IV. — Condition économique et sociale du pêcheur breton

Plusieurs causes ont contribué à faire des Bretons du littoral un peuple de pêcheurs : l’atavisme marin, le goût inné de la mer, la nature du littoral breton, son rivage tourmenté, ses baies spacieuses et abritées.

Le pêcheur sardinier est un homme dur à la peine. Son métier est plus pénible que d’aucuns se l’imaginent. La pêche à la sardine ne constitue pas, comme l’affirment certains, autant de promenades en mer. Il faut mettre à la voile de minuit à une heure du matin, selon le vent et la marée, de façon à rallier avant l’aube les lieux de pêche. Par « calme plat », il faut se servir de gros avirons et pousser en avant une lourde embarcation. Lorsqu’il aborde la terre, il doit compter, laver, transporter le poisson. Durant le temps de la pêche, il faut que les rameurs tiennent le bateau bout au vent.

Mais, pour les marins, la pêche de la sardine est, malgré tout, la partie de plaisir, tant les autres pêches sont pénibles et dangereuses ; la pêche du maquereau, principalement, qui se fait à la dérive et de nuit. Les bateaux ne sont pas pontés et embarquent de nombreux embruns. Lorsqu’ils sont ailleurs que dans leur port d’attache, les marins passent les nuits d’hiver et de printemps dans leur bateau.

La vie est si dure que l’un d’entre eux, qui venait d’embarquer sur un bateau gréé avec vivier pour pêcher et transporter les crustacés, disait à ses anciens amis de misère : « Il y a un roufle à bord, l’on peut faire du café, se changer et dormir à l’abri. Je ne me sens plus naviguer ».

Les bateaux usités pour la pêche de la sardine sont des barques de 8 à 9 tonneaux. Elles ne sont pas pontées. Elles ont 24 à 26 pieds de quille et 36 de tête en tête, et sont montées par 6 hommes et un mousse. Le gréement se compose de deux voiles presque rectangulaires, la misaine et le taille-vent.

Ces bateaux sont fins voiliers. Ils peuvent filer 6 à 7 nœuds. Au plus près, ils ont des allures de yachts de course. Construits solidement, ils réalisent tous les besoins de la pêche d’été. Malheureusement, la pêche d’hiver comporte une mer plus agitée et, tous les ans, l’on déplore la perte de plusieurs barques. La barre d’Audierne en garde une partie, l’Iroise, la Chaussée de Sein et le Raz engloutissent le reste.

La routine veut que les bateaux ne soient pas pontés, sous prétexte que leurs qualités de marche en souffriraient. La nouvelle génération a heureusement fait raison de ces idées et, actuellement, il y a en construction des bateaux jaugeant 10 à 12 tonneaux, munis d’un poste de couchage à l’avant et d’un compartiment étanche.

La coque d’un bateau sardinier coûte environ mille francs. Mais le bateau, tout gréé, revient à environ deux mille francs.

Voici, d’ailleurs, le détail des dépenses que nécessite la construction :

Coque de la chaloupe 
 1.000 f.
Canot auxiliaire pour la pêche 
 200
Voilure, 70 mètres carrés 
 150
Mâts 
 80
Avirons, poulies, cordages 
 200
Ferrures 
 200
Chaîne et ancre 
 120
Compas, peinture, coaltar et divers 
 100
Total 
 
 2.050 f.

Un bateau dure 9 à 10 ans. Les deux premières années, il ne demande aucun entretien ; mais, en revanche, les trois ou quatre dernières, il faut dépenser 3 à 400 francs par an pour le tenir en parfait état. L’entretien moyen peut être estimé, annuellement, à 200 francs.

Un bateau bien conditionné doit posséder environ 20 filets de moules différents, soit une dépense de 1.500 francs.

Le filet mesure 45 mètres de longueur et contient environ 6, 400 mailles, ce qui lui donne, en profondeur, 6 à 8 mètres, selon la grosseur de la maille.

Pour « corder » un filet, on emploie 250 à 300 carrés de liège. Il y a un liège par deux montants ou « helern » sur trois. La basse corde ne reçoit aucun lest. Quelquefois, cependant, elle est lestée de deux ou trois pierres du poids de deux cents grammes l’une.

Le moule du filet est mesuré par cinq nœuds, tendus en diagonale. On emploie des filets de 36 à 70 millimètres, qui correspondent aux différentes grosseurs de sardines. Fabriqués avec du fil très fin, ces filets sont aujourd’hui teints en bleu, ce qui les rend presque invisibles. Autrefois, on les teignait en cachou.

Les filets valent de 75 à 80 francs l’un. Ils sont peu résistants, étant donnée la finesse du fil. Ce qui explique que l’arrivée des marsouins sur les lieux de pêche cause du dégât non seulement parce qu’ils chassent la sardine, mais encore ils mettent en pièces les filets.

La durée ordinaire d’un filet est de 4 à 5 années, mais il nécessite de nombreuses réparations tous les ans. Ce travail est fait par des ouvrières appelées « ramendeuses ».

La grosse dépense que supporte le patron pêcheur propriétaire de son bateau est l’achat de la rogue et de la farine.

En 1909, la rogue a été employée à raison d’un baril par semaine, soit 15 en moyenne pendant une campagne de 100 jours. On ajoute à cette rogue environ le même poids de farine, soit 30 sacs.

Toutes les dépenses faites par le bateau sont au compte de l’armateur, lequel est généralement le patron du bateau.

Si nous récapitulons les renseignements ci-dessus, nous trouvons, au compte de l’armement :

Amortissement du bateau 
 200 f.
Entretien 
 200
Amortissement des filets 
 350
Rogue, 15 barils, à 100 francs 
 1.500
Farine, 30 sacs, à 16-17 francs 
 500
Rôle, caisse de prévoyance, etc. 
 50
Total 
 
 2.800 f.

Le produit de la pêche est partagé de la façon suivante :

La moitié revient à l’armement qui fait toutes les dépenses.

L’autre moitié est divisée en six parts et demie ; une pour chaque homme et une demie pour le mousse.

La part de chaque homme, pendant la campagne 1909, a varié entre 250 et 300 francs. Le plus favorisé que nous connaissions a touché 345 francs.

Il est facile d’en déduire ce que l’armement a en caisse : 1, 800 francs environ, soit un déficit de 1, 000 francs.

En conséquence, cette année, malgré la grande quantité de poisson pêché, le patron a fait une très mauvaise campagne. Avec des rendements semblables, la question de l’équilibre du budget devient insoluble. Le marchand de rogue fait crédit, le boulanger également. Pendant les années où le résultat était bon, le patron de bateau avait économisé et avait acheté une petite maison. Actuellement, on emprunte et, petit à petit, le crédit dévore le logis qui avait été acquis au prix de tant d’efforts.

La situation du marin-pêcheur travaillant à la part n’est pas beaucoup plus brillante. Son budget de recettes est à peu près le suivant :

Pêche de la sardine 
 300 francs
Autres pêches 
 250 —
Travail de la femme à l’usine 
 150 —
Travail des enfants à l’usine ou à la dentelle 
 150 —
Total 
 
 850 francs

Les dépenses peuvent se répartir comme suit :

Nourriture 
 600 francs
Loyer 
 100 —
Chauffage et éclairage 
 50 —
Habillement 
 70 —
Frais divers, rôle 
 30 —
Total 
 
 850 francs

Si l’on considère que ce budget s’adresse à une famille de 5 à 6 personnes, on se demande par quels prodiges d’ingéniosité il peut tenir debout.

Pendant la dernière campagne de pêche, le poisson étant très abondant, les marins ne trouvaient l’écoulement que pour une partie de leur pêche, 8.000 à 13.000 sardines, suivant les ports ; les bateaux en rapportaient 18.000 à 20.000. Ils étaient ainsi dans la triste obligation de jeter à l’eau ou au fumier la partie invendue. Il est à souhaiter de voir utiliser ce poisson d’une façon plus avantageuse.

Les sardines pressées, très appréciées autrefois, ne se rencontrent plus que dans quelques rares maisons. Et pourtant il y aurait, pour ce produit, un écoulement facile. Pendant l’hiver, les cultivateurs de l’intérieur de la Bretagne en achètent aux épiciers à des prix variant entre 18 et 25 francs le mille. En admettant que le transport et les intermédiaires absorbent la moitié de ce chiffre, il reste encore 10 francs pour le producteur, alors que le prix moyen de la sardine n’a guère dépassé 7 à 8 francs chez les usiniers.

Il y a là une industrie à introduire dans le foyer même du marin. Les barils vides de rogue peuvent servir de récipients, la presse sera une grosse pierre. Il n’y a à acheter que le sel qui pourrait être livré en franchise des droits de douane.

Il y a encore autre chose à proposer.

Les sardines confites dans du vinaigre avec des épices sont un régal de gourmet. Dans tous les ports de pêche, des centaines de ménages en préparent pour leur consommation personnelle. Si le marin, aidé de sa famille, remplissait des bocaux et des cruchons de sardines marinées, il en trouverait facilement l’écoulement, dans des conditions bien supérieures comme rendement à celles qu’il obtient par ailleurs.

Ce sont des essais à tenter et je suis convaincu que ces petits moyens donneront à ceux qui en prendront l’initiative plusieurs centaines de francs par an pour chaque ménage. Dans leurs modestes ressources, cela représenterait une grande somme de bien-être.

Le marin-pêcheur exerce un des plus rudes métiers qui existent. Il court des dangers incessants et ne rapporte, la plupart du temps, qu’un produit insuffisant pour donner à sa famille le pain nécessaire.

Ses détracteurs sont nombreux, car on lui reproche, avec raison malheureusement, plusieurs défauts, mais on n’admire pas assez l’esprit d’indépendance et l’intrépidité de ces hommes, qui sont la gloire de notre flotte et qui synthétisent ce qu’il y a de meilleur dans le caractère breton.


Séparateur


Orléans. — Jmp. Auguste Gout & Cie