La Pêche de la sardine en Bretagne/Texte entier

R. Le Bour
(p. 1-20).

LA PÊCHE DE LA SARDINE
EN BRETAGNE
Par M. R. LE BOUR



I. — Historique de la pêche de la sardine.

La pêche de la sardine semble avoir été, de tous temps, la principale ressource des pêcheurs bretons.

Au XVIIe siècle, une émigration très importante de pêcheurs méridionaux se produisit en Bretagne.

Elle fut provoquée par Fouquet. Le célèbre surintendant des Finances, après l’acquisition de Belle-Île, y envoya une flotille de 400 barques et 4 chasse-marées. Il détermina une émigration de Languedociens qui instruisirent les Bel-Ilois des procédés de pêche et de fabrication. Cette émigration ne fut pas soudaine et spontanée. Elle revêtit, au contraire, un caractère d’infiltrations continues, réparties sur plusieurs années et qui, des ports du Sud, firent tache d’huile vers le Nord.

Le rapide développement de la pêche de la sardine de Port-Louis jusqu’à Brest attira l’attention du pouvoir royal. Un arrêt de 1715 prohiba l’entrée des sardines étrangères, cette intervention de la législation favorisa puissamment la pêche de la sardine et l’industrie des salaisons.

Mais d’autres facteurs intervinrent encore qui contribuèrent à sa prospérité : l’extrême misère du bas peuple des campagnes et des villes sous l’ancien régime et le niveau très bas de ses moyens d’existence ; l’ouverture des grands débouchés comme les colonies de noirs que l’on nourrissait de salaisons, toujours au meilleur marché possible, et, enfin, le rigorisme des lois canoniques qui prescrivaient le maigre et le carême.

Mais le développement des pêcheries de sardines ne se fit pas sans des hauts et des bas. Deux causes contribuèrent surtout à faire varier les rendements : les différentes guerres maritimes et l’absence ou l’irrégularité des passages de la sardine.

Déjà, en 1745, l’on se servait beaucoup de la « gueldre » ou « menusse », concurremment, d’ailleurs, avec la rogue. Cet appât soulevait de nombreuses récriminations. On lui reprochait de détruire le poisson à venir et de corrompre la sardine pêchée qui fermentait et crevait les barils.

Après la guerre de la succession d’Autriche, en 1748, la pêche de la sardine connut de beaux jours. Des établissements considérables se formèrent en Bretagne, sa production dépassa, de beaucoup, les besoins de la consommation française. Le seul port de Port-Louis exporte, l’année 1749, à destination du Languedoc, près de 17, 000 petits barils. Concarneau, Audierne, Douarnenez, Camaret et autres ports en auraient fourni autant. Après cette période heureuse, la pêche fut nulle dans tous les ports, la sardine avait abandonné les côtes.

De plus, la guerre de Sept ans, de 1756 à 1763, porte un grand préjudice à la pêche qui ne reprit son essor qu’après le traité de Paris. En 1767, les ports de Douarnenez et Audierne, surtout, ont vu s’accroître leur importance ; c’est à cette époque que des industriels, désignés sous le nom de « fabriqueurs de sardines », se sont occupés de saumurer le poisson.

En 1780, on comptait 22 presses de sardines de la rivière d’Etel à celle de Quimperlé ; à Concarneau, 22 autres.

La concurrence étrangère était venue, dans l’intervalle, offrir ses produits dans notre pays. Les Anglais, notamment, débarquaient de la sardine pressée et les marchands languedociens sollicitaient la permission de « tirer » des sardines d’Espagne. Des arrêts probhibitifs étant établis, les pêcheurs bretons réclamaient leur stricte observance.

À la veille de la Révolution, la jauge des bateaux sardiniers, en France, s’élevait à 3, 000 tonneaux. Dans le Finistère, 4, 958 marins se livraient à cette pêche, dont le produit s’élève à 85, 750 barriques du poids de 170 livres et à 870 barriques d’huile.

Après 1789, les principaux centres d’armements et de pêche étaient Concarneau, Douarnenez et Brest. Chaque chaloupe comptait 4 hommes d’équipage. L’on se servait, comme précédemment, pour appâter le poisson, du « frai » de stockfish, de morue, de cabillaud et de maquereau délayé dans de l’eau de mer, mais, détail qui ne se rencontre plus, l’on tirait les sardines des filets au moyen d’une sorte de raquette.

Comme de nos jours, malheureusement, l’apparition de gros poissons venait entraver la pêche.

En l’an X, Douarnenez arme environ 400 chaloupes et Concarneau 300. La sardine n’apparaît plus à l’île de Sieck, tandis qu’autrefois il s’en faisait une pêche assez considérable.

La sardine est consommée fraiche ou exportée par les chasse-marées, mais la plus grande partie de la pêche est déposée dans les magasins des négociants, salée et soumise à l’action de la presse.

Pour affaiblir le commerce de l’Angleterre, un arrêté de septembre 1803 réduisit le droit sur le poisson étranger, pour la durée de la guerre. La pêche anglaise fut seule exceptée de ce régime de faveur.

En 1814, une ordonnance doubla les droits sur tous les poissons de mer, de provenance étrangère.

En 1835, la pêche favorisa Douarnenez, Concarneau, Audierne. Par contre, en 1839, elle traversa une crise générale qui dut être assez aiguë. Le mauvais rendement de la pêche dut être général sur tous les points de la côte bretonne.

L’industrie de la pêche de la sardine n’eût pris, en Bretagne, son extension moderne, sans une invention qui vient lui donner une impulsion extraordinaire et la faire progresser à pas de géant. L’essor de notre industrie actuelle date, en effet, de la découverte des sardines à l’huile, mode de conservation du poisson infiniment supérieur aux modes précédemment employés par le sel et le vinaigre.

La méthode, imaginée par Nicolas Appert, en 1804, et publiée par lui, en 1811, révolutionna les conditions économiques des côtes sardinières.

Des progrès incessants, des perfectionnements ingénieux vinrent, à différents intervalles, compléter l’idée de Nicolas Appert. L’emploi de l’huile d’olive ou d’arachide, l’usage de boîtes métalliques, l’amélioration de l’art de souder, la fabrication de la sardine sans arête, etc., sont venus, tour à tour, améliorer la qualité des produits obtenus en abaissant le prix de revient.

La première « confiserie de sardines » fut fondée aux Sables-d’Olonne, en 1832, par M. Juette.

Un événement imprévu se produisit à l’encontre des desseins du courageux novateur.

L’administration des douanes refusa d’accepter, comme caution, pour cette usine, un négociant recommandable. Ce refus insolite irrita les marins qui se mirent en grève, s’abstenant tous, pendant un jour, d’aller à la pêche. Ils prévoyaient, en effet, tous les services que cet établissement de Juette était appelé à leur rendre.

Tout rentra bientôt dans l’ordre et l’exemple de M. Juette fut suivi. D’autres usines s’élevèrent sur certains points du littoral.

En 1834, M. Lucas fit construire à Belle-Île un établissement et, en 1846, un industriel de Nantes vint le concurrencer.

La maison Pellier frères créa son établissement à La Turballe, en 1841.

Actuellement, Concarneau compte 34 usines, Douarnenez 28, Audierne 15, et Camaret 8. Ces usines emploient environ 2, 000 hommes boîtiers et 6, 000 femmes.

Le prix du mille de sardines varie en raison des quantités de sardines pêchées, de leur qualité et aussi en raison du port sardinier. Le temps est loin d’être également un facteur négligeable. Les premiers bateaux arrivés vendent, d’ordinaire, leur poisson à plus haut prix. À l’approche de la nuit, le prix du mille subit un fléchissement très appréciable. Les mareyeurs, qui expédient la sardine en vert, sont les plus forts enchérisseurs. Dans les années de disette, ils sont les rois du marché et se disputent le mille à 40, 50 et parfois 80 francs ; seules, certaines usines, dont la marque fait prime, peuvent aborder de tels prix.

L’unité d’achat est toujours demeurée le mille.

Les acheteurs se réunissent au même endroit et forment un marché, une « bourse » du poisson. Le poisson est transporté par paniers de 200 à l’usine.

Les prix éprouvent de grandes variations d’une année à l’autre et même d’un mois à un autre mois. En 1900, la moyenne du prix du poisson était de 10 francs le mille ; en 1902, 24 fr. 60, et en 1903, 39 fr. 40.


II. — Les appâts.

Nous ne saurions mieux faire que d’emprunter à M. Rivoal, directeur de l’École de pêche à Douarnenez, les renseignements qu’il a déjà publiés dans le bulletin de la Société de l’Enseignement professionnel et technique des Pêches maritimes. Il a traité la question de telle façon que nous ne pourrions rien ajouter.

« La sardine est attirée dans les filets au moyen d’appâts naturels et d’appâts artificiels dont nous allons étudier les principaux.

« En tête des premiers vient la « gueldre », composée de crevettes et de toutes sortes de poissons infiniment petits. Elle est pêchée en eau très peu profonde sur les plages sablonneuses, dans une serpillière que deux femmes laissent traîner derrière elles tout en marchant.

« Cet appât, dont la sardine est très friande quand on le lui jette tout frais, coûte fort cher. Son prix élevé est dû à sa rarelé relative : deux femmes, en effet, n’en prennent que quelques poignées pendant les heures de marée auxquelles se fait la pêche.

« Il est à souhaiter, pour le repeuplement de nos baies, qu’on interdise le plus tôt possible la capture et la vente de la « gueldre » ; elle ne constitue, après tout, qu’un appât insignifiant, étant données les petites quantités qu’on en peut avoir. Il n’en est pas de même de la rogue, cet autre appât naturel, composé d’œufs de poissons et que l’on trouve abondamment dans tous les pays.

« Il est à remarquer que l’époque de la pêche d’un grand nombre d’espèces de poissons correspond avec l’époque du frai. Nous allons passer en revue les principales pêches qui entrent dans le cadre de notre sujet et nous étudierons les différentes sortes de rogues en indiquant leur pays d’origine, leurs qualités particulières, leur mode de préparation et leurs prix.

« Rogues de morue. — La pêche de la morue se pratique surtout dans la mer de Norvège et sur les bancs de Terre-Neuve. Dans la mer de Norvège, elle se fait à Tromsœ, aux îles Lofoten, Yttersiden, Vikten, etc., ainsi que sur les côtes d’Islande et aux îles Féroë. L’époque pendant laquelle la morue contient de la rogue va de la mi-janvier à la fin d’avril pour la côte de Norvège, de mars à mai pour l’Islande et de mai à juillet pour Terre-Neuve.

« Avant le frai, l’ovaire, que les pêcheurs appellent la poche ou la folle, est énorme et contient des œufs par millions ; il mesure souvent cinquante centimètres de long et plus de quarante de circonférence. Les grandes folles constituent la rogue de première qualité ; la deuxième qualité est faite de folles qui ont commencé à se vider, et la troisième, de folles aux trois quarts vides. En volume, sur 100 unités, les trois qualités sont respectivement représentées par 25, 50 et 25. Voici un tableau donnant pour Bergen, avec la production totale, les prix moyens des trois qualités pour les huit dernières années.

Rogues de Norvège

ANNÉES PRIX MOYEN PRODUCTION
totale
Barils de 125 kg
1ère qualité 2ème qualité 3ème qualité
1900 80 fr. 70 fr. 60 fr. 24 100 barils
1901 85 75 65 32 400  —
1902 105 95 85 31 700  —
1903 92 82 72 23 000  —
1904 101 91 81 24 600  —
1905 105 95 85 34 100  —
1906 65 55 45 44 300  —
1907 (15 juin) 58 45 32 34 700  —

« Les pêcheurs norvégiens salent leurs rogues dans de vieux barils ; les trois qualités y sont mélangées. Arrivées à Bergen, on les met dans une saumure de densité telle qu’une pomme de terre y doit flotter. Quand elles y ont séjourné deux ou trois semaines, on les trie pour les mettre dans des barils percés de plusieurs trous par lesquels la saumure non absorbée peut s’écouler. Ce mode de préparation, qui est le plus simple du monde, est aussi le meilleur. Malheureusement on ne le pratique ni en Islande ni à Terre-Neuve. Dans le premier pays, nos pêcheurs se contentent de saler leurs rogues et de les mettre en vrac dans la cale pour les transporter en France. Arrivées à Boulogne, Saint-Malo ou Bordeaux, elles sont mises pêle-mêle en barils. Ces rogues constituent un appât inférieur et le pêcheur sardinier ne les achète qu’en désespoir de cause. Malgré l’infériorité de ces rogues, nos armateurs touchent pour elles une prime exorbitante de 20 francs aux 100 kilos, payée par le gouvernement. Disons, en passant, que plusieurs armateurs de Boulogne, Fécamp, Saint-Malo, Binic et Bordeaux se sont décidés cette année, sur les instances de la Fédération des pêcheurs du Finistère, à saumurer leurs rogues à l’arrivée en France. Nous en avons vu dernièrement plusieurs centaines de barils dont l’odeur et l’aspect révèlent un bon appât.

« Rogues de Terre-Neuve. — À Terre-Neuve, les rogues sont mises en barils sans avoir été préalablement triées. À leur arrivée à Bordeaux, elles sont quelquefois repaquées, mais les trois qualités ne sont pas séparées.

« Si les armateurs voulaient bien les saumurer à Terre-Neuve ou même à Bordeaux, elles deviendraient de fort bons appâts. Pour l’instant, c’est une marchandise de qualité et d’apparence très variables : sur un lot de 100 barils, il n’est pas rare de trouver 20 ou 25 barils très défectueux. Ces rogues, ainsi préparées, sont donc pour le pêcheur des marchandises qu’il hésite à acheter par crainte d’être trompé.

« Usage. — Quoi qu’il en soit, la rogue de morue bien conservée est un appât de premier choix pour la pêche de la sardine. Au moment d’en faire usage, le pêcheur met quelques folles dans une baille contenant un peu d’eau de mer ; la rogue y est délayée de manière à former une bouillie de laquelle on a soin d’extraire toutes les peaux ou poches vides. Cette bouillie est jetée à poignée par le patron du bateau sur l’endroit du filet où il veut attirer la sardine.

« Rogue de maquereau. — L’Irlande et le Nord de la France récoltent de la rogue de maquereau pendant deux mois environ, mai et juin. C’est l’appât préféré des pêcheurs du golfe de Gascogne. Comme cette rogue est relativement rare, son prix est plus élevé que celui de la rogue de Bergen ; la différence est d’environ 15 %.

« On la prépare et on l’emploie comme la précédente et, d’ailleurs, comme toutes les autres rogues.

« Rogue de hareng. — Depuis quelques années, l’usage de la rogue de hareng tend à se généraliser. Elle est récoltée de septembre à janvier dans la Manche, la Baltique, la mer du Nord et la mer de Norvège. Généralement pour la préparation de la rogue de hareng on se contente de la saler, bien que le saumurage soit préférable.

« Cette rogue est plus dense que les rogues de morue et de maquereau ; son odeur est également plus forte. Dans une mer agitée ou dans un courant c’est elle qui réussit le mieux, parce qu’en coulant vite elle se disperse beaucoup moins.

« Il est rare que les pêcheurs bretons fassent une journée de pêche d’un bout à l’autre en se servant exclusivement de la rogue de hareng : quelquefois ils la mélangent à la rogue de morue ; le plus souvent ils l’emploient pour « lever » le poisson quand celui-ci stationne au fond de l’eau. Dès qu’il est levé et qu’il monte vers le filet, on lui jette de la rogue de morue à des intervalles plus ou moins espacés jusqu’au moment où il convient de haler le filet à bord ; cela s’appelle boëtter, d’un mot breton qui signifie donner à manger. Ces deux opérations, lever et boëtter, constituent les deux phases ou les deux temps de la pêche.

« La rogue de hareng, dont la récolte est généralement abondante, coûte plus cher, environ les 3/5 du prix de la rogue de Bergen.

« Elle a malheureusement un défaut : la peau de ses folles adhère aux mailles du filet, ce qui nécessite un lavage ou un nettoyage supplémentaires.

« Rogues artificielles. — À Douarnenez, plusieurs appâts artificiels furent inventés et expérimentés. Ils étaient pour la plupart composés de farines, de déchets de poissons, de résidus d’huiles et de légumes broyés ensemble. Plusieurs pêcheurs très dignes de foi m’ont affirmé que ces appâts donnaient des résultats satisfaisants, surtout quand on y ajoutait une poignée de bonne rogue. En somme, leur valeur propre n’était pas très grande ; mais ils offraient le précieux avantage de diminuer la consommation de la rogue dont le prix était très élevé.

« J’ai acquis la conviction que ces divers appâts, dont les plus estimés furent ceux d’Hispa et de Renot, ont été abandonnés parce que les expériences furent faites sans suite ni méthode et aussi parce que les industriels n’ont pas su profiter des premiers résultats acquis pour lancer leurs produits.

« Quoi qu’il en soit, la tentative ne réussit pas et l’idée fut reprise par M. Boutard, de Rouen, qui essaya de tirer parti de l’invention délaissée. Il composa, suivant les formules de Renot, un appât connu sous le nom de morphirogue Boutard. Il a l’apparence du pain de seigle émietté ; son odeur rappelle celle de la rogue naturelle, et, comme celle-ci, il s’égraine dans l’eau. La morphirogue Boutard possède une propriété très précieuse, celle de se conserver en parfait état pendant de longues années, ce qu’on ne peut obtenir des rogues naturelles qui, au bout d’un an, perdent déjà de leurs qualités.

« La morphirogue Boutard connut le succès, comme ses devancières ; comme elles aussi, et pour les mêmes raisons, elle fut vite abandonnée. L’inventeur n’en fabrique plus depuis 1903.

« Roguelle ou rogue Foulon. — Un ingénieur nantais, M. Foulon, reprit sur d’autres bases la fabrication de la rogue artificielle.

« Sous le nom de roguelle, il présenta au Congrès des Pêches maritimes de Bordeaux une rogue ayant l’odeur et l’aspect de la rogue de morue de première qualité.

« Des essais faits à Concarneau, en 1904 et en 1905, donnèrent d’excellents résultats. Aux Sables-d’Olonne et à l’île d’Yeu, la roguelle a aussi été utilisée par quelques pêcheurs.

« Malheureusement la crise sardinière n’incitait pas les marins à faire de nombreux essais ; ils s’en tenaient à la rogue de morue qu’ils considèrent toujours comme le meilleur appât. Son prix de 25 à 30 francs les 100 kilos la rend abordable, sa conservation est presque indéfinie et la fabrication peut être faite au fur et à mesure des besoins.

« Notons que le poisson pêché avec cette rogue se conserve plusieurs jours, sans traces de fermentation.

« Simili-rogue Fabre-Domergue. — En 1905, M. Fabre-Domergue, inspecteur général des pêches maritimes, ému de la détresse des marins-pêcheurs sardiniers à qui les commerçants vendaient la rogue à des prix excessifs, composa un appât ayant la forme, la densité et l’apparence des œufs de morue.

« C’est un mélange de farine de froment, de farine de seigle, de caséine, d’albumine et d’huile de poisson.

« Une expérience incomplète a, dit-on, été tentée à Camare en 1906. Cette année, il conviendra que les pêcheurs en fassent un essai loyal. L’usage d’un tel appât, dont le prix sera à peu près constant sans dépasser 30 francs les 100 kilos, fera infailliblement baisser le coût des rogues naturelles.

« La simili-rogue offre d’ailleurs un grand avantage, c’est qu’on en peut fabriquer autant qu’il en faut, et au fur et à mesure des besoins.

« Farine d’arachide. — Depuis quelques années, la cherté de la rogue a poussé les marins-pêcheurs à employer certaines farines en mélange. Une seule, celle d’arachide, est encore en usage. Son prix moyen est de 20 francs les 100 kilos. La sardine la mange, bien qu’elle n’en soit pas friande. D’ailleurs, la farine d’arachide, que nos marins emploient telle quelle, est un mauvais appât, en ce sens qu’elle fermente dans le tube digestif du poisson et le fait même parfois éclater. On constate, en ouvrant les sardines, que celle qui a mangé de la farine d’arachide n’a pas la chair blanche et parfumée de celle qui a été boëttée à la rogue.

« Il est à souhaiter que cet appât ne soit plus employé, sinon dans les années d’extrême cherté de la rogue ».


III. — Pêche de la sardine de rogue

La durée des campagnes de sardines varie selon la position géographique des ports qui pratiquent cette pêche.

La sardine fait son apparition dans les ports du Sud quelques semaines avant. Les ports du Finistère ne préparent leurs armements pour cette pêche que vers fin mai et commencement de juin. En revanche, ils la continuent jusque fin novembre.

La pêche, dans la baie de Douarnenez, plus abritée contre les tempêtes d’hiver, se prolonge jusqu’à fin décembre.

Lorsque le premier bateau, « le découvreur », a pris de la sardine, les pêcheurs de raies et de maquereaux débarquent leurs engins. Ils remplissent la grande caisse de bois située à l’arrière de leur chaloupe des filets appelés filets de sardines.

Un seul jour suffit pour cette transformation ; le bateau doit être rendu sur les lieux de pêche au premier point du jour. Au lieu de prendre différentes directions et de pêcher sur des bases ou fonds espacés, les bateaux sardiniers naviguent en groupe vers le point de la côte où la sardine a été signalée ou du moins est présumée se tenir.

Plusieurs indices peuvent déceler la présence du poisson : la couleur de la mer, le vol des mouettes, l’intonation de leurs cris, la plongée rapide des oiseaux de mer et surtout la présence des marsouins.

Pour pêcher, on « abat » les mâts et on arme les avirons : deux hommes nagent bout au vent. Lorsque la chaloupe est assurée, le patron se place debout sur la chambre à l’arrière du bateau, il prend un filet du moule qu’il suppose convenable, le jette à la mer et l’attache au moyen d’une corde à l’arrière du bateau. Le filet, par suite de la vitesse imprimée au bateau par les teneurs debout, suit en ligne droite dans le sillage, tout en conservant dans l’eau une position verticale. Le patron jette un mélange de farine et de rogue de droite et de gauche et s’efforce de faire tomber l’appât en véritable pluie. Au bout de quelques jets il s’arrête et observe attentivement la « levée » du poisson. Les rameurs font le moins de bruit possible pour ne pas effaroucher la sardine. Des bulles d’air montent bientôt à la surface de l’eau, c’est le « berven », l’indice certain que la sardine existe à cet endroit et répond à l’appât.

À ce moment, il faut faire usage de rogue de qualité supérieure, car, si la sardine ne trouve pas l’appât à son goût, elle ne tarde pas à disparaître. L’huile de la rogue couvre la surface de l’eau ; c’est le « goulaven », appelé, en certaines localités, « lardon ou graissin ». Lorsque les carrés de liège de la haute corde commencent à s’enfoncer dans l’eau, le patron ramène doucement deux ou trois brasses du filet à bord du bateau ; c’est la visite.

La vue des lièges qui s’enfoncent subitement dans l’eau est loin d’être, en effet, un signe certain de pêche. Trois cas peuvent se produire :

1° La sardine étant trop petite pour le moule du filet, le poisson s’est bien jeté dans le filet, mais a passé au travers. Ce fait est prouvé par les écailles qui surnagent ou qui sont collées au filet.

2° La sardine étant trop grosse, en se heurtant beaucoup d’entre elles ont été étourdies par le choc, elles s’enfoncent lentement au fond de l’eau. Pour le patron qui les voit couler, c’est l’indice de l’étroitesse des mailles du filet qui pêche.

Dans ces deux premiers cas, le pêcheur retire le filet mouillé et le remplace par un autre dont les mailles lui semblent se rapprocher davantage de la grosseur du poisson.

Bien souvent, pour ne pas perdre dans la relève un temps précieux pendant lequel la sardine pourrait bien disparaître, le patron saisit immédiatement le second filet, l’attache au premier filet par un nœud coulant et le laisse glisser à la mer. Le second filet ne donne-t-il pas de meilleurs résultats que le premier ? Le patron recommence la même opération jusqu’à ce qu’il ait mis la main sur le filet du moule nécessaire.

3° Mais il peut se faire, et c’est la généralité des cas, que la coïncidence de la grosseur du moule du filet et du poisson se produise du premier coup. Le poisson maillé, le patron imprime alors au filet des secousses qui aident au « maillage ». Lorsqu’il juge la pêche du filet suffisante, le patron hale à bord son engin que deux hommes, en même temps, saisissent et agitent délicatement pour faire tomber le poisson.

Le démaillage du poisson exige un doigté spécial. Lorsque les marins pratiquent cette opération durant la traversée des lieux de pêche au port, c’est qu’ils n’ont pas eu le temps de le faire sur les lieux de pêche même ; c’est, par conséquent, signe de bonne pêche.

Le patron, selon le nombre de mille pêchés, selon l’heure ou le plus ou moins d’abondance du poisson, peut arrêter sa pêche ou la continuer. Dans ce dernier cas, il remplace le filet qui vient de pêcher par un autre filet du même moule ou bien il exécute l’opération décrite plus haut, c’est-à-dire qu’il laisse le filet rempli à la dérive, à la suite du filet nouvellement installé pour la pêche.

Cette façon de pratiquer la pêche reste la même dans tous les ports sardiniers. Aucun changement notable n’a été apporté. Nous devons d’ailleurs reconnaître que ce moyen donne d’excellents résultats dans les années de pêche moyenne. Dans les fortes années, la production est même trop grande pour la consommation des usines à conserves et on voit assez fréquemment le pêcheur dans la navrante nécessité de jeter à l’eau le produit de son travail.

Pendant la crise sardinière provoquée par l’absence du poisson, les patrons pêcheurs ont adjoint à leurs chaloupes des canots ou « doris » de 12 à 15 pieds, plus facilement maniables, et sur lesquels on pratique la pêche. Le filet est traîné par le canot, puis, lorsque l’on juge le poisson pris, le bateau principal passe un autre filet qui remplace le premier à l’arrière du canot. Pendant ce temps, la chaloupe fait sa relève au premier filet.

Ce procédé ménage le temps et le travail des hommes et est excellent pour les années de petite pêche. Mais, dans les années d’abondance, il permet de prendre trop de poisson.

Il a amené, cette année, dans les ports de pêche, une crise d’un nouveau genre, celle de la surproduction. La loi de l’offre et de la demande qui régit toutes les transactions commerciales a avili les prix de telle façon que le marin, même avec une très forte pêche, recueillait un gain dérisoire.

Cette situation était aggravée par la fermeture d’une grande partie des usines que la crise sardinière avait atteinte et qui n’avaient pas pris leurs dispositions pour travailler cette année.

Une grève de pêcheurs en est résultée dans tous les ports du Finistère. À l’heure actuelle, aucune solution n’est encore intervenue.


IV. — Condition économique et sociale du pêcheur breton

Plusieurs causes ont contribué à faire des Bretons du littoral un peuple de pêcheurs : l’atavisme marin, le goût inné de la mer, la nature du littoral breton, son rivage tourmenté, ses baies spacieuses et abritées.

Le pêcheur sardinier est un homme dur à la peine. Son métier est plus pénible que d’aucuns se l’imaginent. La pêche à la sardine ne constitue pas, comme l’affirment certains, autant de promenades en mer. Il faut mettre à la voile de minuit à une heure du matin, selon le vent et la marée, de façon à rallier avant l’aube les lieux de pêche. Par « calme plat », il faut se servir de gros avirons et pousser en avant une lourde embarcation. Lorsqu’il aborde la terre, il doit compter, laver, transporter le poisson. Durant le temps de la pêche, il faut que les rameurs tiennent le bateau bout au vent.

Mais, pour les marins, la pêche de la sardine est, malgré tout, la partie de plaisir, tant les autres pêches sont pénibles et dangereuses ; la pêche du maquereau, principalement, qui se fait à la dérive et de nuit. Les bateaux ne sont pas pontés et embarquent de nombreux embruns. Lorsqu’ils sont ailleurs que dans leur port d’attache, les marins passent les nuits d’hiver et de printemps dans leur bateau.

La vie est si dure que l’un d’entre eux, qui venait d’embarquer sur un bateau gréé avec vivier pour pêcher et transporter les crustacés, disait à ses anciens amis de misère : « Il y a un roufle à bord, l’on peut faire du café, se changer et dormir à l’abri. Je ne me sens plus naviguer ».

Les bateaux usités pour la pêche de la sardine sont des barques de 8 à 9 tonneaux. Elles ne sont pas pontées. Elles ont 24 à 26 pieds de quille et 36 de tête en tête, et sont montées par 6 hommes et un mousse. Le gréement se compose de deux voiles presque rectangulaires, la misaine et le taille-vent.

Ces bateaux sont fins voiliers. Ils peuvent filer 6 à 7 nœuds. Au plus près, ils ont des allures de yachts de course. Construits solidement, ils réalisent tous les besoins de la pêche d’été. Malheureusement, la pêche d’hiver comporte une mer plus agitée et, tous les ans, l’on déplore la perte de plusieurs barques. La barre d’Audierne en garde une partie, l’Iroise, la Chaussée de Sein et le Raz engloutissent le reste.

La routine veut que les bateaux ne soient pas pontés, sous prétexte que leurs qualités de marche en souffriraient. La nouvelle génération a heureusement fait raison de ces idées et, actuellement, il y a en construction des bateaux jaugeant 10 à 12 tonneaux, munis d’un poste de couchage à l’avant et d’un compartiment étanche.

La coque d’un bateau sardinier coûte environ mille francs. Mais le bateau, tout gréé, revient à environ deux mille francs.

Voici, d’ailleurs, le détail des dépenses que nécessite la construction :

Coque de la chaloupe 
 1.000 f.
Canot auxiliaire pour la pêche 
 200
Voilure, 70 mètres carrés 
 150
Mâts 
 80
Avirons, poulies, cordages 
 200
Ferrures 
 200
Chaîne et ancre 
 120
Compas, peinture, coaltar et divers 
 100
Total 
 
 2.050 f.

Un bateau dure 9 à 10 ans. Les deux premières années, il ne demande aucun entretien ; mais, en revanche, les trois ou quatre dernières, il faut dépenser 3 à 400 francs par an pour le tenir en parfait état. L’entretien moyen peut être estimé, annuellement, à 200 francs.

Un bateau bien conditionné doit posséder environ 20 filets de moules différents, soit une dépense de 1.500 francs.

Le filet mesure 45 mètres de longueur et contient environ 6, 400 mailles, ce qui lui donne, en profondeur, 6 à 8 mètres, selon la grosseur de la maille.

Pour « corder » un filet, on emploie 250 à 300 carrés de liège. Il y a un liège par deux montants ou « helern » sur trois. La basse corde ne reçoit aucun lest. Quelquefois, cependant, elle est lestée de deux ou trois pierres du poids de deux cents grammes l’une.

Le moule du filet est mesuré par cinq nœuds, tendus en diagonale. On emploie des filets de 36 à 70 millimètres, qui correspondent aux différentes grosseurs de sardines. Fabriqués avec du fil très fin, ces filets sont aujourd’hui teints en bleu, ce qui les rend presque invisibles. Autrefois, on les teignait en cachou.

Les filets valent de 75 à 80 francs l’un. Ils sont peu résistants, étant donnée la finesse du fil. Ce qui explique que l’arrivée des marsouins sur les lieux de pêche cause du dégât non seulement parce qu’ils chassent la sardine, mais encore ils mettent en pièces les filets.

La durée ordinaire d’un filet est de 4 à 5 années, mais il nécessite de nombreuses réparations tous les ans. Ce travail est fait par des ouvrières appelées « ramendeuses ».

La grosse dépense que supporte le patron pêcheur propriétaire de son bateau est l’achat de la rogue et de la farine.

En 1909, la rogue a été employée à raison d’un baril par semaine, soit 15 en moyenne pendant une campagne de 100 jours. On ajoute à cette rogue environ le même poids de farine, soit 30 sacs.

Toutes les dépenses faites par le bateau sont au compte de l’armateur, lequel est généralement le patron du bateau.

Si nous récapitulons les renseignements ci-dessus, nous trouvons, au compte de l’armement :

Amortissement du bateau 
 200 f.
Entretien 
 200
Amortissement des filets 
 350
Rogue, 15 barils, à 100 francs 
 1.500
Farine, 30 sacs, à 16-17 francs 
 500
Rôle, caisse de prévoyance, etc. 
 50
Total 
 
 2.800 f.

Le produit de la pêche est partagé de la façon suivante :

La moitié revient à l’armement qui fait toutes les dépenses.

L’autre moitié est divisée en six parts et demie ; une pour chaque homme et une demie pour le mousse.

La part de chaque homme, pendant la campagne 1909, a varié entre 250 et 300 francs. Le plus favorisé que nous connaissions a touché 345 francs.

Il est facile d’en déduire ce que l’armement a en caisse : 1, 800 francs environ, soit un déficit de 1, 000 francs.

En conséquence, cette année, malgré la grande quantité de poisson pêché, le patron a fait une très mauvaise campagne. Avec des rendements semblables, la question de l’équilibre du budget devient insoluble. Le marchand de rogue fait crédit, le boulanger également. Pendant les années où le résultat était bon, le patron de bateau avait économisé et avait acheté une petite maison. Actuellement, on emprunte et, petit à petit, le crédit dévore le logis qui avait été acquis au prix de tant d’efforts.

La situation du marin-pêcheur travaillant à la part n’est pas beaucoup plus brillante. Son budget de recettes est à peu près le suivant :

Pêche de la sardine 
 300 francs
Autres pêches 
 250 —
Travail de la femme à l’usine 
 150 —
Travail des enfants à l’usine ou à la dentelle 
 150 —
Total 
 
 850 francs

Les dépenses peuvent se répartir comme suit :

Nourriture 
 600 francs
Loyer 
 100 —
Chauffage et éclairage 
 50 —
Habillement 
 70 —
Frais divers, rôle 
 30 —
Total 
 
 850 francs

Si l’on considère que ce budget s’adresse à une famille de 5 à 6 personnes, on se demande par quels prodiges d’ingéniosité il peut tenir debout.

Pendant la dernière campagne de pêche, le poisson étant très abondant, les marins ne trouvaient l’écoulement que pour une partie de leur pêche, 8.000 à 13.000 sardines, suivant les ports ; les bateaux en rapportaient 18.000 à 20.000. Ils étaient ainsi dans la triste obligation de jeter à l’eau ou au fumier la partie invendue. Il est à souhaiter de voir utiliser ce poisson d’une façon plus avantageuse.

Les sardines pressées, très appréciées autrefois, ne se rencontrent plus que dans quelques rares maisons. Et pourtant il y aurait, pour ce produit, un écoulement facile. Pendant l’hiver, les cultivateurs de l’intérieur de la Bretagne en achètent aux épiciers à des prix variant entre 18 et 25 francs le mille. En admettant que le transport et les intermédiaires absorbent la moitié de ce chiffre, il reste encore 10 francs pour le producteur, alors que le prix moyen de la sardine n’a guère dépassé 7 à 8 francs chez les usiniers.

Il y a là une industrie à introduire dans le foyer même du marin. Les barils vides de rogue peuvent servir de récipients, la presse sera une grosse pierre. Il n’y a à acheter que le sel qui pourrait être livré en franchise des droits de douane.

Il y a encore autre chose à proposer.

Les sardines confites dans du vinaigre avec des épices sont un régal de gourmet. Dans tous les ports de pêche, des centaines de ménages en préparent pour leur consommation personnelle. Si le marin, aidé de sa famille, remplissait des bocaux et des cruchons de sardines marinées, il en trouverait facilement l’écoulement, dans des conditions bien supérieures comme rendement à celles qu’il obtient par ailleurs.

Ce sont des essais à tenter et je suis convaincu que ces petits moyens donneront à ceux qui en prendront l’initiative plusieurs centaines de francs par an pour chaque ménage. Dans leurs modestes ressources, cela représenterait une grande somme de bien-être.

Le marin-pêcheur exerce un des plus rudes métiers qui existent. Il court des dangers incessants et ne rapporte, la plupart du temps, qu’un produit insuffisant pour donner à sa famille le pain nécessaire.

Ses détracteurs sont nombreux, car on lui reproche, avec raison malheureusement, plusieurs défauts, mais on n’admire pas assez l’esprit d’indépendance et l’intrépidité de ces hommes, qui sont la gloire de notre flotte et qui synthétisent ce qu’il y a de meilleur dans le caractère breton.


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Orléans. — Jmp. Auguste Gout & Cie