La Panthère noire (Th. Pavie)
Savez-vous rien de plus charmant que de quitter Paris vers dix heures du soir après une journée brûlante du mois de juin ? À la lumière éblouissante du gaz succède la molle clarté des étoiles ; le bruit assourdissant de la grande ville est remplacé par le silence des campagnes assoupies. Emporté à toute vitesse à travers champs, on entrevoit confusément la cime des arbres penchés sur la route et qui semblent tourner sur eux-mêmes. Les vastes prairies traversées par une rivière, les châteaux en ruine suspendus au-dessus d’un ravin, les paisibles hameaux groupés au pied de leur clocher comme les brebis autour du berger, tout cela défile et passe comme une vision ; puis ce sont des villes que vous côtoyez, et dont les églises avec leurs hautes tours se dessinent en silhouette sur le ciel teint d’une lueur crépusculaire. On songe à ce que l’on a laissé derrière soi, on rêve à ce que l’on va voir. Dans ce paysage sans cesse renouvelé, dont on ne perçoit que les contours vaguement accusés, rien n’est précis : tout semble flotter dans l’espace. On sent que l’on obéit à une impulsion irrésistible, effrayante, à laquelle il est pourtant doux de s’abandonner. Il y a des instans où l’on pense les yeux fermés, d’autres où l’on dort les yeux ouverts. Aux premières lueurs du jour, avant même qu’aucun point de l’horizon soit parfaitement visible, on comprend qu’on a changé de pays et presque de climat. C’est alors un réveil complet du cœur et de l’esprit ; le lieu vers lequel on avait dirigé sa pensée, où l’on avait souhaité d’être quelques heures auparavant, vous apparaît tout à coup : vous le tenez, il est venu au-devant de vous avec la rapidité d’un souvenir évoqué dans un moment de rêverie. Non, en vérité, après le bonheur que l’on ressent à courir sur les mers toutes voiles dehors, je ne sais rien de plus prestigieux que de raser la terre à toute vapeur dans le silence d’une nuit d’été.
Ces impressions étranges, — et toujours nouvelles pour ceux qui ont connu les longs voyages dans les diligences, — je les éprouvai dans toute leur intensité, lorsque le train parti la veille au soir m’eut transporté en neuf heures, — tout juste le temps que j’aurais employé à dormir, — dans la gare d’Ancenis, à près de cent lieues de celle du Mont-Parnasse, à Paris. Au moment où je touchais la terre, encore étourdi de la rapidité de la traversée, j’aperçus un break attelé de deux petits chevaux qui s’avançait vers la voie ferrée. Le cocher, après avoir examiné avec attention les voyageurs qui défilaient par la porte de sortie, arrêta ses yeux sur moi.
— C’est monsieur que l’on attend au château de La Ribaudaie ? cria-t-il de loin en levant sa casquette galonnée.
Sur ma réponse affirmative, il accourut pour prendre mes bagages, qu’il rangea dans les coffres du break. Cinq minutes après, ce qui reste des vieux murs d’Ancenis et de son château, bâti par la comtesse Aremberge, disparaissait derrière nous, et nous traversions au trot le pont qui devait nous conduire sur la rive gauche de la Loire. Il y avait des trains de bateaux qui remontaient le fleuve, poussés par une jolie brise du sud ; aux abords du pont, les mariniers abaissaient leurs mâts fit remontaient péniblement, en se touant sur leurs ancres, le courant de la Loire, rendu plus rapide encore par les piles des arches qui leur font obstacle ; puis les voiles se hissaient de nouveau, et le convoi reprenait sa marche à travers les grèves dorées et les îles verdoyantes. Les hirondelles de rivage aux ailes grises, qui nichent par troupes dans le sable des berges, se jouaient gaîment sur les eaux. L’air était frais et doux ; les nuages affectaient cette forme arrondie, cette apparence floconneuse qui annonce le voisinage de l’Océan. Tout le paysage ressentait l’influence de la Loire, qui coule majestueusement avec une vitesse contenue au milieu d’une campagne engraissée du limon de ses eaux. Je ne puis revoir ce noble fleuve sans songer à l’Ohio et au Nil.
Si je marchais moins vite que sur la voie ferrée, au moins étais-je en communication directe avec la terre ; d’ailleurs, quand le jour brille, il y a plaisir et profit à voir le pays que l’on parcourt. Les petits chevaux faisaient voler la poussière sous leurs pieds. De temps à autre le cocher se tournait vers moi, épiant l’occasion, de lancer quelques paroles qui semblaient lui brûler la langue. Enfin il trouva un prétexte pour parler. — Quelle heure peut-il être, monsieur ?
— Huit heures et quelques minutes.
— Oh ! c’est bon ; nous arriverons au château bien avant le déjeuner. Ce matin, dès cinq heures, M. Legoyen est venu à l’écurie et m’a dit : Jean, tâche de m’amener M. Albert Desruzis avant que nous soyons à table. Et hier, en rentrant de la promenade, madame, qui était avec Mlle Emma, sa sœur, m’a bien recommandé de ne pas m’amuser en route… Tout le monde au château a l’air bien content de voir arriver monsieur.
Ces paroles me rappelèrent le but de mon voyage, que la contemplation de la nature me faisait un peu trop oublier. En quelques mots, j’expliquai à Jean que j’étais cousin de M. Legoyen, son maître, que nous avions étudié ensemble à Paris, et qu’en venant passer une partie de l’été au château de La Ribaudaie, je répondais à une invitation qui m’avait été faite l’année précédente, pendant que nous étions aux bains de mer de Pornic ; mais ce que je me gardai d’ajouter, ce fut que mon digne cousin songeait à me marier avec la sœur de sa femme, Mlle Emma Trégoref, et que l’affaire était déjà assez avancée. Ces projets devaient être connus dans le pays ; j’en trouvais un indice dans la manière naïvement impertinente dont Jean avait accentué sa dernière phrase. En dépit de sa casquette galonnée, Jean était un vrai campagnard demi-breton, curieux et bavard, docile et volontaire, fier de ses maîtres et satisfait de lui-même. Encouragé par mes premières réponses, il me parla des bénéfices considérables que M. Legoyen avait tirés de ses derniers armemens : la maison de commerce Legoyen et Ce serait bientôt une des premières de Nantes, et pour comble de bonheur la femme de mon cousin, venait de faire un fort bel héritage, dont Mlle Emma devait naturellement avoir la moitié. N’ayant jamais eu l’occasion de connaître l’excellente tante qui voulait bien faire ce riche cadeau à la jeune fille dont j’espérais être prochainement l’époux, je ne pus m’empêcher d’écouter cette nouvelle avec un certain plaisir. J’arrivais donc chez les Legoyen sous de favorables auspices, dispos, allègre, et par un ciel si beau que la nature elle-même semblait se mettre en fête.
Bientôt apparut la blanche façade du château de La Ribaudaie, flanqué de ses quatre tourelles et surmonté de hautes cheminées historiées. À distance, l’effet me parut manqué absolument : il y a entre un édifice formé de moellons blancs, — quelle qu’en soit l’architecture, — et un vrai château des siècles passés la même différence qu’entre une image et un tableau. Il faudra décidément que l’on invente un mot spécial pour désigner ces constructions bâtardes, pâles copies des castels où s’enfermaient les barons aux armures de fer. Toutefois, comme j’approchais du parc, cette fâcheuse impression se dissipa un peu : de belles pelouses, coupées par de rians massifs, encadraient assez bien la blanche maison aux toits pointus ; çà et là des tapis de fleurs se mêlaient harmonieusement à la verdure des prairies. Le tout formait un ensemble agréable, essentiellement moderne, pareil au visage rose et candide d’un enfant qui se sent heureux de vivre. La grille du parc s’ouvrait à peine que j’entendis des cris de joie retentir à mes oreilles. C’était le cousin Legoyen qui m’attendait au passage, embusqué derrière un bouquet d’arbres, en compagnie de sa femme et de Mlle Emma Trégoref.
— Enfin le voilà, ce voyageur, ce cosmopolite ! criait Legoyen en se jetant dans mes bras ; allons, mon ami, embrasse ta cousine,… et vous, Emma, où êtes-vous ? approchez, mon enfant.
Après cet exorde, Legoyen, qui était un peu replet, s’essuya le front. Mlle Trégoref se tenait derrière sa sœur ; elle s’avança en souriant, et je serrai avec empressement la main qu’elle m’offrit. Elle me parut mieux que je ne m’y attendais ; il n’y a rien comme la campagne et l’absence de comparaison pour faire valoir une jeune fille ; mais je ne fis point alors cette réflexion désobligeante. Emma était vêtue avec une élégance un peu recherchée qui donnait un accent plus vif à sa physionomie douce et rieuse. Ce costume qui lui allait si bien, je me garderai de le décrire, on en rirait aujourd’hui, car il y a de cela plus de cinq ans. Je sais pourtant des pays où les femmes ont adopté un costume invariable, national, qu’elles ont appris à porter avec une grâce souveraine. En France, c’est le contraire : les femmes prennent à la volée une mode qu’elles essaient d’abord en souriant, puis elles la portent pendant quelques mois avec une gravité superbe, comme si elles avaient rencontré l’idéal du bon goût ; mais, hélas ! cette mise tant admirée, voilà qu’elles la modifient, la transforment, et le vêtement qui a fait leur gloire durant une saison, elles le jettent dédaigneusement au reste de l’Europe, qui le reçoit avec avidité et s’en pare avec respect. Si je l’osais, je dirais à la plus belle moitié du genre humain : Vous avez tort, mesdames ; vous sacrifiez au vain plaisir d’essayer toujours quelque vêtement de forme nouvelle, souvent étrange, parfois bizarre, cette noblesse d’allures, cette aisance de manières que vous admirez dans les portraits du XVIIe siècle. — Peut-être parlé-je ainsi parce que la toilette que portait ce jour-là Mlle Trégoref fit sur moi une vive impression. Il me sembla que j’allais me mettre à l’aimer tout de bon. N’étais-je pas venu au fond de cette campagne retirée tout exprès pour m’habituer à vivre auprès d’elle, pour faire l’apprentissage d’une existence reposée, pour oublier à tout jamais ces rêves de voyage qui avaient entraîné ma jeunesse sur toutes les mers ? Mes vingt-sept ans étant sonnés depuis trois mois, je me croyais vieux, et je voulais être sage.
Pendant le déjeuner, la conversation fut fort animée. Comme tous les hommes sanguins, le cousin Legoyen savait parler beaucoup tout en mangeant avec un gros appétit. Il fut question de Paris, de ses plaisirs bruyans et de la vie agitée qu’on y mène en dépit de soi-même. Mlle Trégoref nous écoutait avec attention ; elle paraissait joyeuse et inquiète à la fois de cette existence remuante qui pouvait bientôt devenir la sienne. Je suivais sur son visage le reflet des impressions qu’elle recevait de nos paroles, et je croyais y découvrir une curiosité naïve tempérée par un grand fonds de sagesse. Il y avait sur la table des fraises parfumées, des cerises écarlates et quelques abricots un peu pâles, — derniers fruits du printemps, premières productions de l’été, — et sur la cheminée s’épanouissaient dans des vases de Chine toutes les fleurs que le génie de l’horticulture a su acclimater sur les rives hospitalières de la Loire. Dans ces fruits et ces fleurs, produits d’un sol favorisé, je voyais l’image des sensations et des pensées de cette jeune fille à l’œil bleu, déjà sortie des riantes illusions de l’enfance, s’avançant timidement vers la pleine jeunesse, et prête à aborder le côté sérieux de la vie au moment où son visage rayonnait de tout l’éclat de l’adolescence. C’est ainsi que je me mettais en frais d’invention pour expliquer les mystères d’un cœur que je me figurais romanesque comme le mien. Parfois, je l’ai dit, Emma devenait rêveuse : pouvait-il en être autrement ? A travers tous les propos que débitait le joyeux cousin perçait incessamment ce refrain : Emma, vous serez bientôt mariée ; Emma, vous habiterez Paris, que vous ignorez, en compagnie d’un époux que vous ne connaissez guère encore… Mme Legoyen comprit heureusement les réflexions qui troublaient l’esprit de sa jeune sœur et contrariaient l’expansion de sa gaîté accoutumée.
— Voyons, Albert, me dit-elle brusquement et d’un ton de voix à demi sévère, j’espère que vous êtes guéri de votre manie de voyager aux quatre coins du monde ?
— Sans doute, répondis-je vivement ; la preuve, ma cousine, c’est que je suis ici.
— Avouez que vous en avez assez de ces pérégrinations lointaines, reprit Mlle Legoyen, et que vous n’êtes pas fâché de faire halte une bonne fois.
— Écoutez, répliquai-je ; vous voulez que je renie mes premières affections, je ne le puis. La passion de l’indépendance, dont les voyages sont la plus haute expression, vit toujours dans le cœur où elle s’est une fois implantée… Il fut un temps, — et ce temps n’est pas loin, — où j’aurais donné la terre de La Ribaudaie pour le plaisir de voguer sur l’un de ces grands navires que vous expédiez vers les mers de Chine…
J’avais été trop loin en parlant ainsi, et je m’en aperçus aussitôt. Emma, un peu effrayée de la vivacité de mon langage, regarda sa sœur, qui, feignant de ne pas prendre au sérieux les paroles que je venais de prononcer, répliqua d’un ton de parfaite indifférence : — Et cela vous a passé tout à coup ?…
— A peu près, répondis-je en balbutiant.
— Allons, allons, dit à son tour M. Legoyen, le cousin Albert est un artiste ; il aime les grandes choses, la grande mer, les grandes passions… Que voulez-vous ? un homme qui n’a pas d’état et qui passe sa vie à rêver est plus sujet à l’exaltation que nous autres négocians… Si vous le voulez, mesdames, nous irons faire un tour dans le parc…
Nous sortîmes tous les quatre ; lorsque nous fûmes arrivés près d’une vaste pièce d’eau sur laquelle une demi-douzaine de saules échevelés pleuraient à l’envi, Mme Legoyen s’approcha de moi, et me prenant à l’écart : — Vraiment, Albert, vous avez des propos qui m’inquiètent.
— Écoutez, lui répondis-je, ne me demandez jamais si j’aime encore ou si je n’aime plus ceci ou cela. Ces questions me déroutent.
— L’an passé, reprit Mme Legoyen, quand nous étions aux bains de mer, vous demeuriez en extase au bord de l’Océan et devant les flots agités ; ma pauvre sœur paraissait tout à fait oubliée…
— Mais la rêverie n’a rien de commun avec les sentimens du cœur…
— Subtilités que tout cela !
— Non, je vous jure…
— Ne jurez pas, Albert. Je crois à votre sincérité, et la loyauté de votre caractère me rassure ; mais avant tout songez à ce que vous êtes venu faire ici. En votre qualité de prétendant à la main de ma sœur, vous devez lui faire la cour et mettre de côté vos sensibilités mélancoliques.
Cela dit, Mme Legoyen ralentit le pas, et bientôt nous fûmes rejoints par son mari, qui donnait le bras à Mlle Trégoref. Celle-ci parut n’avoir pas remarqué le petit à parte qui nous avait tenus éloignés d’elle, sa sœur et moi ; la promenade s’acheva assez gaîment.
Cependant, lorsque je me fus retiré pour prendre du repos dans l’appartement qui m’était destiné, les paroles prononcées par Mme Legoyen me firent un peu réfléchir. Pour rester dans mon rôle de prétendant à la main de Mlle Trégoref, je devais donc me résigner à être comme tout le monde, à me montrer autre que je ne suis, à comprimer mes instincts, a dissimuler mes impressions. Cette perspective ne laissait pas de m’effrayer un peu, et j’éprouvais comme un vague regret de cette liberté que j’allais abdiquer. O inconstance de l’esprit humain ! combien de fois, dans les circonstances périlleuses de mes pérégrinations hardies, n’avais-je pas souhaité avec ardeur ce repos qui s’offrait à moi, cette vie calme et réglée dans laquelle tout me conviait à entrer ! Et parce qu’il fallait me contraindre durant quelques semaines, je sentais mes résolutions chanceler ! Ne pouvais-je donc, pour mériter d’être l’époux d’Emma, me soumettre à ces épreuves passagères qui m’étaient imposées ? Comme je me livrais à ces pensées, j’entendis monter jusqu’à moi la voix de Mlle Trégoref, qui chantait en s’accompagnant sur le piano. Que se passe-t-il dans le cœur de cette jeune fille ? me demandai-je en prêtant l’oreille : est-ce une leçon qu’elle répète, ou bien un sentiment qu’elle exprime ?… Qu’importe après tout ? elle est jolie. Confinée au fond d’une province, tenue en tutelle par sa sœur aînée, elle a vécu de cette vie étroite et mesquine qui ne permet pas à l’esprit de se développer librement. C’est à moi de l’initier à ce monde de l’imagination qui est demeuré jusqu’ici fermé pour elle, et quand je l’aurai mise de mon parti, nous triompherons aisément du formalisme de Mme Legoyen.
Ainsi raisonnais-je dans mon inexpérience, et je m’efforçai de me rendre agréable à mes hôtes sans oublier de me montrer assidu auprès d’Emma. Tout allait au mieux, et je commençais à me féliciter de mon séjour à La Ribaudaie, lorsqu’il prit fantaisie à mon cousin Legoyen de donner un grand dîner en mon honneur. Oh ! que je l’en aurais bien dispensé ! Tous les notables de l’arrondissement étaient conviés. Il me fallut essuyer une bordée de questions inattendues qui pleuvaient sur moi de tous côtés. J’essayai de prendre part à la conversation qui s’engageait autour de la table ; mais cette conversation s’égrenait en menus propos d’une telle ténuité que je ne pouvais en suivre le fil. Ce n’était pas que les conviés manquassent d’esprit ni d’instruction ; les dames me parurent fort aimables, et elles étaient parfaitement mises, ce qui est une preuve de goût et de bon sens. Eh bien ! cette réunion de gens doués d’intelligence et bien élevés ne produisit qu’un entretien décousu, haché, en tout point vulgaire, et dont la chronique locale faisait tous les frais. On parla avec beaucoup d’ironie d’un gentilhomme des environs et d’une jeune fille née sous je ne sais quel climat. — Elle est si brune, cette créole, disait une dame au teint de cire assise en face de moi, si brune, qu’elle m’a fait avec ses yeux fauves l’effet d’une panthère noire !
Ce cruel bon mot de la panthère noire a fait fortune ; un grain de médisance réussit toujours au dessert. On fut à table près de deux heures, et les conviés paraissaient enchantés d’eux-mêmes et des autres. Il m’a été pénible de voir Mlle Trégoref prendre part à cet échange de paroles vulgaires avec un entrain, avec une vivacité surprenante. Serait-ce donc là l’élément qui lui convient, le milieu où elle se complaît ? Parfois cependant il lui arrive de parler fort sagement de littérature et de musique, elle n’est point indifférente non plus aux beautés de la nature ; mais il paraît que ce côté des choses ne se présente point de lui-même à son esprit, et qu’elle se contente de l’accepter quand on le lui offre, faute de mieux et sans s’y attacher beaucoup. Pendant le repas, étant assis auprès d’elle, je me suis hasardé à lui témoigner la surprise que me causait cette prodigieuse dépense de paroles prononcées en pure perte, sans qu’il en sortit rien que des redites et quelques attaques contre le prochain. Elle m’a répondu gaîment que l’on ne se réunissait pas à la campagne pour dire des choses sérieuses, mais pour s’amuser.
— Vous appelez donc cela s’amuser ? lui demandai-je de l’air du monde le plus ennuyé et sans doute aussi le plus piteux, car elle est partie d’un grand éclat de rire. Alors, bien persuadé que je lui paraissais ridicule comme au reste de l’assemblée, je dus me résigner à me taire et à écouter. Il se débitait d’ailleurs autour de nous des choses assez instructives. La question des fruits ayant été mise sur le tapis, ainsi que celle des fleurs, j’appris que l’on portait à douze cents le nombre des poires cultivées à Jersey dans l’établissement connu sous le nom de Clarendon-Nursery, et que l’on évaluait à plus de mille celui des roses obtenues sur les terrains schisteux et argileux des environs d’Angers. Il s’ensuivit une discussion générale sur les qualités du chaumontel des îles de la Manche et sur l’éclat extraordinaire du géant-des-batailles. La dissertation durait encore lorsque l’on passa dans le salon pour prendre le café. Il faisait tout à fait nuit ; les bougies allumées répandaient une chaleur si intense que les deux fenêtres ouvertes suffisaient à peine à rafraîchir l’appartement. Le cousin Legoyen allait d’un convive à l’autre, offrant des liqueurs et s’essuyant le front. Il vint à moi avec un sourire.
— Allons, Albert, un verre de ce vieux rhum qui me vient directement de la Jamaïque ; cela te déliera la langue : tu ne dis rien ce soir.
— Merci, merci, je ne bois jamais de liqueurs, lui répondis-je, et je m’approchai d’une fenêtre. La lune brillait, projetant sur le parc les ombres des grands arbres. Son image, réfléchie dans le lac, semblait se jouer sur les eaux transparentes. Quelle admirable soirée ! Comment la rêverie ne s’emparait-elle pas des convives à la vue de cette sereine clarté des constellations poursuivant à travers la profondeur des cieux leur marche silencieuse ? Comment ne pas contempler avec recueillement ces armées d’étoiles évoluant sous le regard de Dieu ? L’été nous donne parfois, — trop rarement, hélas ! — de ces soirs d’une beauté merveilleuse, si tièdes, si calmes, si doucement éclairés par le scintillement des astres, qu’il est impossible de ne pas se croire transporté dans un monde privilégié où règnent la paix des cœurs et la concorde des esprits, où le mai a cessé d’exister, où tout est harmonie et espérance.
Tandis que je demeurais ainsi en contemplation, Mlle Trégoref s’approcha de moi et me dit avec un malin sourire : — Que faites-vous là, monsieur Desruzis ?
— J’admire le ciel, les étoiles…
— C’est très bien, reprit-elle ; mais, si nous restions tous ainsi à admirer les astres, la bouche béante et sans rien dire, avouez que nous serions passablement ridicules… Mon Dieu ! que vous êtes étrange !… Voyons, soyez aimable, venez vous asseoir à une table de whist.
— Mais je ne sais pas jouer.
— Venez, vous dis-je. Vous ne savez pas jouer ? Allons donc, qui est-ce qui ne connaît pas le whist ?
Il me fallut obéir. Je joue un peu, mais si mal !… Puis j’ai les cartes en horreur !… J’eus des distractions, je commis des fautes énormes, je perdis, au grand déplaisir de ma partner, et le cousin Legoyen, qui jouait dans la perfection, rit de bon cœur de mes maladresses. Mlle Trégoref ne me ménagea pas non plus. Elle avait ce soir-là une gaîté, un enjouement que je ne lui soupçonnais pas ; elle était vive, railleuse, sémillante. D’où provenait tant d’allégresse ? D’une cause bien simple : parmi les dames qui se trouvaient réunies dans le grand salon du château, il n’y en avait pas une qui pût rivaliser avec Emma de grâce et de fraîcheur : c’était ce triomphe, dont elle avait le sentiment, qui la rendait si heureuse. Dans le fait, elle était ravissante. L’animation de la soirée donnait à l’extrême délicatesse de son teint un éclat inaccoutumé ; son œil bleu rayonnait sous ses longs cils blonds, et ses cheveux aux reflets soyeux flottaient en longues boucles sur son cou, d’une blancheur incomparable. À ce moment-là, Mlle Trégoref ressemblait à ces jolies têtes de Greuze qui joignent à la solidité du pinceau le moelleux du pastel.
— Eh bien ! me dit tout bas Mme Legoyen, lorsque je quittai la table de jeu, que dites-vous de ma sœur ? — Elle est belle à ravir, répondis-je.
— Et vous ne m’avez pas fait de complimens, et vous ne lui en avez pas fait à elle-même ?… En vérité, Albert, je ne vous comprends pas !
Et Mme Legoyen s’éloigna en faisant un petit mouvement d’épaules qui acheva de me déconcerter. Il paraît que j’avais eu, sans le vouloir, bien des torts envers elle et envers sa sœur, et pourtant ma conscience me disait que, de toutes les personnes présentes, aucune n’avait fait plus de réflexions que moi sur les charmes de Mlle Trégoref. Un beau compliment exprimé à propos eût bien mieux fait leur affaire. On vous tient compte de ce que vous dites et non de ce que vous pensez. Il était naturel aussi que le sentiment des fautes que je venais de commettre contribuât à me rendre silencieux. Cependant il fallait à tout prix que je fisse un effort sur moi-même pour me réhabiliter dans l’esprit des deux sœurs. Lorsque le bruit de la dernière calèche emportant les derniers convives eut cessé de résonner sur le sable des allées, je me sentis un peu plus maître de moi-même, et je félicitai hardiment Mlle Trégoref sur les succès qu’elle avait obtenus dans cette circonstance solennelle.
— Vous êtes vraiment trop aimable, répondit-elle en souriant, et je. ne puis qu’admirer votre discrétion. Maintenant que nous sommes seuls, allons jouir au grand air de cette soirée d’été vraiment délicieuse. Viens, ma sœur, prends le bras de ton mari.
— Allez tous les trois, répondit M. Legoyen. Il faut que je me rende demain matin à Nantes pour une affaire pressante, et je n’ai que le temps de ranger quelques papiers dans mon sac de voyage.
Nous sortîmes donc tous les trois. Je donnais le bras aux deux sœurs comme un jeune premier d’opéra-comique. Au lieu de faire le tour des pelouses en descendant jusqu’au bord de la pièce d’eau, nous remontâmes derrière le château, vers un groupe de rochers que surmontait une touffe de bouleaux à l’écorce blanche. Il nous arrivait rarement de diriger notre promenade de ce côté. C’était un endroit très pittoresque, un peu sauvage. Pendant le jour, on embrassait de ce point, fort élevé, une grande étendue de pays. Longtemps nous restâmes assis sur ces rochers, causant de ces mille riens qui éclosent dans l’imagination aux heures de loisir et de silence. Mme Legoyen, qui n’avait plus à tenir son rôle de maîtresse de maison, se montrait affable et bienveillante ; Emma était redevenue bonne et simple, ne gardant de son excitation de la soirée qu’une certaine vivacité d’esprit et de langage. Je me sentais parfaitement à l’aise, la conversation s’animait insensiblement, et je prenais un vrai plaisir à voir la pensée de Mlle Trégoref s’élever sans effort ; mais tout à coup : . — J’ai froid, rentrons, dit-elle en secouant sa jolie tête. — Et tout fut fini ; les ailes un peu courtes de cette imagination que j’admirais de si bonne foi venaient de se replier brusquement. J’en fus déconcerté, et j’y vis une leçon. Emma attendait de moi un mot encore à propos de ce dîner où elle avait remporté sur toutes les femmes un avantage signalé. Ce mot, je ne l’avais pas articulé, de là un dépit secret et le désir soudain de rentrer au château.
— — Allons, me dit Mme Legoyen, il faut en rester là de vos aspirations poétiques, mon cher cousin ; Emma se serait enrhumée à écouter vos discours…
Nous marchions assez vite. A notre gauche, à travers un bouquet de vieux arbres qui s’arrondissaient au penchant d’un ravin comme une masse noire effleurée à son sommet par les rayons de la lune, une lumière brilla, pareille à un feu follet.
— Tiens, dit Mlle Trégoref, on n’est pas couché encore au manoir de La Marsaulaie ?
— Probablement M. de Rogariou, le maître de ce triste castel, vient d’achever, lui aussi, sa promenade du soir, répondit Mme Legoyen.
— Dieu ! que j’aurais eu peur, si nous l’avions rencontré, reprit Emma ; heureusement que M. Desruzis était avec nous…
Et s’adressant à moi : — C’est ce loup-garou dont il a été question pendant le dîner… Vous ne vous doutez pas ce qu’est ce manoir de La Marsaulaie. Figurez-vous un affreux petit château, sombre, enfoui sous les vieux arbres… Et celui qui l’habite, M. de Rogariou, on dirait qu’il appartient à un autre âge.
— Il est donc bien vieux ? demandai-je.
— Oh ! non, je ne crois pas qu’il ait plus de trente-cinq ans ; mais il vit dans la solitude la plus complète, sans songer à faire restaurer son manoir ; il n’y a pas une allée sablée dans son parc ! Il a beaucoup voyagé, lui aussi, et je suis certaine que vous vous entendriez avec ce Rogariou sur plus d’un point, car vous êtes passablement original quand vous vous y mettez ; n’est-ce pas, ma sœur ?
Mlle Trégoref éclata de rire en prononçant ces dernières paroles, comme pour me prouver qu’elle ne me gardait pas rancune ; puis elle reprit : — Si nous allions faire visite à ce personnage un de ces matins, demain par exemple ?
— Puisqu’il ne veut voir personne, répliqua Mme Legoyen, pourquoi irions-nous le troubler dans son gîte ?
— Mais moi, je serais très curieuse de le voir, repartit Emma ; et vous, monsieur Desruzis ?
J’avoue que je n’avais aucune envie de pénétrer dans le manoir de La Marsaulaie, et j’allais prendre parti pour ce M. de Rogariou qui préférait la solitude au commerce de ses voisins ; mais Emma paraissait tenir beaucoup à cette excursion, et je prévis que mon observation mettrait trop en relief cette sauvagerie qui m’avait valu déjà plus d’un reproche. — Moi, répliquai-je, je veux tout ce que vous voudrez… Allons, dès demain, relancer le Rogariou dans son antre !
— Demain, la chose est impossible, interrompit Mme Legoyen ; tu sais bien, Emma, que mon mari doit aller à Nantes : il faudra que Jean le conduise en voiture jusqu’à Ancenis.
— Eh bien ! reprit Emma, nous n’irons qu’après le déjeuner ; les chevaux auront eu le temps de se reposer. Il n’y a pas plus d’une lieue d’ici à La Marsaulaie.
Mme Legoyen semblait contrariée de la fantaisie que sa sœur venait de manifester ; mais celle-ci se montrait résolue comme un enfant gâté. Les succès de la journée lui avaient monté la tête ; il lui fallait pour le lendemain une distraction qui la consolât de n’avoir plus l’occasion d’être parée et de briller.
Le lendemain, après le déjeuner, Jean eut ordre d’atteler la calèche. — Où allons-nous ? demanda-t-il en montant sur son siège.
— A La Marsaulaie, répondit Emma, Jean resta immobile, le fouet haut, le pouce sur les rênes. — A La Marsaulaie !… chez ce monsieur à la grande barbe ; mais les chemins sont impraticables.
— Conduisez-nous le plus près que vous pourrez de l’entrée du parc, nous continuerons notre route à pied.
— A pied ! s’écria Jean en fouettant ses chevaux, à pied ! A quoi servirait donc d’avoir des voitures et un cocher ?… Nous arriverons jusqu’à la porte du parc, mademoiselle, et s’il y a où faire passer une charrette à bœufs, la calèche y passera aussi… Mais que peut-on aller voir à La Marsaulaie ?…
Quand nous eûmes fait une centaine de pas sur la grand’route, Mme Legoyen prit un air grave et dit à sa sœur : — Est-ce que vraiment tu veux que nous allions à La Marsaulaie ?
— Oui, certes, je le veux.
— Mais sous quel prétexte entrerons-nous chez ce monsieur ?
— Sous le prétexte de faire connaissance avec lui : il en vaut bien la peine ! Et puis nous dirons que nous aimons les antiquités… que sais-je ? Une fois entrés dans la place, nous saurons bien nous y maintenir assez longtemps pour voir ce qu’elle renferme de curieux.
— Ah ! Emma, dit Mme Legoyen, je t’y prends ; peu t’importent M. de Rogariou et l’architecture de son château : tu brûles de savoir ce qu’est cet être mystérieux que l’on dit habiter le vieux manoir en compagnie du châtelain, cette petite personne au teint brun que l’on a qualifiée du nom un peu effrayant de Panthère noire…
J’écoutais, sans y rien comprendre, le dialogue des deux sœurs. Une seule chose me semblait intelligible, c’est que Mlle Trégoref voulait connaître tous ceux qui habitaient le pays à quinze lieues à la ronde ; mais pourquoi Mme Legoyen s’était-elle opposée de toutes ses forces à cette excursion vers La Marsaulaie ? Elle craignait sans doute de se compromettre en faisant visite à des gens dont on venait de se moquer chez elle. Pendant que je cherchais le mot de cette énigme, la voiture cessa de trotter ; nous abordions un sentier tortueux, semé de gros cailloux qui lançaient des éclairs sous les pieds des chevaux : on eût dit l’entrée de la Sierra-Morena. Parfois les arbres du chemin inclinaient leurs branches sur nos têtes comme pour nous arrêter dans notre marche, et nous étions obligés de nous baisser pour nous soustraire à leur atteinte. Après vingt minutes d’une ascension pénible et lente, Jean s’arrêta : nous étions devant une porte en forme de poterne, qui se composait d’une voûte basse flanquée de deux tourelles entièrement couvertes de lierre. Quand nous eûmes mis pied à terre, Jean releva les basques de sa veste, s’assit sur une pierre et alluma une pipe, ce qu’il n’eût jamais osé faire à l’entrée d’un logis quelque peu respectable. Nous voilà donc suivant à pied une longue avenue de châtaigniers deux fois séculaires, mutilés et creux pour la plupart ; une touffe de mousse et un léger exhaussement du sol marquaient la place et comme le tombeau de ceux que le temps avait détruits. On eût dit une savane, c’est vrai ; mais dans ce parc abandonné aux caprices de la nature quels joyeux chants d’oiseaux ! Dans ces allées rarement foulées, combien de fleurs souriantes, au parfum pénétrant, qu’on eût en vain cherchées dans les pelouses des châteaux modernes ! Çà et là, l’ombrelle de Mme Legoyen heurtait une ronce qui grinçait sur la soie ; les amples volans de Mlle Trégoref s’accrochaient aux buissons épineux, et il fallait faire halte pour la dégager. Cependant nous avancions en silence, en proie à cette émotion singulière que causent les habitations anciennes et désertes. Devant nous se dressait la sombre façade du château avec ses clochetons aigus, ses hautes cheminées et ses douves profondes, d’où surgissaient des joncs dans lesquels la brise passait en gémissant. Autour de ce vieux logis, si triste en apparence, tournoyaient avec des cris perçans des centaines de martinets, et les hirondelles au vol si doux abritaient leur couvée dans l’ogive des fenêtres.
— Eh bien ! dit Mme Legoyen, il paraît qu’il n’y a personne dans ce château ; prends garde, Emma : s’il allait sortir du fond de cette tonnelle quelque gros chien ! — Je ne vois rien, répondit la jeune fille, ni châtelain, ni molosse, ni écuyer… On dirait le logis de la Belle au bois dormant. Qu’en pensez-vous, monsieur Desruzis, vous qui aimez les choses qui ont du caractère ?
— Mais ce château est dans un état parfait de conservation, répondis-je ; en vérité, ce serait du vandalisme que d’y faire la moindre réparation. Je me plairais ici…
— Au moins, je le suppose, vous feriez sabler les allées, replanter l’avenue, blanchir la façade…
La porte de la tourelle servant d’escalier venait de s’ouvrir, et nous vîmes s’avancer vers nous le maître du château, M. de Rogariou. C’était un homme de haute taille, dans la force de l’âge, portant une belle barbe noire, vêtu d’une façon étrange. Il avait sur la tête un de ces chapeaux de paille de Manille qui ressemblent à un entonnoir renversé. Le reste de son costume était celui du créole dans toutes les colonies : veste blanche et pantalon flottant de même couleur.
— Mesdames Legoyen ? demanda-t-il poliment en faisant signe aux deux sœurs d’entrer.
— Et M. Albert Desruzis, notre parent, répondit ma cousine en me présentant à M. de Rogariou.
Nous avions traversé le vestibule, placé dans la tourelle de l’escalier, et la porte du salon s’ouvrait à notre droite.
C’était à Mme Legoyen de prendre la parole. — Monsieur de Rogariou, dit-elle avec embarras, nous avons pris la liberté, ma sœur et moi…
Puis elle s’arrêta court. Dans la vaste cheminée, soutenue par deux chimères grimaçantes, brillait un grand feu, et devant ce feu aux flammes ardentes se tenait à demi couchée sur des coussins une jeune fille au teint foncé enveloppée dans un immense châle de crêpe rouge. A notre vue, elle se dressa sur le coude et fit un mouvement pour fuir.
— Levanta-te, Flora, y queda-te aqui[1], lui dit M. de Rogariou, et se tournant vers nous : Cette jeune personne est ma nièce, ajouta-t-il, la fille de mon frère aîné, mort à Manille il y a trois ans.
Flora se redressa lentement, serra autour de sa taille le châle rouge dans lequel elle s’était drapée, jeta sur nous un regard étrange, puis reporta sur le foyer son grand œil noir et se tapit au fond d’un vaste fauteuil. Il y avait dans son attitude quelque chose de cette défiance attentive et de cette douceur câline qui caractérisent la race des félins ; mais assurément ses traits n’offraient rien de cruel ni de provocant. Elle paraissait effrayée, voilà tout. Sous le châle qui l’enveloppait de la tête aux pieds, elle n’avait que le léger canezou et le sayon rayé que portent sous leur climat brûlant les femmes de Manille ; mais à son cou brillait une petite croix d’or suspendue à un collier de perles.
— Mesdames, reprit M. de Rogariou, vous êtes venues, si j’ai bien compris, pour voir ce vieux logis d’architecture gothique et peut-être aussi les curiosités qu’il renferme ?… Je vous remercie, je suis fort honoré de votre visite.
— Nous sommes assez proches voisins, répliqua Mme Legoyen, et je vous assure que vous seriez parfaitement accueilli, ainsi que mademoiselle votre nièce, si vous consentiez à nous venir voir.
M. de Rogariou s’inclina.
— Comptez-vous vous fixer dans ce pays-ci ? ajouta ma cousine.
— Madame, répondit M. de Rogariou, je vais satisfaire tout de suite aux questions que vous m’adressez et à celles que vous… ne me faites pas. Ma présence dans ce château et la vie très retirée que nous y menons, ma nièce et moi, ont produit en ce pays une certaine sensation. Et pourtant je ne suis point un étranger. Nos ancêtres, — l’antiquité de ce manoir prouve que nous remontons un peu loin, — possédaient ici de grands biens : la terre de La Ribaudaie en est sortie tout entière. La révolution ayant considérablement diminué notre fortune, mon frère et moi nous passâmes, très jeunes encore, en Amérique, et de là dans l’Océanie. Après bien des aventures, nous nous fixâmes à Manille, où nous avons fini par acquérir des plantations d’une certaine étendue. La plus tendre amitié nous unissait ; mon frère, je vous l’ai dit, madame, est mort sur la terre lointaine, confiant à mes soins cette chère enfant, qui n’a plus que moi pour appui, car sa mère a perdu la vie en lui donnant le jour. Rappelé en France pour quelques affaires, j’ai dû y amener avec moi ma nièce, que je ne pouvais laisser seule ; j’étais bien aise aussi qu’elle vît de ses yeux le pays où ses ancêtres ont vécu… Ne connaissant plus personne ici, devais-je frapper aux portes voisines et faire des visites qu’un retour probable dans notre île nous eût forcés d’interrompre au bout de quelques mois peut-être ?…
— Et votre château, demanda Mme Legoyen, que deviendra-t-il, si vous repartez ?
— Mon château, madame, il restera debout comme un souvenir du passé au milieu du monde présent, qui se transforme ; il restera fermé jusqu’à l’époque de notre retour en France, si jamais nous y revenons. Mais la collation est servie, et je vous prie de me faire l’honneur de passer dans la salle à manger… N’en soyez pas surprises, vous n’aviez pas fait dix pas dans l’avenue que je vous avais aperçues.
Pendant que son oncle parlait ainsi, Flora n’avait pas bougé de son fauteuil : elle y était demeurée immobile, les pieds au feu ; mais ses yeux, pareils à des charbons ardens, s’étaient portés alternativement sur Mme Legoyen, sur sa sœur et sur moi. Il y avait dans son regard quelque chose de pénétrant et de sauvage qui me reporta immédiatement dans les régions tropicales, où le feu des passions sommeille sous la langueur du corps. Il suffit parfois du parfum d’une plante exotique pour éveiller en nous le souvenir des régions les plus lointaines, pour nous rejeter d’un bond dans un monde dont rien ne nous parlait autour de nous. Cette jeune fille grelottant sous le soleil de nos étés, cette fleur des régions tropicales captive dans une serre chaude, elle m’apparut dans son véritable milieu, dans cette zone torride où la vie déborde, où tout rayonne et resplendit. Je sentis mon cœur se gonfler ; je compris ce que pensait, ce que souffrait cette créole, cette fille de l’Océanie, subitement ramenée sous les voûtes d’un château sombre, où ses ancêtres avaient vécu d’une vie à laquelle elle ne pouvait rien entendre. Par un mouvement instinctif, je m’avançai vers elle, et, prenant sa petite main brune : — Señorita, lui dis-je en espagnol, est-ce que nous n’aurons pas le plaisir de goûter avec vous ?
À cet appel, elle se leva ; elle bondit avec souplesse hors de son siège, et, redressant la tête avec un sourire affectueux : Oh ! qu’il fait bon, s’écria-t-elle, qu’il fait bon entendre résonner à ses oreilles la langue dorée des Espagnes !…
Mlle Trégoref frissonna à cet accent vibrant, à ces paroles sonores qui éclataient comme la note d’un instrument de cuivre ; cette voix d’un timbre singulier, sortant tout à coup de la bouche obstinément fermée de la jeune créole, causa aussi à Mme Legoyen une sorte d’effroi. C’était en effet comme la révélation d’une nature ardente, un peu sauvage, dont elle n’avait aucune idée. Loin d’être embarrassée de sa mise négligée et passablement étrange, Flora la portait avec une dignité sereine, rachetant par la noblesse de son maintien ce qui manquait à la correction de son costume. Il y avait dans son allure et dans ses mouvemens cette grâce de haut style qui eût ravi un artiste, mais qui devait effaroucher Mlle Trégoref et sa sœur.
— Quelle est cette dame ? me demanda Flora en désignant Emma, qui marchait seule derrière sa sœur, à laquelle M. de Rogariou venait d’offrir le bras ; quelle est cette jeune dame ? Est-elle mariée ?
— Non, pas encore, répondis-je. — Comme elle est blanche !
Pour toute réponse, me penchant vers doña Flora, je lui récitai dans l’oreille, syllabe par syllabe, pour qu’elle les comprît mieux, ces trois vers des Orientales, qui semblaient avoir été écrits pour elle :
- Tu n’es ni blanche ni cuivrée,
- Mais il semble qu’on t’a dorée
- Avec un rayon du soleil.
Ces mots la firent sourire, et, quittant ma main, elle courut s’asseoir auprès de son oncle. Celui-ci avait fait servir une charmante collation, dans laquelle figuraient les fines confitures que l’on prépare avec tant d’art dans les pays tropicaux. Après ce frugal repas, M. de Rogariou nous fit voir les principales pièces de son château, qui gardaient encore leurs tapisseries, leurs meubles sculptés et leurs fauteuils de cuir à clous dorés ; puis il nous promena dans son parc, où l’on comptait par centaines les plus beaux arbres de toutes les essences : il eût suffi de pratiquer çà et là quelques éclaircies pour le transformer en un séjour délicieux. Enfin, après nous avoir fait avec beaucoup de politesse et d’aisance les honneurs de ce logis décrié, où nous ne devions trouver qu’un sauvage, le châtelain de La Marsaulaie nous reconduisit jusqu’aux deux tourelles chargées de lierre entre lesquelles s’ouvrait la voûte béante que nous avions traversée en entrant. Flora nous avait accompagnés, bien qu’elle traînât à ses pieds des babouches indiennes. Je lui adressai souvent la parole dans sa langue natale, et il lui échappait des éclats de rire qui retentissaient sous les grands châtaigniers comme des cris de perruche.
— Adios, don Alberto, me dit-elle en me serrant familièrement la main ; puis elle salua les deux dames, qui s’efforçaient de répondre par un sourire, et nous remontâmes en voiture.
— Eh bien ! dit Mme Legoyen à sa sœur, était-ce bien la peine de venir ici, de rendre visite à ce monsieur, pour accepter de lui une politesse qui nous met dans l’obligation de le recevoir à La Ribaudaie, avec mademoiselle sa nièce encore ?…
— Franchement, répondit Emma, je m’attendais à trouver là quelque chose de plus amusant, de tout à fait grotesque. Ce M. de Rogariou est très fier : il se tient toujours sur la défensive, comme si on voulait l’attaquer…
— Tandis que vous vouliez tout simplement rire à ses dépens, répondis-je.
— Ah ! non ; il ne donne pas envie de rire, reprit Emma ; il affecte de grandes manières, il a l’air comme il faut, j’en conviens, mais cette petite créature… — Doña Flora ? interrompis-je.
— Nommez-la comme vous voudrez, répliqua vivement Emma ; moi, je l’appelle la Panthère noire, comme l’a surnommée cette dame qui parlait d’elle hier au dîner… Quel regard, mon Dieu ! et quelle couleur de peau !
— Il y a en elle du type océanien ; sa mère devait être une Tagale, répondis-je timidement.
— Il paraît que vous avez l’habitude de vivre avec ces sortes de gens, dit à son tour Mme Legoyen ; vous avez causé tous les deux comme si vous vous connaissiez de longue date. Cette pauvre fille n’a donc reçu aucune éducation ?
— Son oncle fera bien de la reconduire au plus vite dans les déserts d’où elle est sortie, reprit Emma, car elle serait tout à fait impossible dans ce pays-ci.
— En vérité, mademoiselle Trégoref, vous êtes impitoyable ! répliquai-je avec vivacité ; elle admirait l’éclat de votre teint, elle a dit sur vous et sur votre sœur des choses charmantes, et vous l’accablez de vos sarcasmes…
— Ah ! ah ! répondit Emma en s’efforçant de rire, je suis bien sensible à ses complimens…
— Allons, brisons là, interrompit Mme Legoyen ; Albert finirait par se tourner contre nous : il lui faut de l’étrange, de l’impossible, tout ce qui ne ressemble à rien. Quelques paroles échangées avec cette jeune personne habillée comme une fée des Mille et une Nuits ont suffi à exalter son imagination. Il nage en plein Orient ; il est parti pour l’Océanie sur l’aile de ses rêves, à la suite de Mlle Flora.
L’impatience me gagnait, il allait m’échapper quelque réponse un peu vive malgré tout le respect que je devais à Mme Legoyen. Par bonheur, je parvins à me contenir en me souvenant que le meilleur moyen de triompher des colères féminines, c’est de battre en retraite et de s’avouer vaincu.
— Ma chère cousine, dis-je à Mme Legoyen, vous vous trompez ; je suis en France de cœur et d’âme, je suis chez vous, où je trouve un accueil plein d’affection, sous le toit hospitalier de votre beau château, où votre excellent mari m’a reçu comme un frère. Je vous en conjure, mademoiselle Trégoref, venez à mon secours, prenez ma défense.
Emma me regardait d’un air surpris, croyant que je me moquais d’elle ; mais, lorsqu’elle vit que je n’avais aucune envie de plaisanter, elle se prit à rire, et, parodiant les paroles d’un opéra bien connu, elle répéta, les mains jointes, d’un ton tragique : Grâce ! grâce pour lui !…
— Eh bien ! soit, repartit sa sœur, grâce pour Albert et aussi pour les habitans de La Marsaulaie que nous venons de traiter d’une façon peu charitable… C’est égal, mon cher Albert, vous auriez dû rester dans les îles, vous étiez fait pour y vivre.
Décidément j’avais commis une faute énorme qui achevait de me perdre dans l’esprit de Mme Legoyen et dans celui de sa sœur. Passe encore de manquer de galanterie, de mal jouer le whist, d’oublier de faire un compliment à propos ; mais se montrer empressé auprès d’une jeune fille au costume étrange, aux manières excentriques ! Les dernières paroles de Mme Legoyen contenaient tous ces reproches et bien d’autres encore. Si je l’avais osé, j’aurais répondu : Tant pis pour vous si vous ne voulez rien accepter de ce qui sort du cadre étroit dans lequel vous vivez ! Malgré votre gentillesse, Emma, vous ressemblez à ces petits oiseaux qui se contentent de sautiller de branche en branche, comme s’ils n’avaient pas d’ailes !… Cette autre que vous méprisez a de l’envergure ; elle sait voler et planer dans les régions où vous ne pouvez la suivre. — Tandis que je formulais au dedans de moi-même ces phrases hardies que les convenances m’empêchaient de prononcer, la voiture, sortie des chemins de traverse, débouchait sur la grand’route. Jean donna un coup de fouet à ses chevaux, qui prirent le petit galop. On eût dit que le digne cocher avait hâte de nous arracher à la terre d’Égypte pour nous ramener dans celle de Chanaan.
Pourquoi donc, au lieu de s’en tenir à la surprise et de chercher à se rendre compte de l’étrangeté des manières de Flora, Mme Legoyen et sa sœur s’étaient-elles mises immédiatement en état d’hostilité vis-à-vis de la jeune créole ? Pourquoi railler sans pitié cette créature simple de cœur, ignorante de nos usages et si parfaitement inoffensive ? Je ne pouvais le comprendre, et je sentais croître en moi mes sympathies pour Flora. En quelques instans d’une conversation rapide, j’avais abordé avec elle les sujets qui occupaient toujours mon esprit et qu’on ne traitait jamais à La Ribaudaie ; nous avions parlé des régions tropicales, de ce monde prodigieux où l’œil ne se fatigue point d’admirer les splendeurs du paysage. Naturellement je retombai dans mes rêveries, et le visage de Mme Legoyen prit cet air grave qu’elle affectait volontiers quand elle voulait paraître mécontente. Mlle Trégoref passait de longues heures à son piano ; c’est le refuge des jeunes filles qui veulent rester à l’écart et dédaignent de parler. Nous menions donc à La Ribaudaie une existence un peu triste. L’harmonie entre nous était troublée sans que rien semblât changé dans notre situation respective. De plus nous attendions vainement le retour du cousin Legoyen. Les affaires qui l’avaient obligé de se rendre à Nantes l’y retenaient plus longtemps que je ne l’aurais voulu, car sa franche cordialité et son expansion naturelle répandaient la vie et le mouvement autour de lui. Nous étions donc seuls à La Ribaudaie, Mme Legoyen, Emma et moi, lorsque cinq ou six jours après notre visite un peu hasardée à La Marsaulaie nous vîmes apparaître à l’entrée du parc deux personnages qui ne pouvaient être autres que M. de Rogariou et Flora. Mme Legoyen manifesta un certain embarras, et sa sœur fit une petite moue qui m’inquiéta.
— Monsieur Desruzis, dit celle-ci, voilà vos amis, si je ne me trompe.
— Voyons ! dit à son tour Mme Legoyen en faisant effort sur elle-même, il faut être poli… Viens, Emma ; nous devons aller au-devant du châtelain de La Marsaulaie…
— Et de son auguste nièce, répliqua Mlle Trégoref ; voilà que M. Albert a déjà pris sa canne et son chapeau de paille pour se porter à la rencontre de l’hidalgo et de la petite Panthère noire…
— Chut ! fit Mme Legoyen ; tu nous as conduits chez eux, ne t’en prends qu’à toi de leur visite.
Nous descendîmes le perron du château. M. de Rogariou et sa nièce étaient encore loin, et cependant il nous semblait que nous ne reconnaissions plus les habitans de La Marsaulaie. A mesure que nous approchions, notre surprise allait croissant, et quand nous ne fûmes plus qu’à vingt pas des deux visiteurs, Mlle Trégoref s’arrêta : — Mais sont-ce bien là les Rogariou ? demanda-t-elle tout bas à sa sœur.
C’est que le châtelain de La Marsaulaie avait complètement abdiqué dans son extérieur tout souvenir de son île lointaine. Sa barbe de Robinson avait disparu ; il n’en restait plus que deux petites moustaches qui faisaient mieux ressortir la blancheur mate de sa peau : d’un coup de rasoir, il s’était rajeuni d’au moins cinq ans. Sa tenue irréprochable lui donnait l’apparence d’un gentilhomme parisien égaré dans le fond de la campagne. Flora portait le pur costume andalou : robe de soie jaune, mantille de dentelle noire ; l’éventail frémissait comme un battement d’aile dans sa petite main finement gantée. L’oncle et la nièce s’avançaient avec gravité ; ils avaient une revanche à prendre. Les paroles gracieuses que leur adressa Mme Legoyen, la surprise que manifestait Mlle Trégoref, son empressement à se montrer affable, prouvèrent aux deux étrangers que l’effet était produit.
La conversation s’engagea d’abord assez péniblement : l’absence de son mari rendait Mme Legoyen un peu timide ; elle craignait d’être en reste de politesse avec ses hôtes, et aussi de trop s’engager avec des voisins qui pour la première fois étaient reçus au château de La Ribaudaie.
— Mesdames, dit M. de Rogariou, cherchant à mettre ma cousine tout à fait à l’aise, avouez que nous vous avons paru, ma nièce et moi, passablement fantastiques !… C’est que nous étions encore sous l’influence de cette paresse, de cet affaissement qui résulte d’une longue traversée et d’un séjour prolongé sous les latitudes tropicales…
— Le fait est que vous aviez l’air un peu sauvage, répondit Mlle Trégoref avec un franc sourire.
— Oh ! reprit M. de Rogariou, ne vous y trompez pas, mademoiselle, la sauvagerie du costume n’est rien : on la fait disparaître à volonté ; mais celle de l’esprit est bien plus sérieuse, bien plus redoutable.
Voyant Mlle Trégoref aux prises avec ce prétendu sauvage de La Marsaulaie, dont la conversation semblait l’intéresser beaucoup, je me crus permis de causer avec la nièce de M. de Rogariou. J’avoue que j’en mourais d’envie ; mais j’avais cru devoir garder le silence et éviter de paraître trop avide de me jeter dans une conversation qui eût bien vite dégénéré en à parte, puisqu’elle avait lieu en espagnol. D’ailleurs doña Flora parlait à Mme Legoyen en termes fort aimables de son château, de son parc, d’elle-même et de sa sœur, et je n’avais garde de l’interrompre. La Panthère noire semblait si bien apprivoisée, que son regard et le son de sa voix n’effrayaient plus personne. Mme Legoyen l’écouta longtemps avec plaisir ; mais lorsqu’elle dut s’éloigner un instant pour faire préparer la collation, je me rapprochai de la jeune créole, et nous nous lançâmes immédiatement dans une de ces causeries à l’espagnole qui ressemblent à des bulles de savon : quand elles sont dissipées dans l’air, il n’en reste rien ; mais tant qu’elles durent, elles tournent à travers l’espace en se colorant de toutes les nuances du prisme. Ces causeries ne sont point toujours aussi futiles qu’elles le paraissent ; souvent il s’y cache, sous des phrases assez frivoles, des accens qui sortent du cœur.
Nous avions repris notre sujet favori, les pays lointains avec leur végétation luxuriante et la vie au grand soleil.
— Ah ! don Alberto, s’écria tout à coup Flora, vous parlez de Lima, que l’on appelle le paradis des femmes ; mais vous ne connaissez pas notre île, celle que l’on a surnommée la Perle des Espagnes !
— Hélas ! non ; j’avais projeté d’aller aux Philippines…
— Eh bien ! accomplissez votre projet. Qui vous en empêche ? Au commencement de l’hiver, nous y retournerons ; venez avec nous. Venez dans ces îles, que rien n’égale pour la splendeur du climat, la beauté du paysage et la fertilité du sol !… Allons, décidez-vous ; qui n’a pas vu Manille n’a rien vu !… Nous prendrons par la Méditerranée et la Mer-Rouge ; les voyages par bateaux à vapeur se font rapidement, et en deux mois nous serons transportés des bords de la Loire aux rives du Passig.
Après avoir prononcé ces paroles avec une extrême volubilité, doña Flora s’arrêta pour attendre ma réponse ; mais que pouvais-je dire, ému et troublé comme je l’étais ? M. de Rogariou, qui s’entretenait toujours avec Mlle Trégoref, me regarda du coin de l’œil. Était-ce pour m’encourager à dire oui ? était-ce pour me dissuader de prendre au sérieux l’invitation que sa nièce me faisait, un peu étourdiment, de la suivre au bout du monde ? Cette dernière interprétation me paraissant la plus vraisemblable, je préparais une réponse évasive, lorsque M. de Rogariou, se penchant à l’oreille de Mlle Trégoref, lui dit à demi-voix : — Savez-vous de quoi parlent ces deux jeunes gens ? Non, vous ne pouvez le deviner… Je vous le donne en cent, mademoiselle ! Il est question entre eux d’un voyage à Manille pour l’hiver prochain. Quant au retour, on n’en parle pas !…
— Mais, mon oncle, reprit doña Flora, que trouvez-vous de si extraordinaire à ce projet ?
— Et vous, mademoiselle Trégoref, demanda M. de Rogariou, ne vous semble-t-il pas très naturel ?
Mlle Trégoref, surprise de cette question, leva sur moi son œil bleu et répondit avec une certaine émotion : M. Albert Desruzis est très romanesque, monsieur ; il aime singulièrement ce qui est étrange et ce qui est étranger !
Nous passâmes dans la salle à manger, où la collation était servie. — Eh bien ! continua M. de Rogariou, voilà précisément cette sauvagerie du cœur et de l’esprit que je vous signalais tout à l’heure. M. Desruzis est né en France, il y a été élevé, mais ses instincts l’entraînent vers les pays lointains. Et savez-vous pourquoi ? C’est parce qu’aucune occupation sérieuse n’est venue entraver le libre essor de son imagination. Il est comme ce personnage de Shakspeare qui se meut dans l’immensité d’un mouvement plus doux que la sphère de la lune ! N’est-ce pas vrai, monsieur Desruzis ?
— J’avoue que je préfère la poésie à la réalité, répondis-je un peu froidement. Où est le mal ?
— Cela ne fait de mal à personne, reprit M. de Rogariou. Je ne blâme pas, je constate seulement vos aspirations vers l’idéal. D’ailleurs nous avons tous notre rêve, notre chimère. Mon rêve à moi, c’était de refaire ma fortune détruite et de revenir habiter le château de mes pères, et pour le réaliser j’ai dû me condamner à un long exil.
— Et qui n’est pas fini ? répliqua Mlle Trégoref. N’avez-vous pas dit que vous deviez retourner dans votre île ?
— Peut-être,… probablement, reprit M. de Rogariou.
— Ah ! mon oncle, c’est chose convenue, interrompit Flora. Vous l’avez dit vous-même à ces dames, quand elles sont venues nous voir avec M. Desruzis.
— Terrible enfant ! répliqua en souriant M. de Rogariou. Attends que nous soyons entre nous pour discuter cette grande affaire.
Au moment où l’oncle et la nièce quittaient le salon pour se remettre en route et retourner à La Marsaulaie, la calèche de Mme Legoyen parut devant le perron.
— En vérité, madame, dit M. de Rogariou, vous êtes trop bonne. Je vous suis infiniment obligé de votre prévenance, moins pour moi, qui vais volontiers à pied, que pour Flora : ces créoles aiment tant les voitures !
— Aussi dès demain nous en recevrons de Nantes une toute neuve, avec nos armoiries, ajouta la jeune fille. Au revoir, mesdames. Adios, don Alberto !
Tandis que la calèche disparaissait derrière la grille du parc, nous restions debout sur le perron, suivant des yeux ces deux personnages dont la visite avait produit sur nous des impressions si diverses. J’en voulais un peu à M. de Rogariou du ton de familiarité qu’il s’était permis envers moi. Qui l’avait prié de définir mon caractère, mes instincts ? Sans nul doute il connaissait la vie mieux que moi : le prétendu sauvage savait le monde comme s’il eût passé sa jeunesse à Paris. C’était probablement le désir de se montrer à ces dames sous son vrai jour qui l’avait porté à prendre ces manières dégagées dont je me sentais blessé. Il me semblait que ma situation à La Ribaudaie allait être sensiblement amoindrie par le seul fait de l’apparition passagère de ce gentilhomme, décidé à se poser là, tout près des Legoyen, avec l’autorité de son rang et de sa fortune ; mais avant cet établissement définitif à La Marsaulaie je voyais poindre le voyage à Manille, qui me jetait dans les plus grandes perplexités. Pourquoi M. de Rogariou avait-il trahi le secret de ma conversation avec sa nièce ?… En dépit des rêves chimériques qu’il me prêtait avec quelque apparence de raison, je n’avais pas donné officiellement ma démission de prétendant à la main de Mlle Trégoref.
J’en étais là de mes réflexions lorsque ma cousine, Mme Legoyen, me frappa doucement sur l’épaule. — Savez-vous, Albert, que ce monsieur de Rogariou est fort bien ?
— Je n’ai jamais dit le contraire, répondis-je.
— Oh ! ma sœur, comme nous nous trompions ! dit Emma ; il a des manières tout à fait distinguées… Il doit posséder là-bas une grande fortune… Et puis la petite a parlé d’armoiries.
— Il n’en avait pas parlé, lui, reprit Mme Legoyen, il est trop discret pour cela ; mais la petite, comme tu l’appelles, c’est autre chose… Pourtant je dois convenir qu’elle a été fort aimable avec moi ; elle ne manque ni d’une certaine grâce ni d’un certain esprit quand elle fait patte de velours… Ce n’est pas la Panthère noire de l’autre jour…
— Ah ça ! monsieur Desruzis, interrompit Mlle Trégoref, vous allez donc faire avec elle un voyage à Manille ?…
— Allons ! m’écriai-je avec dépit, doña Flora m’a parlé de son pays, qu’elle a beaucoup vanté et qui mérite bien de l’être ; puis, trouvant tout simple qu’un voyage à Manille ne soit pas de nature à effrayer quelqu’un qui a longtemps navigué, elle m’a engagé à visiter son île lointaine.
— Et vous n’avez pas dit non ! reprit Emma.
— Comment, cousin Albert, interrompit Mme Legoyen, vous avez songé à un pareil projet ! Vous avez arrêté les préliminaires d’un voyage au bout du monde…
— Avec Mlle Flora, dit Mlle Trégoref ; M. de Rogariou l’a affirmé, et sa nièce n’a pas nié le fait.
— Expliquez-vous, Albert, reprit Mme Legoyen ; il m’importe de savoir la vérité.
— La vérité, ma chère cousine, répondis-je en affectant de rire, c’est qu’ils ne sont pas décidés eux-mêmes à faire ce voyage qui vous inquiète.
Mme Legoyen garda le silence. Emma courut à son piano, et je l’entendis exécuter des roulades avec un brio extraordinaire. Pour dissiper la contrariété que me causait l’interrogatoire que je venais de subir, je pris un livre et sortis pour aller faire une lecture dans le parc ; mais j’en restai à la première page, et pendant plus d’une heure je me promenai autour des pelouses, essayant de comprendre ce qui se passait en moi. Désormais j’étais vis-à-vis de ma cousine et de sa sœur dans une position fausse, et d’où il fallait absolument sortir au plus vite. En insistant sur ce voyage, qui n’était pas même à l’état de projet, en me prouvant à moi-même que j’y étais bien décidé, Mlle Trégoref n’avait-elle pas l’air de m’ouvrir la porte à deux battans et de me dire : Partez ?… Je me trouvais humilié et comme pris au piège. Pendant que j’allais ainsi, plongé dans mes réflexions, Mme Legoyen se trouva devant moi au tournant d’un massif.
— Mon cher Albert, me dit-elle à demi-voix, il se passe des choses étranges… Vous, ma sœur Emma et la nièce de notre voisin, vous n’êtes que des enfans… — Et comme j’allais me récrier : — Et des enfans terribles encore ! ajouta-t-elle. Vous, Albert, malgré vos vingt-sept ans, vous manquez totalement de raison. Vous pouvez avoir de l’énergie, du courage en face des périls ; mais pour les choses de la vie vous ne possédez ni décision, ni volonté… Votre imagination vous emporte à tous les vents… M. de Rogariou est un tout autre homme : il sait ce qu’il veut, où il va ; il gagne tout le terrain que les autres perdent par leur faute. Songez-y.
Comme elle achevait ces paroles, un bruit de voiture se fit entendre : c’était Jean qui ramenait la calèche.
— Eh bien ! lui dit Mme Legoyen, tu as remis M. de Rogariou et sa nièce sains et saufs à la porte de leur parc ?
— Madame, répondit Jean, ça va tout seul à présent ; les chemins creux sont élargis jusqu’aux abords de La Marsaulaie ; ce sera bientôt à ne s’y plus reconnaître. Il y a aussi des ouvriers dans le parc ; tout est sens dessus dessous.
— Vous entendez, Albert, reprit Mme Legoyen ; si quelqu’un part pour Manille aux approches de l’hiver, à coup sûr ce ne sera pas le châtelain de La Marsaulaie.
Les paroles de Mme Legoyen n’étaient pas une énigme bien difficile à comprendre. Désormais elle me considérait comme le cousin de son mari, et rien de plus. En moins de quelques semaines, je me vis relégué au second plan. Ma gaucherie, mon inaptitude à parler et à agir comme tout le monde l’avaient surprise, puis blessée ; l’arrivée de M. de Rogariou avait fait le reste. Décidé à rentrer dans la vie civilisée, que des revers de fortune l’avaient contraint d’abandonner pendant de longues années, celui-ci cherchait à s’établir dans son pays natal. Emma lui plaisait ; il lui faisait sa cour en homme bien élevé, qui compte sur ses bonnes manières et sur sa bonne mine pour réussir. Son long séjour dans les pays étrangers lui donnait un certain prestige dont il savait tirer parti ; sa sauvagerie un peu affectée des premières journées n’avait été vraisemblablement qu’un moyen d’exciter la curiosité et d’attirer l’attention. De plus M. de Rogariou possédait un titre, et mon cousin Legoyen était très flatté d’avoir lié connaissance avec un vicomte. Quand le châtelain de La Marsaulaie arrivait au château de La Ribaudaie dans sa calèche armoriée dont un valet de pied en grande livrée lui ouvrait la portière, un sourire de satisfaction et d’orgueil s’épanouissait sur les lèvres de Mme Legoyen et de sa sœur. L’étoile de M. de Rogariou montait donc sur l’horizon à mesure que la mienne baissait, et mon rival n’était point le dernier à s’en apercevoir. Très habitué aux usages du nonde, doué de cette perspicacité qui empêche d’être dupe d’aucune illusion, l’oncle de Flora avait deviné mon inexpérience et compris la sympathie secrète qui m’attirait vers sa nièce. Il ne lui échappait pas non plus que cette sympathie naïvement manifestée choquait Mme Legoyen et m’éloignait de sa sœur. Je ne pouvais être un obstacle sérieux à ses projets ; pour prendre la place que je ne savais pas garder, il lui suffisait de me pousser doucement du coude et de me laisser causer tout à mon aise avec sa nièce. L’importance que M. de Rogariou acquérait aux yeux des Legoyen m’était désagréable ; en lui faisant un accueil si empressé, ma cousine semblait me dire : « Vous n’êtes qu’un niais, Albert ; voilà comme on s’y prend quand on sait vivre ! » Mon parti était bien arrêté de quitter La Ribaudaie avant la fin de l’été ; mais il m’en coûtait tant de dire à Flora un adieu éternel que je restais, remettant de semaine en semaine ce départ redouté.
Plus je reculais, et plus il me devenait difficile de prendre un parti ; peut-être même était-il trop tard. Lorsque Flora venait à La Ribaudaie avec son oncle, nous nous isolions dans un monde à part ; ce que nous disions n’intéressait personne, et nous demeurions indifférens à ce qui se disait autour de nous. On riait de ce qu’on appelait notre enfantillage, comme si toute conversation qui n’a pas pour sujet un fait précis ne pouvait être qu’un bavardage sans portée. Il est vrai que nos entretiens ressemblaient un peu au vol de l’hirondelle, courses vagabondes, rapides évolutions entremêlées de gazouillemens joyeux. Ces causeries ne m’ennuyaient jamais, et pourtant l’éducation de Flora avait été fort négligée ; elle savait bien peu de ce que l’on apprend dans les livres. En revanche, il n’échappait point à cette créole ignorante de ces phrases banales que tant de jeunes filles bien élevées laissent tomber nonchalamment quand elles rêvent à leur toilette du lendemain. Il y avait en elle la sensibilité ardente qui jamais ne sommeille, l’élan du cœur qui ne permet point à l’égoïsme de se cacher sous le masque de la pruderie. Cependant l’été avançait ; on était aux premiers jours d’août. Il me fallait prendre congé des Legoyen et aussi interrompre à ses débuts ce roman d’un jour si bien commencé. Plus que jamais j’allais me trouver lancé dans cette vie de solitude inoccupée qui me forçait à courir au hasard sur terre et sur mer. Cette perspective n’était pas pour moi sans amertume : non pas que je fusse las de cette existence vagabonde qui m’avait plu si longtemps ; mais l’idéal pour moi eût été de la mener à deux… Mes tristesses n’échappaient point à Mme Legoyen ; toutefois ses bons procédés à mon égard ne se démentaient pas un instant, et jamais elle ne m’adressait une question. Quant à sa sœur Emma, toujours gaie, toujours gracieuse, elle semblait exclusivement occupée de sa toilette. Je ne surprenais en elle ni mélancolie, ni trouble, ni émotion ; elle se montrait toujours la même : affable, souriante, enchantée d’être jolie.
Un jour que M. de Rogariou et sa nièce déjeunaient à La Ribaudaie, il se produisit un de ces incidens qui dénouent les situations les plus compliquées. Nous étions à table depuis une heure environ. Bien décidé à m’expliquer avec Flora sur la nécessité où je me trouvais de quitter le pays, j’attendais impatiemment que mon cousin Legoyen se levât de table ; mais il mangeait beaucoup et longuement. Cherchant en moi-même comment aborder ce grave sujet d’une séparation éternelle, je tenais mes yeux dirigés sur les pelouses du parc. Derrière un massif, j’aperçus la blouse bleue du facteur rural qui suivait la grande allée et marchait d’un pas fatigué. La vue de cette blouse bleue à collet rouge me cause toujours un tressaillement involontaire. Que va-t-il sortir de cette boîte de Pandore qui contient l’inconnu avec toutes ses inquiétudes ? Malgré moi, je reportai mes regards sur M. Legoyen, qui offrait à ses convives les riches productions de son verger : il était radieux ! Le domestique entra et lui remit une lettre.
— En vérité, s’écria-t-il, j’ai bonne envie de dire, moi aussi : A demain les affaires sérieuses !
— Pas de façon avec nous, je vous en prie, répondit M. de Rogariou ; décachetez et lisez.
— Vous le permettez, mon cher voisin ? répliqua M. Legoyen.
Et il se mit à parcourir la lettre. A mesure qu’il lisait, sa physionomie passait du rouge foncé au blanc mat. Mme Legoyen, craignant que son mari ne se trouvât mal, se leva de sa place et courut vers lui. Emma devint tremblante, je sentis une sueur froide mouiller mon front. Flora et son oncle gardaient le silence. Il y eut un moment d’une indicible anxiété ; nous étions comme des gens surpris par l’éclair qui baissent la tête en attendant la foudre qui va fondre sur eux.
— Tous les malheurs se réunissent pour m’accabler, dit enfin M. Legoyen d’une voix altérée ; hier j’étais riche, aujourd’hui me voilà ruiné, mais l’honneur est sauf !… Une maison étrangère avec laquelle je faisais de grandes affaires a manqué ; un de mes navires richement chargé a péri en rade du cap de Bonne-Espérance par la faute du capitaine, et les assurances refusent de payer… Enfin deux autres de mes bâtimens, qui reviennent d’un long voyage en ne me rapportant que des pertes, sont signalés au bas de la Loire. Telles sont les nouvelles que je reçois par le courrier de ce matin.
— La révolution m’avait mis plus bas que vous n’êtes, monsieur, reprit l’oncle de Flora, et j’ai refait ma fortune. Si je puis vous aider à refaire la vôtre, disposez de moi.
— D’abord il faut que je vende ma terre et mon château de La Ribaudaie, ce château que j’ai fait sortir du sol par la puissance de mes capitaux, ce parc qui était ma joie, mon orgueil !… Oui, il faut que je vende tout cela…
— Oh ! mon Dieu ! est-ce possible ? s’écria eh pleurant Mme Legoyen.
— Oui, mon amie, il faut que je vende ce lieu, qui faisait nos délices ; mais ce qui me navre, ajouta-t-il, c’est que dans ce désastre se trouvent englouties votre dot et celle de cette chère Emma…
À ces paroles terribles, Mlle Trégoref resta comme pétrifiée : on eût dit une fleur que le soleil a frappée de ses rayons brûlans. Flora, tout attendrie, ne chercha point à arrêter les larmes qui coulaient de ses yeux, et M. de Rogariou, prenant la main du malheureux négociant abîmé dans le naufrage de sa fortune, lui dit avec calme :
— Mon cher monsieur, écoutez-moi. Je suis riche, très riche. Outre nos plantations des Philippines, nous possédons, ma nièce et moi, aux portes de Nantes, des terrains qui ont acquis, par la création du chemin de fer, un prix considérable. Parlez ; voulez-vous voir en moi un ami, voulez-vous de moi pour votre associé ?
— Un négociant qui a tout perdu peut-il associer quelqu’un à… sa ruine ? repartit M. Legoyen. Après ma liquidation, je me trouverai réduit à si peu de chose qu’il me sera impossible de rien entreprendre.
— Dans ce cas, renoncez au commerce et vivez tranquille à la campagne… Vous ne quitterez pas ce château, cette terre de La Ribaudaie. Non, vous dis-je, ne secouez pas la tête en signe d’incrédulité, vous resterez ici. Dites-moi ce que vaut La Ribaudaie, je la paierai comptant, elle sera à moi ; vos créanciers en toucheront le montant, et vous y demeurerez en paix. Personne ne saura ce qui s’est passé, et ce n’est qu’après vous que mes héritiers entreront en possession de votre bien…
M. Legoyen tenait les yeux baissés sans rien répondre. Il ne pouvait se faire à l’idée d’habiter son château sans en être le maître.
— Votre offre est généreuse, monsieur le vicomte, reprit-il après quelques minutes de silence ; mais je ne l’accepte point. Si ma propriété vous convient, je suis prêt à vous la vendre, et mon malheur vous aura servi à rentrer en possession des biens que la révolution vous avait enlevés… Le seul service que je vous demande, c’est de m’avancer dès aujourd’hui les cent mille francs que je dois à Mlle Trégoref, ma belle-sœur…
Celle-ci, humiliée, écrasée par le désastre qui venait de fondre sur elle, tenait sa tête entre ses mains, et s’efforçait de comprimer ses sanglots. Flora promenait ses yeux noirs sur les malheureux Legoyen, qui s’abandonnaient au désespoir. Se levant avec énergie, elle s’avança au milieu du salon et s’écria de sa voix vibrante :
— Mon Dieu, mon Dieu ! je n’y tiens plus ; c’est déchirant. Monsieur Albert, je vous en prie, conjurez M. Legoyen d’accepter les offres que lui fait mon oncle… Et vous, Emma, ne vous désolez pas ainsi. Vos gémissemens me font un mal affreux !…
Puis, se jetant au cou de celle-ci et écartant les mains qui cachaient son visage : — Chère Emma, ajouta-t-elle tout bas avec mille caresses, ne savez-vous pas que mon oncle vous aime ?… Eh bien ! épousez-le tout de suite ; vous redeviendrez riche, vous serez ma tante… Oh ! comme je vous aimerai… Emma, regardez-moi, ma toute belle, et ne pleurez plus !… Ah ! bah ! mon oncle vous tirera tous de ce mauvais pas, si vous y consentez…
À ce moment-là, la petite Panthère noire avait tant de persuasion dans la voix, tant de douceur dans le regard, que la pauvre Emma la pressait sur son cœur et couvrait de baisers sa joue brune. — Que vous êtes bonne, Flora !… Vous voudriez nous tirer de l’abîme où nous voilà plongés, mais cela ne se peut…
— Je vous dis que c’est possible, reprit Flora en parlant si bas que l’on eût cru entendre le bourdonnement du colibri dans le calice d’une fleur. Mon oncle vous aime ; vous le savez bien, n’est-ce pas ?… Peut-être l’aimez-vous aussi…
Mlle Trégoref la serrait plus fort dans ses bras pour étouffer sa voix indiscrète, et moi je triomphais de voir l’âme ardente de Flora se révéler avec tant d’éclat au milieu de cette grande catastrophe.
— Mon oncle, mon cher oncle, reprit Flora avec exaltation, voyez donc Emma, comme elle pleure ! Monsieur Legoyen, il vous suffit d’un mot pour faire rayonner ces beaux yeux : acceptez les offres de mon oncle, laissez-le s’associer avec vous ; dites oui !… Dites-le pour vous, pour votre femme, pour votre belle-sœur et pour moi…
Parlant ainsi, elle passa ses petits bras autour du cou de mon cousin Legoyen : celui-ci n’y tint plus, je crus que l’émotion allait le suffoquer.
— Attendez, mademoiselle, dit-il d’une voix entrecoupée, attendez… J’estime qu’il me restera encore, tous comptes faits, quelque chose comme…
— Peu importe le chiffre ! interrompit Flora. Vous comprenez bien, monsieur Legoyen, qu’il faut qu’Emma épouse mon oncle : elle sera vicomtesse, et puis… tout s’arrangera. S’il faut que les affaires des Philippines soient réglées, eh bien ! votre cousin, M. Albert, qui aime les voyages…
Pour le coup, je me sentis moi-même comme terrassé par une émotion trop poignante. Je souhaitais ardemment que mon cousin pût se relever de sa ruine ; mais qu’il fallût pour l’y aider m’éloigner de Flora, mon héroïsme n’allait pas jusque-là. Douloureusement surpris, je me tournai vers celle-ci ; elle me faisait signe de la tête en disant : — Bien, bien, tout va au mieux !
— Pas pour moi, répondis-je ; mais elle se rapprocha de mon cousin Legoyen, qui portait sa main à son front et continuait ses calculs.
— Monsieur le vicomte, dit enfin le négociant, il me reste encore quelques navires dont la vente forcée ne me rapporterait que le tiers de ce qu’ils valent ; si je puis les garder et faire de nouveaux arméniens, ces débris de ma fortune serviront à me sauver d’une ruine complète…
— Vous voyez bien, s’écria Flora, tout n’est pas perdu !… Embrassez-moi donc, madame Legoyen. Ce château, ce parc, ces biens, que vous sentiez s’échapper de vos mains, ils ne vous seront pas ravis… La chose est convenue, n’est-ce pas ? mon oncle.
M. de Rogariou eût préféré acheter à beaux deniers comptans la belle terre de La Ribaudaie, qu’il ne pardonnait pas à la révolution de lui avoir enlevée. Cependant il ne rejeta pas l’occasion qui s’offrait à lui de sauver la dot de Mlle Trégoref et de confier ses capitaux aux mains d’un négociant d’une probité reconnue. Il s’enferma avec M. Legoyen et sa femme dans un cabinet situé au premier étage du château, et là ils se mirent à conférer tous les trois. Emma, fatiguée par les émotions qui l’avaient assaillie, serra une fois encore la petite Panthère noire sur son cœur et se retira. Demeuré seul avec Flora, j’éprouvais le besoin de m’expliquer avec elle sur mes projets de départ et aussi sur les paroles qu’elle venait de prononcer ; mais son caractère impétueux ne lui permit pas d’écouter mon discours, dès le premier mot elle m’interrompit.
— Monsieur Desruzis, j’ai une question à vous faire : vos parens ont-ils joué un rôle dans cette affreuse révolution à laquelle mon oncle a gardé des rancunes implacables ?
— Le rôle que mes parens ont joué dans la révolution a été celui de victimes, répondis-je.
— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, le dernier obstacle est levé ; vous pouvez maintenant lui parler hardiment.
— De quoi ? — allais-je dire dans la naïveté de mon âme ; mais je m’arrêtai, et troublé jusqu’au fond du cœur : — Oh ! Flora, lui dis-je d’une voix émue, vous êtes un trésor de bonté… La famille Legoyen vous devra son salut, et moi je vous devrai mon bonheur…
— En vérité, reprit-elle, je ne puis supporter les minauderies des femmes de ce pays-ci… Elles font toujours semblant de ne pas vouloir ce qu’elles désirent ; il m’a fallu brusquer les choses… Et vousmême, monsieur, vous alliez partir, dites-vous, et pour aller où, s’il vous plait ?… Vous mériteriez que l’on vous dise : Bon voyage !…
— Ne le dites pas de grâce !…
M. et Mme Legoyen reparurent dans le salon accompagnés de l’oncle de Flora. — Voilà qui est conclu, dit celui-ci ; je vais écrire à mon banquier, et dans deux jours nous signerons l’acte d’association. Adieu ; soyez calmes, prenez confiance.
Au moment de partir, et comme j’échangeais un regard avec Flora : Monsieur Albert, me dit le vicomte en souriant, il faudra absolument que vous alliez arranger nos affaires à Manille.
La catastrophe qui venait d’atteindre les Legoyen ne laissait pas d’être utile à quelque chose. Elle avait hâté le dénoûment de l’imbroglio dans lequel nous étions tous engagés depuis quelque temps et servi à mettre en relief le fond des cœurs. Un peu étourdi de ce brusque dénoûment, de ce coup de foudre qui avait mûri et presque fait tomber dans ma main le fruit vert objet de mes espérances confuses, je me mis en devoir de quitter le château de La Ribaudaie. Ma position était devenue si nette que je pus sans affectation féliciter Mlle Trégoref sur l’avenir qui l’attendait.
— Eh bien ! monsieur Desruzis, répondit-elle, vous possédez une sagacité qui passe la nôtre de beaucoup… Vous avez su découvrir d’un coup d’œil les qualités précieuses qui distinguent Mlle de Rogariou… Permettez-moi de vous faire aussi mes complimens.
Cela fut dit simplement, avec sincérité ; nous nous quittions comme deux amis qui n’ont rien à se reprocher. Emma allait entrer dans ce monde riche et glorieux qui l’attirait, et moi j’allais retourner dans ce monde d’aventures qui me fascinait toujours. Oui, c’était dans un monde d’aventures que je me lançais ; je ne l’ignorais pas, et, quoique secrètement épouvanté, je me jetais en avant. Un séjour de deux mois à La Ribaudaie ne m’avait-il pas convaincu que je n’entendais rien aux exigences sociales ? De toutes les jeunes filles que j’avais rencontrées en France pendant une halte de plus d’une année, Emma était la plus jolie, celle dont les charmes avaient fait le plus d’impression sur moi, et pourtant je n’avais point éprouvé pour elle cette passion vive, irrésistible, qui seule pouvait me captiver. Il me semblait qu’elle était dans ce château de La Ribaudaie, sous l’œil rigide de sa sœur, comme une de ces héroïnes des romans de chevalerie soumises à l’influence d’un talisman qui lui ôtait la liberté et gênait la mienne ; mais dans Flora, dans la jeune fille créole aux franches allures, orpheline, sans famille et pour ainsi dire sans patrie, je trouvais l’idéal que j’avais souvent rêvé : un esprit dégagé de tout préjugé, un cœur libre et prêt à se donner sans réserve. Avec elle, je pourrais traverser la vie d’un vol doux et silencieux, comme ces deux personnages de Prudhon qu’on a nommés, je ne sais pourquoi, le génie des arts, et qui flottent au-dessus de la terre en se donnant la main. Avec elle, je n’aurais rien à sacrifier de mon indépendance sauvage ; elle comprenait mes instincts, et j’acceptais les élans naïfs de sa nature impétueuse. Je savais que Flora se contenterait d’une vie intime et retirée, parce que, n’ayant point la prétention d’être jolie, il ne lui viendrait jamais la fantaisie d’aller admirer les autres. Dans ses yeux pleins de feu, on lisait facilement ces deux mots qui se correspondent : dévouement, jalousie… Peut-être l’oncle Rogariou, embarrassé d’une nièce mal préparée au climat et au monde de notre pays, saisissait-il avec joie l’occasion de l’éloigner de lui. Que m’importait ? Comme il paraissait croire qu’il m’avait enlevé Emma de haute lutte, il me devait de ne pas mettre obstacle à mon union avec Flora : c’est ce qu’il fit, et j’entrevis le jour où il me serait donné de m’élancer une fois encore sur l’immense océan, de cingler vers les pays aux splendides horizons, et cela en compagnie d’une femme aimée.
Ainsi qu’il avait été convenu entre eux, M. Legoyen et l’oncle de Flora s’associèrent pour que les capitaux de celui-ci aidassent celui-là à raffermir son crédit ébranlé. M. de Rogariou, qui avait vécu longtemps aux colonies, ne croyait point déroger en s’adonnant au commerce ; il entendait parfaitement les affaires et l’emportait sur son associé par la haute portée de son esprit. Il acquit donc très vite dans la maison l’autorité la plus absolue ; bien qu’il ne parût jamais au dehors, c’était lui qui conduisait tout. Mlle Emma Trégoref admirait en lui le gentilhomme aux belles manières doublées d’une grande fortune ; les Legoyen témoignaient le plus grand respect à un vicomte qui avait à sa disposition tant de capitaux. Combien nous étions petits et insignifians, Flora et moi ! Nous vivions en dehors des affaires, ne songeant qu’à une seule chose : être unis au plus vite afin de régler notre existence à notre manière, n’importe en quel lieu, car nous parlions toujours d’aller aux Philippines sans savoir si nous nous y fixerions. La fortune de Flora, jointe à l’aisance que je possédais, nous permettait de choisir le lieu où nos jours s’écouleraient dans la paix et dans l’obscurité. Si on nous regardait comme des enfans, comme des esprits chimériques, nous étions loin d’envier la raison et la sagesse de qui que ce fût.
Comme il eût été dangereux pour Flora de passer un hiver en France, il fut arrêté que le mariage aurait lieu vers la fin d’octobre, avant celui de M. de Rogariou avec Mlle Trégoref. L’oncle de Flora n’était pas prêt ; il lui fallait aller à Paris pour s’occuper de l’importante affaire des bijoux, des châles et des dentelles, et puis que de travaux restaient à faire au château de La Marsaulaie ! Pour nous, rien de semblable ; il s’agissait d’être unis l’un à l’autre par un lien indissoluble et de partir.
Huit jours après la noce, nous prenions congé des Legoyen et de notre oncle, et nous montions à bord d’un navire frété pour Manille ; c’était un beau trois-mâts d’un tonnage considérable et d’une marche rapide. Notre première pensée avait été de faire ce long voyage par les bateaux à vapeur, mais il nous parut plus agréable de partir du bas de la Loire à bord de ce grand navire dont nous avions pris toute la cabine pour nous deux : là nous serions seuls ; là commencerait pour nous cette vie intime que le tumulte des bateaux à vapeur, toujours encombrés de passagers, aurait rendue impossible. Le vent du nord-est, cher aux navigateurs qui font route vers les tropiques, enfle nos larges voiles ; on pousse des bonnettes, on met dehors jusqu’aux contre-cacatois, et notre navire, pareil à un cygne gigantesque qui fend l’onde avec ses ailes tendues et ses plumes gonflées, nous entraîne rapidement hors des froides latitudes. Sur l’immensité des flots, tout nous faisait défaut à la fois de ce qui constitue le charme des pays civilisés, et pourtant il semblait que rien ne nous manquât. La terre absente avec ses fruits et ses fleurs, les bruits, les joies, les spectacles des grandes villes, tout cela était oublié, parce que dans l’infini d’un horizon sans limite nous sentions grandir l’affection dont nos cœurs débordaient. Nous avions devant nous quatre mois de ce tête-à-tête dans la solitude de la mer, toujours animée, toujours palpitante sous la pression des vents, sauf les rares journées de calme où le flot, encore soulevé par le souffle de la veille, se balance en longues ondulations. Ne regrettant rien, nous allions au-devant de la vie avec une sorte d’ivresse, et si de loin en loin une île, une terre inconnue sortant du sein de l’océan comme une vapeur grise venait frapper nos regards, nous songions avec un sentiment de pitié à ceux qui demeuraient attachés à ces rivages devant lesquels nous passions à tire-d’aile.
Nous avions fait une courte relâche au cap de Bonne-Espérance pour nous procurer des vivres frais : une seconde halte de quelques jours en rade de Singapoure marqua la seconde étape ; puis nous entrâmes dans la mer de Chine. — Enfin, nous sommes chez nous, dit Flora avec une sorte de ravissement ; bientôt nous aborderons cette grande île de Luçon où j’ai vu le jour. Et toi, Albert, tu as tout quitté pour me suivre !…
— Calderon, le poète dramatique, a dit avec une profonde mélancolie : La vida es un sueño, y hasta los sueños, sueños son[2] ! Tant que la fantaisie nous emporte, ne sommes-nous pas comme l’oiseau à qui rien ne manque, pourvu que ses ailes le soutiennent ?
— C’est vrai, répondit-elle ; mais si l’aile vient à fléchir, si tu te repentais de m’avoir aimée…
— Jamais ! jamais !
— Tiens, reprit-elle, j’ai rêvé que je restais seule dans mon île et que tu retournais en Europe.
— Mais les songes sont des songes : hasta los sueños, sueños son !…
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en serrant dans sa main la petite croix d’or suspendue à un collier de perles qu’elle portait toujours à son cou, mon Dieu ! écartez de moi les pressentimens qui m’agitent ! Une fois à terre, il nous faudra entrer dans la réalité… Si l’ennui s’empare de toi !… Le lieu où je veux te conduire est bien retiré, Albert : figure-toi un coteau couvert des plus beaux arbres des régions tropicales, au pied duquel s’étend, comme une mer tranquille, un grand lac, la Laguna, dont le souvenir me fait tressaillir de joie.
— Nous y vivrons comme dans un paradis ! répliquai-je. Il m’a toujours semblé que la jeunesse ne peut finir là où les feuilles des arbres ne tombent jamais sous le souffle glacé des hivers !
A mesure que nous approchions du rivage désiré, je voyais Flora devenir plus rêveuse. Ce qu’elle éprouvait ne m’était point inconnu ; quand on achève une traversée durant laquelle on n’a eu à s’occuper de rien, il se répand dans le cœur une vague tristesse, comme celle qui nous saisit au réveil après le sommeil de la nuit. Cependant ce malaise, inséparable des préoccupations de l’arrivée, parut se dissiper lorsque l’ancre toucha le fond de la baie. Manille était devant nous avec ses édifices imposans, les tours de ses cent églises et le mouvement de sa rade. Nous avions touché le port, et le grand navire pliait ses voiles. Il nous fallait quitter cette cabine paisible où s’étaient écoulés les premiers mois d’une union pleine de charme, et j’avoue que notre cœur se serra quand nous eûmes enlevé tout ce qui rappelait notre séjour dans ce petit sanctuaire béni. Il semblait que nous abandonnions le nid qui avait abrité nos amours ! Sans nous arrêter à Manille, nous fîmes route pour la Laguna, où Flora et moi nous fûmes reçus par des serviteurs heureux de revoir leur maîtresse. Le site était plus enchanteur encore que je ne me l’étais figuré : le soleil semblait contempler avec tendresse cette vallée splendide au milieu de laquelle dormait la Laguna aux eaux bleues et profondes. — C’est dans un pareil lieu et avec toi que tu crains pour moi l’ennui ! dis-je à Flora en promenant mes regards ravis sur le paysage qui nous entourait.
Flora sourit d’un air de triomphe. — Te rappelles-tu le premier jour où tu m’as vue à La Marsaulaie ? J’avais froid, j’étais engourdie, je songeais à ce que tu vois là…
— Et moi, répliquai-je, je devinais ce que tu souffrais ainsi.
— Demain, reprit-elle, nous parcourrons toutes nos plantations, et au retour nous irons nous agenouiller auprès des tombeaux de mon père et de ma mère… Tu dois prier pour eux, Albert ; ils sont morts jeunes tous les deux, et ils reposent à côté l’un de l’autre comme je voudrais.
Elle s’arrêta, craignant de me chagriner par ses réflexions attristantes. La promenade que nous fîmes ce jour-là devint notre pèlerinage de chaque jour. Pendant un mois, nous vînmes régulièrement prendre place au même lieu, comme ces oiseaux du Bengale qu’on dit inséparables, et qui aiment à demeurer côte à côte sur la même branche. Nous étions les premiers à rire de cette comparaison, et il n’y avait là personne pour tourner en ridicule cette idylle digne des temps primitifs ; mais un jour Flora eut la fantaisie d’aller plus loin. La chaleur était accablante ; nous allions doucement à mi-côte sous de grands cocotiers aux branches en éventail qui laissaient pendre au-dessus de nos têtes leurs fruits énormes. Peu à peu nous nous mîmes à descendre vers la Laguna, attirés par la fraîcheur des eaux. Il poussait de toutes parts des plantes gigantesques aux couleurs sombres, laiteuses et comme gonflées de venin.
— Asseyons-nous ici, dit Flora ; il y a longtemps que je n’ai autant marché.
Oh ! qu’ils sont terribles ces climats où la mort se cache sous les pas de ceux qui sourient à la vie ! Nous nous assîmes parmi les herbes aux grandes feuilles qui restaient froides malgré l’ardeur du soleil, et Flora s’endormit après avoir appuyé sa tête sur ma poitrine. Je n’osais faire un mouvement de peur de l’éveiller : tout était silence autour de nous. Le sommeil de Flora durait depuis un quart d’heure, lorsque je la vis faire un brusque mouvement et porter la main à la cheville de son pied.
— Albert, s’écria-t-elle en se levant avec précipitation, une bête m’a piquée…
— Quelle bête ? demandai-je ; je n’ai rien vu.
— Oh ! je l’ai senti, un serpent m’a mordu… Tiens, le vois-tu, l’entends-tu qui se glisse sous les herbes ?… Oh ! Albert, emporte-moi d’ici. J’étais donc trop heureuse !
J’avais pris ma femme dans mes bras, et je courais comme un fou à travers une atmosphère embrasée. Le pied mordu commençait à enfler. — Mon Dieu ! que je souffre ! disait Flora d’une voix étouffée.
Arrivé à l’habitation, j’appelai du secours ; on partit en toute hâte pour aller chercher un médecin. — Non, un prêtre, disait Flora, celui qui le même jour a reçu le dernier soupir de ma mère et m’a baptisée !… Albert ! me pardonnes-tu de t’avoir emmené si loin pour t’abandonner si vite ? Oh ! ne reste pas ici, Albert ! pars, fuis cette île que tu dois maudire… Voilà donc ce rêve affreux que j’avais mal compris, et qui m’obsédait !
Je tenais sa main dans la mienne en me penchant sur elle pour recueillir ses dernières paroles. — Alberto, adios, mi querido, adieu, mon bien-aimé ! murmura-t-elle. Cette croix, ce collier, prends, prends… Dieu ne veut pas que je vive, que sa volonté soit faite !…
Il y a des douleurs qui ne se racontent pas. L’homme courageux doit savoir supporter les souffrances du cœur, comme celles du corps, sans faire retentir l’air de ses cris. Il me tardait de quitter cette île maudite où j’avais abordé avec tant de joie… Cette fois je pris la route la plus courte pour revenir en Europe : j’avais besoin d’aller vite, très vite. Tout ce que je voyais sur mon chemin m’était indifférent ; mes facultés semblaient anéanties, et le souvenir de ce bonheur qui n’avait duré que six mois me déchirait comme un remords. En vain j’essayais de me prouver à moi-même que ce qui n’était plus n’avait jamais existé ; il y avait en moi une blessure saignante que je ne pouvais nier, encore moins guérir. Désormais, je le sentais, la jeunesse avec ses illusions trop prolongées avait cessé pour moi. Plus de rêve possible : la réalité m’avait saisi dans ses serres d’acier et me tenait captif. — Que ferai-je de la vie ? je l’ignore. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle m’emportera vers l’éternité sur ce courant rapide auquel ne résistent ni les heureux ni les affligés ; mais je ne ferai plus le moindre effort pour m’accrocher au rivage. — Le premier jour de mon arrivée en France, j’éprouvai un redoublement d’angoisses. Parti de mon pays triomphant et joyeux, j’y rentrais vaincu et désolé. Voyant que je ne pourrais surmonter la tristesse qui m’accablait, je pris le parti de m’y abandonner, et donnai un libre cours aux larmes qui me suffoquaient ; puis j’ouvris la cassette où je tenais enfermés la croix d’or et le collier de perles qui ornait le cou de Flora durant sa vie, et je baisai avec ardeur ces reliques précieuses dont je ne me séparerai jamais. La croix est d’or, mais c’est encore la croix, symbole de la souffrance et de la résignation. Ces gracieuses perles qui la soutiennent figurent les plaisirs, les chimères, les brillantes illusions de la vie ; mais ce cortège souriant dont nous nous entourons durant notre pèlerinage ici-bas n’empêche pas que nous ne trouvions tôt ou tard la douleur et la mort. Heureux ceux qui touchent le but de bonne heure, qui disparaissent de ce monde à l’aurore de la vie !
Il me fallut retourner à La Marsaulaie pour régler avec M. de Rogariou ses propres affaires et celles qui concernaient ma pauvre Flora. C’étaient des heureux que j’allais retrouver là. Je fis en sorte d’arriver le matin afin de pouvoir repartir le soir même. Une lettre avait annoncé mon arrivée, mais sans préciser le jour. Mon cœur se serrait à la pensée de revoir ce manoir austère, cette grande cheminée devant laquelle s’était révélée à moi dans toute la sincérité de sa nature celle dont je portais le deuil ; mais tout était transformé : le précieux monument du moyen âge, reblanchi et remis à neuf, avait perdu tout son caractère. Dans le parc nettoyé, à peine restait-il une trentaine de vieux ormes qui semblaient s’ennuyer dans leur solitude. Tout s’était fait jeune et riant pour plaire à Emma, devenue la vicomtesse de Rogariou. Elle était occupée, lorsque j’arrivai, à faire combler les douves afin d’y semer des fleurs. L’accueil de l’oncle de Flora fut cordial et même affectueux, il donna quelques larmes à sa nièce, et Mme de Rogariou y mêla les siennes ; mais ce qui finissait pour moi commençait pour eux : ils goûtaient le bonheur qu’ils avaient souhaité, celui de s’installer dans un château mis à neuf et d’entrer dans la vie avec une grande fortune.
Comme je sortais, une voiture parut à l’entrée du parc ; je me cachai dans un buisson pour n’être pas vu, car je pleurais comme un enfant. C’étaient mon cousin Legoyen et sa femme qui se rendaient à La Marsaulaie dans une voiture neuve ; Jean portait une vraie livrée, et sur les panneaux de la calèche je crus voir quelque chose comme des armoiries : Mme Legoyen pouvait-elle ne pas marcher de pair avec sa jeune sœur ?
Ils passèrent sans m’avoir aperçu, et je m’éloignai en résumant ainsi les sensations qui m’oppressaient : si j’avais voulu faire comme tout le monde et me rire, moi aussi, de cette enfant étrangère qu’ils nommaient la Panthère noire, je serais sans doute l’époux d’Emma… Mon cœur n’aurait pas été brisé, ma vie interrompue à l’âge où elle s’épanouit pour d’autres… Qu’importe ? cette douleur qui me consume, je ne la donnerais pas pour le bonheur banal de ces riches confits dans leur luxe, qui usent leurs années à faire la roue comme des paons. Ma pauvre et chère Flora a passé dans ce monde à la manière de l’oiseau de paradis, si peu fait pour se poser à terre qu’on l’a tenu longtemps pour une créature presque céleste, se mouvant toujours dans l’air et s’y reposant, à la façon des anges, sur ses ailes !
TH. PAVIE,