La Papauté depuis Luther



LA PAPAUTÉ
DEPUIS LUTHER.[1]

Une des plus grandes nouveautés de l’histoire moderne, comparée à l’histoire des sociétés antiques, est sans contredit la papauté. Rien n’a de véritable ressemblance avec elle, soit dans les théocraties orientales, soit dans le polythéisme des Grecs et des Romains. Si les prêtres en Égypte étaient rois, ils devaient leur puissance non-seulement à la supériorité morale que leur communiquaient la science et la religion, mais aussi à leurs richesses, à leurs propriétés ; ils possédaient une partie des terres de l’Égypte, comme nous l’apprend Hérodote. Cette opulence ramène la pensée sur les principautés ecclésiastiques des évêques d’Allemagne du xe et du xie siècle. À Athènes et dans Rome républicaine, les prêtres n’étaient pas rois, mais citoyens ; ils ne séparaient pas la religion de l’état, et eux-mêmes ne se distinguaient pas de la cité.

Mais le christianisme a produit une espèce de théocratie inconnue avant lui, et plus spiritualiste que toutes les dominations sacerdotales qui l’avaient précédé. La cause de cette originalité est bien profonde, car elle est toute entière dans une révolution intérieure que subirent les convictions chrétiennes.

Lorsqu’au ive siècle Constantin donna pour néophytes au christianisme l’empereur et l’empire, les chrétiens changèrent d’humeur non moins que de fortune ; ils devinrent ambitieux et persécuteurs. Ils ne se tinrent pas pour satisfaits de n’être plus contraints de sacrifier aux dieux, ils voulurent les abolir. Le partage de la puissance politique avec les païens ne les contenta plus ; ils voulurent prendre tout le pouvoir, parce que Dieu leur avait donné toute la vérité. La nouvelle capitale du monde fut troublée par des cupidités d’emplois et de richesses, qui n’étaient ni plus pures ni moins violentes que les convoitises païennes.

Toutefois à Constantinople c’était l’empereur qui régnait, sans doute au milieu des évêques et des prêtres, et dans l’intérêt du culte nouveau ; mais enfin le pouvoir avait sa plus haute expression dans une autorité laïque et profane. Or, durant le développement des intrigues et des factions byzantines, une autre puissance s’élevait sur un autre théâtre, d’autant plus librement qu’elle était moins aperçue, la puissance de l’évêque de Rome.

La chute de l’empire d’Occident laissait, à la fin du ve siècle, l’Italie sans direction politique et sans défense contre les Barbares. Sous Justinien, Narsès rétablit un instant la souveraineté de Constantinople sur la péninsule ; mais cette souveraineté, plus nominale que réelle, fut réduite par les Lombards à la possession souvent disputée de l’exarchat de Ravenne. En réalité, l’Italie était abandonnée à elle-même par Byzance, devenue incapable de la garder et de la défendre.

Rome, si elle n’était plus la reine du monde, était toujours l’ame de l’Italie, et elle reprenait peu à peu de la vigueur morale sous l’autorité nouvelle de son évêque, dont l’unité élective servait de contrepoids heureux aux formes municipales et républicaines. C’était vers l’épiscopat romain que se tournaient tous les regards ; on lui imposait le devoir de défendre l’Italie. Dans cette situation, l’épiscopat ne montra pas dès l’origine la pensée d’une révolte ouverte contre Constantinople, et les évêques se réunissaient plutôt aux exarques contre les Lombards, qui étaient Ariens. Mais les folles entreprises des empereurs contre le culte des images poussèrent presqu’en dépit de lui l’épiscopat romain à la séparation et à l’indépendance. D’un autre côté, les rois lombards ne comprirent pas que leur établissement en Italie dépendait autant de leur bon accord avec l’évêque de Rome que de leur adhésion entière à la foi catholique, et ils furent tout ensemble pour les Romains un fléau et un scandale. Entre le Grec et le Lombard, le chef de Rome, je veux dire son évêque, fut conduit à chercher hors de l’Italie un protecteur, un bras puissant, et la race des Francs austrasiens lui parut la meilleure pour lui servir de tutrice et de bouclier.

Quand les évêques romains se mirent à appeler à leur secours la royauté franque, ils jouissaient depuis long-temps, chez eux et en Italie, d’une grande autorité dans l’ordre spirituel. On ne siège pas inutilement au Capitole. Le prêtre de Jésus-Christ, qui succédait tant aux consuls de la république qu’à l’empereur romain, avait vu les autres évêques de la chrétienté naissante, ceux d’Afrique comme ceux de l’Asie-Mineure, ceux de la Syrie comme ceux des Gaules, lui décerner naturellement la suprématie.

Les degrés qui firent monter l’épiscopat romain à un pouvoir théocratique d’une espèce nouvelle furent le temps, le mérite, l’intérêt de l’Italie, l’appui des Francs, l’ascendant de la religion, l’empire qu’exercent les traditions sur les hommes, quand elles se confondent avec leurs croyances ; la nécessité pour tous d’une autorité générale. Il y eut un moment où les causes déterminantes d’une grandeur future furent assez visibles pour être comprises par les évêques de Rome, et dès-lors l’idée de la papauté fut conçue.

À ce moment aussi l’esprit chrétien se contredit et se transforma. L’humilité primitive fut dépouillée ; à l’empire du ciel on voulut joindre celui de la terre ; on ne se borna plus à instruire et à purifier les hommes, on désira les gouverner ; l’ambition prit la place du renoncement aux grandeurs, et l’habileté vint se mettre à côté de la vertu.

Rome, l’Italie, le monde, voilà les trois objets de la pensée des papes. Ils avaient à gouverner Rome en se défendant contre les instincts républicains qui la possédaient toujours. Ils avaient à soutenir le rôle de protecteurs de l’Italie et de sa liberté, et à choisir dans la péninsule des partisans et des adversaires ; ils devaient enfin se montrer en spectacle et en maîtres au monde, le bénir et le diriger, intervenir puissamment entre les rois et les peuples, avoir la tête assez haute, l’ame assez grande, l’œil assez sûr pour voir tous les hommes et s’en faire invoquer.

À soutenir cette situation immense, toutes les aptitudes et toutes les ressources humaines suffisaient à peine. Il n’y a point à s’étonner de la décadence de la papauté dans l’histoire moderne, mais de son élévation et de sa durée, qui sont au surplus un des plus grands hommages que le genre humain ait jamais rendus à l’autorité du talent et de la pensée. Les papes durent se montrer tour à tour riches comme des princes, pauvres comme des moines, saints et habiles, humbles et arrogans ; ils durent souvent aller chercher des rois pour s’en faire secourir et adorer, ou bien du haut du Vatican lancer sur leur tête plus que la foudre, la terreur. Ajoutez à ces nécessités le jeu des passions, les épisodes dont ne pouvaient être avares la perfidie et la licence italiennes, les réactions furieuses que devaient soulever chez les laïques, princes et peuples, les entreprises catholiques, et il faudra reconnaître combien était nouvelle dans les fastes humains cette théocratie qui convoitait à la fois les propriétés de Mathilde et l’empire du monde.

L’histoire de la papauté est un des plus beaux sujets qui puissent s’offrir à la plume du penseur ; elle a la rigueur d’un système, l’intérêt d’un drame, l’ironie d’une comédie. De grandes époques la divisent naturellement. Les premiers siècles de l’épiscopat romain jusqu’à Grégoire Ier sont comme une introduction simple et progressive qui nous mène aux premiers développemens politiques de l’autorité morale qu’exerce l’église de Rome sur les autres églises. Grégoire Ier est vraiment la lettre initiale de cette grandeur spirituelle dont il pose les fondemens au commencement du viie siècle, en mêlant l’habileté de l’homme d’état aux vertus du prêtre. Par toutes les voies il poursuit le succès : il flatte Phocas malgré le sang qui couvre l’usurpateur ; il félicite les Francs d’avoir pour reine l’excellente Brunehaut ; il sacrifie tout au désir de mettre Rome en rapport avec les puissans.

Depuis Grégoire Ier jusqu’à Grégoire VII, c’est-à-dire, pendant quatre siècles et demi, la papauté jette les fondemens de sa puissance politique, tant en Italie que sur les autres pays ; elle rencontre des fortunes diverses, d’éclatantes prospérités et des revers douloureux ; tour à tour ses représentans la servent par leurs talens et leurs vertus, ou sont au moment de la perdre par la folie de leurs déportemens. Les grands pouvoirs politiques l’exaltent, puis l’oppriment. Les Francs et Charlemagne la glorifient. Les Allemands et les Othon l’enchaînent, et quelquefois l’avilissent. Toutefois, dans ce conflit, elle dure et persévère ; elle résiste même à ses fautes, à ses excès. Il semblerait que les extravagances dont les Romains furent les témoins et les acteurs au xe siècle, dussent lui causer un dommage irréparable : au contraire, elles provoquèrent, au sein du clergé catholique, la réaction intérieure dont sortit Hildebrand.

Grégoire VII et Innocent III sont comme deux anges exterminateurs, placés, l’un au commencement, l’autre à la fin de la grandeur pontificale. C’est entre ces deux papes, depuis la dernière moitié du xie siècle, jusqu’au premier quart du XIIIe, que s’est affirmée sans restrictions comme sans voiles la puissance de l’église. Grégoire VII élève le prêtre à la sainteté du célibat, il purge l’église de la corruption pécuniaire, appelée simonie ; il lui rend la liberté de ses élections, en ôtant aux empereurs l’investiture par l’anneau et la crosse ; et il proclame l’église, ainsi régénérée, supérieure à tous les états, Empire, royaumes, principautés. Innocent III, un siècle après, reprend l’œuvre d’Hildebrand avec une passion sinon plus profonde, du moins plus bruyante : il est plus jeune, il règne plus long-temps. Il excommunie tour à tour les rois d’Angleterre et de France ; puis, quand il a rendu la Grande-Bretagne à Jean-sans-Terre, il l’appelle un royaume sacerdotal ; par ses conseils il organise l’empire latin que la victoire des Français et des Vénitiens établissait à Constantinople, il se met en rapport avec la Norwège, le Danemark et la Suède, il affermit le courage des chrétiens d’Orient, et leur envoie des défenseurs ; il noie dans le sang le Languedoc et l’hérésie albigeoise, et il donne pour principe à toutes ses entreprises cette maxime : que le pape, en vertu de la plénitude de sa puissance, peut dispenser du droit même.

Il faut commencer à descendre, et depuis Innocent III jusqu’à Boniface VIII, la décadence est réelle, quoiqu’elle ait encore de grands airs de majesté. Grégoire IX excommunie quatre fois Frédéric II, mais ces coups répétés n’ont plus la même puissance. Saint Louis montre un cœur plus chrétien qu’Innocent IV, et ce roi est pour les hommes un plus grand sujet d’édification que le pape lui-même. La première année du xive siècle, Boniface VIII, célébrant le premier jubilé, bénit le monde du haut du Capitole, au milieu de la foule agenouillée et de pèlerins venus à Rome des quatre coins de la terre ; cinq ans après il mourait dans la rage et le désespoir, sous les outrages prémédités du roi de France, et un contemporain dit sur lui cette parole, qu’après s’être glissé comme un renard sur le trône pontifical, et avoir régné comme un lion, il était mort comme un chien[2].

Une autre période s’ouvre, depuis la mort de Boniface VIII jusqu’au concile de Trente, deux siècles et demi, pendant lesquels l’Europe manifeste, à l’égard de la papauté, des sentimens tout-à-fait contraires à ceux qui, jusqu’alors, l’avaient animée. Désormais on voit les princes et les peuples, au lieu d’adhérer à l’autorité de Rome, la nier avec fureur ; ce n’est plus cette sympathie générale qui, de toutes parts, poussait des élans vers le pape : c’est un esprit d’indépendance, de séparation et de schisme ; on veut vivre chez soi et par soi ; la vie politique se fait individuelle et locale ; l’autorité générale de la papauté paraît ou insuffisante ou funeste : on la dédaigne ou on la hait. D’ailleurs les papes se détruisent eux-mêmes ; après avoir perdu pendant soixante-douze ans le séjour de Rome, ils se dégradent en se multipliant. La chrétienté n’aperçoit plus sur le saint siége un seul homme, mais deux ; et l’institution, dont l’unité faisait la force, présente deux têtes au monde, qui désormais voudra chercher ailleurs son point d’appui moral. L’église elle-même témoigne qu’elle ne met plus sa confiance dans la forme monarchique, car elle en appelle à l’autorité démocratique des conciles qu’elle élève au-dessus du pouvoir des papes. Cinquante ans après le concile de Florence et la fin du schisme, Luther paraissait.

Depuis le concile de Trente jusqu’à nos jours, c’est-à-dire depuis bientôt trois siècles, la papauté fournit une carrière laborieuse ; elle a perdu tout pouvoir sur une moitié de l’Europe, et même les sociétés politiques qui la reconnaissent encore, l’ont contrainte à rabattre beaucoup de ses prétentions. Elle se défend ; elle ne conquiert plus ; l’esprit du siècle la domine sans songer à l’opprimer ; on ne la combat plus, on l’oublie.

L’histoire complète de la papauté sera donc un magnifique monument dont l’architecte n’aura pas moins que les annales humaines à dérouler depuis la destruction du polythéisme. Mais le temps n’est pas encore venu : on peut comprendre la papauté dans son esprit, mais il n’est pas encore possible de savoir tous les secrets de sa vie, de sa politique ; les archives du Vatican sont avares et bien scellées. Peut-être aussi vaut-il mieux laisser expirer ce qui reste de passions catholiques et protestantes, et léguer à l’avenir le soin tant d’une peinture achevée que d’un jugement souverain.

Cependant la curiosité historique s’est déclarée dans notre siècle ; impatiente, elle s’est mise à l’œuvre ; elle a reconstruit la biographie de quelques grands papes, préparant ainsi de précieux matériaux à ceux qui viendront après nous. Grégoire VII a trouvé dans M. Voigt, professeur à l’université de Halle, un narrateur érudit et impartial de ses entreprises et de ses pensées. M. Frédéric Hurter a écrit l’histoire d’Innocent III et de ses contemporains avec une savante justice. Il ne serait pas équitable d’oublier les indications et les documens dus à M. Raumer dans son histoire des Hohenstaufen ; enfin M. Léopold Ranke, professeur à l’université de Berlin, écrivant une histoire générale des Princes et des Peuples de l’Europe méridionale au seizième et au dix-septième siècle, a traité avec un soin particulier l’histoire de la papauté pendant cette époque. Ainsi c’est l’Allemagne protestante qui fait de la première des institutions catholiques l’objet de ses études les plus approfondies et les plus impartiales. Pour la papauté, le protestantisme germanique n’a plus ni crainte ni haine, mais de l’équité. Même il aurait plutôt pour elle je ne sais quelle affection et quel enthousiasme d’artiste ; il l’admire comme une toile de Raphaël ; c’est à ses yeux une grandeur éteinte qui a droit à une suprême justice : on sent que les historiens de l’Allemagne jugent les papes comme les prêtres d’Égypte jugeaient les rois, après leur mort.

Le livre de M. Ranke, qui expose l’histoire de la papauté pendant les xvie et xviie siècles, n’est pas complet pour l’époque qu’il embrasse : l’introduction est superficielle ; pour le fond même du sujet, des points essentiels sont omis ; la France n’a pas reçu de l’historien une attention suffisante ; la dernière moitié du xviie siècle est traitée trop rapidement. Mais l’ouvrage du professeur de Berlin trouve son originalité dans la mise en œuvre de matériaux jusqu’alors inconnus, et dans une succession de points de vue ingénieux et justes. M. Ranke, après avoir découvert à Vienne des renseignemens nouveaux sur les pontificats de Grégoire XIII et de Sixte-Quint, a exploré la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, et toutes les bibliothèques d’Italie qui ont voulu s’ouvrir : il a dû s’arrêter au pied du Vatican. Ces provisions faites, il a su vraiment écrire un livre, où les faits et les aperçus, les récits et les considérations, s’enchaînent avec une industrieuse convenance. L’esprit de M. Ranke est pénétrant et lucide : il s’applique volontiers aux évènemens et aux phases les plus modernes de l’histoire européenne ; nous avons pu apprécier à Berlin la finesse de son tact historique. Dans sa conversation, on reconnaît un homme qui a étudié à fond les intérêts et les problèmes politiques de notre époque ; il a eu l’insigne fortune, pour un historien, de relations suivies avec le prince de Metternich, et il y a dans sa manière historique quelque chose de l’aplomb d’un homme rompu aux affaires. Le livre de M. Ranke a donc une réelle importance pour l’intelligence de la papauté et du catholicisme depuis trois siècles : rapport impartial et lumineux sur des points essentiels, il peut servir de base à une appréciation raisonnée des intérêts religieux de l’Europe depuis Luther.

Rien n’est plus utile que d’étudier combien une grande puissance met de temps à descendre de son apogée, quelles résistances, quelles ressources elle oppose à ses adversaires, comment elle vit sur la défensive après avoir été maîtresse des choses humaines. Mais cet examen est délicat et difficile. Les hautes prospérités ont des saillies grossières qui ne sauraient échapper à l’œil, tandis que les momens de l’histoire où les causes et les chances se balancent encore, ont des détails, des secrets et des nuances qui peuvent se dérober longtemps même à une attention sincère. Quand Luther s’éleva contre l’église, le catholicisme avait perdu la confiance absolue de la société chrétienne et l’intelligence souveraine qui lui avait donné la force de la conduire ; s’il en eût été autrement, Luther n’aurait pu ni paraître, ni réussir. Mais ce fait, si considérable et si clair qu’il fût, ne pouvait suffire à trancher toutes les difficultés, pas plus qu’il ne suffit aujourd’hui à expliquer tous les évènemens. Le catholicisme, même à l’instant où il était nié avec audace et puissance, conservait une autorité qu’il ne devait pas perdre de si tôt. Les grandes forces mettent à s’éteindre autant de temps qu’elles en ont pris pour se former. C’est donc un curieux fragment de l’histoire de la papauté que le xvie et le xviie siècle, où le catholicisme déploie toutes ses ressources pour se maintenir, résister et se venger : il n’y a pas là l’unité des temps de Grégoire VII et d’Innocent III ; mais on y trouve les variétés, les oppositions de la vie et de la nature humaine. On peut convier à ce spectacle ceux qui s’imaginent que les grandes causes peuvent triompher ou périr tout-à-fait en quelques années, au gré de l’impatience et de l’égoïsme de quelques hommes et même de quelques générations.

Un fait honorable pour le catholicisme, et qu’il est juste de mettre d’abord en lumière, est la réaction intérieure qui, au commencement du xvie siècle, ramenait en Italie beaucoup d’hommes éminens à la spiritualité religieuse. L’excès de la liberté provoqua ce retour, car à Rome, sous Léon X, il était de bon ton de combattre les principes du christianisme. « On ne passait pas, dit P. Ant. Bandino, pour un galant homme, si l’on ne manifestait pas des opinions erronées ou hérétiques sur la religion. » On se moquait de l’Écriture et des mystères. Tant d’insultes ranimèrent dans Rome même l’esprit chrétien. Des hommes de distinction, dont plusieurs furent cardinaux plus tard, fondèrent à Trastevere un oratoire de l’amour divin, où ils se livraient à des exercices spirituels. Venise fut quelque temps le refuge de Romains et de patriotes florentins qui s’occupèrent, avec une piété sérieuse, de problèmes religieux, et notamment de la doctrine de la justification, ce grand objet des pensées de Luther. Savonarola n’est-il pas aussi un éclatant indice des désirs de rénovation qui fermentaient au sein du catholicisme italien ? Naples, Modène, virent publier un livre intitulé du Bienfait du Christ, où la justification était attribuée exclusivement à la grace. Enfin il y eut un moment où plusieurs catholiques romains crurent qu’une réconciliation était possible avec les protestans, tant en adoptant leurs sentimens sur la justification qu’en régénérant la discipline par la réforme des abus. Desseins respectables, mais inutiles. Il vient une heure, dans la durée des grandes institutions, où il leur est interdit de se régénérer elles-mêmes ; elles le veulent en vain dans leur repentir et leur effroi. Le remède doit leur venir d’ailleurs. Une autre puissance s’est levée, chargée de les frapper et de les changer violemment : c’est seulement après avoir subi ce châtiment et cette révolution, qu’elles peuvent espérer une nouvelle existence, et encore à la charge de la combiner avec la marche de l’humanité..

Mais les contemporains d’un grand mouvement ne sauraient le juger comme ceux qui viennent après, et leurs passions les poussent naturellement à ne rien négliger pour la défense de leur cause. Cette ardente volonté est la vie de l’histoire. Provoquée par l’Allemagne qui voulait abolir le monachisme, l’Italie cherchait à le rajeunir, et aussi à introduire la réforme dans le clergé séculier. Mais le catholicisme, dans ses adversités, devait recevoir son plus puissant secours d’un établissement nouveau dont les fondateurs se disaient, par excellence, les hommes de Jésus-Christ, les jésuites.

Les pages que M. Ranke a consacrées à Ignace de Loyola, peuvent être citées parmi les plus piquantes de son livre ; il est impossible de mieux faire comprendre comment, chez don Inigo Lopez de Recalde, le plus jeune fils de la maison espagnole de Loyola, la plus haute spiritualité religieuse se mêla d’une manière indissoluble aux formes chevaleresques. Quand le jeune Inigo, après avoir paru à la cour de Ferdinand-le-Catholique et à celle du duc de Najara, eut été atteint d’une blessure aux deux jambes, à la défense de Pampelune contre les Français, en 1521, il charma les ennuis d’une longue guérison par des romans de chevalerie, puis par l’histoire de quelques saints, enfin par la vie du Seigneur. Alors, dans sa tête, les formes de la guerre et les devoirs de la sainteté se confondirent. Pour lui, le bien et le mal étaient deux armées : l’une était campée près de Jérusalem et avait Jésus-Christ pour général ; l’autre n’était pas loin de Babylone et se déployait sous les ordres de Satan. Inigo ira donc s’enrôler sous les ordres de Dieu à Jérusalem, mais auparavant il fera devant l’image de la Vierge la veille des armes, parce qu’il veut imiter Amadis de Gaule.

Inigo ne se trompait pas : l’église avait besoin d’un chevalier. Elle rencontra, dans le soldat blessé à Pampelune, une ame ardente, une foi extatique, un dévouement qui prit l’allure de l’héroïsme et de l’obéissance militaire. M. Ranke a esquissé un rapprochement ingénieux entre Loyola et Luther. Il montre Luther devant ses doctrines à l’étude des Écritures ; Loyola, au contraire, puisant ses inspirations dans une vie tout intuitive et dans des émotions personnelles. L’historien aurait pu pousser plus loin, et reconnaître, dans cette opposition, la cause de la fécondité de la réforme et de la stérilité du jésuitisme. Luther interrogeant les Écritures et cherchant la vérité dans leur libre et respectueuse interprétation, était d’accord avec les dispositions de l’esprit humain, qui commençait à se partager entre la science et la foi ; il y avait dans son ame quelque chose de puissant et de générateur qui préparait aussi les développemens des autres siècles. Mais les extases et les hallucinations de Loyola ne le conduisirent qu’à une défense fanatique du culte catholique ; les papes et la religion romaine durent à son entreprise un secours immédiat qui leur fut utile, mais ils n’en reçurent aucun principe de force et de régénération.

L’établissement des jésuites fut moins une institution et un système qu’un expédient et un parti pris. Loyola lève une véritable armée spirituelle, composée d’hommes d’élite, façonnés pour travailler à un but qu’il ne s’agit ni de discuter, ni de modifier. L’obéissance sera donc considérée comme la première de toutes les vertus, parce qu’elle est estimée le plus puissant des mobiles ; elle prendra la place de toutes les relations humaines dans la société nouvelle ; elle sera pratiquée d’une manière absolue, sans aucun égard à l’objet auquel elle s’applique. Pour le jésuite, il n’y aura plus de famille, plus de secrets, plus d’amitiés ; une confession générale livre à ses supérieurs la connaissance de ses faiblesses, de ses défauts, de ses plus intimes pensées ; la société veut posséder l’homme tout entier, parce qu’elle se servira de tous ses penchans, de ses vices comme de ses vertus.

Rencontre bizarre ! Ce plan machiavélique avait été conçu par l’homme le plus sincère dans les mystiques ardeurs de sa piété. Le fanatisme extrême peut aboutir à des résultats non moins immoraux que ceux de la rouerie la plus raffinée. Comme il fait d’un but unique son idole, son dieu, il lui sacrifie tout, sans examen comme sans scrupule ; il croit anoblir et purifier tout ce qu’il lui consacre, la fin justifie les moyens, et il se trouve que ceux qui ne croient qu’à une chose agissent absolument comme ceux qui ne croient à rien.

Au moment où la milice de Loyola commençait à s’organiser, le concile de Trente s’ouvrait. Ici encore nous voyons les développemens intellectuels avorter pour faire place à la défense exclusive des intérêts positifs. On put croire dans les premières séances que les profondeurs de la spiritualité seraient traitées avec impartialité ; mais bientôt il devint évident que toute opinion inclinant au système protestant était, par là même, l’objet d’une réprobation préméditée. Quand le dogme de la révélation eut été posé, ainsi que ce devait être, comme un principe sacré, on parla des sources dans lesquelles il faut en puiser la connaissance, et plusieurs voix s’élevèrent pour dire que, dans l’Évangile, se trouvait toute vérité, toute voie pour mener au salut ; mais une grande majorité condamna ces paroles. On décida que la tradition non écrite, reçue de la bouche du Christ, propagée par les apôtres, sous la protection du Saint-Esprit, jusque dans ces derniers temps, devait être l’objet d’une aussi grande vénération que l’Écriture sainte elle-même.

Dès que l’autorité de la tradition était égalée à l’autorité de l’Écriture, le concile témoignait assez qu’il ne s’était pas rassemblé pour travailler à la révision impartiale des opinions catholiques, mais à leur confirmation solennelle. Dès-lors non-seulement toute tendance protestante, mais toute tentative de conciliation fut sévèrement écartée des décisions du concile. La justification par les actes eut le pas sur la grace ; de plus elle fut déclarée ne pouvoir opérer que par les sacremens, qui impliquaient à leur tour toute l’autorité de l’église visible.

Dans le concile de Trente, le protestantisme ne fut pas discuté, mais repoussé. Au ive siècle, l’église avait plus de foi dans les débats de l’intelligence, quand, à Nicée, elle ne condamnait qu’après de longues discussions les opinions d’Arius. Il arriva aussi que, dans le concile du xvie siècle, les décrets furent rédigés avec assez d’ambiguïté pour que des théologiens comme Dominique Soto et Catharin, qui professaient sur les sujets les plus importans des sentimens contraires, pussent tous les deux s’autoriser des décisions de l’assemblée. À ce propos Sarpi fait cette remarque : « On peut juger par là combien peu l’on doit espérer de savoir à présent la pensée du concile, puisque ceux qui en étaient les chefs et ceux qui y avaient assisté ne s’accordaient pas eux-mêmes. »

Le désir, fort louable sans doute, qui animait M. Ranke, historien protestant, de se parer, envers les catholiques, de la plus haute impartialité, lui a trop dissimulé la profonde faiblesse du concile sous le rapport dogmatique. Le concile de Trente ne s’est pas considéré comme le représentant de la chrétienté tout entière, mais plutôt comme une assemblée politique appelée à la défense d’intérêts attaqués. En revanche, M. Ranke a su apprécier avec beaucoup de sagacité la seconde période du concile, pendant les conférences de Morone et de l’empereur, dans l’été et l’automne de 1563. Il montre fort bien l’église catholique traçant elle-même les limites dans lesquelles elle voulait se renfermer, ne conservant plus de ménagemens pour les Grecs et pour l’église d’Orient, et lançant sur le protestantisme d’innombrables anathèmes.

Par son dernier acte, le concile déclarait que, de quelques paroles ou de quelques clauses qu’il se fût servi dans les décrets de réformation et de discipline ecclésiastique faits sous Paul III, sous Jules III et sous Pie IV, il entendait toujours que ce fût sans préjudice de l’autorité du saint-siége[3]. Voilà quel était, pour la papauté, le plus grand intérêt ; elle le tenait pour supérieur même au dogme. Ainsi le pape conservait le droit exclusif d’interpréter tous les canons du concile de Trente ; il restait seul maître, seul dispensateur des règles de la foi et de la vie, et sa puissance, qui perdait en étendue, gagnait en concentration.

L’institution des jésuites et le concile de Trente furent, pour ainsi dire, d’habiles déclinatoires opposés à l’esprit humain ; on esquivait la discussion des idées pour se jeter dans la défense des intérêts, et pour sauver le présent, on ruinait l’avenir. Ne trouvons-nous pas une nouvelle preuve de l’effroi qu’inspiraient aux papes les questions et les débats soulevés par le xvie siècle, dans l’établissement d’une nouvelle inquisition à laquelle Loyola prêta son appui ? La terreur régna sur toute l’Italie ; la haine des partis vint au secours des inquisiteurs. « À peine s’il est possible, s’écriait un proscrit, d’être chrétien et de mourir dans son lit. » Toute la littérature fut soumise à la surveillance la plus sévère. Rome ne s’épargna aucune violence pour extirper de l’Italie les opinions hétérodoxes ; elle eut ses auto-da-fé ; Venise eut ses noyades. Les villes de l’Allemagne et de l’Italie étaient remplies de malheureux qui fuyaient les fureurs des émules du saint-office espagnol.

Mais l’histoire même des papes nous fera voir de plus en plus toute spiritualité s’effaçant sous les intérêts politiques. À dater du xvie siècle, le chrétien paraît peu chez ceux qui s’appellent les successeurs de saint Pierre ; le prêtre se confond avec le prince temporel et l’homme d’état. De grandes affaires, des talens non moins déliés que les intrigues où ils se mêlent, des lutteurs habiles qui veulent triompher de l’ingratitude de situations difficiles, le succès considéré comme moralité suprême, des hommes d’esprit, des prêtres mondains, quelques-uns qui, d’intervalle en intervalle, reproduisent l’exemple et l’édification de la vertu chrétienne, tel est le spectacle attachant et compliqué que nous offre l’histoire des pontifes dont Léon X ouvre la série avec un aimable et brillant abandon.

Successeur de Jules II, qui ne connut pas Luther, et qui n’eut d’autre pensée que d’assurer à l’église un état temporel considérable, Léon X géra les affaires avec une facilité qui ne fut pas dépourvue de vigueur. Il avait trouvé, disait-il, le pontificat craint et respecté, il ne voulait pas le laisser déchoir entre ses mains. Il ne fut pas moins préoccupé de la reprise du Milanais que de l’hérésie naissante de Luther. Puis n’avait-il pas à lire les vers de l’Arioste, la prose de Machiavel ? Ne devait-il pas se promener dans les galeries que décorait pour lui Raphaël d’Urbino ? La musique le charmait aussi. C’est un excellent homme, disait un ambassadeur, buona persona ; il aime les savans, il est religieux, mais il aime à vivre, ma vuole vivere. Léon X ne permettait pas aux affaires de le troubler ; il les comprenait dans leur ensemble, et ne se perdait pas dans les détails ; il eut l’insigne fortune de goûter quelques années de la vie la plus riante au commencement du xvie siècle, qui devait être si orageux, et cet heureux viveur mourut à propos.

Un professeur de Louvain, Adrien d’Utrecht, reconnut franchement, après Léon X, les excès commis au sein du catholicisme. « La corruption, disait-il, s’est répandue de la tête aux membres, du pape aux prélats ; nous avons tous dévié ; il n’y en a aucun qui ait fait du bien, pas même un seul. » Mais il se trouvait comme étranger dans Rome ; les Italiens ne pouvaient s’accommoder de ce Néerlandais, qui ne régna guère qu’un an.

Jules de Médicis, qui porta le nom de Clément VII, prit la résolution hardie de se déclarer l’adversaire des Espagnols, qui avaient rétabli sa famille à Florence, mais dont la domination sur l’Italie l’offusquait. Il ne réussit qu’à provoquer le sac de Rome et à se faire assiéger lui-même dans le château Saint-Ange. Pour échapper au joug impérial, il se lia plus tard avec François Ier, qui, au même moment, prêtait son appui aux protestans d’Allemagne. Henri VIII prononça à la même époque la séparation définitive de l’Angleterre d’avec l’église romaine ; les tribulations de Clément VII semblent servir d’opposition aux prospérités de Léon X.

Paul III fut à Rome un pape populaire. On aimait la magnificence de ce Farnèse. De grandes ressources dans l’esprit, une patience inaltérable pour attendre l’accomplissement de ses désirs, une confiance superstitieuse dans l’astrologie, sont les principaux traits de son caractère. Quant à sa politique, il ne désira jamais que l’Allemagne protestante fût entièrement vaincue. Il fait des vœux pour l’électeur Jean-Frédéric contre Charles-Quint ; il exhorte François Ier à ne pas abandonner la cause de la réforme allemande, tant il redoute la prépondérance impériale ! Il se montre partisan enthousiaste de l’alliance française ; il médite une coalition entre la France, la Suisse et Venise. Cette politique ne démontre-t-elle pas que la cause de la spiritualité catholique n’absorbait pas la pensée des papes ?

Après Jules III, qui tenait au contraire le parti de l’empereur, et qui se hâta d’abandonner le soin des affaires pour une vie de plaisir ; après Marcel II, qui mourut le vingt-deuxième jour de son pontificat, Paul IV se montra, à soixante-dix-neuf ans, ardent pour la réforme de l’église et contre la domination espagnole. Il invoqua contre le roi catholique non-seulement les protestans, mais Soliman Ier ; il échoua, et fut contraint, par l’épée du duc d’Albe, d’appeler Philippe II son ami. Malheureux dans ses desseins politiques, Paul IV revint à la pensée de la réforme de l’église ; il favorisa l’inquisition. Le fanatisme de ce vieillard souleva contre lui la population romaine, qui traîna sa statue dans le Tibre.

Son successeur, Pie IV, est au contraire plein de douceur et de bonté. Simple dans ses mœurs, enjoué dans ses propos, il désire surtout la paix ; il ne veut pas de guerre contre les protestans. Il paraît convaincu que le pouvoir des papes ne peut se maintenir sans le concours et l’autorité des princes. Voilà du bon sens et de la bonhomie.

Le parti qui, dans le sacré collége et dans Rome, s’attachait à une discipline rigoureuse, nomma un pape plus austère et plus dur, Pie V. L’inquisition reprit alors une activité nouvelle, et promena ses rigueurs sur les savans et les lettrés. Les sentences criminelles ne furent jamais adoucies. Pie V acquit une grande autorité sur l’Espagne et le Portugal ; il réunit les Vénitiens et les Espagnols contre les Turcs, et fit rejaillir sur la papauté la gloire de Lépante. Il approuva toutes les violences du duc d’Albe ; il songea à une expédition contre l’hérétique Angleterre. Il y avait dans ce pape quelque chose du saint, beaucoup de l’inquisiteur, un peu de l’homme d’état.

Les jésuites s’emparèrent rapidement de l’esprit de Grégoire XIII, et l’engagèrent à rivaliser d’édification avec Pie V. Son administration releva les ressources financières de l’état romain. Il portait aux protestans une haine active ; il approuva la Saint-Barthélemy et le plan de la ligue ; il fomenta les révoltes de l’Irlande contre Élisabeth, mais il ne put se défendre lui-même contre les bandits qui infestaient Rome.

C’était le pâtre de Montalte qui devait exterminer les brigands romains. On connaît la fortune de Sixte-Quint. Son premier mot, le jour de son couronnement, fut celui-ci : Tant que je vivrai, tout criminel subira la peine capitale. Il tint parole et ne fit grace à personne : il fonda sa puissance par une terreur salutaire. En cinq ans, ce grand homme sut conquérir une place à côté des plus illustres papes, de Grégoire VII et d’Innocent III. Il gouverna l’état romain avec une habileté qui lui a fait attribuer tout ce que l’administration papale pouvait avoir d’heureux et de régulier, depuis le commencement du xvie siècle. Il acheva l’organisation des congrégations de cardinaux ; il favorisa l’agriculture, l’industrie ; il eut l’idée persévérante de rendre la papauté très riche, et de lui amasser des trésors pour les temps difficiles ; on le vit emprunter et thésauriser à la fois. Rival des anciens Césars, il amena dans Rome, par de grands aqueducs, l’eau dont la ville avait besoin ; politiquement chrétien, il expulsa du Capitole les statues antiques ; uniquement préoccupé des affaires, il n’aimait pas les champs et la nature, et disait que sa distraction était de voir beaucoup de toits. Il roula dans sa tête les projets les plus gigantesques, il noua des intelligences en Orient, avec la Perse, avec quelques chefs arabes, avec les Druses : il songeait à la conquête de l’Égypte, à la jonction de la mer Rouge avec la Méditerranée, à la délivrance du saint sépulcre ; enfin ce prêtre aimait la gloire. Mais, à côté de ces élans, la raison pratique ne défaillait pas. Après avoir excommunié Henri IV, Sixte-Quint songeait presque à le reconnaître, en dépit des protestations espagnoles : il entrevoyait une politique dont la mort lui envia la glorieuse nouveauté. Sixte-Quint ferma le xvie siècle, qu’avait commencé Jules II. Il fut comme lui un grand pape temporel ; entre Élisabeth et Henri IV, il maintint l’honneur de la politique romaine.

Dans les dix dernières années du xvie siècle, plusieurs papes se succédèrent avec une singulière rapidité. Urbain VII ne régna que douze jours ; Grégoire XIV ne passa que dix mois sur le trône pontifical, et Innocent IX seulement huit semaines. Si Grégoire XIV eût gardé le pouvoir plus long-temps, il eût pu ébranler l’Europe : représentant passionné du parti ligueur espagnol, il écrivit aux Parisiens pour les confirmer dans leur révolte, il renouvela l’excommunication d’Henri IV, et il fit passer aux ligueurs un secours mensuel de 15,000 scudi ; c’était l’argent de Sixte-Quint.

Clément VIII, le dernier des papes du xvie siècle, inclinait à la politique que l’illustre Montalte se préparait à embrasser quand il mourut ; il ne répugnait pas à absoudre Henri IV, mais il ne pouvait offenser brusquement les Espagnols ; il craignait d’ailleurs d’être trompé, et redoutait un retour au protestantisme de la part du roi de France ; enfin il s’enhardit et prononça la suprême absolution. Henri IV témoigna sa reconnaissance au pape en l’aidant à confisquer le duché de Ferrare.

Le xviie siècle voit décroître l’individualité des papes, et le pontificat, dans les progrès de sa décadence, n’a plus même à nous offrir, pour dédommagement, la grandeur personnelle de ses élus. Paul V régna comme un docteur en droit canon, à l’esprit étroit et obstiné. Il eut l’imprudence de provoquer de la part de Venise l’explosion de tout ce que cette république avait pour Rome de dédain et d’antipathie ; les jésuites furent bannis de la ville et des états de saint Marc, et l’orgueil pontifical fut heureux de s’abriter sous la médiation d’Henri IV. Grégoire XV établit la propagande et canonise Ignace et Xavier. C’est un des papes que les intérêts spirituels du catholicisme ont le plus animé. Missions et conversions l’occupèrent. Urbain VIII, au contraire, n’eut que de l’ambition politique ; il dut subir l’ascendant du cardinal de Richelieu, qui se servait de la papauté sans vouloir la servir ; il fut presque l’allié de Gustave-Adolphe, qui abattait la puissance autrichienne ; et il ne fallut rien moins que l’entrée des Suédois à Munich, pour le ramener à la cause de l’empereur et du catholicisme. La cour d’Innocent X offrit les mêmes scènes que le palais des empereurs à Byzance, favoritisme, intrigues de boudoir, domination d’une femme. Innocent lança une bulle impuissante contre la paix de Munster. Les contemporains d’Alexandre VII ont déploré son incapacité politique : c’est lui que Louis XIV contraignit à d’humiliantes réparations. Après Clément IX et Clément X, Innocent XI lutta contre le grand roi avec une énergie qui a fait penser à quelques-uns qu’il s’entendait secrètement avec Guillaume d’Orange. Le xviie siècle finit par le pontificat d’Innocent XII, qui termina les différends avec l’église gallicane.

« C’est la force dans toute la grandeur et l’énergie de son allure qui fixe l’attention, dit M. Ranke ; aussi n’avons-nous pas le dessein de peindre les dernières périodes de l’histoire de la papauté. » Le xviiie siècle, en effet, nous montre les effigies papales encore plus effacées ; nous n’en continuerons donc pas l’énumération, et nous dirons seulement ceci : Montesquieu appela le pape une vieille idole, et Voltaire dédia Mahomet à Benoit XIV ; c’était encore une assez douce manière de demander compte au catholicisme des larmes d’Abailard et du sang de Jordan Bruno.

Cependant quelles furent, durant le xvie et le xviie siècle, les passions religieuses de l’Europe ? Sur cette importante question M. Ranke donne des renseignemens précieux ; il décrit avec vérité les luttes du catholicisme et du protestantisme ; il rend surtout sensible l’habileté avec laquelle la cause catholique releva ses affaires au commencement du xviie siècle ; il est excellent dans le détail, mais peut-être n’a-t-il pas assez embrassé l’ensemble des choses.

Quand au moyen-âge Grégoire VII et Innocent III proclamaient la papauté supérieure aux puissances laïques, cette prétention était pour eux un dogme auquel ils croyaient religieusement. Les peuples y croyaient avec eux, et les rois, que ce dogme humiliait, n’y pouvaient refuser, même en se révoltant, leur adhésion intime. La foi était l’ame du moyen-âge. Puisque le pape représentait Dieu, il devait régner sur les rois. Cette politique était grande et simple, mais elle ne pouvait toujours durer, et elle dépérissait intérieurement dès la fin du xiiie siècle. Dès ce moment les intérêts positifs commencent à primer la foi religieuse. Il n’est plus possible de conduire encore les chrétiens en Orient, pas davantage de faire accepter aux peuples et aux rois l’absolutisme de la suprématie papale, et la vie proprement politique commença péniblement pour les individus comme pour les états.

Observons les commencemens de la réforme. Sans doute le théologien qui la provoque reçoit ses inspirations dogmatiques sur la grace, de la méditation de saint Paul et de saint Augustin ; mais comment entame-t-il son œuvre ? Par l’affaire des indulgences, c’est-à-dire en défendant la bourse des Allemands, comme si la spiritualité intérieure avait besoin du sauf-conduit d’une question pécuniaire. Quand le branle fut donné, on vit les intérêts secouer et exciter le flambeau de la foi ; mais la foi toute seule n’aurait plus rien allumé. Dans les querelles et les guerres religieuses du xvie siècle, l’intérêt politique prévaut, même quand il emprunte un autre nom, et il serait superficiel autant qu’erroné de prendre le change.

« Il n’y a jamais eu d’époque où les théologiens aient été plus puissans qu’à la fin du xvie siècle, dit M. Ranke ; ils siégeaient dans les conseils des princes, et traitaient dans les chaires des matières politiques ; ils dirigeaient les écoles, la science, la littérature… » C’est-à-dire que la théologie était puissante, à condition de ne plus être la théologie. J’accorde qu’on discutait sur la grace, sur la présence réelle, qu’on se tenait réciproquement pour abominables entre catholiques et protestans. Mais au fond que cherchait-on ? la vérité ? Non : le pouvoir.

On ne nous prêtera pas sans doute la folle pensée de nier que dans l’ame de plusieurs brûlait encore le feu d’une spiritualité sincère ; mais nous disons que le mouvement social, lors même qu’il s’appelait religieux, était politique. Dès le commencement du XVIIe siècle, les théologiens disparaissent pour faire place à l’habileté et à la science laïques des jurisconsultes et du tiers-état. Richelieu n’a d’un prêtre que la robe. Les papes en majorité se montrent mondains et politiques ; ils quittent tantôt l’Espagne pour la France, tantôt François Ier pour Charles-Quint ; ils font des vœux pour les protestans et Gustave-Adolphe, parce que ces hérétiques ruinent la puissance impériale. Le duc d’Albe écrase les réformés dans les Pays-Bas, et en même temps fait trembler le pape dans Rome, car avant d’être catholique, il est sujet de Philippe II. Quand la politique tombe d’accord avec la religion, on célèbre avec enthousiasme cette harmonie, et on s’en fait une arme puissante ; mais lorsqu’elles sont opposées, la religion est sacrifiée à la politique : voilà le fait général du XVIe et du XVIIe siècle. Si nous le voyons déjà poindre au XIVe et au XVe siècle, nous étonnerons-nous que plus tard il s’affirme avec autorité ?

Lorsque Bellarmin donnait une expression théorique un peu tardive aux prétentions de Grégoire VII et d’Innocent III, il mêla la souveraineté du peuple à la toute-puissance du pape. Il établit que Dieu n’ayant accordé le pouvoir temporel à personne en particulier, ce pouvoir appartenait au peuple qui le conférait tantôt à un seul, tantôt à plusieurs, et conservait toujours le droit de changer les formes politiques. La doctrine catholique s’attachait à montrer qu’elle n’avait de préférence pour aucun gouvernement particulier et qu’elle s’adaptait aussi bien aux institutions aristocratiques et démocratiques qu’aux monarchies. À l’union des deux souverainetés sacerdotale et populaire, les protestans répondirent par la doctrine du droit divin des princes et par l’indépendance des nationalités. Mais plus tard il y eut entre les deux causes comme un échange de principes : au XVIIe siècle, les tendances monarchiques prédominèrent dans le catholicisme, et les protestans inclinèrent ouvertement vers la république, ou du moins vers une liberté aristocratique ; et, comme le dit fort bien M. Ranke, d’un côté le monde catholique était uni, classique et monarchique ; de l’autre, le monde protestant était divisé, romantique et républicain.

Ainsi les moyens peuvent changer, mais entre les deux causes le prix du combat est toujours le pouvoir politique. Elles se balancèrent long-temps dans leurs succès et leurs revers. La papauté, en se séparant de la puissance impériale et espagnole, contribua beaucoup à fonder le protestantisme en Allemagne. Les exagérations de Paul IV précipitèrent dans la réforme Élisabeth et l’Angleterre. Vers 1560, le nord de l’Europe avait abjuré le catholicisme ; l’Allemagne était presque entièrement sous l’empire des doctrines de Luther ; la Pologne et la Hongrie fermentaient ; Genève s’érigeait en métropole des opinions nouvelles ; en France et dans les Pays-Bas un parti considérable soutenait la réforme. Le catholicisme voulut résister à ce triomphe : après avoir raffermi sa domination morale en Espagne et en Italie, et s’être lié, sans arrière-pensée, à la monarchie de Philippe II, il travaille à reprendre son ascendant sur le reste de l’Europe. Les jésuites envahissent l’Allemagne ; ils s’établissent à Vienne, à Cologne, à Ingolstadt, à Spire, comme pour lutter avec Heidelberg, à Wurzbourg, dans le Tyrol ; ils pénètrent en Hongrie, en Bohême, en Moravie ; c’était une invasion du christianisme romain dans le christianisme germanique. La Bavière devint le centre d’une restauration catholique et d’une réforme dans l’église. Les petits princes allemands non réformés se rallièrent à elle. En France et dans les Pays-Bas, le catholicisme se relevait aussi, mais violemment. La cruauté systématique du duc d’Albe, la juridiction formidable du conseil des troubles, extirpèrent la racine des mauvaises plantes, suivant l’expression du roi d’Espagne. Catherine de Médicis, qu’enflammaient l’exemple des Pays-Bas, les conseils de Philippe II et de son terrible lieutenant, frappa, dans la nuit de la Saint-Barthélemy, un coup d’état qui remplit d’allégresse la catholicité. Partout les protestans coururent aux armes, et il s’établit entre eux une solidarité européenne. Le centre de la puissance et de la politique protestante était l’Angleterre ; Élisabeth faisait expier aux catholiques de ses royaumes les disgraces des réformés des Pays-Bas et des huguenots de France. La Saint-Barthélemy provoqua l’immolation de Marie Stuart ; c’est alors que les forces espagnoles et italiennes voulurent tenter un coup de main sur l’Angleterre. L’avènement du fils de Marie Stuart au trône britannique fut une véritable disgrace pour le protestantisme.

Quel est le dénouement de cette lutte européenne, dont la guerre de trente ans devint un si notable épisode ? L’équilibre entre les deux partis, entre les deux religions, qui reconnaissent enfin la nécessité de se supporter mutuellement. Le catholicisme conserva beaucoup de son empire, et le protestantisme acquit l’égalité.

Ainsi la tentative de la papauté romaine, d’étendre sur toute la chrétienté une théocratie spirituelle qui fasse accepter ses lois à toutes les sociétés politiques ; cette tentative, si longuement préparée depuis Grégoire Ier jusqu’à Grégoire VII, si brillante jusqu’à la mort d’Innocent III, déjà si vivement contestée par Frédéric II de Hohenstaufen, qu’ébranlent les conciles et les papes eux-mêmes, que nie expressément Luther, se débat pendant un siècle et demi, transige, et ne sauve la moitié de ses intérêts et quelques-unes de ses prétentions qu’à la condition d’abdiquer le monde et l’avenir.

Nous ne pouvons nous refuser à une observation sur les rapports de la papauté avec la France. Vis-à-vis de Rome, l’ancienne monarchie a su rester tout ensemble libre et catholique. Elle n’entre pas dans la querelle du sacerdoce et de l’empire, elle est respectueuse envers les papes, mais indépendante ; et il se trouve que c’est elle qui leur cause les plus violens déplaisirs. Innocent III meurt de la fièvre que lui donne le départ du fils de Philippe-Auguste pour l’Angleterre, malgré ses ordres. Grégoire IX essuie de la part de saint Louis le refus d’une hospitalité que le roi et ses barons estiment dangereuse. Philippe-le-Bel brise Boniface VIII. Richelieu fait de la politique romaine un instrument. Louis XIV est inexorable, et dompte avec son orgueil la superbe du Vatican. Les parlemens, tantôt de concert avec le clergé, tantôt malgré lui, défendent l’indépendance de la couronne et les libertés de l’église nationale. Et cependant la France reste catholique, elle ne se sépare pas ; si elle semble tentée un instant de tremper dans la réforme du xvie siècle, elle revient sur ses pas, elle revient à l’unité ; elle fait tomber, par le bras de Richelieu, les murs de La Rochelle et les premiers commencemens d’une confédération aristocratique ; elle se sauve d’un schisme partiel, et se réserve tout entière pour la révolution sociale de 1789.

Nous avons entendu des Allemands se féliciter de ce que la réforme de Luther avait préservé jusqu’à présent l’Allemagne des tentations d’une révolution politique ; nous, nous féliciterons la France d’avoir passé d’un seul bond de l’unité catholique et monarchique à l’unité philosophique, et démocratique.

Il faut regretter que M. Ranke n’ait pas étudié le travail moral et intellectuel de la France depuis Luther jusqu’à la fin du xviiie siècle. C’est une grande lacune dans son livre. Il est vrai que nous rencontrons des dédommagemens dans les détails qu’il nous donne sur des points peu connus, comme les tentatives du catholicisme sur la Suède, sur la Russie, ses mouvemens en Pologne. Nous signalerons aussi les pages sur les finances du saint-siége et sur l’intérieur de la cour de Rome. Il ne faut pas oublier non plus le dramatique épisode de la reine Christine et de sa conversion. En somme, tous les faits sur lesquels M. Ranke a voulu jeter la lumière sont admirablement éclairés, et ces clartés nouvelles, qui procurent à l’esprit de vifs plaisirs, lui causent aussi plus de regrets pour ce qui est laissé dans l’ombre. Enfin, à notre sens, le livre du professeur de Berlin apporterait au lecteur une évidence plus complète, si l’auteur eût davantage encadré son sujet, le xvie et le xviie siècle, entre le moyen-âge et les derniers temps modernes. Son histoire se présente à l’œil d’une manière trop isolée, trop fragmentaire, et l’époque qu’il raconte est trop livrée au lecteur sans la connaissance du passé qui l’a produite et sans la perspective de l’avenir qu’elle doit amener.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de M. Ranke, outre sa valeur historique, peut-il être considéré comme un plaidoyer en faveur du catholicisme ? M. de Saint-Chéron semble le croire dans l’introduction chaleureuse dont il a fait précéder la traduction du livre allemand[4]. Rien n’est plus respectable que les illusions sincères de la foi religieuse. Nous ne saurions avoir la pensée de troubler M. de Saint-Chéron, dont nous estimons le caractère et le talent, dans sa confiance et son espoir. Puisqu’il juge ne pouvoir mieux servir la religion catholique qu’en appelant à son secours l’érudition et l’intelligence du protestantisme, soit ; ce qui importe le plus, c’est la divulgation des faits, préliminaire indispensable au développement des vérités religieuses.

Le catholicisme devra un jour porter sa sollicitude sur trois sujets importans, sur le dogme même, sur l’autorité monarchique des papes et sur l’autorité démocratique des conciles.

Qui pourrait nier la grandeur des dogmes catholiques ? Ils ont, pendant des siècles, conduit et fortifié les hommes ; ils les ont gouvernés ; ils ont su leur servir à la fois d’épouvante et de consolation. Mais la puissance et la beauté des choses qui paraissent sur la terre n’impliquent ni leur vérité absolue ni leur éternité. Dire que les dogmes de la religion catholique forment, avec les parties matérielles de la vie humaine, un austère et vénérable contraste ; dire encore que ces dogmes offrent à l’esprit des solutions sérieuses qui ont gardé long-temps l’adhésion du genre humain, c’est avancer des propositions incontestables, mais insuffisantes pour répondre aux questions de notre siècle. L’intérêt n’est pas tant dans un éloge mérité du passé que dans un souci légitime du présent et de l’avenir. Le catholicisme doit bien se consulter lui-même ; il doit faire un examen sévère de ses principes et de ses doctrines, se demander, avec une netteté scrupuleuse, sur quels points il pourrait un jour se montrer accommodant et flexible, sur quels autres il devra prononcer un ultimatum immuable. Il y aurait folie de sa part à croire échapper, dans l’avenir, à une révision générale de ce qu’il enseigne au genre humain, et il sera d’une haute prudence de se tenir prêt pour le moment des épreuves, pour l’heure, non pas de la persécution, mais de l’examen. Suprême effort de l’humanité, les religions n’en sont pas moins soumises aux conditions humaines, et, tout en révélant le ciel, elles dépendent de la terre.

Le pouvoir monarchique de ses papes pourra être aussi, pour le catholicisme, un grave embarras. L’infaillibilité du pape lui est nécessaire pour qu’il soit vraiment pape ; mais le monde chrétien est, depuis long-temps, fort indocile à cette nécessité. Si contre elle, depuis le xive siècle, se développe une rébellion continue, que sera-ce aujourd’hui ? que sera-ce plus tard ? Quelques hommes, il est vrai, convaincus, non sans raison, que la désobéissance au pape est la destruction du fondement même du catholicisme, se pressent autour du saint-siége avec une obséquiosité presque violente et passionnée ; mais cette humilité fastueuse trahit les périls de la situation, et ne les conjure pas. L’église catholique, qui se proclame une monarchie par excellence, devra donc ou changer son principe, ou triompher de l’esprit démocratique.

Mais la démocratie n’est-elle pas dans le sein même de l’église et n’a-t-elle pas, dans les conciles, son expression politique et légale ? À l’idée d’une assemblée générale de l’église, dans notre siècle, les catholiques les plus résolus semblent trembler. M. de Maistre déclare qu’un concile œcuménique est devenu une chimère : il ne croit nullement probable qu’il puisse paraître nécessaire ; il reconnaît des inconvéniens immenses dans ces grandes assemblées ; enfin il prononce que le monde est devenu trop grand pour les conciles généraux, qui ne semblent faits que pour la jeunesse du christianisme. Quel effroi ! quelle peur de toute discussion ! Mais n’y aura-t-il jamais de circonstances dont l’irrésistible force contraindrait le catholicisme à convoquer des états-généraux ? Cette assemblée une fois réunie, que pensera-t-elle de ses rapports avec le pape ? Quelles seront aussi les opinions dogmatiques de ses membres ? Dans le sein même de l’église, n’y aurait-il pas des doctrines et des talens qui pourraient inquiéter l’orthodoxie immobile ? Et si on échappait à ce danger, quelle figure ferait le concile devant le siècle et les résultats de ses travaux ? Si déjà, au xvie siècle, le concile de Trente se trouvait mal à l’aise en face des lettrés et des savans, contre lesquels venaient le secourir, il est vrai, les argumens de l’inquisition, que pensera le futur concile, convoqué de nos jours ou dans le siècle prochain, du voisinage de la science humaine qui se sera développée depuis l’heure où le vingtième et dernier concile œcuménique termina ses séances en répondant aux acclamations composées et chantées par le cardinal de Lorraine ?

De graves soucis ne manquent donc pas à Rome, et cette antique maîtresse du monde peut méditer, si elle n’agit plus. Deux fois elle fut le centre de l’Occident. Il est fort douteux qu’elle retrouve une troisième fois cette fortune ; et cependant, au milieu de ses palais et de ses ruines, entre le Vatican de ses papes et le Forum de ses tribuns, on se surprend à attendre encore quelque chose. À Rome, le présent n’est rien ; l’empire du passé est immense, et les différences du temps y sont effacées. La ville des Gracques et des Caton se confond avec la ville des Léon et des Grégoire ; on ne s’étonne pas de visiter le même jour Saint-Pierre et le temple de Vesta : la puissance d’Innocent III ne paraît pas moins éteinte que la gloire de César. Il y a là pour l’ancienne république comme pour la théocratie du moyen-âge, pour le polythéisme comme pour le catholicisme, une égalité de néant qui porte à l’ame un calme étrange, et l’excite en même temps à invoquer l’avenir. Oui, dans cette nécropole de l’univers, on attend la vie ; et comme de tous les points de la terre les hommes s’y rendent encore pour lui demander les émotions de l’histoire, de l’art, de la religion, on dirait des envoyés, des représentans de tous les peuples, qui gardent Rome, la ville éternelle, pour un jour glorieux, où, sans être une troisième fois la reine du monde, elle doit servir encore à l’humanité de musée, de temple et de Forum.


Lerminier.
  1. Histoire de la papauté pendant les seizième et dix-septième siècle, par M. Léopold Ranke ; 4 vol. in-8o, chez Debecourt, 69, rue des Saints-Pères.
  2. Le peuple de Rome appliqua plus tard le même propos à Léon X, qui mourut sans recevoir les sacremens.
  3. Sarpi, liv. VIII, chap. LXXVII.
  4. Cette traduction a été l’objet de justes réclamations ; il est puéril d’avoir voulu faire d’une histoire un livre d’édification catholique.