La Pêche de la baleine, souvenirs d'une croisière dans les eaux du Spitzberg

La Pêche de la baleine, souvenirs d'une croisière dans les eaux du Spitzberg
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 708-730).
LA
PÊCHE DE LA BALEINE

La mer, qui occupe les trois quarts de la superficie du globe, n’est pas seulement la grande route du commerce, elle renferme une prodigieuse variété de produits qu’il serait facile d’approprier à nos besoins les plus urgens, Pourtant nous n’en avons pris jusqu’à présent qu’une bien faible partie. Habitués à tout demander à la terre, il nous semble qu’elle seule doit nous entretenir ; nous la remuons en tout sens, nous allons même jusqu’à la surmener pour lui faire rendre plus qu’elle ne peut, et nous négligeons avec une insouciance navrante ces richesses inouïes que les mers nous offrent. Comment se fait-il, par exemple, que la France abandonne la pêche de la baleine ? Cette industrie, où elle a obtenu de si beaux succès, semble mortellement frappée dans son avenir.

L’histoire des pêches ne nous donne rien de bien précis sur l’origine de la pêche de la baleine ; cependant tout porte à croire que les premiers hommes qui eurent l’audace d’attaquer dans son empire un adversaire de cette taille furent les habitans des régions boréales. Leur terre ingrate ne leur fournissant absolument rien, ils durent demander à la mer les choses indispensables à la vie, et la baleine devint nécessairement le but de tous leurs efforts. Ils trouvaient en effet dans le même animal un combustible pour se chauffer et s’éclairer pendant leurs longues nuits d’hiver, une chair grasse, très hygiénique dans les pays froids ; avec les intestins, ils se faisaient des vêtemens d’été, les tendons servaient à coudre leurs pirogues, et ils utilisaient jusqu’aux ossemens pour soutenir leurs demeures souterraines. Au moyen âge, ce sont les Basques qui introduisent en France la pêche de la baleine et l’élèvent à la hauteur d’une industrie nationale. Ils sont immédiatement suivis dans cette voie par les Hollandais, les Danois, les Anglais et les Russes ; mais la réputation des matelots basques dans l’art de harponner la baleine était telle que les autres puissances mettaient une incroyable ardeur à nous les enlever. Les navires revenaient alors chargés de riches dépouilles, et ce n’était pas un faible stimulant pour les armateurs. Malheureusement cette prospérité ne dura point. La France, qui s’était lancée la première dans cette voie, fut la première à cesser ses armemens.

Pour encourager la pêche de la baleine, tombée depuis plusieurs années dans l’abandon, le gouvernement français rendit, le 8 février 1816, une ordonnance par laquelle il autorisait l’admission en France de navires de construction étrangère, et l’emploi pendant trois ans de marins étrangers dans la proportion de deux tiers par équipage, en allouant aux expéditions de cette nature une prime de 50 francs par tonneau de jauge. Profitant des avantages de cette ordonnance, l’Américain Winslow vint au Havre, avec un baleinier de 400 tonneaux, qui fut suivi de plusieurs autres, Winslow doit être regardé comme le restaurateur de l’industrie baleinière en France, et c’est à ce titre qu’il fut admis en 1821 à jouir des droits civils et politiques accordés aux citoyens français. A partir de l’arrivée de Winslow en effet, et grâce à de nouvelles ordonnances qui modifient d’une façon heureuse les règlemens sur la pêche de la baleine, on voit cette industrie prospérer et atteindre des proportions importantes. En 1836, le port du Havre comptait plus de 50 navires baleiniers ; aujourd’hui il n’y en a plus qu’un, le Winslow, dont l’armateur, cédant à un légitime amour-propre de famille, veut être le dernier à amener son pavillon. Quand on demande la raison de cette déchéance à peu près complète, les uns répondent qu’il n’y a plus de baleines, d’autres qu’il n’y a plus de baleiniers. En réalité, la cause qui a le plus contribué à la décadence de cette industrie, et qui d’ailleurs a été un obstacle au développement de toutes les autres pêches, c’est que la pratique et la science ont toujours procédé séparément, à l’insu l’une de l’autre, quand elles devraient s’unir et marcher ensemble.


I

Avant de chercher quel serait le meilleur moyen de pêcher la baleine, il convient d’abord de faire connaissance avec l’animal dont on veut s’emparer. En étudiant son organisation anatomique, on aura la mesure de ses forces, de ses facultés, de ses besoins essentiels et par suite de ses mœurs. Or, dès qu’on connaît les mœurs d’un animal, quel qu’il soit, on a sur lui un grand avantage. Difficilement il se soustrait à nos recherches, à nos attaques. — La baleine fait partie de la classe des cétacés mammifères, vivant dans l’eau et respirant dans l’air. Elle appartient à la famille des souffleurs, qui se divisent en deux catégories principales, les souffleurs à fanons, généralement appelés baleines, et les souffleurs à dents, présentant un nombre considérable d’espèces, parmi lesquelles se trouve le cachalot. La longueur d’une baleine arrivée à son maximum de développement varie de 15 à 40 et 50 mètres, suivant son espèce. On prétend en avoir vu de 115 mètres dans les mers du Japon. Son plus grand diamètre est ordinairement du douzième de sa longueur. Sa tête rappelle la proue d’un navire cuirassé, elle va en s’élargissant jusqu’au corps auquel elle adhère, soit sans transition visible, comme dans la baleine franche, soit en accusant une légère dépression à l’endroit du cou, comme dans le nord-carper et plusieurs autres variétés. Le corps, arrondi comme une rave, va s’amincissant jusqu’à la queue, qui constitue l’organe de la locomotion, s’ouvre en éventail et mesure dans son déploiement le plus grand diamètre de la baleine. C’est là qu’aboutissent les muscles abdominaux. Quand la baleine veut se mouvoir, elle contracte tous ces muscles, se plie en segment de cercle, puis s’allonge tout d’un coup en raidissant les lobes de sa queue ; cette puissante nageoire repousse l’eau, et la masse est lancée en avant., On voit tout de suite qu’on est en présence d’un animal d’une force musculaire prodigieuse, et surtout d’un nageur extrêmement agile. Non-seulement la nature a voulu lui donner les meilleures conditions de vitesse en le faisant large à l’avant et effilé à l’arrière, mais elle a tenu à ce que son corps lisse ne fût embarrassé d’aucun organe de nature à ralentir sa marche dans l’eau. Quant à ses deux nageoires pectorales, elles ne sont d’aucune importance dans la locomotion ; elles servent uniquement à l’équilibre. Sans elles, la baleine ne pourrait pas se maintenir dans sa position naturelle, le plus grand poids se trouvant, comme chez tous les animaux, dans la région dorsale. C’est grâce à cet heureux organisme qu’elle peut atteindre une vitesse de quatorze à seize nœuds.

Une baleine ne peut rester sous l’eau plus de 40 à 45 minutes ; au bout de ce temps, sauf certains cas exceptionnels, elle est obligée de venir respirer l’air atmosphérique sous peine d’être asphyxiée. L’appareil respiratoire a été souvent fort mal décrit. Les tubes qui conduisent l’air aux poumons doivent naturellement aboutir à la partie de l’animal qui se présente la première au-dessus de l’eau. Ils viennent s’ouvrir en effet à la partie culminante de la tête, et y déterminent deux évens. Ces évens, plus ou moins rapprochés suivant l’espèce, forment un cône graisseux, et, si on les examine intérieurement, on reconnaît qu’ils sont munis de renflemens très contractiles recouverts d’une membrane noire veloutée et assez volumineuse pour fermer au besoin la capacité de l’appareil. On a dit que les souffleurs lançaient de l’eau par les évens. C’est là une grande erreur. Il faudrait pour cela qu’ils en eussent dans les poumons, ce qui ne leur est pas plus possible qu’à nous-mêmes, et l’arrangement intérieur de leurs évens les préserve de l’introduction du liquide ambiant dans les voies respiratoires. ïl ne sort des évens que de l’air humide et gras rejeté par les poumons et quelques particules d’eau très ténues. Arrivé à la hauteur de 2 ou 3 mètres, le jet ou, comme disent les pêcheurs, le souffle reste quelques instans en suspension, et forme dans l’air deux panaches nacrés qui s’évanouissent peu à peu.

Cette vapeur est à peine chassée des évens que la baleine a inspiré de nouveau, la tête se replonge dans la mer, et tout le reste du corps apparaît successivement comme la jante d’une roue énorme qui tournerait dans l’eau avec une imposante lenteur. On n’en voit jamais que 12 ou 15 pieds à la fois, ce qui donne une idée exagérée de la longueur de l’animal ; enfin la queue se montre à son tour, elle s’agite dans l’air, et tout disparaît sous les vagues. Cependant la baleine n’est pas descendue à une bien grande profondeur, on peut voir encore son dos noirâtre sous la nappe d’azur, comme l’ombre d’un gros nuage qui passe ; une minute après, elle reparaît, et le même jeu recommence de la même manière jusqu’à sept ou huit fois. — Le premier souffle a été plus fort que les autres, le dernier sera aussi fort que le premier ; la baleine vide complètement ses poumons afin de faire une abondante provision d’air, c’est signe qu’elle va sonder. Son corps se montre sur une plus grande longueur, la queue se dresse verticalement, et à ce moment, si le baleinier n’a pas encore pu harponner, il doit tenir ses regards attentivement fixés sur ce puissant gouvernail, dont la direction lui indiquera la route que va suivre sa proie. Au bout de 30 ou 40 minutes, elle reviendra de nouveau à la surface. Ainsi la baleine respire sept ou huit fois en 10 ou 12 minutes, puis fait une sonde de 35 ou 40 minutes, et reparaît de la même manière pour souffler encore. C’est ainsi qu’elle passe sa vie, et il lui serait impossible d’agir autrement.

On a remarqué que les baleines font toujours route contre le vent quand la mer est agitée, lorsque la brise est forte et surtout pendant la poursuite. On a cru que c’était use tactique habile pour diminuer les chances des baleiniers en les obligeant à naviguer vent debout. Si la baleine avait assez d’intelligence pour imaginer une telle ruse de guerre, elle userait un peu mieux de sa force, et ne se résoudrait pas à fuir devant une faible pirogue. Ce qui la décide à aller dans le vent par les gros temps et lorsque la poursuite l’oblige à accélérer sa marche, c’est que dans cette orientation, elle peut respirer plus rapidement sans que l’eau entre dans les évens. Ainsi, toutes les fois que, par une belle brise, le capitaine apercevra, une baleine au vent à lui, il devra renoncer à lui donner la chasse, car à la deuxième sonde tout aurait disparu, et il aurait perdu un temps précieux sans autre profit que de fatiguer son équipage.

La manière dont la baleine se nourrit a aussi donné lieu à beaucoup de fables. La bouche est vraiment prodigieuse. Quand la tête est séparée du corps, on la prendrait pour la proue d’un navire : on a vu des têtes de baleines sous lesquelles ; douze hommes pouvaient se tenir debout sans être gênés. La mâchoire supérieure est garnie de lames cornées appelées fanons ; ces lames, qui ont la forme d’une feux, sont très rapprochées les unes des autres ; les plus longues, situées au milieu, atteignent quelquefois la longueur de 2m50, puis elles vont en diminuant jusqu’aux deux coins de la bouche, où on ne trouve que des fanons tout à fait rudimentaires. Les fanons sont lisses extérieurement, tandis que le bord interne présente une foule de petits fils dont l’ensemble simule une brosse concave, et qui vont s’effilant de haut en bas. La mâchoire inférieure, complètement désarmée, est munie en dehors de deux lippes bilobées qui s’abaissent avec elle quand l’animal ouvre sa bouche, et se relèvent quand il la ferme, emboîtant alors le bas des fanons, que les pêcheurs appellent la barbe.

La bouche étant fermée, l’appareil fait, l’effet, d’une énorme grille ventrue. Cette grille ou filet ne peut empêcher l’eau de pénétrer dans la gueule de la baleine : aussi la nature a pourvu cet animal d’un gosier très étroit et très contractile qui ferme l’entrée de l’estomac. Il en résulte que la baleine, étant dépourvue d’organes de mastication, ne peut avaler que des poissons de très petite taille. La humpback et la finback sont à peu près, les seules espèces qui engloutissent la sardine et le hareng ; mais on n’a jamais trouvé d’aussi gros morceaux dans l’estomac de la baleine franche. On n’y voit que des milliers de crustacés ou de petites araignées damer moins grosses que des lentilles. L’océan offre souvent dans la saison d’été et dans certains parages de grandes voies d’un rouge vif, épaisses de plusieurs mètres, et se développant à vingt-cinq lieues de long sur quatre ou cinq de large. Elles sont formées, par des myriades de crustacés presque invisibles. Quand la baleine arrive au milieu d’un de ces bancs, que les marins désignent sous le nom de boëte, son allure devient plus calme, moins tourmentée : elle prend ses aises et s’abandonne aux douceurs d’un voluptueux festin.

Voici comment elle y procède. Nous n’avons pas encore parlé de la langue de la baleine, qui joue le plus grand rôle dans le phénomène de la déglutition. Ce n’est pas pourtant un organe de mince importance, puisqu’elle fournit jusqu’à vingt barils d’huile. Elle adhère à la mâchoire inférieure, sauf une petite pointe qui est libre, et elle offre un tissu graisseux, tacheté d’innombrables vésicules, et pouvant à un moment donné se gonfler au point d’occuper toute la cavité de la bouche. Quand la baleine veut prendre sa nourriture, elle abaisse la mâchoire inférieure, sa grande gueule engloutit une énorme masse d’eau avec les crustacés qu’elle contient ; puis, après avoir relevé ses lippes pour fermer l’appareil de préhension, elle gonfle sa langue, qui, occupant dans cet état toute la cavité, chasse l’eau, — non par les évens, comme on l’a cru longtemps, mais par les interstices des fanons. — À ce moment, les filamens intérieurs, faisant l’office de filet à mailles très étroites, retiennent les crustacés : la baleine ramasse d’un tour de langue tout ce qui se trouve pris, elle en fait une boulette, et l’envoie dans le gosier, qui à son tour l’achemine vers le premier estomac. Comme tous les cétacés, elle happe donc sans goûter.

Elle ne peut voir commodément que dans l’eau, en raison de la trop grande concentration des rayons qui s’effectue sur le cristallin, et jamais en avant, à cause de la position de l’œil sur le côté de la tête de l’animal. Elle a l’odorat assez sensible, et la preuve, c’est qu’elle ne néglige jamais de changer de direction lorsque par hasard elle vient souffler dans les eaux d’un navire d’où s’exhalent des émanations suspectes. Quant au conduit auditif, il existe, quoiqu’on l’ait généralement nié ; mais il est très petit, et les sons ne l’impressionnent qu’à la condition qu’ils se produisent dans l’eau : les cris des pêcheurs, des coups de fusil, trouvent la baleine impassible ; un simple coup d’aviron lui donnera l’éveil et lui fera prendre une allure différente.

On appelle saisons les époques auxquelles on rencontre les baleines sur les lieux de pêche. Il y en a deux, la saison du large et la saison des baies. Au commencement de la première, qui ouvre vers le milieu d’avril, on rencontre des baleines faisant route isolément. Elles ont l’air affamé comme à la suite d’un long jeûne, et paraissent uniquement préoccupées de garnir leur estomac vide. Quelquefois elles marchent rapidement, et alors on doit supposer qu’elles sont à la recherche d’un banc de boëte ; mais dès qu’elles en ont rencontré un, elles pêchent tout à leur aise, et le baleinier qui les surprend a beaucoup de chances pour lui. La baleine dérangée dans son festin n’abandonne la boëte qu’à regret, et pour y revenir bientôt. Hors ce cas, une baleine manquée s’éloigne sans que l’on puisse la suivre, et revient rarement dans les parages où elle a été chassée. Quand elle est rassasiée, d’autres besoins non moins impérieux s’emparent de la baleine. La vie solitaire lui pèse, il lui faut les douceurs de la vie de famille. On la voit alors battre l’eau avec sa queue, elle élève son corps à peu près de moitié perpendiculairement au-dessus des vagues, puis elle se renverse sur le dos ou sur le côté, se battant les lianes avec les nageoires pectorales. Toute cette bruyante comédie ne doit être regardée que comme un appel auquel d’autres baleines mâles et femelles ne tardent pas à répondre, et au bout de quelques jours on les rencontre par bandes nombreuses nommées gammes. On a dit que les gammes étaient ordinairement de six ou huit baleines, jamais plus. J’ai vu dans une croisière entre le Spitzberg et le Groenland des gammes beaucoup plus nombreuses, et des capitaines baleiniers qui ont fait la pêche dans les plus beaux jours de cette industrie ont pu compter jusqu’à deux cents baleines dans la même gamme.

Pendant ces grandes assemblées, chacun fait valoir sa grâce et son agilité, car ces énormes animaux ont tout cela. Il n’y a qu’une chose qui leur manque, surtout aux mâles, c’est le courage. Dès qu’un pêcheur vient troubler la fête, on voit les baleines fuir dans toutes les directions, sans essayer de venger celle que le harpon a frappée. C’est un sauve-qui-peut général. Cependant, lorsque la gamme se compose de quarante ou cinquante têtes, ceux qui s’y risqueraient avec une simple pirogue commettraient une grande imprudence. Dans le remue-ménage produit par quarante cétacés empressés de fuir, une pirogue baleinière serait infailliblement engloutie avec tout son équipage. Le capitaine fera bien de croiser à portée de la gamme et de ne lancer les pirogues qu’au moment où des couples se séparent du groupe. Peu à peu en effet, la connaissance devient plus intime, chaque mâle a arrêté son choix, fait agréer ses hommages, et au bout de quelques jours les nouveaux fiancés quittent la bande pour aller goûter dans le silence de l’immensité les douceurs de la lune de miel. La parturition a lieu tous les ans vers le milieu de l’automne. On a voulu induire de là que la baleine ne portait que cinq ou six mois ; c’est inadmissible. Il faut admettre au contraire que le temps de la gestation est de dix-huit moisi Donc, vers le commencement de l’automne, on voit arriver le mâle, qui vient visiter les baies ; il cherche un endroit bien chaud, bien abrité, bien sûr, un bon fond de sable ; quand cette minutieuse inspection est terminée, arrive la femelle. Elle vient dans ce milieu tranquille déposer le fruit de ses amours.

Dès que le baleineau est né, il frétille, il court tout autour de sa mère, qui le caresse avec sa nageoire pectorale et le presse tendrement. Tout en nageant autour d’elle, il rencontre les mamelles, placées à la partie postérieure du corps ; la mère se met alors sur le côté pour faire émerger ses mamelons ; après quelques tentatives, le petit s’y attache : il a trouvé la source qui doit lui donner sa première nourriture. Lorsqu’on harponne une baleine nourrice, et la plupart de celles qu’on prend au commencement de la saison des baies se trouvent dans cet état, leurs mamelles donnent en moyenne trois barils d’un lait épais, jaunâtre, ayant un goût d’olive mal conservée dont certains palais sont très friands. Le baleineau se développe très vite : au bout d’un mois et demi ou sept semaines, ses fanons se sont constitués, ses lèvres ne peuvent plus presser le mamelon maternel. C’est alors que la baleine, après avoir commencé son éducation dans la baie, le conduit au large.

L’amour maternel est très vif chez elle. Quand un baleinier rencontre une femelle avec son baleineau, c’est toujours le jeune qu’il attaque. Il est sûr que, s’il a le petit, il tient la mère par un lien plus solide qu’aucune ligne. Dans certains pays, il est même stipulé que, lorsqu’un équipage a pris un baleineau, s’il survient un autre pêcheur qui harponne la mère, cette capture appartient à celui qui a pris le baleineau. Il faut voir, en cas de poursuite, tous les soins que prend la baleine pour hâter la marche de son petit ! Elle a beau faire, les sondes du jeune sont moins longues ; il est obligé de venir souffler plus fréquemment, et la pirogue le gagne de vitesse. La mère se place alors derrière lui pour lui faire un rempart de son corps, le pousse en avant ; enfin elle le prend sous son aileron et déploie toute la vitesse dont elle est douée pour le soustraire au danger qui le menace. Il arrive quelquefois qu’elle parvient ainsi à le sauver ; mais souvent aussi c’est à ce moment que le terrible harpon vient atteindre son petit. Alors commence un spectacle navrant. Elle essaie d’abord de le dégager ; mais le harpon tient bon, et la ligne est solide. Tous ses efforts ne font qu’augmenter le mal ; elle se livre au plus violent désespoir, et sa douleur est d’autant plus déchirante qu’elle est muette. Le baleinier l’a maintenant à sa discrétion. il n’a pas besoin du harpon, la lance suffit ; c’est à bout portant qu’il l’achève, et elle s’offre d’elle-même à ses coups. Quand la baleine a pu sauver son petit, elle le garde à côté d’elle pour le protéger, et perfectionne son éducation jusqu’au moment de la saison du large. Alors elle le présente dans les gammes, elle lui fait faire ses débuts dans le monde. A partir de ce jour seulement, son attachement diminue peu à peu, et bientôt commencent pour l’un comme pour l’autre de nouvelles affections.

Tout ce qui précède peut s’appliquer également au cachalot, avec cette seule différence qu’au lieu d’avoir des fanons celui-ci a la mâchoire inférieure armée de dents énormes, ce qui le rend bien moins timide. Le ravage qu’il produit est considérable. Dans sa marche, il saisit les poulpes, les sèches qu’il rencontre ; sa route est semée des débris de ses nombreuses victimes. Attaqué par l’homme, il revient sur les embarcations, et fait courir de graves dangers aux équipages. Il n’a qu’un seul évent, et on le reconnaît de loin à son souffle unique et visiblement incliné ; de plus, au lieu de flâner comme le fait la baleine quand elle n’est pas poursuivie, il fait toujours route, et on le rencontre rarement seul. Il n’y a que ceux des plus grosses espèces qui voyagent isolément ; ceux-là, les pêcheurs les désignent sous le nom de solitaires.

Abordons maintenant une question très complexe, sur laquelle on n’est pas encore parvenu à s’entendre. Tous les pêcheurs que nous avons consultés sur la nourriture de la baleine nous ont affirmé que son estomac ne renfermait jamais autre chose que ces petits crustacés rouges, quelquefois verts, qui constituent la boëte ; or ces boëtes se rencontrent très rarement dans les baies, et on ne les voit en tout cas que vers l’été. De quoi vit donc la baleine dans la saison où lui manque cette nourriture ? — Nous croyons qu’elle jeûne, et ce qui justifie cette opinion, c’est qu’il y a peu d’animaux qui aient des organes digestifs aussi compliqués et par conséquent plus aptes à faire supporter un jeûne prolongé. Au mois d’avril, au moment où elles se lèvent, les baleines courent au large, et cherchent leur pâture avec une grande activité ; nous les suivons dans leur vie de famille jusqu’au mois de décembre, puis les baleiniers les voient toutes prendre la direction du sud-ouest, et à partir de ce moment elles disparaissent entièrement jusqu’au mois d’avril de l’année suivante. Où vont-elles, que deviennent-elles, que font-elles pendant ces trois mois ? Quelques vieux capitaines baleiniers pensent qu’elles cherchent un gîte sûr et dorment jusqu’au printemps. A l’appui de cette supposition, ils allèguent d’assez bonnes maisons : au commencement de la saison, la baleine est visiblement avide de nourriture, et de plus son corps est à ce moment couvert de parasites, tels que le pou de baleine, la bernique, coquillages qui ne se trouvent qu’au fond des mers et contre les rochers. Certainement ces petits animaux n’auraient pu s’attacher à elle, si elle avait toujours nagé au milieu des eaux. Voici d’ailleurs un fait qui mérite d’être rapporté. Le capitaine français Lopez avait mouillé son navire devant le Triston, au large du cap de Bonne-Espérance ; un souffle apparaît près de la côte, il se dirige avec sa pirogue sur le point où il suppose que la baleine va se montrer ; là, il attend inutilement près d’une heure, et se décide à revenir à bord, supposant que sa baleine a fait une longue sonde et s’est sauvée en pleine mer. Une heure après, il se trouvait chez le consul d’Angleterre ; des enfans viennent le prévenir que du haut d’un morne on aperçoit la baleine au fond des eaux. A plus de soixante brasses de profondeur, une énorme baleine était en effet couchée au milieu des varechs. Aussitôt le capitaine Lopez signale à son lieutenant d’amener sur elle, espérant qu’elle finira par souffler ; mais elle reste impassible, et après deux heures d’attente il fallut se résoudre à l’abandonner. Que penser de tout cela ? Faut-il classer la baleine parmi les amphibies ? Cela n’est pas possible, puisque nous sommes en face d’un mammifère, et qu’au lieu d’avoir des branchies notre cétacé est réellement pourvu de poumons. On est amené à conclure qu’au moment où elle se dérobe, la baleine tombe dans un sommeil léthargique pendant lequel toutes les fonctions vitales restent suspendues, ce qui lui permet de rester plusieurs mois inerte au fond des eaux, sans nourriture, sans respiration, ayant toutes les apparences de la mort.


II

De tout temps, les avis ont été partagés sur les dimensions qu’il convient de donner au navire baleinier. Un navire de trop petit échantillon serait insuffisant, il ne faut pas non plus adopter un tonnage exagéré, et le trois-mâts de 400 à 500 tonneaux paraît présenter les meilleures conditions et répondre à toutes les exigences. L’aspect d’un baleinier ne saurait avoir rien de bien gracieux. Appelé à tenir la mer et à faire face à tous les temps pendant des campagnes qui se prolongent souvent au-delà de trois années, il doit réunir des conditions de solidité exceptionnelles sans que toutefois ses qualités de marche se trouvent compromises. Il est obligé en effet de suivre la baleine dans toutes ses migrations, de visiter successivement tous les lieux de pêche, c’est-à-dire les mers où on la rencontre le plus fréquemment. De là des déplacemens continuels qui obligent le baleinier à courir d’un pôle à l’autre. Au moyen âge, on vendait de la viande de baleine sur les marchés de Bayonne ; la baleine se tenait donc dans le golfe de Gascogne, c’est-à-dire à nos portes. Chassée à outrance par les Basques, elle ne tarda point à porter ses pénates dans des lieux plus sûrs. En 1815, on la rencontre aux Antilles, puis sur les côtes du Brésil, aux pêcheries Sainte-Catherine. De ces parages, on la poursuivit de proche en proche entre le cap Horn et le cap de Bonne-Espérance, entre le cap de Bonne-Espérance et la terre de Van-Diemen, entre Van-Diemen et la Nouvelle-Zélande, enfin entre la Nouvelle-Zélande et le cap Horn, de sorte que la pêche de la baleine entraînait tout simplement le tour du monde. La baleine devenant de plus en plus rare dans ces mers, on la chercha d’abord dans l’hémisphère sud, entre l’Amérique, la Nouvelle-Zélande, les Nouvelles-Hébrides et la terre de Papoue, puis dans l’hémisphère nord, au Pacifique, aux îles Sandwich. Tel est le prodigieux itinéraire qui se déroule devant un navire baleinier. Comme il est forcé de subir alternativement les latitudes les plus extrêmes, il est indispensable qu’il ait des bordages d’une assez grande épaisseur ; mais il faut aussi que les conditions de vitesse soient prises en considération, puisque le succès de la pêche en dépend.

L’installation intérieure doit être aussi toute spéciale. Dans la cale sont coincés les barils destinés à recevoir les produits liquides de la pêche, l’huile et le spermacéti, appelé blanc de baleine, quoiqu’il ne se rencontre que dans la tête du cachalot. L’entre-pont se divise en trois parties : à l’avant, les chambres de l’équipage ; à l’arrière, le carré des officiers ; le grand espace intermédiaire prend le nom de parc au gras. C’est là que le lard des baleines est provisoirement serré en attendant que l’état de la mer et les loisirs de la pêche permettent de le fondre. Cette fonte se fait dans la cabousse. C’est un fourneau spécial situé à l’arrière du mât de misaine. Il se compose de deux ou trois pots pouvant contenir de huit à neuf barils chacun ; ils sont placés au-dessus d’une large grille destinée à supporter le combustible ; la cheminée de tirage s’élève par derrière. La sole sur laquelle repose la grille et qui reçoit les cendres et les escarbilles est formée de briques réfractaires ; on a bien soin de laisser entre la sole et le pont un espace où circule constamment un courant d’eau : sans cette précaution, le pont pourrait se charbonner, ce qui entraînerait l’effondrement de toute la cabousse et peut-être la perte du bâtiment. Ainsi le navire baleinier n’est que le magasin, l’usine, l’auberge des hommes de l’expédition ; l’agent le plus actif de cet armement, c’est la pirogue. C’est elle qui donne réellement la chasse à l’animal. Dès qu’un souffle est signalé, le capitaine met en panne, les baleinières sont lancées, et c’est à qui luttera de vitesse pour arriver le premier sur la baleine. Une pirogue baleinière est montée par sept hommes ; chacun a son rôle. Le capitaine de pêche est à l’arrière et manœuvre l’aviron de queue, qui doit donner la direction, puis viennent cinq rameurs, et à l’avant se trouve le premier harponneur ; celui-ci est assisté par le second harponneur, qui tient un aviron. Ainsi il n’y a pas de place perdue, et chaque fois que je voulais m’embarquer sur une baleinière pour donner la chasse en amateur, il me fallait prendre un aviron. L’anxiété commence au moment où on arrive sur le point où l’on suppose que la baleine doit souffler de nouveau ; on se tient là, indécis ; enfin le cétacé reparaît, souffle, plonge avec une imposante majesté, mais rarement cette première manœuvre amène la prise de l’animal : le capitaine de pêche attend la dernière sonde pour observer la direction qu’il va prendre, chacun réserve son ardeur pour le souffle suivant. Après cette dernière sonde, une émulation extraordinaire anime tous les équipages ; les hommes d’aviron souquent sur leurs rames ; il faut qu’ils luttent de vitesse avec la baleine, qu’ils arrivent presque en même temps qu’elle sur le point où, après trente-cinq ou quarante minutes, elle va souffler de nouveau, et viennent s’échouer presque sur l’animal. On peut juger de toute l’adresse que doivent déployer les rameurs, du sang-froid que doit garder le capitaine, et avant tout de la confiance qu’il doit inspirer à ses hommes, dont le sort dépend de son énergie, de son habileté.

Dès qu’il se croit arrivé, le capitaine fait rentrer les rames. À ce moment, un silence solennel, saisissant, plane sur cette scène, tous les commandemens se font à voix basse. Comme il est important de ne pas effrayer la baleine par le bruit des avirons, chaque baleinière est munie de cinq pagaies, qui permettent de manœuvrer à la sourdine et de s’avancer avec plus de précaution. De tous côtés, les regards interrogent la profondeur des eaux, si le temps est serein, ou en examinent la surface, s’il est couvert ; enfin une tache graisseuse se montre ; un jet nacré accompagné d’un bruit de tuyau d’orgue s’élève à 3 mètres. La baleine a soufflé ! Si la pirogue est trop près, elle peut être mise en morceaux par un coup de queue, ou tout au moins engloutie par le simple déplacement que produit cet énorme animal. Quant au capitaine de pêche, il doit manœuvrer de manière à offrir des chances au harponneur, c’est-à-dire le placer à deux ou trois brasses au plus du cétacé. Tout d’un coup il commande pique ! Aussitôt le harpon vibre, pénètre dans les chairs. La mission du harponneur est, non de tuer la baleine, mais bien d’assujettir une amarre sur elle afin de la suivre dans toutes ses évolutions et de ne plus la perdre. Dès qu’elle est harponnée, la baleine sonde avec une vitesse de quinze à dix-sept nœuds, entraînant à sa suite la frêle embarcation et les hommes qui doivent lui donner la mort. C’est un instant terrible pendant lequel il est difficile, même après une longue pratique, de rester calme. Pourtant c’est surtout alors que la présence d’esprit est indispensable. La ligne doit être filée à propos, si la rapidité de la baleine menace d’engloutir l’embarcation, et cette rapidité est souvent telle que, lorsque la ligne prend la jambe d’un matelot, elle la brise comme un brin d’herbe. Dans le cas où la sonde de la baleine se prolongerait au-delà de la portée de la ligne, l’extrémité de celle-ci est fixée sur une bouée ou plutôt sur un seau, ce qui est bien préférable ; le seau oppose une grande résistance et ralentit considérablement la marche de l’animal. Enfin celui-ci est obligé de venir souiller ; il s’agit de l’approcher encore avec précaution ; le moindre coup de queue ou d’aileron peut tout briser.

Il faut une obéissance absolue et une grande rapidité d’exécution chez l’équipage, et de plus la pirogue doit être docile à la manœuvre. Il est donc indispensable que le constructeur lui donne la plus grande légèreté possible ; une bonne pirogue doit pouvoir courir sur la lame avec une extrême rapidité sans embarquer d’eau ; il faut que ses minces bordages, fixés à une forte membrure, lui laissent toute sa souplesse d’évolution. Il n’y a en effet aucune sérieuse raison de donner à une baleinière une solidité excessive. Serait-ce pour la mettre à même de résister à un coup de queue de baleine ou à l’étreinte formidable de la mâchoire du cachalot ? Dans ces deux cas, le but ne serait pas atteint, ses épais bordages fussent-ils en acier. La baleinière doit avoir juste la force nécessaire pour tenir la mer avec son armement, et il est acquis d’ailleurs que la légèreté est une excellente qualité nautique de mauvais temps. La pirogue est quelquefois entraînée dans sa chasse ou emportée par les courans à de très grandes distances ; souvent aussi les brumes viennent lui dérober le navire, qui est resté en panne pour attendre le résultat de l’attaque ; dans ces prévisions, elle est pourvue d’un compas de relèvement et de plusieurs rations de vivres ; elle a aussi un mât et une voile. Les baleiniers ne manquent jamais d’utiliser ces moyens, quand après une course infructueuse ils ont à chercher leur vaisseau dans les brumes, ou lorsqu’après une chasse heureuse ils remorquent triomphalement leur riche capture.

Dès que le harpon s’est échappé des mains du harponneur, celui-ci est venu prendre la place de l’officier de pêche à l’aviron de queue, et l’officier de pêche a pris la sienne sur l’avant. Il tient la lance à la main, et attend que la baleine émerge de l’océan tout près de lui. Alors commence pour celle-ci le dernier combat. Criblée de coups de lances, de harpons, elle se débat encore ; mais dès qu’un coup a porté juste, elle souffle le sang, elle frissonne, elle est morte. Il y a souvent des épisodes terribles dans cette lutte entre une poignée d’hommes et un animal si prodigieusement fort. Un coup de queue suffit pour engloutir la pirogue, écraser la tête d’un matelot. Avec le cachalot, le péril est plus grand encore. Au mois de septembre 1865, je faisais sur un baleinier danois une croisière d’expérimentation dans le cercle polaire, entre l’île Jean-Mayen et la côte orientale du Groenland. La vigie signala un souffle de cachalot ; aussitôt on lança quatre pirogues. Je remplaçais dans la pirogue n° 4 un matelot qu’un panaris mettait hors de service. Au volume de la gerbe, il était aisé de reconnaître que nous avions affaire à un solitaire de la plus imposante espèce. Il n’en fallut pas plus pour stimuler l’ardeur de tous les équipages. Les pirogues, parvenues au but de leur course, formaient un cercle, et, tout en nous orientant avec précaution pour cerner l’énorme bête, nous interrogions du regard la surface des eaux. La mer était tourmentée, chaque lame qui se soulevait faisait naître une émotion nouvelle. Tout à coup un grand remous se fit à cinq brasses de notre pirogue, c’était le cachalot qui venait souffler, — la chance était pour nous ! — Le souffle fut tellement puissant que, poussé par la brise, il s’abattit sur notre baleinière et l’enveloppa comme d’un nuage. Trompé sans doute par cette circonstance, notre harponneur, se croyant à portée, envoya son arme ; mais, quoique bien dirigé, le harpon n’avait pas pénétré suffisamment. Chacun de nous s’était cramponné à son banc pour résister à la secousse. Le cachalot fit un soubresaut épouvantable en plongeant, et nous restâmes en place ; la hampe du harpon flottait devant nous. Le solitaire ne nous quittait pas ainsi ; au moment où nous appareillions pour guetter le second souffle, une clameur sortit de la pirogue n° 2, la plus rapprochée de la nôtre, et nous vîmes comme un énorme tronc d’arbre, large à la base et se terminant en pointe, s’abattre sur elle : le cachalot s’était retourné sur son dos et broyait cette pirogue sous sa formidable mâchoire. En même temps qu’ils avaient poussé un cri pour éveiller notre attention, tous les hommes de cette embarcation s’étaient jetés à la mer, et nageaient vers les autres pirogues, dont les plus proches ne s’occupaient plus que d’opérer leur sauvetage. Tout cela s’était passé avec la rapidité d’un éclair ; le harponneur de la baleinière engloutie fut le héros d’un épisode passablement émouvant. Le cachalot avait pris la pirogue par le milieu, et, au moment où il avait fermé sa gueule, les deux extrémités de l’embarcation s’étaient brusquement rapprochées. Cela évita à l’officier de pêche, assis à l’aviron de queue, la peine de se jeter à l’eau comme ses hommes, car il décrivit une courbe dans l’air, et vint plonger à deux brasses de notre arrière ; quant au harponneur placé à l’avant, il fut lancé du même coup, mais avec moins de force, et alla tomber à cheval juste sur la mâchoire du solitaire, qui émergeait encore. Inutile d’ajouter qu’il s’empressa d’abandonner ce radeau inhospitalier pour nager vers nous.

Dans cette malheureuse attaque, nous n’avions perdu absolument que la baleinière, dont nous voyions les épaves se balancer sur la lame ; quant aux hommes, cette scène n’avait nullement altéré leur sang-froid. Ils sont habitués à ces sortes de mésaventures, et puis ils savent que le cachalot ne poursuit jamais ses ennemis ; il broie ce qui se trouve sur son passage et continue imperturbablement sa route sans s’occuper du reste. C’est ce qu’avait fait notre solitaire ; après son bel exploit, il avait sondé. Le pauvre harponneur, que nous avions recueilli, était très abattu ; croyant que c’était l’effet d’une émotion bien explicable, je lui demandai s’il avait eu peur. Pour toute réponse, il s’arracha une poignée de cheveux roux en s’écriant : Quel dommage ! une si belle prise ! Ses regrets ne devaient pas avoir une longue durée. Pendant que les pirogues nos 4 et 1 s’occupaient du sauvetage du n° 2, le patron de la pirogue n° 3, jugeant d’un rapide coup d’œil que son assistance devenait superflue, avait pris résolument le parti de continuer la poursuite. Le cachalot n’avait donné que trois souffles ; il souffla encore deux autres fois, permettant ainsi à ses ennemis de prendre une position favorable, et, au moment où il allait sonder après son sixième souffle, il fut solidement amarré. En voyant cette pirogue entraînée par le cachalot avec une éblouissante rapidité, une nouvelle ardeur s’empara de nos marins ; chacun ressaisit l’aviron, et, quoique nous fussions gênés par l’encombrement, nous arrivions une demi-heure après sur le champ de bataille, au moment où les vainqueurs s’occupaient de remorquer leur énorme proie.

S’il y a une chose plus saisissante que le courage calme, réfléchi, déployé par les baleiniers pendant l’attaque, c’est la gaîté délirante à laquelle ils s’abandonnent aussitôt après la prise. Quand on voit ces pirogues attelées à la file remorquer la baleine, quand on entend ces chants des matelots succédant à un lugubre silence, on se demande si ce sont bien ces mêmes hommes qui depuis plusieurs heures viennent de soutenir une lutte aussi périlleuse contre des dangers de toute sorte. Pourtant, si tout péril est passé, le succès de la pêche n’est pas assuré entièrement. Il arrive quelquefois que la baleine sombre ; alors il faut s’empresser de couper l’amarre pour sauver la pirogue, et voilà le fruit de tant de fatigues, de tant de dangers, entièrement perdu. La baleine sombre ordinairement quand elle n’a pas soufflé le sang, c’est-à-dire quand elle a été frappée au cœur ; elle est morte étouffée, disent les matelots : aussi le capitaine de pêche doit-il avoir soin de diriger sa lance au-dessous de l’aileron pour atteindre le poumon. D’un autre côté, la remorque d’un aussi gros animal n’est pas chose bien aisée. Ce nageur, si rapide quelques minutes auparavant et dont l’agilité merveilleuse défiait les meilleurs avirons, oppose maintenant une incroyable résistance ; mais le navire baleinier, qui a manœuvré de manière à suivre les péripéties de la pêche, vient au-devant de la capture : il accoste avec précaution, et la baleine est amarrée à tribord, la queue vers l’avant, la tête à l’arrière. Cette opération se fait à l’aide de solides grelins et même de fortes chaînes, puis l’on procède en toute hâte au virage, c’est-à-dire au dépècement, car le baleinier ne peut réellement entonner son chant de victoire que du moment où les débris de la baleine se trouvent amoncelés dans le parc au gras. Cela fait, il n’a plus qu’à compter avec les tempêtes ; mais ce sont là des détails du métier qu’un marin ne doit jamais porter en ligne de compte.

Le virage dure de quatre à six heures, et se fait généralement de la manière suivante. La tête, séparée du tronc à coups de hache et de louchet, est hissée sur le pont avec sa barbe. Cette opération est très difficile, surtout quand la mer est grosse ; aussi lit-on souvent dans les journaux de bord cette pénible mention : « perdu la tête ! » Une fois que la tête est embarquée, on enlève l’enveloppe de graisse. Pour cela, un homme armé d’un louchet fait dans le lard deux entailles parallèles qui se prolongent en tournant en hélice tout le long du corps du cétacé ; l’extrémité de la bande est accrochée à un palan fixé au grand mât. Les entailles faites, on hisse l’un des bouts de cette bande de graisse ; la baleine tourne sur son axe, des pêcheurs armés d’instrumens tranchans détachent à mesure tout ce qui fait résistance, de sorte que le lard de la baleine s’enlève de la tête à la queue absolument comme la robe d’un cigare. Quoique l’opération du virage soit fort simple par elle-même, elle n’en emprunte pas moins un caractère très pittoresque aux circonstances où elle s’accomplit. Le navire fait petite route, la mer vient le plus souvent se briser avec fracas contre ses flancs, soulève cette masse de chair énorme, qui en retombant menace d’engloutir le bateau ou tout au moins de rompre les attaches, tandis que les baleiniers ont à lutter contre des partageurs de plus d’une espèce, les requins et les albatros ; les coups de louchet distribués à profusion ne peuvent les tenir à distance, et dans leur impatiente voracité ils viennent à la barbe des matelots prélever une large dîme sur le produit de la pêche. Enfin le lard est serré dans l’entre-pont, on largue les amarres, le navire s’éloigne rapidement de la baleine dépecée. À ce moment commence une véritable curée ; les albatros et une foule d’autres oiseaux de proie se précipitent sans contrainte sur cette abondante dépouille, et le marin qui part peut la suivre longtemps encore, grâce au nuage noir qu’ils forment au-dessus d’elle.

Il arrive quelquefois, quand la pêche donne, que le parc au gras renferme les chairs de trois ou quatre baleines. On a toujours le temps de fondre, et on se livre à cette occupation tout en faisant route, à moins toutefois que la mer ne soit difficile à tenir. Les plaques de lard, débarrassées autant que possible des parties charnues et débitées au moyen d’une coupeuse en menues fractions, sont jetées dans les pots, l’huile est enlevée au fur et à mesure de la fonte au moyen d’épuisettes, et passe directement dans les barils après avoir été tamisée dans de grandes manches ; quant aux gratins, constituant le résidu, ils sont utilisés comme combustible.

On ne saurait décrire la gaîté folle d’un équipage baleinier pendant l’a fonte, rien ne saurait donner une idée de ce sabbat infernal célébré en pleine mer, Te Deum classique des marins après le danger, au milieu de cette ivresse que procurent d’abondantes libations et les exhalaisons d’une masse de chairs pantelantes. Dans le carré des officiers, ce sont des discussions philosophiques inénarrables, où le docteur tient ordinairement le haut bout ; mais la scène la plus pittoresque se passe autour de la cabousse. D’abord le matelot se soigne. La chair de baleine est très indigeste ; pour la faire passer, les marins, après l’avoir hachée menu, la mêlent à du biscuit de mer pilé ; ils en font une boulette qu’ils jettent dans un pot et qu’ils retirent quand ils jugent que la cuisson est arrivée à un degré convenable. Ils se montrent très friands de ce mets, qui n’a jamais figuré dans aucun traité d’art culinaire : j’en ai essayé, il serait plus salutaire, je crois, d’avaler des biscaïens ; mais l’estomac d’un baleinier est au-dessus des petites délicatesses. Une chose que j’apprécie autrement, et dont j’étais devenu très friand en peu de jours, c’est un biscuit de mer trempé dans l’huile bouillante. Outre que cette nourriture est fort substantielle, elle est très hygiénique dans les pays froids. Vu de loin, un baleinier qui fond du lard doit faire l’effet d’un volcan en pleine mer ; quand l’a nuit on est sur le navire, qu’on voit ces hommes maculés de sang et de graisse autour de la cabousse, dont, les flammes rougeâtres semblent embraser les brumes épaisses, qu’on entend le bruit des chansons du gaillard d’avant, accompagné du grésillement de la neige qui crépite en tombant dans les pots, on se demande si l’on n’a pas fait voile pour le monde inconnu.


III

Il nous reste à examiner les causes qui ont amené la ruine de l’industrie baleinière et les moyens qui seraient propres à lui rendre son ancienne vitalité. Nous avons déjà dit que pour les uns le manque de baleiniers, pour les autres la disparition des baleines, étaient les motifs de la décadence de la pêche. Il y a du vrai dans ces deux affirmations ; il ne faut cependant pas les regarder comme le dernier mot de la question. Les armateurs touchent de l’état des primes assez fortes ; mais cet avantage n’en est pas un, puisqu’ils ne l’obtiennent qu’au détriment de leur liberté. Or la liberté, que Locke appelle « une puissance, » est indispensable à la vie industrielle et commerciale. En l’aliénant, ils font un sacrifice funeste. Pour toucher les primes, ils sont obligés de recruter leurs équipages en France, sauf une fraction. Cette sujétion a été fatale à l’industrie baleinière. Les Français sont braves, et se jettent dans le danger avec élan. S’ils raisonnaient comme les Allemands, s’ils avaient l’esprit spéculatif des Anglais, ils n’auraient jamais réalisé de ces audaces glorieuses qui ont souvent fait l’étonnement de tous les peuples ; mais, pour harponner une baleine, ce n’est pas précisément de la bravoure qu’il faut, c’est du calme, du sang-froid, et nous en sommes assez dépourvus. Voilà pourquoi nos matelots ne font en général que des harponneurs médiocres ; les Anglais, les Américains, en fournissent au contraire d’excellens. Tout en maintenant les primes, on aurait dû laisser aux armateurs la liberté d’emprunter leurs harponneurs à l’étranger. Quel a été en effet le but que s’est proposé le législateur en instituant les primes et les obligations qu’elles imposent ? Il a voulu évidemment favoriser l’inscription maritime et former dans la pêche de la baleine des matelots aguerris pour la marine de l’état. Ce but n’a pas été atteint, puisque cette loi, excessive dans ses obligations, semble avoir porté un coup mortel à l’industrie baleinière.

Quant à la disparition des baleines, voici ce qu’il y a de réel. La baleine franche est devenue en effet très rare. D’abord elle est la plus facile à pêcher, et c’est après elle que se sont de tout temps acharnés les baleiniers de tous les pays ; mais la cause principale de cet appauvrissement, c’est la pêche dans les baies et la pêche au baleineau, puisqu’on s’attaquait ainsi principalement aux femelles et qu’on détruisait deux baleines pour en avoir une. Il eût été certainement d’une grande prudence, il y a plusieurs années, de défendre par une loi reconnue de toutes les nations cette pêche barbare, qui devait amener fatalement la ruine des baleines franches ; mais eût-il été possible d’assurer l’exécution d’une pareille loi ? Pour y réussir, il aurait fallu obliger chaque capitaine d’avoir à bord un surveillant fourni par l’état, ce qui eût été une nouvelle charge imposée à l’armement. Dans tous les cas, il n’est plus temps de prendre une telle mesure, le mal est fait, il n’y a plus assez de baleines franches pour assurer des garanties de succès aux armateurs ; du reste, la baleine franche n’est pas la seule qui puisse faire l’objet d’une pêche fructueuse ; en attendant que cette espèce se reproduise, les baleiniers peuvent s’adresser à une foule d’autres qui encombrent les mers : ce sont la humpback, la sulfur-botton, la jubarte, la finback) dont j’ai rencontré des gammes très populeuses, notamment dans les mers du cercle polaire arctique, et qui donneraient des bénéfices tout aussi considérables. Quelques armateurs ont essayé de s’exercer contre ces espèces, et n’ont pas réussi. C’est que ces baleines sont d’une prise beaucoup plus difficile ; elles ont des mouvemens plus rapides, de plus elles sont si timides qu’il est rare qu’on puisse les approcher d’aussi près que les baleines franches et alors le harpon, lancé de trop loin, n’a plus assez de force pour entrer assez avant dans les chairs ; « il ne mord pas. » D’un autre côté, ces espèces, soit en raison de leur maigreur relative, soit à cause de leur constitution anatomique, comme la baleine à ventre plissé par exemple, ont une densité telle qu’aussitôt qu’elles ne respirent plus, elles sombrent, et les pêcheurs les désignent toutes sous le nom caractéristique de « baleines de fond. »

Fallait-il, devant ces difficultés, renoncer à pêcher la baleine ? Il s’agissait tout simplement de trouver de nouveaux engins, car il est à remarquer que sous ce rapport on en est encore au harpon primitif. Ce double problème se posait donc devant les baleiniers : trouver un engin qui pût frapper à distance, et qui empêchât la baleine de sombrer. Plusieurs tentatives ont été faites dans ce sens. En les examinant, on peut dire qu’elles réalisent un certain progrès ; mais nous sommes dans une période de transformation, et l’amélioration désirée n’a pas été atteinte. Il n’est pas un seul des moyens proposés qui ait obtenu un succès décisif. On le sait, la phase la plus dangereuse de la pêche à la baleine commence au moment où le cétacé vient d’être amarré. C’est alors en effet qu’il faut s’approcher de ce puissant animal, le prendre, pour ainsi dire, corps à corps, et le tuer à bout portant, à coups de lance. Quoique la vitalité de la baleine ne soit pas en rapport avec ses immenses proportions, elle est assez grande cependant pour faire durer la lutte et entraîner les accidens les plus graves. L’idée vint d’empoisonner la baleine. Le premier engin de ce genre est dû à Ackermann. C’est une lance ordinaire ; la tige offre une cavité dans laquelle on met du cyanure de potassium, et qui se ferme au moyen d’une coulisse munie d’un verrou vertical. Lorsque la lance pénètre dans le corps du cétacé, le verrou, placé à la naissance de la tige, trouvant un point d’appui, fait résistance, la cavité s’ouvre, et le poison se répand dans la plaie. Quelques baleiniers m’ont déclaré que cet engin aurait rendu de grands services, si le poison avait été énergique ; mais la plupart du temps il était avarié, et ne produisait presque pas d’effet. Cependant cette idée d’empoisonner la baleine ne doit pas être abandonnée : elle sera sans doute l’objet de nombreux perfectionnemens dans la pratique ; mais elle paraît devoir rester comme le principe de toutes les tentatives ultérieures.

Cette lance empoisonnée, ne servant qu’à tuer plus vite la baleine quand elle est harponnée, ne répond pas précisément aux conditions nouvelles que font au pêcheur les allures et les particularités de conformation des espaces qu’il lui faudra poursuivre maintenant que le nombre des baleines franches a diminué. La première difficulté à vaincre est de frapper le cétacé à distance, et il est naturel que pour cela on se soit adressé aux armes à feu. Dans ce genre, nous avons eu d’abord la bombe-lance : c’est un tube long de 20 centimètres, ayant la pointe effilée, et que l’on charge dans un fusil comme une balle ordinaire. Ce tube est muni à la base d’une mèche qui prend feu au moment où le coup part. La cavité de ce tube est remplie de poudre ; le projectile pénètre dans les chairs ; au bout de quelques minutes, il éclate et produit de grands ravages chez l’animal. La bombe-lance permet d’atteindre la baleine à 30 ou 40 brasses, ce qui est énorme ; mais la pratique a fait ressortir des défauts qui l’emportant sur cet avantage. D’abord il arrive bien souvent que la mèche ne prend pas feu, d’autres fois elle brûle trop longtemps, et la baleine piquée fait une sonde, emportant son projectile au fond de la mer ; comme elle n’entraîne plus avec elle dans ce système une amarre indiquant la direction qu’elle prend, dès qu’elle est foudroyée dans ces conditions, elle ne paraît à la surface que quelques jours après, quand, son corps s’étant enflé, elle déplace un plus grand volume d’eau. Elle est perdue pour l’équipage qui l’a tuée.

Après la bombe-lance est venu le système Devisme, qui se rapproche beaucoup du système dit américain, expérimenté à l’heure qu’il est par tous les baleiniers. C’est un projectile porte-amarre, de forme conique ; il est muni à la pointe d’une capsule qui éclate en se butant contre les parties solides de la baleine. Comme ce projectile est garni intérieurement d’une assez forte dose d’acide cyanhydrique, le poison se répand dans la plaie de l’animal, qui se trouve instantanément foudroyé. Jusque-là, c’est très bien imaginé : on frappe la baleine à distance et on la tue sans exposer ni pirogues ni équipages. Voilà une partie du problème résolue ; il en reste une autre bien plus importante à résoudre : il ne suffit pas de détruire, il faut avant tout que cette destruction profite, il faut capturer. Or nous avons affaire à des baleines de fond ; nous devons les empêcher de couler. Pour cela, M. Devisme a imaginé d’appliquer à son projectile porte-amarre deux oreilles de. harpons, qui, au moment de l’explosion, prennent la position horizontale et sont destinées à retenir la baleine. Ce projectile ainsi établi a été expérimenté devant le jury de l’exposition universelle de 1867, et a donné des résultats merveilleux ; il est vrai que l’expérience se faisait sur les eaux dormantes de la Seine, et que la baleine était représentée par un mannequin d’osier. Transportons-nous un moment dans les parages où se fait la pêche, dans ces mers toujours agitées du cercle polaire, et faisons une expérience sur une baleine de fond. Le projectile a fait une plaie béante ; les chairs, mâchées, déchirées, n’offrent aucune résistance aux oreilles du harpon, et le cadavre coule. Du reste, en admettant que ce faible harpon mordît réellement dans les chairs solides, la ligne ne serait jamais assez forte, ni le harpon non plus, pour retenir une baleine de fond à la surface. Ce que nous disons là n’est pas seulement le résultat d’un simple raisonnement. Pendant la croisière dont il a été déjà question entre l’île Jean-Mayen et le Spitzberg, nous expérimentâmes un engin américain qui reposait sur les mêmes principes. En vingt-deux jours, nous avons tué dix-neuf baleines, — ce qui prouve qu’il y en a encore ; — sur ce nombre, il n’y en eut que deux d’amarrées le long du bord : encore fallut-il recourir à l’ancien harpon pour arriver à ce résultat. En somme, ce système américain est une arme de destruction terrible, foudroyante ; c’est un engin de pêche détestable. Nous ne voulons pas détruire, on n’a malheureusement que trop détruit ; nous voulons pêcher. Le Dr Thiercelin, qui a passé sa vie sur des baleiniers, a été amené à cette pensée, qu’il fallait trouver un poison végétal pouvant se conserver ou d’une préparation facile, et qui, au lieu de tuer instantanément la baleine, la mît dans un état de paralysie, d’inertie, tout en la laissant vivre. Là est la solution du problème. La première expérience qu’il fit sur la fin de ses campagnes donna des résultats satisfaisans ; malheureusement il n’avait pour répandre son poison dans la plaie que la bombe-lance, dont on a pu apprécier les imperfections, et de plus il avait contre lui quelque chose de bien plus terrible que la furie intraitable des mers et les formidables réactions de la baleine : c’est la mauvaise volonté du matelot pêcheur, l’entêtement routinier de ce qu’on appelle un vieux loup de mer. Un autre défaut qui rend la bombe-lance impossible dans ce dernier cas, c’est qu’elle ne porte pas d’amarre. Il est indispensable de pouvoir suivre la direction que prend l’animal. Le poison peut mettre de douze à quinze minutes à produire son effet, et pendant ce temps la baleine échappe aux baleiniers.

Il existe un engin qui paraît réunir toutes les conditions réclamées pour ce genre de pêche. C’est un projectile porte-amarre ; il pénètre dans la baleine, il éclate, non dans tous les sens comme ceux qui ont été décrits plus haut, mais dans le sens de l’axe longitudinal ; en un mot, il procède par injection pour répandre le poison dans la plaie. De cette manière, le harpon tient bon, la ligne est solidement amarrée, et la baleine reste sans mouvement, quoique toujours vivante. Avec cet engin, on peut employer la chaloupe à vapeur, ce grand auxiliaire dont on prévoyait toute la puissance, mais qu’on ne pouvait utiliser tant qu’il était indispensable d’approcher l’animal à trois ou quatre brasses. Maintenant qu’il est facile d’atteindre la baleine à 60 mètres, on n’a plus à craindre de l’effrayer par le bruit de l’hélice, et dès qu’elle sera frappée, on courra sur elle à toute vapeur ; pendant qu’elle est inerte, il sera aisé de la larder eu toute sécurité de harpons munis d’outrés gonflées d’air, — système employé par les Lapons, — et, grâce à ces bouées qui la maintiennent, d’empêcher qu’elle ne sombre. Par ce moyen, un navire peut remorquer jusqu’à terre, lorsque la côte n’est pas trop éloignée, trois ou quatre baleines pour les virer en chantier, et de là ressort un avantage des plus considérables pour la pêche. On aura remarqué en effet avec quelle prodigalité les pêcheurs traitent la baleine quand ils la virent le long du bord en pleine mer. Après lui avoir enlevé la tête, la langue et l’enveloppe lardacée, ils abandonnent tout le reste, parce qu’il leur est impossible, à cause des mauvaises conditions dans lesquelles ils se trouvent, de pousser plus loin l’exploitation ; mais que de choses perdues ! Que de barils d’huile ne retirerait-on pas de la panne, du diaphragme, de la graisse adhérente aux entrailles, et quelle quantité de guano ne ferait-on pas avec cette masse considérable de chair et cette prodigieuse quantité de viscères ! Les os eux-mêmes peuvent fournir une gélatine fort demandée sur les marchés, et enfin l’ambre que l’on rencontre très fréquemment dans l’intestin du cachalot, jusqu’à la fiente même, espèce de matière colorante d’un rouge spécial, et qui pourrait dans l’industrie rivaliser avec les rouges d’aniline et les différentes nuances équivalentes qui ont eu dans ces derniers temps une si grande vogue, toutes ces richesses, aujourd’hui abandonnées, seraient recueillies. En somme, le produit d’une baleine virée en chantier s’accroîtrait de plus d’un tiers.

Voilà donc le problème résolu par la transformation de l’outillage ; il reste encore une question non moins importante, et qui demande aussi un sérieux examen ; c’est la législation qui régit nos pêches. Si du côté de l’outillage nous en étions naguère au harpon primitif des Lapons, du côté de la législation, il est pénible de l’avouer, nous nous en tenons encore aujourd’hui aux édits de Colbert. Ce qui tue nos pêches, ce qui a ruiné celle de la baleine et ce qui tend à ruiner toutes les autres, c’est cette réglementation absurde et excessive qui pousse l’état à intervenir dans cette industrie jusqu’à vouloir, par exemple, mesurer aux saleurs la quantité de sel qu’ils doivent mettre dans chaque baril de hareng. Il est évident que, si quelqu’un est bon juge en cette matière, c’est l’industriel, le manipulateur lui-même. Ces règlemens de précaution pouvaient avoir leur raison d’être il y a un siècle, alors que les moyens de transport étaient lents et difficiles ; nous n’en sommes plus là, le progrès a amené de grands changemens ; il n’y a qu’une chose qui n’ait pas changé, ce sont les lois qui régissent l’industrie des pêches.

La pêche de la baleine, outre qu’elle peut être une grande source de revenu pour le pays, est aussi une rude école de marine où se forment les meilleurs manœuvriers de nos escadres. À ce double point de vue, elle sollicite l’intérêt de l’état, et ce n’est pas au moment où nous avons tout à faire pour relever cette industrie ruinée que nous conseillerons de supprimer les primes ; mais elles ne doivent pas être données en échange de sujétions qui en détruisent tout le bon effet. Si l’état, étant intéressé, peut légitimement intervenir dans les pêches, il faut que son intervention soit avant tout et uniquement protectrice. De même que nous avons démontré la nécessité d’une réforme complète dans l’outillage, réforme que l’état devrait provoquer en prenant l’initiative des expériences, de même aussi nous demanderons une législation nouvelle, conçue dans le sens le plus libéral, élaborée avec le concours des hommes pratiques. Que l’on se décide à faire ces réformes urgentes, et la pêche de la baleine, dans laquelle nous avons été les premiers, qui a rapporté tant de millions à la France, se relèvera lorsqu’on la croyait à jamais perdue. Elle a traversé une phase malheureuse ; mais, renouvelée par les progrès de la science, débarrassée des entraves que lui oppose une législation vieillie, elle peut, dans un avenir prochain, inaugurer une ère de prospérité brillante et reconquérir une place digne de son passé.


JULES NOUGARET.