La Paix (Lenéru)/Texte entier

La Paix ; pièce en 4 actes
B. Grasset (p. ii--).





LA PAIX



DU MÊME AUTEUR
À LA MÊME LIBRAIRIE


SAINT-JUST, préface de Maurice Barrès (collection « Les Cahiers verts »). Prix 5 fr. »

MARIE LENÉRU


LA PAIX


PIÈCE EN 4 ACTES


Aux morts pour ma patrie.


PRÉFACE DE MADAME DE NOAILLES




PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61

1922



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
50 EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL
LAFUMA, NUMÉROTÉS DE 1 À 50






Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset, 1922



À MARIE LENÉRU


Une rencontre brève où vous m’apparûtes vigoureuse, haute et fière, et pourtant si pathétique, telle une Victoire mutilée, — non en sa personne altière mais dans le secret des sens divins de l’homme, — voici, chère Marie, vous que je n’ai pas connue, le seul souvenir que le destin ait voulu me donner de votre être éphémère en qui travaillait sans relâche, avec de fines forces surhumaines, votre part immortelle.

Nous fûmes, ce jour-là, timides toutes les deux ; moi, justement, parce que je contemplais en vous le malheur qui a triomphé de soi, le noble corps asservi qui, rompant ses liens, s’est élancé sur ces colonnes d’airain, dressé sous le ciel d’Orient, où se tiennent, à la fois immobiles et courants, les héros grecs, et vous, parce que la rêverie surmontait comme un nuage d’été votre altitude, et que la poésie, que vous aimiez, est bien cette opaline vapeur céleste qui enferme un sanglot plein de pleurs.

Votre puissance native, meurtrie dès l’adolescence, — l’ouïe, la parole, la vue, — vous l’aviez réparée par de subtiles sutures, dont les cicatrices dorées se voyaient jusque dans vos yeux magnifiques, striés de nets rayons. Vous étiez pareille ainsi à ces fragments de la beauté antique, dont la richesse et la perfection s’augmentent d’une brisure, qui permet à l’imagination d’exercer envers la dignité des choses et des êtres tous les sentiments de l’âme, et jusqu’à cette secrète, admirative et fraternelle compassion.

Dans tous les musées du monde, dans les jardins tissés de roses des Thermes de Dioclétien, si beaux dans les printemps de Rome, l’on voit triompher et languir un peuple blessé de déesses, mais ce qui rend humain, par la faiblesse, ces chefs-d’œuvre altérés, vous faisait précisément divine et comme invulnérable, par la force qui émanait de votre personne que l’on sentait éclatante de supériorité, double, par la puissante vie naturelle et par la vie exigée.

Et pourtant, l’usure qu’apporte lentement le temps, elle s’était, sous la forme de la foudre, abattue soudain sur vous, un jour de votre quinzième année, Nymphe des acropoles, et, dès votre plus jeune jeunesse, vous eûtes à refaire ce mystérieux travail d’une ruche où les abeilles reconstituent, dans un labeur sans gémissement, la géométrie éblouissante de leurs alvéoles blessés ! Ce constant effort, sans lequel vous eussiez cessé d’être créatrice de vous-même, vous l’accomplissiez sans qualifier d’iniquité l’invraisemblable cruauté du destin. Douée en toute chose, forte et agile comme la mâture des voiliers qui bondissent sur cet amer océan dont votre brumeux et clair regard contenait la pensive liquidité, vous ne voulûtes servir que l’intelligence. Au cours de votre admirable Journal, vous parlez sans cesse de l’intelligence, que vous saviez posséder ; vous en parlez avec l’orgueil d’une vivante qui n’est pas débitrice du sort, mais qui tient tout de soi-même. Née robuste et allègre, puissamment soulevée vers la joie, vous fûtes atteinte et détruite soudain dans ces méandres ténus et mystérieux de la vie intérieure par où l’âme chemine, développe sa force et sa clameur et vient accoster les autres âmes.

Tout votre génie présida à votre résurrection. Sous le regard accablé et si touchant de votre mère, qui semblait n’avoir plus rien fait pour vous que de vous avoir vouée par l’existence à la détresse insigne, vous recomposâtes l’enfant incomparable qui était issue d’elle, et prenant à votre charge tout le travail sacré de la création, vous fûtes mère de votre esprit, conductrice sévère et perspicace de vos pensées, de vos désirs, éducatrice ferme et patiente de ces rouages rompus en qui vous conserviez intacte, accrue par l’effort, l’intelligence qui chez tout autre être eût fléchi, eût abandonné ces chemins bouleversés par où vous la guidiez vers les plus amples sommets.

Ayant fait combattre d’heure en heure votre esprit opiniâtre contre une destinée qui jamais ne voulut dénouer de la vôtre son étreinte irritée, vous apparaissez aujourd’hui à tous comme la plus pure figure du stoïcisme accompli, poétiquement orné de grâce et d’une céleste élégance.

J’ai parlé de vous avec ceux qui vous ont connue.

Ils ont, dans le moment où leur mémoire et leur voix rappellent sur la terre votre belle ombre voilée, des intonations d’infinie tendresse. Que d’amour vous leur inspirez ! Au royaume sans écho, hélas ! peut-il vous parvenir ?

Sûre de votre rayonnant courage, vous aviez donné aux passions du cœur le rendez-vous de votre guérison ; vous étiez patiente, vous viviez dans la joie de l’esprit, dans la perpétuelle activité de la pensée de la logique, de la colère féconde, de l’espérance.

Privée du monde des sons, frustée de la parole aisée, portant sur l’univers et les visages votre clair regard où l’altération dessinée par la maladie irradiait comme un incertain soleil de l’aube, vous aviez assigné le terme de votre rééducation volontaire à l’échange d’un cœur avec votre cœur.

Mais si votre âpre destinée vous avait livrée au bonheur, cet éclat nouveau eût terni votre sombre et plus noble lumière. Jusqu’à l’achèvement de vos jours le sort se montra jaloux de votre solitude auguste, et rieusement tolérée. Vous mourûtes hâtivement, dans la plénitude de vos facultés reconquises, et l’on ne voit dans vos œuvres qu’un compagnon de prédilection, un seul visage, et rayé d’éclairs, taché de sang, le jeune et brûlant Saint-Just.

La gloire seule, chère Marie, ne vous fit pas défaut ; vous aviez traité avec elle, vous l’aviez dès l’enfance appelée, séduite, enchaînée ; vous l’aviez obligée à vous servir : nul être autant que vous n’a le droit de parler de cela avec cet accent de vainqueur.

Si la gloire n’était que la récompense de l’effort, que le terme de l’ambition, la vôtre ne nous consolerait pas, pour vous, de cette inconnaissance de la passion vivante, qui fut votre part amère. Mais elle est le plus nombreux amour et celui qui ne finit pas. Des chants de surprise, des cantiques enivrés de jeunes gens accueillirent votre premier ouvrage. Une foule crut en vous, espéra en vous, sans être déçue, et, aujourd’hui, ceux qui parlent de vous éprouvent une fierté mêlée de confusion à joindre leur nom au vôtre sur vos livres. Je voudrais mériter le mélancolique bonheur que me cause le seul témoignage d’amitié qu’il me soit accordé de vous donner.

Puissé-je avoir évoqué avec une suffisante tendresse votre image au seuil de votre dernier volume ! J’ai lu bien des fois ces feuillets de douleur, où votre esprit, comme le taureau blessé, tourne en rond dans le cirque tragique, mêlant son sang au sang répandu, se heurtant d’un regard aveuglé d’horreur contre les cloisons mortelles, et c’est l’honneur de votre cœur gonflé d’humanité de n’avoir jeté dans cette œuvre poignante que des cris d’épouvante qui reviennent sur eux-mêmes et ne veulent pas être consolés.

Cher esprit plein d’amour, il m’est dur de vous quitter ; je m’arrache à vous tristement en terminant cette tendre lettre, mais c’est vous qui allez parler et que l’on veut écouter ; laissez rêver de vous, dans sa juste modestie qui vous contemple, celle dont vous avez dit un jour, mue par la divine erreur de la bienveillante curiosité : « J’ai vu enfin Madame de Noailles, — bien moins effrayante que je ne le craignais ! »


Anna de Noailles.





LA PAIX
PERSONNAGES

Mabel, 33 ans - Servières
Peltier, 47 ans - Vargas
Jean, 22 ans - Bertin
Delisle, 55 ans - Clément
Graham Moore, 42 ans - Saillard
Marguerite, 45 ans - Andral
Simone, 18 ans - Denise Hebert
Perrine, 20 ans
Une femme de chambre.

LA PAIX


ACTE I


En 1918. Pendant le Congrès de Paris.

Un salon de château à l’automne. Dans les jardinières, dans les vases, dans le foyer de la cheminée, partout des sauges rouges. Une jeune femme en noir, tenue de ville et coiffe de Brest, gants noirs, un parapluie. Elle est debout et attend.



Scène 1

PERRINE, JEAN

(Jean en deuil. Il traverse le salon, des lettres à la main. Se découvrant et jetant son chapeau sur un siège.)

Jean

Perrine, c’est toi ! Est-il Dieu possible, on se revoit donc !

(Il lui serre longuement, longuement les mains, comme on le fait après les deuils.)

Perrine

Dame ! c’était à vous de revenir au Lehan.

Jean

Dès qu’on a pu, tu vois, Seigneur ! ce que ça n’a pas changé ici… On aimerait presque mieux le contraire.

Perrine

Oui, on ne dirait pas qu’il y a eu la guerre… six mois seulement c’est fini… le village et le château…

Jean

Des embusqués ?

Perrine

Oui, mais pas les gens…

Jean

Chez toi… combien y sont restés ?

Perrine, baissant la voix.

Tous… mes trois frères et mon beau-frère… Excepté Yvon, bien sûr avec ses deux jambes… Enfin, c’est ça qui lui a fait la vie sauve.

Jean

Pourquoi n’est-il pas venu avec toi, Yvon ?

Perrine

Il n’a pas osé. Il a dit que ça pourrait faire quelque chose à Madame, parce qu’il est en vie, et que Gérald et Louis et Monsieur…

Jean, plus bas.

Je suis bien en vie, moi, et j’ai mes deux jambes.

Perrine

Ce n’est pas de votre faute. Vous vous êtes engagé…

Jean

Maman s’opposait toujours… et puis quand les autres y ont passé, elle n’a plus rien dit. Ça ne lui faisait plus rien, je crois.

Perrine

Vous êtes parti dans l’état-major de Monsieur ?

Jean

Non, dans sa brigade. J’étais aux tranchées.

Perrine

On dit qu’il est mort sous vos yeux…

Jean

Non, non… Ce n’est pas comme cela… Je montais avec la relève… Dans un boyau nous nous sommes rangés, on emportait une civière. Une main gantée dépassait, machinalement j’ai relevé la bâche (revoyant le spectacle, la voix plus rude.) Il n’avait pas encore les yeux fermés ; la face était intacte, bien que la tête… Les brancardiers ne me connaissaient pas… Ce n’est qu’une heure après, je crois, quand des rumeurs ont circulé… j’ai dit au capitaine : c’est lui que nous avons croisé… Mais cette heure-là, vois-tu, où j’ai laissé les autres emporter mon père, tandis que j’allais là d’où il revenait… cette heure-là, j’ai senti pourquoi nous nous succédons sur la terre, j’ai senti la poigne de la France.

Perrine, très émue.

Et Louis ?

Jean

Louis est mort en Allemagne relevé par leurs majors à Charleroi, très grièvement blessé. Il a été convenablement traité. Mais, tout de même, finir là-bas… Ma mère qui en a tant soigné, tant vu mourir dans son ambulance, n’a vu revenir aucun des siens.

Perrine

Je suis toute chose à l’idée de revoir Madame.

Jean

Toujours la même… Pas même des cheveux blancs… sauf qu’elle dort assez mal.

Perrine, timide.

Son bras…

Jean

L’avant-bras seulement. Ça ne se voit pas trop. Elle porte toujours un gant.

Perrine

Comment ça lui est-il venu ?

Jean

Un blessé qui faisait du pus bleu… Ses gants de caoutchouc étaient crevés… elle le savait bien, mais elle n’en avait pas d’autres, et une plaie ça n’attend pas…

Perrine

Quel malheur, tout de même…

Jean

Surtout pour la musique, ça c’est horrible pour elle.

Perrine

C’est vrai… quand Madame jouait du piano… Nous, dans la lingerie, on laissait les portes ouvertes… ça durait des fois toute la journée… C’était comme un grand orage qui remplissait la maison et qu’on entendait du village.

Jean

Je ne sais pas si elle aurait le courage de recommencer. Elle a tant fait de musique avec ses fils… C’est comme son autre grand plaisir… Je n’ai pas encore osé la faire sortir à cheval, moins à cause de son bras, qu’à cause de nos cavalcades d’autrefois…

Perrine

Quand on pense à tout ça !… On n’a toujours pas eu de nouvelles pour Gérald ? On ne sait pas comment ?

Jean

… Rien. Disparu le 25 août. Personne ne l’a vu. J’ai eu plusieurs fois l’impression qu’on savait quelque chose, mais qu’on ne voulait pas nous le dire… (dur) qu’on ne le pouvait pas…

Perrine, très émue.
Gérald, c’était le préféré de Madame…
Jean

Oh ! le tien aussi, Perrine… (Sombre). C’était le plus chic de nous trois, physiquement… moralement, peut-être aussi ! (violent) et dire qu’on ne peut même pas nous avouer, qu’il aura eu peut-être une agonie de chien.

Perrine, doucement.

Il est mort pour la France.

Jean

La France… En voilà une qui nous tient ! Quand on a tant fait pour son pays, qu’est-ce que tu veux qu’on devienne ? Il n’y a plus qu’à continuer.

Perrine

Vous resterez soldat ? Vous étiez le seul, je crois, qui n’étiez pas dans l’armée…

Jean

Moi ? J’étais au Quai d’Orsay, avant que j’y retourne ! D’ailleurs, je suis officier, je suis lieutenant à titre définitif.

Perrine

Qu’est-ce que dit Madame de cela ? Elle sera bien seule…

Jean, soucieux.

Oh ! ma mère… Nous n’avons pas encore parlé de l’avenir… ni du passé d’ailleurs… l’heure actuelle et présente, elle ne sort pas de là… elle joue avec les chiens… mais la nuit sa porte est toujours ouverte et sa lampe allumée… Ne lui parle de rien surtout que de toi… de chez vous… Je l’entends qui vient, au revoir, Perrine, je vais chez Yvon.

(Il se sauve.)


Scène 2

MARGUERITE, PERRINE

(Marguerite, une grande femme solide, jeune encore. Belle taille, en grand deuil. Ce je ne sais quoi de vif et d’assuré des femmes qui ont toujours vécu dans une atmosphère masculine. Mère de trois fils, elle a gardé dans l’allure, le geste, la voix, quelque chose de la camarade, la décision, l’entrain à vivre du jeune homme.)

Marguerite

Perrine ! Que c’est gentil d’être venue me voir la première !

(Elle l’embrasse avec intention évidente à ne pas faire de drame.)

Perrine

Oh, dès que j’ai su Madame revenue… je ne me tenais plus de retourner au Lehan.

Marguerite

Toujours aussi beau ! les sauges, hein ! Tu vois comme on en a mis… Dehors, c’est comme si on n’avait rien pris.

Perrine

Madame, elle va rester longtemps ?

Marguerite

Mais oui, bien sûr, un peu d’abord, après, après… (Elle parle, elle parle, avec surtout la volonté d’éviter tout ce qui ne doit pas être dit.)

Perrine

Je trouve très bonne mine à Madame…

Marguerite

J’ai une santé de fer.

Perrine

Ce qui me chiffonne seulement, c’est que Madame ne se coiffe plus de la même manière.

Marguerite, vite.

Ce n’est plus moi qui me coiffe…

Un moment, Perrine ose regarder la main droite de Mme de Gestel très bien gantée de noir, et qui ressemble à ces mains au geste un peu précieux qu’on voit dans les vitrines et les expositions de gants.

Perrine

Yvon n’est pas venu aujourd’hui…

Marguerite, avec entrain.

Ce n’est pas à Yvon de se déranger pour venir me voir… et puis j’ai une commission pour lui. Je veux lui porter moi-même la montre de Gérald…

Perrine est un peu saisie de la facilité avec laquelle Mme de Gestel nomme son fils disparu.

Perrine

Oh ! Madame, une pareille chose, un souvenir… gardez-la pour vous.

Marguerite, vite.

Je veux qu’elle soit à Yvon. (Puis, gaiement.) Tu te rappelles l’arbre sur lequel mon mari avait écrit tes initiales… J’y ai passé hier, il est superbe, et les lettres sont grandes comme la main.

Perrine, surprise, embarrassée.

Jean a beaucoup grandi…

Marguerite

Oui, déjà avant la guerre, j’étais la plus petite, et pourtant… (Elle rit, puis elle part en sanglots.)

Perrine

Madame… oh, Madame…

Marguerite, elle sanglote éperdument de toute sa santé, de toute sa vitalité. En cris étouffés, s’excusant :

Ah ! Dieu, ce qu’ils ont joué avec toi !

Perrine

Madame… si j’avais su… ça vous fait trop de mal.

Marguerite

Non, ma fille, laisse, va… qu’on pleure ou qu’on ne pleure pas… (recommençant de plus belle, avec violence) pour ce que ça change !

Perrine

C’est trop aussi pour vous… tous les trois…

Marguerite, s’arrêtant un peu.

Oh ! tu sais, dans ces cas-là, les miens, les tiens… J’en ai trop vu mourir. Mes fils, c’est tous ceux à qui j’ai fermé les yeux… (Elle se calme à présent, mais elle est plus naturelle qu’au début dans sa gaîté factice.) Ma petite Perrine, chez toi aussi c’est le vide. Et le pauvre cher Yvon…

Perrine

À Dixmude…

Marguerite

Dixmude ! (Les sanglots vont la reprendre. Se domptant.) C’est trop bête à la fin… Ne crois pas que je passe mes journées à pleurer. Ils auraient honte de moi, mes chers enfants, mes soldats…

Perrine

Vous avez fait beaucoup pour eux. Vous en avez beaucoup guéri.

Marguerite

Oui, ceux-là… mais tu sais, ce sont les autres qu’on n’oublie pas.

Perrine, après un temps où toutes les deux se sont recueillies.

Ils étaient si contents de partir… Je me rappelle en allant à la gare, c’était si beau…

Marguerite, sorte de furie.

Beau à ne s’en remettre jamais, beau à vous rendre folle pour la vie… Ceux du village attendaient à la petite porte Gérald et Louis et mon mari… qui partait aussi tout de suite… Ils ne chantaient pas, non, c’était pire, à mi-voix, comme pour eux-mêmes ils murmuraient la Marseillaise

Perrine

Et pourtant, ils savaient bien qu’ils n’en reviendraient pas.

Marguerite

Cette nuit-là, tous les trois, comme tous les hommes en France, ont fait leur testament… Mais qu’est-ce que la mort à des heures pareilles ? Moi-même, j’étais soulevée comme eux… (S’exaltant.) Il y a donc une mort, une seule, qu’on peut affronter dans l’enthousiasme ? Ah ! que la vie, que l’avenir était peu de chose ce jour-là, quel rapide adieu à tout ce qui n’était pas le pays… Cela vient si vite… hier, on vivait, on voulait vivre… hier n’est plus, le cœur se gonfle…

Perrine

Et pourtant…

Marguerite

Et pourtant quoi, Perrine ?

Perrine

Je ne sais pas… (Toutes les deux se taisent au contraire, comme si elles savaient.)

Marguerite

J’attends un de mes anciens blessés… un très grand chef… un général d’armée. Je le connais bien… Je l’ai gardé six mois dans mon hôpital… Il se retrouvera ici avec une autre de ses infirmières Lady Mabel Stanley. Celle-là, une Anglaise, me l’a prêtée trois mois car je n’avais pas assez de monde… Et puis aussi… j’attends mon frère avec sa fille Simone… Tu te rappelles bien Simone ?

Perrine

M. Paul Delisle écrit dans les journaux ?

Marguerite

Je crois bien ! C’est un académicien, c’est un poète… Est-ce que tu as lu ses vers ?

Perrine

Il y en a qu’on a chantés à l’école.

Marguerite

Il est très célèbre… surtout depuis la guerre… Il est connu dans le monde entier… Il aime beaucoup les soldats. (Elle parle pour distraire sa visiteuse.) Et maintenant, ma petite Perrine, il faut nous secouer, revivre ; quel âge as-tu ?

Perrine

Vingt ans.

Marguerite

Vingt ans et tu n’avais pas de fiancé au front… c’est toujours ça, ma fille…

Perrine

Oh ! Ils auraient aussi bien pu me le tuer… pour ce que je ferai des autres !

Marguerite

On ne méprise pas des héros. Voyons, Perrine, parmi tous ceux qui sont revenus…

Perrine, très vite.

Oh ! ça jamais ! S’il n’y avait pas eu Yvon, je me serais faite bonne sœur, mais puisqu’Yvon est là…

Marguerite

Mais ce serait plus gai pour Yvon de voir des enfants autour de lui.

Perrine, très nette.

Des enfants, je n’en veux pas ! (Devant l’étonnement de Marguerite.) Les enfants je sais ce qu’on en fait plus tard. Ah ! non, assez d’une fois…

Marguerite

Ce n’est pas d’une bonne Française, ma fille.

Perrine

Alors, je vous dirai tout. J’ai fait le sacrifice de mon bonheur en ce monde. Et pour que Dieu ne permette pas, tant que je serai en vie, qu’on tue encore une fois les enfants des autres… j’ai fait un vœu de n’en avoir jamais à moi. (Devant le silence de Marguerite.) Vous ne trouvez pas ça bien, Madame ?

Marguerite

Ma pauvre enfant, s’il suffisait de se sacrifier… Quelle est celle de nous qui ne donnerait pas sa vie ?

Perrine

Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ?

Marguerite, dure.

Rien.


Scène 3

LES MÊMES. LADY MABEL
Marguerite, à Lady Mabel qui entre.

Que devenez-vous depuis le déjeuner ? Je n’ai pas osé monter chez vous. Tiens, Perrine, c’est lady Mabel Stanley, dont je te parlais tout à l’heure. (À Mabel.) Ma petite amie, Perrine Bottorel. (Lady Mabel en grand deuil aussi, regardant la robe noire de la jeune fille.)

Lady Mabel

Je crois que nous portons le même habit.

Marguerite, rapide.

Ses trois frères… Perrine est une amie d’enfance de mes fils, et voilà maintenant qu’elle veut, à peu de chose près, entrer au couvent…

Mabel

Oh ! c’est très grave cela…

Marguerite

C’est un moyen à elle de combattre la guerre.

Perrine, confuse.

Oh ! je sais bien que je n’y ferai rien.

Mabel, ardente.

Ah ! c’est déjà bien assez d’avoir eu l’idée de faire quelque chose.

Perrine, de plus en plus confuse.

Au revoir, Madame… Madame n’aura pas besoin de moi cette semaine ?

Marguerite

Je te ferai dire… ou j’irai te chercher… Il y a beaucoup d’ordre à mettre dans la maison. (Elle l’embrasse.)

Mabel

Au revoir, mademoiselle Perrine, cela m’a fait du bien de vous rencontrer.



Scène 4

MARGUERITE, LADY MABEL
Mabel, quand la jeune fille a quitté la pièce.

Ce qui m’a retenue là-haut plus longtemps que je n’aurais voulu, c’est mon courrier. J’ai trouvé en arrivant une longue lettre de Graham Moore qui me préoccupe.

Marguerite

Vous prenez ce Congrès tellement à cœur…

Mabel, chaleureuse.

C’est que je n’ai pas une autre raison de vivre que d’espérer en ce qu’il fera…

Marguerite

Prenez garde de trop leur demander.

Mabel

Je ne leur demande que de faire leur besogne. Dites-moi, je vous prie, pourquoi ils ont été réunis, si ce n’est pour nous donner la paix ?

Marguerite

Ne jouez pas sur les mots, lady Mabel, vous savez bien qu’eux et vous n’entendez pas la même chose par la paix. Ils nous feront un traité, lequel sera respecté tant que nous serons les plus forts, disons cinquante ans, le temps pour l’Allemagne de refaire ses finances, son armée, sa marine. Mon frère dit qu’avec de bonnes frontières et des têtes de pont, il est possible que l’agression soit ajournée plus longtemps.

Mabel

Vous me diriez qu’elle le sera cent ans… Un jour arriverait donc où l’on se trouverait encore à la veille de ce que nous avons vu… Cela jamais, jamais ! …

Marguerite, sorte de rêverie prophétique.

Cela arrivera pourtant… l’heure sera là encore une fois.

Mabel

Et c’est vous qui dites cela ? qui admettez cela… Pourtant si les femmes sur la terre savent à quoi s’en tenir… Si j’avais le droit de compter sur une autre comme sur moi-même… (Elle est très émue.)

Marguerite

Vous êtes jeune et combative ; moi, je n’attends plus rien.

Mabel, vivement.

Et c’est ce que je ne vous pardonne pas. Vous en avez fini, c’est entendu. Vous ne cherchez plus sur la terre qu’une belle occasion de mourir, et parce que vous voilà bien établie dans le désespoir, vous prenez votre parti de ce qu’il coûtera au monde…

Marguerite, dure.

Je ne tiens plus assez au monde pour lui vouloir du bien.

Mabel, mécontente.

Vous êtes une force perdue !

Marguerite

Mais, ma pauvre enfant, que voudriez-vous me voir faire ?

Mabel

Tout… donner tout… dépenser toutes vos forces… ne vivre que pour cela… n’avoir un corps, n’avoir une âme que pour cela… qu’une autre fois au moins, si l’horreur doit fondre encore sur le monde, que ce soit malgré nous, dans l’effondrement de tout notre effort, dans la ruine de tous nos espoirs, une seconde fois au moins que nous ne soyions pas trouvés dans l’indifférence, dans le sommeil, dans la sécurité de brutes où nous vivions…

Marguerite

Mabel…

Mabel

Oui, tenez… le pire c’est cela. Avant… laquelle de nous pensait à la guerre ? Laquelle de nous savait seulement qu’elle existe, qu’elle menace toujours ? avions-nous un battement de cœur, un frisson ? La guerre… c’était de la politique… la « politique étrangère »… allons donc ! … Est-ce que nos émotions allaient de ce côté-là ? Nos romans, nos drames… toujours la vie, le bonheur plus ou moins menacé d’un seul… (ironique.) Nous faisions la tragédie avec un seul homme, et la grande tragédie qui opère par milliers et par millions nous n’y pensions jamais. Nous pleurions sur le sort d’une femme et la guerre existait. Nous pleurions sur une vie brisée… et il y avait cela, ce comble de tout…

Marguerite, ironique aussi.

Oui… je me souviens de si chaudes discussions sur le sort des femmes…

Mabel, sarcastique.

Le sort des femmes ! en vérité, mais comme celui des empires, c’est sur le champ de bataille qu’il se décide. (Un temps. Toutes deux sont écrasées par leurs souvenirs.) Voyez-vous, Marguerite, on ne m’y prendra pas deux fois. J’ai juré de me souvenir et toute heure de ma vie ne sera qu’une lutte contre l’oubli. Dussé-je vivre cent ans, je veux garder jusqu’à la fin le raidissement, l’horreur, la protestation convulsive, avec lesquelles je me suis relevée au lendemain de l’indicible veillée…

Marguerite

Je me suis demandée si notre État-Major n’avait pas raison d’interdire le champ de bataille aux femmes…

Mabel

Vous êtes de ceux qui détournent la tête quand passe le condamné ? (Rude.) Ce que les hommes doivent bien souffrir, nous leur devons le courage d’en être le témoin.

Marguerite

Pendant cinquante mois, je n’ai pas détourné la tête…

Mabel

Vous étiez dans un hôpital… avec ceux qu’on avait pu enlever… ce n’étaient pas les pires… Et Dieu sait pourtant ce que vous avez vu ! … Moi j’étais avec ceux qu’on ne touche pas, qu’on ne pouvait pas toucher…

Marguerite, dans un cri étouffé.

Et votre frère était de ceux-là… (Véhémente dans un retour sur elle-même.) Au moins l’aurez-vous revu, l’aurez-vous assisté… tandis que moi !

Mabel

Ne m’enviez pas… Je ne l’ai pas quitté, c’est vrai, mais je n’étais pas avec lui.

Marguerite, murmurant.

Avait-il sa connaissance ?

Mabel

J’aurais préféré qu’il ne l’eût pas… Je l’avais vu souffrir pourtant… Je l’avais vu pâlir et se taire pendant les pansements, et sourire ensuite et nous remercier… Cela, c’est la souffrance, cruelle, certes, et plus que nous ne l’imaginons… mais admissible, mais humaine encore… tandis que cette fois ! voyez-vous… Il y a un degré où le cœur lui-même n’est plus rien… Je n’ai même pas rencontré son regard… Il n’appartenait plus qu’à son supplice… mais l’indicible découragement, la misère absolue de ce visage… (Toutes deux sont contractées dans un mortel recueillement.)

Marguerite, murmurant.

Comment avez-vous le courage d’en parler ?

Mabel, la voix plus haute.

Je ne veux plus vivre que pour en parler. J’en ai fait le vœu cette nuit-là. Je ne veux plus vivre que pour me souvenir. Porter le souvenir jusqu’où encore il n’est jamais allé. Emportez cette flèche avec vous à travers les siècles, ô patries de l’Europe… Ce que vos fils ont souffert, on ne vous le redira jamais assez, car vous ne devez pas permettre qu’ils l’aient souffert en vain. Il faut que leur œuvre soit, il faut que leur œuvre dure. Qu’elle ne dure pas dix ans, vingt ans, cent ans, mais toujours. Car si la chose abominable recommençait jamais, ce serait la destruction de tout ce qu’ils ont fait, l’inutilité de leur sacrifice, la fin, hélas ! du précieux chiffon de papier, qu’ils auront payé si chèrement.

Marguerite

La vie du monde n’est que l’histoire de ces coûteux chiffons de papiers.

Mabel

Je n’avais pas payé les autres comme j’ai payé celui-ci. Je veux que le traité dure, qu’il soit définitif… qu’une autre guerre ne vienne jamais le remettre en question… Mon frère n’est pas mort pour moins que cela… Il le disait, il le voulait ; ce sera la dernière guerre.

Marguerite

En tout cas, personne ne vous contestera la générosité de votre utopie.

Mabel

Utopie ! N’employez pas de mots bêtes, Marguerite. L’utopie, c’est l’opinion que nous ne partageons pas, c’est la marchandise de la boutique d’en face. Tout est utopie au point de vue de l’adversaire. Utopie les projets des révolutionnaires, utopie les restaurations du passé. Et cependant tout arrive : aujourd’hui l’utopie des uns, demain l’utopie des autres. Tout ce qui est aujourd’hui, tout ce que nous ne remarquons même plus, a été l’utopie des uns, l’incrédulité des autres. À la première conférence de Genève, on disait de la Croix-Rouge : l’idée est très belle, mais irréalisable.

Marguerite, incrédule.

Vous croyez vraiment, Mabel, que vous et vos compatriotes, vous allez établir la paix permanente en Europe ?

Mabel

Ah ! pardon… Je ne vous ai pas dit que nous allions établir la paix. Je vous ai seulement déclaré que nous allions tout faire pour cela.

Marguerite

Et vous espérez ?

Mabel

Je n’en sais rien. Je sais seulement qu’avant de rien espérer sur la terre, nous devons en finir avec cela.

Marguerite

Mais enfin qu’allez-vous faire ? Sur quels moyens comptez-vous ?

Mabel

Je compte d’abord sur le Congrès, ou plutôt, sur la pression qu’exercera sur lui une ligue formidable, composée d’hommes de tous les partis, lesquels enfin ont pu s’organiser pour agir, se sont entendus sur un programme, sorte de « cahier » de la paix, qu’ils imposeront à leurs représentants, au Parlement d’abord, et, par l’intermédiaire de ceux-ci, aux plénipotentiaires du Congrès.

Marguerite

Et ce programme, si le Congrès l’adopte, ce sera l’avènement de la paix permanente en Europe ?

Mabel

Ce serait un pas considérable hors du système de guerre permanente où nous vivons aujourd’hui.

Marguerite

Alors, ils ne l’adopteront pas.

Mabel, résolument.

C’est bien possible : la guerre est atroce, la guerre est absurde, personnellement, elle fait horreur à tous… Mais il y a une chose dont nous avons plus peur encore que de la guerre, c’est d’avouer une heure avant tout le monde, que l’humanité peut s’en passer !

Marguerite

Mais quand vous m’auriez convertie, ma pauvre enfant. Je n’ai pas votre talent, moi. Je ne sais pas écrire dans les journaux et dans les revues. Je n’ai pas vos amis politiques que vous exaltez par votre flamme et votre éloquence, je ne puis comme vous mettre en branle les hommes les plus distingués de mon pays, et tout de même nous avons besoin de ceux-là…

Mabel

Ah ! je n’en demande pas dix, mais pas dix dans chacune des capitales de l’Europe ! … Dix hommes de valeur et d’autorité… Mais je demande aussi les femmes, parce que je leur garde une mission, la mission qui est proprement la leur, qui est la mienne, celle du souvenir. (Elle parle sourdement d’abord, puis, de plus en plus fervente.) J’en suis arrivée à cette conviction, une seule chose est nécessaire, une seule chose suffirait, mais celle dont l’humanité est peut-être incapable : ne pas oublier… Ah ! si chacun avait vu… si une seule de ces horreurs, qui ont passé par milliers devant notre lâche imagination, appartenait vraiment à la vie réelle de chacun de nous, si nous nous en sentions vraiment les vengeurs responsables… On assassine vos frères dans votre maison, et vous écoutez derrière votre porte loquetée… Vous ne voulez pas ouvrir, vous ne voulez pas vous jeter et mourir… Et moi-même, est-ce que je n’oublie pas ? Où est l’époque où chaque nuit je réentendais les terribles appels ? Je me réveillais en y répondant : Je suis là, je viens ! On m’a donné des drogues pour chasser l’hallucination… L’hallucination ! comme si ce n’était pas elle la réalité matérielle et pressante, comme si ce n’était pas l’oubli, l’hallucination !


Scène 5

LES MÊMES, JEAN.

(Une adorable lumière de septembre se pose au ciel et sur le parc. Dans l’encadrement d’une fenêtre lumineuse, Jean paraît et demeure un instant. Il a son uniforme horizon, des bottes fauves, son képi auquel il porte deux doigts, mais qu’il garde militairement. L’uniforme pâle fait tache de lumière, c’est une radieuse apparition. Il va à sa mère, s’agenouille, se découvre, prend sa main gantée qu’il baise.)

Jean

Mère chérie… (De la tête il cherche l’épaule de Marguerite.)

Marguerite, ironique.

Tu as donc quelque chose à me demander que tu déploies toutes tes grâces ? (Devant le groupe charmant de la mère et du fils, le visage de Mabel s’est contracté. Marguerite la voit, comprend, et repousse le jeune homme, elle se lève brusquement. Vivement, son fils l’imite, ils sont face à face, émus.)

Jean

Vous ne permettez pas que je vous embrasse ?

Marguerite

Si… je ne sais pas, tu m’as surprise. Un grand diable comme toi…

Jean, grave.

C’est cet uniforme, n’est-ce pas ? Vous ne l’aviez pas revu, ici, depuis… J’ai voulu le remettre, justement, pour vous prier… Selon ce que vous allez dire, ce sera pour la dernière fois… ou je ne le quitterai plus jamais… (Marguerite se tait.) Vous ne dites rien, maman ? Vous ne voulez pas que votre dernier fils demeure un soldat, comme les autres ?

Marguerite, sans qu’on puisse deviner ses sentiments.

Tu feras ce que tu voudras.

Jean, doucement et obstinément.

Non… ce n’est pas comme cela. Je veux votre assentiment. Je veux que ma mère, qui fut presque mon frère d’armes… je veux qu’elle veuille et décide avec moi. Je veux être un soldat par son choix et par le mien.

Marguerite, même jeu.

Pourquoi as-tu douté ? Pourquoi cette mise en scène ? Tu as donc eu peur que je ne m’oppose ?…

(Le jeune homme a un regard vers lady Mabel.)

Mabel

Vous avez peur de moi, Monsieur de Gestel ?

Jean

Vous avez une grande influence sur ma mère. Elle vous aime et elle vous admire. Vous soutenez les hommes de votre pays qui veulent en finir avec la guerre. Votre ami Graham Moore qui fut un admirable champion de la lutte, je le reconnais, est aujourd’hui, au sein du Cabinet, le représentant attitré de la paix définitive.

Mabel, émue.

Eh bien ?

Jean, avec sévérité croissante.

Fille d’un premier lord de l’amirauté, sœur d’un soldat tombé en Flandre, vous ne croyez pas à notre œuvre. (Mabel veut parler, il l’arrête avec autorité.) Lady Mabel, je sais que vous êtes la noblesse même, que tout ce qu’il y a de noble en nous ne peut pas être méconnu de la femme qui a couru nos dangers sur le champ de bataille, mais si ma mère vous demandait : décidez. Dois-je autoriser mon fils à rester ce qu’il veut être : que répondriez-vous ?

Mabel, très émue.

C’est moi qui vais vous poser une question : Puisque vous savez par votre exemple même, qu’on peut, sans être soldat de carrière, défendre son pays menacé, pourquoi, Monsieur de Gestel, voulez-vous n’avoir plus d’autre besogne que la guerre, pourquoi voulez-vous que votre pays ne trouve l’emploi décisif de votre dévouement, qu’aux heures de deuil et de catastrophe ?

Jean

Parce que j’ai acquis la conviction que ces heures, nous devons y penser toujours, qu’il faut que, dans la paix, les hommes préparent chaque jour la guerre, que nous ne serons jamais assez nombreux sous les armes, qu’il nous faut y être innombrables, que ces armes, nous n’aurons jamais assez de notre vie pour y rêver, pour les forger toujours plus puissantes, plus diverses, plus savantes et plus décisives…

Mabel, dans un cri.

Vous le voyez, Marguerite, voilà l’alternative, voilà le choix que nous avons.

Marguerite, indifférente, impassible.

Il fera ce qu’il voudra.

Jean, pressant.

Maman, ce n’est pas votre résignation, votre passivité qu’il me faut. Rappelez-vous d’autres vocations. Celles-là vous les aviez voulues, acceptées dans l’enthousiasme. (Plus ému, plus suppliant) Mère chérie, rappelez-vous… Tout ce que vous avez aimé a porté cet uniforme… La marche du Congrès n’est pas si rassurante. Son œuvre fera bien des mécontents. La France a besoin que ses enfants prévoient… Tout peut être à recommencer… (Mabel est tombée à genoux, près d’une table.) Ma mère, une victoire est toujours bien précaire… Il ne suffit pas d’être les plus forts aujourd’hui, il faut le rester à jamais. Ce n’est pas sa vie, dans une heure tragique qu’il suffit d’apporter au pays… c’est l’effort, la pensée, l’obsession quotidienne… Qu’est-ce qu’une paix qui doit prendre fin ? La vie n’est plus qu’une veillée d’armes… Permettez-moi de ne pas dormir, d’être là avec ceux qui travaillent et qui forgent… La guerre que je ne verrai peut-être pas, la guerre de demain, si colossale et si farouche, que celle-ci aura été clémente à côté, laissez-moi y avoir ma part d’effort et de peine… La victoire d’hier n’est rien sans la victoire de demain… Sans elle, mon père et mes frères seront morts en vain…

Marguerite, avec un rire et un sanglot.

Morts en vain ! Mabel aussi me dit cela…

Jean

Regardez-la… Elle sent bien la vérité de mes paroles, de ma prière… Lady Mabel qu’avez-vous à me répondre ?

Mabel, se relevant, farouche.

Vous avez raison.

Rideau.


ACTE II

(Même décor. Neuf heures du soir.)

Scène 1

MABEL, PELTIER, en civil.
Mabel, ils sont debout, elle tient la main du général, et fait plier le bras sur le coude.

C’est merveilleux… et vous pouvez aussi le lever ?

Peltier, lève le bras, doucement.

Vive l’Angleterre !…

Mabel, très attentive.

Écartez-le maintenant.

Peltier

Oh ! tant que vous voudrez. (Il accomplit le mouvement.) C’était le plus difficile, vous rappelez-vous ?

Mabel

C’est un miracle.

Peltier, souriant.

Un miracle dans lequel vous pourriez bien être pour quelque chose.

Mabel, vivement.

Et le docteur Carrel aussi… Savez-vous que quand vous êtes arrivé, Dieu sait dans quel état… nous avons fortement redouté l’amputation ?

Peltier, souriant toujours.

Moi aussi… Quand je vous ai vue me veiller jour et nuit, j’ai bien pensé que le cas en valait la peine.

Mabel, froide.

Le cas et le sujet.

Peltier, toujours illuminé du même étrange sourire.

Vraiment… Vous faites acception de personnes ? Je croyais le zèle de l’infirmière purement professionnel.

Mabel

Tout de même… À soins égaux un boche est un boche, et un Français…

Peltier

Prenez garde, vous avez peur de m’avoir fait trop de plaisir. Vous retirez ce que vous avez dit. (Déçu.) C’est vrai. Je n’étais pas un boche…

Mabel

Je ne retire rien…

Peltier

Carrel m’a dit que mes pansements, au début, étaient les plus difficiles qu’il ait jamais vu faire, que vous avez toujours été seule à y toucher… que vos carnets de veille, que vos observations étaient si remarquables, que vous lui avez évité bien des accidents, notamment en ce qui me concerne…

Mabel

J’aimais beaucoup mon métier.

Peltier, souriant moins.

C’est la douche écossaise.

Mabel

Comment ?

Peltier

C’était si bon tout à l’heure, et maintenant c’est glacial.

Mabel

Je ne vous comprends pas, général ?

Peltier

Je croyais que dans votre pays, les femmes n’étaient jamais coquettes ?

Mabel, affirmative.

Elles ne le sont jamais…

Peltier

C’est que vous avez été à Lyon si douce, si attentive, si caressante même, que le souvenir de ces heures-là est dangereux.

Mabel

Oh ! … j’étais avec vous…

Peltier

Comme avec tous les autres, je n’en doute pas… Seulement, moi je n’étais pas comme tous les autres avec vous. Il me semble même qu’une fois il m’était arrivé, à peu de chose près, de me déclarer ; j’étais guéri, … nous causions beaucoup dans ce temps-là… ce n’était plus ma blessure qui vous intéressait… Vous m’avez répondu : Plus tard… Je me suis rappelé votre frère et puis la guerre durait… Ce n’était pas encore l’heure de penser à soi. J’ai attendu. Vous m’écriviez de moins en moins. J’ai voulu en avoir le cœur net. J’ai questionné Mme de Gestel. Elle m’a répondu : arrivez. (Un temps. Ému.) Et vous, Madame, que me répondez-vous ?

Mabel, elle est d’abord interdite et cherche visiblement sa réponse. Puis d’une voix sans timbre.

Je n’ai rien à répondre, car je ne comprends pas votre question.

Peltier, avec reproche.

Oh ! est-ce possible ?… Ce n’est pourtant pas la première fois…

Mabel, se reprenant, plus bas.

Je ne comprends pas que vous me l’adressiez.

Peltier

Pourquoi ? Les temps ne sont-ils pas changés ? Nous sommes vainqueurs, nos pays sont hors de cause, nous les avons bien servis tous les deux… On peut penser à soi-même… C’est le tour du bonheur à présent.

Mabel, dans un effort.

Vous serez heureux… Vous méritez… mais moi…

Peltier, doucement.

Qu’y a-t-il ? Où est la difficulté ? Vous ne m’aimez pas assez pour cela ? (Mabel se tait. Nullement déconcertée.) Peu m’importe que vous ne protestiez pas. J’ai eu l’impression que vous m’aimiez assez… sans cela, je ne serais pas ici… et comme on aime ailleurs que dans les salons. Nous étions encore si près du champ de bataille… alors, qu’y a-t-il ? Pourquoi hésitez-vous ?

Mabel

Je n’hésite pas. Je suis fermement décidée… quoiqu’il m’en coûte… à vous dire non.

Peltier, au comble de la surprise.

À me dire non… (Mabel se tait. Repoussant une idée qui lui paraît absurde.) Ce n’est pas… Il est impossible que ce soit… ce n’est pas le soldat que vous repoussez, n’est-ce pas ?

Mabel, rapide.

Je ne vous aimerais pas la moitié autant que je vous aime si vous n’étiez pas un soldat.

Peltier

Alors ? Il ne m’est pas possible d’admettre votre refus… Jamais, sur aucun point, je ne vous ai connue en désaccord… Pas même sur la guerre où vous êtes si véhémente et si sensible… J’ai toujours approuvé votre révolte de femme. Je vous ai tout accordé sur la guerre, son absurdité, son inutilité… De même que vous m’accordiez que, tant qu’elle demeure possible, il n’y a rien à faire pour un homme qu’être pacifiste ou soldat, et peut-être même les deux ensemble, avec la même passion, la même fureur, le même don entier de son être, dans la vie et dans la mort. N’est-ce pas ce que vous me disiez, lors de nos premières sorties dans le jardin des Lazaristes ?

Mabel, la gorge serrée.

Eh bien, que penseriez-vous d’une femme qui, au moment où les nuages s’amoncellent dans les chancelleries, viendrait vous demander votre démission ?

Peltier, calme.

Je n’y suis pas. Vous exigeriez…

Mabel

Si je l’exigeais, que répondriez-vous ?

Peltier, vivement.

C’est que vous ne seriez plus la même femme…

Mabel

Je veux seulement entendre votre réponse…

Peltier

Eh bien, à la femme qui me demanderait d’agir contre mon honneur de soldat…

Mabel, l’arrêtant.

Voilà exactement ce que je voulais vous faire dire. (Tristement.) Maintenant ce n’est pas moi qui exigerais votre démission, c’est vous qui réclameriez la mienne… Et moi aussi j’ai mon honneur de soldat.

Peltier, vivement.

Mais vous vous trompez absolument, jamais je ne vous demanderais d’abdiquer vos idées que j’approuve, encore une fois, chez une femme… et même chez un homme. (Gaiement) Tenez, je crois vraiment qu’il ne me serait possible d’aimer qu’une pacifiste. Si vous saviez combien la femme belliqueuse, ou simplement soumise et résignée à la guerre…

Mabel, révoltée.

Elles n’ont pas vu comme nous ! Elles ne savent pas…

Peltier

Eh bien, je vous assure que la femme sans révolte devant la guerre parce que cela a toujours été et que cela sera toujours, cette femme-là me fait horreur. Et si, comme je l’en soupçonne, son respect humain devant « l’utopie » et l’entêtement de son enthousiasme guerrier, viennent d’une arrière-pensée de séduction à notre égard (sévère) je déclare que le calcul est mauvais, et que ce n’est plus comme cela qu’on peut nous plaire.

Mabel

Merci. Vous êtes bon. Car j’avoue que j’ai eu du respect humain, moi. J’ai eu si peur que vous ne me trouviez pas une héroïne.

Peltier

Vous, vous ! Vous citée à l’ordre… c’est vous qui dites cela ?

Mabel

Dame… à côté de celles qui ont trop peur que les autres ne se sacrifient pas assez…

Peltier

On ne doit prétendre à l’héroïsme qu’en son propre nom… Et je vous le répète, jamais je n’entraverai votre liberté d’action. Vous travaillez pour la paix, c’est la mission d’une femme, et moi pour la guerre, c’est celle d’un homme. Ne m’avez-vous pas dit cent fois que les deux efforts pouvaient être parallèles ?

Mabel, désespérée.

Oui, très bien, entre nous… s’il n’y avait que nous. Mais vous êtes un chef, un grand chef, comment voulez-vous ? Comment voulez-vous faire comprendre… Décidément non… C’est plus impossible que vous ne l’imaginez… Et puis… si chef que vous soyiez, vous aurez des chefs… Jamais ils n’accepteront. Il est inadmissible que votre femme signe de son nom, tel article qui n’effaroucherait personne de la part de Lady Mabel Stanley.

Peltier, un peu ébranlé.

À votre tour, ne me feriez-vous pas quelques concessions ? Ne renonceriez-vous pas à des manifestations trop éclatantes…

Mabel

Trop éclatantes ?… Vous me connaissez… Vous savez que jamais je ne blesserai chez personne un sentiment honorable…, mais il y a des malentendus… Vous ne pouvez pas être amené à vous battre trois fois par an, pour défendre le patriotisme de votre femme… Et puis, s’il suffisait de renoncer à écrire… si utile que soit la chose, car tout de même, il y a ceux qui comprennent… J’ai deux secrétaires pour répondre aux lettres que je reçois… Ah ! si tous les cœurs savaient qu’ils peuvent oser… Pauvre cœur humain, intimidé par « l’utopie » s’il savait qu’il n’y a d’utopie, qu’engendrée par sa timidité… Mais il n’y a pas que la plume, il y a encore mes amis… Mes amis, les furieux athlètes de la paix, toujours sur la brèche dans tous les Parlements alliés… (Plus bas.) Et puis enfin il y a les autres, ceux à qui j’ai juré… J’ai fait un vœu sur le champ de supplice… de ne plus vivre que pour eux, d’être à jamais hantée…

Peltier

Oh ! Mabel, oubliez… Le cauchemar est fini.

Mabel, fervente.

Pas pour moi, non… le cauchemar n’est pas fini et tant qu’il planera sur le monde…

Peltier, suppliant.

On n’est pas une héroïne toute sa vie…

Mabel, très simple.

Une héroïne oh non… une femme en deuil, une sœur en prière, une sorte d’auxiliaire des âmes du champ de bataille. (Frémissante.) Des femmes sont entrées en religion pour moins que cela.

Peltier

Ils sont dans la gloire, ils n’ont plus besoin de vous.

Mabel

Ils ont besoin d’une chose : qu’on respecte leur œuvre, qu’on n’y touche jamais plus. Et moi aussi j’ai besoin, pour ne pas douter, pour ne pas succomber… Je veux agrandir encore le sens de leur mort, donner toute la portée à leur sacrifice… Mon frère croyait mourir pour la paix, non pour une trêve, mais la paix… (Très émue.) Comme les chrétiens, je dois continuer, achever ce qui manque au sacrifice.

Peltier, tristement.

Il vous en coûte donc un peu ?

Mabel, dans un aveu rapide.

Presque autant qu’à lui.

Peltier

Mais alors ?… Puisque vous n’admettez pas les sacrifices inutiles… Ne jouez pas avec notre douleur. En quoi seriez-vous parjure ? Ne pouvez-vous vous dévouer aux morts avec un peu d’amour pour les vivants ?

Mabel

C’est impossible… vous avez vu.

Peltier, entêté, suppliant.

Le bonheur, est-ce qu’il ne vous paraît pas magnifique après tout l’effort qu’on a fait pour le chasser de ce monde ? Écoutez-le, c’est encore un blessé qui vous appelle… Le bonheur, le bonheur humain, si massacré, laissé pour mort… Il veut revivre, il vous tend les bras… Sauvez-le, ayez pitié de la joie qu’on peut encore avoir sur la terre.

Mabel

Je ne pourrais pas… Je ne saurais plus…

Peltier

Prenez garde, c’est un faux point d’honneur qui vous lie…

Mabel

Hélas… nous ne sommes plus au temps des tragédies gratuites. Vous oubliez déjà tout ce que nous venons de dire…

Peltier, se débattant.

Et si je m’obstinais ? Cherchez… n’y a-t-il aucun espoir ?

Mabel, lentement, hésitant.

Eh bien… j’ai pensé quelquefois… au début, quand j’espérais tant du Congrès… quand j’ai vu vraiment la guerre reculer devant nous, devant l’effort acclamé de mes amis… j’ai pensé qu’un jour viendrait peut-être, où ils n’auraient plus besoin de moi…

Peltier, bondissant sur la perche tendue.

C’est cela, oh ! c’est cela. (Persuasif.) Vos amis sont nos chefs et nos maîtres…

Mabel, soupirant.

Ils ne sont pas seuls au Congrès…

Peltier

Espérez, il faut espérer. Ah ! comme vous allez me rendre pacifiste ! Que faudrait-il, que faudrait-il obtenir, pour que vous vous déclariez confiante en la paix ?

Mabel

Une seule chose… Une chose qui, à elle seule, permettrait tous les espoirs… qui ouvrirait de tels horizons à l’Europe.

Peltier, joyeux.

Dites, dites vite, et je fais de la propagande dans l’armée… et je vous promets toutes les troupes et tous les chefs… Ah ! le beau coup de force…

Mabel, souriant.

Je ne vous en demande pas tant…

PELTIKR

Alors, dites, quelle est cette chose que le Congrès peut faire ? Limiter les armements ?

Mabel

Pas même, pas encore…

Peltier

Quoi donc ?

Mabel

Ce qu’a réclamé depuis longtemps mon grand compatriote Wells… Décider qu’il ne se séparera plus.

Peltier

Le Congrès ?

Mabel

Voter sa permanence, demeurer là toujours, en Concile du monde, en Parlement universel, et remplacer à tout jamais nos ambassades moyenâgeuses, le système désastreux qui a fait faillite en 1914.

Peltier

S’il ne vous faut que cela.

Mabel

Quand Graham Moore sera ici il vous expliquera mieux… Ce serait vraiment une première pierre… Peut-être serait-ce assez pour une génération.

Peltier

Alors, vous vous croiriez le droit d’être heureuse et de faire des heureux ?

Mabel, tristement.

N’y comptez pas trop.

Peltier

C’est si simple !

Mabel, découragée.

Est-ce que c’est une raison ?


Scène 2

LES MÊMES, MARGUERITE, PAUL DELISLE, puis JEAN.

(Ils débarquent d’une auto, dont on a entendu l’approche mais qui est invisible de la scène. Marguerite a son grand voile de crêpe qui lui moule le crâne. Sa nièce porte un deuil moins sévère.)

Marguerite, entrant, à son frère et à sa nièce.

Venez un peu au salon. Ils sont là. Je vais vous présenter tout de suite. (À Mabel et au général.) Mon frère Paul Delisle, ma nièce Simone.

(Delisle s’incline devant Mabel et va serrer chaleureusement la main du général, pendant que les femmes se rapprochent.)

Delisle

Je suis si heureux de vous retrouver chez ma sœur… notre dernière rencontre date du Grand Quartier Général… Vous n’aviez pas encore le glorieux commandement…

Peltier, souriant.

Vous, en revanche vous étiez déjà le grand entraîneur, la plus forte voix de la France…

Delisle

Je n’écrivais pas pour vous. Qu’est-ce qu’une voix de poète sur le champ de bataille ? Mais à l’arrière ils étaient contents que je leur parle de vous… que je leur interprète la grandeur de ce que vous faisiez…

Simone, intervenant avec effusion.

N’est-ce pas, général, que la guerre est une belle chose ?

(Jean qui est entré sur cette réplique, s’arrête et attend. Peltier un peu interloqué hésite à répondre.)

Delisle, riant.

Ne soyez pas trop surpris, mon général, ma fille est tellement enthousiaste…

Simone

Oh ! je ne veux pas dire… Oh ! n’allez pas croire… La guerre est terrible, abominable, mais que vaudraient les hommes sans le sacrifice ? Un pacifisme sordide ?…

Delisle, devant le silence général, volant au secours de sa fille.

Il est certain que dans le matérialisme abject des sociétés modernes, la guerre seule transfigure les peuples, réveille les vertus endormies, fait vivre encore sur la terre des heures d’idéal et de beauté…

Marguerite, brusque.

Idéal et beauté… dont on se passerait bien…

Simone, scandalisée,

Oh ! ma tante…

Marguerite

Tu t’entendras bien avec Jean qui veut rester dans l’armée… moi qui trouvais qu’il aurait pu prendre ton autorisation avant la mienne. (Devançant la surprise de ses hôtes.) Simone et Jean sont fiancés depuis l’âge de dix ans.

Jean, riant.

C’est même Simone qui s’est chargée de la demande.

Simone

Et tu ne t’es pas fait prier du tout… Quant à ta décision je comptais justement en causer avec toi. Nous avons eu la même idée. Je suis bien contente.

Jean

Bien vrai ?

Delisle

Et moi, je l’approuve absolument… Il y a encore de l’avenir pour ce métier-là !

Peltier

Ah ! mais j’espère que vous n’allez pas recommencer demain.

Delisle, sec et bref

Nous aurons la guerre avant dix ans. (Pendant toute cette scène et sans s’adresser directement à elle, Delisle est comme hanté par la présence de Mabel. Ses regards et ses attentes, ses silences mêmes vont vers elle. Celle-ci écoute avec une attention intense, mais se tient constamment à l’écart et se tait.) Ah ! je ne suis pas précisément un pacifiste.

Simone

Dame ! si l’on pouvait avoir la paix… Mais on sait bien que c’est une utopie.

Delisle, mélancolique et averti.

La guerre est un accident périodique. Il se reproduit tous les cinquante ans…

Simone, y tenant.

Il y a toujours eu des guerres et il y en aura toujours… Tant qu’il y aura des hommes, on ne pourra pas les empêcher d’être les mêmes, et de se jeter les uns sur les autres…

Delisle, même jeu.

Les passions humaines défient tout calcul et toute prudence… la combativité des peuples se traduira toujours… Il faut tenir compte des appétits… Les hommes sont avides, ils sont querelleurs, ils sont cruels aussi, et quand ils ne seraient qu’envieux…

Simone

L’humanité est une triste chose…

Marguerite

Allons, venez dîner. Il est neuf heures et demie. Je dois avouer que nous ne vous avons pas attendus. Vous parlerez demain de la guerre et de la paix, car Lady Mabel prétend, qu’à moins d’être assez saint pour vivre en Dieu, il est inadmissible d’avoir une autre préoccupation sur la terre.


Scène 3

MABEL, JEAN, PELTIER
Jean, à Peltier.

Eh bien, vous l’avez entendu… Est-il assez convaincu, le poète ?… Et maman qui se met à parler de la guerre !

Peltier

Moi, c’est la jeune fille qui m’a frappé… Sapristi ! En voilà une qui a pris son parti du massacre !

Jean

Dame ! elle a les idées de son père… Ne lui en veuillez pas trop… Mais Lady Mabel, pourquoi… n’avez-vous pas protesté… pourquoi n’avez-vous rien dit ?

Mabel, émue

Oh ! moi, voyez-vous… l’idée qu’on peut discuter de cela ! … comme de n’importe quelle autre opinion… qu’on peut être pour ou contre… Et quand ils auraient mille fois raison, quand il devrait y avoir « toujours des guerres, parce qu’il y en a eu toujours » est-ce que ça les dispenserait d’en devenir fous… de se casser la tête sur les éternels canons, avant, du moins, qu’ils ne leur aient brisé le cœur ?

Peltier

Il est certain que ces vieux messieurs et ces jeunes dames ont la résignation plutôt hâtive.

Mabel, s’exaltant

Il n’y a qu’une chose au monde plus révoltante encore que la guerre, c’est l’adhésion éternelle qu’il nous en coûte si peu de lui accorder…

Peltier, doucement, tristement.

Tant qu’il y aura des hommes…

Mabel, avec des yeux dévorants.

Oh ! vous… vous aussi, vous dites cela ! Vous croyez à la guerre, passion humaine, à la guerre, passion des peuples… à la guerre parce que les hommes sont querelleurs, avides, envieux, et cruels !

Peltier, docile et bon.

Ce n’est pas comme cela, Madame ?

Mabel, émue.

Vous qui les avez vu mourir… Vous, un soldat, qui n’insultez pas l’adversaire tombé… « Tant qu’il y aura des hommes. » En vérité… cette phrase de perroquet est un impardonnable blasphème ! Mais les peuples ne sont qu’admirables dans la guerre… Ils ne sont qu’héroïsme et qu’abnégation, ils ne sont que disciples et martyrs volontaires. (Ironique, acerbe, exaltée.) « La combativité des peuples ! » Alors, vous croyez qu’on décrète une mobilisation générale pour servir les passions des hommes qu’on arrache à leurs foyers ?

Peltier

Non, lady Mabel, non je ne crois pas cela, et il est certain qu’il y a beaucoup de phrases toutes faites… mais je crois à une folie collective…

Mabel, le contemplant.

En fait de phrases toutes faites, je vous félicite…

Peltier, souriant.

Vous ne croyez pas non plus à la folie collective ?

Mabel, haussant les épaules.

Mot facile… mot de pédant. La guerre ne serait pas si tragique si on avait affaire à des fous. La vérité est que pas un de ces fous n’a cessé de se répéter : « Quelle folie ! … » Oui, les hommes sont querelleurs, avides, envieux et cruels, ils sont ignobles, autant que vous le voudrez, mais la guerre est leur sainteté, elle n’est pas leur crime. La guerre est leur plus cruel sang-froid, elle n’est pas leur folie.

(Peltier prend la main de Mabel et la baise. Jean la regarde très surpris.)

Jean

Je ne vous avais jamais vue ainsi, lady Mabel…

Mabel, sans l’entendre.

Ainsi, quand la Garde et nos divisions de fer marchaient l’une contre l’autre, en chantant leurs hymnes, vous en tiriez cette leçon que « l’homme est un loup pour l’homme » et, qu’on aura beau faire, on ne pourra pas empêcher les héros de s’entre-dévorer ? (Elle est haletante.) Si la guerre est inexpiable en ceux-là qui la déchaînent, c’est bien parce qu’à aucun titre elle n’est une fatalité humaine. Il n’y a pas d’instinct dans la bête qui la fasse marcher au canon…

Peltier

Vous pardonnerez à Delisle quand il aura écrit de belles strophes sur nos soldats.

Mabel, comme sortant d’un rêve.

C’est vrai… Ils « chanteront » nos héros et en les lisant nous sangloterons d’enthousiasme. Mais ce sera donc tout ? Ô trompettes sonores de la renommée, ne trouvez-vous jamais d’autres accents ? ainsi, jamais un cri de révolte, un cri d’horreur suffisante… ou tout simplement un cri de douleur… Toujours le piaffement convenu de la « gloire » la stérile : « Ô morts, je vous envie » et jamais un élan dévoué, une ardeur efficace… Ah ! combats pour combats… Ils furent nos défenseurs, changeons les rôles… À nous de porter les armes, à nous de mourir pour eux… Vous irez peut-être encore sur le champ de bataille, ô soldats de l’Europe, mais ce sera en passant sur nos corps étendus…

Jean, après un temps où a passé comme un frisson des guerres futures.

Ça, n’y comptez pas trop, lady Mabel. La paix, ce n’est pas l’affaire de tout le monde, comme la vôtre. Chacun a son métier, ses habitudes, on y revient comme devant… Il n’y a pas une marotte qui ne l’emportera dans l’effort réel et quotidien.

Peltier

Vous vous heurterez à l’indifférence générale.

Mabel, dans un demi-cri.

L’indifférence à cela ?

Jean

C’est parce que j’en suis persuadé que vous me voyez soldat. Si les hommes voulaient la paix, parbleu ! mais, là, ce qui s’appelle vouloir, c’est-à-dire ne pas vaguement souhaiter… qui les empêcherait de s’organiser, comme vous le dites ?

Mabel, vivement.

Oh, je le leur ai demandé. Les militaires me répondent ordinairement que ce sont les lois économiques, et les économistes que c’est l’esprit belliqueux des militaires et des peuples…

Peltier, riant.

Vous voyez bien qu’il faut désespérer.

Jean

Au fond, tout le monde s’en fiche… sans cela, est-ce que l’on pourrait vivre ?

Peltier

En attendant, je suis curieux de voir comment vous allez vous y prendre pour vivre sous le même toit que Paul Delisle…

Mabel

Oh ! c’est bien simple, je ne parle jamais de la guerre qu’avec des pacifistes ou des soldats. Et puis, je compte sur lui pour un service…

Peltier, surpris.

Oh…

Mabel, à Jean.

Vous démontrez qu’il n’est pas indifférent, qu’il est nécessaire que des hommes se mettent au service actif de la paix.

Jean, au comble de l’étonnement.

Vous comptez sur moi ?

Mabel

Vous êtes très intelligent, très instruit, très combatif…

Peltier, riant.

Et moi, je ne suis rien de cela ?

Mabel, riant aussi.

J’ai besoin de soldats dans les deux camps. Vous, je vous réquisitionne. Vous êtes ma force internationale de sanction.

Jean, grave.

Soyez assurée que si je me croyais plus utile à mon pays d’un côté que de l’autre.

Mabel, lui saisissant les mains.

Vous dites cela… vous le dites sincèrement ?

Jean, ému de l’élan de Mabel, avec pitié.

Qui ne le dirait ?

Mabel, vivement.

Quelle heure est-il ?

Peltier, souriant.

Non, pas encore… Graham Moore n’est jamais ici avant onze heures, onze heures et demie.

Mabel, à Jean.

J’ai hâte que vous causiez avec lui, vous me le promettez.

Jean

Mais c’est un homme charmant, et nous avons déjà beaucoup causé… Nous nous entendons fort bien sur l’artillerie lourde et les torpilles aériennes… en particulier sur les canons de marine…

Mabel

C’est un grand homme d’action et je n’espère plus qu’en ceux-là… Les écrivains, les « penseurs » marcheront quand leur public aura marché… Moore a une énorme influence dans son parti travailliste. Il a levé des recrues… Il nous donnait 35 000 hommes par semaine. Il fera aussi bien pour la paix.

Jean, se réservant.

Je ne suis pas socialiste…

Mabel, vivement.

Il en sera enchanté. Il n’admet pas que la paix soit un programme de parti.


Scène 4

LES MÊMES, MARGUERITE
Marguerite

Ils sont allés se coucher. Ils n’en pouvaient plus. Elle est jolie, hein, ma nièce ?

Mabel, qui de la fenêtre surveille le dehors.

Elle est hideuse !

Marguerite, riant.

Dame ! Il ne faut pas lui demander d’être pacifiste. Mais c’est une très bonne fille, je vous assure, qui a rudement tricoté pour nos soldats.

Mabel, sans cesser d’être absorbée par les lointains du parc et par la nuit, allant et venant.

À quoi pensent donc les femmes pendant qu’elles tricotent ?

(Elle va et vient nerveusement, croisant devant les fenêtres.)

Peltier, à Mabel.

Vous entendriez l’auto avant de la voir… Asseyez-vous, lady Mabel; Moore aura eu peut-être une séance de nuit. Il est douteux qu’il ait pu prendre le train ce matin.

Mabel, agacée.

C’est bien pour cela… (Elle passe brusquement sur la terrasse.)

Marguerite

C’est l’attente de Moore qui l’énerve. Elle commence son va-et-vient une heure avant son arrivée… Elle va attraper froid… On gèle, ce soir.

Peltier, appelant.

Lady Mabel, rentrez. (Il passe sur la terrasse. On aperçoit Mabel dans la nuit avec un grand manteau. Elle s’éloigne et crie) : « Je n’ai pas froid ». (Peltier revient, il est soucieux.) Il n’y a qu’à la laisser faire. (Non sans rancune.) Elle ne vit que par ce Congrès.

Jean

J’ai peur qu’elle ne se prépare bien des déceptions.

Peltier, dur.

Elle se prépare à tout… Qu’est-ce au juste que ce Graham Moore ?

Marguerite

Mais c’est l’ancien Ministre… aujourd’hui plénipotentiaire au Congrès…

Peltier

Quel âge a-t-il ?

Jean

Oh, enragé pour aller au feu. D’autant plus enragé, qu’il est assez atteint de ce qu’on appelle là-bas consomption. Kitchener s’y est opposé, et l’a bel et bien militarisé sur place : au gouvernement.

Peltier, qui n’a pas la réponse qu’il cherche.

Qu’est-il à lady Mabel ?

Marguerite

Mais un collègue, un collaborateur…

Peltier, impatient.

Je veux dire, un parent, un ami ?

Marguerite

Pas un parent du tout. Moore est d’une famille plébéienne. Mabel, depuis la mort de son frère, est par décision royale « pairesse en son propre droit », héritière de la pairie, qu’elle transmettra à ses fils, dût-elle épouser un roturier.

Peltier, mécontent.

Je ne la savais pas si grande dame.

Marguerite

Depuis la guerre elle a renoncé à tout. Bien qu’elle soit la plus grande châtelaine d’Angleterre, elle n’habitera plus jamais un château ; une chambre d’hôtel dans l’une ou l’autre capitale de l’Europe. Et elle ne quittera pas plus ses robes noires qu’un habit religieux. Elle a trop vu mourir. Elle m’a dit : « Je ne savais pas ce qu’il en coûtait pour vivre sur la terre, aujourd’hui l’expérience est faite, accepte qui voudra : ma vie, à coup sûr, ne valait pas cela. »

Peltier

Quel âge a-t-elle ?

Marguerite

Trente-deux ans. Elle adorait son frère, merveilleux de culture et d’intelligence, et beau comme ils le sont là-bas… beau comme s’il était bête. Ils voyageaient ensemble, c’est lui qui l’a développée ; car avant sa conversion, si je puis dire, c’était la plus consciente et la plus avertie des aristocrates… (Rauque et dure.) Ce frère, elle l’a vu mourir pendant quatorze heures, dans un état tel qu’elle ne l’a jamais révélé… (Elle se tait brusquement, elle est devenue rigide. Elle est si pâle, le cou raide, le menton levé, que son fils va à elle.)

Jean

Maman… pourquoi parlez-vous de choses pareilles ? À quoi pensez-vous ? Vous ne savez rien… Vous n’avez pas le droit de supposer… Il y a d’autres morts sur le champ de bataille…

(Marguerite comme exaspérée, écarte son fils, et, la tête dans ses mains, avec une vivacité de jeune fille, elle sort brusquement.)

Peltier, douloureux.

Alors, vraiment… pour votre frère Gérald, vous n’avez jamais su ?

Jean, soucieux.

Non… mais il y a des jours où je me demande si ma mère…


Scène 5

PELTIER, JEAN, MABEL, MOORE
Mabel, présentant.

Général, M. Graham Moore est heureux de faire votre connaissance. Vous êtes une de ses rares admirations.

Peltier

Et moi, je lui dois personnellement certains remerciements. Je me souviens de l’arrivée opportune de quelques grosses pièces qui ne venaient pas du Creusot.

(Ils se serrent la main, mais froidement, à l’anglaise.)

Moore

Oui, nous avons bien travaillé pour vous… (Shake-hand à Jean.)

Jean

Eh bien, lady Mabel, êtes-vous contente des nouvelles ?

Moore

Je m’attendais à un meilleur accueil. (à Mabel.) Je vous ai trouvée froide, en vérité…

Peltier

Vous lui apportiez donc un peu d’espoir ?

Moore

Beaucoup… J’ai causé longuement avec tous les chefs de mission, avec les techniciens, les secrétaires, les souverains eux-mêmes… enfin, j’ai tâté tout le Congrès. Toutes mes consultations ont été satisfaisantes… Je les ai mis au pied du mur, et je dois dire que chez tous, j’ai constaté plutôt un soulagement à sortir des conventions, des lieux-communs diplomatiques… Aucun ne voit d’obstacle insurmontable aux deux ou trois réformes primordiales qui sont nos points cardinaux. J’ai l’assentiment de tous (Mabel paraît changée en pierre, se tournant vers elle.) Eh bien ! voyons… Il fallait bien commencer par là ?

Mabel, haussant les épaules.

Oh, les assentiments individuels. Je connais cela. J’ai eu affaire à eux.

Moore

Mais l’assentiment des plénipotentiaires ?

Mabel, même jeu.

Connaissez-vous l’apologue de Mme de Süttner ?

Peltier, souriant.

La Furie de la Paix ?

Mabel

C’est un très beau titre dont elle était fière ! Je ne demande qu’à relever le nom et les armes.

Jean

Nous ne connaissons pas l’apologue de Mme de Süttner.

Mabel

« Une foule de mille et un hommes regardait avec envie un merveilleux jardin dont la porte était close. La consigne du portier était de laisser entrer les gens si la majorité le désirait. Il appela le premier : « Sincèrement, veux-tu entrer ? » « Moi, certainement, mais les autres, non. » Le portier nota cette réponse. Il appela le second qui fit exactement la même. Il nota de nouveau sur son registre, un oui, mille non. Et ainsi de suite jusqu’au dernier. Il fit l’addition pour mille oui. Il trouva un million de non. La porte resta close, car la majorité des non était écrasante. Chacun s’était cru obligé de voter non seulement pour soi, mais pour les autres ».

(Peltier ébauche un éclat de rire de sarcames et d’insouciance. Jean regarde profondément Mabel.)

Moore

Nous veillerons, lady Mabel, nous veillerons au scrutin… Maintenant ne voulez-vous pas revoir mon rapport ? Je dois partir demain… vers cinq heures pour être à la gare à huit.

Peltier

Vous n’aurez guère dormi.

Moore, un regard à Mabel.

Je ne pourrais pas voir notre amie, de toute la durée du Congrès, si je dormais… et puisqu’elle a promis à Mme de Gestel de prolonger son séjour… Combien de temps allez-vous encore me faire faire ce métier, lady Mabel ?…

(Peltier a l’air de suivre très attentivement la conversation).

Mabel

Vous suis-je tellement indispensable ?

Jean

J’espère, M. Moore, que vous n’allez pas manœuvrer pour nous enlever lady Mabel ?

Moore

C’était pourtant mon intention… elle nous est indispensable ; cette jeune dame, entraînée à tous les sports et, particulièrement à celui du champ de bataille, est un docteur de la paix… Elle a tout lu, elle sait tout par cœur. Depuis Henri IV et Sully elle sait tout ce qu’on a tenté, tout ce qu’on a pensé au sujet de la paix. Elle qui ne lisait que des romans avant la guerre, elle est plongée dans les économistes, les écrivains militaires, les diplomates et les hommes d’État. Les livres jaunes, vert, gris, orange, bleu, blanc, rouge, n’ont pas de secrets pour elle… Elle vous citera les pièces avec leur numéro d’ordre… Il n’y a qu’une femme pour se donner ainsi à une cause. (Il a fini avec un frémissement dans la voix.)

Jean

J’admire de toute mon âme lady Mabel.

Mabel, regardant Moore.

C’est celui-là qu’il faut admirer. Il a pleuré des larmes de sang de ne pouvoir se battre. Alors il a fait la campagne des munitions, et vous savez avec quelle poigne. Cette poigne-là, nous la retrouverons dans sa campagne de la paix ! Il sera l’homme des sanctions futures, le terroriste de la paix.

Jean, très frappé.

Vous croyez vraiment, M. Moore, que la question de la paix permanente n’est pas vouée d’avance à tous les échecs ?

Moore

Il n’y a pas de question qui soit « vouée d’avance à tous les échecs ». Il y a seulement des hommes plus ou moins résolus, plus ou moins acharnés, plus ou moins indomptables, voués au service de ces questions.

Peltier

Alors nous vous laissons travailler… (Inspectant la grande table et les lampes.) Avez-vous tout ce qu’il vous faut ? (Allant à la cheminée.) Surtout ne laissez pas éteindre le feu… les domestiques sont couchés… Vous devriez rester au moins jusqu’à demain soir, M. Moore.

Moore

Impossible, un souverain m’attend dans la journée.

Peltier, devant Mabel, salut net et gymnastique. Sec.

Bonsoir, Madame. (Il prend congé de Moore pendant que Jean baise la main de Mabel. Les deux hommes quittent la pièce en cueillant au passage les livres et les journaux qui leur appartiennent.)


Scène 6

MOORE, MABEL
Moore

Le reste de mon rapport est à la copie… (Ouvrant sa serviette et feuilletant un rouleau.) Il n’y a rien à vous dire avant la semaine prochaine… les nouvelles de tout à l’heure, je savais d’avance, qu’elles ne compteraient pas pour vous… Et je suis venu, tout de même, voilà.

Mabel, gênée.

Vous vous surmenez…

Moore

Entre la fatigue et l’inquiétude je n’hésite pas…

Mabel, mollement.

L’inquiétude ?

Moore, avec autorité.

Vous devriez être à Paris. Votre absence à l’heure actuelle équivaut à une désertion… Un séjour d’un mois près de votre amie en deuil est des plus suffisants…

Mabel, avec effort.

Dans quelques jours, je serai à Paris.

Moore

Vous y serez la mort dans l’âme d’avoir quitté ce pays-ci…

Mabel

Vous savez que ma tristesse ou ma joie ne peuvent plus dépendre que de vous…

Moore, ému.

Mabel…

Mabel, froidement.

Du travail que vous aurez fait.

Moore

Nous n’avons qu’une pensée, nous sommes dévoués à la même cause, dévoués à la vie à la mort… Témoins l’un de l’autre, chaque jour nous nous sommes estimés davantage. Il n’y a pas un effort au monde qui vous émeuve plus passionnément que celui auquel j’ai livré mon énergie d’homme et de lutteur… Et pourtant quand il s’agit d’aimer, d’aimer comme une femme… ce n’est pas à moi que vous allez… L’homme de la paix, de la paix pour laquelle vous donnerez peut-être un jour votre vie… vous ne lui donnez pas votre cœur… Et ce sont les prestiges de la guerre qui vont plus loin encore en vous, et qui me volent votre amour. Vous me préférez un soldat.

Mabel, fatiguée.

Mais non, Moore, mais non… Est-ce que je peux… est-ce qu’un soldat peut m’aimer, voyons ?

Moore

Vous niez bien mal. Ah ! vous en êtes aux cas de conscience ? Si vous n’êtes pas décidée à capituler, Mabel, il faut vous en aller et partir tout de suite avec moi… Oui, je sais, je sais, très bien… Je connais la puissance terrible de la guerre, de la mort sur les cœurs… et il faudra une grande résolution aux hommes pour perdre auprès de vous ces prestiges-là… Nous serons moins aimés, Mabel, et nous le mériterons moins… Cet impitoyable côté de la guerre est celui dont peut-être nous ne guérirons pas… Une effroyable vie de cœur, mais quelle vie.

Mabel, révoltée.

Non, non… nous ne pensons pas à cela, notre amour n’est pas à ce prix-là !

Moore

Et pourtant… que serons-nous auprès des autres ? Des autres qui avaient sur vous ces droits souverains, dont la vie se parait pour vous de la précieuse, de la poignante fragilité du champ de bataille ? Mabel, si l’on s’écoutait, si l’on ne pensait qu’à soi… ah ! tomber, tomber à mon tour… arracher à son cœur de femme le seul vrai cri de l’amour, le cri des entrailles déchirées…

Mabel, dressée.

Mais je ne veux pas, je ne veux pas aimer comme cela ! Mon amour n’est pas un bourreau…

Moore, profondément.

Et pourtant, Mabel, s’il n’y avait pas cela… allez, c’est bien la mort que vous aimez… Parce qu’un corps inerte a pesé dans vos bras, que la pâleur d’un visage mourant a bouleversé à jamais votre cœur… Vous ne pouvez plus aimer un homme que le martyr n’a pas consacré.

Mabel, luttant contre elle-même.

C’est trop affreux, ce n’est pas cela…

Moore, très simplement.

Hélas… que ne feraient pas les hommes pour mériter qu’on les aime ?

Mabel, hors d’elle.

Ce n’est pas cela…

Moore, doucement et tristement.

Si, c’est cela… Ne soyez pas trop exigeante, Mabel, les hommes auront toujours la douleur… la douleur et la mort pour désespérer leurs amours… Ne redoutez pas des idylles… ne craignez pas un bonheur trop assuré. Dans la guerre et dans l’héroïsme, ce qui vous trouble si profondément c’est la mort. Elle ne nous fera jamais défaut. Cette flèche au cœur humain, elle y vibrera jusqu’au dernier jour… Ne soyez pas jalouse des amours guerrières… (Ne consentant pas à un retour sur lui-même. Domptant son émotion.) Cruauté pour cruauté… soyez satisfaite du lot inévitable des hommes. Ne donnez pas seulement votre âme, Mabel, votre courage et votre dévouement. Maintenant que la victoire est accomplie, c’est votre cœur de femme qu’il faut arracher à la guerre, à la mort, qu’il faut livrer passionnément à la vie et à la paix.

Mabel

Mais tout cela, je ne veux…

Moore, découragé.

Pourtant c’est Peltier que vous aimez.

Rideau.


ACTE III

Même décor

Scène 1

SIMONE, JEAN, DELISLE, puis LADY MABEL
Simone

Je ne comprends pas ma tante… cette présence du général et de lady Mabel…

Jean

Celle-ci a été son infirmière pendant trois mois… Leur rencontre était très particulièrement souhaitée par ma mère.

Delisle

Il ne va pas commettre la gaffe de l’épouser, j’imagine ! …

Jean

Je crois que ce n’est pas l’envie qui lui en manque !

Delisle

Ah mais… halte-là ! Je n’admets pas qu’on me sabote mes héros. Cela me regarde. Peltier est une de nos plus pures gloires, au besoin même, j’interviendrai…

Simone

Ce serait un scandale !

Jean

Je crois Peltier un peu refroidi depuis qu’il s’est mieux rendu compte du rang social de lady Mabel.

Delisle

Il s’agit bien de cela ! Elle serait une princesse de sang…

Simone

La mésalliance serait pour lui.

Jean

Oui, tu n’aimes pas lady Mabel.

Simone

J’ai plus d’une raison pour cela !

Delisle, suivant son idée.

D’ailleurs, j’ai tort de prendre l’affaire au tragique, elle exigerait sa démission et Peltier y regarderait à deux fois !

Jean

Il ne la donnerait jamais… Mais elle ne le demanderait pas, je crois.

Simone, très excitée.

Alors, ce serait le comble du ridicule !

Delisle

Je ne vois pas très bien, en effet, le magnifique entraîneur qu’est Peltier, passant avec ses officiers d’ordonnance dans le salon pacifiste de sa femme !

Jean

Ils n’en sont pas là !

Delisle

En attendant, il me paraît faire la sottise d’en être plus amoureux que de son grade !

Jean

Peltier n’a pas cinquante ans, et il en porte quarante !

Delisle, qui n’a aucune sympathie pour Mabel.

Les femmes devraient opter, coquettes et politiques, c’est trop contre un homme !

Jean

Vous ne pouvez pas appeler politique la vocation quasi-religieuse de lady Mabel, et coquette une femme qui s’est donné la mission de ressentir la guerre, comme les Chartreux et les Carmélites ressentent la passion du Christ !

Delisle, nerveux.

Penses-tu comme elle, à la fin ?

Jean, poussé par l’agressivité de son oncle. Scandant ses paroles.

Si je croyais possible d’obtenir un résultat quelconque et pratique en cette voie… la victoire étant aujourd’hui accomplie, la France ayant réagi sous la guerre comme elle se le devait… eh bien, je laisserais tout là, je vivrais comme Moore et lady Mabel, je penserais comme eux ! je verrais comme eux, dans toute activité qui ne chercherait pas à en finir d’abord avec la guerre, qui livrerait bénévolement, stupidement ses lendemains à la destruction, je verrais dans toute autre activité un symptôme de distraction, d’étourderie puérile, la tare et l’atavisme simiesque…

Simone

On ne parle pas comme cela quand on porte un uniforme !

Delisle

Sois tranquille, il ne le portera pas longtemps, et nous sommes bien bons de nous inquiéter de l’autre. Ce n’est plus de la démission de Peltier qu’il s’agit, mais de la sienne !

Jean, murmurant.

Vous êtes fou !

Simone

Oh ! je savais bien qu’elle en arriverait là… Je savais bien que cette femme était dangereuse…

Delisle

As-tu parlé sérieusement ?

Jean, qui le regrette… avec un peu d’humeur.

Que voulez-vous, mon oncle, je ne suis pas un intellectuel, moi. Je n’ai pas philosophé sur les mérites respectifs de la guerre et de la paix, et opté pour les bienfaits incomparables que la guerre apporte au monde.

Delisle

Je te ferai pourtant observer que tu avais le choix entre les carrières pacifiques, et que tu as opté pour…

Jean

Je suis un pompier, mais ce n’est pas pour admirer l’incendie, c’est pour l’éteindre.

Simone

Tu reconnaîtras, au moins, que l’incendie fait des héros !

Jean, grave.

Crois-tu me faire beaucoup de plaisir en me disant cela ? Je t’assure que nous aurions assez peu d’entrain à nous battre pour la beauté… On ne va pas sur le champ de bataille pour y dresser sa propre statue. J’aimerais mieux que mon pays eût moins besoin de ses héros !

Simone, émue.

Tous les militaires ne raisonnent pas comme toi !

Jean

Qu’en sais-tu ? Mais à la fin, pour qui nous prenez-vous ? Sommes-nous faits pour la guerre ou la guerre est-elle faite pour nous ? Sommes-nous des souris dans une cage tournante et faut-il conserver la guerre parce qu’elle est le moteur de nos pattes ? Nous nous passionnons pour une besogne utile, nécessaire au pays, mais si vous pouvez éviter cette besogne écœurante tout de même, je vous assure, demandez aux vrais militaires, pas à ceux qui ont lu vos livres… et si vous tenez au système pour le système, à la guerre pour la guerre, à la mort pour la mort, à l’art pour l’art, je n’en suis plus… je ne suis pas un artiste, moi !

Simone, très émue.

Quand on raisonne comme cela… quand on n’a plus le feu sacré.

Jean

Prends garde à tes paroles… Je suis encore soldat !

Simone, exaltée.

Tu n’en as plus le droit !

Jean, regardant son oncle.

C’est vous qui êtes responsable de cette folie ! … Est-ce le rôle d’une femme, je vous le demande ? Est-ce à nos fiancées de nous prêcher une mentalité de kronprinz ?

Simone

Vois comme tu es exalté… parce que je ne suis pas pacifiste.

Jean

Je le regrette pour toi.

Simone

Regrette-le aussi pour toi-même, si tu m’aimes encore un peu, car le Jean qui vient de parler, le Jean qui voit quelque chose au monde, un effort plus beau que son métier de soldat…

Jean, grave.

Achève !

Simone

L’homme qui s’est laissé séduire par de fausses et dangereuses doctrines, l’homme capable de laisser là un jour uniforme et service…

Delisle

Prends garde, Simone ! Te voilà qui te montes ! il ne faut rien exagérer !

Jean, la voix troublée.

Je veux l’entendre jusqu’au bout !

Simone

Jean sait très bien que je n’épouserai jamais qu’un soldat… un soldat dont je ne pourrai pas douter !

Jean

Ta dernière phrase est de trop !

Simone

Me donnes-tu ta parole que jamais, jamais tu ne démissionneras ?

Jean, très net.

Je ne me suis encore jamais demandé cela.

Delisle

Simone a bien fait de te poser sa question, car à partir d’aujourd’hui tu vas te le demander !

Jean

Je n’en suis pas là ! … et je ne le désire pas ! (À Simone.) Cela te suffit-il ?

Simone

Si tu faisais cela, vois-tu, si tu donnais jamais ta démission, tu me semblerais indigne de tes frères… diminué de la moitié de toi-même.

Jean, troublé.

Ce serait un sacrifice auquel je peux à peine penser… Je ne m’y résoudrais pas sans des raisons si graves… il y aurait peut-être là quelque chose qui me relèverait à tes yeux.

Simone

C’est possible ! … Mais je sais bien que ce serait fini de nos projets de toujours !

Jean, assez atteint.

Tu décideras.

Simone, amère.

Ah ! je ne m’attendais pas à devoir lutter contre elle… Mais quelle est donc la force de cette femme ?

Jean

Tu ne vois qu’une femme là-dedans ?

Simone, avec flamme.

Je suis convaincue que la paix est une utopie !

Jean, sombre.

Il y a des jours où je voudrais en être certain.

Simone

Papa, dis-lui donc qu’on ne triomphera jamais de la guerre, qu’elle est une fatalité humaine, qu’il n’y pourra jamais rien… (Delisle paraît distrait et ne répond pas.) À quoi penses-tu, papa ?

Delisle

Je pense à un homme de jadis, à un diplomate bien connu pour être une forte tête et un homme d’esprit. À celui-là, la survivance de la guerre dans nos sociétés modernes semblait tellement incompréhensible, qu’il y voyait un miracle, une volonté formelle de la Providence, un dessein d’imposer au monde les libations sanglantes du rachat, et, trop profond pour juger la guerre une fatalité humaine, il ne pouvait y voir qu’une fatalité divine.

Jean

Vous parlez de Joseph de Maistre ?

Delisle, railleur.

Ainsi, mon petit, tu peux y aller carrément. Défroque-toi, jette la tunique aux orties… La guerre, la guerre moderne, qui n’a aucun rapport avec celles du passé, cette guerre-là n’est pas humaine, il n’y a que les imbéciles pour le croire ! … Les scandaleux étourneaux qui, sans le savoir, insultent l’héroïsme. En tout pays la mobilisation est une chose sainte. La guerre n’est pas humaine. La guerre est divine, et voilà pourquoi j’y tiens !

Jean, désorienté d’abord, puis sérieux.

Croyez-vous en Dieu, mon oncle ?

DELISLE

Moi ? Non… mais je crois au divin !

Jean

C’est assez subtil…

Lady Mabel, qui les épiait et les écoutait de la terrasse, après y être demeurée longtemps, s’avançant comme un fantôme.

Au moins, vous avouez ! Vous vous avouez à vous-même… Voilà ce que je me tue à faire dire aux gens ! Vous « voulez » la guerre… Ils n’ont ni votre clairvoyance, ni votre cynisme. Ils sont persuadés qu’ils ne peuvent pas la paix !

Delisle, paisible.

Et vous, Madame, née comme vous l’êtes, rappelez-vous ceci : On ne renie pas sa race. Vous seriez la première à vous désintéresser d’un monde sans héroïsme et sans grandeur, sans le sacrifice et sans toute la noblesse que, seules, les vertus guerrières lui imposent encore.

Mabel, lentement.

Je ne veux pas d’héroïsme, je ne veux pas de noblesse à ce prix-là !

Delisle, péremptoire.

Un peuple qui ne sait plus se battre, un peuple de jouisseurs, n’est bon qu’à être rayé de la surface du globe.

Mabel, sainte colère.

« Un peuple de jouisseurs »… Ah ! ces mots d’historiens : le monde n’est pas organisé de telle sorte qu’il puisse y avoir sur la terre « des peuples de jouisseurs ».

Delisle, entêté.

Je reprends ma question et je demande à une femme : Qu’aimerez-vous, que trouverez-vous à aimer, dans un monde d’où toutes les vertus de la guerre auront disparu ? Avant de tenter l’utopie…

Mabel, violente.

Jamais une femme ne vous répondra. Jamais une femme n’admettra une question pareille. L’infirmière qui veille un blessé ne se demande pas si la guérison est une utopie, elle ne se demande pas s’il est plus beau que l’homme soit un martyr… Elle sait qu’elle doit le sauver et donne sa vie pour cela.

Delisle

Lady Mabel, si vous n’étiez qu’une infirmière, je ne discuterais pas avec vous. Mais vous êtes l’adversaire. Vous êtes le champion d’une cause que je n’accepte pas. Voyons, sincèrement je le demande à la sœur de Lord Stanley, désirez-vous voir ce garçon (il regarde son neveu)… désirez-vous voir le lieutenant de Gestel, qui s’est montré digne du champ de bataille, désirez-vous le voir laisser là ses armes et ses hommes, et se faire, à votre suite, le champion civil de la paix ?

Mabel, regardant le jeune homme avec espoir.

Ah ! vous avez craint cela ?

Delisle

Vous êtes très éloquente, lady Mabel, très dangereuse parce que très convaincue… Vous ne seriez pas complice de cette mauvaise action ?

Mabel, au jeune homme, calme.

Y auriez-vous pensé ?

Jean

Si l’action est mauvaise, rassurez-vous.

Vous n’aurez jamais à vous la reprocher. Quelqu’un m’a fait réfléchir bien autrement que toute votre révolte et votre désespoir.

Delisle

Ce serait le dernier coup à porter à ta mère.

Jean

C’est que là, non plus, vous n’avez pas compris… Tout ce qui est détruit vous échappe… Vous n’avez pas le sens du désespoir. Ma mère est morte à tout. On ne joue pas impunément avec les ressorts du cœur humain. Prenez garde de trop nous prêcher la mort, il y a quelque chose en nous qui n’y répond que trop vite.

(Il sort.)

Delisle

Ah ! le mal est plus avancé que je ne croyais. Lady Mabel, je vous abandonne celui-ci ; aussi bien il n’a pas vingt-cinq ans. Il est armé de trop fraîche date, ce n’est qu’un soldat d’occasion. Mais il y en a un autre auquel il ne faudra pas toucher ; celui-là doit mourir sous le froc, sous peine d’un scandale dont le pays souffrirait trop !

Mabel, qui a pâli.

Je ne souhaite aucune défection, je n’en veux à aucun soldat, je n’en veux qu’à la guerre. Et rien, rien au monde (exaltée, mais avec une ombre de défaillance) fût-ce une autre et plus secrète voix de mon cœur, rien n’arrachera une de mes forces à mon premier devoir, à mon devoir juré…

Delisle

Il n’y a pas de serment qui tienne devant l’appât du bonheur !

Mabel, comme s’il fallait se le répéter et brûler les ponts derrière elle.

L’appât du bonheur ? Pour ceux qui ont compris, il n’y a plus de bonheur. Il n’y a plus rien. Il n’y a plus qu’une raison de vivre. Il n’y a qu’une excuse à garder pour soi-même ce qui fut enlevé à tant d’autres, il n’y a plus qu’un pardon pour échapper à la honte de la vie sauve, c’est de vivre uniquement pour prolonger leur œuvre, pour garder à jamais ce qu’ils nous ont conquis : la paix ! Vivre uniquement contre la guerre, n’être plus qu’un cri, un cri d’horreur et de révolte, un cri désespéré, un cri vengeur, un cri de ralliement pour tous les efforts, pour toutes les violences…

Delisle, froid et dur.

Alors, je suis bien tranquille. Jamais Peltier ne vous épousera.

(Il se dirige vers la porte.)

Mabel, affirmative, mais douloureuse.

Jamais il ne m’épousera !


Scène 3

PELTIER, MABEL, JEAN, qui quitte la scène après quelques répliques.
Peltier, entrant, des journaux froissés dans les mains.

Il n’y en a que pour votre ami. Cet homme est décidément une force… Il a tout soulevé… et sans le moindre jeu d’éloquence… Son rapport n’est que faits, il n’est que précisions ! Ah ! les beaux réalistes que l’on possède chez vous ! … Quel plaisir de voir fonctionner une tête bien faite… Moi-même je me suis emballé !

Mabel, sceptique.

Alors, son programme est à l’ordre du jour ?

Peltier

La discussion va prendre toute cette semaine… Êtes-vous contente ? Pour moi, je suis aussi heureux qu’un jour de victoire… Constatez les ravages que la paix fait en moi !

Mabel, nerveuse.

N’espérez pas trop en elle ?

Peltier, sur le qui-vive.

Que voulez-vous dire ?

Mabel, rapide.

Vous, moi… personnellement, nous n’avons rien à attendre de la paix…

Peltier

Pardon… j’en étais resté à une tout autre manière de voir… Que s’est-il passé ?

Mabel

On revient au sang-froid. Surtout quand les autres se chargent de vous y rappeler. Nous nous étions bercés de quelques illusions !

Peltier, inquisiteur.

En quel sens Delisle vous a-t-il parlé de moi ?

Mabel

Oh ! vous n’avez rien à redouter. Il ne fera que vous servir. Il ne vous veut que du bien ! Il ne souhaite qu’éloigner de vous… ce qui ne doit pas en approcher !

Peltier

Le bonheur, par exemple !

Mabel, brusque.

Le scandale… et j’ai fini par comprendre. Nous avons été des sophistes. Notre rêve ne tenait pas debout !

Peltier, qui s’anime.

Ah ! il a réussi à vous convaincre de cela ?

Mabel

J’étais déjà préparée…

Peltier

Et vous croyez à ce scandale ?

Mabel, nerveuse, mais avec autorité.

Je crois au scandale, au malentendu, au harcèlement perpétuel. Je crois à la gêne, même entre nous deux, je crois à la situation fausse… Je vois déjà les regards de vos jeunes officiers… Je crois à l’insulte que vous n’éviterez pas !… Je crois au pire, à la provocation, au sang versé, peut-être… au pis encore, à la démission, à la retraite que vous n’aurez pas souhaitée…

Peltier, sourdement.

Il faut m’aimer plus que vos idées…

Mabel, désespérée.

Le voudriez-vous donc ? Ah ! mon tour est bien venu… c’est bien à moi de partir, de m’arracher… La voilà l’heure du sacrifice, l’heure de vous valoir si je puis…

Peltier

Mais, taisez-vous… Jamais on n’a demandé cela d’une femme… c’est un sacrifice monstrueux. L’heure de l’action est finie pour vous, voilà tout ce que cela prouve. Vous quittez vos amis dans la victoire. Le premier pas est fait, vous ne désertez personne.

Mabel, amère.

La victoire ! Attendez ! nous n’avons que des paroles encore, il faut passer aux actes !

Peltier, avec autorité.

Je ne renoncerai pas à vous… Certes, j’ai cherché autre chose que l’amour en ce monde. J’ai voulu de l’action, j’ai voulu de l’effort… de la gloire peut-être aussi. J’ai voulu me dépenser, me prodiguer… me livrer ailleurs que dans les caresses… J’ai aimé les grandes causes où l’homme sert tout entier… J’ai souhaité un rang, peut-être parmi ceux qui comptent, parmi ceux qui excellent et ceux qui l’emportent !… Mais si j’ai voulu tout cela… ne puis-je l’avouer à une femme ? Si j’ai voulu ma part plus léonine dans l’estime des hommes, c’est avec le secret espoir d’agrandir tous mes droits et qu’en amour aussi quelque chose de plus fier me serait accordé… Mabel, j’ai tellement dédaigné… Je ne suis pas de ces cœurs faciles qui rencontrent deux bonheurs, deux amours… (Fièvre.) Ne me désespérez pas…

Mabel, passionnée.

Oui, vous êtes plus fort que les autres… vous pourrez supporter… Vous avez tellement plus… votre vie fut si belle, si complète !… avoir été ce que vous êtes, cela peut se payer en bonheur !

Peltier

Mais je ne veux pas !… mais vous êtes insensée… Comment, je trouve un bonheur, tel que je peux sans déchoir… Je n’ai été qu’orgueil. Mabel, si vous saviez… J’avais horreur de moi-même dans les bonheurs qui s’offraient… C’était un signe, voyez-vous… Un signe qu’une autre chose se préparait !… Voyez, nous sommes tous deux de la grande caste… moi-même, je suis tout ce que vous pouvez espérer… Ne renoncez pas à cela… Vous avez aimé ma vie, Mabel, mon métier lui-même, vous vous exaltiez !

Mabel

Votre métier vous reste… Est-ce que ce n’est pas plus beau que mon amour ?

Peltier

Mais il me faut les deux ! Rappelez-vous… Il fut un temps où vous rêviez du Tchad et du Centre-Afrique… Ce voyage où vous m’auriez suivi… comme il vous fascinait… parce que, sans nous le dire, nous savions bien qu’il n’eût été permis qu’à des époux !

Mabel, douloureuse.

Je n’étais pas alors…

Peltier

Oui, je sais… mais… Défiez-vous des excès, la paix n’a pas besoin de cela !

Mabel, même jeu.

Il lui faudra bien davantage ! Ce n’est pas le fanatisme d’une femme, mais de toutes les femmes…

Peltier, suppliant.

Restez fidèle à la paix, mais aimez-moi… J’ai souffert plus que je ne le dis… J’ai connu des détresses. À Craonne, quand j’agonisais pour de bon, quand je croyais finir… D’autres avaient des images, ils serraient une relique… Moi, je mourais comme un chien, sans avoir même un nom !

Mabel, dans un élan comme pour l’envelopper.

Taisez-vous, c’est passé !

Peltier

Et vous voulez que cela recommence ! Car j’étais moins seul sur « la terre à personne » que je ne le serai dans ma case d’Afrique…

Mabel

Allez causer avec M. Paul Delisle, pour moi, je ne sais plus où j’en suis… Je serais capable de toutes les folies. En Afrique oui, évidemment… mais ne serait-ce pas une désertion pour vous ? Et moi, je ne ferais plus rien qu’être heureuse… Non même là, je n’échapperais pas au remords. Il n’y a plus un coin sauf dans l’univers, il n’y a plus un désert où l’on puisse oublier. Il n’y a plus un horizon que la guerre n’ait désespéré…

Peltier

Mais, on ne pourrait plus vivre si l’on pensait toujours à cela !

Mabel, avec autorité.

On ne pourrait plus vivre si l’on comprenait vraiment tout ce qui s’est passé. On ne pourrait plus vivre si l’on avait assez d’émotion pour éprouver le sacrifice des autres, assez de fierté dans l’âme pour ne pas l’accepter sans un retour.

Peltier

Alors, c’est fini, vous nous sacrifiez tous les deux !… Vous partez cette nuit avec Graham Moore, vous n’allez plus vivre que dans la lutte et dans la bagarre, tremblante au seuil des Parlements… Vous avez beau dire, vous ne serez plus une femme… Il n’y aura plus rien d’intime en vous ! … Vous aurez donné votre cœur aux foules, aux foules douloureuses des peuples, aux foules héroïques des champs de bataille… Mais vous n’aurez pas su aimer un soldat.

Mabel, très émue.

Que vous êtes cruel ! Pourquoi frappez-vous si juste ? Pourquoi êtes-vous si habile à blesser ? Ah ! qu’une autre prenne ma place… je n’en veux pas… Je ne sais plus rien, je ne décide plus rien… Je crois tout ce qu’on me dit. Je serai votre femme si vous croyez que je le dois !

Peltier

On peut donc être aimé de vous ?

Mabel, agitée.

Il n’y a pas de quoi être si fier !

Peltier

Vous allez le dire et l’avouer… Nous annoncerons ce soir nos fiançailles ?

Mabel, nerveuse.

Vous êtes si pressé de voir ce qu’ils diront ?

Peltier, joyeux.

Ah ! si vous saviez comme cela m’occupe… Mais, je veux vous prendre au piège et qu’il n’y ait plus à reculer.

Mabel, même jeu.

C’est cela, mettez de l’irréparable au plus vite !

Peltier

Alors, Mabel, il faut m’embrasser.

Mabel, sérieuse.

Ah ! non… c’est trop grave, cela !

Peltier, reproche.

Voyez comme j’avais raison de me défier. (Fiévreux.) Tant que je ne vous aurai pas tenue dans mes bras, je ne croirai à rien !

Mabel, très émue.

Alors, laissez-moi !… laissez-moi le temps. (Dans un demi-sanglot.)

Peltier. (On entend une porte s’ouvrir et des voix dans la pièce voisine, geste irrité.)

Cette maison est décidément impossible. Quand, où vous reverrai-je ?

Mabel

C’est Mlle Delisle. Je crois qu’il faut vous en aller !

Peltier

Mlle Delisle peut bien nous trouver en tête à tête.

Mabel

Pas avec l’air que vous avez. Vous seriez capable de n’être même pas poli. (Doucement.) Croyez-moi, Peltier, allez-vous-en. Laissez-moi aux prises avec elle !

Peltier

J’ai un pressentiment. Je ne vous retrouverai plus telle que vous venez d’être… Je vois déjà la scène, il n’y aura plus que des adieux !

Mabel

Partez, je vous en prie !… Je ne me dominerai pas si vous êtes là !… Il vaut encore mieux que ce soit moi qu’elle trouve !

(La porte s’ouvre, Peltier obéit.)



Scène 4

MABEL, SIMONE
Simone

Je ne sais pas où est ma tante…

Mabel

On ne le sait jamais… Je crois qu’elle est sortie.

Simone

J’espère que ce n’est pas comme l’autre jour… quand la victoria est rentrée à vide, elle est montée dedans, sans chapeau, sans manteau… et toute la journée elle a éreinté les chevaux en parcourant le pays… Elle a fait 60 kilomètres. Tout le monde l’a vue passer en cheveux dans sa petite robe légère. On va raconter qu’elle est folle.

Mabel, vivement.

Elle a sa plus entière raison.

Simone

Elle est si désœuvrée… je crois que c’est son bras… Elle ne peut plus monter à cheval, ni faire de la musique, ni tenir une aiguille…

Mabel

Ce n’est pas son bras qui l’empêche de lire…

Simone

Si encore elle voyait un peu de monde… nous ça ne compte pas, elle n’est jamais avec nous… mais les voisins… Pourquoi ne va-t-elle jamais chez la pauvre Mme  de Tragannat, qui, elle aussi, a perdu son fils ? Mme  de Tragannat ne vit plus que dans ses souvenirs, dans l’attente de revoir son fils au ciel. Elle est si courageuse.

Mabel, profondément.

Il lui reste un si grand espoir…

Simone, continuant.

… Elle est admirable.

Mabel, même jeu.

Hélas, qu’y a-t-il d’admirable à être consolé ?…

Simone

Elle ferait du bien à ma tante.

Mabel

Vous voyez pourtant que Marguerite la fuit. (Douloureuse) C’est si naturel, elle qui n’espère pas en ces rendez-vous…

Simone, dogmatique.

Je ne comprends pas comment ma tante peut vivre si elle ne croit pas à l’au-delà.

Mabel

Pour mourir… s’il suffisait de ne pas pouvoir vivre.

Simone

Enfin, il lui reste Jean… Elle n’a pas l’air de savoir qu’il lui est quelque chose de plus que vous ou moi… Je me demande même si elle souffrirait beaucoup s’il arrivait à Jean de faire quelque chose de tout à fait vilain… de donner sa démission, par exemple. (Elle observe l’effet qu’elle a produit sur Mabel.) Mais je dois vous scandaliser, lady Mabel ?

Mabel

Parce que vous préférez entre tous les hommes ceux qui ont choisi d’être sur la terre les spécialistes du courage et du dévouement ?

Simone

Si vous pensez ainsi, pourquoi les combattez-vous ?

Mabel

Je ne les combats pas. Je les sers… Je ne veux pas qu’on les tue.

Simone, péreraptoire.

Vous n’êtes pas logique.

Mabel, souriant.

Vous, en revanche, Mademoiselle Simone, vous êtes la logique même. Vous ne voulez pas que la guerre cesse de les tuer, parce que vous voulez aimer un soldat.

Simone

S’il dépendait de moi d’empêcher la guerre…

Mabel, calme et grave.

Cela dépend uniquement de vous.

Simone

Vous vous moquez de moi ? Mais si je le désarme…

Mabel

Qui vous a prié de faire cela ? Laissez les soldats s’occuper de leurs armements, et vous, femmes, cantonnez-vous dans votre besogne féminine, soyez les spécialistes de la paix.

Simone, avec élan.

Je suis convaincue que la paix est une utopie.

Mabel, railleuse.

Eh bien, il faut commencer par vous convaincre de tout le contraire… parce qu’il suffit d’une conviction pour amener tout ce qu’on veut, le blanc ou le noir, le pour ou le contre, la paix ou la guerre. Il n’y a de réalité au monde que dans nos convictions.

Simone

Ce que vous dites là est trop fort pour moi.

Mabel

Je vais me mettre à votre portée… Il suffit de dire qu’une chose est fatale, pour la rendre probablement fatale, en effet. La femme qui déclare : « il est fatal que je succombe » n’est pas précisément armée pour la lutte… Il serait peut-être bien long que vous alliez apprendre près des hommes compétents combien peu la guerre est une chose fatale. Mais, croyez-moi, essayez du système, apprenez à dire, sans même y croire, puisque vous y tenez : « La paix n’est pas une utopie. »

Simone

Et alors ?

Mabel, souriant.

On a dit que la puissance des femmes est qu’elles répètent la même chose pendant vingt ans… autant répéter cela que le contraire…

Simone

S’il suffisait des mots…

Mabel

Opposez d’abord les mots aux mots et vous serez stupéfaite de voir à quel point les actes leur emboîteront le pas.

Simone

Je voudrais pouvoir vous croire.

Mabel, qui en a assez de la jeune fille se dirigeant vers la porte.

Mais non, ma chère enfant, vous ne le souhaitez pas du tout.

(Elle demeure en scène, voyant Delisle entrer par la terrasse.)


Scène 5

LES MÊMES, DELISLE, JEAN, PELTIER
Delisle, à sa fille.

Sais-tu où est ta tante ?

Simone

Elle n’est pas dans sa chambre.

Delisle

Il faut bien pourtant que je lui annonce notre départ. Tâche de me la trouver.

Simone

Je veux bien, mais si tu crois que c’est facile… Elle est peut-être aux bûcherons, et ils sont tout au fond aujourd’hui, et tout en haut… (Apercevant Peltier et Jean prêts à sortir ensemble. Hélant par la fenêtre.) Jean, sais-tu où est ma tante ?

Jean, qui n’en sait rien.

Aux bûcherons… probablement.

Simone, sans enthousiasme.

Tu n’en es pas sûr ?

Mabel

Je vais vous la chercher, moi, j’ai besoin de marcher… Je vous la ramènerai.

Delisle, à sa fille.

Tu devrais montrer le chemin à lady Mabel… Allons, secoue-toi, tu as toujours peur de marcher.

Jean

Elle a refusé de venir avec nous.

Delisle, aux deux hommes.

Vous alliez bien loin ? (Lady Mabel et Simone ont disparu ensemble.)

Jean

Tout près du Sémaphore. J’ai une dépêche à porter.

Delisle

Le général a-t-il à faire au Sémaphore ?

Peltier

Pas le moins du monde… je suis à vos ordres, si vous le désirez.

Delisle

Merci, Peltier, je désire vraiment vous parler… Je pars et vous aurai à peine vu.

Jean

Je file, moi, il va pleuvoir. Ces dames ont tort de monter aux bûcherons. (Il sort.)


Scène 6

PELTIER, DELISLE
Delisle

Je suis rappelé à Paris… J’avoue que vous êtes, mon général, tout ce que je regretterai au Lehan… Ma sœur, hélas, est une absente. Mon neveu… je vous en parlerai plus tard. Lady Mabel si intéressante, si charmante, je la sens en défiance, enfin, je n’ai pas sa sympathie… Mais il y a vous, Peltier, nous aurons eu quelques bons moments trop rapides… (Après un temps, en arrivant à ce qu’il veut dire.) Comptez-vous prolonger un peu votre séjour ici ?

Peltier

Non, précisément, je ne crois pas !… (Se reprenant.) Nous n’en avons pas encore parlé avec Mme de Gestel.

Delisle, le regardant à la dérobée.

En ce cas, il m’eût été bien facile et bien agréable de vous attendre. Nous aurions fait route ensemble.

Peltier, en garde instinctive.

Je ne rentre pas directement à Paris.

Delisle, avec brusquerie.

Pardonnez-moi !… Vous n’avez pas d’ami, d’admirateur plus enthousiaste… Je peux me permettre… Vous ne tenez pas à partir avec moi… vous ne tenez pas à partir du tout !

Peltier, avec beaucoup de sang-froid.

Je vous serais reconnaissant, Delisle, de ne pas aborder ce terrain-là.

Delisle, comme s’il recevait un aveu.

Ah !… (Abandonnant le sujet.) On se leurre de bien des espoirs à Paris… Ce Graham Moore est intelligent… Il a pour lui l’autorité wilsonienne. Vous qui avez choisi, épousé la guerre à vingt ans, cela ne vous émeut-il pas ?

Peltier, grave.

Nos vocations ne sont pas des épousailles guerrières. Tant que des hommes auront le devoir de s’exposer pour leur pays, on pourra souhaiter être des leurs, c’est tout !

Delisle

Et vous verriez sans regret ce devoir disparaître ?

Peltier

Sans regret, assurément, oui. J’ai la mémoire trop chargée… Je sais trop quelles réalités ce devoir représente… Sans nostalgie, peut-être pas, mais ceci est tout personnel, et quand il y aurait là encore une part de sacrifices…

Delisle, perdant son sang-froid.

On raisonne d’abord comme cela et l’on finit par la démission… surtout quand d’autres nostalgies…

Peltier, la voix altérée.

Vous tenez donc absolument à en parler ?

Delisle, avec une force contenue.

Quand on est vous, Peltier, on meurt sous le froc !

Peltier

Jamais je ne me défroquerai, vous n’avez pas à craindre cela !

Delisle, comme s’il recevait un second aveu.

La paix définitive… ils la feront peut-être un jour, c’est leur affaire ! Mais elle est loin encore, très loin de nous ! La France peut connaître la surprise de l’agression !

Peltier, qui n’a pas bougé, murmurant.

Je serai là !

Delisle

Si vous n’étiez qu’un soldat… Nous ne sommes pas des fanatiques. Mais vous êtes au tout premier rang de la défense nationale… L’homme chargé de prévoir, d’ordonner les futurs sacrifices, les futures hécatombes, si vous voulez, ne peut pas vivre dans l’atmosphère incrédule du pacifisme. Il ne puisera pas dans les yeux d’une femme en deuil, dans les bras d’une femme révoltée, l’assurance, le calme, la certitude d’accomplir l’œuvre nécessaire, l’œuvre indispensable, la mission suprême du salut !

Peltier, très las.

Évidemment, vous avez raison.

Delisle, d’un autre ton. Voulant en finir.

Alors, c’est le sacrifice, Peltier, ce sont les adieux ? J’ai dix ans de plus que vous, laissez-moi… Je suis un chef, moi aussi, à ma manière, à peu près du même ordre que vous. Tous deux nous répondons de la France, non pas devant la paix, mais devant les forces de l’ennemi… Notre rôle est restreint peut-être… Des voix qui sauront parler de plus haut feront peut-être un jour taire les nôtres, c’est possible, je ne le nie pas… Il est possible que cette femme ait raison contre moi, il est possible qu’elle serve mon pays mieux que moi, il est possible qu’elle soit admirable et digne plus que tout autre de votre passion, mais ce que je sais bien, c’est qu’il ne vous est permis, à aucun titre, de l’aimer.

(Peltier est très sombre et se tait. Delisle retrouvant tout son charme de « maître », de séducteur d’hommes.) Elle ne m’a jamais paru plus émouvante, je n’ai jamais été si près de baiser le bas de sa robe, qu’aujourd’hui où j’agis comme un ennemi mortel, où je lui retire votre amour… car, vous entendez bien, Peltier, qu’il n’y a aucun subterfuge… une liaison n’est même pas possible !

Peltier, d’un geste brusque.

Elle ne l’admettrait pas, et moi-même… libre comme elle est… ce serait une insulte.

Delisle

Il suffirait qu’on parle… Vous seriez un suspect… Pas plus tard qu’hier, j’ai passé la journée en ville, appelé par un télégramme du capitaine Milhaud venu m’y rencontrer…

Peltier, sursautant.

Milhaud ? sans mon ordre ? à mon insu ?

Delisle

Votre officier d’ordonnance avait un ordre supérieur… il venait simplement aux renseignements.

Peltier, que le procédé exaspère.

Tenez, ce sont ces procédés-là qui vous mettraient à deux doigts d’une démission.

Delisle

Ah ! si vous aviez entendu Milhaud ! … Si le général n’y prend garde… Il a des ennemis… On l’obligera à quitter l’armée… Il faut qu’il nous reste. D’ailleurs, quelle autre activité lui voyez-vous ? à son âge, on ne se met pas au rancart.

Peltier

Jamais je ne quitterai le service. Jamais on ne me le fera quitter… On ne me prendra pas pourtant par les épaules !

Delisle

Cela, mon général, ce sont des mots inutiles… Vous savez bien que sans vous prendre par les épaules…

Peltier, nerveux.

Vous avez tenu à vous mêler de ce qui ne vous regardait pas… Vous avez embrouillé l’écheveau à plaisir… Votre imagination a travaillé sur les éventualités… Voyez-vous, mon cher, dans la situation où je suis, ce n’est pas du dehors qu’on vous fait prendre une résolution ? Ce que je ferai… nous le verrons bien. J’ai l’âge de mûrir mes décisions !

Delisle

Je vous ai parlé au nom du pays… un peu au nom du capitaine Milhaud…

Peltier

Non, merci… je ne vous en veux pas.

(Au moment où tous les deux vont quitter la pièce, Jean paraît.)


Scène 7

LES MÊMES, JEAN
Delisle

Ta mère est-elle rentrée ?

Jean, préoccupé.

Personne ne l’a vue depuis le déjeuner. Si, dans un quart d’heure elle n’est pas ici, je pars à sa recherche.

Peltier

Je croyais dans ses habitudes…

Jean

Oui, elle disparaît plus qu’il ne conviendrait et je ne saurais trop l’excuser auprès de vous…

Peltier

Grand Dieu !

Jean

Mais aujourd’hui, vraiment, cela dépasse les bornes… J’ai beaucoup circulé et, nulle part, on ne l’a vue.

Peltier

Dans un quart d’heure, si Mme  de Gestel n’est pas là, nous irons au-devant d’elle.

(Il sort avec Delisle. Jean s’installe dans un fauteuil d’où il surveille la fenêtre. Il regarde sa montre. Une femme de chambre en coiffe apporte deux lampes.)

Jean

Marivonne, dites qu’on allume la lanterne et qu’on me l’apporte ici. Madame n’est pas rentrée et il va faire nuit.

MARIVONNE

Madame rentre. Les chiens viennent d’arriver… pour sûr, ils étaient avec elle. Je l’ai entendue qui les sifflait avant de sortir !

(La paysanne sort. Jean s’est levé et surveille les abords de la terrasse, puis il ouvre la porte-fenêtre. Deux grands chiens de berger font irruption, en même temps qu’une forte bourrasque.)


Scène 8

JEAN, MARGUERITE
Jean, angoissé.

Maman, d’où venez-vous ? On vous cherche aux Bûcherons… J’allais partir à mon tour.

Marguerite, une grande mante de paysanne mais nu tête ; elle a ses gants.

J’étais sur la grève !

Jean

Sur la grève, à cette heure-ci ! à marée haute, mais il n’y en a plus !

Marguerite

J’étais adossée à la falaise.

Jean, l’examinant.

Vous avez les cheveux trempés… Vous n’avez pas les pieds mouillés ?

Marguerite

Ce sont les embruns… La mer était si près, elle donnait de tels coups… je les sentais par tout mon corps… ils avaient remplacé mon cœur.

Jean

Vous auriez pu vous faire couper de l’escalier.

Marguerite

Ce n’était pas la première fois, je l’ai rattrapé par les rochers.

Jean, hors de lui.

Avec votre bras… Maman ! Pour moi-même ce ne serait pas sans danger !

Marguerite, presque gaiement.

Te rappelles-tu le jour où nous nous sommes laissés prendre avec Gérald, en revenant du Sémaphore ?… J’avais une robe blanche, des bas blancs, des souliers blancs… Quand il fallait marcher dans l’eau, ils me portaient à tour de rôle… à la fin, la nuit est arrivée… Gérald faisait partir toutes ses allumettes… Tu étais petit et tu grognais, tu pleurnichais… Nous étions en plein dans les rochers, quand tu nous fis le coup de refuser catégoriquement d’avancer…

Jean, surpris, heureux de la voir parler du passé.

Vous savez que nous avons tous failli y rester.

Marguerite, qui s’anime de plus en plus.

Je le sais fitchtre bien… Ils t’empoignaient par la peau du cou…

Jean, rectifiant.

Par ma ceinture de tennis.

Marguerite

On te passait de main en main… Ils criaient : Allons Jean, allons, Maman, un peu de courage, nous sommes à vingt mètres de l’escalier…

Jean, pris aussi par ses souvenirs.

On avait beau avancer, on était toujours à vingt mètres de l’escalier.

Marguerite, se passe brusquement la main sur la figure.

Où est tout le monde ?

Jean

Il est bien temps de me le demander… Ils vous cherchent. Ils sont plus polis que vous, Maman.

Marguerite, qui n’écoute guère et va et vient dans la pièce.

Ah !…

Jean

Ils ont eu le courage d’aller jusqu’au bois d’en haut… Les bûcherons sont très loin aujourd’hui. On vous croyait avec eux… Ils seront rentrés pour dîner. (À Marguerite qui s’éloigne.) Où allez-vous, Maman ? ne pouvez-vous vous tenir un peu tranquille ?

Marguerite

Qu’est-ce que tu veux que je fasse ici ?

Jean

Causer un peu avec moi…

Marguerite

Tu as quelque chose à me dire ?

Jean, riant.

Je ne peux pas causer avec vous, même quand je n’ai rien à vous dire ? Donnez-moi votre mante et asseyez-vous. (Marguerite lui donne sa mante, mais reste debout à errer par la pièce. Jean qui a porté la mante dans le vestibule.) Maman, je deviens vieux et maniaque. J’ai horreur de voir tourner autour de moi.

Marguerite

Tu m’ennuies.

Jean

Quand on est tellement active, qu’on ne peut pas tenir en place, eh bien, Madame, on s’occupe. (N’y tenant plus.) Vous ne faites rien ! Vous ne recevez même pas vos hôtes, et c’est moi qui commande les repas…

Marguerite

C’est pour me dire cela ?

Jean

Non, c’est pour autre chose… mais cela m’échappe par surcroît. Pourquoi ne lisez-vous pas, Maman, pas même un journal ?

Marguerite, se défendant, mollement.

Mais si, je lis les journaux.

Jean, cherchant une colle.

Que pensez-vous du rapport de Graham Moore ?

Marguerite

Je n’ai pas lu cela…

Jean

Je crois bien, la manchette crève les yeux.

Marguerite

Dès que j’ai un livre dans les mains je pense à autre chose.

Jean, reproche douloureux.

Maman !

Marguerite, vivement.

Non, non… ce n’est pas ce que tu crois !… Mais il est certain que j’ai de la peine à fixer mon attention.

Jean

Il faut réagir… Il faut absolument vous intéresser à quelque chose… ne fut-ce qu’à moi.

Marguerite

Mon pauvre Jean, je t’aime bien, mais si tu savais comme tout…

Jean

Allez, dites-le.

Marguerite

Tout ce qui me concerne… cela me paraît maintenant les affaires d’une autre, d’une étrangère… Moi, c’était la femme en robe blanche, au milieu de vous tous… Celle-ci je ne la connais plus, je ne veux pas être elle.

Jean

Vous êtes trop jeune, Maman, pour vous laisser encore aller ; à quarante-cinq ans, on a des années devant soi, il faut les remplir !

Marguerite

Ne dis pas de bêtises !

Jean

Il faut vous secouer, vous occuper, ne pas vivre chez vous, comme chez un autre, donner des ordres, savoir ce qui se passe… écouter, lire, causer et non pas toujours courir à tous les diables, en sifflant les chiens, ou s’installer dans un fauteuil à regarder dans le vide.

Marguerite

Si cela m’amuse…

Jean

Mais cela ne vous fait pas de bien.

Marguerite

Je n’ai pas besoin de ce qui peut me faire du bien. Je n’ai besoin de rien, je ne demande fien !

Jean

On ne vit pas de désespoir.

Marguerite

Mais je suis très calme… Tu vois bien, je ne pleure pas… Je ne me cache pas pour pleurer, je te l’affirme ?

Jean

Mais vous avez le cœur brisé…

Marguerite, brusque.

On l’aurait à moins !

Jean

Et vous vous voulez que j’assiste à ça… Mais je vous aime, moi, Maman. Est-ce que je ne peux pas apporter un peu de douceur dans votre vie ?

Marguerite

Il y a une grande douceur, c’est le passé… et tu en es, toi aussi, mon petit Jean ?… Je t’aime parce que tu es des leurs. Mais le Jean d’après, comme le moi d’après… ça n’existe plus. C’est encore comme les livres, je ne peux plus fixer mon attention… Ne me demande pas cela.

(Jean a réussi à la faire asseoir, il est à genoux par terre et l’entoure de ses bras.)

Marguerite, sans trop de douleur.

Ils étaient si joliment tes grands frères !… Ils disaient : « Maman votre fils… » comme si, enfant, tu étais plus près de la femme… J’étais si tranquille avec eux… il ne pouvait rien t’arriver… au moment de tomber dans l’eau, ou trop près du feu, toujours une enjambée formidable, une poigne rapide… Ils étaient si adroits !

Jean

Je me souviens aussi… La vie pourra m’être encore bien cruelle… mais jamais je ne serai un sombre, un mélancolique. Maman… à cause du coup de soleil matinal que j’ai reçu dans votre maison.

Marguerite

Je ne puis les revoir que dans le bonheur… aux heures du départ encore… après je ne peux plus… je devrais… je ne peux pas les suivre dans l’horreur !

(Son cauchemar va la reprendre.)

Jean, berceur.

Il n’y a pas d’horreur, Maman. Ils sont morts pour la France ! (Marguerite lutte contre une émotion intense.) Revoyez-les le jour de la falaise… Ils étaient en blanc comme vous… Ils nous criaient encore : « Allons, Jean, allons Maman, un peu de courage ! »

Marguerite

En ont-ils eu jusqu’à la fin.

Jean, reproche.

Maman !… Nous ne savons rien… Ils sont morts peut-être très doucement… (D’un sursaut Marguerite s’est dégagée, s’est levée, elle va s’échapper et se heurte à son frère, qui entre.)

Delisle, ému.

Marguerite… qu’y a-t-il ?

Jean, les poings serrés.

Laissez-la passer.

(Marguerite a disparu.)



Scène 9

JEAN, DELISLE
Delisle

Mais qu’avait donc ta mère ? de quoi parliez-vous ?

Jean, bref.

De Gérald.

Delisle, frappé.

Ah !… (Après un temps.) Que t’a-t-elle dit ?

Jean

Je crois, j’ai la conviction que ma mère sait comment Gérald est mort.

Delisle, frappant du pied.

Elle ne sait pas cela.

Jean, brutal.

Vous le savez donc, vous ?

Delisle

Non, mais…

Jean, violent.

Vous le savez tous les deux… J’ai le droit, moi aussi… (Il attend, Delisle se tait.) Vous pouvez y aller, je suis prêt à tout… C’est le pire, n’est-ce pas ? Ils l’ont achevé ?

Delisle, sombre.

Non.

Jean, avec force.

Vous n’avez pas le droit d’en savoir plus que moi… S’ils l’ont achevé… ce ne sera pas de trop de toute ma vie… de toutes mes forces, pour venger leur crime !… Il y a peut-être de plus grandes tâches au monde, elles ne seront pas pour moi !

Delisle, très pâle.

Il n’y a pas eu de crime… calme-toi… Le major m’a écrit…

Jean, respirant.

Ah ! le Major…

(Mais Delisle reste défait et tremblant).

Delisle

Tu as raison… tu as le droit, le devoir aussi peut-être… (Dans un souffle.) Le crâne emporté par une mitrailleuse… Vingt-neuf heures le cerveau à nu…

Jean, les poings serrés contre la ppitrine.

Mais on ne souffre peut-être pas… le coma…

Delisle

… Il hurlait. (Jean défaillant reste dans son attitude, la poitrine étreinte de ses poings. Delisle en face de lui la tête basse est bouleversée. Haletant.) N’avoue jamais à ta mère que tu le sais.

Rideau.


ACTE IV

La chambre de Mabel, la nuit. La fenêtre est grande ouverte et presque de haut en bas, on ne voit que des étoiles, La grande Ourse est complètement discernable. Très en vue, sur la cheminée, grande photographie d’un officier en kaki. Autour du cadre et lui faisant fond, les mêmes sauges rouges qui flamboyaient au salon. Mabel encore habillée, mais ses deux grosses nattes sur les épaules, écrit à une petite table. Le lit est ouvert pour la nuit. On frappe. Mabel lève la tête. Surprise. On frappe encore.


Scène 1

MABEL, JEAN
Mabel

Entrez ! (Jean qui arrive du dehors, entre en silence. Sans ôter sa pèlerine, il se découvre et va s’adosser au pied du lit, devant Mabel, inquiète.) D’où venez-vous ? Il est minuit !

Jean

C’est fait.

Mabel

Quoi donc ?

Jean

Je reviens de la poste, ma démission est envoyée.

Mabel, émue.

Prenez garde d’aller trop vite.

Jean

Il n’y avait plus à hésiter… La raison était touchée depuis longtemps… Il manquait encore je ne sais quoi au cœur, à la volonté… enfin, ce qui vous jette par les épaules, hors de vous-même… J’ai attendu. (Très impressionné.) L’événement vient de m’être servi, il vient de m’être servi avec usure !… (Il se tait, Mabel attend, les mains jointes avec ferveur, toute tendue, mais sans triomphe.) Quelque chose de tout personnel je dois le dire… peut-être nous faut-il cela… (Très simple et très vite.) Je sais comment Gérald est mort… (Mabel dans la même attitude tourne la tête vers le portrait de son frère que ses yeux ne quittent plus.) J’ai cru d’abord mon frère achevé sur le champ de bataille… Vivre pour le venger ? voilà comment l’idée est venue… Mais ce n’était pas cela… c’était pire… (Mabel ne quitte Pas des yeux le portrait de la cheminée.) Le crime était pire… mais l’assassin m’échappait ! … Si anonyme, si formidable, si insaisissable qu’il soit… je vengerai le martyre de mon frère ! Moi aussi, je dirai : Je ne veux plus, je m’oppose… (Mabel a fermé les yeux, elle garde une attitude de recueillement et de douleur.) Lady Mabel, croyez-vous qu’il y ait quelque chose à faire en ce pays-ci ?

Mabel, rouvrant les yeux avec élan.

Beaucoup. Plus que nulle part ailleurs.

Jean, toujours debout au pied du lit.

Sans disposer d’une fortune comme la vôtre, moi aussi je suis un héritier de la guerre… L’héritage de mes frères me fait riche ; (rude) ces fortunes-là, on ne les dépense pas comme les autres… je n’en veux rien conserver.

Mabel

Je vous comprends. Soyez tranquille. Vous en aurez l’emploi. En France aussi vous poserez des premières pierres.

Jean, après un temps. Voix nette et basse, voix sèche de l’émotion.

Le sacrifice est immense, plus dur que vous ne pouvez l’imaginer… La nostalgie de suivre, de continuer… de mettre mes pas dans les pas de mes frères… Je ne puis me voir que soldat. J’ai tant aimé ce métier comme un moine aime les règles de son ordre. J’ai aimé jusqu’à cela dont on se scandalise, jusqu’à l’empreinte en notre chair… jusqu’au silence et la passion.

Mabel

Il nous faut encore des soldats, Jean. Il en faudra longtemps !

Jean

Je sais que nous n’en manquerons pas… tandis que les autres… Lady Mabel, vous avez raison : le cœur ne fera rien, voyez les femmes, elles poussent à la roue. L’intelligence ne fera rien, voyez mon oncle, il en redemande ! Mais l’homme, enfin, mais l’énergie, mais l’action virile ? Laisserons-nous vivre le chancre au flanc de la patrie parce que cette lutte-là nous plaît moins, parce qu’elle est plus neuve et plus ingrate, mal soutenue par la foule et les femmes… Parce que, hélas ! il faut bien le reconnaître, parce que nous serons plus aimés soldats de la guerre que soldats de la paix ?… Oui, ce qui me plaît en moi, ce que j’adore en vous, ô mon métier, c’est bien cet appel au cœur, à l’enthousiasme, la plus haute image de moi-même qu’on m’ait appris à rêver…

Mabel, murmurant.

Vous n’êtes pas mûr pour la démission. (Avec chaleur.) Vous serez un soldat non moins que vos frères. Vous servirez magnifiquement votre pays… et peut-être aurez-vous un jour à lui donner votre vie…

Jean, avec reconnaissance.

Comme vous trouvez ce qu’il faut dire ! …

Mabel, se lève, va à lui, et lui prend les mains.

Je vous aime beaucoup, mon petit Jean.

Jean, revenant à la sécheresse de l’émotion plus rude.

Peut-être n’avais-je pas assez souffert… J’ai compris seulement aujourd’hui la vérité de ce que vous disiez… Devant la guerre, depuis la guerre, on ne peut plus vivre comme on vivait autrefois. Oh ! nos carrières, nos passions, nos activités de jadis… enfantillage, étourderie, distractions misérables… le condamné qui joue aux cartes, qui fume et boit jusqu’à l’aube, avec ses gardiens ! Je veux préparer l’évasion. Comme les chrétiens se rappellent à l’idée de la mort, je veux les rappeler à l’idée de la guerre, et les faire sursauter enfin, les faire travailler à cet autre salut plus proche et plus humain, mais pour lequel les hommes ne sont pas moins tièdes et moins faibles et moins indifférents…

Mabel, ardente.

De beaux combats vous appellent… ne regrettez pas tous les autres.

Jean, sourdement.

S’il n’y avait que moi, je ne demanderais que le suicide sur le prochain champ de bataille. (Avec une force croissante.) Car en vérité que voulez-vous qu’on fasse ? Que reste-t-il au monde ? Famille, amour, patrie, art, science, bonté… à quoi bon tout cela si mon effort doit s’arrêter là où il commençait seulement à les servir ? À quoi bon tout cela, si je ne dois pas lever un doigt en vue de la seule défense efficace ? À quoi bon tout cela si j’accepte d’avance la menace de leur destruction ?

Mabel

Ah ! si quelques-uns seulement possédaient comme vous une conscience de maître… Mais ici, comme partout, c’est encore le rejet, d’épaules en épaules, des responsabilités. Nul ne se sent responsable de la paix. Les plus clairvoyants, les plus avertis, c’est presque insensé de le dire : Ils manquent de zèle ! L’idée qu’ici ils puissent être des chefs ne leur vient même pas. Ah ! quand on pleure, quand on est sous le sac et la cendre, quand on survit vraiment à son propre cœur, à ceux qui sont morts pour notre lâcheté… Ah ! comme on a bien ce que l’on mérite. Vous pleurez l’hécatombe de vos fils, ô nations hypocrites, levez donc seulement un doigt pour que le martyre leur soit épargné demain ! Que toutes les nations, que tous les États ne soient pas là haletants devant l’avenir toujours menacé de leur paix, de leur « Victoire », et qu’un ordre enfin tombe d’en haut : Assez ! à tout jamais assez ! (On frappe cette fois à l’autre porte qui donne dans un cabinet de toilette.) C’est vous, Marguerite ? Entrez !


Scène 2

LES MÊMES, MARGUERITE
Marguerite

Graham Moore vient d’arriver. Il est chez mon frère et demande s’il peut monter.

Mabel, vivement.

Moore ? À cette heure-ci ? Il y a donc de mauvaises nouvelles ?

Marguerite, se retourne et voit Jean, au comble de sa surprise.

Comment, tu es là.

Jean

Ne vous étonnez pas, Maman. J’annonçais à lady Mabel une nouvelle qui a plus d’importance pour elle que pour vous.

Marguerite

À cette heure-ci ! je te trouve indiscret.

Jean

J’ai vu sa fenêtre éclairée.

Simone, à la porte du cabinet de toilette, lampe à la main, manteau sur son peignoir. Ses ondulines cachées par un très joli bonichon.

Ces Messieurs demandent s’ils peuvent entrer…

Mabel

Mais certainement, qu’ils viennent ! … (Elle referme les couvertures et dispose le dessus de lit. Jean sort avec Simone au-devant des visiteurs.)

Marguerite

Heureusement, personne n’était couché. Jamais M.  Moore ne vient aussi tard… Avez-vous vu les étoiles de cette nuit ? elles sont splendides !

Mabel

Elles me font peur ! … Elles me font horreur !

Marguerite, avec surprise.

Oh ! Mabel, les étoiles ! …

Mabel, violente.

Quelles étrangères ! Qu’ont-elles à nous regarder ainsi depuis le temps qu’elles ne peuvent rien pour nous ?


Scène 3

LES MÊMES. MOORE, DELISLE, puis PELTIER, SIMONE qui les éclaire.
Moore, va à Mabel, lui saisit les deux bras.

Du courage, Mabel ! Le Congrès se sépare.

Pas une de nos mesures n’est votée. Je n’ai pas voulu que vous l’appreniez demain par les journaux.

Mabel, faiblement.

Pas même…

Moore

Pas un iota. À chacun de mes articles, une voix, la mienne ! (Mabel a un petit rire nerveux.) Ne devenez pas folle, ma chère !

Delisle, bon prince.

Que vouliez-vous qu’ils fissent ? Il était trop certain que l’opinion publique n’était pas préparée, qu’elle ne les aurait pas suivis.

Moore, sarcastique.

C’est bien ce que tous ils m’ont dit. Chacun m’a répété : « S’il ne tenait qu’à moi, ou à mon gouvernement… Mais nous devons compter avec le pays ! … l’opinion serait contre nous. » Je suis leur chef, je dois donc les suivre. « Convertissez d’abord le public, et vous n’aurez plus besoin de faire appel à nous. »

Ces bagatelles de la porte n’en finiront jamais : « Après vous s’il vous plaît. » Jusqu’au jour où quelqu’un aura la désinvolture de passer devant résolument… et ne sera même pas très étonné de voir que chacun le suit à bon ordre.

Jean

En attendant, c’est une campagne perdue !

Moore, toujours désinvolte et déterminé.

Tout est à recommencer. Peut-être nous faudra-t-il aller jusqu’aux bombes atomiques prévues par Wells, dont la déflagration (ironique) décroissante, il est vrai, peut durer des mois et transformer les capitales de l’Europe en autant de foyers volcaniques, inapprochables… Nous verrons peut-être la terre rase de villes, c’est-à-dire rase du passé, rase de l’homme.

Delisle, à Moore.

Qu’allez-vous faire maintenant ?

Moore

Essayer de la voie parlementaire. Oh ! parbleu ! cela traînera… Éveiller l’opinion publique…

Delisle

Je crois plutôt que nous entrons dans une période résolument militaire… Une guerre, un traité, un Congrès même, ne sont que des générateurs de conflits, de chicanes, de luttes indéfinies.

Moore, définitif.

Oh ! cela je vous l’accorde absolument. C’est bien l’impossibilité d’arriver à une solution quelconque… Je ne suis guère encourageant, n’est-ce pas. (Serrant les mains de Mabel.) Il faut me pardonner… ce n’est pas ma faute… allez-vous pouvoir dormir ?

Mabel

Je n’y tiens guère. Mais si vous m’avez apporté de rudes nouvelles, j’en ai une meilleure pour vous. (Lui montrant Jean.) Voilà un collaborateur !

Moore, surpris.

Un officier ?

Mabel

Il ne l’est plus !

Moore, presque gêné.

La démission ?

Delisle

Tu as fait cela ?

Jean

Ne me le reprochez pas, mon oncle, attendu que c’est bien vous qui m’y avez déterminé.

Delisle

Ah ! oui… tu m’as déjà dit cela, tout à l’heure après notre conversation.

Jean, doucement.

Non… non… ce n’est pas notre conversation… Quelques mots seulement, plus tard, avant dîner, rappelez-vous ?

(Le visage contracté, Delisle regarde douloureusement son neveu.)

Marguerite

Que t’a dit ton oncle ?

Delisle, très troublé.

Ce n’est pas ce que tes frères auraient demandé de toi ?

Jean, doucement.

Qu’en savez-vous ? De quel droit me parlez-vous en leur nom ? J’étais plus près d’eux dans les tranchées. Ce que j’ai vu, ils l’ont vu… ce que j’ai pensé, ils l’ont pensé. (Marguerite les regarde intensément l’un et l’autre, mais ne pose plus aucune question.)

Simone

Il y a un autre côté à la question… Je pense que ça n’a pas beaucoup d’importance pour toi, mon cher Jean, puisque tu ne m’as pas parlé de ta décision… Mais il va de soi que c’en est fini de nos projets communs.

Jean

Tu me l’as déjà dit. Mais j’avoue que je n’y croyais pas… l’idée qu’une femme peut mettre son amour à ce prix-là… l’éternelle acceptation de la guerre.

Simone

J’ai fait vœu de n’épouser qu’un soldat !

Mabel, émue.

Le jour où chaque femme au monde sera bien résolue, en ce qui la concerne, à dévouer toute son âme à la paix, où elle sera convaincue qu’après la mort sur le champ de bataille, il n’y a rien de plus beau qu’une vie d’action et de lutte pour la paix, où elle sera résolue à élever ses fils…

Simone

Je veux que mes fils soient soldats !

Mabel

Désormais, il nous faut des soldats de toutes les armes, il nous faut des soldats de la paix. Ce ne seront pas les moins braves les moins aventureux, ni les moins guerriers…

Simone

Et puis, quand même j’en ferais des pacifistes, ce n’est pas cela…

Mabel

Si, précisément, c’est cela… La part de chacun à l’œuvre commune. Il n’y a pas une force de plus au monde.

Simone

Je ne veux pas nuire à mon pays.

Mabel, hautaine.

Oh ! ma chère enfant, l’on n’a rien à m’apprendre sur la manière de servir son pays !

Moore

Allons, il vous faudra du temps avant d’avoir les femmes avec nous. (Regardant Mabel.) Pour celle-là qui se passionne et se fanatise, voyez les autres ! (Geste large vers Marguerite assise à l’écart : absorbée et distraite, elle n’a même pas entendu.)

Simone, levant le nez, la voix claironnante.

Parce que je suis convaincue, monsieur Moore, que la paix c’est une utopie !

Delisle, agacé.

Parle moins fort.

Simone

Il y a toujours eu des guerres, il y en aura toujours. L’humanité est une triste chose. Tant qu’il y aura des hommes, on ne pourra pas les empêcher de se jeter les uns sur les autres.

Jean, geste violent qui s’abat à trois lignes de la bouche de Simone.

Tu es dans la maison de Gérald et de Louis, tais-toi !

(Complètement interdite, Simone est prête à pleurer.)

Marguerite

Mais, Jean, tu es inouï ! J’ai cru que tu allais battre Simone !

Jean, regardant son oncle.

Cela ne m’appartient pas… Pourquoi ne faites-vous pas taire cette petite malheureuse ?

Delisle, avec une certaine aigreur.

Parce que cela serait aussi inutile que ton geste, mon cher Jean. Après tout, Simone ne fait qu’exprimer une résignation assez naturelle…

Mabel, dans un cri.

Naturelle !

Jean

Résignation assez révoltante chez nous, absolument scandaleuse chez une femme…

(Il est pâle et sévère, mais assez de sang-froid.)

Simone, qui pleurniche.

Mais je ne veux pas dire… Je sais bien que les soldats sont des héros…

Jean

Tout homme est soldat en temps de guerre.

Simone, même jeu.

Je voulais seulement dire que vous ne pourrez pas empêcher.

Jean, la regardant durement.

… Les héros de s’entre-dévorer. (Simone fond en larmes.)

Marguerite

Mais laisse donc Simone en repos. Vois dans quel état tu la mets.

Jean

En effet, elle s’émeut plus facilement… elle a plus de larmes quand il s’agit d’elle-même… Mais, en voilà assez ! Il faut en finir avec la femme qui est convaincue que « la paix est une utopie », la femme qui, devant les mères en deuil de leurs fils, devant les hommes d’action et de pensée, dévouée corps et biens au travail de la paix, ose nous débiter sa rengaine d’inertie.

Simone, elle va tendre le front à sa tante.

Bonsoir, tante Marguerite. (De la porte elle se retourne et dit à Jean) : Je ne comprends pas que tu t’en prennes à moi. Il me semble que la guerre et la paix, ça ne dépend pas de moi… que je suis plutôt innocente…

Jean, justicier.

Ce sont les innocents comme toi qui éternisent le préjugé, l’état d’esprit qui rend la guerre encore possible…

(Simone sort.)

Marguerite, à son fils.

Tu as été d’une violence inqualifiable…

Moore, à Jean.

Vous êtes de l’école de notre amie… Vous portez l’épée flamboyante de la paix.

Jean

Il est temps de lever la cravache, d’alarmer leur suffisance et leur vanité… qu’ils aillent faire ailleurs les sceptiques et les entendus s’ils en sont capables sur tout autre point… La paix, elle aussi, est affaire de salut public. Ailleurs, les colporteurs de mauvaises nouvelles… Voici l’état de siège et la cour martiale… ailleurs, les bouches et les bras et les cœurs inutiles…

Moore, désinvolte.

Bast ! Toute réforme au monde s’est faite aux cris de la chimère et de l’utopie… Dans cinquante ans, ces gens-là nous reprocheront d’enfoncer une porte ouverte.

Marguerite, soupirant.

Dans cinquante ans ! … dans cinq cents ans peut-être ! … d’ici-là…

Moore, avec désinvolture.

D’ici là le monde est inhabitable. Honte à qui l’oublierait ! (à Marguerite.) Adieu, Madame, comptez un peu sur nous. Nous n’avons pas peur d’une tâche, quoi qu’ils disent, nous n’avons affaire qu’à quelques-uns. Tout, en ce monde, est une lutte de minorités à minorités. Les masses ne sont qu’un trompe-l’œil !

Marguerite

Oh ! moi, tout cela m’est égal ! J’ai tout donné !

Jean, doucement.

Pas tout à fait, Maman !

(Moore a fait ses adieux et sort avec les hommes. Simone les accompagne et les éclaire.)


Scène 4

MARGUERITE, MABEL
Marguerite

Il y en a peut-être qui pourront revivre…

Mabel

… Qui pourront dormir, aimer, penser… Votre frère cherchera des rimes et votre nièce des modèles de broderie… Chacun retrouvera sa marotte et pensera à autre chose… Il oubliera, ils oublieront cela !

(Elle a une sorte de rire morne, comme une folle.)

Marguerite

Mon frère n’est pas si indifférent, je vous assure. Il cherche les moyens d’assurer la paix… quelques années, de limiter les conflits.

Mabel

Quelle illusion ! … La voilà bien l’utopie ! On ne fait pas sa part à la guerre ! … Il est moins impossible d’en finir une bonne fois avec le système que d’espérer du système autre chose que des paix provisoires, des trêves d’un instant ! … Si chacun de nous savait, imaginait, se représentait pour de bon ce que savent aujourd’hui nos diplomates et nos hommes d’État, le monde désespéré deviendrait fou.

Marguerite, qui l’embrasse pour prendre congé.

Ma pauvre enfant ! … Et vous allez quand même vous atteler à la tâche !

Mabel

Je ne pourrais pas vivre sans cela…

Marguerite

Après tout… Vous avez trouvé là une raison de vivre. Elle en vaut bien une autre ! Bonsoir.

Mabel, nerveuse.

Vous nous en connaissez tant que ça, des raisons de vivre ?

Marguerite, disparaissant brusquement.

Il y a aussi ceux qui s’en passent !


Scène 5

(Par la porte laissée ouverte sur le couloir éclairé, Peltier entre lentement, sans refermer d’ailleurs cette porte, pendant toute la scène.)

Peltier

Je pars demain à six heures. Je ne vous reverrai donc pas… Je souffre de votre grand chagrin… (Mabel est douloureuse, crispée, silencieuse.) Mabel, renoncez à une cause désespérée… Contentez-vous du bonheur précaire que peut vous donner un soldat.

Mabel, sans le regarder.

Vous avez raison… Partez… Allez travailler pour la France, elle en aura besoin… Allez préparer l’atroce guerre qui va venir demain. (Se rappelant les paroles de Jean.) « Si farouche et si monstrueuse que celle-ci aura été clémente à côté »… Partez !

Peltier, doucement

Le monde se pacifiera peu à peu, croyez-le bien… mais il faudra du temps. On ne devance pas l’œuvre du temps.

Mabel, exaltation croissante.

Le temps ? Mais qu’est-ce que le temps, si ce n’est les hommes ? qu’est-ce que le temps, si ce n’est leurs actes ? Vous attendez que le temps vous apporte, de siècle en siècle, un homme d’énergie, un homme d’action ? En vérité… votre génération elle est si pauvre ? La guerre ne vous a-t-elle pas appris comment l’on répare et l’on devance l’œuvre du temps, c’est-à-dire d’autres épaules… N’avez-vous pas tout ce qu’il faut pour agir ?

Peltier, cherchant à la calmer.

Tout cela finira… comme tout finit… la guerre tombera en désuétude…

Mabel, douloureuse.

Et nous n’aurons rien fait pour en hâter le moment… Cela finira… après une, après dix, après vingt autres guerres… Tout est à recommencer… Encore ces masques de cire sur des lits de morts… encore cette agonie, cet épuisement du pauvre visage humain… cette misère absolue, ce découragement de Christ sur la croix… Et cela, pour nous, les survivants… Parce que nous n’aurons pas voulu, nous n’aurons pas su, nous n’aurons pas osé… peut-être même nous n’aurons pas souhaité. (Elle s’angoisse, puis avec déchirement.) Ô mes bien-aimés ! quand vous luttiez aux prises avec votre martyre, n’avez-vous pas compté qu’un peu de violence du supplice passerait au moins dans nos cœurs, pour en ordonner la fin ? (Elle éclate en sanglots qui la secouent tout entière, mais sans cris, et avec une sorte de retenue.)

Peltier, qui dit n’importe quoi.

Mabel ! … mon amie… Il ne faut pas vous désespérer, il ne faut pas pleurer !

Mabel, elle s’arrête un peu, avec une lointaine ironie.

Ah ! vraiment… il ne faut pas pleurer ?

Peltier

N’empoisonnez pas le peu d’intervalle qui nous reste, pour oublier, pour vivre…

Mabel

Oh ! ce peu d’intervalle ! … Vaut-il vraiment ce qu’il coûte ?

Peltier

Il faut vouloir le bonheur.

Mabel, se relevant, le regardant, calme et sûre.

On ne peut même plus me tenter avec le bonheur.

Peltier

Oh ! Mabel.

Mabel

Tout est si horrible… Vraiment, qui a envie du bonheur aujourd’hui ? Vous m’avez appris comment on le méprise, et tout ce qu’on lui préfère… Je donnerai ma vie, mon cœur, ma joie… Je donnerai tout comme eux. Je ne veux plus rien garder !

Peltier, suppliant.

Mabel, il ne faut pas devenir folle…

Mabel

Nous avons le droit de former, non pas même une prière, ni même un vœu, mais un ordre à tous les responsables, un ordre dans lequel nous verrons désormais la seule raison de survivre : Que cela ne se présente jamais !

Peltier, très douloureux.

Mabel, cela se représentera… et vous et moi, nous y consentirons encore une fois, pour la patrie…

Mabel

« Pour la Patrie » ? N’y a-t-il donc pour un pays que l’éternel consentement au martyre ?

Peltier, même jeu.

Vous posez la question, d’autres la résoudront.

Mabel, dans un cri.

Les autres ? Mais où sont-ils ceux qui se passionnent ? (D’un geste désespéré, éloignant Peltier pour toujours.) Ceux qui ne veulent plus vivre que pour cela ?




Rideau
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le trois juin mil neuf cent vingt-deux.
par

E. ARRAULT et Cie.
à tours
pour

BERNARD GRASSET
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