La Pêche et la pisciculture en France/02

La Pêche et la pisciculture en France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 162-198).
LA
PECHE ET LA PISCICULTURE
EN FRANCE

II.
LES EAUX SALÉES.

I. L’Industrie des eaux salées, par M. J.-B.-A. Rimbaud ; 1869, Challamel. II. Les Grandes Pêches, par. M. Victor Meunier ; 1878, Hachette, — III. La Pisciculture fluviale et maritime, par M. de Bon, directeur au ministère de la marine ; 1880, Rothschild. — IV. Six Conférences sur la pisciculture en eaux salées, par M. Gobin. Rapports manuscrits à la Société nationale d’agriculture, 1883. — V. Statistique des pêches maritimes, 1866-1882. — VI. Rapports de la commission sénatoriale du repeuplement des eaux, 1879-1883.

L’enquête sénatoriale sur le repeuplement des eaux, dont nous avons parlé dans un précédent travail[1], n’a pas restreint ses investigations aux fleuves et aux rivières, elle les a étendues au littoral maritime. Là aussi, on se plaint de la disparition du poisson, de la diminution du produit des pêches, de l’emploi d’engins destructeurs ; là aussi, par conséquent, la commission s’est fait un devoir d’entendre les témoignages des personnes compétentes ou intéressées dans la question et s’est préoccupée des moyens d’empêcher la ruine d’une industrie qui entre pour une si forte part dans l’alimentation publique, et qui pourrait y entrer pour une part beaucoup plus grande encore.

Les poissons que nous consommons ne sont, en effet, qu’une bien petite partie des produits que nous pourrions retirer des mers pour en faire notre profit. Quand on songe que les océans couvrent les trois quarts environ de la surface du globe et qu’ils sont habités par une multitude d’êtres animés, depuis les couches supérieures jusqu’aux abîmes, insondables, on s’étonne que l’humanité tout entière n’y trouve pas sa nourriture. À quelles conditions l’exploitation des mers doit-elle être soumise, sinon pour qu’il en soit ainsi, du moins pour que celles-ci conservent leur fertilité, c’est ce que la commission d’enquête s’est demandé et c’est ce que nous allons examiner de notre côté, en nous aidant dans notre étude, non-seulement des dépositions qu’elle a recueillies, mais encore des nombreux travaux qui, dans ces dernières années, ont été publiés sur la matière.


I

Avant de nous occuper des poissons, jetons d’abord, comme l’a fait M. Gobin, dans les intéressans mémoires qu’il a adressés à la Société nationale d’agriculture, un coup d’œil sur le milieu dans lequel ils vivent. Nous trouverons, dans les données que nous fournit à ce sujet la géographie physique, l’explication de certains faits jusqu’ici obscurs sur la vie des habitans de l’océan.

Les mers doivent leur salure à la dissolution des substances minérales enlevées à la croûte terrestre par les eaux qui, à l’origine des âges géologiques, couvraient tout le globe, ou apportées par les fleuves des terrains qu’ils arrosent. Ces substances, parmi lesquelles dominent les chlorures de sodium, de magnésium et de calcium, les sulfates de magnésie, de chaux et de soude, ne sont pas emportées par l’évaporation solaire et s’accumulent depuis des milliers de siècles au fond des mers, auxquelles elles communiquent la salure qui les caractérise et qui est loin d’être uniforme. Pour ne parler que de celles qui baignent nos côtes, la Méditerranée est plus salée que la Manche, et celle-ci plus que l’océan.

La densité de l’eau de mer augmente avec la quantité des sels en dissolution ; elle atteint son maximum, non plus comme pour l’eau douce à 4 degrés centigrades, mais à —2° 22 ; le degré de congélation descend lui-même au-dessous de cette température. La présence des sels a encore pour effet de ralentir l’évaporation de l’eau et d’atténuer l’intensité des phénomènes qui se produiraient si cette évaporation se faisait trop rapidement. La mer ne renferme pas seulement des substances minérales en dissolution, elle contient aussi des gaz qui permettent à une foule de plantes de s’y développer. L’eau de mer étant mauvaise conductrice du calorique, la température de la surface est moins variable que celle de l’atmosphère ; aussi l’influence des saisons ne s’y fait-elle pas sentir à plus de 100 mètres de profondeur, et dans cette zone les variations diurnes se manifestent-elles très lentement. La distribution de la chaleur dans le sens vertical y est beaucoup plus compliquée que sur terre. Tandis que, dans l’atmosphère, la température décroît à mesure qu’on s’élève, dans la mer, elle décroît à mesure qu’on descend. Cette différence est due à ce que, la densité de l’eau augmentant jusqu’à — 2° 22, les couches les plus froides tendent à s’enfoncer. Les couches superficielles s’échauffent pendant le jour, mais elles se refroidissent pendant la nuit, et, devenant alors plus pesantes que celles qui se trouvent au-dessous d’elles, elles prennent leur place et produisent ainsi un mouvement vertical du liquide dans toute la partie impressionnée par la chaleur solaire. C’est ainsi que, sous les tropiques, la température de l’air étant de + 32 degrés, celle de la surface de la mer est de + 24 degrés, et celle de l’eau à 1,500 mètres de profondeur de + 4° 17. Vers les pôles, la température s’accroît, au contraire, de la surface au fond, puisque la température atmosphérique est plus froide que celle de l’eau. A une profondeur variable suivant les climats et les courans, on rencontre dans toutes les mers une couche d’eau à la température constante de + 4° 17, qui, partant à l’équateur d’une profondeur de 2,200 mètres, va en s’élevant progressivement jusque vers le 56° degré de latitude nord et sud, où elle affleure la surface, pour redescendre ensuite en se rapprochant des pôles, et décrit ainsi une immense courbe à peu près symétrique dans les deux hémisphères. Dans nos mers, cette zone isotherme se rencontre à 800 mètres de profondeur dans l’océan, au sud du golfe de Gascogne, à 400 mètres dans la Manche, à la surface dans le Pas de Calais et la mer du Nord ; elle redescend ensuite jusqu’à 1,350 mètres au 70e degré de latitude. Dans la Méditerranée, elle varie entre 950 mètres et 1,445 mètres.

La lumière solaire ne pénètre pas dans l’eau à plus de 150 mètres ; mais les fonds plus profonds ne sont pas pour cela plongés dans une obscurité absolue, car un grand nombre des animaux qui les habitent sont doués de phosphorescence.

Le fond des mers a le même relief que le continent et présente comme lui des plateaux, des vallées, des montagnes et des pics. Il est lui-même ou un continent englouti comme l’Atlantide, ou un continent en voie de formation qui quelque jour surgira du sein des flots. La profondeur en varie pour l’océan entre 50 et 8,000 mèt. ; pour la Manche, entre 10 et 180 mètres, et pour la Méditerranée, entre 300 et 4,275 mètres. Près du littoral, elle est d’autant plus grande que les côtes sont plus abruptes. La mer, on le sait, est sujette à des oscillations périodiques appelées marées qui, dues à l’attraction qu’exerce la lune sur les flots, se produisent deux fois par jour et qui ont pour effet de couvrir et de découvrir alternativement les rivages sur une étendue variable suivant l’inclinaison des côtes et les phases du satellite. Ces oscillations ne sont pas les seuls mouvemens auxquels la mer soit soumise ; les vents en produisent d’autres qui, suivant leur force, donnent lien à de simples houles ou à de violentes tempêtes soulevant des vagues qui, dans les mers fermées comme la Méditerranée, ne dépassent pas 7 mètres, mais qui peuvent atteindre jusqu’à 30 mètres aux environs du cap de Bonne-Espérance et font sentir leur action jusqu’à 200 mètres de profondeur.

Outre ces mouvemens accidentels, il y en a de permanens qui sont provoqués par des courans sous-marins dont la marche est régulière et constante. Ce sont d’abord les courans verticaux dont nous avons déjà parlé et qui sont dus à la différence de température des diverses couches ; ce sont ensuite les courans qui s’établissent entre les mers intérieures et les océans, lorsque les premières communiquent avec les derniers par un détroit. C’est ainsi que les eaux de l’Atlantique, moins lourdes que celles de la Méditerranée, pénètrent dans cette dernière par un courant supérieur qui franchit le détroit de Gibraltar, et sont remplacées par les eaux de la Méditerranée, qu’entraîne dans l’océan un contre-courant inférieur.

Il y a enfin des courans généraux et permanens, véritables fleuves qui transportent les eaux chaudes de l’équateur vers les pôles et ramènent les eaux froides des pôles vers l’équateur, passant d’un hémisphère à l’autre, modifiant les climats géographiques, équilibrant la température et la salure des eaux, et formant des routes ambulantes au milieu de l’immensité liquide. De ces divers courans, celui qui nous touche le plus est le gulf-stream, dont le commandant Maury, qui le premier en a signalé l’importance, a fait une si poétique description : « Il est, dit-il, un fleuve dans la mer. Dans les plus grandes sécheresses, jamais il ne tarit ; dans les plus grandes crues, jamais il ne déhorde. Ses eaux tièdes et bleues coulent à flots pressés sur un lit et entre des rives d’eau froide : c’est le gulf-stream ! Nulle part, dans le monde, il n’existe un courant aussi majestueux. Il est plus rapide que l’Amazone, plus impétueux que le Mississipi, et la masse de ces deux fleuves ne représente pas la millième partie du volume d’eau qu’il déplace. » Il prend naissance dans le golfe du Mexique, remonte au nord-est le long des côtes des États-Unis jusqu’à Terre-Neuve, où il s’infléchit vers l’est, traverse l’Atlantique du sud-ouest au nord-est, vient baigner l’Islande, les côtes orientales de l’Angleterre et de l’Ecosse, se dirige vers la Norvège, côtoie la Russie et toute l’Asie septentrionale, et revient dans le grand Océan par le détroit de Behring. A la sortie du golfe du Mexique, le gulf-stream a une largeur de 60 kilomètres, une profondeur de 375 mètres et une belle couleur azurée qui tranche sur le vert de l’océan. Il a une température de 30 à 32 degrés, tandis que les eaux voisines n’ont que 22 à 24 degrés, et une vitesse de 7 à 8 kilomètres à l’heure ; mais l’une et l’autre diminuent à mesure que le courant s’éloigne de son point d’origine et que sa largeur augmente. Au large des côtes de France, sa température n’est plus que de 16 à 18 degrés, sa largeur de 600 kilomètres, sa profondeur de 1,000 à 1,500 mètres, et sa vitesse de 4 à 5 kilomètres ; sa couleur bleue se distingue alors à peine de celle des eaux qu’il traverse. C’est à ce fleuve d’eau chaude que la Bretagne, la Normandie, les îles Britanniques, la Belgique, les Pays-Bas, doivent leur climat humide et tempéré ; c’est grâce à lui que la Norvège et l’Islande sont habitables. Né sous les tropiques, là où la vie se développe avec le plus d’intensité, il charrie des myriades d’animalcules et de molécules organiques qui nourrissent dans son lit des légions de poissons, de crustacés et d’annélides.

Un courant secondaire se détache du gulf-stream à la hauteur du cap Finistère d’Espagne, s’infléchit dans le golfe de Gascogne en produisant des remous auxquels on attribue la formation des dunes landaises. Divers hydrographes pensent qu’un autre courant pénètre dans la Manche, suit les côtes de la Picardie, de la Belgique et des Pays-Bas, et va s’éteindre sur la côte allemande, à l’embouchure de l’Elbe.

Tous ces mouvemens des eaux modifient sans cesse non-seulement le relief du fond des mers, mais aussi les contours des rivages. Avec les matériaux qu’ils enlèvent aux terrains qu’ils traversent, les fleuves comblent les vallées sous-marines et forment des couches nouvelles qui se superposent aux anciennes et qui paraîtront peut-être quelque jour à la surface. Les falaises battues, pendant des siècles, par les flots qui minent leur base sans jamais se lasser, finissent par s’écrouler, et leurs débris, entraînés par les courans, vont sur quelque autre point du littoral créer des barres et des lagunes. C’est ainsi que le Pas de Calais s’élargit de 2m,14 par an et que les matériaux arrachés à nos côtes s’accumulent dans la Mer du Nord, en face de la Hollande, en atterrissemens continus. Le détroit de Gibraltar est relativement récent. L’Afrique, autrefois réunie à l’Espagne, enfermait les eaux de la Méditerranée, qui était alors un lac d’eau douce. A la suite d’un cataclysme, la digue se rompit, et l’océan envahit le bassin intérieur en inondant les côtes basses de l’Espagne, de la Provence, de l’Asie-Mineure, de l’Egypte, de façon à former un bassin de 200 millions d’hectares. Notablement agrandi par le tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, le détroit s’élargit d’environ 6 mètres par an et a aujourd’hui une largeur de plus de 20 kilomètres. D’autre part, les flots jettent sur le rivage du golfe de Gascogne des sables incessamment renouvelés qui envahissent les terres, empêchent l’écoulement des eaux pluviales et provoquent sur tout le littoral la formation d’étangs ? et de marais, qui restent plus ou moins en communication avec la mer par des chenaux souvent comblés. L’océan est un grand niveleur, il abat les caps, envase les haies, comble les vallées et broie les rochers. C’est une force inconsciente qui, — comme le suffrage universel, — brise tout ce qui résiste et renverse tout ce qui s’élève.

Les mers sont habitées par une population nombreuse et variée d’êtres aux formes bizarres, dont les diverses espèces restent confinées dans les régions qui leur conviennent, et dont les aquariums, qu’on voit aujourd’hui dans toutes les grandes villes, permettent de se faire une idée. Ce sont d’abord les poissons, grands et petits, fusiformes ou aplatis, émigrans ou stationnaires, vivant la plupart de proies vivantes et se dévorant les uns les autres ; les crustacés, recouverts d’une carapace qui les protège contre leurs ennemis ; les mollusques, aux espèces innombrables, dont les uns restent fixés aux rochers que les marées baignent et découvrent alternativement ; dont les autres, abrités par des coquilles, gisent au fond des mers, ne faisant mouvoir que leurs valves pour absorber les imperceptibles animalcules contenus dans l’eau ; les zoophytes (animaux-plantes), les lithophytes (plantes-pierres), qui couvrent les montagnes et les vallées sous-marines de forêts de coraux et de madrépores aux inextricables rameaux ; les anémones, les actinies, dont les brillantes couleurs émaillent des prairies sans soleil ; les méduses, qui ne sont que des masses gélatineuses composées d’un assemblage de cellules à peine organisées ; enfin les infusoires, animaux microscopiques, qui contribuent à maintenir toujours identique la composition des eaux, en absorbant les sels que les fleuves y amènent et en transformant ces élémens solides : en coquillages dont l’amoncellement forme des couches calcaires d’une puissance prodigieuse. Ne pouvant vivre dans les eaux douces, ces animalcules meurent à l’embouchure des fleuves et sont la cause principale de l’insalubrité des estuaires.

La vie, dans les profondeurs de l’océan, est donc variée à l’infini, mais elle se simplifie à mesure qu’on s’enfonce. Tandis que les couches supérieures sont peuplées d’animaux vertébrés vivant au’ milieu de plantes et d’algues marines, à 2,000 mètres, on ne rencontre plus que quelques mollusques et rayonnes ; au-delà, toute vie semble avoir disparu. De cette multitude d’êtres, l’homme n’en’ a encore utilisé pour son usage qu’un bien petit nombre ; c’est de ceux-ci seulement, et particulièrement de ceux qui habitent nos eaux, que nous avons à nous occuper.

Les rivages français se trouvent répartis entre différentes mers de la manière suivante : Océan Atlantique, 940 kilomètres ; Manche, 840 ; Pas de Calais, 80 ; Méditerranée (continent), 600 ; Corse, 450. — Total, 2,910 kilomètres.

En évaluant à 6 kilomètres la largeur sur laquelle l’homme peut, à partir du rivage, exercer son action, largeur qui limite les eaux nationales, on obtient une surface de 1,746,000 hectares. En y ajoutant, pour les embouchures maritimes des fleuves, 15.000 hectares ; pour les étangs salés ou saumaires du littoral, 94,034 hectares, on arrive au total de 1,855,034 hectares, qui constitue le domaine de la pêche française proprement dite.

Les poissons de mer sont pour la plupart ichtyophages ; ils se dévorent les uns les autres en prodigieuses quantités, mais la reproduction en est elle-même si considérable que, pris dans son ensemble, le nombre n’en diminue pas. Il paraît donc superflu de leur appliquer les procédés de fécondation artificielle dont nous avons parlé à propos des poissons d’eau douce. Sans doute cette fécondation serait possible, et rien ne s’opposerait à ce que, comme pour ces derniers, on provoquât l’embryonnement des œufs extraits de la femelle en projetant sur ceux-ci la laite du mâle. Mais ces œufs et les alevins qui en sortent sont si petits, que nulle trame n’est assez serrée pour les retenir ; aussi les quelques tentatives d’éclosions factices qu’on a pu faire ont-elles été abandonnées. C’est donc plutôt par des mesures de protection destinées à empêcher les abus que par une action directe sur la reproduction que l’on parviendra à conserver aux mers leur fertilité.

Des diverses espèces de poissons dont nous tirons parti pour notre consommation, les unes sont migratrices, les autres sédentaires. La migration des animaux, dont les naturalistes de tous les temps se sont préoccupés, est une conséquence de la question des subsistances. Les uns voyagent pour fuir la disette ou chercher une nourriture plus abondante, les autres poussés par l’instinct de la reproduction qui les dirige sur les points où leurs petits trouveront un milieu favorable et des alimens appropriés à leur nature. Il en est ainsi des poissons, dont les uns, comme les saumons et les aloses, remontent les fleuves pour frayer en eau douce, dont les autres comme les harengs, les morues, les sardines, font leurs migrations en pleine mer, en se rapprochant plus ou moins du rivage à la poursuite des proies vivantes dont ils se nourrissent. La plupart des poissons migrateurs vivent en troupes et, comme les animaux hibernans, s’engourdissent dès que la température de l’eau vient à s’abaisser. Quand arrive l’hiver, ils cherchent un abri contre le froid dans la zone de la mer qui, comme nous l’avons vu, se maintient à la température uniforme de 4° 17. Ceux qui, pourvus d’une vessie natatoire, peuvent vivre à des profondeurs de 500 mètres à 1,500 mètres et supporter des pressions de 50 à 150 atmosphères, s’éloignent du littoral et cherchent dans les fonds cette température constante. Ils y restent engourdis, jusqu’à ce que le milieu ambiant en s’échauffant les rende à la vie ; ils remontent alors affamés à la surface et s’approchent des rivages, où l’abondance de la nourriture les dédommage du jeûne prolongé auquel ils ont été soumis. Ceux qui, privés de vessie natatoire, ne peuvent s’enfoncer dans les eaux s’avancent au nord pour trouver la même zone isotherme qui, vers le 56e degré de latitude, affleure à la surface. Au printemps, ils suivent la marche inverse pour revenir dans leurs parages accoutumés. Au nombre des premiers sont la morue, le hareng, la sardine et l’anchois ; au nombre des derniers, le thon et le maquereau de l’océan. Ainsi, ce qui détermine pour ces poissons le lieu de leur station d’hiver, c’est le besoin instinctif d’un milieu à température constante, assez basse pour produire l’engourdissement, assez élevée pour ne pas amener la mort. En eaux plus chaudes, ils conserveraient l’énergie de leurs mouvemens et l’impérieux besoin d’une alimentation réparatrice qui leur ferait défaut ; ils mourraient de faim ou se détruiraient mutuellement ; en eaux plus froides, ils périraient indubitablement. Les migrations des poissons sont périodiques, mais elles sont variables, et, sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi, elles se dirigent tantôt vers un lieu, tantôt vers un autre. On suppose que c’est l’absence d’ennemis ou l’abondance de nourriture qui détermine leur itinéraire. Ce qui tend d’ailleurs à le faire supposer, c’est que ces poissons ne traversent jamais les océans, mais suivent toujours dans leur marche les rivages et les contours des continens.

A côté des poissons migrateurs, il y a les poissons sédentaires qui habitent certaines mers et ne vivent en troupe que pendant leur jeune âge. Parmi ces espèces les unes stationnent plus particulièrement près du littoral, les autres restent plus au large, sans cependant habiter jamais les grandes profondeurs ; elles fraient toutes à proximité des rivages. Celles qui entrent pour la plus grande-part dans la consommation générale sont : le bar commun, le rouget, le surmulet, la dorade, le muge, le merlan, la plie, la limande, le turbot, la barbue, la sole, la murène, la raie, la lamproie, etc., elles habitent à la fois l’océan et la Méditerranée, quoique parfois plus abondans dans Tune que dans l’autre.

II

La pêche maritime comprend la grande pêche, qui s’exerce au loin, et la pêche côtière, qui se pratique à peu de distance du littoral. Cette dernière, qui ne nécessite que des bâtimens d’un faible tonnage, a surtout en vue les espèces sédentaires. La première, au contraire, qui exige des arméniens d’une certaine importance, ne comprend plus aujourd’hui que la pêche de la morue, et dans une certaine mesure celle du hareng. Autrefois on y aurait ajouté la pêche de la baleine ; mais la diminution du nombre de ces animaux, qu’il faut actuellement poursuivre jusque dans le voisinage des pôles, a réduit chez nous les arméniens à un chiffre insignifiant. Cette pêche est aujourd’hui le monopole des Anglais et surtout des Américains, qui, chaque année, y emploient encore de nombreux navires.

La morue (gadus morrhua) est un poisson du Nord ; elle semble cantonnée pendant l’hiver dans l’Océan-Glacial Arctique, où elle cherche, à une profondeur de 1,300 mètres à 1,400 mètres, la température constante de 4° 17 due aux courans chauds inférieurs. Du commencement de mai à la fin d’août, elle remonte à la surface et voyage en masses profondes ; une partie descend par le détroit de Behring dans la mer de ce nom, sans jamais dépasser le 50e degré ; le surplus se rend par les détroits de Smith, de Lancastre, d’Hudson et de Davis, dans la mer de Baffin et l’Océan-Atlantique jusqu’à l’île de Terre-Neuve, d’une part, l’Islande et la Mer du Nord, d’autre part, sans franchir jamais les courans chauds du gulf-stream. Ces légions, toujours précédées de leurs guides qui indiquent la route à suivre, conservent un ordre invariable ; les femelles se tiennent plus près de la surface que les mâles ; elles laissent échapper en pleine mer leurs œufs, qui sont fécondés avant d’atteindre le fond par le liquide que ces derniers, placés au-dessous, ont sécrété sur leur passage.

Pendant longtemps, la France, propriétaire des côtes de l’Acadie, du cap Breton, du golfe Saint-Laurent, de Terre-Neuve, avait les pêcheries les plus florissantes du monde ; mais, dépouillée de ses colonies, elle n’a plus pour exercer cette industrie que les îles Saint-Pierre et Miquelon et un droit de pêche sur les côtes est et ouest de Terre-Neuve, aujourd’hui à l’Angleterre. Ce droit comporte la faculté de descendre à terre pour y préparer et sécher le poisson, mais sans pouvoir y faire d’établissement permanent. Les pêcheurs français font encore la pêche de la morue dans la Mer d’Islande et quelquefois aussi sur le dogger-bank, grand banc qui se trouve dans la Mer du Nord, entre la Grande-Bretagne, la Hollande et le Danemarck. Ce sont surtout les marins des côtes de la Normandie et de la Bretagne qui s’y livrent, et c’est des ports de Dunkerque, de Fécamp, de Granville et de Saint-Malo que partent chaque année au mois de février, le plus grand nombre de bateaux. Ceux-ci, d’un tonnage de 250 à 300 tonneaux, appartiennent à des armateurs qui traitent avec leur équipage, soit moyennant un salaire fixe par homme (de 90 à 100 francs par mois), soit à la part de prise ; dans ce cas, ils se réservent les 2/3 ou les 4/5 de la pêche, suivant que les divers frais sont ou ne sont pas à leur charge, et abandonnent le reste à l’équipage, qui le vend pour son compte. Pour la pêche de Terre-Neuve et des îles, les bâtimens se rendent dans les havres qui leur sont assignés par le sort, où ils sont désarmés et où les marins installent à terre l’établissement nécessaire à la préparation du poisson et les cabanes pour s’abriter. La pêche se fait sur des embarcations, qui rentrent tous les soirs, au moyen de lignes, de sennes et de filets de toute nature. Les Anglais emploient un engin appelé trap, dont il serait à désirer que nos pêcheurs fussent munis : c’est un filet, terminé à une de ses extrémités par une poche, qui, tendu verticalement et perpendiculairement au rivage, arrête le poisson dans sa marche le long de la côte, le fait dévier de sa route jusqu’à ce qu’il rencontre l’ouverture de la poche, où il vient se faire prendre comme dans le sac d’une senne. On lève le filet à volonté et souvent on y trouve une récolte abondante.

Dans les mers d’Islande qui sont souvent agitées par les tempêtes, la pêche se fait toujours sous voiles. Elle se pratique surtout au moyen de lignes de fond, pourvues chacune de 120 hameçons placés à 1m,50 l’un de l’autre, amorcées d’un hareng salé et fixées à une corde maintenue sur l’eau au moyen d’une flotte, c’est-à-dire de bouées de liège ou de verre creux. On les tend vers midi et on les relève le lendemain avec les poissons plus ou moins nombreux qui y sont pris. Les Norvégiens, qui sont les plus intrépides et les plus habiles pêcheurs de morues, exercent leur industrie aux îles Loffoden, au nord-ouest de la Norvège, où ils s’installent pendant l’hiver et d’où ils se mettent à la poursuite des bancs de poissons qui fréquentent ces parages. Ils font usage de filets qu’ils tendent verticalement sur le passage des poissons, qui en avançant s’engagent dans les mailles et, une fois pris, ne peuvent se dégager à cause de leurs ouïes, qui s’opposent à ce qu’ils reviennent en arrière, et de leurs nageoires, qui les empêchent d’avancer. Le matin, les filets sont relevés, et si la nuit a été favorable, chaque tessure, ou réunion de 20 filets tendus ensemble, donne de 500 à 600 pièces. C’est Bergen qui est l’entrepôt général de ces pêches ; ce sont lest négociant de cette ville qui le plus souvent font les avances de fonds nécessaires et achètent les produits de la campagne. Ces produits, grâce à une marine marchande aussi nombreuse qu’intelligente, sont expédiés par eux non-seulement dans toute l’Europe, mais aux États-Unis, au Brésil et même en Chine.

Les morues sont ou séchées ou salées ; dans un cas comme dans l’autre, on commence par leur couper la tête et les vider. Les têtes se vendent à des fabricans d’engrais ; les foies servent à la fabrication de l’huile médicinale ; les vessies sont employées pour faire de la colle de poisson ; quant aux œufs, qu’on désigne sous le nom de rogues, ils sont salés, mis dans des barils percés de trous et vendus comme appât pour la pêche de la sardine. La meilleure rogue est celle de Norvège, parce que lorsqu’elles arrivent sur les côtes de ce pays, les morues sont sur le point de frayer et ont leurs œufs en pleine maturité. Sur la côte de Terre-Neuve, au contraire, elles n’ont que des œufs insuffisamment développés et trop légers. Débarrassées des têtes et des entrailles, les morues destinées à être séchées sont liées deux à deux par la queue au moyen d’une ficelle et placées à cheval sur des perches dans des hangars ouverts. Elles restent dans cet état jusqu’à ce qu’elles soient assez sèches pour être transportées. Quand on veut les saler, on commence par les flaquer, c’est-à-dire par les ouvrir jusqu’à la queue afin de les aplatir ; puis on enlève l’épine dorsale et enfin on les entasse dans des barils en saupoudrant de sel chaque couche de poissons ainsi préparée. La morue qu’on prend le long des côtes se vend à l’état frais sous le nom de cabillaud.

C’est en Norvège aussi que l’on fabrique la plus grande quantité et la meilleure huile de foie de morue, avec les poissons qui proviennent des pêcheries des îles Loffoden. Les foies, après avoir été lavés et séchés, sont placés dans des boîtes de fer-blanc, enfermées elles-mêmes dans des boîtes plus grandes où l’on fait passer un courant de vapeur ; ils se liquéfient peu à peu en laissant échapper l’huile qu’ils contiennent, qu’on enlève au fur et à mesure et qu’on filtre avant de la mettre en baril pour la livrer à la consommation. La première huile obtenue est la plus claire et la meilleure, elle porte la dénomination de blanche supérieure ; celle qui vient ensuite a la couleur du vin de Madère et est désignée sous le nom de blanche ordinaire ; la troisième est d’un brun clair ; enfin la dernière, qu’on obtient avec les parties qui ont résisté à une première opération, n’est employée qu’au corroyage des peaux.

Le gouvernement français, pour favoriser le développement de la grande pêche et pour conserver la pépinière de ces marins courageux qui, dans les cruelles épreuves que nous avons traversées, ont sauvé l’honneur du pays, donne aux armateurs une prime de 50 francs par homme d’équipage pour la pêche de la morue dans les mers d’Islandeou de Terre-Neuve avec sécherie ; et de 30 francs pour la pêche à Terre-Neuve sans sécherie ; et une autre prime de 12 à 20 francs par quintal de morue sèche, suivant les lieux où elle est expédiée. Il ne néglige rien non plus de ce qui peut améliorer pour les marins les conditions de la pêche, et leur signale les meilleurs modèles de bateaux ou de filets employés par les étrangers et dont il juge qu’ils auraient avantage à se servir.

Depuis une trentaine d’années, la pêche de la morue est restée, sauf les variations dues aux saisons plus ou moins favorables, et aux prix plus ou moins élevés, sensiblement la même. Elle comprend de 350 à 400 navires jaugeant 40,000 tonneaux et montés par 12,000 hommes. Elle produit 30 millions de kilogrammes de morue d’une valeur de 15 millions de francs. Rien, du reste, n’est plus aléatoire que la grande pêche, en raison des mauvais temps auxquels les bâtimens sont exposés, et l’on trouve fréquemment, d’une année à l’autre, des différences considérables. Le produit de la pêche peut être évalué pour l’armateur à 25 ou 30 pour 100 du capital déboursé, et pour chaque matelot à 500 ou 600 francs pour chaque campagne. Faible rémunération pour un si rude labeur !

La pêche du hareng ne rentre pas dans la grande pêche ; bien qu’elle se fasse au large de nos côtes et qu’elle exige des bâtimens d’un assez fort tonnage, elle figure dans les statistiques de la marine parmi les pêches côtières.

Le hareng, au moment de frayer, c’est-à-dire vers le mois de janvier, s’élève du fond des eaux et se rapproche des rivages pour y déposer ses œufs. Il se groupe en bancs innombrables qui, sauf certaines intermittences jusqu’ici inexpliquées, visitent chaque année les mêmes régions. Comme ces bancs passent avec une grande rapidité, les pêcheurs ne peuvent, comme pour la morue, s’installer sur des points déterminés, ils sont obligés de suivre les poissons dans leur marche et se rendent à cet effet, en juin et juillet, aux Orcades et aux Shetlands, en août et en septembre.sur les côtes d’Ecosse et dans la mer Baltique, et reviennent en octobre, novembre et décembre dans la Manche. Ils se servent pour la pêche de filets en fil de coton tannés[2], réunis par groupes de trois ou quatre et : tendus verticalement dans la mer au moyen de pierres attachées à la partie inférieure et de flottes fixées à la partie supérieure. Ces filets, placés le soir et relevés le matin, donnent en moyenne un millier de poissons. La préparation des harengs est très simple : après leur avoir enlevé les ouïes et les intestins, on les place par couches dans des barils en les recouvrant de sel. Quand le baril est rempli, on y ajoute de la saumure pour combler les vides et on le ferme immédiatement. Il reste dans cet état jusqu’au moment d’être livré au commerce. Le poisson pêché sur les côtes de France est acheté par des maisons spéciales qui en vendent une partie à l’état frais et font saler ou fumer le surplus. Les produits français sont loin d’avoir la réputation des produits norvégiens, hollandais ou anglais ; la supériorité de ces : derniers tient, d’une part, à la qualité des sels qu’emploient les pêcheurs de ces nations, d’autre part à l’habitude qu’ils ont de tuer et de vider immédiatement les poissons qu’ils viennent de prendre. Lorsqu’on les laisse mourir comme font les pêcheurs français, la chair devient molle et se conserve mal, puisque les intestins sont une cause de décomposition. Le commissariat de la marine, toujours si attentif à pousser nos marins dans la voie du progrès, devrait bien leur recommander cette pratique très simple et qui ne demande qu’un peu de soin. Il en est de même de l’usage de la glace, qui contribue singulièrement à la conservation du poisson en attendant qu’on puisse le préparer pour la consommation.

La pêche au hareng, sauf lorsqu’elle s’exerce dans les mers du Nord et de la Baltique, n’exige pas d’armemens spéciaux et se pratique le long de nos côtes avec les mêmes bateaux que ceux de la pêche côtière ; on ne peut donc connaître le nombre des marins qui s’y adonnent exclusivement. En 1878, la pêche a produit 21,764,000 kilogrammes, valant 8,138,000 francs ; en 1879, 29,582,000 kilogrammes, valant 9,194,000 francs ; en 1880, 33,681,000 kilogrammes, valant 8,384,000 francs ; en 1881, 39,101,000 kilogrammes, valant 9,055,000 francs. Depuis quelques années, un certain nombre d’armateurs portent directement en Belgique et en Allemagne les produite de leur pêche, qu’ils salent à bord, et trouvent là un marché pour ainsi dire illimité, sur lequel ils ne rencontrent encore que la concurrence hollandaise. Ce sont les ports de Boulogne, de Dieppe, de Fécamp et de Saint-Valéry qui font le plus d’armemens pour la pêche du hareng. Ces armemens se font le plus souvent à la part ; l’armateur prélève la moitié ou les deux tiers des produits et le surplus est distribué suivant les grades entre l’équipage. Les simples matelots gagnent de 600 à 700 francs par campagne. Quant aux patrons, lorsque la pêche est bonne, ils peuvent, en quelques années, devenir propriétaires d’un bateau de 35 à 40 tonneaux, valant de 14,000 à 15,000 francs.

La sardine est moitié moins grande que le hareng, elle habite l’Océan-Atlantique, la Mer du Nord, la Baltique et la Méditerranée. Elle hiverne entre les 50e et 60e degrés, dans la zone à température constante, et, dans la Méditerranée, à des profondeurs de 500 à 600 mètres. Elle se nourrit de menus poissons, de vers et surtout de frai. Vers le mois de mars, elle se rapproche des rivages en bancs plus ou moins considérables pour s’y reproduire, et disparaît vers la fin de septembre ; mais elle ne fréquente pas toujours les mêmes parages, et, comme le hareng, se porte sur d’autres points ; c’est ainsi que, depuis quelques années, elle a abandonné les côtes de la Bretagne et du Poitou pour se diriger vers celles de l’Espagne et du Portugal. On pêche la sardine sur toutes les côtes de l’océan, particulièrement dans le quartier de Lorient. On emploie pour cela suit des bateaux non pontés, appelés yoles, de 10 tonneaux, soit des chaloupes pontées de 12 à 30 tonneaux, à l’arrière desquelles on laisse pendre un filet à peu près semblable à une senne, garni de plomb à la partie inférieure et de liège à la partie supérieure ; on attire la sardine en jetant à la mer des rogues, ou œufs de morues desséchés, délayés dans de l’eau de mer ou quelque autre appât artificiel. Les sardines se laissent ainsi entraîner dans le filet, qu’on relève quand on le juge plein et dont on vide le contenu dans le bateau sans y toucher, condition indispensable pour la conservation du poisson. Les arméniens se font à la part ; après le prélèvement des frais d’amorce et des avances d’argent, on répartit, chaque jour ou chaque semaine, le produit de la pêche en un certain nombre de parts. On en donne trois au bateau, une à chaque homme et une demie au mousse. Le patron est traité comme un simple matelot ; mais, comme il est le plus souvent propriétaire de tout ou partie du bateau, il est par le fait mieux partagé. On pêche, on prépare et on vend sous le nom de sardines plusieurs petits poissons appartenant à d’autres espèces et dont quelques-uns ne sont peut-être que les jeunes d’espèces plus grosses. Ce sont : le royan, à l’embouchure de la Gironde, le pilchard, le sprat et la blaquette dans la Manche, le nonnat dans la Méditerranée. La pêche de la sardine a donné naissance à une industrie qui a pris une importance considérable dans un grand nombre de villes du littoral, notamment à Nantes : c’est celle des conservés, dont les produits sont connus du monde entier et donnent lieu à une exportation de 26 millions par an. La supériorité de ces produits a provoqué une déloyale concurrence de la part de spéculateurs américains, qui vendent, sous l’étiquette de maisons françaises, des boîtes de conserves renfermant des harengs au lieu de sardines. C’est un genre de contrefaçon que les conventions internationales doivent être en mesure d’empêcher.

La quantité de sardines pêchées en 1881 s’est élevée à 372 millions 940,031 contre 628 millions 478,248 pêchées en 1880 : c’est une diminution de 255 millions.

Comme les harengs, les maquereaux se pêchent pendant l’hiver sur les côtes d’Écosse et plus tard sur les côtes de France, où ils descendent au printemps jusqu’à la latitude de Rochefort. La plupart des autres poissons, soles, turbots, limandes, muges, mulets, etc., sont pêchés à peu de distance des côtes au moyen de bateaux pontés ou non, suivant qu’on s’en éloigne plus ou moins. Les pêches du large sont généralement plus fructueuses que celles du littoral, mais elles exigent un outillage plus perfectionné. Sous ce rapport, nos pêcheurs auraient beaucoup à apprendre des Norvégiens ou des Hollandais. Entre autres pratiques qu’ils pourraient leur emprunter, il faut mentionner l’usage du vivier, qui permet de conserver le poisson en vie jusqu’au moment de la vente ; et l’habitude qu’ils ont d’avoir des filets uniformes, de façon à pouvoir les réunir, tandis que nos marins, qui en ont de toute forme et de toute dimension, sont obligés de pêcher isolément. Grâce à cet usage de pêcher en commun, les bateaux norvégiens ne sont pas forcés de rentrer au port quand leur chargement est complet et peuvent garder la mer tant que la pêche est fructueuse. Des bateaux spéciaux bons marcheurs viennent journellement recueillir le poisson pris et le transportent sur. le marché, où il est immédiatement vendu. C’est un grand avantage pour les pêcheurs, qui ne perdent pas de temps en allées et venues et qui livrent à la consommation une marchandise en parfait état de fraîcheur.

Nos pêcheurs font usage de différentes espèces d’engins, dont l’un, des plus employés, est un filet du poids de 65 kilogrammes, qui, dans la Manche et l’océan, prend le nom de chalut. C’est une bourse de 15 mètres environ d’ouverture et d’une égale profondeur qu’on fait traîner au moyen d’une corde avec la vitesse que peut imprimer le vent à un bateau couvert de voiles. On a une idée de l’énergie de cet appareil quand on voit dans les ports des ancres de navires abandonnées, ramenées par le chalut. Il ramasse ainsi tout ce qu’il rencontre, coquillages, poissons, frai, et est considéré comme très destructeur ; aussi n’est-il généralement permis qu’au large, c’est-à-dire à plus de 3 milles des côtes. Dans la Méditerranée, on se sert d’un filet traînant appelé bœuf, qui se compose de deux ailes et d’une poche, qu’on remorque avec deux bateaux a voile ou à vapeur. Ce filet, qu’on ne peut employer qu’en pleine mer, à 10 ou 15 brasses de profondeur, est moins désastreux que le gangui, qui, comme le chalut, est retenu par des poids et laboure le fond en détruisant tout sur son passage.

La pêche à pied se fait soit au moyen de filets à main, avec lesquels on fouille, à marée basse, les anfractuosités des rochers ; soit au moyen de filets verticaux qu’on tend parallèlement au rivage et que l’eau recouvre au moment du flux, en les laissant à sec au reflux avec les poissons qu’elle y a apportés.

Dans la Méditerranée, on se sert spécialement, pour la pêche du thon, de madragues : ce sont des filets fixes, tendus verticalement dans l’eau, dont la pièce principale, de un ou deux kilomètres de longueur, est perpendiculaire au rivage et aboutit à une enceinte de filets formant un labyrinthe. A l’extrémité de celui-ci, est le corpou ou chambre de mort, dont le fond est tapissé d’un filet mobile qu’on relève au moment voulu. Les thons qui naviguent par bandes s’engagent entre la madrague et la terre ; arrêtés par le filet perpendiculaire, ils pénètrent dans le labyrinthe, dont les enceintes successives se referment derrière eux et arrivent jusqu’au corpou, où les pêcheurs les attendent pour les harponner. La madrague, d’invention phénicienne, est également en usage sur les côtes d’Espagne et d’Italie ; elle couvre une superficie assez étendue, coûte au moins 50,000 francs et exige un entretien dispendieux en raison des. dégâts qu’y commettent les requins et les marsouins. L’état se fait payer annuellement une redevance assez élevée pour l’occupation de l’emplacement de la madrague ; mais il se montre assez avare de concessions nouvelles, parce que les autres pêcheurs se plaignent du tort que leur cause ce genre dépêche et surtout parce que les madragues sont un obstacle à la navigation et ont plusieurs fois failli causer la perte de bâtimens. Il n’en existe plus aujourd’hui que 16 sur notre littoral.

Le long des côtes de France se trouvent un grand nombre d’étangs salés qui sont dus à l’accumulation des sables sur le littoral[3]. Dans le bassin de la Gironde notamment, ces sables forment des dunes qui empêchent l’écoulement des eaux pluviales, donnent naissance à une suite d’étangs parallèles au rivage, communiquant avec l’océan au moment des marées. Comme ils sont une cause d’insalubrité, on en avait proposé le dessèchement au moyen d’un canal qui, partant du bassin d’Arcachon, traverserait de part en part les étangs situés au nord de celui-ci et viendrait déboucher dans la Gironde. Quant aux étangs situés au sud, ils auraient été desséchés au moyen de canaux ouverts directement sur la mer. Ces projets ont dû être ajournés et céder le pas à des travaux considérés comme plus urgens. Le plus important de ces étangs est celui d’Arcachon, qui a une superficie de 14,660 hectares ; placé à l’embouchure de la Leyre, il communique avec l’océan et présente une profondeur moyenne de 8 à 9 mètres à marée haute et de 4 à 5 mètres à marée basse, avec une certaine étendue de fonds émergens. Il appartient à l’état, qui y concède des terrains, pour l’établissement de viviers et de parcs à huîtres ; la pêche y est exercée comme en mer par les marins de l’inscription maritime et produit environ pour 1 million de poissons de toute espèce. Dans la Méditerranée, les étangs sont des baies ou des anses que les sables ont fermées ; ils ont été pris sur la mer et non sur la terre comme ceux de l’océan.

Plusieurs de ces étangs pourraient être transformés en pêcheries, comme celui de Comacchio, dont tous les ouvrages spéciaux donnent la description. Située à l’embouchure du Pô, cette lagune peut être alternativement mise en communication, au moyen de canaux et d’écluses, soit avec le fleuve, soit avec la mer. Au printemps, les jeunes alevins de muges, de bars et d’anguilles recherchant l’eau douce, pénètrent dans la lagune, qui est elle-même divisée en 15 bassins, et y sont retenus par des filets formant des labyrinthes. On y fait ensuite pénétrer l’eau salée dans laquelle ces poissons s’engraissent et deviennent rapidement comestibles ; c’est ainsi qu’un kilogramme de montée d’anguilles, comprenant 3,600 individus, donne en trois ans un poids de 6,000 kilogrammes, d’une valeur de 3,000 à 3,500 francs et qu’un kilogramme de montée de muges fournit, en un an, 1,400 kilogrammes de poissons, d’une valeur de 700 fr. Le produit annuel de cet établissement est de 800,000 fr. à 850,000 francs, ou d’environ 25 francs par hectare. Des pêcheries semblables existent dans les lagunes de Venise, où elles sont établies depuis le XVIIe siècle.

Des divers étangs qui se trouvent sur les côtes françaises, l’étang de Caronte est exploité à peu près de la même façon depuis le IXe siècle par les habitans de Martigues, au moyen de pêcheries connues sous le nom de bordigues ; on pourrait en établir également à celui de Valcarès, qui peut être alimenté par le petit Rhône ; c’est peut-être le seul qui soit susceptible d’être aménagé comme celui de Comacchio, car la condition indispensable pour y attirer le poisson est d’y établir un courant alternatif d’eau douce et d’eau salée. Dans les autres, et notamment dans l’étang de Berre, qui, avec une superficie de 20,000 hectares, est une petite mer intérieure, il serait facile de créer des établissemens de conchyloculture pour l’élevage des huîtres, des moules et des autres coquillages. Il suffirait que la marine poursuivît les expériences qu’elle a entreprises pour que cette industrie s’y développât rapidement.

L’administration de la marine s’est toujours montrée défavorable à l’établissement le long des côtes de pêcheries fixes, nécessitant des constructions de pierre ou de bois, à cause des entraves qu’elles apportent à la navigation et du privilège qu’elles donnent à leurs propriétaires sur une portion de mer et de rivage qui doit appartenir à tous. Tout en respectant les droits établis, elle n’accorde d’autorisation nouvelle que sur les points où les constructions peuvent servir à défendre la côte contre les érosions de la mer. Tel a été le cas sur le littoral des îles de Ré, d’Oléron, de Noirmoutiers, et aux environs de Pornic et des Sables-d’Olonne. Il en existe aujourd’hui 924, couvrant une étendue de 1,467 hectares.

Indépendamment des pêcheries et des parcs de pêche établis sur le littoral, il existe un assez grand nombre de viviers qui sont destinés à emmagasiner le poisson pour le conserver jusqu’au moment de la vente. La plupart des marins traitent de leur pêche à forfait avec des négocians à raison de tant par kilogramme. Si la pêche a été abondante, comme le poisson ne se conserve pas, les prix s’avilissent et les négocians se trouvent en perte ; d’autre part, quand la pêche est nulle par suite des mauvais temps, ils ne peuvent satisfaire leur clientèle, quelque prix qu’on leur donne : c’est à empêcher les fluctuations du marché que sont destinés les viviers où l’en conserve les poissons vivans. En 1881, il en existait 1,620 couvrant une superficie de 1,174 hectares et appartenant à des particuliers. Il serait désirable qu’on en multipliât le nombre.

Les réservoirs alimentés par les marées ont un autre objet que les viviers ; ils sont destinés à engraisser et à domestiquer en quelque sorte certaines espèces de poissons, comme les turbots, aptes à vivre en stabulation, qu’on y recueille à l’état d’alevins et qui s’y développent rien que par la nourriture que leur apporte la mer. Les réservoirs sont d’origine romaine, et les historiens nous disent combien les patriciens de la république et de l’empire y attachaient d’importance. Depuis longtemps déjà, il en existe dans le bassin d’Arcachon, ou plutôt dans les marais salans qui y confinent, et dans lesquels on renouvelle l’eau au moyen d’un jeu d’écluses et en utilisant les marées : 300 hectares sont exploités de cette façon et donnent un produit net de 252 francs par hectare.

Les côtes de Bretagne, dont les découpures ressemblent en petit aux fiords norvégiens, sont admirablement disposées pour ce genre d’industrie. Un certain nombre de viviers, encore trop peu nombreux, y sont établis : les principaux sont ceux de Roscoff, sur la Manche, et de Concarneau, sur l’océan. Ce dernier, auquel est annexé un laboratoire, est surtout un établissement d’études et d’expériences physiologiques. C’est là que MM. Coste, Moreau, Gerbe, Davaine et Robin ont fait leurs beaux travaux de physiologie et nous ont fait connaître bien des particularités intéressantes sur les mœurs des poissons. Jusqu’ici, les tentatives faites dans la Méditerranée n’ont pas réussi, probablement à cause de la difficulté d’alimenter les viviers, faute de marée.

Les poissons ne sont pas les seuls habitans des eaux dont nous fassions notre profit ; les classes des mollusques et des crustacés fournissent aussi leur contingent à notre alimentation. Ces derniers, qui comprennent les crabes, les langoustes, les homards et les crevettes, sont recouverts d’un test, ou carapace, dont ils se dépouillent en grandissant et qui sert, dans une certaine mesure, à les mettre à l’abri des attaques de leurs ennemis.

Les crabes sont très voraces ; invulnérables eux-mêmes, ils dévorent tous les petits animaux qu’ils rencontrent et souvent s’attaquent entre eux ; on pourrait certainement les élever dans des viviers en les nourrissant avec des débris d’abattoirs ; mais ils sont trop peu recherchés pour qu’il y ait intérêt à le faire. La langouste, abondante sur nos côtes, surtout dans la Méditerranée, peut atteindre une taille de 0m, 50 et un poids de 4 à 5 kilogrammes. Elle habite ordinairement les grands fonds, mais au printemps elle se rapproche du rivage, où elle cherche les endroits rocailleux. La femelle pond en automne, après accouplement, de 60,000 à 100,000 œufs, qui restent agglutinés sous sa queue pendant environ six mois ; elle les détache alors et les abandonne au gré des eaux ; après quinze ou vingt jours, ces œufs donnent naissance à des larves appelées phyllosomes, qu’on a longtemps supposées appartenir à une espèce différente et qui ne prennent leur forme définitive qu’après une série de transformations successives. Les langoustes sont très faciles à élever dans des parcs et n’exigent d’autre nourriture que les animalcules dont la mer est remplie.

Le homard, ou écrevisse de mer, peut atteindre une longueur de 0m, 55 et un poids de 6 à 7 kilogrammes. Il habite surtout les côtes de l’Océan, dans les anfractuosités des rochers, où on va le pêcher. Il se reproduit à peu près comme la langouste et, comme elle, peut facilement être conservé et élevé dans des réservoirs. En 1881, ceux-ci étaient au nombre de 92 et livraient chaque année au commerce plus de 100,000 pièces.

En Norvège, — car c’est toujours à ce pays qu’il faut revenir quand il s’agit de pêche, — les côtes sont très abondantes en homards. On les prend au moyen de barils de bois, percés de deux trous qui permettent l’entrée du homard et renferment une combinaison intérieure qui l’empêche de sortir. Cet engin, amorcé de petits poissons, est coulé à la profondeur de 2 à 4 brasses. Le pêcheur vient prendre les homards, qu’il renferme, leur lie les pinces pour les empêcher de se mutiler réciproquement et les met dans un vivier jusqu’au moment de la vente. Ce sont ordinairement des commissionnaires qui les recueillent pour le compte de compagnies anglaises, auxquelles ils sont vendus à l’avance à un prix déterminé.

Les salicoques, ou crevettes, comprennent plusieurs espèces ; elles sont très communes sur nos côtes des deux mers et d’une fécondité prodigieuse ; on les pêche soit à pied en suivant le flot quand il baisse et en poussant devant soi un filet en forme de truble, soit en bateau avec des filets qu’on traîne sur le sable et qu’on relève de temps en temps. On pêche, année moyenne, de 1,300,000 à 1,700,000 langoustes, homards ou crabes, et 1,500,000 kilogrammes de crevettes, valant en tout 2,300,000 à 3,000,000 de francs.

La pêche côtière, qui comprend non-seulement celle qui s’exerce le long des côtes, dans les étangs salés et à l’embouchure des fleuves, mais aussi celle du hareng et du maquereau, qui se pratique beaucoup plus au large, jusque sur les côtes d’Ecosse, a employé, en 1881, 21,786 bateaux, jaugeant 108,562 tonneaux, montés par 72,275 hommes, et a produit un total de 68,911,196 francs.


III

Les mollusques sont des animaux à corps mou, sans squelette interne ni carapace externe. Ils comprennent les poulpes, les seiches et tous les coquillages, dont les principaux, au point de vue qui nous occupe, sont les moules et les huîtres.

La moule est très commune sur le littoral de l’océan aussi bien que sur celui de la Méditerranée. La coquille se compose de deux valves triangulaires bombées, entre lesquelles passent des filamens qui forment le pied, ou byssus, avec lequel l’animal peut se fixer sur les corps qu’il rencontre ou se mouvoir sur les fonds par un mouvement alternatif de contraction et de dilatation. La moule est dioïque ; les œufs de la femelle, renfermés dans les membranes qui l’enveloppent, sont fécondés par la laitance que le mâle répand dans l’eau et qui est transportée souvent fort loin. Après une incubation d’environ cinquante jours, les jeunes moules déjà formées s’échappent du nid maternel et se laissent entraîner par les eaux jusqu’à ce qu’elles rencontrent un milieu convenable et un corps solide sur lequel elles puissent se fixer le plus près possible de la surface. Elles sécrètent alors des filamens qui servent à fortifier le byssus et à attacher solidement la coquille, de façon que, dans les mers agitées, elles ne soient pas exposées à être emportées par les flots. Elles restent sur le même point, en bornant leurs fonctions à ouvrir et à fermer les valves pour absorber les animalcules que l’eau leur apporte. La moule vit en société, en agglomérations plus ou moins nombreuses sur les rochers immergés, en bancs sur les fonds de sable vaseux, mais à une profondeur qui ne dépasse pas 4 mètres. Elle est très robuste et vit partout, quoiqu’elle préfère les eaux fortement salées aux eaux saumâtres des étangs de la Méditerranée ; elle ne souffre ni du froid ni de la chaleur et se reproduit avec une merveilleuse facilité. Il en existe un banc considérable de A 5 kilomètres le long de la côte du Calvados, entre Lion-sur-Mer et Isigny ; mais on en trouve d’autres plus ou moins riches sur tout le littoral, où on la pêche au moyen de filets traînans et de dragues. Le naissain produit par les moules est si abondant, qu’on voit fréquemment, notamment dans l’étang de Berre, le banc se reformer dès que la drague y a passé. Il arrive parfois cependant que les bancs sont envahis par les sables et détruits. C’est pour obvier à cet inconvénient et pour s’assurer une production constante que l’on a tenté dans diverses localités de pratiquer l’élevage des moules sur bouchots. Cette industrie a été introduite par un Irlandais nommé Patrick Walton, qui, ayant fait naufrage en 1235 dans la baie d’Aiguillon (Vendée), s’y établit comme pêcheur et y construisit le premier bouchot. On donne ce nom à un appareil fixe formé de pieux verticaux enfoncés dans le sol, s’élevant dans la mer à une hauteur de 2m, 40 et reliés entre eux par des claies et des fascines. Cet appareil, qui a la forme d’un V, dont les branches ont de 200 mètres à 800 mètres de longueur et dont la pointe est dirigée vers la mer, est destiné à recueillir le naissain et à fixer les jeunes moules entraînées par les eaux. A Aiguillon, les bouchots sont établis sur plusieurs rangs successifs et parallèles les uns aux autres ; ils s’étendent sur une longueur totale de 140 kilomètres. Le naissain est d’abord recueilli sur les bouchots d’aval, puis transporté, enveloppé dans de vieux filets, sur les bouchots d’amont, où il se fixe et se développe jusqu’au moment où la moule devenue comestible peut être livrée au commerce, c’est-à-dire lorsqu’elle a deux ans. On évalue le produit annuel de cette baie à 15 millions de kilogrammes d’une valeur de 450,000 francs.

On a cherché à transporter sur d’autres points du littoral cette industrie simple et lucrative ; mais, comme elle exige, d’une part, que l’établissement soit protégé contre les flots du large, d’autre part, qu’il se trouve à proximité d’une moulière naturelle qui fournisse le naissain, et que ces conditions sont assez difficiles à rencontrer, elle ne s’est pas généralisée autant qu’on pourrait le supposer. M. Léon Vidal, qui a publié une Monographie de la moule, a essayé d’en établir dans la Méditerranée sans avoir pu y réussir à cause des tarets qui perforaient les pieux. Il a pratiqué alors la culture des moules par bancs en recueillant le naissain sur des pierres, des cordages et des fascines placées à proximité des moulières naturelles et en le transportant ensuite dans les fonds à repeupler. Il évalue à 10,000 hectares environ l’étendue qui, sur le littoral méditerranéen, pourrait, presque sans mise de fonds, être transformée en moulière. La pêche des moules, en 1881, a fourni 506,394 hectolitres, représentant une valeur de 1,822,610 francs.

Comme la moule, l’huître est un mollusque bivalve qui s’attache au rocher, où il reste fixé pour la vie. On en rencontre dans presque toutes les mers, à proximité des embouchures où la nourriture est plus abondante. On en fait une consommation prodigieuse, non-seulement en Europe, mais aussi en Asie et surtout en Amérique. C’est un aliment de facile digestion, mais peu nutritif, car il n’en faudrait pas absorber moins de 16 douzaines par jour, pour assimiler les 315 grammes d’azote qui doivent former la ration journalière de l’homme adulte. Aussi, quelque intéressans que soient les procédés employés pour la multiplication de ce mollusque, ne doivent-ils pas être élevés à la hauteur d’une question d’alimentation publique. La pêche se fait au moyen d’une drague, espèce de râteau de fer muni d’un filet qui arrache les huîtres à leur rocher et ramène tout ce qu’il rencontre. Celles qui ne peuvent encore être livrées à la consommation sont placées dans des parcs d’engraissement jusqu’à ce qu’elles aient acquis les qualités requises. Ces parcs, ou claires, peuvent être immergés aux grandes marées et être mis à sec au moyen de vannes de décharge. Ils ont une superficie de 250 à 300 mètres carrés et sont fermés du côté de la mer par une digue munie d’une écluse qui permet de régler la hauteur des eaux pendant l’intervalle des marées. Les huîtres déposées sur le sol de ces claires doivent être fréquemment nettoyées et changées de compartiment quand la vase devient trop abondante. Ce n’est qu’à la condition de leur donner des soins constans qu’on réussit à obtenir des huîtres savoureuses comme celles de Marennes ou d’Ostende.

Il existe plusieurs espèces d’huîtres qui toutes ne sont pas également estimées. Ce sont l’huître commune de l’océan, qui n’est pas la même que celle de la Méditerranée ; l’huître plissée ou gravette, plus petite que la précédente, qu’on rencontre à Arcachon, à Cancale, et qui jouit d’une réputation méritée ; l’huître de Toulon, petite, à coquille épaisse et de forme bizarre ; l’huître anglaise, ou d’Ostende, qui n’est autre que l’huître de Bretagne importée sur les côtes anglaises et parquée à Ostende ; l’huître de Corse, qui ressemble à l’huître commune, quoiqu’elle soit plus longue ; l’huître pied de cheval, commune dans la Manche et dans l’océan, très grande, à valves épaisses et qui n’est probablement que l’huître commune arrivée à l’état de vieillesse. Depuis quelques années, une nouvelle espèce se montre sur nos côtes, c’est l’huître de Portugal, qui paraît plus précoce, plus robuste et plus prolifique que les autres. Comme preuve de sa rusticité, M. Léon Vaillant, professeur au Muséum d’histoire naturelle, dans son Rapport sur les produits de la pêche à l’Exposition de 1878, cite le fait suivant. Un bateau frété pour déposer, en 1866, sur les crassats d’Arcachon un chargement d’huîtres du Tage fut forcé par le mauvais temps de chercher un refuge dans la Gironde, qu’il remonta jusqu’à Bordeaux. Son chargement s’échauffa, et l’infection devint telle que l’autorité obligea le capitaine à reprendre la mer. Celui-ci n’attendit pas qu’il fût au large pour se débarrasser de sa cargaison et la jeta dans le fleuve ; c’est à cette circonstance qu’on doit l’immense gisement huîtrier qui s’étend de la rive gauche de la Gironde à la pointe de Grave et même au-delà, puisque le frai s’est répandu jusqu’à l’île de Ré et l’île d’Oléron. Malgré les avantages que présente cette huître, il est certain que, sous le rapport de la forme, qui est très irrégulière, comme sous celui de la qualité, elle est inférieure à l’huître indigène et que beaucoup d’ostréiculteurs redoutent de la voir, soit directement, soit par voie d’hybridation, se substituer à celle-ci[4].

L’immense consommation d’huîtres qui se fait, qui à Paris seulement s’élève à 200 millions, et que le développement des voies ferrées accroît de jour en jour, jointe à diverses causes de destruction, a amené peu à peu l’épuisement des bancs autrefois si riches qui entouraient nos côtes d’une ceinture presque continue. L’huître a tout d’abord à redouter de nombreux ennemis ; beaucoup de familles de poissons, de mollusques, de crustacés, de polypes vivent à ses dépens. Les uns la. dévorent à l’état d’embryon avant qu’elle soit fixée ; les autres, comme les crabes et les langoustes, la surprennent pendant qu’elle a les valves entr’ouvertes ; d’autres enfin, comme le murex tarentinus (bigorneau perceur) et le nassa reticulata perforent les coquilles et introduisent dans l’orifice un siphon, au moyen duquel ils aspirent la substance animale. Sur certains points, les bancs ont été envahis et détruits par les moules, sur d’autres par le maërle, plante de la famille des spongiaires, d’un aspect gélatineux, qui se recouvre d’une couche calcaire et se multiplie de proche en proche. Si redoutables que soient ces ennemis, ils le sont moins encore que l’envasement des bancs, dû, suivant M. de La Blanchère[5], à l’emploi de la drague pour pêcher les huîtres. Cet engin agit, en effet, comme une charrue qui creuse d’énormes sillons dans lesquels la vase s’accumule peu à peu et de là s’étend sur les huîtres voisines. Cette pêche d’ailleurs se fait d’une manière barbare par des embarcations montées par 5 ou 6 hommes et réunies au nombre de 20 ou 30 sur un même banc ; elles mettent toutes ensemble leurs dragues à la mer et ne quittent la place que lorsqu’on les y oblige. C’est pour empêcher la ruine de nos bancs et pour mettre un terme aux dévastations dont ils étaient l’objet de la part des pêcheurs qu’ont été rendus les décrets de 1853, de 1859 et de 1862, en vertu desquels la pêche de l’huître est absolument interdite pendant la nuit, durant l’époque du frai, c’est-à-dire du 1er mai au 31 août, et même lorsque la pêche est ouverte, sur les bancs désignés par l’autorité maritime. Tandis que, par ces mesures conservatoires, l’administration de la marine cherchait à reconstituer les anciens bancs, elle ne négligeait pas les moyens d’en créer de nouveaux, et prêtait tout son concours à M. Coste, qui avait rêvé d’entreprendre le repeuplement artificiel de nos rivages. S. la suite d’un voyage d’exploration dont il avait été chargé, en 1855, sur les côtes de France et d’Italie, ce savant proposa, pour atteindre ce but, de mettre en pratique les procédés qu’il avait été à même d’observer sur le lac Fusaro, près de Naples, dont les huîtrières ont de tout temps joui d’une grande réputation. Ces procédés sont décrits dans une série de rapports qui ont été livrés à la publicité et dont chaque page trahit l’espoir de doter la France d’une richesse nouvelle.

L’huître est un mollusque hermaphrodite qui pond du mois de juin au mois de septembre ; elle n’abandonne pas immédiatement ses œufs, mais les conserve en incubation entre les lames branchiales, plongés dans une matière muqueuse d’un aspect laiteux. Lorsqu’ils sont suffisamment développés, les embryons sont rejetés par la mère, et, grâce à un appareil natatoire dont ils sont munis, ils vont à la recherche d’un point d’attache. Chaque huître pond de 1 à 2 millions de germes, qui sont pour la plupart emportés vers la haute mer avant d’avoir pu se fixer ; d’autres deviennent la proie de leurs ennemis, contre lesquels ils ne peuvent se défendre ; là plus faible partie seulement échappe à la mort, et, se fixant sur les rochers, contribue à la perpétuation des bancs. Pour combattre ces causes de destruction, M. Coste a proposé d’appliquer en grand le procédé employé au lac Fusaro, qui consiste à donner artificiellement au naissain des points d’appui, pieux ou fascines, pour s’y fixer, et que M. de Bon, alors commissaire de la marine, avait déjà expérimenté, en 1854, à Saint-Servan avec un certain succès. M. Coste ne s’est jamais donné comme l’inventeur de ce procédé, mais il a eu la gloire de le faire passer dans la pratique par l’ardeur qu’il a mise à le vulgariser. La première tentative de repeuplement sur une grande échelle fut entreprise, en 1858, dans la baie de Saint-Brieuc ; 3 millions d’huîtres achetées à Cancale et à Tréguier furent versées sur divers points de cette baie avec l’aide de deux avisos de l’état, remorquant une flottille d’embarcations qui portaient le coquillage. Sur ces bancs improvisés on répandit à profusion des écailles d’huîtres, et l’on descendit de longues lignes de fascines maintenues par un lest de pierre à 0m,30 ou 0m,40 au-dessus du fond, destinées les unes et les autres à servir de collecteurs. La réussite parut d’abord complète, car, après le frai, tous les collecteurs retirés étaient couverts de naissain. M. Coste crut pouvoir faire un pas de plus et, emporté par son imagination, entreprendre immédiatement le repeuplement de toutes les côtes. Il fit mettre à sa disposition le bâtiment le Chamois pour se porter sur les points où de nouvelles expériences étaient tentées, fit acheter en Angleterre plusieurs millions d’huîtres, qu’il expédia à Cette pour repeupler la Méditerranée, ensemença la rade de Brest, créa des parcs dans le bassin d’Arcachon et contribua à donner un vif essor à l’industrie privée, car, à ses yeux, l’état devait se borner à fonder des établissemens modèles pour servir d’exemple aux particuliers. Ceux-ci n’hésitèrent pas à suivre l’impulsion qui leur était donnée, et, sur les côtes de Normandie, comme sur celles de Bretagne et de Gascogne, les populations riveraines sollicitèrent des concessions de terrain pour l’exercice de cette industrie nouvelle qui promettait de si beaux résultats et pour laquelle d’ailleurs les capitaux ne faisaient pas défaut. Au début, tout sembla marcher à souhait ; dans un rapport publié en 1861, M. Coste affirme que la baie de Saint-Brieuc peut dès ce moment livrer annuellement plusieurs millions d’huîtres marchandes ; que l’île de Ré a vu ses côtes converties par les parqueurs en une vaste huîtrière ; que le bassin d’Arcachon promet une moisson d’une profusion inimaginable ; que, dans les rades de : Brest et de Toulon, le succès paraît assuré ; qu’à La Rochelle et à Marennes, la production est satisfaisante, et que, dans l’étang de Thau, les huîtres acquièrent des qualités exceptionnelles. Au bout de quelques années, il fallut singulièrement en rabattre. Les bancs artificiels de Saint-Brieuc furent détruits et dispersés par les mauvais temps ; la rade de Brest s’appauvrit par l’insuffisance de la reproduction ; les parcs de l’île de Ré et de La Rochelle déclinèrent peu à peu et furent abandonnés. La cause principale de ces insuccès doit être attribuée à l’ignorance où l’on était des lois naturelles qui président à la formation des gisemens huîtriers, ignorance qui conduisit ces ostréiculteurs improvisés à s’établir sur des fonds absolument impropres à l’élevage de ce mollusque. C’était une expérience à recommencer, sinon sur de nouvelles bases, du moins avec plus de prudence, et c’est la tâche que la marine s’est imposée et qu’elle a réussi à mener à bien. Elle provoqua d’abord les décrets qui interdisent la pêche de l’huître pendant la saison du frai ; choisit avec soin, pour la création de bancs artificiels, des terrains situés à proximité des bancs naturels, et ne donna plus de concessions qu’à ceux qui furent jugés capables de les faire prospérer : Les particuliers qui se livrent à cette industrie sont aujourd’hui plus sûrs d’eux-mêmes et réalisent des bénéfices importans. Les centres principaux sont le bassin d’Arcachon et le Morbihan. Les parcs d’Arcachon sont établis sur des terrains émergens appelés crassats, qui se montrent à chaque marée et qui sont recouverts d’une herbe fine et serrée ; dans la partie supérieure du parc sont établies des claires semblables à celles que nous avons décrites plus haut ; elles ont de 30 à 40 mètres de long sur 4 à 5 mètres de large et sont divisées en plusieurs compartiment. A côté de ces claires, sont des réservoirs en bois pour servir d’ambulances aux jeunes huîtres qui auraient été, blessées dans les diverses opérations qu’elles subissent. Comme collecteurs pour retenir le naissain, on emploie les corps les plus divers ; des planchers mobiles, des pierres, des fascines, des briques ; mais on parait aujourd’hui donner la préférence à la tuile courbe, qu’on blanchit à la chaux et qu’on enduit ensuite d’une légère couche de mortier ; celui-ci, se détachant au moment du détroquage, permet d’enlever les huîtres sans risquer de les blesser.

On commence par garnir le parc d’huîtres mères, achetées soit aux pêcheurs, soit aux parqueurs voisins ; on pose ensuite au moment même de la ponte, c’est-à-dire en mai et dans la partie inférieure du parc, les collecteurs formés de tuiles placées sur des cadres en bois, la partie concave vers le sol, et superposées par rangs alternatifs. Ces piles, qui comprennent de cinq à neuf rangées de tuiles, s’appellent ruches et sont consolidées soit par des pieux, soit par un fil de fer ; elles restent en place jusqu’en octobre ; elles sont alors défaites et les tuiles sont placées dans des claires où l’on commence le détroquage. Cette opération est faite par des femmes qui détachent les huîtres en coupant circulairement l’enduit de mortier sur lequel elles reposent. Celles-ci sont rangées par couches de 0m,3 à 0m,4 d’épaisseur dans les ambulances où elles restent de deux à trois mois, avant, d’être transportées dans les claires d’élevage, et dispersées sur le sol, de façon à ne pas se gêner réciproquement dans leur développement. Les claires, protégées par des filets à maille serrée, doivent être maintenues dans un grand état de propreté, et renfermer toujours une couche d’eau de 0m,15 à 0m,20 qui suffit pour mettre les mollusques à l’abri des froids ou des grandes chaleurs. Après deux ans d’un élevage ainsi conduit, l’huître est devenue comestible ; mais avant de la présenter sur le marché, on l’accoutume à rester à sec, en vidant la claire à chaque marée ; on l’habitue ainsi à fermer ses valves pour conserver l’eau et à pouvoir supporter le voyage sans perdre sa fraîcheur.

Dans le Morbihan, les méthodes de reproduction et d’élevage sont à peu près les mêmes ; comme collecteurs, on y emploie, de préférence aux ruches à cause de la nature vaseuse du sol, soit des planches de sapin superposées et séparées par des traverses, soit des tuiles suspendues à des piquets par des fils de fer. D’autre part, comme les emplacemens pour le parcage des huîtres font défaut, l’administration de la marine a imaginé de transformer en claires d’anciens marais salans. Elle a fait au Croisic et aux Sables-d’Olonne des expériences qui ont parfaitement réussi et qui permettront d’utiliser des terrains improductifs pour l’engraissement et l’élevage des jeunes huîtres achetées aux pêcheurs, ou produites artificiellement le long des côtes. Plusieurs tentatives ont également été faites dans la Méditerranée ; on peut citer, entre autres, le parc de Bregaillon, sur les bords de la Seyne, où M. Malespine élève et reproduit non-seulement des huîtres, mais des moules, des clovisses et autres coquillages, recherchés sur les côtes de la Provence.

La mise en exploitation d’un parc d’huîtres d’un hectare d’étendue exige une mise de fonds de 7,000 à 8,000 francs pour l’aménagement du terrain et l’achat des appareils nécessaires. Quant au produit, il varie beaucoup suivant les emplacemens plus ou moins favorables, suivant l’habileté de l’ostréiculteur et suivant l’abondance de l’émission du naissain. Les concessions sont accordées par l’administration de la marine, qui réserve aux inscrits maritimes une partie des terrains propres à l’ostréiculture et concède les autres moyennant redevance, aux personnes qui lui semblent aptes à ce genre d’industrie. Elle ne néglige rien d’ailleurs pour éclairer la population sur les meilleurs procédés à employer, et depuis quelques années, des professeurs sont chargés par le ministère de l’instruction publique, d’accord avec celui de la marine, d’aller sur les lieux d’élevage faire des conférences sur cet objet, qui intéresse à un si haut point la prospérité de nos côtés[6].

Ces efforts ont déjà porté leurs fruits ; le nombre des parcs, claires ou dépôts d’huîtres, s’élève aujourd’hui à 33,334 ; ils couvrent une superficie de 8,966 hectares et sont détenus par 28,547 personnes, dont 10,706 dépendent.de l’inscription maritime.

En 1881, 680,372,750 huîtres, provenant tant de ces parcs et dépôts que de la pêche à pied et en bateau, ont été vendues au prix de 17,951,114 francs. La pêche proprement dite entré dans le chiffre ci-dessus pour 374,985,770 huîtres, d’une valeur de 2,061,753 francs ; les parcs et claires pour 305,386,980 d’une valeur de 15 millions. La différence entre les prix tient à ce que les huîtres de pêche ne sont pas vendues directement aux consommateurs, mais aux propriétaires des claires et dépôts répartis sur tout le littoral, qui les conservent dans leurs bassins jusqu’à ce qu’elles soient comestibles. En 1865, la production huîtrière représentait une valeur de 1,930,000 francs ; en 1869, elle était descendue à 864,000 fr. Elle est donc, depuis cette époque, devenue vingt fois plus importante. La pêche des huîtres sur les bancs naturels a augmenté en même temps que la production artificielle ; on a remarqué, en effet, que si ces bancs sont pour les parcs des foyers d’alimentation, ceux-ci à leur tour leur renvoient en naissain une partie des richesses qu’ils en ont reçues. Il s’opère donc entre eux un échange de germes qui est une garantie de leur prospérité commune.

L’ostréiculture est une industrie française. C’est en France qu’elle a pris naissance et que jusqu’ici elle s’est à peu près exclusivement développée. Toutes les côtes ne lui conviennent pas, et il n’y a guère que la Hollande où, depuis quelques années, elle ait passé dans la pratique. Les premiers essais datent de 1877 ; ils ont été faits par l’état dans les polders et ont assez bien réussi pour qu’en 1881 on ait pu livrer pour 200,000 francs d’huîtres à la consommation,


IV

La pêche maritime prise dans son ensemble a armé, pendant l’année 1881, 22,125 bateaux jaugeant de 149,297 tonneaux montés par 80,895 hommes ; elle a rapporté, en y comprenant le gain des pêcheurs à pied, au nombre de 55,485, en poissons et mollusques, un total de 82,670,058 francs. Dans ce chiffre ne figurent pas les produits des parcs et viviers, dont l’importance, comme nous venons de le voir, surtout pour les huîtres, est considérable.

En 1875, le produit de la pêche maritime a été de 77,166,542 fr., en 1869, de 68,897,550 francs, et en 1865, de 57,459,152 francs. La comparaison de ces chiffres fait donc ressortir une augmentation progressive dans le revenu de cette industrie ; augmentation qu’il faut attribuer autant à l’accroissement des prix qu’à celui de la quantité du poisson pêché.

L’extension des voies ferrées a eu pour effet de faire pénétrer les poissons de mer sur tous les points du territoire, si bien qu’aujourd’hui il n’est pour ainsi dire localité si éloignée, où l’on ne puisse s’en procurer dans un état de fraîcheur suffisant. La consommation augmente en même temps que les prix s’élèvent ; et comme la pêche française est impuissante à répondre à ces demandes, il nous faut chaque année en importer pour une trentaine de millions de l’étranger. En revanche, nous exportons pour 26 millions de poissons marines ou conservés dans l’huile.

Au point de vue économique, la pêche maritime offre donc pour notre pays un intérêt majeur ; non-seulement à cause de son importance directe pour l’alimentation publique, mais aussi et surtout parce qu’elle est la rude école à laquelle s’aguerrissent nos marins si courageux et si dévoués, qui forment une des assises de la grandeur de la France. On sait que cette pêche est réservée à ceux qui figurent sur les registres de l’inscription maritime et que tout individu qui s’y livre est inscrit d’office sur ces registres. Il n’est fait d’exception que pour ceux qui ne naviguent pas et qui, comme les ostréiculteurs, exploitent le littoral sans quitter la terre.

L’inscription maritime a été instituée par l’ordonnance royale de 1681 ; c’est une création de Colbert, dont la vigilance s’étendait sur tout ce qui pouvait contribuer à la gloire et à la richesse du pays. Modifiée dans ses détails par divers actes postérieurs, notamment par la loi du 3 brumaire an IV, les décrets du 27 février 1866 et du 30 décembre 1872, cette institution s’est maintenue jusqu’à nos jours, malgré les efforts que les gens à courte vue ont faits pour la détruire. C’est à elle que nous devons l’admirable organisation de notre marine et le personnel d’élite qui la compose. Elle a pour objet de mettre à la disposition de l’état, toutes les fois qu’il le réclame, tous les citoyens qui se livrent à la pêche ou à la navigation. Elle comprend tous les marins de dix-huit à cinquante ans ; mais, à moins de besoins extraordinaires, le service exigé d’eux ne dépasse pas trois années. Cette obligation, que certains écrivains n’ont pas craint d’appeler le servage de mer, et dont ceux-ci peuvent d’ailleurs s’affranchir en renonçant à leur métier, a perdu le caractère exceptionnel qu’elle avait autrefois, depuis que la loi astreint tous les hommes valides au service militaire jusqu’à l’âge de quarante ans. Elle n’est pas d’ailleurs sans compensation. Les marins, en effet, même lorsqu’ils ne sont pas au service de l’état, bénéficient de l’institution de la caisse des invalides de la marine, qui leur assure des pensions dans leurs vieux jours, ainsi qu’à leurs femmes et à leurs enfans en cas de malheur, et qui est pour eux une véritable banque, puisqu’elle reçoit en dépôt toutes les sommes auxquelles ils ont droit. Ils trouvent dans l’administration de la marine un appui constant et une bienveillance qui se traduit souvent par des avances de fonds pour l’amélioration de leur matériel de pêche ou pour son remplacement en cas de sinistre. Enfin, ils jouissent, comme nous l’avons dit, du monopole de la pêche maritime. Il faut croire que ces avantages leur paraissent suffisans puisque le nombre des inscrits ne cesse de s’accroître : en 1825, il était de 94,000 ; en 1840 de 110,000 ; en 1869 de 180,000 ; il est aujourd’hui de 190,000.

Les inscrits n’ont, pour se livrer à la pêche, à payer ni droit ni patente, et, en pleine mer, ne sont astreints à aucune restriction. Il n’en est pas de même le long des côtes, ou, sur la zone de 3 milles (5,556 mètres) de largeur qui limite les eaux nationales, l’autorité maritime se réserve le droit de réglementation. Cette zone est interdite aux pêcheurs étrangers, sauf dans la Méditerranée, où le traité du 15 août 1761, dit pacte de famille, entre la France, l’Espagne et le royaume des Deux-Siciles, avait autorisé les marins de ces pays à pêcher indistinctement sur toute l’étendue de leurs côtes[7].

La pêche côtière a été réglementée par la célèbre ordonnance de 1681, qui contient un code complet de législation maritime et qui a été la base de tous les règlemens postérieurs. Plusieurs projets de loi furent élaborés depuis cette époque par les divers gouvernemens qui se sont succédé en France ; mais c’est en 1852 seulement qu’on fut en mesure d’en présenter un au corps législatif. La loi votée à cette époque organise la police de la pêche côtière, tout en laissant au pouvoir exécutif le soin d’édicter les prescriptions qui seraient jugées nécessaires suivant les localités. C’est en conformité de cette disposition qu’ont été rendus les décrets du 4 juillet 1852, du 19 novembre 1859 et du 10 mai 1862. D’après ces divers actes, la police est confiée au préfet de l’arrondissement maritime et, sous les ordres de celui-ci, aux chefs des sous-arrondissemens et aux commissaires de l’inscription maritime de chaque quartier. Ceux-ci sont secondés par des agens officiels, qui sont les inspecteurs des pêches, les syndics des gens de mer, les gardes et gendarmes de la marine, et par des agens bénévoles désignés sous le nom de prud’hommes ou de gardes jurés, lorsque la population maritime veut bien s’y prêter.

En vertu des prescriptions réglementaires, dans la zone des eaux nationales, les mailles des filets doivent avoir des dimensions déterminées ; les filets traînans ne peuvent être employés sans une autorisation spéciale du ministre de la marine, provoquée par un rapport du préfet maritime constatant que l’usage de ces engins ne présente aucun inconvénient ; toute pêche peut y être temporairement interdite en vue de protéger certaines espèces et d’empêcher la destruction du frai ; la pêche des huîtres sur les bancs compris dans cette zone peut être suspendue par les préfets maritimes pour un laps de temps plus ou moins long et soumise aux restrictions jugées nécessaires ; l’établissement de pêcheries fixes ne peut avoir lieu sans une autorisation spéciale ; la vente et le transport de poissons, de crustacés et de mollusques au-dessous de certaines dimensions sont prohibés, à moins qu’on ne justifie de la possession de claires ou de viviers où ils doivent être élevés.

Telles sont les principales dispositions aujourd’hui en vigueur, et dont la commission d’enquête nommée par le sénat a eu à s’occuper pour se rendre compte des conditions dans lesquelles s’exerce la pêche maritime et des moyens d’en augmenter le rendement.

Il a été reconnu tout d’abord qu’il n’y avait aucune mesure à prendre pour la pêche, du large. Nos marins s’y trouvent en présence des marins étrangers, et toutes les restrictions qu’on leur imposerait ne pourraient que les gêner sans influer sur la production générale, puisque les derniers n’en tiendraient aucun compte. D’ailleurs les poissons qui habitent la haute mer se reproduisent en telle abondance que, quels que soient les moyens de pêche employés, il n’y a pas à en redouter la diminution. S’ils résistent aux causes de destruction multipliées auxquelles ils sont exposés, ce n’est pas l’emploi de filets traînans ou à mailles serrées qui pourra en réduire le nombre.

Il ne paraît pas non plus qu’il soit possible, pour augmenter la quantité de poissons, de recourir aux procédés de fécondation artificielle dont on fait usage pour les poissons d’eau douce. Toutes les tentatives faites à ce sujet, notamment à Westminster, ont échoué, car les alevins sont si petits au moment de l’éclosion qu’on ne peut ni les conserver dans des lieux clos, ni leur donner la nourriture qui leur convient. La pisciculture marine ne saurait donc comprendre que l’élevage du poisson dans des viviers, ainsi que nous l’avons indiqué dans le cours de cette étude, et l’éducation artificielle des huîtres, qui est aujourd’hui pratiquée sur une très grande échelle. Sous ce rapport, la commission du sénat n’a pu que constater ce qui existe et n’a eu à proposer aucune mesure nouvelle pour donner à cette industrie une plus vive impulsion ; elle pense qu’il faut la laisser se développer spontanément suivant l’état des marchés et les exigences de la consommation. C’est donc spécialement sur la pêche côtière et sur les mesures de protection qu’elle réclame que la commission sénatoriale a fait porter ses investigations. Elle a entendu dans son enquête, non-seulement les représentans des divers syndicats de pêcheurs et les commissaires de la marine, mais toutes les personnes ayant quelque compétence dans ces questions qui ont manifesté le désir de donner leur avis. Les opinions émises ont été très contradictoires ; nous allons les résumer en peu de mots.

M. Bouchon-Brandely, secrétaire du Collège de France, qui a été chargé par la commission de parcourir le littoral de la Méditerranée, déclare que l’appauvrissement du rivage est un fait indéniable ; que les poissons se sont éloignés des côtes et que pour la pêche il faut aller les chercher au large. Parmi les causes de cette disparition il cite en première ligne l’emploi des filets traînans qui labourent le fond de la mer et dévastent les frayères. Ce qui, aux yeux de M. Bouchon-Brandely, confirme ces appréciations, c’est que dans les stations où, comme à Saint-Tropez et à Saint-Raphaël, les pêcheurs se sont interdit l’usage de ces filets, les côtes sont très poissonneuses et les pêcheurs dans une situation prospère. D’autres causes encore ont contribué à cet appauvrissement, c’est notamment l’emploi, pour s’emparer du poisson, des substances toxiques ou des matières explosibles, l’abondance des marsouins, qui détruisent les filets, et surtout l’inobservation des règlemens sur la pêche. Le défaut de surveillance est général, et le braconnage, surtout de la part des pêcheurs étrangers, s’exerce sur la plus grande échelle. Lorsque les délits sont constatés, les amendes encourues ne sont jamais payées et les peines corporelles jamais prononcées ; il en résulte que l’impunité est absolue et que les eaux méditerranéennes sont abandonnées aux entreprises les plus audacieuses.

M. Roy de Loulay et M. de Lorgeril, qui ont résumé les enquêtes faites sur les côtes de l’océan et sur celles de la Manche, arrivent à des conclusions analogues. D’après eux, on ne signale aucune diminution dans les espèces migratrices, dont le plus ou moins d’abondance dépend de causes naturelles, et dont la quantité varie d’une année à l’autre ; mais il n’en est pas de même des espèces sédentaires qui, sur un grand nombre de points, semblent s’être éloignées des côtes par suite de l’emploi des chaluts et autres filets traînans. Si la quantité de poissons pêchés n’est pas moindre qu’autrefois, c’est parce que le nombre des pêcheurs a augmenté et non parce que le poisson est plus abondant ; la pêche est devenue plus laborieuse et la part de chacun a diminué. Les honorables rapporteurs se plaignent également du défaut de surveillance et particulièrement de braconnage qui s’exerce sur la plupart des bancs d’huîtres.

M. Ch. Brun, ancien directeur des constructions navales et ancien ministre de la marine, voit les choses moins en noir. D’après lui, la diminution du poisson le long des côtes est loin d’être constatée ; la quantité pêchée augmente au contraire chaque année, ainsi que le nombre des pêcheurs. Si les marchés du littoral sont moins bien approvisionnés et si les prix se sont élevés, c’est parce que les débouchés se sont multipliés dans une énorme proportion par l’extension des voies de communication. Les règlemens édictés en vue de la protection du poisson de mer sont plus nuisibles qu’utiles ; car la fécondité de ce poisson est telle, les surfaces sur lesquelles il se reproduit sont si grandes que la pêche, même abusive, ne peut avoir qu’une très faible influence sur le peuplement des eaux de mer et ne peut entrer en parallèle avec les causes naturelles de destruction. Sans nier cependant les dommages que causent les filets traînans employés le long des côtes, M. Brun fait remarquer que, de tout temps, ces engins ont été accusés d’avoir amené la dépopulation des eaux, parce que de tout temps les pêcheurs se sont plaints de l’insuffisance de leurs bénéfices. Les filets traînans ont été interdits dès Henri III, en vertu d’un édit de 1584 ; cette interdiction a été renouvelée par l’ordonnance de 1681, puis par la loi de 1790, mais toujours sans succès, parce que ces prescriptions ont toujours été méconnues, clandestinement d’abord et le plus souvent avec la tolérance des autorités locales et l’adhésion de l’administration supérieure. En fait, la liberté a été toujours à peu près absolue, sans qu’on ait réellement eu à se plaindre des résultats. Il en a été de même en Angleterre, où une enquête a également été ouverte à ce sujet en 1866. On a reconnu à cette occasion que, sans l’emploi de filets de fonds, une grande quantité de poissons échapperaient, ce qui diminuerait d’autant l’approvisionnement des marchés. Il est certain qu’il n’y a pas d’engins de pêche qui ne détruisent inutilement un certain nombre de poissons ; mais cette destruction n’a jamais amené le dépeuplement des eaux de la mer ; et en ce qui concerne en particulier les filets traînans, c’est tout au plus s’ils ont pu produire une diminution temporaire dans certaines localités.

Quoi qu’il en soit de ces appréciations, il est certain qu’en pleine mer, quand les fonds le permettent, l’usage des filets traînans ne peut avoir aucun inconvénient ; il n’est, d’autre part, pas douteux qu’il en a de très sérieux sur le littoral, parce qu’il détruit le frai qui se trouve déposé dans les fonds peu profonds ; il est difficile, aussi, de ne pas se rendre au sentiment général des pêcheurs, qui attribuent le dépeuplement des côtes à l’inobservation des règlemens sur la pêche. C’est à cette conclusion qu’est arrivée la commission du sénat, qui trouve ces règlemens suffisans et se borne à émettre le vœu qu’on les fasse observer strictement.

Le décret de 1862, en effet, proscrit l’usage des filets traînans, sans autorisation spéciale, à moins de 3 milles des côtes ; c’est laisser au poisson un espace suffisant pour frayer ; au-delà de ces 3 milles, les dommages que peuvent causer ces filets sont peu appréciables. Ce décret permet également au préfet maritime d’empêcher la pêche sur certains points des côtes, pendant un laps de temps déterminé, et par conséquent d’établir des réserves qui, à l’époque du frai, seraient interdites aux pêcheurs et favoriseraient ainsi le repeuplement du littoral. On a constaté, en.effet, que partout où la pêche a été momentanément interrompue, le poisson s’est multiplié rapidement, et l’on cite notamment la partie de la rade de Toulon comprise dans la zone des poudrières de la marine, où la pêche est interdite, comme extrêmement poissonneuse. Enfin, il dépend absolument de l’autorité d’exercer sur les côtes une surveillance plus active et de poursuivre les délinquans avec plus de rigueur. Les dispositions légales existantes ne laissent rien à désirer, il suffit d’en exiger l’application ; et il ne servirait de rien d’en édicter de nouvelles, si, comme celles d’aujourd’hui, elles restaient en partie lettre morte.

Mais les prescriptions légales, si utiles qu’elles soient, ne sauraient avoir sur la prospérité de la pêche maritime une influence comparable à celle qu’auraient des mesures d’un autre ordre. Il serait tout d’abord désirable que l’institution des prud’hommes, en vigueur sur tout le littoral de la Méditerranée, se répandît également sur les côtes de l’océan sous la forme des associations prévues par les règlemens. Ces prud’hommes sont des espèces de sociétés de secours mutuels qui ont en outre pour objet la défense des intérêts communs. Ainsi, d’après M. Bouchon-Brandely, la prud’homie des pêcheurs de Marseille a fondé une caisse de secours au profit de laquelle les patrons paient une cotisation de 24 francs par an pour les embarcations de deux ou trois hommes, et de 48 francs pour celles qui en ont davantage. Cette caisse possède aujourd’hui un capital de 200,000 francs et paie annuellement 14,000 francs de pensions, sans compter les secours qu’elle donne aux veuves de marins. Ces prud’hommes ont leurs propres règlemens, et leurs chefs servent d’intermédiaires entre les pêcheurs et l’autorité maritime. Malheureusement la politique tend à s’y introduire et à en fausser l’esprit.

De toutes les industries, la pêche est une de celles auxquelles le principe de l’association entre le patron et l’ouvrier, c’est-à-dire de la participation de ce dernier aux bénéfices, convient le mieux. Ce mode de rémunération du travail ne saurait s’appliquer aux entreprises qui exigent de grands capitaux, une direction unique, une instruction spéciale, de grandes capacités industrielles et commerciales, à celles, en un mot, où la main-d’œuvre n’est pour ainsi dire que l’accessoire ; mais il est, au contraire, admirablement approprié à celles qui, comme la pêche, exigent peu de capitaux, et dont les profits dépendent surtout du travail et de l’ardeur de ceux qui y sont employés. Aussi y est-il très généralement en usage, et la plupart des arméniens dépêche se font-ils à la part, c’est-à-dire que, sur le produit de chaque pêche, une proportion, qui varie suivant le tonnage, est réservée au propriétaire du bateau, et que le surplus est distribué entre l’équipage. Si fructueuse que soit la pêche, il est rare que la part des simples matelots leur rapporte plus de 3 francs par jour. C’est bien peu pour des hommes qui mènent l’existence la plus rude qu’on puisse imaginer, et dont la vie est incessamment en péril. Si l’on compare leur sort à celui des ouvriers des villes, qui ne cessent de s’en prendre à la société de leur destinée, on se dit qu’il faut que la mer exerce une bien puissante attraction sur ceux qui sont nés sur ses rivages pour qu’ils ne reculent pas devant les périls de la vie de marins. Peut-être serait-il possible d’augmenter leur salaire en leur facilitant les moyens de vendre leur poisson. On voit dans les ports de mer chaque bateau, en accostant le quai, y déposer les poissons, souvent encore vivans, dont il s’est emparé. Les parts faites entre le patron et les matelots, ces poissons sont vendus aux enchères par lots assortis, et achetés soit par des marchands de la localité, soit par des commissionnaires, qui les font emballer séance tenante et les expédient sur tous les points du territoire. Sans parler de ce qu’a de répugnant le spectacle de ces poissons qui agonisent et expirent sur le sol, souvent boueux, du rivage, il serait désirable que les municipalités fissent faire partout des marchés couverts, comme il en existe déjà dans quelques villes, où des agens spéciaux procéderaient aux ventes publiques et feraient directement, sans le concours des commissionnaires, leurs expéditions aux facteurs de la halle, à Paris, ou des marchés de l’intérieur. On supprimerait ainsi des intermédiaires onéreux, tout en multipliant les débouchés, au grand profit des pêcheurs et des consommateurs de poissons.

Il n’y aurait toutefois pas grand avantage à augmenter le salaire des marins, si, d’autre part, on ne cherchait à leur donner le goût de l’épargne et du bien-être. Habitués à affronter tous les dangers, ils sont trop souvent insoucians de l’avenir et dépensent sans compter le peu qu’ils gagnent. Les statistiques des pêches maritimes constatent que partout où les pêcheurs ont des habitudes de désordre et d’intempérance, ils sont misérables, et que partout, au contraire, où ils mènent une vie régulière, ils sont dans l’aisance et possèdent souvent une petite propriété, qu’ils cultivent pendant la saison où ils ne peuvent exercer leur métier. L’administration de la marine entre, d’ailleurs, dans cette voie ; elle comprend qu’elle a charge d’âmes et qu’elle a le devoir de développer chez les marins l’esprit de prévoyance en mettant à leur portée les institutions qui leur permettent d’améliorer leur sort. C’est ainsi qu’elle cherche à leur démontrer les avantages qu’ils trouveraient à s’associer pour l’exercice de leur industrie. Aujourd’hui, la plupart des bateaux pèchent isolément, chacun pour son compte et suivant les conventions faites entre le patron et son équipage : aussi sont-ils obligés de rentrer au port, aussitôt la pêche faite, pour vider et vendre leur chargement. Ils éviteraient cette perte de temps et pourraient rester indéfiniment en mer si les patrons étaient associés et si, comme les pêcheurs norvégiens, ils avaient des bateaux spéciaux pour transporter à terre les produits de leur pêche et leur rapporter leurs provisions. Les poissons n’attendraient pas ainsi plusieurs jours avant de paraître sur le marché, au grand préjudice de leur qualité, et seraient vendus aussitôt pris.

En s’associant, les pêcheurs pourraient aussi avoir leurs viviers, améliorer leurs engins de pêche et augmenter le tonnage des bateaux. La pêche au large est la plus fructueuse, mais elle nécessite des bateaux pontés, que la plupart des patrons sont trop pauvres pour pouvoir se procurer ; elle demande aussi des engins plus dispendieux. S’ils étaient associés, ils pourraient se procurer le matériel à frais communs, ou tout au moins trouveraient plus facilement du crédit pour pouvoir l’acheter.

Il existe en Irlande, sous le nom de Reproductive Loan Fund, une institution fondée par le Board of public Works, qui a pour objet de faire aux pêcheurs des prêts d’argent sur bonnes recommandations et cautions. Depuis le 1er janvier 1875, date de la mise en vigueur de la loi, jusqu’au 31 décembre 1879, cet établissement avait effectué 1,420 prêts se montant à. 25,212 livres sterling, ou 630,000 francs, sur lesquelles 15,424 livres, ou 385,000 francs, avaient été recouvrées. Une institution du même genre devrait exister en France, et si l’on jugeait que l’état ne peut s’en charger, du moins pourrait-on créer quelque société de crédit qui rendrait à la pêche maritime des services du même ordre que ceux que le Crédit foncier devait rendre à l’agriculture. Nul doute qu’une vive impulsion de cette branche d’industrie ne soit la conséquence de l’écoulement des capitaux dans cette direction[8].

Une autre question qui se présente naturellement est celle de savoir s’il ne conviendrait pas de protéger l’industrie de la pêche par un droit plus élevé sur les produits étrangers. Ces droits sont aujourd’hui de 5 francs par 100 kilogrammes pour les poissons frais ; de 10 francs par 100 kilogrammes pour le poisson salé ou fumé autre que la morue, et de 48 francs pour cette dernière. Ils sont assez élevés pour empêcher les prix de s’avilir sur le marché français, sans éloigner pour cela le poisson étranger, dont la consommation a absolument besoin, puisque nos importations s’élèvent à une trentaine de millions. Ce qui prouve qu’ils sont suffisans, c’est que l’industrie de la pêche, au lieu de péricliter, est en voie de progrès, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la valeur des produits.

Bien des personnes ont pensé et écrit que l’inscription maritime était un obstacle au développement de la pêche en France. Nous ne saurions partager cette opinion. L’inscription maritime n’entrave aucune entreprise, elle ne touche ni les capitalistes, qui mettent leurs fonds dans l’industrie navale, ni les armateurs, ni les concessionnaires d’huîtrières ou de viviers ; elle ne s’adresse qu’à ceux qui naviguent, et, comme nous l’avons dit, elle ne leur impose pas des charges plus lourdes que la loi du recrutement n’en impose aux populations de la terre ferme ; elle leur donne en plus des compensations qu’ils savent apprécier, puisque le nombre des inscrits ne fait qu’augmenter. On s’en est pris aussi à l’inscription maritime da la situation précaire dans laquelle se trouve aujourd’hui, dit-on, la marine marchande. Mais ce qui diminue la portée de ces plaintes, c’est qu’elles sont générales, et qu’on les entend en Angleterre aussi bien qu’aux États-Unis. Cette situation tient à ce que les conditions de la navigation sont absolument changées ; le cabotage est remplacé par les chemins de fer et les navires à voile par des navires à vapeur, qui, à capacité égale, demandent un équipage moins nombreux. Les capitaines au long cours ne sont plus que des entrepreneurs de transport et n’ont plus, comme autrefois, la responsabilité des transactions, puisque les armateurs traitent directement avec leurs correspondans et que les marchés se concluent par le télégraphe. On ne peut rien changer à cet état de choses, qui, en somme, constitue un progrès, et dont il faut tâcher de s’accommoder. C’est la loi du monde de changer sans cesse. Gardons-nous donc déporter la main sur cette institution nationale, dont la suppression transformerait notre marine si belle, si homogène, en une marine cosmopolite, où viendraient se réfugier les pires élémens des nations étrangères. Ici encore, comme dans bien d’autres circonstances, la rigueur des doctrines économiques doit baisser pavillon devant les faits. A vouloir pousser à l’extrême les conséquences des principes et considérer, une nation comme composée d’élémens inertes obéissant, comme la matière, à des lois immuables indépendantes de toute influence morale, on risque, comme l’ont fait autrefois les révolutionnaires de l’école de Rousseau, de précipiter le pays dans la ruine. Craignons les sectaires, de quelque nom qu’ils s’appellent, car ce sont eux qui font le malheur de la France.

De toutes nos institutions, la marine est celle qui jusqu’ici a eu le moins à souffrir des fluctuations de la politique : fasse le ciel qu’elle en soit toujours préservée et que cette peste ne vienne pas détruire une des pierres fondamentales de la richesse publique et de la grandeur nationale !


J. CLAVE.

  1. Voir Revue du 1er décembre 1883.
  2. Les filets de coton, plus souples que ceux du chanvre, offrent moins de résistance aux poissons, qui se prennent ainsi plus facilement dans les mailles. C’est à l’instigation de la marine que les pêcheurs ont consenti, non sans peine, à cette substitution.
  3. On évalue leur contenance totale à 94,000 hectares, dont 32,000 hectares le long des côtes de l’océan, 58,000 hectares le long de celles de la Méditerranée et 4,000 hectares en Corse.
  4. Dans un intéressant article publié dans le Journal de l’agriculture sur le repeuplement du rocher de l’Estrée par M. de Piolan, M. Chabot-Barien ne parait pas partager cette opinion et croit, au contraire, que l’huître portugaise s’améliorera sur les côtes de France.
  5. Culture des plages maritimes, par M. de La Blanchère. Paris ; Rothschild.
  6. M. le docteur Brocchi, maître de conférences à l’Institut agronomique, qui depuis deux ans a fait des cours d’ostréiculture et de pisciculture sur divers points de nos côtes occidentales, a inauguré cette année ses conférences dans le bassin de la Méditerranée.
  7. Cette clause du traité est abrogée, depuis 1878, à l’égard de l’Espagne ; mais elle a été maintenue, à titre de tolérance, en faveur des pêcheurs italiens.
  8. Dans certains ports, notamment à Bayonne, il s’est fondé des sociétés pour l’exploitation de la pêche au moyen de bateaux à vapeur ; c’est une innovation très heureuse et qui mérite d’être encouragée.