ce qui est humain ; mais, pour être séparée par cette incommensurable distance, la doctrine orthodoxe, il faut le reconnaître, n’est guère plus rapprochée de celle de Rome, et voici pourquoi. Rome, il est vrai, n’a pas fait comme le protestantisme : elle n’a point supprimé le centre chrétien, qui est l’église, au profit du moi humain, du moi individuel ; mais elle l’a absorbé dans le moi romain. Elle n’a point nié la tradition, elle s’est contentée de la confisquer à son profit. Or, usurper sur ce qui est divin, n’est-ce pas aussi le nier ? Et voilà ce qui établit cette redoutable, mais incontestable solidarité qui rattache, à travers les temps, l’origine du protestantisme aux usurpations de Rome ; car l’usurpation a cela de particulier, que non-seulement elle suscite la révolte, mais crée encore à son profit une apparence de droit.

Aussi l’école révolutionnaire moderne ne s’y est-elle pas trompée. La révolution, qui n’est que l’apothéose de ce même moi humain arrivé à son plein et entier épanouissement, n’a pas manqué de reconnaître pour siens et de saluer comme ses deux glorieux ancêtres Grégoire VII, aussi bien que Luther. La voix du sang lui a parlé, et elle a adopté l’un en dépit de ses croyances chrétiennes, comme elle a presque canonisé l’autre, tout pape qu’il était.

Mais, si le rapport évident qui lie les trois termes de cette série est le fond même de la vie historique de l’Occident, il est tout aussi incontestable qu’on ne saurait lui assigner d’autre point de départ que cette altération profonde que Rome a fait subir au principe chrétien par l’organisation qu’elle lui a imposée. Pendant des siècles, l’église d’Occident, sous les auspices de Rome, avait presque entièrement perdu le caractère que la loi de son origine lui assignait. Elle avait cessé d’être, au milieu de la grande société humaine, une société de fidèles librement réunie en esprit et en vérité sous la loi du Christ. Elle était devenue une institution, une puissance politique, un état dans l’état. À vrai dire, pendant la durée du moyen-âge, l’église en Occident n’était autre chose qu’une colonie romaine établie dans un pays conquis.

C’est cette organisation qui, en rattachant l’église à la glèbe des intérêts terrestres, lui avait fait, pour ainsi dire, des destinées mortelles ; en incarnant l’élément divin dans un corps infirme et périssable, elle lui a fait contracter toutes les infirmités comme tous les appétits de la chair. De cette organisation est sortie pour l’église romaine, par une fatalité providentielle, la nécessité de la guerre, de la guerre matérielle, nécessité qui, pour une institution comme l’église, équivalait à une condamnation absolue. De cette organisation sont nés ce conflit de prétentions et cette rivalité d’intérêts qui devaient forcément aboutir à une lutte acharnée entre le sacerdoce et l’empire, à ce duel vraiment impie et sacrilège qui, en se prolongeant à travers tout le moyen-âge, a blessé à mort, en Occident, le principe même de l’autorité. De là tant d’excès, de violences, d’énormités accumulées pendant des siècles, pour étayer ce pouvoir matériel dont Rome ne croyait pas pouvoir se passer pour sauvegarder l’unité de l’église, et qui néanmoins a fini, comme il devait finir, par briser en éclats cette unité prétendue ; car, on ne saurait le nier, l’explosion de la réforme, au XVIe siècle, n’a été dans son origine que la réaction du sentiment chrétien trop long-temps froissé contre l’autorité d’une église qui, sous beaucoup de rapports, ne l’était plus que de nom. Mais comme, depuis des siècles, Rome s’était soigneusement interposée entre l’église universelle et l’Occident, les chefs de la réforme, au lieu de porter leurs griefs au tribunal de l’autorité légitime et compétente, aimèrent mieux en appeler au jugement de la conscience individuelle, c’est-à-dire qu’ils se firent juges dans leur propre cause. Voilà l’écueil sur lequel la réforme du XVIe siècle est venue échouer. Telle est, n’en déplaise à la sagesse des docteurs de l’Occident, la véritable et la seule cause qui a fait dévier ce mouvement de la réforme, chrétien à son origine, pour le faire aboutir à la négation de l’autorité de l’église et, par suite, du principe même de toute autorité. Et c’est par cette brèche, que le protestantisme a ouverte pour ainsi dire à son insu, que le principe antichrétien a fait plus tard irruption dans la société de l’Occident.

Ce résultat était inévitable, car le moi humain, livré à lui-même, est antichrétien par essence. La révolte, l’usurpation du moi, ne datent pas assurément des trois derniers siècles ; mais ce qui alors était nouveau, ce qui se produisait pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, c’était de voir cette révolte, cette usurpation élevées à la dignité d’un principe, et s’exerçant à titre d’un droit essentiellement inhérent à la personnalité humaine. Depuis ces trois derniers siècles, la vie historique de l’Occident n’a donc été et n’a pu être qu’une guerre incessante, un assaut continuel livré à tout ce qu’il y avait d’élémens chrétiens dans la composition de l’ancienne société occidentale. Ce travail de démolition a été long, car, avant de pouvoir s’attaquer aux institutions, il avait fallu détruire ce qui en faisait le ciment : les croyances.

Ce qui fait de la première révolution française une date à jamais mémorable dans l’histoire du monde, c’est qu’elle a inauguré, pour ainsi dire, l’avènement de l’idée antichrétienne au gouvernement de la société politique. Que cette idée soit le caractère propre et comme l’ame elle-même de la révolution, il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner quel est son dogme essentiel, le dogme nouveau qu’elle a apporté au monde : c’est évidemment le dogme de la souveraineté du peuple. Or, qu’est-ce que la souveraineté du peuple, sinon celle du moi humain multiplié par le nombre, c’est-à-dire appuyé sur la force ? Tout ce qui n’est pas ce principe n’est plus la révolution, et ne saurait avoir qu’une valeur purement relative et contingente. Voilà pourquoi, soit dit en passant, rien n’est plus niais ou plus perfide que d’attribuer aux institutions politiques créées par la révolution une autre valeur que celle-là. Ce sont des machines de guerre admirablement appropriées à l’usage pour lequel elles ont été faites, mais qui, en dehors de cette destination, ne sauraient jamais, dans une société régulière, trouver d’emploi convenable.

La révolution, d’ailleurs, a pris soin elle-même de ne nous laisser aucun doute sur sa véritable nature, en formulant ainsi ses rapports vis-à-vis du christianisme : « L’état, comme tel, n’a point de religion ; » car tel est le credo de l’état moderne. Voilà, à vrai dire, la grande nouveauté que la révolution a apportée au monde ; voilà son œuvre propre, essentielle, un fait sans antécédens dans l’histoire des sociétés humaines. C’était la première fois qu’une société politique acceptait, pour la régir, un état parfaitement étranger à toute sanction supérieure à l’homme, un état qui déclarait qu’il n’avait point d’ame, ou que, s’il en avait une, cette ame n’était point religieuse ; car qui ne sait que, même dans l’antiquité païenne, dans tout ce monde de l’autre côté de la croix, placé sous l’empire de la tradition universelle que le paganisme a bien pu défigurer, mais sans l’interrompre, la cité, l’état, étaient avant tout une institution religieuse ? C’était comme un fragment détaché de la tradition universelle, qui, en s’incarnant dans une société particulière, se constituait comme un centre indépendant : c’était, pour ainsi dire, de la religion localisée et matérialisée.

Nous savons fort bien que cette prétendue neutralité en matière religieuse n’est pas une chose sérieuse de la part de la révolution. Elle-même, elle connaît trop bien la nature de son adversaire pour savoir que, vis-à-vis de lui, la neutralité est impossible : « Qui n’est pas pour moi est contre moi. » En effet, pour offrir la neutralité au christianisme, il faut déjà avoir cessé d’être chrétien. Le sophisme de la doctrine moderne échoue ici contre la nature toute-puissante des choses. Pour que cette neutralité eût un sens, pour qu’elle fût autre chose qu’un mensonge et un piège, il faudrait de toute nécessité que l’état moderne consentît à se dépouiller de tout caractère d’autorité morale ; qu’il se résignât à n’être qu’une simple institution de police, un simple fait matériel, incapable par nature d’exprimer une idée morale quelconque. Soutiendra-t-on sérieusement que la révolution accepte, pour l’état qu’elle a créé et qui la représente, une condition semblable, non-seulement humble, mais impossible ? Elle l’accepte si peu, que, d’après sa doctrine bien connue, elle ne fait dériver l’incompétence de la loi moderne en matière religieuse que de la conviction où elle est que la morale dite religieuse, c’est-à-dire une morale dépouillée de toute sanction surnaturelle, suffit aux destinées de la société humaine. Cette proposition peut être vraie ou fausse, mais cette proposition, on l’avoue, est toute une doctrine, et, pour tout homme de bonne foi, une doctrine qui équivaut à la négation la plus absolue de la vérité chrétienne.

Aussi, en dépit de cette prétendue incompétence et de sa neutralité constitutionnelle en matière de religion, nous voyons que, partout où l’état moderne s’est établi, il n’a pas manqué de réclamer et d’exercer à l’égard de l’église la même autorité et les mêmes droits que ceux qui avaient appartenu aux anciens pouvoirs. Ainsi en France, par exemple, dans ce pays de logique par excellence, la loi a beau déclarer que l’état, comme tel, n’a point de religion ; celui-ci, dans ses rapports envers l’église catholique, n’en persiste pas moins à se considérer comme l’héritier parfaitement légitime du roi très chrétien.

Rétablissons donc la vérité des faits : l’état moderne ne proscrit les religions d’état que parce qu’il a la sienne, et cette religion, c’est la révolution.

Maintenant, pour en revenir à la question romaine, on comprendra sans peine la position impossible que l’on prétend faire à la papauté, en l’obligeant à accepter, pour sa souveraineté temporelle, les conditions de l’état moderne. La papauté sait fort bien quelle est la nature du principe dont celui-ci relève ; elle le comprend d’instinct, la conscience chrétienne du prêtre dans le pape l’en avertirait au besoin. Entre la papauté et ce principe, il n’y a point de transaction possible ; car ici une transaction ne serait pas une simple concession de pouvoir, ce serait une apostasie.

Mais, dira-t-on, pourquoi le pape n’accepterait-il pas les institutions sans le principe ? — C’est encore là une des illusions de cette opinion soi-disant modérée, qui se croit éminemment raisonnable et qui n’est qu’inintelligente, comme si des institutions pouvaient se séparer du principe qui les a créées et qui les fait vivre ! comme si le matériel d’institutions privées de leur ame était autre chose qu’un attirail mort et sans utilité, un véritable encombrement ! D’ailleurs, les institutions ont toujours, en définitive, la signification que leur attribuent, non pas ceux qui les donnent, mais ceux qui les obtiennent, surtout lorsque ce sont ces derniers qui les imposent.

Si le pape n’eût été que prêtre, c’est-à-dire si la papauté fût restée fidèle à son origine, la révolution n’aurait eu aucune prise sur elle, puisque la persécution n’en est pas une ; mais c’est l’élément étranger, élément mortel et périssable, qu’elle s’est identifié, qui la rend maintenant accessible à ses coups. C’est là le gage que depuis des siècles la papauté romaine a donné par avance à la révolution. Et c’est ici, comme nous l’avons dit, que s’est manifestée avec éclat la logique souveraine de l’action providentielle. De toutes les institutions que la papauté a enfantées depuis sa séparation d’avec l’église orthodoxe, celle qui a le plus profondément marqué cette séparation, qui l’a le plus aggravée, le plus consolidée, c’est, sans nul doute, la souveraineté temporelle du pape. Et c’est précisément contre cette institution que nous voyons la papauté venir se heurter aujourd’hui !

Depuis long-temps, assurément, le monde n’avait rien vu de comparable au spectacle qu’a offert la malheureuse Italie pendant les derniers temps qui ont précédé ses nouveaux désastres. Depuis long-temps, nulle situation, nul fait historique, n’avaient eu cette physionomie étrange. Il arrive parfois que des individus, à la veille de quelque grand malheur, se trouvent, sans motif apparent, subitement pris d’un accès de gaieté frénétique, d’hilarité furieuse. Eh bien ! ici, c’est un peuple tout entier qui a été tout à coup saisi d’un accès de cette nature. Et cette fièvre, ce délire s’est soutenu, s’est propagé pendant des mois. Il y a eu un moment où il avait enlacé comme d’une chaîne électrique toutes les classes, toutes les conditions de la société, et ce délire si intense, si général, avait adopté pour mot d’ordre le nom d’un pape !

Que de fois le pauvre prêtre chrétien, au fond de sa retraite, n’a-t-il pas dû frémir au bruit de cette orgie dont on le faisait le dieu ! Que de fois ces vociférations d’amour, ces convulsions d’enthousiasme n’ont-elles pas dû porter la consternation et le doute dans l’ame de ce chrétien livré en proie à cette effrayante popularité ! Ce qui devait surtout le consterner, lui, le pape, c’est qu’au fond de cette popularité immense, à travers toute cette exaltation des masses, quelque effrénée qu’elle fût, il ne pouvait méconnaître un calcul et une arrière-pensée.

C’était la première fois que l’on affectait d’adorer le pape en le séparant de la papauté. Ce n’est pas assez dire : tous ces hommages, toutes ces adorations ne s’adressaient à l’homme que parce que l’on espérait trouver en lui un complice contre l’institution ; en un mot, on voulait fêter le pape en faisant un feu de joie de la papauté. Et ce qu’il y avait de particulièrement redoutable dans cette situation, c’est que ce calcul, cette arrière-pensée, n’étaient pas seulement dans l’intention des partis, ils se retrouvaient aussi dans le sentiment instinctif des masses. Et rien certes ne pouvait mieux mettre à nu toute la fausseté et toute l’hypocrisie de la situation que de voir l’apothéose décernée au chef de l’église catholique, au moment même où la persécution se déchaînait plus ardente que jamais contre l’ordre des jésuites. L’institution des jésuites sera toujours un problème pour l’Occident. C’est encore là une de ces énigmes dont la clé est ailleurs. On peut dire avec vérité que la question des jésuites tient de trop près à la conscience religieuse de l’Occident, pour qu’il puisse jamais la résoudre d’une manière entièrement satisfaisante.

En parlant des jésuites, en cherchant à les soumettre à une appréciation équitable, il faut commencer par mettre hors de cause tous ceux (et leur nom est légion) pour qui le mot de jésuite n’est plus qu’un mot de passe, un cri de guerre. Certes, de toutes les apologies que l’on a essayées en faveur de cet ordre célèbre, il n’en est pas de plus éloquente ni de plus convaincante que la haine, cette haine furieuse et implacable que lui ont vouée tous les ennemis de la religion chrétienne ; mais, ceci admis, on ne peut se dissimuler que bien des catholiques romains, les plus sincères, les plus dévoués à leur église, depuis Pascal jusqu’à nos jours, n’aient cessé, de génération en génération, de nourrir une antipathie déclarée, insurmontable contre cette institution. Cette disposition d’esprit, dans une fraction considérable du monde catholique, constitue peut-être une des situations les plus réellement saisissantes et les plus tragiques où il soit donné à l’ame humaine de se trouver placée. En effet, que peut-on imaginer de plus profondément tragique que le combat qui doit se livrer dans le cœur de l’homme, lorsque, partagé entre le sentiment de la vénération religieuse, ce sentiment de piété plus que filiale, et une odieuse évidence, il s’efforce de récuser, de refouler le témoignage de sa propre conscience, plutôt que de s’avouer la solidarité réelle et incontestable qui lie l’objet de son culte à celui de son aversion ? Et cependant telle est la situation de tous les catholiques fidèles qui, aveuglés par leur inimitié contre les jésuites, cherchent à se dissimuler un fait d’une éclatante évidence, à savoir : la profonde, l’intime solidarité qui lie cet ordre, ses tendances, ses doctrines, ses destinées aux tendances, aux doctrines, aux destinées de l’église romaine, et l’impossibilité absolue de les séparer l’un de l’autre, sans qu’il en résulte une lésion organique et une mutilation évidente ; car si, en se dégageant de toute prévention, de toute préoccupation de parti, de secte et même de nationalité, l’esprit, appliqué à l’impartialité la plus absolue et le cœur rempli de charité chrétienne, on se place en présence de l’histoire et de la réalité, et qu’après les avoir interrogées l’une et l’autre, on se pose de bonne foi cette question : Qu’est-ce que les jésuites ? voici, nous pensons, la réponse que l’on se fera : Les jésuites sont des hommes pleins d’un zèle ardent, infatigable, souvent héroïque, pour la cause chrétienne, et qui pourtant se sont rendus coupables d’un bien grand crime vis-à-vis du christianisme ; c’est que, dominés par le moi humain, non comme individus, mais comme ordre, ils ont cru la cause chrétienne tellement liée à la leur propre, ils ont, dans l’ardeur de la poursuite et dans l’émotion du combat, si complètement oublié cette parole du maître : « Que ta volonté se fasse et non pas la mienne, » qu’ils ont fini par rechercher la victoire de Dieu à tout prix, sauf celui de leur satisfaction personnelle. Or, cette erreur, qui a sa racine dans la corruption originelle de l’homme, et qui a été d’une portée incalculable dans ses conséquences pour les intérêts du christianisme, n’est pas, tant s’en faut, un fait particulier à la société de Jésus. Cette erreur, cette tendance lui est si bien commune avec l’église romaine elle-même, que l’on pourrait à bon droit dire que c’est elle qui les rattache l’une à l’autre par une affinité vraiment organique, par un véritable lien du sang. C’est cette communauté, cette identité de tendances qui fait de l’institut des jésuites l’expression concentrée, mais littéralement fidèle du catholicisme romain, qui fait, pour tout dire, que c’est le catholicisme romain lui-même, mais à l’état d’action, à l’état militant. Et voilà pourquoi cet ordre, ballotté d’âge en âge à travers les persécutions et le triomphe, l’outrage et l’apothéose, n’a jamais trouvé ni ne saurait trouver en Occident des convictions religieuses suffisamment désintéressées dans sa cause pour pouvoir l’apprécier, ni une autorité religieuse compétente pour le juger. Une fraction de la société occidentale, celle qui a résolûment rompu avec le principe chrétien, ne s’attaque aux jésuites que pour pouvoir, à couvert de leur impopularité, mieux assurer les coups qu’elle adresse à son véritable ennemi. Quant à ceux des catholiques restés fidèles à Rome qui se sont faits les adversaires de cet ordre, bien que, individuellement parlant, ils puissent, comme chrétiens, être dans le vrai, toutefois, comme catholiques romains, ils sont sans armes contre lui ; car, en l’attaquant, ils s’exposeraient toujours au danger de blesser l’église romaine elle-même.

Mais ce n’est pas seulement contre les jésuites, cette force vive du catholicisme, qu’on a cherché à exploiter la popularité moitié factice, moitié sincère, dont on avait enveloppé le pape Pie IX. Un autre parti comptait encore sur lui, une autre mission lui était réservée. Les partisans de l’indépendance nationale espéraient que, sécularisant tout-à-fait la papauté au profit de leur cause, celui qui avant tout est prêtre consentirait à se faire le gonfalonier de la liberté italienne. C’est ainsi que les deux sentimens les plus vivaces et les plus impérieux de l’Italie contemporaine, l’antipathie pour la domination séculière du clergé et la haine traditionnelle de l’étranger, du barbare, de l’Allemand, revendiquaient tous deux au profit de leur cause la coopération du pape. Tout le monde le glorifiait, le déifiait même, mais à la condition qu’il se ferait le serviteur de tout le monde, et cela dans un sens qui n’était nullement celui de l’humilité chrétienne. Parmi les opinions ou les influences politiques qui venaient ainsi briguer son patronage en lui offrant leur concours, il y en avait une qui avait jeté précédemment quelque éclat, parce qu’elle avait eu pour interprètes et pour apôtres quelques hommes d’un talent littéraire peu commun. À en croire les doctrines naïvement ambitieuses de ces théoriciens politiques, l’Italie contemporaine allait, sous les auspices du pontificat romain, récupérer la primauté universelle et ressaisir pour la troisième fois le sceptre du monde, c’est-à-dire qu’au moment où l’établissement papal était secoué jusque dans ses fondemens, ils proposaient sérieusement au pape de renchérir encore sur les données du moyen-âge, et lui offraient quelque chose comme un califat chrétien, à la condition, bien entendu, que cette théocratie nouvelle s’exercerait avant tout dans l’intérêt de la nationalité italienne.

On ne saurait, en vérité, assez s’émerveiller de cette tendance vers le chimérique et l’impossible qui domine les esprits de nos jours, et qui est un des traits distinctifs de l’époque. Il faut qu’il y ait une affinité réelle entre l’utopie et la révolution, car, chaque fois que la révolution, un moment infidèle à ses habitudes, veut créer au lieu de détruire, elle tombe infailliblement dans l’utopie. Il est juste de dire que celle à laquelle nous venons de faire allusion est encore une des plus inoffensives.

Enfin vint un moment, dans la situation donnée, où, l’équivoque n’étant plus possible, la papauté, pour ressaisir son droit, se vit obligée de rompre en visière aux prétendus amis du pape. C’est alors que la révolution jeta à son tour le masque et apparut au monde sous les traits de la république romaine. Quant à ce parti, on le connaît maintenant ; on l’a vu à l’œuvre. C’était le véritable, le légitime représentant de la révolution en Italie. Ce parti-là considère la papauté comme son ennemie personnelle à cause de l’élément chrétien qu’il découvre en elle. Aussi n’en veut-il à aucun prix, pas même pour l’exploiter ; il voudrait tout bonnement la supprimer, et c’est par un motif semblable qu’il voudrait aussi supprimer tout le passé de l’Italie, toutes les conditions historiques de son existence, comme entachées et infectées de catholicisme, se réservant de rattacher, par une pure abstraction révolutionnaire, l’existence du régime qu’il prétend fonder aux antécédens républicains de la Rome antique.

Eh bien ! ce qu’il y a de particulier dans cette brutale utopie, c’est que, quel que soit le caractère profondément anti-historique dont elle est empreintes elle aussi a sa tradition bien connue dans l’histoire de la civilisation italienne. Elle n’est, après tout, que la réminiscence classique de l’ancien monde païen, de la civilisation païenne : tradition qui a joué un grand rôle dans l’histoire de l’Italie, qui s’est perpétuée à travers tout le passé de ce pays, qui a eu ses représentans, ses héros et même ses martyrs, et qui, non contente de dominer presque exclusivement ses arts et sa littérature, a tenté, à plusieurs reprises, de se constituer politiquement, pour s’emparer de la société tout entière. Et, chose remarquable, chaque fois que cette tradition, cette tendance a essayé de renaître, elle est toujours apparue à la manière des revenans, invariablement attachée à la même localité, à celle de Rome. Arrivée jusqu’à nos jours, le principe révolutionnaire ne pouvait guère manquer de l’accueillir et de se l’approprier à cause de la pensée anti-chrétienne qui était en elle. Maintenant, ce parti vient d’être abattu, et l’autorité du pape en apparence restaurée ; mais si quelque chose, il faut en convenir, pouvait encore grossir le trésor de fatalités que cette question romaine renferme, c’était de voir ce double résultat obtenu par une intervention de la France.

Le lieu commun de l’opinion courante au sujet de cette intervention, c’est de n’y voir, comme on le fait assez généralement, qu’un coup de tête ou une maladresse du gouvernement français. Ce qu’il y a de vrai à dire à ce sujet, c’est que si le gouvernement français, en s’engageant dans cette question insoluble en elle-même, s’est dissimulé qu’elle était plus insoluble pour lui que pour tout autre, cela prouverait seulement de sa part lune complète inintelligence, tant de sa propre position que de celle de la France… ce qui d’ailleurs est fort possible, nous en convenons. En général, on s’est trop habitué en Europe, dans ces derniers temps, à résumer l’appréciation que l’on fait des actes ou plutôt des velléités d’action de la politique française par une phrase devenue proverbiale : « La France ne sait ce qu’elle veut. » Cela peut être vrai ; mais, pour être parfaitement juste, on devrait ajouter : « La France ne peut pas savoir ce qu’elle veut ; » car, pour réussir à le savoir, il faut avant tout avoir une volonté, et la France, depuis soixante ans, est condamnée à en avoir deux. Et ici il ne s’agit pas de ce désaccord, de cette divergence d’opinions, politiques ou autres, qui se rencontrent dans tous les pays où la société, par la fatalité des circonstances, se trouve livrée au gouvernement des partis : il s’agit d’un fait bien autrement grave ; il s’agit d’un antagonisme permanent, essentiel et à tout jamais insoluble, qui, depuis soixante ans, constitue, pour ainsi dire, le fond même de la conscience nationale en France. C’est l’ame de la France qui est divisée.

La révolution, depuis qu’elle s’est emparée de ce pays, a bien pu le bouleverser, le modifier, l’altérer profondément ; mais elle n’a pu ni ne pourra jamais se l’assimiler entièrement. Elle aura beau faire, il y a des élémens, des principes dans la vie morale de la France qui résisteront toujours, au moins aussi long-temps qu’il y aura une France au monde : tels sont l’église catholique avec ses croyances et son enseignement, le mariage chrétien et la famille, et même la propriété. D’autre part, comme il est à prévoir que la révolution, qui est entrée non-seulement dans le sang, mais même dans l’ame de cette société, ne se décidera jamais à lâcher prise volontairement, et comme, dans l’histoire du monde, nous ne connaissons pas une formule d’exorcisme applicable à une nation tout entière, il est fort à craindre que l’état de lutte, mais d’une lutte intime et incessante, de scission permanente et, pour ainsi dire, organique, ne soit devenu pour bien long-temps la condition normale de la nouvelle société française. Et voilà pourquoi dans ce pays, où nous voyons, depuis soixante ans, se réaliser cette combinaison d’un état révolutionnaire par principe, traînant à la remorque une société qui n’est que révolutionnée, le gouvernement, le pouvoir, qui tient nécessairement des deux sans parvenir à les concilier, s’y trouve fatalement condamné à une position fausse, précaire, entourée de périls et frappée d’impuissance. Aussi avons-nous vu que, depuis cette époque, tous les gouvernemens en France, moins un, celui de la convention pendant la terreur, quelle que fût la diversité de leur origine, de leurs doctrines et de leurs tendances, ont eu ceci de commun : c’est que tous, sans excepter même celui du lendemain de février, ils ont subi la révolution bien plus qu’ils ne l’ont représentée. Et il n’en pouvait être autrement, car ce n’est qu’à la condition de lutter contre elle, tout en la subissant, qu’ils ont pu vivre. Il est vrai d’ajouter que, jusqu’à présent au moins, ils ont tous péri à la tâche.

Comment donc un pouvoir ainsi. fait, aussi peu sûr de son droit, d’une nature aussi indécise, aurait-il eu quelque chance de succès en intervenant dans une question telle que la question romaine ? En se présentant comme médiateur ou comme arbitre entre la révolution et le pape, il ne pouvait guère espérer de concilier ce qui est inconciliable par nature ; d’autre part, il ne pouvait donner gain de cause à l’une des parties adverses sans se blesser lui-même, sans renier, pour ainsi dire, une moitié de lui-même. Ce qu’il pouvait donc obtenir par cette intervention à double tranchant, quelque émoussée que fût la lame, c’était d’embrouiller encore davantage ce qui était déjà inextricable, d’envenimer la plaie en l’irritant, et c’est à quoi il a parfaitement réussi.

Maintenant, quelle est au vrai la situation du pape vis-à-vis de ses sujets ? Quel est le sort probable réservé aux nouvelles institutions qu’il vient de leur accorder ? Ici malheureusement les plus tristes prévisions sont seules de droit, c’est le doute qui ne l’est pas.

La situation ? c’est l’ancien état de choses, celui antérieur au règne actuel, celui qui dès-lors croulait déjà sous le poids de son impossibilité, mais démesurément aggravé par tout ce qui est arrivé depuis : au moral, par d’immenses déceptions et d’immenses trahisons ; au matériel, par toutes les ruines accumulées.

On connaît ce cercle vicieux où, depuis quarante ans, nous avons vu rouler et se débattre tant de peuples et tant de gouvernemens : des gouvernés n’acceptant les concessions du pouvoir que comme un faible à-compte payé à contre-cœur par un débiteur de mauvaise foi ; des gouvernemens qui ne voyaient dans les demandes qu’on leur adressait que des embûches d’un ennemi hypocrite. Eh bien ! cette situation, cette réciprocité de mauvais sentimens, détestable et démoralisante partout et toujours, est encore grandement envenimée ici par le caractère particulièrement sacré du pouvoir et par la nature tout exceptionnelle de ses rapports avec ses sujets ; car, encore une fois, dans la situation donnée et sur la pente où l’on se trouve placé, non-seulement par la passion des hommes, mais par la force même des choses, toute concession, toute réforme, pour peu qu’elle soit sincère et sérieuse, pousse infailliblement l’état romain vers une sécularisation complète. La sécularisation, nul n’en doute, est le dernier mot de la situation, et cependant le pape, sans droit pour l’accorder même dans les temps ordinaires, puisque la souveraineté temporelle n’est pas son bien, mais celui de l’église de Rome, pourrait bien moins encore y consentir maintenant qu’il a la certitude que cette sécularisation, lors même qu’elle serait accordée à des nécessités réelles, tournerait en définitive au profit des ennemis jurés, non pas de son pouvoir seulement, mais de l’église elle-même. Y consentir, ce serait se rendre coupable d’apostasie et de trahison tout à la fois. Voilà pour le pouvoir. Pour ce qui est des sujets, il est clair que cette antipathie invétérée contre la domination des prêtres, qui constitue tout l’esprit public de la population romaine, n’aura pas diminué par suite des derniers événemens ; et si, d’une part, une pareille disposition des esprits suffit à elle seule pour faire avorter les réformes les plus généreuses et les plus loyales, d’autre part, l’insuccès de ces réformes ne peut qu’ajouter infiniment à l’irritation générale, confirmer l’opinion dans sa haine pour l’autorité restaurée, et recruter pour l’ennemi.

Voilà, certes, une situation vraiment déplorable et qui a tous les caractères d’un châtiment providentiel ; car, pour un prêtre chrétien, quel plus grand malheur peut-on imaginer que celui de se voir ainsi fatalement investi d’un pouvoir qu’il ne peut exercer qu’au détriment des ames et pour la ruine de la religion ? Non, en vérité, cette situation est trop violente, trop contre nature pour pouvoir se prolonger. Châtiment ou épreuve, il est impossible que la papauté reste long-temps encore enfermée dans ce cercle de feu, sans que Dieu, dans sa miséricorde, lui vienne en aide et lui ouvre une voie, une issue merveilleuse, éclatante, inattendue, ou, disons, mieux, attendue depuis des siècles. Peut-être en est-elle séparée encore, elle et l’église soumise à ses lois, par bien des tribulations et bien des désastres ; peut-être n’est-elle encore qu’à l’entrée de ces temps calamiteux. En effet, ce ne sera pas une petite flamme, ce ne sera pas un incendie de quelques heures que celui qui, en dévorant et réduisant en cendres des siècles entiers de préoccupations mondaines et d’inimitiés anti-chrétiennes, fera enfin crouler devant elle cette fatale barrière qui lui cachait l’issue désirée.

Et comment, à la vue de ce qui se passe, en présence de cette organisation nouvelle du principe du mal, la plus savante et la plus formidable que les hommes aient jamais vue, en présence de ce monde du mal tout constitué et tout armé, avec son église d’irréligion et son gouvernement de révolte ; comment, disons-nous, serait-il interdit aux chrétiens d’espérer que Dieu daignera proportionner les forces de son église à la nouvelle tâche qu’il lui assigne ? qu’à la veille des combats qui se préparent, il daignera lui restituer la plénitude de ses forces, et qu’à cet effet lui-même, à son heure, il viendra, de sa main miséricordieuse, guérir au flanc de son église la plaie que la main des hommes y a faite, cette plaie ouverte qui saigne depuis huit cents ans ?

L’église orthodoxe n’a jamais désespéré de cette guérison. Elle l’attend, elle y compte, non pas avec confiance, mais avec certitude. Comment ce qui est un par principe, ce qui est un dans l’éternité, ne triompherait-il pas de la désunion dans le temps ? En dépit de la séparation de plusieurs siècles, et à travers toutes les préventions humaines, elle n’a cessé de reconnaître que le principe chrétien n’a jamais péri dans l’église de Rome, qu’il a toujours été plus fort en elle que l’erreur et la passion des hommes, et voilà pourquoi elle a la conviction intime qu’il sera plus fort que tous ses ennemis. Elle sait de plus qu’à l’heure qu’il est, comme depuis des siècles, les destinées chrétiennes de l’Occident sont toujours encore entre les mains de l’église de Rome, et elle espère avec confiance qu’au jour de la grande réunion celle-ci lui restituera intact ce dépôt sacré.

Qu’il me soit permis de rappeler, en finissant, un incident qui se rattache à la visite que l’empereur de Russie a faite à Rome en 1846. On s’y souviendra peut-être encore de l’émotion générale qui l’accueillit à son apparition dans l’église de Saint-Pierre, — l’apparition de l’empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence ! — et du mouvement électrique qui parcourut la foule, quand elle le vit aller prier au tombeau des apôtres. Cette émotion était légitime. L’empereur prosterné n’était pas seul ; toute la Russie était prosternée avec lui : espérons qu’elle n’aura pas prié en vain devant les saintes reliques !


Saint-Pétersbourg, le 1er (13) octobre 1849.

  1. Pour comprendre la portée de ce document, qu’on nous adresse d’une ville du Nord, on fera bien de relire ce que nous avons dit, dans notre livraison du 15 juin 1849, d’un mémoire sur la situation actuelle de l’Europe depuis février, présenté à l’empereur Nicolas par un diplomate russe. Le mémoire sur la Question romaine est dû à la même plume.