La Pacification religieuse - 1832-1892

La Pacification religieuse - 1832-1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 156-181).
LA
PACIFICATION RELIGIEUSE
1832—1892

Nous assistons depuis six mois à une reprise des hostilités entre l’Église et l’État. Tout d’abord, nous avons voulu croire à des incidens isolés, à des faits sans lien entre eux ; mais le temps s’écoule et chaque semaine apporte avec elle une provocation, un grief, un conflit nouveau. Loin de s’améliorer, la plaie s’envenime : nous voyons alterner les coups d’épée et les coups d’épingles. L’irritation gagne ; les amours-propres s’échauffent et l’esprit de l’action s’empare d’une querelle qui lui paraît la plus capable de soulever les passions.

Allons-nous voir s’ouvrir une de ces luttes stériles et interminables qui ont mis tant de fois aux prises, pour le malheur des âmes, l’Église et l’État ? Quelles sont en ce moment les forces des deux partis, soit dans le parlement, soit dans le pays ? quels sont les griefs réciproques ? quelles sont les armes du pouvoir civil ? comment surtout, en d’autres temps, les gouvernemens sont-ils parvenus à rétablir la paix ?

Telles sont les questions sur lesquelles nous croyons le moment venu de parler avec une absolue sincérité.

Dans neuf ans, le concordat aura un siècle. Il a vu naître et s’apaiser quatre ou cinq querelles. Les plus graves n’ont pas dépassé un très petit nombre d’années ; mais leur caractère a été très différent suivant qu’en face de l’Église se dressaient l’orgueil d’un homme ou les passions populaires. En 1811, c’était le vieux conflit entre le pape et l’empereur, entre la crosse et l’épée. La lutte entre les deux puissances sous cette forme directe et brutale ne s’est pas renouvelée depuis 1814.

Deux fois le pouvoir politique et le clergé ont été aux prises. En attaquant en 1845 le monopole universitaire, en critiquant la diplomatie impériale en 1860, les évêques luttaient ouvertement, mais ces incidens, circonscrits entre l’Université et le haut clergé, entre les ministres et les prélats, passaient presque inaperçus dans les paroisses.

Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une querelle démocratique. Ce n’est plus Philippe le Bel, Louis XIV ou Napoléon, ce n’est plus un monarque en lutte avec le corps du clergé, ce sont les adversaires des catholiques qui prétendent parler au nom de la foule devenue souveraine. C’est le conflit venant d’en bas entre le maire et le desservant, entre le conseil municipal et le curé, entre le comité radical et ceux qui portent la soutane, conflit qui est le résultat d’un mot d’ordre et qui a son écho dans les chambres.

Il n’y a eu en ce siècle qu’un seul différend de ce genre. Au lendemain de la révolution de 1830, les esprits étaient très excités. Allié de la Restauration, le clergé était tombé du pouvoir. L’opinion publique triomphante faisait sentir durement aux vaincus leur défaite. Le suffrage universel, il est vrai, n’existait pas, mais la force publique appartenait à la garde nationale ; rétablie dans les moindres communes, exerçant dans les provinces comme à Paris sa toute-puissance, ardemment dévouée au trône qu’elle venait d’élever, elle prétendait exercer le pouvoir direct. De là une pression populaire imposée d’accord avec les maires, sorte de tyrannie que les préfets n’avaient ni la puissance, ni parfois le désir de prévenir. Aux regrets mal dissimulés du clergé, aux actes d’opposition qui, en certains diocèses, étaient accomplis par la majorité des curés, répondaient les défiances de tous les représentans de l’opinion : le moindre incident, une protestation, un refus de prières, soulevaient des colères. A Paris, en 1831 et en 1832, un prêtre ne pouvait se montrer en soutane.

Deux ans plus tard, les esprits étaient calmés, la paix était rétablie entre l’Église et l’État. Que s’était-il passé ? A l’aide de quelles lois, de quelles mesures, cet apaisement s’était-il produit ? Comment le gouvernement, sans réclamer de lois spéciales, sans recourir à un remède violent, avait-il su rétablir son autorité méconnue ?

Pour tirer de cet exemple toute sa valeur, il est bon de nous rendre un compte exact de ce qui se passe autour de nous : il faut faire l’inventaire des idées, des passions, des préjugés qui ont cours. Quand nous aurons fait le dénombrement des armées en présence, compté leurs forces, tracé leurs positions, il nous sera plus facile de comprendre le plan de campagne et de montrer à la suite de quelle tactique, il y a soixante ans, sur le même champ de bataille, la paix s’est faite.


I

Les partis obéissent à des impulsions qui datent souvent de fort loin. « Le malheur de notre temps, disait, il y a dix ans, un homme de beaucoup d’esprit, c’est que les conservateurs sont devenus révolutionnaires, et que les révolutionnaires n’ont pas su devenir conservateurs. » Le radicalisme, qu’il le veuille ou non, est fidèle à une tradition. La lutte contre les prêtres est demeurée le premier article et presque le seul de son programme. Ce phénomène exerce une action décisive. A l’examiner de près, on verra qu’il se rattache à plusieurs causes.

La révolution a tout bouleversé. De l’ancien régime, que subsisterait-il si le clergé n’existait pas ? Royauté absolue et noblesse, parlemens et provinces, dîmes et tailles, intendans et subdélégués, tout a péri, tout s’est transformé, tout est resté de l’autre côté de ce siècle. Ce qui a reparu a eu grand soin de se déguiser sous d’autres noms. Seuls, après le commun naufrage, les curés se retrouvent à leur poste : ils sont là, dans leur vieille église, montant auprès des âmes la même faction, présidant aux mêmes cérémonies sous les mêmes arceaux, baptisant, mariant, enterrant les petits-fils de ceux qui avaient osé prédire que le clergé disparaîtrait avec les vieux préjugés du passé.

Pour le radical qui a accepté l’héritage de la révolution « en bloc, » cette survivance semble un défi. A ses yeux, la révolution, c’est l’égalité et la laïcité à outrance, c’est le renversement du trône et de l’autel. Le trône est renversé ; mais la révolution ne sera achevée que le jour où l’autel sera abattu.

Il ne sert à rien de se bander les yeux et de se payer de mots. Voilà l’idée simple qui est entrée dans la tête du radical.

Les meneurs ont très habilement exploité cette idée simple. Il y a quinze ans, la haine de l’ancien régime était encore si profonde, chez le paysan français, qu’il suffisait de lui parler de tailles ou de corvée pour l’affoler ; ils ont fait du curé l’image vivante de ce passé détesté. Le vulgaire a besoin de personnifier en un homme ses sympathies ou ses répulsions ; les radicaux ont choisi cet homme. Dans chaque paroisse de France, il y a un groupe d’esprits forts, plus ou moins nombreux suivant les régions, qui met son point d’honneur à braver le curé, à gêner son ministère, à multiplier autour de lui les difficultés, à montrer en lui une épave oubliée de l’ancien régime. On raconte qu’un ministre anticlérical auquel avaient été confiés par dérision les cultes, répondait à quelqu’un qui lui reprochait de ne pas songer à l’opinion publique : « Qu’appelez-vous l’opinion publique ? Je connais à fond la France. Ne savez-vous pas que, dans toute commune, existe un certain nombre d’hommes qui ne mettent pas les pieds à l’église, qui guettent les fautes que peut commettre le curé pour les dénoncer, qui exercent sur lui leur vigilance ? C’est pour eux que je gouverne ! »

Cette réponse est d’une vérité cynique, elle comprend toute la théorie jacobine, c’est-à-dire toutes les forces du gouvernement exploitées au profit des passions d’une minorité. Le parti radical en France est, avant tout, le parti anticlérical.

Voyez la chambre des députés depuis douze ans. Les partis y ont eu des proportions diverses, mais le parti radical n’a conçu de dessein arrêté que sur un seul point. Malgré la multitude des propositions émanées de l’initiative des députés, la gauche avancée est remarquablement pauvre en idées : très peu d’études, une très faible connaissance des questions, l’esprit à l’affût des incidens propres à passionner les foules, une recherche, non des besoins permanens du pays, mais des moyens de conquérir à tout prix la popularité, une agitation perpétuelle, tel est, à peu d’exceptions près, le député de la gauche avancée. Jaloux de son voisin, n’aimant aucune discipline, il n’est ressaisi par une passion collective que si une proposition, un discours, un mot évoque devant lui l’ombre du clergé. La guerre religieuse est son idée fixe : c’est pour lui une vocation, une carrière ; elle recouvre son absence de conception politique. La passion le dispense d’étude[1].

A l’extrémité opposée de la chambre, siège un parti dont toutes les aspirations sont contraires. Très attaché au passé de la France, effrayé de tout changement, il est composé d’élémens divers unis par une même pensée : la société est en danger ; le clergé est menacé : il faut les sauver. Sincères dans leurs alarmes pour ces deux grandes causes, divisés sur les moyens d’action, gênés par leur origine, sans chefs reconnus, ils sentent qu’ils ne répondent pas à l’attente du pays, ils cherchent ce qu’ils peuvent faire, ils éprouvent une sorte de malaise.

Les attaques contre le clergé rendent la droite à elle-même. Elle retrouve sa cohésion. Quelle que soit l’origine de chaque député, ses anciennes et secrètes préférences, ses regrets d’hier, ses hésitations et ses vues de demain, c’est pour lui aussi le cri de guerre, le drapeau qui se déploie, le clairon qui résonne.

Comme homme, comme citoyen, nul doute que le député de droite appréhende le mal causé à son pays par les luttes religieuses. Mais est-il téméraire de penser qu’au milieu des impuissances de son mandat, des troubles de sa conscience, des reproches de ses amis, il se sente comme délivré d’un poids, lorsqu’il voit éclater une de ces discussions dans lesquelles le devoir lui apparaît simple et la protestation sans équivoque ?

Pour des causes très diverses, les deux extrémités de la chambre, impatientes d’en venir aux mains, voient donc avec satisfaction, au point de vue de leurs intérêts électoraux, une suite de débats violens sur les rapports de l’Église et de l’État.


II

Si les politiciens qui vivent de la lutte contre le clergé étaient seuls à agir, le mat ne serait pas grand. Un scrutin les a amenés au Palais-Bourbon ; un scrutin les rejetterait dans le néant en les remportant dans leurs provinces. Malheureusement, ils émanent d’une passion et ils l’exploitent à leur profit.

Cette passion est-elle profonde ? est-elle durable ? est-elle en progrès ou son déclin est-il proche ?

Pour apprécier les forces d’une faction, il est bon d’interroger ses adversaires. L’esprit de parti, avec ses exagérations habituelles, a le mérite de faire ressortir les traits et de mettre en relief les saillies.

Le député radical, à entendre l’électeur qui l’a combattu, est le produit d’une conspiration ourdie par un parti puissant, préparée de longue main avec une discipline infernale. Poussez votre enquête : on croira avoir tout dit en assurant que la France est aux mains de la franc-maçonnerie.

Les contemporains jugent rarement les partis à leur véritable mesure. Il est réservé à la postérité de montrer que les exagérations ont été prodigieuses.

Sous la Restauration, les libéraux voyaient partout l’action de la congrégation. Aujourd’hui, il n’y a plus de mystère : nous n’ignorons pas qu’elle était à peine une poignée d’hommes, qu’elle n’avait ni les ramifications, ni la discipline, ni l’organisation savante que l’imagination se plaisait à grossir ; mais, en même temps, nous savons que le sentiment des ministres répondait exactement à l’esprit qui animait le petit groupe. La congrégation n’était rien et elle était tout. Les libéraux avaient donné un nom, avaient prêté une hiérarchie à un état d’esprit qui inspirait les gouvernans.

Qu’entendons-nous aujourd’hui ? Les mêmes affirmations : « La franc-maçonnerie, répète-t-on à plaisir, est partout. C’est elle qui tient les fils d’une organisation mystérieuse couvrant la France, la Belgique, le monde catholique tout entier. Du moindre village jusqu’à la loge suprême, voyez tous les adversaires de l’idée religieuse obéir au même mot d’ordre. »

Pourquoi les radicaux protesteraient-ils ? Il ne déplaît pas aux meneurs de laisser croire à une toute-puissance mystérieuse qu’ils ne possèdent pas. L’imagination humaine a le goût des associations secrètes ; malgré l’instruction obligatoire, la superstition des forces occultes vit encore : les radicaux s’en servent pour recruter des adeptes.

En réalité, les véritables francs-maçons, les affiliés sont peu nombreux ; enchantés des attaques, ils laissent dire qu’ils sont légion ; à force de l’entendre, ils en arrivent à le croire. On leur fait en vérité trop d’honneur, on augmente leur importance et avec elle l’influence qui en résulte.

Nous inclinons à croire que dans un siècle, un historien bien informé démontrera à nos arrière-neveux qu’en 1892 l’organisation maçonnique était plus apparente que réelle, dirigée par des hommes très médiocres, se servant de moyens puérils et n’étant qu’une confrérie de candidats.

Il n’est pas moins vrai qu’en faisant croire aux naïfs qu’il existe une armée secrète, on a créé une force, que cette force occulte agit en embrigadant les uns, en terrorisant les autres, en donnant à la foule une haute idée de la puissance des initiés. Les meneurs ont créé un esprit franc-maçon.

Qu’on préfère l’appeler franc-maçon, ou qu’on le nomme simplement radical, la désignation importe peu ; ce qu’il faut retenir, c’est que la fraction la plus remuante du parti républicain a mis en tête de son programme politique la suppression du culte.

A toute époque de notre histoire ce caractère de la lutte aurait été grave.

Mettre aux voix des croyances ; appeler la majorité à décider des questions confessionnelles est un désordre qui trouble en tout temps les esprits.

Mais le mal est bien autre à l’heure où un peuple fait l’apprentissage du gouvernement libre. S’il est une vérité que tous les publicistes s’accordent à reconnaître, c’est la nécessité du sentiment religieux dans une démocratie. Ce ne sont pas seulement les compagnons de Washington, ce n’est pas seulement parmi nous, Tocqueville et toute l’école des penseurs de notre siècle, c’était hier encore un Belge, un libéral, adversaire du catholicisme, qui déclarait que plus une société était libre et plus la religion devait imprégner les âmes. Ce qu’écrivait M. de Laveleye, au commencement comme à la fin de sa carrière, tous ceux qui ont étudié les ressorts secrets du peuple le disent comme lui. Pour obéir, l’homme a besoin de moins de vertus que pour commander ; plus il doit exercer de pouvoir et plus il doit savoir se gouverner lui-même.

Cette science de la vie qui est toute la morale, où l’apprendrait-il ? La véritable école de philosophie populaire, celle qui jette dans l’âme de l’enfant les semences vraiment fécondes, qui prépare ses forces, qui lui apprend qu’il est un être doué de raison, libre par nature, capable de choisir entre le bien et le mal, responsable de ses actes, c’est l’école ouverte dans les 36,000 communes de France, sous les voûtes de la vieille maison du village, c’est le cours de morale chrétienne professé pendant deux ans à l’enfant avant sa première communion. Quoi qu’on fasse, quels que soient les livres de morale civique, la véritable chaire de morale en France qui prépare, dès l’enfance, l’âme du citoyen est celle du curé dans l’église. Le nier, c’est nier l’évidence : l’ébranler, c’est commettre un crime contre la patrie. Il ne s’agit pas ici de telle ou telle religion et de son action sur les âmes. Nous nous bornons à l’intérêt plus immédiat de l’ordre public, au besoin qu’a toute société d’être réglée, de comprendre dans son sein des citoyens observant les lois et concevant leur dignité d’hommes libres.

Nous voici donc ramenés par la force des choses à ce qui fait le fond de tout le débat, au point aigu du conflit actuel, au grief qui inspire, ceci est certain, les colères épiscopales, à cette question de l’enseignement chrétien qui domine toutes les autres.

Dire que le clergé veut dominer est une calomnie ; il le voudrait que notre société, telle qu’elle est constituée, rendrait l’œuvre impossible. Ce que veut le clergé, ce qu’il maintiendra de toutes ses forces, ce à quoi il sacrifiera tout, c’est le droit d’enseigner la doctrine chrétienne aux enfans que lui confient les pères et mères. Il peut regretter l’école neutre, mais ce qu’il combat bien plus ardemment, c’est l’entrave mise à son œuvre d’enseignement. Là où elle n’est pas entravée, la paix règne, malgré la loi scolaire. Ce qui est beaucoup plus grave que le texte de la loi, c’est l’esprit d’antagonisme soufflé dans l’âme de certains instituteurs. On leur a dit qu’ils étaient les curés laïques, les apôtres d’une religion nouvelle ; ils l’ont cru et leur apostolat belliqueux est un des obstacles les plus graves à la pacification religieuse. Si l’on veut, ce que nous devons tous souhaiter, que le curé ne cherche pas à être maître ailleurs qu’à l’église, il faut que l’instituteur rentre dans l’école : chacun a sa mission ; mais il n’est que temps de faire comprendre au fonctionnaire chargé de l’instruction primaire que, missionnaire d’un nouveau genre, il n’a pas reçu de l’État, comme il l’imagine, mandat d’affranchir l’enfant de l’influence religieuse,

Au fond de toute la querelle, se trouve donc une contradiction philosophique. La religion est-elle inutile ? Est-elle nécessaire ? Un peuple libre doit-il bannir tout culte ? L’idée de Dieu n’est-elle pas, au contraire, le fondement vrai de la liberté, n’est-elle pas nécessaire à une démocratie ?

Voilà le fond de la lutte actuelle. Elle n’est pas ailleurs.


III

C’est le caractère doctrinal de la querelle qui en fait la gravité. Loin de vouloir restreindre le débat, il semble qu’on prenne plaisir à l’étendre. On fait naître les incidens inutiles, on provoque à plaisir les conflits. On cherche dans une bravade un regain de popularité parlementaire ou électorale.

Nous ne remontons pas aux vieilles querelles qui ont suivi l’article 7, aux expulsions bruyantes, aux efforts disproportionnés des déplorables campagnes menées de 1881 à 1883. Nous avons assisté depuis à une sorte d’accalmie. Nos gouvernans, ayant été moins loin que M. de Bismarck, n’avaient pas eu besoin d’un traité de paix pour terminer leur Kulturkampf. Quelques tempéramens prescrits à des préfets dans l’application de certaines lois, la levée sans bruit de mesures arbitraires, pouvaient faire espérer aux optimistes dans le cours de l’année 1890 qu’avec le temps une conciliation serait possible. Il est vrai qu’aucun ministre n’osait parler tout haut « d’apaisement. » Si quelques-uns d’entre eux tenaient le langage le plus pacifique, si certains actes étaient dignes de leurs promesses, si les traitemens étourdiment suspendus par le précédent ministère étaient peu à peu rétablis, ces progrès n’étaient portés à la connaissance du public, ni par la presse, ni par la tribune. Il est rare que les hommes politiques pèchent par excès de modestie ; mais les mesures qui auraient satisfait les partisans de la paix religieuse n’étaient-elles pas autant de faiblesses que condamneraient les radicaux ? Ne fallait-il pas, avant tout, les leur dissimuler ? On faisait donc de sage et bonne politique sans oser le dire.

D’ailleurs, il semblait que le cabinet ne suivît pas une ligne commune. Tandis que les rapports avec la cour de Rome étaient empreints d’un esprit à la fois ferme et modéré, certains symptômes révélaient à l’intérieur des projets assez graves. Une perception inique, contre les communautés religieuses, d’un droit fiscal qui équivalait au rétablissement de la confiscation, menaçait de ruine des congrégations autorisées, les Petites-Sœurs des pauvres, les sœurs de Saint-Vincent de Paul, quelques-unes de celles qui faisaient le plus de bien et qu’on avait respectées en 1881.

Évidemment, il y avait deux politiques contraires : l’une tendant au rétablissement graduel de la paix, l’autre prête à toutes les hostilités pour répondre aux avances radicales.

C’était là, à tout prendre, une assez vieille histoire : elle n’eût rien présenté de nouveau, si, de Rome, n’était venu un souffle capable de tout changer, non pas seulement dans l’horizon borné des partis, mais dans les relations des hommes et le développement des sociétés. Dix ans de pontificat avaient donné à Léon XIII une autorité croissante : l’Europe, comme l’Amérique, sentait à toute heure l’action d’une intelligence qui était tantôt au service des humbles, tantôt au niveau des plus grands, lorsqu’au printemps de 1890 le pape lança l’encyclique sur la condition des ouvriers. On a étudié ici, avec une rare pénétration, la portée de l’œuvre pontificale[2]. Nous voulons en considérer les conséquences au seul point de vue de notre situation intérieure.

Le pape prenait le contre-pied de ce qu’avaient fait tour à tour les partis et les hommes politiques en notre siècle. Pendant longtemps, tous, même ceux qu’on peut appeler des hommes d’État, avaient repoussé loin d’eux l’étude des questions sociales, en avaient, tout au moins, ajourné l’examen ; le souverain pontife n’hésitait pas à la placer au premier rang.

En rompant avec le passé, le pape aurait pu s’unir aux novateurs dont les échos de l’Europe répétaient les discours. Puisqu’il provoquait à l’étude des questions sociales, n’allait-il pas rassembler en un bataillon tous ceux qui inscrivaient sur leur bannière le nom de socialistes chrétiens ? Quel irrésistible attrait, en notre temps, pour les chercheurs de popularité ! Les plus grands y avaient cédé tour à tour : chefs de parti, premiers ministres, empereur, nul, en Europe, n’avait résisté à la tentation. Le pape se montra au-dessus de tous les souverains, en discernant le vrai du faux. Lui seul, n’ayant pas à courir au-devant de la popularité, condamna le socialisme. Il ne proclama pas de droits nouveaux : il fit mieux, et, suivant une antique tradition du christianisme, il rappela aux puissans, aux riches, aux heureux, leurs devoirs envers leurs inférieurs. Tout ce qui demeure le fondement de la société était maintenu avec force ; mais, au nom de l’Évangile, le souci des pauvres, des faibles, des malheureux, était montré à l’Église comme sa première mission et la condition de son triomphe.

Jusqu’ici le clergé catholique, — et c’est son honneur, — avait pratiqué sous toutes les formes la charité ; mais il hésitait à aborder les questions sociales. Dans quelques faubourgs de Paris, il est vrai, certaines églises avaient vu une foule en habit de travail se presser autour de la chaire pour entendre, dans une suite de conférences du soir, des prédicateurs traiter de la situation des ouvriers. Ce qu’avaient fait des explorateurs hardis, l’Église allait-elle le tenter ?

Les politiques superficiels se demandent déjà quelle influence cette évolution exercera sur les élections de 1893. Dans notre temps fertile en manœuvres électorales, beaucoup de gens sont enclins à prendre l’encyclique pour une manifestation de ce genre. Pauvres esprits qui ne connaissent pas l’histoire de la papauté ! Nous assistons à une évolution qui ne se mesure, ni par semaines, ni par mois. Ceux qui prêchent l’Évangile ont eu, de tout temps, les pauvres pour cliens ; le pape veut leur donner une seconde clientèle, les classes ouvrières ; des plaintes sont montées jusqu’à lui et il a compris que dans nos sociétés modernes, à côté du dénûment et de la faim, il y avait d’autres problèmes de misère. L’appel, vers l’église, de cette foule qui en avait oublié le chemin, est le résultat le plus direct de l’encyclique. Il ne faut pas un instant perdre de vue cette conséquence, si on veut comprendre les événemens qui se déroulent devant nous.

Les radicaux l’ont bien senti. Si la parole du pape produisait tous ses fruits, d’ici à peu d’années le langage des évêques refléterait sa pensée et, peu à peu, de toutes les chaires chrétiennes descendraient, avec les conseils de morale évangélique, ces principes supérieurs qui peuvent seuls rétablir la paix entre les hommes, cet ensemble de devoirs qui stimulent les riches et apaisent les pauvres.

Apaiser les pauvres, c’est la ruine du parti radical. Observez sa discipline, il ne perd pas une occasion de protester contre tout ce qui peut rétablir la paix. Il n’y a pas de moyen plus assuré d’augmenter la stabilité des ouvriers d’une usine et d’établir l’harmonie entre ouvriers et patrons, que d’organiser ces institutions admirables créées dans notre vieille province d’Alsace, et multipliées depuis quinze ans par les chefs d’industrie français. Écoutez les meneurs, les politiciens, les candidats et les députés ouvriers : ce sont les organes autorisés du parti, ils n’ont pas assez d’imprécations contre les économats, les caisses de secours, les logemens à bon marché. Ne vous étonnez pas des critiques[3]. Plus l’arme employée est efficace, et plus il importe de la briser. De là, l’unanimité d’attaques qu’explique seul le péril du parti.

Le parti radical était à peine remis de sa surprise, quand il apprit que Rome était résolue à donner des conseils précis aux catholiques qui se disaient conservateurs en poursuivant de leurs vœux une révolution. Que deviendrait le parti radical, si ces conseils étaient suivis ? Comment pourrait-il vivre, s’il ne lui était plus permis de dénoncer chaque matin l’accord des royalistes et des prêtres, leurs menées ténébreuses, leurs intrigues menaçant l’existence de la république ?

Allait-il, par le fait du pape, perdre coup sur coup deux de ses moyens d’action sur les foules ! voir s’échapper une partie tout au moins de la clientèle ouvrière, et sentir s’affaiblir le monopole si habilement exploité de la foi républicaine ?

Pour qui savait écouter, il n’était pas possible, au commencement de l’année 1892, de se faire illusion. La direction donnée au clergé par la papauté, l’importance attachée aux questions ouvrières, la volonté d’apaiser les esprits et de les ramener vers la république, devaient exciter les fureurs du parti qui fait reposer sur la guerre sociale toutes ses espérances. Aussi, dès que les prédications ont recommencé cet hiver, le mot d’ordre a-t-il été lancé. Les empêcher à tout prix, couvrir la voix de l’orateur, soulever un tumulte qui le force à descendre de la chaire et proclamer partout que le clergé, se faisant l’agresseur, provoquait des désordres. Tout s’est passé conformément au programme. Nous ne faisons nulle difficulté de le reconnaître : il y a eu des fautes commises. Les conférences contradictoires tolérées depuis quelques années n’auraient pas dû être permises dans l’hiver de 1892, en présence des excitations qui n’étaient un secret pour aucun lecteur de feuilles socialistes. On aurait dû s’abstenir de l’envoi de programmes imprimés contenant des sujets et des titres alléchans, tels que : « Réfutation du socialisme de Marx, de Lassalle ou de Guesde ; théorie des possibilistes et des anarchistes. » La chaire n’est pas et ne peut pas être une tribune politique. Il faut beaucoup de mesure, beaucoup de tact pour distinguer les deux genres. Mais admettons qu’on se soit trompé, qu’on ait été téméraire en prononçant des noms d’hommes vivans, cette imprudence excuse-t-elle les violences commises à Saint-Merry et à Saint-Joseph ? Comment expliquer le tumulte de Nancy ? Y avait-il une provocation dans le fait que Mgr Turinaz, l’auteur des belles études sur la condition des ouvriers, montait en chaire dans sa cathédrale ? Y avait-il une provocation à Beauvais où le prédicateur traitait de l’observation du dimanche ?

Le fait est certain : il y a eu un dessein arrêté de soulever des conflits, de mettre obstacle à l’exercice de la prédication, parce que les meneurs redoutaient « l’influence cléricale. » Les faits s’enchaînent de telle sorte qu’il n’est pas permis d’en douter.

Les hommes de désordre avaient, il est vrai, un autre motif d’agir. Au mois d’octobre, ils avaient espéré qu’un conflit grave allait naître, puis subitement le calme s’était fait : si on laissait sommeiller les querelles religieuses, tout serait perdu. On se souvient des lettres de l’archevêque d’Aix à M. Fallières. Les incidens du pèlerinage français à Rome méritaient une recommandation verbale aux évêques. Une circulaire publique du garde des sceaux souleva fort à contretemps la question des visites d’évêques à Rome. A l’heure où la sagesse du pape aurait dû faire souhaiter à tout ministre avisé que les prélats les plus fougueux se rendissent souvent au Vatican, on mettait obstacle à leurs voyages. La réponse de l’archevêque d’Aix au ministre amena le prélat devant la police correctionnelle. La cour d’appel de Paris le condamna. La majorité des évêques de France s’unit à l’archevêque : à cette manifestation solennelle des prélats, le gouvernement allait-il répliquer ? C’eût été un conflit aigu. Il eut la sagesse de s’abstenir. Les radicaux furent exaspérés : la proie leur échappait. Ils la ressaisirent en mars, en provoquant les tumultes d’église.

La gravité d’une émeute ne se mesure pas seulement aux actes de désordre accomplis : les foules passionnées sont toujours prêtes à commettre des violences. Ce qui constitue le péril, c’est la faiblesse du pouvoir et l’hésitation de la répression. Le premier tumulte, celui de Saint-Merry, s’était terminé sans intervention de la force publique, bien que dûment requise ; on avait promis des poursuites qui devaient demeurer sans solution. C’était un double succès pour les meneurs. Ils devaient recevoir du président du conseil lui-même, à la tribune de la chambre des députés, un bien autre encouragement. Si cela se renouvelait, dit M. Loubet, en répondant aux interpellateurs, « il n’hésiterait pas à aller jusqu’au bout, jusqu’à la fermeture de l’édifice[4]. » Il y a des mots malheureux qui, à certaines heures, dépassent étrangement la pensée de l’orateur. Personne n’imagine que le président du conseil voulût multiplier les incidens ; mais, par le fait, il rassura les gens de désordre qui, en trois jours, brisèrent les chaises et interrompirent avec scandale les prédications en plusieurs autres églises.

Les récits qui remplissaient les journaux n’étaient pas faits pour calmer les esprits en province. Déjà les élections municipales y créaient une agitation qui s’étendait au clergé. Au milieu du combat, les partis s’emparaient des nouvelles venues de Paris, de Nancy et de Beauvais pour enflammer les passions.

De toutes les crises politiques, les plus redoutables pour l’église sont assurément les luttes électorales. Un clergé, tel que l’a fait le concordat de 1801, ne doit, en aucune mesure et en aucune circonstance, descendre dans l’arène. Il est condamné, s’il agit, à être tantôt le serviteur d’un parti, tantôt l’esclave du pouvoir. Sacrifiant dans l’un et l’autre cas son indépendance, il perd toute autorité.

Assurément, la conception américaine est toute contraire. Aux États-Unis comme au Canada, en Irlande comme en Angleterre, l’évêque est un chef de parti, écrivant, parlant, publiant sa pensée et lançant un mot d’ordre au moment des élections. Dans les pays où les associations politiques, économiques, universitaires se croisent et s’entre-croisent, l’activité d’une société religieuse n’étonne personne ; elle coexiste avec une foule de sociétés, qui, toutes, se meuvent à la même heure dans le même tourbillon.

En France, tout est différent. Les évêques doivent fermer leurs oreilles aux bruits qui leur arrivent à travers l’Atlantique ou la Manche. A l’heure actuelle, la séparation de l’Église et de l’État contient pour l’un et l’autre des pouvoirs la déception la plus prodigieuse et la plus fertile en violences.

Il n’y a pas à faire de théorie politique. Sous le régime du concordat, dont tout bon citoyen doit souhaiter la longue durée, les mandemens électoraux sont un danger pour l’État et pour l’Église.

Saisi de deux recours, le conseil d’État a rendu deux décrets : le 26 avril, il a déclaré qu’il y avait abus dans la lettre pastorale que l’évêque de Mende avait adressée aux curés et aux fidèles de son diocèse en vue des élections municipales et dans l’approbation donnée à une brochure anonyme sur les écoles neutres. Le 5 mai, le conseil d’État déclarait abusive la lettre de l’archevêque d’Avignon et de ses quatre suffragans.

Immédiatement après, le ministre de la justice et des cultes, ajoutant à la sentence du conseil d’Etat, a fait connaître aux six évêques qu’il suspendait leurs traitemens. En même temps, une semblable notification était adressée à Mgr Turinaz, évêque de Nancy.

Le 1er juin, le Conseil d’État prononçait une déclaration d’abus contre l’archevêque d’Aix pour une lettre pastorale, et le lendemain le traitement de ce prélat était suspendu.

Cette mesure, appliquée à des évêques, est sans précédens. Elle a été reçue avec acclamation par les radicaux. Huit évêques français frappés d’une peine arbitraire par le caprice du ministre des cultes prenant ses décisions de sa pleine puissance, puisant dans sa qualité de grand juge politique le droit d’infliger des amendes illimitées sans qu’il ait à en rendre compte à personne, n’est-ce pas ce que la théorie jacobine peut souhaiter de plus conforme à son principe ?

L’illégalité d’un acte ne se mesure pas à la hauteur des victimes. Il importe peu, quand le droit est violé, qu’un simple desservant ou un évêque soit atteint ; mais il y a des éclats qui ne peuvent passer inaperçus. Les suspensions de traitement étaient accomplies en silence depuis quelques années ; frappant huit prélats avec bruit, presqu’à la fois, elles constituent un acte qui marque toute une politique. Ne fût-ce qu’à ce titre, ce procédé de gouvernement mériterait d’être étudié devant le droit et devant l’histoire.


IV

Il n’y a pas à remonter à l’origine du traitement ecclésiastique, ni à nous lancer à cette occasion dans la controverse historique sur le caractère de la dette de l’État. Le fait certain, tranché par les textes, jugé par le Conseil d’État, est que le traitement fondé sur le concordat, reconnu par la loi du 18 germinal an x, constitue une obligation légale de l’État, un droit pour les ecclésiastiques. Tant qu’ils remplissent leurs fonctions, ils ont le droit d’être payés. A plusieurs reprises, la juridiction contentieuse a condamné l’Etat à payer à des magistrats, à des prêtres, tout ou partie de leur traitement[5]. Ces décisions prouvent que le ministre ne peut, en vertu du droit commun, retenir une part quelconque du salaire dû à ceux qui remplissent un service public.

Se rencontre-t-il, dans l’arsenal des lois réglant les relations avec l’Église, quelque disposition dérogeant au droit commun ? Dans le droit intermédiaire, si fertile en mesures contre les prêtres insermentés, pas un texte n’a été découvert. Sous Napoléon, ni les articles organiques, ni les lois qui les suivirent, ne contiennent une allusion à une retenue. Lorsque la guerre fut déclarée entre le pape et l’empereur, Napoléon rencontra sur son chemin des prêtres, des évêques ; il les fit d’abord poursuivre par ses procureurs-généraux, condamner par les cours, puis son impatience s’accommodant mal des lenteurs judiciaires, il préféra recourir aux mesures de haute police. Curés exilés à 25 ou 30 lieues de leur résidence, évêques ou vicaires-généraux jetés dans les prisons d’État[6], voilà les argumens inventés par un despote et dignes d’être approuvés par les jacobins de tous les temps. Beaucoup de paroisses étant désertes, un décret, rendu le 17 novembre 1811 pour assurer le service du culte, mit le traitement du remplaçant à la charge du curé « absent pour cause de mauvaise conduite. » On désignait ainsi le curé éloigné par mesure de haute police. Ce décret ne pouvait servir de fondement à la retenue.

S’il n’existe pas de texte, sur quelle base s’appuie donc la prétention du gouvernement ? Sa thèse est fort simple : il l’a fait connaître tout entière en 1883. Aux saisies de temporel, prononcées avant la Révolution par les parlemens, avaient succédé, disait-il, les retenues de traitemens. En faisant revivre les précédens de l’ancien régime, le gouvernement de juillet et le second empire avaient obéi à la nécessité ; pouvait-on faire un grief à la république de suivre leurs exemples ? En citant M. Casimir-Périer, M. de Montalivet, M. Barthe, le ministre des cultes prétendait, du même coup, fermer la bouche des orateurs de droite et calmer les appréhensions des esprits modérés qu’un précédent né en 1831 ne pourrait effaroucher. Il y a des noms qui tiennent lieu d’argumens. C’est leur honneur ; mais l’histoire a le devoir d’être un peu plus sévère dans ses procédés ; elle doit se demander ce que valent les précédens invoqués à grand bruit, et, au risque d’entrer dans quelques détails, substituer la vérité à un tableau de fantaisie tracé par des avocats en quête d’argumens.

S’appuyer sur une tradition incontestée de l’ancien régime quand on discute avec des membres du clergé, n’est-ce pas une tentation irrésistible ? Mais derrière cette évocation du passé qu’y a-t-il de sérieux ? Faut-il refaire le tableau des relations de l’Église avec la royauté, montrer combien elles diffèrent ? Faut-il discuter le droit qu’avaient les parlemens de saisir le temporel dans des cas précis, limités, résultant des textes des ordonnances d’Orléans et de Blois, soit pour non-résidence, soit pour défaut d’entretien d’écoles, soit pour négligence dans l’administration des biens ecclésiastiques ? Est-il besoin de montrer que le pouvoir ministériel n’a pas succédé aux parlemens ? Que, le pouvoir disciplinaire des magistrats de l’ancien régime fût-il démontré, il ne s’ensuivrait pas que le ministre des cultes eût le droit de retrancher une parcelle de traitement ecclésiastique ? L’exemple de l’ancien régime est inexact, et, serait-il conforme aux faits, serait sans portée.

S’il est certain qu’il n’existe pas de texte dans le droit moderne, si le précédent du droit ancien disparaît, il faut donc en arriver aux précédens de ce siècle. Sous l’Empire, le clergé avait eu l’honneur de la persécution, sous la Restauration, il connut le danger bien autrement grave d’être ou de paraître associé à l’exercice du pouvoir.

La révolution de juillet lui causa une douleur profonde, mais le clergé était trop mêlé à la nation par ses origines et par son existence même pour professer une opinion unanimement hostile. Hors des départemens de l’ouest, les résignés étaient beaucoup plus nombreux que les violens. Si quelques évêques, par fidélité au roi, comme le cardinal de Latil et le cardinal duc de Rohan, ou pour se mettre à l’abri des violences, comme l’évêque de Nancy, M. de Forbin-Janson, avaient quitté leur résidence et franchi la frontière, le reste de l’épiscopat était demeuré à son poste. Ils étaient agités de sentimens très divers : lutter de front contre la révolution ne venait à l’esprit d’aucun d’eux ; l’élan qui avait accueilli le pouvoir nouveau ne laissait pas de place au doute ; le mouvement national était irrésistible, mais serait-il durable ? Le trône était-il solide ? Convenait-il de se rallier sans réserve ?

L’automne de 1830, loin de calmer les hésitations épiscopales, les rendit plus vives. La seule force active, la garde nationale, multipliait dans les petites communes les exigences et les taquineries auxquelles se plaisent, au lendemain d’une révolution, les parvenus de la veille. Le clergé, c’était le vaincu, et le vainqueur ne lui ménageait ni les déboires, ni les leçons. Des croix récemment plantées, à la suite de missions, étaient enlevées ; parfois l’église, le presbytère étaient menacés. L’intérieur même du temple n’était pas à l’abri de bruyantes manifestations : certains chants religieux en étaient le prétexte. Jusqu’en 1830, on ne chantait que Domine salvum fac regem. Les habitans, appuyés par la garde nationale, soutinrent que le clergé priait encore pour Charles X et exigèrent qu’on ajoutât au verset le nom du souverain régnant. De là, des incidens continuels qui prenaient, en beaucoup de paroisses, un caractère grave.

L’importance de ces conflits variait suivant les diocèses. Insignifians dans un grand nombre de départemens où la monarchie de juillet ne trouvait pas d’adversaires, ils remuaient les âmes dans le midi et dans l’ouest. Les préfets, assaillis de plaintes contre les curés, demandaient au ministre la permission de sévir. En vain, le ministre des cultes leur enjoignait-il de solliciter des évêques le déplacement des desservans ; les préfets se disaient impuissans à rien obtenir et revenaient à la charge. Ce qu’ils voulaient, c’était l’autorisation de châtier directement un clergé insoumis, un clergé rebelle.

Dans les diocèses d’Agen et de Tarbes, aucune prière n’était dite pour le roi. Les évêques tardaient à envoyer les ordres. Les préfets prirent sur eux de retenir les mandats de traitemens des curés et des desservans. Les évêques déclarèrent que, jaloux de l’honneur de leurs prêtres, ils arrêtaient les lettres pastorales déjà sous presse, ne voulant pas les exposer au soupçon d’avoir changé une prière sous le coup d’une menace pécuniaire. Le ministre des cultes évita de trancher en principe la question. Il fit délivrer les mandats, et peu après, sur l’ordre des évêques, les prières étaient dites. Avec son esprit libéral et son respect du droit, le duc de Broglie entendait appliquer les lois en jurisconsulte.

C’est en légiste que son successeur, M. Mérilhou, était disposé à agir. Voyant dans la législation un arsenal d’où, avec quelque habileté, on pouvait tirer les armes de circonstance, il entra au ministère, convaincu qu’il pourrait tout obtenir du clergé en le prenant par la disette. Il chercha des textes : à défaut de textes, il demanda des précédens et ne découvrit que le décret de 1811 (17 novembre), autorisant, en cas d’absence, une retenue partielle. Il se trouva fort déçu et dut renoncer au coup d’éclat qu’attendaient si impatiemment les préfets.

M. Barthe arriva au ministère en janvier 1831 avec les mêmes illusions. Persuadé que MM. de Broglie et Mérilhou avaient été également faibles, qu’il suffisait de vouloir pour obliger les bureaux et faire céder le clergé, il donna des ordres d’autant plus précis que la situation s’aggravait : on venait de constater, dans le département d’Ille-et-Vilaine, la formation des premières bandes, prélude de celles qui devaient troubler l’ouest ; un mouvement venait d’éclater près de Vitré à l’occasion de la levée du contingent. Des propos séditieux étaient relevés contre un curé qui avait caché des réfractaires. M. Barthe ordonnait contre lui des poursuites et prononçait la suspension du traitement.

De toutes parts affluèrent les demandes des préfets. Pourquoi leur refuser ce qui avait été fait près de Vitré ? Par malheur, les émeutes de Paris réveillaient sur beaucoup de points et surexcitaient partout les passions antireligieuses. Les relations entre les évêques et les préfets étaient très difficiles.

En Anjou, l’hostilité des curés devenait de plus en plus vive ; ils s’étaient réunis pour se concerter. On comptait 227 paroisses où l’autorité royale était méconnue et les chants refusés. Le nombre des insoumis augmentait chaque jour, ainsi que le caractère séditieux des prônes par lesquels les curés annonçaient la suppression des prières. La Vendée, le Morbihan, le Finistère, la Mayenne étaient atteints. Ici, les outrages au roi se multipliaient : là, les sacremens étaient refusés à ceux qui avaient prêté serment au gouvernement établi. Plusieurs départemens du midi voyaient se développer un mouvement de résistance que provoquaient les actes de violence commis contre les croix et les presbytères.

En se formant pour rétablir l’ordre, le cabinet du 13 mars entendait être obéi par la garde nationale, dont il fallait calmer les ardeurs, et par le clergé, dont il était nécessaire de faire cesser les résistances. Les préfets, croyant tout obtenir cette fois d’un ministère énergique, redoublèrent leurs instances pendant les mois d’avril et de mai : « Cela ne peut pas durer ! » disait la majorité des députés. « A de telles impudences, il faut répondre par un redoublement d’énergie ! » s’écriait M. Dupin. « Ne pourrait-on pas, proposait le ministre de la guerre, soumettre aux conseils municipaux la question de savoir si chaque mois le mandat de traitement doit être délivré au curé ? » Ainsi d’heure en heure, les têtes s’échauffaient, les propositions devenaient plus extravagantes.

Au milieu de cet emportement général qui atteignait quelques-uns des ministres, le roi, le président du conseil et le ministre des cultes gardaient seuls leur sang-froid. Ils avaient un dessein et entendaient y demeurer fidèles : séparation de la religion et de la politique, volonté absolue de soumettre le clergé aux lois, et de l’entourer en même temps de protection et de respect.

Circulaires ministérielles, discours, notes du Moniteur, tout ce qu’inspirait M. Casimir-Périer, tout ce qu’écrivait M. de Montalivet était marqué de ce double caractère : — « Nous devons protéger, disait le président du conseil, la liberté des cultes, comme le droit le plus précieux des consciences qui l’invoquent (chambre des députés, 18 mars 1831). » — Et dans une circulaire aux préfets : — « N’oubliez pas que la vigilance ne doit jamais descendre à la persécution. Les opinions doivent être ménagées, les croyances respectées. La liberté des cultes doit être sacrée pour le pouvoir comme pour tous. Il importe à la morale publique et à la tranquillité générale que jamais la dérision et l’outrage ne puissent atteindre ce qu’une grande partie vénère et ce que les nations civilisées ont toujours respecté. » — (Moniteur du 20 mars 1831.)

Ainsi, pour rétablir la paix en face d’un clergé hostile et d’une opinion publique exigeante, jamais le cabinet du 13 mars n’élevait la voix sans marquer à la fois les torts de certains ecclésiastiques et la protection due au clergé dans l’ensemble de ses membres.

« Après la révolution de juillet, déclarait le Moniteur[7], en septembre 1831, lorsque la réaction menaçait le clergé, l’administration a compris ses devoirs : elle étendit sa protection sur les choses saintes, sur des hommes vénérables, et en même temps elle renouvela aux hommes ardens qui compromettaient les choses sacrées, l’avertissement de veiller sur eux-mêmes et de ne pas rendre impuissantes, par leurs fautes, ses bonnes intentions… Elle a voulu protéger ce qui méritait de l’être ; et pour assurer d’autant mieux le succès de sa sollicitude, elle prit soin de séparer plus décidément que jamais le temporel du spirituel. Elle demanda au clergé à qui elle voulait accorder toute la protection des lois, d’obéir à celles qui réglaient sa condition en France… »

« Aujourd’hui si l’État ne permet pas à l’Église d’envahir ses droits, il ne permet pas non plus d’usurper les libertés de l’Église. Elle est maîtresse de ses sacremens et de ses cérémonies jusqu’à la porte du sanctuaire… Au dehors, la loi civile agit et commande seule. Voilà la position que la royauté de Louis-Philippe a restituée à la religion, position qui la préserve à la fois des insultes de l’impiété, des violences du pouvoir et des excès du fanatisme. »

A l’heure où les ministres tenaient ce langage, que voulait l’opinion publique ? Qu’on recherche les journaux, les discours de la majorité ; écrivains et députés sont unanimes : tout ce qui parlait, tout ce qui agissait, la chambre et les municipalités, les comités et la garde nationale réclamaient vis-à-vis du clergé une action plus énergique, étaient prêts à exiger des mesures de répression.

En 1832, on ne saurait trop le répéter, la politique facile était la politique violente ; en se laissant aller et en obéissant aux passions, on eût recueilli un triomphe éphémère et préparé de grands malheurs. Pour résister aux entraînemens de ses alliés, aux exigences de ses amis, il fallait dépenser bien autrement de force que pour céder.

La politique malaisée, la seule qui fasse honneur aux hommes et qui assure l’avenir, était donc, alors comme toujours, la politique de modération.

En présence de l’insistance des préfets, le ministre des cultes se décida à les arrêter tout net par une série d’instructions très claires, très précités et qui ne laissaient place à aucune équivoque.

« La question de la suppression des traitemens avait été examinée définitivement ; le droit de suspension ne résultait d’aucune loi.. ; la position du gouvernement, déjà si difficile vis-à-vis du clergé, deviendrait intolérable, si nous lui donnions jamais contre nous des armes qu’il ne possède point, en ne le traitant pas selon les lois ; dans l’état actuel de la législation, la retenue du mandat est une mesure extra-légale. Elle ne pourrait être prise que dans des cas très graves et sous la responsabilité du ministre que cette mesure engagerait directement. »

Ce n’était pas seulement l’opinion du ministre des cultes. Le président du conseil n’était pas moins formel : « Je crois, ainsi que vous, écrivait M. Casimir-Périer à son collègue, que les moyens exceptionnels de coercition, tels que la retenue des traitemens, manqueraient de fondement légal. Il est vrai que certains préfets ont pris sur eux de suspendre le paiement des traitemens… J’ai refusé mon aveu à de pareilles dispositions. Elles ne sauraient donc établir comme résultat d’un principe arrêté ce qui n’était, en effet, qu’une exception motivée seulement par des considérations impérieuses et isolées. Je n’hésite donc pas à reconnaître qu’en droit, l’emploi d’un semblable moyen serait inadmissible[8]. »

L’été et l’automne de 1831 ne virent pas l’apaisement des haines : le nombre des réfractaires s’augmenta dans l’ouest ; ils se cachaient dans les bois, évitaient les gendarmes, profitaient de la complicité des autorités municipales qu’ils frappaient de terreur. Les curés leur donnaient asile : à la suite de rencontres meurtrières, il était arrivé que le réfractaire tué avait reçu des honneurs funèbres, tandis que les cadavres des soldats étaient à peine reçus à l’église.

Préfets, sous-préfets, chefs de parquet, généraux, tous les fonctionnaires étaient d’accord. Il fallait prendre de grands partis, user d’énergie et recourir aux mesures d’exception. Les préfets imploraient M. Casimir-Périer, les chefs de parquet suppliaient le garde des sceaux Barthe, les généraux envoyés dans l’ouest le maréchal Soult, toutes les demandes de suspension de traitement étaient adressées à M. de Montalivet par ses collègues, et le conseil des ministres, incessamment saisi de ces incidens, maintenait sa politique de patience imperturbable. Au général Bonnet, qui lui demandait de suspendre les traitemens, le ministre des cultes répondait le 14 septembre 1831 : « A l’égard du traitement attaché aux fonctions remplies, le ministre des cultes n’a pas légalement le pouvoir de supprimer ou de retenir ce traitement[9]. »

Six mois plus tard, au cours de la discussion du budget, le ministre de l’instruction publique et des cultes fut amené à la tribune. Un débat s’était élevé sur le droit qu’aurait le gouvernement de ne pas pourvoir aux vacances épiscopales des sièges relevés par le concordat de Louis XVIII : les orateurs avaient disserté sur la distinction du spirituel et du temporel : mis en verve M. Dupin, qui était tout imprégné du gallicanisme des parlemens, saisit « cette occasion pour dire que, sans aucune difficulté, ce droit de saisir le temporel des ecclésiastiques qui s’écartent de leur devoir existe encore dans les mains du ministre des cultes. » La chambre donna de telles marques d’adhésion à la théorie développée par le procureur-général à la cour de cassation que M. de Montalivet jugea l’heure favorable pour demander à la chambre des députés un bill d’indemnité ; sa déclaration très courte doit être intégralement rapportée : « On vous a parlé, messieurs, du droit qu’aurait le gouvernement de suspendre les traitemens ecclésiastiques sous sa responsabilité. Je dois quelques explications à cet égard. J’ai besoin, ayant dans certains cas retenu de semblables traitemens sous ma responsabilité, d’avoir un bill d’indemnité de la chambre.

« Certes, le gouvernement est loin de vouloir abuser de ce droit, qui, je le répète, n’a été exercé que sous ma responsabilité personnelle ; mais depuis que j’ai l’honneur d’être chargé du ministère des cultes, j’en ai usé trois fois[10]. »

Voilà un chiffre précis : trois suspensions, en onze mois, du ministère le plus difficile, à l’heure où les esprits étaient le plus excités.

Peu de semaines plus tard, après la mort du président du conseil, M. de Montalivet allait à l’intérieur, cédant les cultes à M. Girod (de l’Ain), que remplaçait bientôt M. Barthe. Aux difficultés provenant d’une hostilité sourde succédait la guerre civile. Les départemens de l’ouest s’agitaient : la duchesse de Berry venait de débarquer en Provence, et le mot d’ordre d’une nouvelle chouannerie était colporté dans le Bocage. Des bandes parcouraient le pays. Plus d’un presbytère accueillait les réfractaires : on trouva des dépôts d’armes chez des curés ; des poursuites furent prescrites, des arrestations faites ; le traitement des inculpés fut suspendu. Le ministre des cultes était en présence de la guerre civile, il n’hésita pas à engager sa responsabilité. Les préfets le surent et firent de grands efforts pour l’entraîner. Il résista vaillamment.

Les poursuites judiciaires, la détention préventive qui éloignait forcément le curé de sa paroisse, ou bien sa fuite, en un mot la cessation des fonctions, la non-résidence, telles étaient les causes uniques des retenues de mandat. Qui pourrait élever un blâme contre le ministre ? Des rapports pleins de faits précis lui arrivaient de Nantes, d’Angers, de Vannes ou de Rennes. Le presbytère était abandonné, le service du culte suspendu. Le curé avait accompagné les bandes.

Sous une forme ou sous une autre, c’était toujours, au fond, le même fait : l’absence de résidence au milieu d’une contrée soulevée.

L’automne de 1832 s’écoula ainsi ; à l’entrée de l’hiver, l’apaisement se manifesta. Six mois de troubles avaient fatigué la population. Un gouvernement résolu, des troupes bien commandées, l’arrestation de la duchesse de Berry et des meneurs contribuèrent à répandre le découragement. Les évêques, très alarmés des suites de l’insurrection, faisaient parvenir des conseils de paix et déplaçaient les curés les plus compromis. Comment continuer la lutte en parlant de la religion menacée, alors que le pape et les évêques prêchaient la soumission au gouvernement établi ?

Pendant l’année 1833, les incidens furent de plus en plus rares. M. Persil, étant ministre des cultes, fit dresser un tableau des traitemens suspendus le 4 juillet 1834. Il y en avait dix dans toute la France. Deux prélats ouvraient la liste. C’était le cardinal de Latil, archevêque de Reims, et Mgr de Forbin-Janson, évêque de Nancy, absens depuis la fin de juillet 1830. Il y avait un chanoine de Tarbes absent depuis 1828. Les sept autres étaient de simples curés ou desservans si gravement compromis qu’il y avait lieu de redouter tout retour dans leur paroisse, tout contact avec la population.

La crise était terminée. Dans le reste de la France, et notamment à Paris, la détente était complète. Le clergé se consacrant aux œuvres de charité avait retrouvé cette influence invincible que lui assure le service des pauvres. On l’avait vu prodiguant ses forces pendant le choléra de 1832, et son dévoûment avait valu à son costume un retour de respect. Tant il est vrai que l’esprit de sacrifice et le souci des misères humaines est le seul et infaillible moyen que possède l’Église de ressaisir l’autorité et la considération compromises par la participation aux querelles politiques !

Ainsi le concordat observé dans son texte et dans son esprit, point de mesures d’exception, ni d’actes arbitraires, la volonté d’obéir à la stricte légalité et de montrer autant de fermeté à l’égard des coupables que de respect envers le corps du clergé, tels furent les ressorts d’une politique qui, en refusant de descendre à la persécution, aboutit au rétablissement de la paix.

Comment méconnaître cet exemple ? Ne prend-il pas une force d’autant plus grande que les passions de 1832 et de 1892 sont moins comparables ? Dans quelle insurrection le clergé de notre temps est-il compromis ? Le voyons-nous mêlé à des actes de rébellion ? Protège-t-il des réfractaires ? Refuse-t-il de reconnaître le gouvernement établi ? La république est-elle mise en péril par la voix qui vient de Rome ? Est-ce bien au moment où le pape prêche avec tant de force l’union de tous les Français qu’il convient d’accomplir contre les évêques des coups d’éclat ? Non, rien de ce que nous voyons ne justifie des mesures sans précédens.

Parlerons-nous des suspensions de traitement opérés sous le second empire ? Qu’on relise la discussion qui a eu lieu au sénat le 31 mai 1861. Il n’y a pas un argument à en tirer. Les ministres cherchent à fuir le débat : des allusions sont faites à une retenue opérée dans le diocèse de Besançon. Ni le cardinal Mathieu, ni M. Rouland n’abordent de front la question, et une discussion postérieure de vingt ans nous apprend que les ecclésiastiques n’ont pas tardé à recouvrer leurs mandats.

Ni dans l’ancien régime, ni en ce siècle, nous ne trouvons les ministres armés légalement d’une juridiction disciplinaire sur les prêtres. La suspension de traitement employée en cas de non-résidence, déclarée dans tout autre cas illégale, condamnée et désavouée comme procédé de gouvernement, refusée aux préfets qui la sollicitaient, ne peut se justifier par un argument historique, pas plus qu’elle ne peut s’appuyer sur un texte de loi.


V

Ceux qui recourent à cette arme illégale doivent en prendre leur parti ; ils ne peuvent parler de droit, les argumens juridiques leur échappent ; ils doivent l’avouer, ils font bien pis que d’appliquer une mesure d’exception, ils sont en plein arbitraire.

« C’est un acte de gouvernement, disent-ils. La chambre examinera, lors de la loi des comptes, ce que nous avons fait. Si elle éprouve quelque impatience, elle peut hâter l’examen en soulevant une interpellation et en renversant le ministre. »

Il n’existe pas de théorie plus dangereuse : je ne sais pas une loi, pas un texte longuement délibéré, appliqué solennellement par les juges à tous les degrés de juridiction, qui ne puisse être violé de la sorte.

Le péril des gouvernemens qui tirent toute leur force de l’élection est de se laisser aller à croire que le droit vient du nombre. Un chiffre de voix fait le député, un chiffre de voix crée le premier magistrat de l’État, une majorité vote la loi. De là à se persuader qu’une majorité fait le droit, il n’y a qu’un pas. Le jour où cette idée fausse a pénétré dans les esprits, il n’y a plus de garantie quelconque pour la liberté des citoyens.

C’est pourquoi le correctif nécessaire des institutions démocratiques est la constitution d’une magistrature supérieure, juge suprême de tous les recours. Nous ne cesserons de le redire : il n’y a pas de république sans un tribunal fédéral. Les fondateurs de la république américaine l’ont discerné avec une admirable pénétration. Ils ont prévu que si, dans les monarchies, les sympathies du peuple sont naturellement en éveil contre les excès d’un seul, dans les gouvernemens libres, où la majorité passe pour représenter la volonté du peuple, la persécution risquait de devenir populaire. Ainsi, dans un gouvernement de majorité où les députés peuvent obéir à un caprice, l’indépendance du pouvoir judiciaire est la seule protection pour la sécurité des droits. Les États-Unis n’ont échappé, depuis cent ans, au despotisme des assemblées élues, plus périlleux que le despotisme d’un souverain, que par l’action vigilante d’une justice qui a le pouvoir de briser tout excès, toute violation du droit, même commis par les députés.

Où en sommes-nous en France ? La théorie de l’acte de gouvernement permet tout, autorise tout, couvre tout. Des voix éloquentes, de vrais magistrats ont fait parfois entendre de courageuses protestations[11], mais le jurisconsulte isolé qui proteste ne fait que démontrer la nécessité de l’institution qui nous manque. Dans un État réglé, il ne faut pas qu’il y ait un acte portant atteinte à un droit qui ne trouve des juges. Entre une société barbare et une société civilisée, il n’y a pas d’autre différence. L’omnipotence d’une assemblée pouvant se mettre au-dessus du droit est un désordre qui mène à l’anarchie par l’énervement de tous les principes et la méconnaissance de toutes les garanties.

Entre l’Église et l’État, il y a une charte : le concordat et les règles établies. Les exécuter loyalement, tel doit être le souci commun. C’est le seul moyen de maintenir un traité. Il ne s’agit pas de demander à la volonté populaire ce qu’elle en pense et quels correctifs il lui plaît d’y apporter. Le rôle d’un gouvernement dans un pays libre est non d’obéir aux caprices, mais de commander en éclairant l’opinion. A certaines heures où la passion entraîne, la tâche est rude ; mais plus l’effort est pénible et plus le devoir est impérieux.

Toute société politique est divisée en trois groupes : ceux qui se lancent en avant, ceux qui résistent au mouvement, et entre eux une foule qui n’appartient à aucun parti, qui attend et qui demeurera juge.

En ce moment, en France, entre les groupes ou les factions qui veulent la prolongation de la guerre religieuse, parce qu’elle seule constitue leur raison d’exister, il y a une masse considérable de gens paisibles, ayant horreur des révolutions, n’en ayant jamais fait, ayant redouté à l’avance toutes celles de ce siècle, s’étant ralliés le lendemain au pouvoir nouveau par besoin de repos, conservateurs par essence, toujours enclins à se porter du côté du gouvernement, craignant par-dessus tout les secousses, assez ombrageux vis-à-vis du clergé, mais ne voulant pas l’oppression et très prête, si elle la voit poindre, à se retourner du côté des opprimés. C’est à la masse flottante qu’est demeuré presque en tout le dernier mot depuis quatre-vingts ans. Ses moindres déplacemens ont changé le centre de gravité. Écoutez son langage : elle a ses organes, comptez les journaux étrangers à tout esprit de parti qui cherchent chaque matin à deviner ses secrets sentimens. Recueillez leurs avis : il est certain que l’opinion paisible est aujourd’hui fatiguée des luttes religieuses. Elle cherche les auteurs responsables de ces querelles aussi irritantes que stériles et semble leur demander grâce.

Tous les quatre ans, un million d’électeurs s’approchent pour la première fois des urnes. À bien des symptômes, il est permis de deviner que ces générations nouvelles apportent dans la vie publique moins de colères antireligieuses, qu’elles regardent, non sans quelque dédain, nos vieilles disputes. Consultez tous ceux qui sont en contact avec la jeunesse : nul n’hésitera à affirmer qu’il se fait un mouvement, que leurs pensées et leurs regards commencent à se tourner d’un tout autre côté.

Que conseilleraient ceux qui, en trois ans, de 1830 à 1833, ont rétabli l’ordre ? Quel langage tiendraient à leurs successeurs ces vrais conservateurs, ces vaillans libéraux, ces sages défenseurs de la société civile ?

Ils diraient aux évêques que les mandemens électoraux sont une atteinte au concordat, qu’ils doivent, pour être respectés de tous les partis, ne pas descendre dans l’arène des partis, qu’ils ne doivent souffrir dans les églises aucun débat contradictoire, aucun appel imprudent à la foule, que de tout temps la parabole du mauvais riche y a été commentée, qu’auprès des devoirs envers les pauvres, obligations vieilles de dix-huit siècles, prendront place dans l’enseignement de l’Évangile, les devoirs envers les ouvriers, que rien ne sera changé si ce n’est l’étendue de l’action chrétienne se rajeunissant sans cesse et appropriée, à la voix du pape, aux besoins de notre temps ; ainsi seront séparées, dans l’action du clergé et à son grand profit, la religion et la politique.

Ils diraient à l’État que, s’il doit défendre, en sentinelle vigilante, la société civile, le concordat, comme tout traité, doit être appliqué dans un esprit de paix : nomination des évêques, entretien des édifices du culte, relations avec la papauté, tout ce qui découle du traité d’alliance de 1801 serait un non-sens et bien près d’être une dérision, si par malheur l’État cessait un seul jour d’exercer avec le sérieux et le respect qu’ils méritent ses pouvoirs concordataires. Ils rappelleraient que l’autorité civile, possédant seule la force publique, a le devoir de maintenir l’ordre, de protéger le culte dans l’intérieur des églises et de réprimer les désordres qui y seraient commis, qu’elle doit empêcher les empiétemens d’où qu’ils viennent ; que le clergé ne peut entrer dans l’école, mais que l’école ne peut, sans manquer à sa neutralité, critiquer la religion ou chercher à l’affaiblir dans l’esprit de l’enfant, qu’enfin pour accomplir son devoir, pour maintenir la paix dans les âmes, l’État ne doit recourir qu’aux armes légales, repoussant comme des offres compromettantes tout ce qui sort du droit commun, tout ce qui de près ou de loin ressemble à l’arbitraire.

Ce que disait en 1867 M. Thiers, chef de l’opposition, M. Thiers, chef du gouvernement, le répétait en termes presque semblables en 1872. « Les gouvernemens peuvent commettre d’insignes folies, mais, je le déclare avec une profonde conviction, il n’y en a pas de plus dangereuse que de s’engager dans une querelle religieuse et de se taire complice volontaire ou involontaire d’une immense perturbation morale… » « Le plus haut degré de philosophie n’est pas de penser de telle ou telle façon, l’esprit humain est libre heureusement. Le plus haut degré de philosophie, c’est de respecter la conscience religieuse d’autrui, sous quelque forme qu’elle se présente, quelque caractère qu’elle revête. » Il avait vu et jugé un siècle de notre histoire, c’était le testament de son expérience politique.

La pacification a été en 1832, elle doit être en 1892, comme elle sera en tout temps, non une œuvre de force, mais une œuvre légale et loyale, faite de patience et de respect.


GEORGES PICOT.

  1. On n’entend pas appliquer la dénomination de radicaux à tous les membres de la gauche. Nul n’ignore que les radicaux sont une minorité, il est facile de le constater en relevant leur nombre dans les votes ; mais il est malaisé de trouver quelqu’un qui puisse dire à quelle travée du centre expire leur influence. Or tout ce que nous disons s’applique à leur influence désastreuse.
  2. Voyez, dans la Revue, les études de M. Anatole Leroy-Beaulieu.
  3. Allez au Creusot, à Anzin, à Saint-Gobain, à Montceau-les-Mines, et partout vous verrez le même phénomène, le même apaisement dû aux mêmes causes. Le jury de l’Exposition universelle d’économie sociale a entendu plus de cent chefs d’industries, il ne s’est pas borné à recueillir des assertions, il a contrôlé des chiffres. Partout où la moyenne de stabilité des ouvriers est de deux à cinq ans, la population ouvrière est troublée : elle est la proie des grévistes ; à sept ou huit ans, elle s’améliore ; à dix ans, elle devient bonne. Si la moyenne de séjour des ouvriers dans une usine atteint douze ans, la population est en paix. Or dans les établissemens dotés d’institutions patronales, nous avons relevé des moyennes de dix-huit et vingt ans. Cet ensemble de faits attestés par l’enquête faite à l’Exposition de 1889 ne laisse plus un doute sur la vérité des lois dégagées par Le Play et constatées dans la pratique par les beaux travaux de la Société d’économie sociale.
  4. Discours de M. Loubet, président du conseil, à la chambre des députés, le 26 mars 1892. (Journal officiel, p. 368.)
  5. Conseil d’État, 7 mai 1852, 4 avril 1861, 4 mai 1861, etc.
  6. Un procès-verbal que nous avons retrouvé, en 1878, au fond d’une armoire du ministère de la justice et que nous avons versé aux Archives nationales fait connaître qu’en 1812 les prisons d’État de Vincennes, de Fenestrelles et de Ham renfermaient 4 cardinaux, 4 évêques, 2 supérieurs-généraux, 1 vicaire-général, 9 chanoines et 38 curés, desservans et vicaires.
  7. Moniteur du 15 septembre 1831. Cette note avait été délibérée paragraphe par paragraphe en conseil et plusieurs phrases avaient été dictées par M. Casimir-Périer.
  8. Dépêches des 17 mai et 2 juin 1831. Tous les documens que nous citons ont été empruntés aux Archives nationales, aux Archives des cultes et au Dépôt de la guerre.
  9. Lettre du comte de Montalivet, ministre des cultes, au général Bonnet, 14 septembre 1831.
  10. Séance du 15 février 1832. (Moniteur, p. 465, col. 3.) — Les trois cas qui motivaient le bill d’indemnité du 15 février 1832 s’appliquaient à trois prêtres poursuivis en justice. Le curé de Comblessac (Ille-et-Vilaine) avait refusé les sacremens aux conseillers municipaux, parce qu’ils avaient prêté serment au roi et engagé les conscrits à ne pas rejoindre l’armée destinée à renverser la religion. Procès-verbal avait été dressé des propos tenus. Mécontent de ne pas voir poursuivre le curé, le maire se permit de retenir le mandat de traitement ; le curé vint se plaindre et dans l’altercation se livra à des violences graves sur la personne du maire. Arrêté, il subit une détention préventive et fut condamné. Élargi après quelques mois d’emprisonnement, il vint réclamer ses mandats arriérés. Le ministre maintint la retenue pour toute la durée de l’absence. Le second cas fut celui du desservant de Saint-Germain-de-Pinel, traduit devant les tribunaux pour avoir reçu des réfractaires. Pendant l’instruction, le traitement est suspendu. Le desservant ayant été acquitté, les mandats furent restitués. La troisième retenue eut lieu également à l’occasion d’une poursuite, sur laquelle nous n’avons pas de détails.
  11. Les conclusions données par M. Aucoc, maître des requêtes au conseil d’État, en 1868, dans l’affaire de la saisie de l’Histoire des princes de Condé, en sont l’exemple le plus mémorable. On peut y joindre les conclusions de M. Gauwain, maître des requêtes, soutenant, en janvier 1889, l’illégalité des retenues de traitement.