Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 1-7).

LA PÊCHEUSE D’AMES



I

LA PRÉDICTION

Devant mon esprit se dévoile tout ce
qui sera.
ESCHYLE.

Un cri sauvage et désespéré comme celui d’un tigre blessé retentit dans le silence et le calme du soir. Les chevaux s’arrêtèrent, sans que le cocher tirât sur les rênes ; et, pendant qu’il se signait, un jeune officier se levait dans la légère calèche et regardait tout ému dans la direction d’où était venu ce cri épouvantable.

« Qu’est-ce ?

— On dirait qu’un homme a crié au secours, répondit le cocher.

— Où ?

— Si j’ai bien entendu, cela venait de l’eau. »

L’officier sauta hors de la calèche et s’élança vers la rivière, à travers les chaumes et les épaisses broussailles. Encore un cri, un dernier, étouffé, cette fois, un cri de détresse, suppliant ; puis l’eau fit entendre un sifflement, comme si l’on y avait jeté une pierre brûlante.

« Il y a quelqu’un qui se noie, » pensa l’officier. Il prit son revolver, courut à en perdre haleine vers la rive à travers la prairie et les roseaux. Dans le demi-jour qui suivait le coucher du soleil, l’eau avait des reflets blafards ; les flots roulaient avec des teintes de plomb fondu entre les berges peu élevées. Rien de suspect, ni dans le petit bois où était maintenant l’officier, ni dans l’eau qui murmurait, ni sur le tertre couvert de gazon qui s’élevait en face.

Le jeune homme songeait à s’en retourner, lorsque sur l’autre rive apparut quelque chose de blanc, puis une forme humaine, puis une deuxième.

« Qui va là ? » cria-t-il.

Pas de réponse.

« Halte ! »

La blanche apparition s’éloigna en flottant en l’air, et en même temps les buissons semblèrent s’animer.

« Halte ! ou je tire ! » cria de nouveau l’officier.

Comme les vagues figures prenaient la fuite, il fit feu deux fois avec son revolver. L’éclair et la détonation traversèrent solennellement les sombres profondeurs du bois, puis tout redevint silencieux. Les étranges fantômes s’étaient évanouis.

Le jeune officier revint mécontent à sa voiture.

« L’avez-vous touché, herr lieutenant ? demanda le cocher.

— Malheureusement, je suis arrivé trop tard. Les gueux ont échappé.

— Qui sait si c’en étaient ? dit le cocher. Il se passe des choses peu rassurantes dans ce pays-ci.

— Quoi donc ? »

Le cocher regarda avec inquiétude autour de lui. « Ce qu’il y a de mieux, c’est de n’en pas parler. Remontez plutôt en voiture, herr Zésim. Madame votre mère vous attend, et il se fait tard. »

Le jeune officier remonta dans la calèche, et les chevaux repartirent à toute vitesse, traversant les flaques d’eau qui rejaillissaient et les fondrières dans lesquelles il semblait que la voiture allait s’abîmer.

Après une longue absence, Zésim Jadewski revenait dans son pays. Jusqu’alors il avait été en garnison à Moscou, à Pétersbourg, et même pendant quelque temps dans le Caucase. À peine eut-il foulé avec son régiment le sol sacré de l’antique Kiew, l’ancienne ville des czars, qu’il demanda un congé ; et maintenant il se rendait en toute hâte chez sa mère, qui possédait un domaine dans le voisinage.

Le soleil avait presque disparu derrière la forêt lointaine. Il n’y avait plus que les cimes des arbres où flottât encore une légère teinte rouge. Plaines, collines, bois, hameaux, châteaux s’apercevaient maintenant à travers le voile gris transparent du crépuscule du soir. Les hôtes fauves regagnaient leurs tanières, et dans les broussailles qui bordaient les pâturages se montraient des flammes errantes, feux follets ou yeux brillants de quelque loup, en quête d’une proie.

Dans leur course rapide, ils franchirent un marais, passèrent sur un pont en ruine, traversèrent un petit bois de hêtres, et arrivèrent enfin au village de Koniatyn. De tous les côtés s’élevait une fumée bleuâtre : ici elle sortait d’une cheminée de pierre ; là elle se frayait un passage à travers un toit de chaume noirci. Une vapeur légère flottait autour des cabanes basses ; elle s’élevait des haies et des vergers. Par les portes ouvertes on voyait, la lueur rouge des âtres ; les chiens aboyaient avec fureur. Auprès du puits se tenaient des jeunes filles avec de longues tresses et les pieds nus, qui remplissaient leurs seaux de bois.

Il faisait maintenant tout à fait sombre. Zésim se pencha hors de la voiture pour découvrir la maison paternelle. Elle était là ; là s’étendait son toit entre les hauts peupliers, et à l’une des petites fenêtres brillait une lumière. Le jeune officier sentit un attendrissement de bonheur dans son âme. Déjà le vieux chien de chasse aveugle de son défunt père le saluait avec un gémissement de joie. La porte s’ouvrit ; la calèche entra dans la cour ; il était dans ses foyers.

Sa bonne et douce mère descendit les marches du perron. Il se jeta dans ses bras ; elle le regarda, le toucha pour s’assurer que c’était bien lui, le cher enfant, le fils dont elle avait été si longtemps privée. Puis elle traça le signe de la croix sur son front et lui donna un baiser.

« Ah ! comme tu as été longtemps loin de moi ! dit d’une voix tout émue la vieille dame, comme tu es grand ! comme tu es fort ! comme l’uniforme te va bien ! Dieu soit loué ! ils ne t’ont pas tué dans le Caucase ! »

Mme Jadewska le conduisit dans la maison. Toute la troupe des vieux serviteurs arriva pour voir le jeune maître et le saluer, mais aucune main ne le toucha et ne le servit que celle de sa mère. Elle lui ôta son bonnet et son épée ; elle lui apporta le souper ; elle lui remplit son verre d’un généreux vin de Hongrie, s’assit près de la fenêtre entre ses fleurs et sa volière, et se mit à le contempler, silencieuse et heureuse.

C’est qu’aussi Zésim était bien fait pour réjouir le cœur d’une mère. De bonne taille, élancé, avec des muscles d’acier ; un beau et noble visage, qu’encadrait une courte barbe blonde, et où brillaient deux grands yeux bleus enthousiastes, il représentait la nature humaine dans ce qu’elle a d’aimable.

« Combien de temps restes-tu ? lui demanda tout d’abord sa mère.

— Deux semaines, mère chérie, mais Kiew est près ; je reviendrai bientôt.

— À Noël ?

— Plus tôt, aussi souvent que je le pourrai. »

Il regarda autour de lui, et une émotion silencieuse s’empara de son cœur. Tout était comme il l’avait laissé, quand il était parti, encore adolescent. Chacune des vieilles armoires, des vieilles tables, des vieilles chaises était toujours à la même place. Le sopha avait toujours son étoffe à fleurs, qu’il connaissait si bien. L’antique horloge faisait toujours entendre son majestueux tic-tac. Sur le poêle se tenait encore la Diane de plâtre, avec son carquois et son arc ; et sur la commode étaient les flacons avec les fruits confits dont il aimait tant à se régaler.

« Qu’est devenue Dragomira ? » demanda tout à coup Zésim. Mme Jadewska haussa les épaules.

« Elle n’a pourtant pas quitté le bon chemin ?

C’est selon comme tu l’entends. Elles sont devenues dévotes, elle et sa mère. Tu ne reconnaîtras pas ta joyeuse compagne d’autrefois. On n’entend plus chez elles qu’oraisons et psaumes de la pénitence.

— Il faut que j’y aille, aujourd’hui même.

— Pourquoi tant te presser ?

— Je ne sais, je me réjouis de revoir Dragomira. N’était-elle pas autrefois ma petite femme, quand nous nous bâtissions des maisonnettes avec des bottes de paille et des branches.

— Je ne t’en empêche pas, tu peux y aller, mais tu ne trouveras pas ce que tu cherches.

— Combien y a-t-il d’ici à Bojary ? Un quart de lieue ?

— Oui, à peu près. »

Zésim se leva, prit son bonnet, chargea son fusil de chasse, qui était pendu à un clou, le mit sur son épaule, embrassa sa mère et partit.

La route passait par les champs dont les blés étaient coupés et par une prairie où les bergers avaient allumé un grand feu autour duquel ils s’étaient installés pendant que les chevaux paissaient, les jambes de devant entravées. Le croissant de la lune apparaissait au-dessus de la forêt. On entendait de temps en temps les clochettes des chevaux, les airs mélancoliques du chalumeau et le murmure lointain de la rivière.

Quand Zésim fut près du château de Bojary, le cœur lui battit avec force et l’image de sa petite amie d’enfance se dressa vivante devant lui. Il était arrivé à la porte : il frappa. Les aboiements d’un chien lui répondirent ; du reste, tout demeura silencieux. Les sombres peupliers bruissaient d’une façon sinistre. La maison et la cour étaient plongées dans la plus profonde obscurité. Aucune fumée ne sortait des cheminées ; aucune fenêtre n’était éclairée.

Zésim frappa de nouveau. Enfin des pas lents et traînants s’approchèrent.

« Qui est là ?

— Mme Maloutine est-elle à la maison ?

— Non.

— Et Mlle Maloutine ?

— Non plus. »

Zésim haussa les épaules, et, de fort mauvaise humeur, se mit en route pour revenir chez lui.

Cette fois, il prit par la forêt. La lumière argentée du croissant de la lune lui montrait le chemin, entre les trous noirs, les arbres tombés et les épaisses broussailles. Tout à coup, une lueur rouge illumina le sentier, et, du milieu des noisetiers et des buissons de ronces, des étincelles jaillirent, à travers la nuit, vers le ciel majestueux. Il tourna à gauche et se trouva bientôt en face d’un feu clair qui flambait. Des coups de sifflet retentirent, de sombres figures surgirent de différents côtés.

Zésim abaissa son fusil :

« Qui va là ?

— Des bohémiens, monsieur, » répondit une voix humble, et, du fourré, sortit un gaillard basané et velu qui s’inclina respectueusement.

Zésim s’approcha du feu, autour duquel était établi un fantastique campement de bohémiens. Des tentes étaient dressées, de petits chariots les entouraient, les chevaux piaffaient ; des hommes à la peau brune étaient étendus sur leurs manteaux et dormaient ; d’autres dépouillaient de sa peau un agneau qu’ils avaient certainement volé. Une jeune mère berçait son nourrisson, des enfants nus couraient çà et là, des chiens aboyaient et montraient les dents. Deux femmes surveillaient les chaudrons qui ronflaient sur les flammes.

Pendant que Zésim, encore étonné, contemplait cet étrange tableau, il vit s’avancer une jeune et jolie femme, aux yeux brillants, à la chevelure noire et flottante, au corps élancé, de la teinte de l’ébène. Elle avait une robe rouge collante, et, par-dessus, un vêtement blanc, court et sans manches, en peau d’agneau. Elle était à cheval sur un ours apprivoisé, et elle salua Zésim d’un air à la fois fier et moqueur.

Cette étonnante créature semblait être la reine de la bande.

« Que cherches-tu chez nous, bel étranger ? dit-elle en sautant à bas du dos velu de sa sauvage monture. Si tu veux me faire un cadeau, je te prédirai l’avenir, car je vois tout ce qui a été, tout ce qui est, et tout ce qui sera. »

Zésim lui donna en riant une pièce d’argent. Elle la regarda, la mit dans son sein, et prit ensuite la main du jeune homme.

« Du bonheur, beaucoup de bonheur, murmura-t-elle en secouant la tête, mais tout cela est bien loin. De grands dangers te menacent, et de puissants obstacles s’entassent autour de toi. Tu triompheras de tout, si tu es sage, fidèle et courageux. Deux femmes se tiennent sur le chemin de ta vie ; tu les aimeras toutes deux, et toutes deux te donneront leur cœur. Pourtant, il en est une dont tu dois te garder : elle menacera ta vie, et si tu n’es pas prévoyant, elle t’apportera la mort Mais un ange veille sur toi et te montrera le chemin du salut.

— Que vois-tu encore ?

— Tout le reste est obscur, confus ; mais ta ligne de vie est croisée ; prends garde ! »

En ce moment on entendit comme une plainte mystérieuse flottant à travers les cimes des arbres.

« Qu’est-ce ?

— Ferme tes oreilles et tes yeux, dit la bohémienne, il n’est pas bon d’être dans le voisinage, quand ils passent.

— De qui parles-tu ?

— Entends-tu le psaume de la pénitence ? Ce sont les dévots pèlerins de cette secte que l’on nomme les Dispensateurs du ciel. Il y a une odeur de sang dans l’air. Prends garde ! »

Zésim partit brusquement et se dirigea en hâte à travers les fourrés vers la rivière dont les flots scintillaient entre les troncs noirs. Des coups de rame retentissaient, et un chant triste à déchirer le cœur traversait lentement la nuit éclairée par la douce lueur de la lune. Une grande barque apparut, des hommes et des femmes y étaient assis par couples, la tête penchée et se frappant la poitrine avec le poing. Une torche brûlait avec une lumière terne à l’avant du bateau ; la poix fumeuse dégouttait dans l’eau, pendant que la flamme rougeâtre éclairait une haute croix de bois dressée au milieu de la barque. Alors — Zésim crut rêver — le Sauveur attaché à la croix ouvrit ses yeux épuisés de fatigue, et de ses blessures tomba goutte à goutte un sang chaud sur les pénitents.