La Pantoufle de Sapho et autres contes/La Feuille blanche (1750)

LA FEUILLE BLANCHE

(1750)

I

Dans une ancienne maison à l’allure aristocratique, d’une tortueuse ruelle du vieux Paris, et au premier étage de cette imposante demeure installée avec toute la raideur et le luxe lourd et somptueux qui étaient de mode au temps des perruques poudrées, une jeune dame vient de se lever et se tient dans l’embrasure de sa fenêtre, occupée à contempler les tulipes et les jacinthes et à taquiner son perroquet. Car il lui faut à tout prix taquiner quelqu’un. Elle l’agace avec l’un des glands de son peignoir, et l’oiseau monte et descend avec gravité le long des barres de son perchoir doré, en criant de temps à autre : « Bonjour, petite».

Qu’elle est petite, en effet, son espiègle maîtresse ! une vraie figurine à tenir société aux bergères, bouquetières et autres bibelots de Sèvres qui encombrent le dessus de sa cheminée. Sa tête n’est point belle, mais ravissante par l’aimable bonté et la spirituelle exubérance qu’expriment surtout ses grands yeux gris, si clairs sous l’arc accusé et provocant des noirs sourcils.

Elle est vêtue d’un peignoir de satin rose orné d’une profusion de dentelles et formant un long pli creux dans le dos. Sa chevelure brune, sur laquelle la poudre de la veille n’a laissé qu’un léger frimas, est rassemblée sous une fanchon à nœuds roses. Des pantoufles de satin rose chaussent ses merveilleux petits pieds.

Un nègre, en culotte de soie et habit rouge, apporte, en une tasse d’argent, le chocolat de Madame, accompagné de pâtisserie fine, et les lui présente avec un respect aussi solennel que s’il avait devant lui une souveraine de France. Souveraine, elle l’est en toute vérité. Louis XV gouverne la France avec l’aide de Mme de Pompadour, mais, au Théâtre Français, Mlle Gaussin règne seule et sans limites, et, ce qu’il y a de plus piquant, elle est à la fois artiste de génie et vertueuse.

La grande pendule de la cheminée, représentant un château dans le goût de Versailles, sonne dix heures et joue une sarabande. La petite Gaussin, après avoir compté les coups, appuie sa tête contre sa main et devient rêveuse. Ses lèvres s’entr’ouvrent, découvrant les plus merveilleuses quenottes.

— Jadis, pense-t-elle, il venait une heure plus tôt qu’il n’était convenu, et, volontiers, attendait que j’eusse terminé ma toilette. L’aiguille marchait. Bientôt, il n’y avait plus qu’une demi-heure, puis qu’un quart d’heure, enfin, à dix heures sonnant, il entrait et grondait si je n’étais pas prête… Maintenant, c’est lui qui est en retard. Ainsi va la vie. Avec le temps, l’homme le meilleur trouve la femme aimée ennuyeuse, voire même importune.

» Il est encore plein de bienveillance pour moi, mais je ne dois point le gêner. Saint-Renaud m’aime, il m’envoie les fleurs les plus rares ; mais, si je le soumettais sérieusement à une épreuve, la soutiendrait-il ? Qu’est-ce que des fleurs pour un fermier général, ce Crésus de l’impôt ? Si je lui demandais un sacrifice véritable, quelque chose qui serait une preuve de sa confiance… car, sans confiance, point de véritable et durable affection. Eh bien, nous allons voir.

La comédienne fêtée s’assit à son clavecin et fit glisser ses doigts sur les touches de nacre. Que jouait-elle ? Elle n’en savait rien elle-même, mais cela se termina par une dissonance : une main gantée de blanc venait de se poser sur ses doigts.



II

Mlle Gaussin, en jetant les yeux sur le miroir en face d’elle, s’aperçut parfaitement de la présence de Saint-Renaud ; Mais, précisément pour cela, elle ne tourna pas la tête et voulut continuer de jouer.

— C’est moi, ma petite, dit-il enfin.

— Toi, fit-elle avec indifférence. Je croyais que c’était quelqu’un d’autre.

— Quelqu’un d’autre ? répéta Saint-Renaud soupçonneux. Qui cela pourrait-il être ? Qui peut te rendre visite aussi matin ?

— Mais il n’est pas si matin.

— Dix heures.

— Et demie…

— Dix.

— Et demie, te dis-je.

— Vraiment, dix heures et demie ? reprit Saint-Renaud confus. Et qui donc peut venir te voir à dix heures et demie ?

— Quoi qu’il en soit, fit Mlle Gaussin, tu commences à être si avare de ton temps qu’il serait sage de ma part de choisir un ami pour me faire passer les heures où tu me laisses seule.

— Tu ne m’aimes donc plus ?

— C’est toi qui ne m’aimes plus, s’écria la comédienne en se retournant brusquement. Infidèle, Turc, non… Chinois ! Tu es un Chinois, car les Chinois aussi ont plusieurs femmes, comme les Turcs, et de plus, ils sont ennuyeux et gros.

— Gros ?… balbutia Saint-Renaud en se regardant avec effroi dans la glace.

— Gros comme le magot de ma cheminée, dit Mlle Gaussin en se levant, et je croirais encore à ton amour ? La passion ne laisse pas grossir les gens. Tu es gros, donc je te suis indifférente.

— D’où te vient cette malencontreuse idée ? protesta Saint-Renaud. Il faudrait prouver d’abord que nos sentiments sont en raison inverse de notre poids. Si tu disais vrai, on taxerait l’amour comme la viande.

— Certainement.

— On m’a calomnié à tes yeux.

— Comme s’il en était besoin, railla la comédienne. Tu fais bien, toi-même, tout ce que tu peux pour te mettre à ton désavantage.

— Tu doutes de la loyauté de mes intentions ?

— Non.

— De quoi donc doutes-tu ?

— De ton amour, s’écria la Gaussin avec une véhémence qui la rendait tout à fait drôle. M’entends-tu pas ? De ton amour, Chinois !

— Viens, fit-il après un moment de silence. Assieds-toi près de moi, nous causerons.

Et il s’installa commodément sur le canapé à grands ramages fleuris.

— Oui, nous allons causer, mais d’une autre manière que tu ne penses.

Elle prit place dans un fauteuil et avança le petit tabouret de pieds qui était devant elle.

— C’est là que tu vas t’agenouiller, criminel,

— Il le faut ? interrogea le fermier général qui se trouvait fort bien dans son coin de canapé.

— Oui, il le faut.

Saint-Renaud se leva avec un soupir et vint s’agenouiller aux pieds de sa maîtresse.

— Bien, maintenant passons à l’interrogatoire.

— Un interrogatoire ?

— Oui, et, de la manière dont tu vas confesser tes fautes et exprimer ton repentir, dépendra ta grâce ou ta condamnation.

— Et alors ?

— M’aimes-tu encore ? commença la petite.

— De tout mon cœur.

— Pourquoi donc viens-tu si tard ?

— Je n’ai pas le temps.

— Autrefois, tu l’avais.

— Parce que j’avais moins à faire.

— Non, parce que tu m’aimais, exclama, pâlie, la Gaussin d’un air boudeur.

— Je t’aime plus que jamais, protesta Saint-Renaud, mais mes devoirs se sont multipliés.

La petite Gaussin haussa les épaules.

— Ne suis-je pas moi-même assez puni, quand je suis retenu ? continua le fermier général, et n’est-ce pas injuste, ou tout au moins cruel, de m’en vouloir ?

» Oui, c’est un manque de cœur et une cruauté, car je te prouve à toute heure, oui, à toute heure, combien je t’aime. Y a-t-il au monde quelque chose que je pourrais te refuser ?

— C’est là ton sérieux ? fit la comédienne, en jetant sur son adorateur un regard qui le surprit.

— Mon plus grand sérieux.

— Eh bien, donne-moi une feuille blanche avec ta signature.

— Que cela ? s’écria Saint-Renaud souriant.

— Réfléchis bien à ce que tu fais, continua la comédienne, sans cela la chose serait sans valeur. Songe à tout ce qu’on peut mettre sur une feuille blanche. Elle peut te conduire à la bastille, voire même à l’échafaud, te changer en mendiant et en esclave ; elle peut ternir ton honneur, le tacher à jamais ; bref, elle te livre entièrement entre mes mains.

— Alors, pourquoi me la demander ?

— Parce que je veux une preuve de ton amour, repartit Mlle Gaussin avec feu. Seul, le véritable amour peut se confier aussi aveuglément.

— Tu crois ?

La Gaussin hocha la tête en signe d’assentiment.

Saint-Renaud se leva, alla à un petit secrétaire en acajou, prit une grande feuille de papier blanc, y traça son nom et le tendit à sa maîtresse.

Mlle Gaussin rougit de plaisir, puis ses yeux s’humectèrent. Rendue muette par l’émotion, elle se jeta dans les bras de son ami et éclata en sanglots.



III

Une année s’était écoulée, pendant laquelle la petite Gaussin, rassurée sur la solidité de l’amour qu’elle inspirait, par la preuve de confiance que lui avait donnée son ami, ne s’occupa plus qu’à transformer les heures que son adorateur lui consacrait, en heures de béatitude. Renonçant à toute susceptibilité, elle fut indulgente jusqu’à l’aveuglement à ses faiblesses et à ses négligences, se montrant aimable, amusante et spirituelle plus que jamais.

Mais il en alla tout autrement du Crésus des finances, à partir du jour où il eut signé le fatal papier. Aux prises avec une inquiétude perpétuelle, sans cesse les paroles de la petite Gaussin retentissaient à son oreille. « Que ne peut-on écrire sur une feuille blanche ? » se disait-il en se réveillant. La même pensée lui revenait le soir et, la nuit, en se tournant et se retournant sur sa couche. Son sommeil se peuplait de rêves effrayants sur la Bastille ou d’autres institutions du même genre, rêves qui faisaient perler la sueur à son front.

La spirituelle comédienne remarqua bientôt son état, mais sans en déchiffrer l’énigme, car la feuille blanche était, depuis longtemps, sortie de son esprit.

À ses questions pleines de sollicitudes, il répondait par des paroles évasives ou des haussements d’épaules.

Combien de fois, la mutine petite espiègle versa dans la solitude, des larmes cachées qu’elle essuyait furtivement sitôt qu’elle entendait du bruit. Il était heureux pour elle qu’elle fût la première comédienne de France : quelque peine qu’elle éprouvât quand son ami fixait un regard sombre sur le parquet ou se montrait distrait et monosyllabique, elle ne lui présentait en retour que le sourire le plus affable et le plus gai, et son rire résonnait, mélodieux et sonore, à travers l’appartement, comme au temps de leur bonheur.

Un soir, la Gaussin venait d’interpréter un de ses meilleurs rôles et de fêter son plus grand triomphe, et, dans cet état d’esprit, elle prit le courage d’arracher le voile du mystère qui la tourmentait si cruellement.

Elle avait quitté son brillant costume de théâtre et revenait, toute rouge encore et animée de l’excitation de la scène, enveloppée d’un négligé de blanche mousseline recouvert d’une veste en soie bleue garnie de dentelles. Elle trouva Saint-Renaud assis près du feu et plongé dans de tristes pensées. Les jambes étendues, inertes, les mains dans les poches de son habit, il semblait ne pas remarquer la présence de l’aimée.

— Qu’as-tu depuis quelque temps ? commença-t-elle bravement. Te serais-tu ruiné par quelque spéculation ? Je veux le savoir. Ce n’est pas une honte d’être pauvre, peut-être même pas un malheur, et s’il arrive, ta petite Gaussin saura bien encore te faire rire.

— Quelle idée te prend ? les affaires vont mieux que jamais.

— Alors qu’y a-t-il ? Je lis sur ton visage que tu me caches un chagrin. Tu commences à maigrir.

— Tu te trompes.

— Je ne me trompe point.

— Mais puisque je t’assure…

— Dis-moi ce que tu as sur le cœur, fit la comédienne d’un ton décidé, sans quoi je recommencerai à douter de ta confiance et, avec elle, de ton amour.

— La feuille blanche ne suffit donc pas ? repartit Renaud.

L’air dont il venait de prononcer ces paroles semblait étrangement, forcé, et la petite Gaussin dressa l’oreille. De plus, Saint-Renaud avait laissé échapper un soupir, après les avoir prononcées. Elle savait désormais ce qu’elle voulait savoir. Saint-Renaud avait peur, il vivait dans l’angoisse qu’elle pût faire un mauvais usage de la signature, et c’est cela, cela seul qui lui prenait son repos, son amabilité, son appétit et jusqu’à son sommeil.

Un diabolique sourire passa sur la piquante physionomie de la comédienne. Ses grands yeux clairs se fixèrent sur l’aimé avec une expression pleine, à la fois, de mépris et de menace. Les bras croisés, elle se promena de long en large dans la chambre, les talons rouges de ses mules frappant le parquet d’un mouvement irrité.

Enfin, elle se laissa choir négligemment sur un fauteuil, en face du fermier général. Elle s’était transformée, au point qu’on eût pu croire qu’elle récitait un rôle représentant un caractère déterminé.

— Écoute, dit-elle sur un ton d’emphase que Saint-Renaud ne lui connaissait pas, voilà cinq minutes que je commence à voir clair en toi et en moi.

Son attitude était celle d’une Parisienne de la haute société coquette, paresseuse et ennuyée. Elle retroussait le nez comme la Marquise la plus gâtée et considérait son adorateur à travers les verres d’un petit lorgnon, avec un ironique dédain.

— Comment l’entends-tu ? répliqua celui-ci après l’avoir considérée quelque temps avec un indicible étonnement.

— J’entends par là qu’il est imprudent à toi de me rappeler, au moment même où j’apprends par ta bouche que tu n’es point ruiné et que, tout simplement, tu ne m’aimes plus, de me rappeler, te dis-je, cette feuille blanche que je n’ai pas encore remplie. La petite Gaussin a été plus maligne que le grand financier, et le tient en son pouvoir. Qu’a-t-elle dorénavant besoin de son amour ? Puisqu’il s’est évanoui, elle n’a plus qu’à songer à son avenir et peut, par bonheur, dicter ses conditions.

— Tu plaisantes, bégaya Saint-Renaud.

— Je ne plaisante point. Écoute-moi. Un mari amoureux m’a toujours paru un personnage fort ridicule. Maintenant que te voilà indifférent à mon égard, tu pourrais constituer un excellent époux.

— Comment cela ? s’exclama Saint-Renaud, terrifié.

— J’ai ta signature, poursuivit froidement la Gaussin, j’apposerai la mienne à côté et, par-dessus, un contrat de mariage.

— Tu serais capable ?…

— De devenir ta femme ? Pourquoi pas ? J’en ai assez du théâtre, de ses continuelles émotions et de cette situation brillante et honnie. Je veux devenir distinguée, sage, riche et considérée. Mme de Saint-Renaud, fermière générale des fermes de sa Majesté, cela ne sonne-t-il pas mieux que Mlle Gaussin, la comédienne ? Oh ! je présume que je jouerai ce rôle aussi bien que les précédents. On se sent vite à l’aise sur les coussins de brocart du carrosse de l’État et les fauteuils de velours d’une loge de premier rang. On joue de l’éventail, on coquette avec le roi…

— Avec le roi ? interrompt Saint-Renaud jaloux.

— Certainement, pas seulement avec lui.

— Pas seulement avec lui ?

Saint-Renaud commençait à prendre peur du petit démon.

— Perds-tu l’esprit ou est-ce moi qui le perds ? Je ne te reconnais plus.

— Justement, tu apprends à me connaître, railla la Gaussin. J’ai toujours porté un masque. Maintenant tu vois mon visage.

— Ce visage ne me plaît point, fit Saint-Renaud d’un ton amer.

— Tant mieux ! répartit la comédienne en riant, ainsi, tu ne me gêneras pas, quand les seigneurs de la cour viendront me rendre visite, et tu ne seras point jaloux lorsqu’un bel officier…

— Et, si je suis jaloux ? tonna Saint-Renaud en bondissant indigné, si je t’interdis de recevoir qui que ce soit ?

— En ce cas, je serai forcée de prier mon bel officier de me délivrer de toi, répliqua la Gaussin sur un ton d’indicible indifférence.

— Et comment cela, par hasard ? questionna Saint-Renaud, ironique.

— Comment cela ? En te provoquant, répondit Mlle Gaussin qui jouait avec les dentelles de sa manche, et en te tuant en duel.

— Tu serais capable… ? balbutia Saint-Renaud, pétrifié d’horreur.

— Oui ! je serais capable. Mais ne t’agite pas inutilement, continua-t-elle en se levant et en lui tapant sur l’épaule. Je ne te forcerai point au mariage. À quoi cela serait-il bon ? Ma liberté m’est plus chère. Je sais un meilleur moyen d’assurer mon avenir.

— Un meilleur moyen ! gémit le fermier général, qui s’était trop tôt remis de l’alerte.

— Comme tu es devenu naïf !

La petite Gaussin éclata de rire et dansa, exubérante, à travers la chambre.

— Ce serait à désespérer, s’il me fallait voir partout à mes côtés, au théâtre, dans ma loge, dans ma voiture, à la promenade, votre visage ennuyé et renfrogné. Ma sangsue financière, vous vous êtes suffisamment nourrie des meilleurs sucs de la France, à notre tour de vous saigner. Non, monsieur de Saint-Renaud, je n’écrirai point de contrat sur la feuille blanche, mais un chèque de cinq millions de francs.

— Vous perdez le sens, Mademoiselle, s’écria Saint-Renaud.

Un frisson glacé lui courut le long du dos.

— C’est vous qui le perdiez, railla-t-elle, quand vous me donnâtes votre signature sur une feuille blanche. Dès demain, le chèque vous sera présenté.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupira Saint-Renaud en se laissant tomber sur une chaise, comblent ferai-je pour le payer ?

— Rassurez-vous, je viendrai en aide à votre ingéniosité, intervint méchamment la comédienne. Je vous ferai enfermer dans la Tour pour dettes. Là, vous aurez le loisir de méditer sur les moyens de me solder.

— Cinq millions ! se lamentait le financier, une pareille somme dévore ma fortune. Ayez pitié de moi, Mademoiselle !

— Pitié, moi ? La comédienne éclata de rire. Vendez votre maison de Paris, votre propriété de Versailles, vos biens, vos équipages, vos joyaux, cela suffira bien, en fin de compte.

— Oui, cela suffira, gémit Saint-Renaud, mais moi, que deviendrai-je ?

— Vous ? vous pourrez balayer les rues, répondit la Gaussin avec une froideur de marbre. C’est, à ce qu’il paraît, une occupation excellente pour la santé. Ou, si vous aimez mieux, achetez-vous un singe et cheminez, comme les petits savoyards qui parcourent les villages en chantant :

La marmotte, la marmotte.

Ou bien, s’il ne vous reste pas assez pour vous payer un singe, dressez un caniche et faites-lui exécuter des tours devant les gamins de la rue.

Le grand seigneur était bien près de pleurer. Il ne trouvait plus de paroles et restait immobile comme une statue.

— Mais il me vient une idée, poursuivit la Gaussin en s’étendant sur sa chaise-longue avec l’insolente négligence d’une courtisane, je puis faire quelque chose pour vous, vous pourrez être mon laquais. Vous ferez très bien sous ma livrée, vous aurez l’air fort imposant.

— Votre laquais ? balbutia Saint-Renaud.

— Oui, je vous donne dix francs par mois et, si vous vous tenez bien, fit la comédienne avec un léger bâillement, je veux dire, si vous êtes obéissant et serviable, je n’y regarderai pas à cinq francs près. Vous serez toujours auprès de moi et, quand viendra le bel officier, — oh, il est merveilleusement beau ! — c’est vous qui le recevrez et l’amènerez par l’escalier dérobé jusque dans ma chambre, et quand il partira, c’est vous qui le reconduirez.

— Je ferai cela ? s’écria Saint-Renaud, moi qui vous aime ? J’aimerais mieux me jeter dans la Seine.

— Vous m’aimez ? railla la comédienne.

— Comme un fou, un insensé que je suis. Je vous adore, femme sans cœur, achevez votre œuvre faites-moi mourir à vos pieds.

En prononçant ces mots, Saint-Renaud s’était précipité vers sa maîtresse et jeté à genoux.

La Gaussin répondit par un éclat de rire triomphant, pendant que lui se prenait la tête dans les mains pour dissimuler les larmes qui coulaient le long de ses joues.

Mlle Gaussin se leva doucement et alla dans la chambre voisine, d’où elle revint portant une cassette. Elle en retira la clé et en appliqua un petit coup léger sur l’épaule de son ami.

Saint-Renaud ne bougea point.

— Écoutez, Saint-Renaud, dit la Gaussin, sur le ton de noble fierté qui lui seyait si bien, vous me croyez capable d’un tel manque de cœur, d’une pareille ingratitude et d’une aussi vulgaire cupidité que celle que je viens de vous simuler ? C’est un monstre que vous vouliez adorer à genoux, alors que, pendant une année, vous avez torturé la bonne petite Gaussin de vos abominables soupçons ? Vous devriez avoir honte.

Saint-Renaud se redressa et regarda la jeune femme avec stupéfaction.

— Ouvrez, continua-t-elle en lui tendant la cassette et la clé, ouvrez et lisez.

Le financier obéit. Dans la cassette, il trouva la feuille blanche qu’il avait revêtue de sa signature l’année d’avant.

— Lisez, répéta la Gaussin.

Il lut : « Je promets d’aimer éternellement ma petite Gaussin. »

Il lisait encore, que la feuille se mit à trembler dans sa main et des larmes coulèrent sur le papier. Enfin, il se laissa tomber aux pieds de l’angélique créature.

— Veux-tu me pardonner, mon ange, ma déesse ?

— Épargne-moi les phrases, je ne veux pas être ton ange, mais ton espiègle petite Gaussin.

— Aujourd’hui, seulement, je comprends quel joyau je possède en toi, s’écria le bienheureux fermier général, et je n’aurai plus de repos que tu ne sois entrée en qualité d’épouse dans ma maison.

Deux mois plus tard, en effet, Mlle Gaussin s’installait comme Mme de Saint-Renaud dans l’hôtel du fermier général, et elle remplit le rôle de femme du grand monde avec non moins de perfection que ceux qu’elle avait interprétés, comme artiste, sur la scène du Théâtre Français.