La Pêche et la Pisciculture à l’Exposition universelle

La Pêche et la Pisciculture à l’Exposition universelle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 122-149).
LA
PÊCHE ET LA PISCICULTURE
À L’EXPOSITION UNIVERSELLE

Bien que des splendeurs de l’exposition il ne reste plus qu’un souvenir, il y a cependant encore plus d’un enseignement à en tirer. Il n’est pas nécessaire d’avoir sous les yeux les produits par lesquels telle ou telle industrie était représentée pour qu’une étude rétrospective puisse offrir de l’intérêt. Il est bien certain par exemple que l’exposition des produits et des engins de pêche était très complète, car il n’est pas un pays qui ne nous ait montré soit des trophées de filets, d’hameçons, de barils et de bateaux, soit des huiles ou des poissons conservés, soit enfin des appareils de pisciculture. La France même, mieux placée sous ce rapport que toutes les autres nations, a été jusqu’à construire des aquariums dans lesquels évoluaient sous les yeux de la foule la plupart des poissons qui peuplent nos mers et nos fleuves. Tous ces objets attiraient les regards des curieux et ajoutaient sans nul doute à l’exposition un puissant élément de pittoresque ; mais ils ne pouvaient apporter en eux-mêmes aucun enseignement, différant en cela des meubles ou des tableaux dont tout le mérite est dans l’exécution matérielle, et dont l’inspection suffit pour faire apprécier la valeur. Pour juger des produits de la pêche, il faut, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer pour ceux des forêts[1], voir au-delà de ce qu’on a sous les yeux. Il faut se demander quelle importance cette branche particulière occupe dans la production générale des divers pays, combien d’individus elle fait vivre par elle-même et par les industries qui s’y rattachent ; il faut pouvoir comparer non-seulement les méthodes en usage chez les divers peuples soit pour l’éducation, soit pour la prise, soit pour la préparation du poisson, mais encore les législations spéciales, afin de se rendre un compte exact des progrès à réaliser dans un sens ou dans un autre. Ces questions sont intéressantes par elles-mêmes, et ne perdent rien à être examinées après la fermeture des portes du palais du Champ de Mars.


I.

De toutes les expositions de pêche, la plus complète était sans contredit celle de la Norvège. La pêche est en effet pour ce pays l’industrie principale et une source si importante de richesses que rien n’avait été négligé pour la faire connaître. Une notice publiée par M. Herman Baars, négociant à Bergen et commissaire spécial à l’exposition, a permis aux plus ignorans d’apprendre ce qu’étaient les engins et les préparations qu’ils avaient devant eux. À cheval sur la chaîne des Alpes scandinaves, la population norvégienne, omposée d’environ 1,500,000 âmes, trouve sur le versant oriental de vastes forêts de sapins dont les produits sont pour elle un objet d’exportation considérable, et sur le versant occidental la mer, avec ses rivages déchiquetés, qui leur offre, pomme élément de commerce, la multitude de poissons de toute espèce vivant dans ces régions. Aussi, malgré un sol maigre et stérile, malgré les vents glacés qui empêchent les moissons de mûrir, au fond des baies se rencontrent de nombreux villages où respire l’aisance et la prospérité. Les principales pêches de la Norvège sont celle de la morue et celle du hareng.

La morue visite chaque année, depuis le mois de janvier jusqu’au mois d’avril, les côtes du Finmarck et l’archipel des îles Lofoden, dont la disposition forme une espèce de mer intérieure connue sous le nom de West-fiord. C’est dans cette mer, abritée par des rochers de granit contre les tempêtes de l’Atlantique, réchauffée par les courans du sud, que les morues viennent déposer leur frai. Elles y pénètrent par les détroits qui séparent les îles, précédées de leurs guides, qui leur indiquent la route, et en suivant un ordre invariable. Les mâles se tiennent toujours à la plus grande profondeur : les femelles, placées à quelques brasses au-dessus, laissent échapper en pleine mer leurs œufs, qui sont fécondés, avant d’atteindre le fond, par les liquides que les premiers ont sécrétés sur leur passage.

Les armemens pour la pêche se font vers la fin de décembre. À cette époque, toutes les familles sont occupées des préparatifs du départ ; les femmes raccommodent les vêtemens, apprêtent les vivres, qui consistent en pain d’avoine et de seigle, farine d’orge, beurre, viande séchée ; les hommes réparent les filets et remettent leurs bateaux en état. Ces bateaux, qui ont de 36 à 40 pieds de long sur 9 de large, sont construits en planches de sapin ; ils ne sont pas pontés et ne portent qu’une seule voile carrée. Le jour du départ arrivé, l’équipage, ordinairement composé de cinq hommes le plus souvent associés dans l’entreprise et d’un mousse, choisit son chef (hovedsmand), qui est toujours le plus habile d’entre eux. Les pêcheurs en effet tiennent compte non de l’âge ou de la fortune de celui qu’ils élisent, mais seulement de son sang-froid et de son courage, car ils savent que leur vie est entre ses mains ; aussi lui obéissent-ils aveuglément. L’autorité du chef s’exerce pendant tout la durée de la campagne, sur terre comme sur mer ; c’est lui qui passe les marchés et qui discute toutes les affaires de son équipage.

Arrivés aux îles Lofoden[2], les pêcheurs louent aux propriétaires du sol des cabanes construites en planches brutes qui doivent leur servir d’abri. Composée d’une seule pièce et d’un magasin pour enfermer les vivres, les barils et les filets, chacune de ces cabanes sert à loger de 6 à 12 hommes. L’atmosphère qu’on y respire, viciée par les émanations humaines et par l’évaporation de l’eau des vêtemens qu’on y fait sécher, serait irrespirable pour d’autres que pour ces rudes marins ; mais ils s’y habituent et s’estiment même heureux d’être à couvert quand beaucoup des leurs sont, faute de place, obligés de passer des nuits dans la neige, dans leurs vêtemens mouillés et sans autre abri que la voile de leur bateau. Leur nourriture est saine et assez abondante ; elle se compose le matin de café, à midi de viande, de pain et de pommes de terre, le soir de poissons frais ou de foie cuit et. de pain.

La pêche se fait de trois manières : avec des lignes à plomb, avec des lignes de fond et avec des filets. La ligne à plomb n’est plus employée que par les pêcheurs trop pauvres pour se procurer des filets ou des lignes de fond ; elle ne produit guère plus de 50 poissons par jour. Un bateau armé pour la pêche à la ligne de fond doit avoir à bord 6 bacs ou 24 lignes, dont chacune est pourvue de 120 hameçons placés à 1m, 50 l’un de l’autre et amorcés au moyen d’un hareng salé en guise d’appât. Ces lignes sont fixées à une corde maintenue sur l’eau au moyen de flottes, c’est-à-dire de bouées de liège ou de verre creux ; on les tend vers midi, et on les relève le lendemain ; chaque bac donne environ de 40 à 60 morues par jour. La pêche la plus productive est celle des filets, qui, formés de mailles de 8 ou 9 centimètres entre les nœuds, sont munis de poids à la partie inférieure et fixés par la partie supérieure à une corde garnie de flottes en verre, de façon qu’ils se tiennent verticalement sur le passage des poissons. Ceux-ci, en avançant, s’engagent dans les mailles, et, une fois pris, ne peuvent se dégager à cause de leurs ouïes, qui s’opposent à ce qu’ils reviennent en arrière, et de leurs nageoires, qui les empêchent d’avancer. Le matin, les filets sont relevés, et, si la nuit a été favorable, chaque tessure ou réunion de 20 filets tendus ensemble donne de 500 à 600 pièces. Ce genre de pêche produit par bateau environ 12,000 morues, représentant une valeur de 3,500 francs ; c’est à peu près 600 francs par homme pour les 3 mois que dure la campagne. Si, au lieu d’être fait à frais communs, l’armement est au compte de l’un des marins, les hommes qu’il emploie ne touchent guère que 120 francs pour la saison, outre l’habillement et la nourriture.

La préparation de la morue n’est pas une petite affaire, et la qualité dépend beaucoup des soins qu’on lui donne. La supériorité des produits norvégiens est incontestable sous ce rapport. La première opération consiste à couper la tête des morues et à leur enlever le foie et les rogues, c’est-à-dire les œufs. Les têtes se vendent aux fabriques de guano établies aux Lofoden, les foies servent à la fabrication de l’huile médicinale ; quant aux rogues, elles sont salées et placées dans des barils percés de trous, puis expédiées en France et en Espagne, où elles sont employées comme appât pour la pêche de la sardine. Ces rogues sont l’objet d’un commerce très important, puisque la France en 1864 n’en a pas fait venir moins de 31,000 barils valant en moyenne 75 francs l’un. Débarrassées des têtes et des entrailles, les morues sont liées deux à deux par la queue au moyen d’une ficelle et placées à cheval sur des perches posées horizontalement dans des hangars ouverts. La morue reste dans cet état jusqu’à la mi-juin, époque à laquelle elle est suffisamment sèche pour être transportée à Bergen, qui est le centre principal de tout ce commerce ; c’est là ce qu’on appelle le stockfish.

Toutes les morues ne sont pas préparées de cette façon, et une certaine quantité est convertie en klipfish ou morue salée. Cette opération se fait ordinairement à bord de petits yachts ou sloops de 50 à 80 tonneaux, qui viennent, au nombre de 800 ou 1,000, acheter sur les lieux les produits de la pêche. On commence par flaquer les poissons, c’est-à-dire par les ouvrir jusqu’à la queue, afin de les aplatir, puis on enlève l’épine dorsale, et enfin on les entasse dans la cale en saupoudrant de sel chaque couche de morues. Dès que le chargement est complet, le navire retourne vers la terre ferme, où la cargaison est déchargée, lavée avec soin et étalée sur les rochers du rivage jusqu’à ce qu’elle soit convenablement séchée, ce qui exige 12 jours environ, après quoi elle est en état d’être envoyée à Bergen, où elle arrive vers le 15 juin. Ensuite le klipfish est entassé par couches excessivement serrées dans la cale des bâtimens à voile ou à vapeur qui l’amènent dans cet état sur les marchés de l’Europe et de l’Amérique.

Toutes les morues ne se pèchent pas pendant l’hiver, il y a quelques espèces qui fréquentent les côtes de la Norvège pendant toute l’année ; les unes servent à la nourriture des habitans, les autres sont l’objet de préparations spéciales et destinées à la consommation de certains pays. Ainsi en Finmarck on vend chaque année au moins 20,000 barils de morues provenant de la pêche d’été aux bateaux russes, qui apportent en échange du seigle, de la farine et du chanvre.

Les foies destinés à la fabrication de l’huile médicinale, après avoir été lavés et séchés, sont placés dans des boîtes de fer-blanc, enfermées elles-mêmes dans d’autres boîtes plus grandes où l’on fait passer un courant de vapeur. Les foies se liquéfient peu à peu et fournissent l’huile, qu’on enlève au fur et à mesure et qu’on filtre avant de la mettre en baril et de la livrer à la consommation. L’huile brune, qu’on obtient avec les parties qui ont résisté à une première opération, n’est employée que pour le corroyage des peaux. Les pêcheurs qui préparent les foies pour leur propre compte les mettent dans des barils et les laissent liquéfier naturellement. Ils se bornent à recueillir précieusement l’huile qui s’en échappe. La première obtenue est la plus claire et la meilleure, elle porte la dénomination de blanche supérieure ; la seconde récolte donne l’huile blanche ordinaire, qui a la couleur du vin de Madère ; enfin la troisième est d’un brun clair. Ces diverses espèces d’huile, aussitôt fabriquées, sont placées dans des barils de fer-blanc ou de chêne et expédiées avec les autres produits de la pêche aux négocians de Bergen qui ont fait à l’équipage les avances d’argent et de vivres pour l’expédition, et leur sont cédées à un prix convenu. Avant d’être livrées au commerce, elles sont examinées et vérifiées par un inspecteur qui imprime sur les barils une marque spéciale pour chaque qualité d’huile. La pêche de la morue a employé en 1865 5,561 bateaux, montés par 20,800 marins, et a produit 22 millions de kilogrammes de klipfish, 12 millions de kilogrammes de stockfish, 60,000 barils d’huile, 35,000 barils de rogues, 350,000 kilogrammes de guano, représentant une valeur totale de 20,220,000 francs.

La pêche du hareng n’est guère moins importante que celle de la morue, et dès le IXe siècle elle était une des sources de la richesse du pays. Ce poisson, au moment de frayer, c’est-à-dire vers le mois de janvier, s’élève du fond des eaux, et se rapproche des côtes en bancs considérables pour y déposer ses œufs. Généralement il visite chaque année les mêmes régions ; on signale néanmoins des intermittences pendant lesquelles il semble avoir abandonné certains parages pour y reparaître quelques années plus tard. Comme les bancs passent avec une très grande rapidité, les pêcheurs sont oblige de les suivre, et ne peuvent, comme pour la morue, s’installer sur des points déterminés. Afin de remédier à cet inconvénient, les équipages de quatre ou cinq bateaux pêcheurs louent en commun un petit bâtiment ponté de 20 à 30 tonneaux, dans lequel ils ont leurs lits, leurs vivres, leurs vêtemens de rechange, et qui les accompagne pendant toute la durée de la pêche. Chaque bateau est en général monté par quatre ou cinq hommes et muni de quinze ou trente filets ayant de 10 à 15 brasses chacun. Ces filets, confectionnés en fil de chanvre tanné avec l’écorce de chêne ou de bouleau, sont réunis par groupes de trois ou quatre et tendus verticalement dans la mer au moyen de pierres qu’on attache à la partie inférieure et de flottes fixées à la partie supérieure. Ils sont placés le soir et relevés le matin ; chacun d’eux donne en moyenne un millier de poissons. Lorsque le hareng se rapproche beaucoup des côtes et pénètre dans les baies, on barre l’ouverture de celles-ci au moyen d’un immense filet de 120 ou même 150 brasses de long sur 20 brasses de haut, et l’on s’empare à son aise au moyen de sennes des poissons ainsi prisonniers. Ce genre de pêche nécessite un armement spécial qui ne coûte pas moins de 12,000 fr. et un équipage de 20 ou 25 marins.

La pêche du hareng occupe environ 30,000 hommes, et produit annuellement de 600 à 800,000 barils de poissons qui, au prix de 10 francs l’un, représentent pour chaque pêcheur un bénéfice de 200 à 270 francs. Presque tous les marins armés de filets sont propriétaires des bateaux et des engins dont ils se servent, et partagent leur produit sur le pied d’une parfaite égalité. Quant aux propriétaires des filets à barrage, ce sont ordinairement des négocians qui n’ont à bord que des hommes engagés, avec lesquels ils partagent par moitié. Une fois arrivé à terre avec son chargement journalier, le pêcheur le cède soit aux ateliers de salaison existant sur les côtes, soit à des bateaux de 10 à 40 tonneaux qui, au nombre de 800, suivent la pêche pour en acheter les produits et les revendre dans les villes voisines. Cette facilité de se défaire du poisson à mesure qu’il est pris épargne au pêcheur toute perte de temps, et lui permet de profiter des momens très courts pendant lesquels la pêche est fructueuse. La préparation des harengs est très simple ; après leur avoir enlevé les ouïes et les intestins, on les place par couches dans des barils en les recouvrant de sel. Quand le baril est rempli, on y ajoute de la saumure pour combler les vides, et on le ferme immédiatement. Il reste dans cet état jusqu’au moment de l’exportation. Sur certaines côtes, les habitans se livrent à la poursuite du hareng. d’été, qui paraît être une espèce particulière ; mais, les migrations en étant plus incertaines et se produisant au moment de la récolte, cette pêche est relativement peu abondante. Indépendamment de la morue et du hareng, les côtes de la Norvège sont fréquentées par beaucoup d’autres poissons, notamment par le maquereau et surtout par le homard, qu’on rencontre en abondance le long des rivages et qui donne lieu à un commerce d’exportation de 7 ou 800,000 francs par an. Les cours d’eau ainsi que les lacs de l’intérieur ont été peuplés de truites et de saumons que des touristes anglais viennent pêcher pendant la saison. Plusieurs de ces cours d’eau sont loués très cher aux amateurs de ce genre de sport.

L’exposition renfermait non-seulement des échantillons de tous les produits de la pêche sous leur forme commerciale, mais encore les divers engins dont les Norvégiens font usage. On y voyait, rangés avec art, des cordages en écorce de tilleul, des filets en chanvre et en coton tannés, des nasses, des tambours pour le homard, des habillemens de pêcheur tout en cuir et dont le prix ne s’élève pas à plus de 58 francs, enfin les bateaux employés pour la pêche de la morue et du hareng. Ces bateaux sont ordinairement équipés à frais communs, car, ainsi que nous l’avons dit, l’association en matière de pêche, qui n’a pu encore s’introduire chez nous, est un fait ordinaire en Norvège. Ce n’est pas seulement sous ce rapport que ce pays pourrait servir de modèle à nos marins ; la préparation du poisson y est incomparablement supérieure à la nôtre, et pour la conservation on s’y sert de procédés inconnus chez nous. Telle est l’habitude de tuer immédiatement le poisson péché au lieu de le laisser mourir, et d’en enlever les intestins, qui sont une cause de décomposition ; tel est encore l’usage de la glace. Recueillie dans des glacières en sapin établies le long des côtes et dans lesquelles chacun vient s’approvisionner, celle-ci est étendue par couches dans les caisses où est emballé le poisson, qui peut être ainsi transporté à d’assez grandes distances.

L’exposition de la Suède ressemblait à celle de la Norvège, avec cette différence que la pêche maritime y a moins d’importance, tandis que la pêche fluviale en a davantage. Il existe à Ostanback un établissement de pisciculture qui a permis de peupler de saumons la plus grande partie des cours d’eau de l’intérieur du pays. Dans l’exposition danoise, on trouvait tous les appareils propres à la pêche de la baleine et du phoque : le kaiak, aux extrémités aiguës comme une flèche, dans lequel s’emboîte le Groënlandais pour chasser le veau marin, la double pagaye garnie en os, les harpons barbelés et terminés par une pointe de fer, les bouchons avec lesquels le pêcheur ferme la plaie béante de l’animal blessé pour empêcher l’écoulement du sang, son breuvage favori. Tout le monde connaît le parti que l’Esquimau tire du phoque, qui lui fournit tout à la fois sa nourriture, son combustible et son vêtement, et sans lequel la vie humaine serait impossible dans ces régions glacées.

À côté des engins de pêche, parmi lesquels il faut citer des filets de crin montés sur des cordes en poil de bœuf, la Russie avait exposé quelques produits spéciaux à ce pays. Tel est notamment le caviar, qui, peu apprécié des Occidentaux, est au contraire pour les Russes un mets national très recherché. Cet aliment est fabriqué avec les œufs de plusieurs espèces de poissons, mais principalement avec ceux de l’esturgeon. On en distingue deux espèces, le caviar ordinaire et le caviar comprimé. On fabrique le premier en faisant simplement mariner les œufs dans du vinaigre ; on l’apporte ainsi dans des vases de toute nature sur les marchés, où on le débite en détail en coupant dans le tas. Le caviar comprimé au contraire est fait avec des œufs qui, après avoir été mis dans la saumure, ont été séchés, puis comprimés et enfermés dans des tonneaux. Cette substance est pour plusieurs villes russes, surtout pour Astrakan, l’objet d’un commerce d’exportation considérable.

L’Angleterre et la Hollande, quoique pays pêcheurs au premier chef, n’avaient point, à proprement parler, d’exposition de pêche, et s’étaient contentées d’envoyer des engins, du reste très recommandables. C’est surtout dans la fabrication des lignes et des hameçons que la première a une supériorité marquée ; les lignes sont en crin et d’une solidité irréprochable ; les hameçons sont en acier de Sheffield et fabriqués avec le soin que les Anglais mettent à ce genre d’instrumens. L’exposition hollandaise comprenait des modèles de bateaux et de très beaux filets préparés avec du cachou et enduits de coaltar, substance qui leur assure une très longue durée ; mais ce qu’elle présentait de plus remarquable, c’étaient les barils à encaquer le hareng, qui sont en chêne et fabriqués avec une telle perfection que les joints sont parfois invisibles à l’œil.

Quant à la France, dont nous parlerons plus au long quand il sera question de la pisciculture, nous nous bornerons à mentionner ici une machine à fabriquer les filets, de M. Jouannin, mécanicien à Paris. Cette machine, qui marche à la vapeur, fait le nœud du pêcheur et donne sur chaque bord une lisière à boucles. Elle emploie indifféremment le chanvre ou le coton et fabrique toute espèce de filets. Une machine de 1/4 de cheval-vapeur, qu’une seule ouvrière peut diriger, fait 250 mètres de filets de hareng par jour, c’est-à-dire plus de 400,000 nœuds. Cette découverte récente aura pour effet de diminuer dans une notable proportion le prix de ces engins et par conséquent de permettre à un plus grand nombre de pêcheurs d’équiper des navires à leurs frais ; lorsque la tempête, comme cela arrive trop souvent, emporte dans une nuit tout leur matériel, ils pourront, sans de trop lourds sacrifices, réparer ce désastre.

Parmi les produits de la pêche, il faut ranger encore le corail et les éponges. Les expositions française, italienne et grecque étaient sous ce rapport les plus complètes. Le corail est à la fois le produit et le support de certains polypes marins qui se logent dans les enfoncemens cellulaires dont la partie extérieure est criblée. Il présente l’aspect d’un arbrisseau rameux dont le tronc ne dépasse pas 25 millimètres ; il est formé d’une substance calcaire disposée en couches concentriques d’un grain très fin, d’une grande dureté, facile à travailler et à polir. La couche extérieure, constituant ce qu’on nomme l’écorce, est grisâtre et parsemée de tubercules dont le sommet offre une ouverture divisée en huit compartimens. À l’intérieur, le corail est rouge vif ou rosé. Ce polypier adhère aux rochers à une profondeur variable, tantôt à fleur d’eau, tantôt à plus de 200 mètres. On ne l’a rencontré jusqu’ici que dans la Méditerranée, près de Marseille, sur les côtes de la Corse, de la Sardaigne, des îles Baléares, près de Tunis et de La Calle. Ce dernier point, qui fait maintenant partie de nos possessions d’Afrique, est celui d’où le commerce tire la plus grande quantité de corail. Dès 1450, la France y avait un établissement qui subsista jusqu’en 1791, époque à laquelle il passa dans les mains des Italiens. — Depuis 1830, la pêche de La Calle est de nouveau régie par l’administration française, et les étrangers qui s’y livrent sont soumis à une redevance dont nos compatriotes sont exempts. C’est à Livourne que se vend la majeure partie du produit récolté ; il existe dans cette ville quatre grands établissemens, employant chacun plus de 200 ouvrières au polissage du corail et à la fabrication de divers objets d’ornement, colliers, bracelets, camées, bagues, cachets, dont la plus grande partie est expédiée en Russie et dans les Indes orientales. Les débris de cette fabrication, porphyrisés et aromatisés avec de la menthe, donnent une poudre dentifrice qui se débite à un assez haut prix.

L’éponge est également un produit méditerranéen ; mais c’est dans l’Archipel et sur les côtes de l’Asie-Mineure qu’on la trouve en plus grande abondance. Les naturalistes ne sont pas d’accord sur la nature de l’éponge, qui est animale pour les uns, végétale pour les autres. On sait que l’éponge est formée d’une matière ayant quelque analogie avec l’albumine et disposée en fibres très ténues, élastiques et enchevêtrées de façon à former un tissu mou, percé d’une multitude de canaux ramifiés dans tous les sens et soutenu par une espèce de charpente solide composée d’aiguilles calcaires. À l’état vivant, l’éponge est imprégnée d’une matière gélatineuse dont on la débarrasse par le lavage ; elle adhère au rocher par sa face convexe, à une profondeur de 10 ou 12 brasses. — Avant la révolution française, l’Angleterre et la France seules avaient le droit d’exporter les éponges de Syrie par l’intermédiaire de leurs consuls. Plus tard le gouvernement turc, tout en laissant la pêche libre, imagina d’exiger une redevance des pêcheurs et de se faire de cette façon un certain revenu ; mais l’absence de réglementation a eu pour effet d’appauvrir ces rivages, et de rendre les éponges plus rares et plus chères. La pêche, faite en grande partie par les habitans du littoral, commence ordinairement vers les premiers jours de juin et finit au mois d’octobre ; les barques sont montées par quatre ou six hommes qui, munis de harpons à trois dents, vont arracher les éponges aux rochers auxquels elles sont fixées, à 5 ou 6 kilomètres du rivage ; quant aux éponges fines, que le harpon détériorerait, ce sont des plongeurs qui vont les chercher au fond de l’eau et qui les détachent au moyen d’un couteau. Les principaux centres du commerce sont, pour les éponges de pêche turque ou syrienne, Smyrne, Tripoli et l’île de Rhodes, et, pour celles de pêche grecque, Syra, une des Cyclades. Les éponges ne sont point blanchies pour la vente, on se borne à les débarrasser du sédiment gélatineux qui les couvre. On en distingue trois espèces, les superfines, les fines-dures ou vhimousses et les grosses ou Venise. Les premières proviennent presque toutes de la côte de Syrie, et sont pour la plupart expédiées à Marseille par caisses de 20 à 25 kilogrammes. Cette ville est avec le Havre le principal entrepôt de ce commerce. L’exposition renfermait également une certaine quantité d’épongés communes provenant des Antilles françaises.

Il y a encore un grand nombre de substances utilisées dans l’industrie ou la médecine qui pourraient être considérées comme des produits de la pêche : telles sont certaines huiles, le blanc de baleine, la colle de poisson ; mais, comme elles exigent des préparations spéciales, elles rentrent naturellement dans la catégorie des produits industriels. Après avoir examiné ce qui se rapporte à la pêche proprement dite, nous allons rechercher ce que l’exposition nous a enseigné au sujet de la production artificielle du poisson, et examiner dans quelle mesure la pisciculture, soit marine, soit fluviale, a augmenté la production.


II.

La pisciculture marine était représentée par l’aquarium marin situé dans le jardin réservé et construit par les soins de l’administration des ponts et chaussées. Il se composait, on s’en souvient, d’un certain nombre de chambres disposées en amphithéâtre, closes par des parois de verre et remplies d’eau de mer, dans lesquelles les principaux poissons de nos côtes se livraient à leurs évolutions sous les yeux du public. Ce qui frappait surtout les spectateurs, c’était la vue de ces paysages sous-marins dont bien peu de personnes se font une juste idée. Il semble en effet, à voir la surface unie de la mer, que le fond qui la supporte doit aussi être peu accidenté, et il faut une certaine réflexion pour admettre qu’il n’est que le prolongement de la terre, et qu’il a comme elle ses rochers, ses vallées et ses montagnes.

Le désir de donner un attrait de plus à l’exposition n’a peut-être pas été le seul mobile de l’administration, et il n’est pas téméraire de supposer qu’elle a voulu faire savoir au public combien la question des pêches lui tient à cœur, et combien elle se préoccupe de tout ce qui se rattache à la production et à l’éducation du poisson. Parmi les efforts qu’elle a faits dans ce sens, il faut mentionner d’abord l’établissement des viviers de Concarneau, petite ville de Bretagne située au fond d’une baie et entourée de collines boisées. Sur la proposition de M. Coste, dont les travaux sur la pisciculture sont connus de tout le monde, le gouvernement y prescrivit la création de viviers qui devaient être pour les poissons de mer ce que l’établissement de Huningue était pour les poissons d’eau douce, un champ d’observations en même temps qu’un atelier de production. Ces viviers, creusés dans le roc, ont une superficie de 1,000 mètres ; ils sont divisés en six bassins que la mer visite à la marée haute, abandonne à marée basse, et qu’on peut, en ouvrant ou en fermant les orifices grillés dont ils sont munis, mettre à sec ou conserver pleins. Un bâtiment qui renferme le logement des employés et un laboratoire pourvu d’instrumens divers permettent d’effectuer toutes les expériences jugées utiles en même temps que d’observer constamment les poissons dans les actes les plus intimes de la vie. On y a réuni jusqu’ici toutes les espèces qui habitent les côtes de Bretagne, des turbots, des soles, des plies, des muges, des raies, des homards et des langoustes, et l’on a pu se convaincre déjà que la croissance de ces animaux était beaucoup plus rapide qu’on ne le supposait, et toujours proportionnelle à la quantité d’alimens qu’ils consomment. Un certain nombre de ces poissons, tous à peu près de même force, ayant été mis dans un bassin, on s’aperçut que la nourriture qu’on leur donnait était presque entièrement absorbée par les plus voraces, qui prenaient un rapide accroissement, tandis que les autres restaient petits. Lorsque les plus gourmands furent enlevés, d’autres prirent leur place, et s’engraissèrent aux dépens des plus faibles, en sorte qu’on put, en retirant successivement ceux qui avaient atteint les dimensions suffisantes, leur donner à tous la même taille et les mêmes qualités marchandes. Cette intéressante expérience prouve que les procédés de stabulation, dont l’agriculture a tant à se louer pour l’engraissement des bestiaux, pourraient être appliquées avec avantage aux hôtes de l’océan. Jusqu’ici, les poissons ne se sont pas reproduits dans ces viviers, tandis que les crustacés au contraire s’y accouplent fréquemment. On en expédie chaque jour par douzaines sur les principaux marchés, où ils arrivent toujours vivans. Il y a là évidemment les élémens d’une industrie productive, et parmi les essais qui ont été suivis de succès on cite celui de M. Gudin, dans l’île de Tudy, dont les bassins ne contiennent pas moins de 75,000 langoustes ; mais c’est surtout de la multiplication des huîtres que M. Coste s’est occupé, et l’aquarium marin nous offrait quelques spécimens des appareils employés pour cet objet.

On sait que ces mollusques si recherchés des gourmets vivent à proximité des côtes, et qu’ils s’attachent par une de leurs valves aux rochers qui leur servent de demeure. Fixés pour la vie sur ce même point, ils entr’ouvrent de temps en temps leur valve supérieure pour s’imprégner d’eau de mer et absorber les animalcules qui s’y trouvent et qui leur servent de nourriture. La réunion d’un grand nombre d’huîtres sur un même point constitue un banc ; on en rencontre dans presque toutes les mers, à peu de distance de l’embouchure des cours d’eau, où la nourriture est en général plus abondante. La consommation européenne est alimentée par l’Océan, la mer du Nord, l’Adriatique et la Méditerranée ; mais on trouve également l’huître en Chine, aux Antilles et sur les côtes d’Amérique, où l’on en fait un commerce qui n’est pas évalué à moins de 20 millions de dollars. La pêche se fait au moyen d’une drague, espèce de râteau de fer muni d’un filet qui arrache les huîtres à leur rocher et ramène tout ce qu’il rencontre. Généralement les plus petites sont rejetées à la mer ; quant aux autres, elles sont le plus souvent, avant d’être livrées à la consommation, placées dans des parcs d’engraissement jusqu’à ce qu’elles aient acquis les qualités qu’on leur demande. C’est ainsi qu’on est arrivé à donner aux huîtres d’Ostende, à celles de Marennes et à celles de Cancale une réputation méritée.

Les huîtres d’Ostende viennent des côtes de l’Angleterre ; elles sont amenées dans les environs d’Ostende et placées dans des parcs spéciaux divisés en divers compartimens où elles sont l’objet de soins minutieux. Ces compartimens, faits en maçonnerie, peuvent être mis à sec au moyen d’une vanne de décharge ; ils sont nettoyés toutes les vingt-quatre heures et entretenus en parfait état. Les parcs d’Ostende sont au nombre de 7, qui reçoivent annuellement 15 millions d’huîtres dont la plupart sont destinées à l’exportation. À Marennes, ces réservoirs portent le nom de claires, et ne sont submergés par la mer qu’aux grandes marées, c’est-à-dire aux nouvelles et aux pleines lunes. Ces claires, dont la grandeur varie de 250 à 300 mètres carrés, sont fermées du côté de la mer par une digue munie d’une écluse qui permet de régler la hauteur des eaux pendant l’intervalle des marées. Le sol des claires, après avoir été fortement imprégné de sel marin par le séjour prolongé de l’eau de mer, est séché, débarrassé de ses herbes et battu comme une aire ; c’est alors seulement qu’il est en état de recevoir les huîtres. Celles-ci proviennent des bancs du voisinage, qui, soit à la main, soit à la drague, sont, à partir du mois de septembre, exploités par les habitans. Elles sont placées d’abord dans des entrepôts, espèces de réservoirs qui ne diffèrent des claires qu’en ce qu’ils sont recouverts par la mer deux fois par jour. Les plus grosses sont, après quelque temps de séjour dans ces parcs, livrées au commerce ; mais les plus jeunes et les mieux conservées sont déposées dans les claires, où elles grandissent et s’engraissent dans une eau tranquille et vaseuse qui n’est renouvelée que deux fois par mois. Elles exigent des soins constans, car il faut non-seulement les préserver des froids et des trop grandes chaleurs, mais encore les transporter périodiquement d’une claire à l’autre pour qu’on puisse enlever la vase qui s’y accumule. Ceux qui n’ont pas plusieurs claires à leur disposition se bornent à nettoyer leurs huîtres à la main, et à les remettre en place. Au bout de deux ans de séjour, une huître mise dans les claires à douze ou quatorze mois a acquis les dimensions marchandes et les qualités requises. Quant à la couleur verte qui caractérise les huîtres de Marennes, elle se montre au bout de quelques jours, sans qu’on sache à quelles circonstances il faut l’attribuer. Aussi, afin de faire passer pour huîtres de Marennes des huîtres communes, bien des éleveurs n’hésitent-ils pas à colorer en vert des huîtres déjà adultes.

L’immense consommation d’huîtres qui se fait, et qui, à Paris seulement, s’élève à 75 millions par an, jointe à diverses causes de destruction, a amené peu à peu l’épuisement des bancs, autrefois si riches, qui entouraient nos côtes d’une ceinture de plusieurs kilomètres de large. Dans son intéressant ouvrage sur la Culture des plages maritimes[3], M. de la Blanchère énumère avec soin toutes ces causes. L’huître a tout d’abord à redouter de nombreux ennemis ; beaucoup de familles de poissons, de mollusques, de crustacés, de polypes, vivent à ses dépens : les uns la dévorent à l’état d’embryon, avant même qu’elle se soit fixée ; les autres, comme les crabes et les langoustes, la surprennent pendant qu’elle a ses valves entr’ouvertes ; d’autres enfin, comme le murex tarentinus (bigorneau perceur) et le nassa reticulata, perforent les coquilles et introduisent dans l’orifice un siphon au moyen duquel ils aspirent la substance animale. Sur certains points, les bancs ont été envahis par les moules et sur d’autres par le maërle, animal blanc rosâtre, d’un aspect gélatineux, qui a la propriété de se recouvrir d’une couche calcaire présentant des rognons arrondis, et dont la rapide multiplication ruine les bancs les plus puissans. Si redoutables que soient ces ennemis, ils sont moins nuisibles encore que l’envasement des bancs, dû, suivant M. de la Blanchère, à l’emploi de la drague pour pêcher les huîtres. La drague en effet agit comme une immense charrue qui creuse d’énormes sillons dans lesquels la vase s’accumule peu à peu, et de là s’étend de proche en proche sur les huîtres voisines, qu’elle étouffe. La pêche d’ailleurs s’exécute d’une manière barbare par des embarcations montées chacune par 5 ou 6 hommes et réunies au nombre de 20 ou 30 sur un même banc ; elles mettent ensemble leurs dragues à la mer et en tirent tout ce qu’elles peuvent. C’est en vain qu’on a aménagé les bancs par zones, de façon que la pêche se fasse alternativement sur des points différens, aucun n’a pu résister à de pareilles épreuves, et la plupart sont aujourd’hui à peu près perdus. C’est au moment où cette pénurie croissante frappait tous les yeux, où le prix des huîtres menaçait de devenir inabordable, que M. Coste entreprit le repeuplement artificiel de nos rivages. À la suite d’un voyage d’exploration dont il avait été chargé en 1855 sur les côtes de France et d’Italie, il proposa, pour atteindre ce but, de mettre en pratique les procédés qu’il avait été à même d’observer sur le lac Fusaro, près de Naples, dont les huîtrières ont de tout temps joui d’une grande réputation. Ces procédés sont décrits dans une série de rapports qui ont été livrés à la publicité, et dont chaque page trahit l’espoir de doter la France d’une richesse nouvelle.

L’huître est un mollusque hermaphrodite qui pond du mois de juin au mois de septembre ; elle n’abandonne pas immédiatement ses œufs, mais elle les conserve en incubation entre les lames branchiales, plongés dans une matière muqueuse d’un aspect laiteux. Peu à peu les embryons se développent, et, lorsqu’ils sont éclos, ils sont rejetés par la mère. Grâce à l’appareil de natation dont ils sont munis, ils peuvent se transporter au loin à la recherche d’un corps solide sur lequel ils s’attachent. Chaque huître pond ainsi annuellement de 1 à 2 millions de germes qui sont pour la plupart emportés par les flots vers la haute mer avant de trouver à se fixer, d’autres tombent au fond de l’eau et sont engloutis dans la vase, d’autres enfin deviennent la proie d’une foule d’ennemis contre lesquels ils ne peuvent se défendre ; la plus faible partie seulement échappe à la mort en se fixant sur les rochers, et contribue ainsi à la perpétuation des bancs. C’est à combattre ces causes de destruction que M. Coste s’est attaché, et il a pensé qu’on y arriverait, si l’on donnait artificiellement au naissain (jeunes huîtres) des points d’appui suffisans qui lui permettraient de se fixer. C’est le procédé employé dans les huîtrières du lac Fusaro, ainsi que dans la baie de l’Aiguillon, pour la multiplication des moules. On peut recueillir le naissain soit au moyen de pieux plantés dans l’eau, soit au moyen de fascines plongées et retenues au fond par une pierre et qu’on retire de temps à autre pour récolter les jeunes huîtres. On a également essayé des appareils collecteurs plus compliqués, tels que des planchers de sapin maintenus en place par des pieux et hérissés de copeaux, de façon à présenter la plus grande quantité possible de points d’attache. Dans les localités où sont à craindre les tarets ou autres insectes marins qui détruisent les bois, on fait usage de toits formés de tuiles placées sur des chevalets et disposées soit horizontalement, soit obliquement. On conçoit d’ailleurs qu’on puisse varier à l’infini la forme et la disposition de ces appareils, et l’exposition nous en montrait de différentes espèces avec les huîtres dont ils étaient couverts. Lorsque les jeunes huîtres ainsi fixées ont atteint environ la grosseur d’une pièce de 1 franc, on les enlève et on les place dans des bassins d’engraissement légèrement vaseux et submergés à chaque marée ; elles y restent jusqu’à ce qu’elles puissent être placées dans les parcs où. doit s’achever l’élevage. Cette opération, appelée détroquage, présente quelques difficultés quand les jeunes huîtres sont fixées sur des tuiles, parce qu’elles adhèrent avec une telle force, que le plus souvent on est obligé de briser ces dernières. Pour remédier à cet inconvénient, un médecin de l’île de Ré, M. Kemerer, a imaginé d’enduire les tuiles d’un mastic particulier qui, tout en durcissant dans l’eau, peut se détacher facilement au moyen d’un couteau.

Conformément aux propositions de M. Coste, le gouvernement décida l’établissement d’huîtrières artificielles dans la baie de Saint-Brieuc et dans celle d’Arcachon, lesquelles furent ensemencées par les soins du commissariat de la marine. Le projet du gouvernement était de créer des établissemens modèles dont l’exemple, pensait-il, engagerait les populations à marcher sur ses traces et à entreprendre sur une grande échelle l’exploitation du littoral. Quant au succès, il ne paraissait pas douteux, et en effet, si les espérances qu’on avait conçues ne se sont pas entièrement réalisées, du moins les résultats obtenus font-ils bien augurer de l’avenir. Les travaux entrepris dans la baie de Saint-Brieuc ont prouvé deux choses : d’abord que, même jetées au hasard, les huîtres donnent du naissain, puisque les fascines d’essai en étaient couvertes ; ensuite que, si on place les huîtres à une trop grande profondeur, les repeuplemens, soustraits à l’action de l’homme, rentrent dans les conditions des parcs naturels et sont soumis aux mêmes causes de ruine. Ces expériences ont été le point de départ de la culture au moyen de parcs émergens, et les efforts du gouvernement se sont dès lors concentrés dans la baie d’Arcachon. Les parcs qu’il y a créés sont au nombre de trois, couvrent une superficie de 25 hectares environ, et sont entretenus par des marins de l’état. Ils se composent de planchers collecteurs, élevés de 15 ou 20 centimètres au-dessus du sol, dont la surface inférieure est chargée de coquilles maintenues en place par une couche de brai, et présente ainsi au naissain de nombreux points d’attache. Indépendamment de ces planchers, on a disposé des fascines et des toits en tuiles destinés au même objet. Tous ces appareils, après chaque ponte, se garnissent d’une telle quantité d’huîtres qu’ils disparaissent sous la masse qui les recouvre ; mais il faut avoir soin de ne les disposer qu’au moment de la ponte, afin d’éviter qu’ils ne se garnissent d’herbes qui pourraient empêcher l’adhérence du naissain. Le détroquage se fait environ un an après la ponte. Ces parcs, dont la. dépense première a été très peu importante, renferment aujourd’hui 35 millions d’huîtres de toute grandeur, qui, au prix de 40 francs le mille, représentent un capital de 1,400,000 francs. Le rendement annuel est de 6 millions d’huîtres valant 240,000 francs.

Ces heureux résultats ont eu l’effet qu’on en attendait, et l’on vit bientôt les particuliers solliciter de l’administration de la marine des concessions de terrains pour y établir des huîtrières ; Ces concessions, qui, au nombre de cent seize, s’étendent aujourd’hui sur 370 hectares, n’ont pas toutes également réussi. Un grand nombre de celles qui ont été accordées à des marins de l’inscription maritime ou à des spéculateurs qui comptaient y trouver de gros bénéfices sans se donner aucune peine ont absolument échoué ; mais celles qui sont tombées entre les mains de gens du pays, habitués au travail, ont produit des huîtres en abondance, et il en est quelques-unes qui rapportent jusqu’à 1,500 francs net par hectare. On cite notamment les huitrières de l’île de Ré, qui depuis quelques années sont pour les habitans la source d’une prospérité remarquable.

Les meilleurs fonds pour l’ostréiculture sont ceux qui présentent une couche de sable fin peu épaisse, formée de coquilles pulvérisées et parsemée de fragmens de roches qui puissent offrir aux jeunes huîtres un point d’appui suffisant. Il faut aussi, pour l’établissement d’une huîtrière, choisir des fonds émergens de préférence aux fonds toujours immergés, dont l’envasement est souvent à craindre. Les premiers au contraire, découverts pendant l’intervalle des marées, facilitent beaucoup les travaux de culture. Ces travaux, qui comprennent le triage des sujets, l’arrangement, la cueillette, l’ensemencement, la défense, la destruction des parasites, la préparation des parcs, sont incessans et minutieux. Ils exigent une grande persévérance, et pour ce motif conviennent peu aux marins instruits, qui, une fois leurs appareils collecteurs mis en place, abandonnent les parcs à eux-mêmes et s’en vont pêcher en haute mer ; mais le plus sérieux obstacle au développement de cette industrie vient de l’administration de la marine elle-même et des exigences de l’inscription maritime.

On sait que l’état se considère comme propriétaire de tous les rivages, c’est-à-dire de tous les terrains qui, recouverts par les plus fortes marées, émergent à la marée basse ; ces terrains, dont l’étendue est évaluée à 200,000 hectares et qui sont précisément ceux sur lesquels on pourrait établir des huîtrières, l’administration de la marine, sous prétexte d’assurer le service de la navigation, refuse de s’en dessaisir. Elle consent, il est vrai, à accorder des concessions ; mais ces concessions sont temporaires, souvent insuffisantes, toujours révocables, et ne sont données qu’aux marins compris dans les cadres de l’inscription maritime, lesquels, faute d’aptitude, sont le plus souvent incapables d’en tirer parti[4]. Les personnes étrangères à la marine ne peuvent se livrer à cette industrie, puisque le seul fait de s’occuper de pêche suffirait pour les faire porter sur les registres d’inscription ; mais, lors même que cette prescription n’existerait pas, comment supposer qu’elles consentiront à créer des établissemens de quelque importance avec la perspective d’en être dépouillées d’un moment à l’autre ? La première condition pour faire prospérer une industrie, c’est la sécurité des personnes qui s’y livrent et celle des capitaux qui s’y portent ; or ici l’une et l’autre font défaut. Pour leur donner les garanties qui leur manquent, il faudrait d’une part consentir à l’aliénation des rivages dont la conservation n’est pas indispensable à la navigation, d’autre part changer complètement les règlemens relatifs à l’inscription maritime.

Pour ce qui est de l’aliénation des rivages, rien ne serait plus facile ; l’opération serait financièrement très fructueuse, car ces terrains, pouvant rapporter net jusqu’à 1,500 fr. par hectare, ont une valeur considérable, et l’on a peine à croire que l’état propose périodiquement des aliénations importantes de forêts, quand il a sous la main des immeubles improductifs qui se vendraient fort cher, et dont les particuliers pourraient tirer un grand parti. Il en résulterait pour le pays un double avantage. Cette opération a du reste été recommandée chaudement par le rapporteur de la loi sur la pêche votée en 1865 ; il y a donc lieu d’espérer qu’elle ne tardera pas à être réalisée, ne serait-ce qu’à titre d’essai. Quant à l’inscription maritime, il ne sera malheureusement pas aussi facile d’en avoir raison ; condamnée par la morale et par l’économie politique, cette institution, qui est un véritable servage, est encore jugée indispensable au recrutement de la marine militaire. Pour bien des personnes, cette raison domine toutes les autres, et devant un parti-pris aussi arrêté il y a peu d’espoir de les convertir ; au moins faut-il qu’elles sachent que c’est là le principal obstacle à ce que M. Coste a si justement appelé la mise en culture de la mer.


III.

La pêche fluviale, comme la pêche maritime, était représentée à l’exposition par un aquarium très artistement arrangé. Tout le monde a vu cette grotte autour de laquelle les poissons de nos fleuves, placés dans des bacs à parois transparentes, s’ébattaient aux regards des curieux, les uns se cachant dans les herbes aqua tiques dont le fond était tapissé, les autres se plaçant à l’affût sous les rochers qui simulaient le lit de la rivière. Peut-être faut-il regretter qu’au lieu de se contenter d’une eau dormante on n’ait pas fait circuler autour de la grotte un véritable ruisseau dans des cloisons à jour et divisé par des barrages en plusieurs compartimens pour y loger les différentes espèces. On se fût de cette façon rapproché davantage de la nature et l’on eût mis les poissons dans des conditions bien préférables à celles où ils se trouvaient. Nous ferons à cette exposition le reproche beaucoup plus grave de n’avoir été qu’un simple objet de curiosité, quand il eût été si facile d’en faire un moyen d’instruction par des notices et par des explications verbales qui auraient appris au public les mœurs des poissons et les différentes manières de s’en emparer.

Il en a été de même de la pisciculture proprement dite, qui, représentée seulement par divers appareils à éclosion et quelques poissons conservés dans des bocaux et envoyés par nos établissemens officiels, est restée lettre morte pour la plupart des visiteurs. Quel enseignement au contraire ceux-ci n’eussent-ils pas pu en tirer, si on avait effectué devant eux les opérations qui constituent la pisciculture, depuis la fécondation jusqu’à l’éclosion des œufs, et si on leur avait montré les poissons dans les diverses phases de leur développement ! Il n’en eût pas fallu davantage pour répandre des pratiques encore peu connues et pour décider les particuliers à se livrer à la production artificielle du poisson. Or c’est là tout le problème, car la pisciculture ne deviendra une vérité que lorsque les particuliers la prendront au sérieux. Tant qu’elle restera dans les régions officielles, il serait peut-être imprudent de la considérer comme une des plus grandes découvertes des temps modernes, ainsi qu’on l’a qualifiée dans un premier moment d’enthousiasme.

Tâchons donc de suppléer au silence des organisateurs de l’aquarium, et, rappelant les divers travaux publiés sur ce sujet, de rechercher les conditions essentielles de la production du poisson en France[5]. Nous ne reviendrons pas sur l’historique de la pisciculture. M. Baude l’a exposé en détail dans un travail remarquable dont les lecteurs de la Revue n’ont pas perdu le souvenir[6]. Nous nous bornerons à rappeler en peu de mots que l’on est arrivé à féconder artificiellement les œufs des poissons en projetant par une légère pression la laitance du mâle sur les œufs extraits de la même façon du ventre de la femelle. En réalité, cette opération n’a rien d’artificiel, car elle se borne à provoquer sur des poissons captifs la fécondation que ceux-ci font spontanément à l’état libre. On sait en effet que la femelle commence par se débarrasser de ses œufs en se frottant le ventre contre des cailloux, et que le mâle vient ensuite les arroser de sa laitance ; mais cette découverte parut si extraordinaire lorsqu’il en fut pour la première fois question, vers 1840, qu’un véritable engouement s’empara du public et des savans ; quelques-uns même s’imaginèrent qu’on allait instantanément repeupler les cours d’eau de poissons de toute espèce, et crurent que la pisciculture était destinée à opérer une révolution dans l’alimentation du peuple et à s’élever à la hauteur d’une question sociale. Voilà plus de vingt ans que la découverte du pêcheur Remy s’est répandue au-delà des montagnes où il en a le premier fait l’application, et l’on sait combien peu jusqu’ici ces espérances ont été confirmées ; mais, pour n’avoir pas tenu toutes ses promesses, on aurait tort de croire que la pisciculture n’est pas appelée à rendre de véritables services, à la condition toutefois qu’on saura se faire une idée juste des circonstances économiques où elle peut se développer convenablement.

La première condition pour assurer le repeuplement des cours d’eau, c’est d’empêcher qu’ils ne soient empoisonnés par les matières toxiques qui y sont jetées à dessein pour faire périr le poisson ou y sont déversées par certaines usines. C’est là une question de police qu’on ne saurait négliger sans rendre illusoires tous les efforts des pisciculteurs, si distingués qu’ils soient. Cette condition remplie, il suffit d’assurer la fécondation des œufs abandonnés par la femelle et de protéger les jeunes poissons qui en sont issus contre leurs trop nombreux ennemis. Bien des œufs en effet sont pondus sans être fécondés, soit parce qu’ils sont emportés par le courant, soit parce qu’ils sont dévorés par les poissons adultes ; il en est de même de l’alevin, qui, à peine éclos, incapable de se défendre, devient le plus souvent la proie des espèces rapaces. Si ces causes de destruction n’existaient pas, la pisciculture n’aurait aucune raison d’être, car la nature répand ses germes avec une telle profusion que, si tous arrivaient à maturité, en quelques années nos fleuves seraient trop étroits pour contenir l’innombrable multitude des poissons qui s’y développeraient.

Toutes les espèces n’ont pas la même fécondité ni les mêmes dangers à courir, et il en est qu’on peut abandonner à elles-mêmes avec la certitude qu’elles se reproduiront toujours en quantité suffisante ; il en est d’autres au contraire qu’il faut protéger, si l’on ne veut pas qu’elles disparaissent. Parmi les premières, il faut ranger tout d’abord les espèces rapaces, comme la perche et le brochet, qui se nourrissent particulièrement d’alevin, et qui, une fois dans une pièce d’eau, l’ont bientôt dépeuplée de tout autre poisson. Ils ont très peu d’ennemis à craindre, car ils se mettent en chasse à peine sortis de l’œuf et se reproduisent très facilement ; ils reparaissent même dans les étangs récemment mis à sec, sans qu’on sache comment ils ont pu s’y introduire ; peut-être leurs œufs sont-ils apportés par les oiseaux, peut-être se conservent-ils dans la vase jusqu’à ce que des conditions favorables en provoquent l’éclosion. Quoique fournissant un mets très succulent, ces poissons ne sont donc pas de ceux que la pisciculture doit chercher à multiplier. Il en est de même des anguilles, car d’une part elles vont frayer dans les profondeurs de la mer, et d’autre part l’alevin qui en sort remonte les fleuves en très grande abondance et se répand dans les cours d’eau même les plus reculés. Au moment de la montée, l’eau prend un aspect visqueux, dû à la réunion de millions de ces petites anguilles semblables à des fils. Un seul verre de cette montée repeuplerait de vastes étangs. Il est à peu près inutile aussi de s’occuper des carpes, car elles pondent des œufs par millions, et il suffit de placer au moment du frai, dans une simple mare, un couple de ces poissons, pour avoir quelques semaines après des milliers de jeunes carpes en état d’être mises à l’eau. On arrive au même résultat en établissant dans les rivières à repeupler des frayères artificielles formées de fascines maintenues par une corde, et dans lesquelles les carpes vont déposer leurs œufs, qui, protégés contre la rapidité du courant, arrivent facilement à l’éclosion. On sait d’ailleurs que dans certaines régions la culture des étangs est depuis fort longtemps une des formes de l’exploitation du sol, et qu’on peut obtenir de cette façon un revenu qui s’élève parfois jusqu’à 200 francs net par hectare. Malheureusement ce système offre d’assez nombreux inconvéniens au point de vue de la salubrité.

Les seules espèces réellement précieuses qui peuvent exiger des soins particuliers sont celles qui appartiennent à la famille des salmonidés, et qui chez nous sont représentées par les truites et les saumons. Plusieurs causes en effet en entravent la multiplication. D’abord elles ne pondent qu’une quantité d’œufs relativement peu considérable, environ 10,000 ; de plus la période d’incubation pendant laquelle ceux-ci sont exposés à la voracité des divers poissons est plus longue que pour les autres espèces, puisqu’elle dure de 2 à 3 mois ; enfin les petits, après leur éclosion, sont munis d’une vésicule ombilicale qui les nourrit par voie de résorption jusqu’à ce qu’ils soient en état de s’attaquer aux insectes ou aux petits poissons dont ils font leur proie. Cette vésicule les condamne à l’immobilité et les met hors d’état de se soustraire par la fuite à la voracité de leurs ennemis, parmi lesquels les larves des insectes aquatiques ne sont pas les moins redoutables. De tous les poissons, les salmonidés sont donc ceux qui ont le plus à craindre dans leur jeunesse des circonstances extérieures ; c’est à eux que la pisciculture peut s’appliquer avec le plus d’avantage, et dans le fait c’est à la multiplication de cette espèce qu’on s’est particulièrement attaché. Un autre motif justifie d’ailleurs cette prédilection : ce sont les résultats remarquables auxquels on est arrivé sous ce rapport en Irlande et en Écosse.

Le saumon, on le sait, est un poisson voyageur qui, habitant la mer pendant la plus grande partie de l’année, remonte les fleuves à l’époque du frai, et s’avance dans les divers affluens secondaires jusqu’à ce qu’il ait trouvé les eaux pures et le lit de galets qui lui sont nécessaires pour la ponte. Aussitôt celle-ci terminée, il retourne à la mer avec les jeunes saumons de la ponte précédente, qui l’année suivante reviendront à leur tour visiter les mêmes lieux pour y déposer leurs œufs, car, on l’a remarqué, ces poissons sont fidèles aux ruisseaux qui les ont vus naître tant qu’ils y trouvent des conditions favorables à la reproduction. On conçoit dès lors combien il est important de supprimer tous les obstacles qui s’opposeraient à ces voyages périodiques pendant lesquels les riverains peuvent se livrer à une pêche très fructueuse. De tous ces obstacles, les plus sérieux sont les barrages naturels ou artificiels, lorsqu’ils sont trop élevés pour que les saumons puissent les franchir d’un seul bond ; aussi a-t-on cherché à en faire disparaître les in convenions par la construction d’échelles à saumons (salmon’s ladders) qui, en Irlande et en Écosse, sont aujourd’hui très répandues. Ce sont des escaliers qui rachètent la hauteur du barrage par une série de petites chutes faciles à franchir. Ces constructions, partout où elles ont été établies, ont eu d’excellens effets, et ont attiré les saumons dans des cours d’eau où jusqu’alors il ne s’en était jamais montré. Dans un rapport publié à la suite d’un voyage d’exploration dans le royaume-uni, M. Coumes, alors ingénieur en chef des travaux du Rhin et directeur de l’établissement de Huningue, raconte que depuis l’établissement de ces échelles le produit des pêches en Irlande et en Écosse s’est accru dans des proportions considérables ; on l’évalue pour ces deux contrées à plus de 700,000 livres sterling (17,500,000 francs). Encore ce chiffre ne représente-t-il que le produit net, car il ne comprend que le revenu des propriétaires ajouté au bénéfice des pêcheurs. La seule rivière de Spey en Écosse est louée par le duc de Richmond 2,000 livres sterling par an. En Irlande, la pêcherie de Galway, appartenant à MM. Ashworth frères, qui en 1851 ne leur rapportait que 6,500 francs net, donnait 47,500 fr. en 1862, ce qui représente un produit brut de 105,000 fr. L’établissement de pisciculture de Stormontfield, institué par les soins d’un syndicat de propriétaires pour le repeuplement de la Tay et de ses affluens, a suffi pour porter le fermage de cette rivière en 1862 au chiffre de 351,000 francs, au lieu de 199,330 francs, chiffre de la location en 1853. On pourrait multiplier ces exemples, qui montrent quels résultats on peut obtenir par des soins intelligens et une surveillance suffisante. Quelques-unes de ces exploitations de pêche appartiennent à des particuliers en vertu d’anciennes concessions ; mais la plupart sont organisées par des syndicats de propriétaires qui louent la rivière en commun, et en tirent un bénéfice proportionnel à l’étendue possédée par chacun d’eux.

La législation est assez compliquée, et n’est pas la même dans les trois royaumes : en Irlande et en Écosse, la pêche du saumon est considérée comme appartenant à la couronne, tandis qu’elle est libre en Angleterre ; mais le gouvernement en général n’use pas de son droit et laisse les riverains en jouir à leur gré, sous la condition de se soumettre aux règlemens établis. Il a institué récemment à cet effet un personnel de conservateurs-inspecteurs qui relèvent du bureau des travaux publics, et qui sont chargés de la surveillance de la pêche. Ce sont eux qui fixent les époques où l’on peut s’y livrer ainsi que les dimensions des filets à employer ; ils prescrivent également, quand il y a lieu, la construction d’échelles sur un plan arrêté à l’avance. Indépendamment de ces fonctionnaires, qui sont payés par l’état, il y a par circonscription de pêche un conseil des conservateurs constitué par les propriétaires, lequel nomme les gardes-rivières, vérifie les comptes et répartit entre les intéressés les bénéfices et les dépenses.

Ces heureux résultats avaient fait supposer que les institutions auxquelles ils sont dus pourraient être introduites en France. La plupart de nos cours d’eau étaient autrefois peuplés de saumons qui ont en partie disparu par suite de l’établissement de barrages et des abus de tout genre auxquels cette pêche avait donné lieu. Afin de porter remède à cette situation, le gouvernement, en 1865, fit voter par le corps législatif une loi qui l’autorise à établir des échelles partout où il le juge nécessaire et qui prohibe le colportage des poissons pendant la saison du frai. Précédemment, à la suite d’un rapport du 21 septembre 1859 adressé par M. Coste à l’empereur, la surveillance de la pêche, qui, dans les rivières non canalisées, était autrefois confiée à l’administration des forêts, avait été entièrement remise à l’administration des ponts et chaussées. De cette mesure, au dire du rapporteur, devait dépendre le repeuplement des eaux de la France ; quant au bénéfice que l’état en devait tirer, il n’était pas évalué à moins de 15 millions. Nous ne savons si ces prévisions se réaliseront quelque jour ; mais depuis huit ans environ que cette modification administrative s’est opérée, le saumon n’est pas devenu plus commun sur nos marchés, et la location de la pêche dans les cours d’eau publics n’a pas dépassé 600,000 francs, chiffre qu’elle atteignait sous le régime précédent.

Si les résultats n’ont pas été plus favorables, ce n’est pas cependant faute d’avoir fait pour cela les dépenses nécessaires, car les sommes annuellement consacrées à l’établissement de pisciculture de Huningue montrent assez que l’état n’a jusqu’ici reculé devant aucun sacrifice pour atteindre le but qu’il avait en vue. Nous puisons dans un rapport de M. Coumes, publié en 1862, les renseignemens suivans sur l’origine et l’organisation de cet établissement remarquable. L’art d’entretenir et de repeupler les étangs et cours d’eau a été connu de tout temps ; mais ce n’est qu’au siècle dernier qu’un naturaliste allemand nommé Jacobi a imaginé la fécondation artificielle. Cette découverte tomba dans l’oubli, et ce fut un simple pêcheur des Vosges, nommé Remy, qui, sans en avoir eu connaissance, la mit en pratique vers 1840 pour multiplier la truite dans les ruisseaux de ces montagnes. Le procédé qu’il employait, expérimenté d’abord par MM. Berthot et Detzem, ingénieurs des ponts et chaussées, fut étudié par M. Goste, qui, dans l’espoir de l’appliquer au repeuplement général des eaux de la France, proposa au gouvernement de construire aux environs de Huningue un établissement dans lequel on pourrait recueillir les œufs fécondés des espèces de poissons les plus précieuses, les placer dans des appareils d’incubation convenablement disposés, et les distribuer ensuite à un certain degré de maturité sur tous les points du territoire. Une dépense de 30,000 francs avait été jugée suffisante pour cet objet ; mais cette somme fut bientôt reconnue trop modique, car on sentit la nécessité de donner à cette usine un développement plus considérable. On dut en effet acheter et canaliser de nouvelles sources, faire des prises d’eau dans le Rhin au moyen de turbines, remplacer les hangars primitifs par des constructions plus solides, établir des clôtures. Ces diverses constructions successivement autorisées exigèrent jusqu’en 1862 une dépense de 265,186 fr. 01 c. Quant aux frais d’exploitation, ils se sont élevés pendant la même période à la somme de 347,186 fr. 36 cent.

L’établissement se compose d’un enclos de 39 hectares 56 centiares loué à une commune au prix de 2,410 fr. 49 cent. Les opérations comportent chaque année deux campagnes, l’une embrassant l’automne et l’hiver pour les espèces qui fraient en hiver, telles que la truite commune, la grande truite des lacs, le saumon franc, l’ombre-chevalier ; l’autre comprenant le printemps et l’été, pour l’ombre commun et le saumon du Danube. L’administration décide à chaque campagne les opérations à entreprendre ; suivant un itinéraire arrêté d’avance, les agens de l’établissement vont en Suisse et en Allemagne acheter à un prix convenu les œufs dont ils ont besoin ; ils en opèrent eux-mêmes sur place la fécondation, puis les placent dans des boîtes de fer-blanc renfermant de la mousse humide, et les expédient ainsi à l’établissement. Après avoir été comptés, contrôlés et inscrits, les œufs sont répandus dans les appareils d’incubation, qui se composent, comme on sait, de claies à jour formées par des baguettes de verre et placées dans des auges en terre vernie, à travers lesquelles passe un courant continu d’une eau limpide. Après quelque temps de séjour dans ces auges et lorsqu’ils sont sur le point d’éclore, les œufs sont expédiés aux personnes qui en ont fait la demande, suivant une liste approuvée par le ministre. Ces expéditions sont gratuites, sauf le port, qui est à la charge des destinataires, et ceux-ci n’ont d’autre obligation à remplir que celle de fournir à l’administration des renseignemens sur les résultats qu’ils ont obtenus.

Le nombre des œufs fécondés s’est élevé, de 1855 à 1862, à 30,000,000 environ, sur lesquels la perte à l’établissement pour toutes les espèces réunies a été en moyenne de 55 pour 100, proportion qui va du reste en diminuant d’année en année. Les œufs arrivés à l’état d’éclosion représentent environ 66 pour 100 de ceux qui ont été expédiés aux particuliers. Que sont devenus les poissons qui sont sortis ? C’est ce qu’il est assez difficile d’établir, faute de renseignemens précis. Il ne paraît pas qu’ils aient sensiblement augmenté la population des cours d’eau publics, bien qu’on ait, dit-on, signalé la présence de quelques truites et saumons dans certaines parties de la Seine, de la Loire, de la Garonne et du Rhin, où jusqu’alors ils étaient inconnus. En présence de ces résultats assez modestes relativement à ceux qu’on espérait, on serait tenté de s’écrier avec Shakspeare : much ado about nothing, si l’on n’avait pu constater que bien des lacs et étangs appartenant à des particuliers ont effectivement été repeuplés de cette façon, et si l’initiative du gouvernement n’avait décidé bien des propriétaires à entreprendre chez eux des essais de pisciculture qui ont été plus ou moins couronnés de succès. Quelques-uns avaient exposé les appareils dont ils font usage. Des différentes méthodes employées, la plus intéressante nous a paru être celle de M. de la Blanchère, qui consiste à placer les claies d’œufs entre deux eaux dans un ruisseau ou fossé de 2 mètres de large, creusé en forme de cuvette et tapissé d’une épaisse couche de cailloux roulés. À peine éclos, les jeunes poissons quittent spontanément la claie, et se tiennent au fond jusqu’à ce qu’ils soient en état de se tirer d’affaire. On évite ainsi des manipulations et des transports toujours dangereux.

Quant à obtenir chez nous des pêches comparables à celles de l’Écosse et de l’Irlande, il n’y faut pas songer tant que la législation ne sera pas absolument modifiée. Ce n’est ni en créant à grands frais des établissemens comme celui de Huningue, ni en transférant d’une administration à l’autre la surveillance de la pêche qu’on atteindra ce but ; c’est en intéressant les pêcheurs eux-mêmes à la production du poisson. En Irlande et en Écosse, la pêche d’un cours d’eau appartient dans toute l’étendue du bassin qu’il arrose à un ou à plusieurs propriétaires réunis en syndicat pour l’exploiter en commun. Depuis l’embouchure jusqu’à la source, ils sont maîtres de la rivière, et, sauf les règlemens généraux auxquels ils sont soumis, ils restent absolument libres d’agir comme ils l’entendent. Chez nous au contraire, nous voyons d’abord la marine s’emparer de toute la partie du cours d’eau où l’action du flux et du reflux se fait sentir et en réserver la pêche aux marins inscrits. Au-delà de ces limites et dans toute l’étendue où elle est reconnue flottable et navigable, la rivière, considérée comme propriété publique, est louée par petites portions au profit de l’état à des fermiers qui, loin d’avoir intérêt à ménager le poisson, sont au contraire poussés à en prendre le plus qu’ils peuvent afin d’en laisser le moins possible à leurs voisins. Enfin, lorsque le cours d’eau cesse d’être navigable, la pêche en appartient de droit aux propriétaires riverains ; mais, comme la loi leur interdit la faculté de placer des grils ou barrages destinés à intercepter la circulation du poisson, aucun d’eux, ne voulant s’imposer des sacrifices dont il ne serait pas seul à profiter, ne s’occupe d’établir des frayères ou d’exercer personnellement une certaine surveillance. Il résulte de cette législation bigarrée, qui, pour ménager tous les droits, les méconnaît tous, que personne n’est directement intéressé à la multiplication du poisson, et que par suite personne ne se sent suffisamment lésé pour réagir contre les causes de destruction qui peuvent se produire. C’est ainsi qu’on voit souvent un cours d’eau dépeuplé dans sa plus grande partie par les résidus délétères des usines ou par l’introduction de substances toxiques, telles que la chaux ou la coque du Levant, sans qu’aucun riverain se croie en droit de poursuivre les coupables.

Quant à l’action publique, nous la considérons comme plus nuisible qu’utile, qu’elle soit exercée par les agens de l’administration des forêts ou par ceux de l’administration des ponts et chaussées. Le défaut de notre législation est précisément d’autoriser l’intervention du gouvernement là où il n’a que faire, et d’étouffer ainsi l’initiative des individus. Tandis que le code civil suffirait à sauvegarder tous les droits, on s’empresse le plus souvent de le considérer comme non avenu et de faire des lois spéciales pour chaque cas particulier ; c’est ainsi que nous avons des codes pour la chasse, pour les forêts, pour la pêche, pour la presse, pour les chemins, pour le commerce, codes qui s’écartent tous plus ou moins du droit commun, sans qu’on puisse justifier ces exceptions par une raison plausible. Pour ce qui concerne la pêche, la loi manque de logique, et n’ose pas accepter les conséquences des principes qu’elle proclame. Elle reconnaît bien aux riverains la propriété des cours d’eau non navigables ; mais, par suite de cette fausse idée, que le poisson qui circule d’un point à un autre appartient également à tous, elle leur enlève le droit de le parquer, et leur retire d’une main ce qu’elle leur donne de l’autre. Cette tendance communiste, qui se remarque également dans la loi sur la chasse, a pour effet de désintéresser les propriétaires et de les rendre indifférens au repeuplement de leurs eaux. Si au contraire ils étaient libres d’établir au travers des rivières des grils destinés à retenir chez eux les poissons prisonniers, ils seraient encouragés à en accroître le nombre, et pourraient soit isolément, soit en s’associant, exercer une surveillance efficace et se livrer aux divers procédés de pisciculture qu’ils jugeraient les plus avantageux. Rien n’empêcherait d’ailleurs de fixer à l’avance les dimensions de ces grils de façon à permettre aux saumons de les franchir et à la montée d’anguilles de passer au travers des barreaux. Il en est de l’appropriation des eaux comme de celle des terres, et, si le premier qui a clos un terrain pour le labourer en avait été empêché sous prétexte que cette clôture gênerait le pâturage commun, il n’y aurait pas eu d’agriculture possible.

Quant aux cours d’eau flottables et navigables qui appartiennent à l’état, il ne faut pas perdre de vue qu’ils sont avant tout des voies de navigation, et que la pêche ne peut y être considérée que comme une chose accessoire. Quelque utile que puisse être au point de vue de la production du poisson l’abondance des herbes aquatiques ou l’existence de courans plus ou moins rapides, il n’en faudra pas moins faucher et canaliser les rivières, lorsque la navigabilité en dépendra. Ce principe admis d’une manière absolue, comment la pêche pourra-t-elle s’y exercer d’une façon profitable ? En intéressant les pêcheurs à la multiplication du poisson par des locations à long terme comprenant toute l’étendue d’un bassin. Les cantonnemens de pêche n’ont aujourd’hui que quelques kilomètres de longueur et ne sont loués que pour un laps de temps de neuf années ; aussi les fermiers cherchent-ils à tirer de leur lot le meilleur parti possible et se gardent-ils bien de s’imposer le moindre sacrifice qui pourrait en même temps profiter aux autres. Il n’en serait plus de même, si chaque cours d’eau était loué dans toute sa longueur à un même individu ou à une même compagnie ; celle-ci, ayant intérêt à ce que le poisson fût abondant, établirait des réservoirs d’engraissement, installerait des frayères naturelles ou artificielles, construirait des échelles à saumons où elle le jugerait convenable et ferait surveiller la pêche par ses agens ; en un mot, elle ne craindrait pas d’engager des capitaux dans une entreprise dont elle serait sûre de tirer des bénéfices. La suppression de l’inscription maritime ou tout au moins de la faculté donnée aux marins de pêcher dans les fleuves serait la conséquence naturelle de l’adoption de ce régime. Il faudrait toutefois prendre les mesures nécessaires pour empêcher que cette compagnie ne se mît au lieu et place de l’état, et que, sans faire aucune dépense, elle sous-louât pour son compte son droit à des pêcheurs de seconde main.

Pour nous résumer, nous dirons que la pisciculture, envisagée comme moyen de féconder artificiellement les œufs de poissons, ne mérite pas tout le bruit qu’on a fait autour d’elle, et qu’elle est absolument incapable à elle seule de lutter contre le dépeuplement des cours d’eau occasionné soit par un défaut de surveillance, soit par une exploitation défectueuse ; mais, si on la considère comme embrassant l’ensemble des moyens physiques et économiques par lesquels on parvient à favoriser la multiplication du poisson et à accroître ainsi la masse des substances qui servent à la nourriture de l’homme, on ne peut contester qu’elle ne soit digne d’une sérieuse attention, et qu’elle n’ouvre aux observateurs un vaste champ d’expériences, aussi curieuses pour le savant qu’utiles pour le consommateur.


J. CLAVE.

  1. La Sylviculture à l’exposition, 1er  août 1867.
  2. Ces îles sont habitées par une population d’environ 20,000 âmes, qui y réside toute l’année.
  3. Culture des plages maritimes, par M. de la Blanchère, 1 vol. in-32 ; Paris 1866. Rothschild.
  4. Une exception à cette règle a cependant été faite dans l’île de Ré, et c’est ce qui explique le succès que nous avons constaté plus haut.
  5. Restreignant notre cadre au côté économique de cette question, nous ne pouvons parler de la pêche envisagée comme exercice de sport ; mais nous ne saurions trop recommander à ceux qui s’y livrent la lecture du Nouveau Dictionnaire des Pêches, par M. de la Blanchère, actuellement en cours de publication. Ils y trouveront, avec les figures à l’appui, non-seulement tous les détails que comporte cet intéressant sujet, mais une description scientifique très complète de toutes les espèces de poissons.
  6. De l’Empoissonnement des eaux douces, par M. Baude, dans la Revue du 1er  janvier 1861.