La Nuit de Noël : poème (Christmas Carol)/Texte entier

La Nuit de Noël : poème (Christmas Carol)
La Nuit de Noël : poème (Christmas Carol)Librairie nouvelle (p. 7-64).


PRÉFACE


C’est l’usage chez nos voisins d’outre-Manche, que chaque poëte, au jour de Noël, publie quelque légende ou quelque chanson pour mieux célébrer la fête à la fois religieuse et nationale de la puritaine Angleterre.

Cet usage touchant, nous avons voulu l’introniser chez nous, et voilà pourquoi nous publions aujourd’hui ce petit poëme.

Quelle que soit notre insuffisance, chaque année, s’il plaît à Dieu, nous ferons paraître à la Noël de nouveaux vers, et nous espérons que le public nous tiendra compte de notre bonne volonté. L’exemple, de si bas qu’il parte, est toujours salutaire.

Ne serait-ce pas une chose charmante, en effet, de savoir que, chaque année, à la même époque solennelle, — au milieu des brouillards de l’hiver, dans les boues neigeuses de Paris, — la muse de quelque grand poëte viendrait sûrement nous visiter, comme un ami s’assied au foyer domestique ?

Vous figurez-vous cette joie certaine et pure d’attendre à heure fixe un plaisir qui ne saurait vous manquer ? Tout à coup, parmi les bruits discordants de la politique, la voix de Lamartine ou de Victor Hugo s’élèverait parmi nous comme un avertissement ou comme une consolation du ciel. Ce serait les étrennes du pauvre, — les plus magnifiques qu’il put recevoir. Les grands poëtes n’ont pas seulement la mission de charmer leurs contemporains, ils se doivent encore tout à tous. Ils sont les propagateurs de la bonne nouvelle, les distributeurs de l’aumône universelle et mystique.

Une dernière parole : que M. Victor Hugo nous permette de lui dédier ce petit poëme. C’est une lettre de change que nous tirons sur l’avenir. Si nous le conquérons à notre humble projet, nous aurons préparé une joie annuelle à nos contemporains. Nous le prierons personnellement de nous pardonner la liberté grande que nous prenons de lui dédier un si mince travail. Mais ce travail, nous le lui avons lu à Guernesey. Le maître de Ponto et de Chougna a daigné sourire à notre légende. Il a compris cette réhabilitation des bêtes, lui qui étend à toute la Nature un amour si profond et si mystérieusement intime. Le bonheur de l’homme n’est plus complet, s’il est isolé dans la création. Le ciel ne connaît pas d’exilé.


A. B.
Paris, décembre 1860.

LA NUIT DE NOËL


CHRISTMAS


NOËL ! paix dans les cieux ! paix à l’enfer dompté !
Paix sur la terre, aux cœurs de bonne volonté !
Premier chaînon d’amour de l’insoluble chaîne
Qui joint la terre au ciel, l’ange à la race humaine !

Mystère, enivrement, pardon, trêve à nos maux,
Pitié pour les enfants, respect des animaux ! !

La nuit vient et s’étend claire, silencieuse,
Sous un épais manteau de neige radieuse :
La lune à l’horizon montre son disque étroit,
Et gravit lentement dans l’éther : il fait froid.
Les étoiles partout fleurissent, éveillées,
Curieuses, plongeant leurs yeux sur les veillées ;
Leur paupière scintille et perce d’un trait d’or
La vitre que le feu n’échauffe pas encor.
Toutes sont à leur rang, toutes sont flamboyantes,
Car il va se passer des choses foudroyantes ;

Les cieux vont s’abaisser jusqu’à la terre, et Dieu
Doit s’incarner au sein d’une femme… En quel lieu ?



La voie où resplendit le lait pur des planètes,
En cette nuit d’amour a des ardeurs secrètes,
Et pour la Vierge-mère épand comme à dessein
La source fécondante où nous voyons un sein.
Il semble qu’à Jésus elle offre une mamelle
Où la rose est regard, où la neige est prunelle
Et forme des ruisseaux de lumière et de lait
Que la maternité prendra pour son reflet.
Les constellations dont la marche augurale

A précédé les Rois depuis la mer Australe,
À travers l’air plus vif, frissonnent, comme au vent
À travers les vitraux la lampe du savant.
Leur rayon qui s’allonge argente au loin la neige,
Et sous les pas du loup dissimule le piège.
L’étang semble un miroir d’acier bruni ; son bord
Est d’argent repoussé : la bise qui le mord
Imprime à ses contours des formes surprenantes,
Et joue avec l’écume en cascades tournantes.
Le givre, fleur de l’air, aux buissons épineux,
— Manteau de chasteté, parfum silencieux,
S’attache : ses cristaux roidissent chaque branche,
Et la baie, au corail éclatant, devient blanche.

Ainsi tout se prépare avec soin, terre et ciel,
Pour le jour trois fois saint, trois fois béni — Noël !

C’est l’unique souci de l’immense nature :
Le flot troublé s’arrête, étouffant son murmure,
La source n’a plus soin de couler, et la mer
A désappris le flux et le reflux d’hier.
Les vents sont endormis ; inerte est la colline,
Et la plaine n’a pas de sons que l’on devine.
L’arbre n’agite plus ses rameaux desséchés :
Le houx se pelotonne avec des airs penchés ;
Les peupliers hautains, muettes sentinelles,
Ont étouffé le bruit mourant de leurs querelles ;

Les frênes, les noyers, les chênes, les ormeaux,
Jusqu’à ramper, confus, abaissent leurs rameaux ;
Les coudriers rugueux, les épines-vinettes,
Aux oiseaux engourdis n’offrent plus de cachettes.
Le saule se lamente et se souvient d’avoir
Oté son ombre au Christ qui s’était laissé choir
Sous l’abri détesté de son maigre feuillage,
Quand il marchait courbé sous la croix et l’outrage.
Hélas ! depuis ce jour, source de tous ses pleurs,
Il fait de chaque branche un glaive de douleurs,
Et quand revient Noël, plus honteux et plus triste
Sent en lui le remords qui le ronge et résiste ;
Car tout être créé qui n’a pas défendu

Dieu condamné par l’homme est maudit et perdu
Jusqu’au jour du réveil et de la récompense.
En attendant, oiseaux légers, faites silence !
Faites silence aussi, bêtes, en attendant ;
Car voici la Noël d’où votre sort dépend.

Les hôtes des forêts, daims et cerfs, immobiles,
Sur les gazons glacés sentent leurs pieds agiles
Se roidir, et leurs flancs polis devenus lourds ;
Et si le braconnier les guette aux carrefours,
Au-dessus de leurs fronts il voit, — sombre aventure, —
Flamboyer une croix, debout dans leur ramure !
Le grand veneur connaît cette lance de feu

Et se tient à l’écart farouche, sans épieu.
La hulotte, fidèle à la nuit des repaires,
Ne jette plus au vent de notes funéraires.
La belette aurait peur d’entrer au poulailler,
Le renard se confine avec soin au hallier :
Le loup craint d’aboyer à la lune et s’offense
De la terreur profonde où jette sa présence,
Et voudrait, devenu plus tendre par degré,
Reconduire au village un enfant égaré.
Sur la lisière obscure il s’asseoit et regarde
Le berger qui s’éloigne avec le chien de garde,
Et son ombre grandir et les maisons fumer ;
Mais le destin s’oppose à ce qu’il puisse aimer.

Seule, l’hermine a droit, immaculée et pure,
De traîner à travers les neiges sa fourrure ;
Car, ainsi que la Vierge, on sait qu’elle aime mieux
Mourir que s’avilir…
Mourir que s’avilir… Tel est l’ordre des cieux.

Cependant la chaumière a son gala : l’étable
Offre aux grands bœufs rêveurs un repas délectable.
On a fait la litière à l’âne émerveillé :
Il tourne vers la porte un regard éveillé.
Partout le foin garnit les crèches et dans l’auge
La fenaison séchée a des odeurs de sauge.
La vache, qui se perd en des rêves sans fin

Et dont le corps grossier cache un esprit divin,
La vache, du passé qui se souvient encore,
Aux jours de Bethléem songe et se remémore
Joseph, l’enfant divin, sa mère et les pasteurs.
Tous ces humbles témoins et ces premiers acteurs
Du mystère ineffable et qui sauva le monde
N’ont garde de dormir, tant leur joie est profonde.
Le coq doit leur donner le signal attendu.
Minuit ! il a chanté….. Le ciel a répondu.
Les bêtes du bon Dieu se comprennent entre elles ;
Un grand déchirement se fait dans leurs cervelles.
Leur regard flamboyant brille de mille feux,
La paille resplendit, les foins sont lumineux,

Le grillon chante et luit ainsi qu’une topaze,
Le scarabée en feu semble une chrysoprase ;
La mouche écrit au mur de féeriques sillons,
Les fourmis sont d’or fin, rutilants bataillons,
Et sèment sur leurs pas des traces de phosphore.


Cependant le plafond de l’étable sonore
Se déchire : on entend des sons mystérieux…
D’invisibles chanteurs sont cachés dans les cieux,
Et, pour les animaux prodigues d’harmonie,
Leur parlent du passé dans la langue bénie,
Et leur font entrevoir la fin de leurs tourments,

Que les hommes un jour pour eux seront cléments,
Et que, déshérités, hélas ! de l’âme humaine
Ils trouveront là haut dans la céleste plaine,
Des prés toujours nouveaux, des foins toujours fauchés
Des torrents qui jamais ne seront desséchés,
Tous les biens refusés à leur inerte vie,
Le repos sans querelle et la paix sans envie !
Oh ! qui serait caché dans l’étable verrait,
Spectacle merveilleux qu’en vain il rêverait !
Des choses dont toujours il garderait mémoire
Et que personne autour de lui ne voudra croire.
L’âne parle, la vache a des discours sans fin,
La chèvre et la brebis causent, le bœuf est fin :

De la Nativité commentant le poëme,
Il est fier que saint Luc l’ait choisi pour emblème,
Et de secrets détails oubliés ou perdus
Ajoute aux livres saints par lui mal défendus :
Chacun l’écoute avec respect et déférence,
Et quand il a fini vante sa conférence.
L’agneau pense à saint Jean, à ce doux compagnon,
À ses jeux dans la plaine, à son collier mignon
Lorsque le Bambino lui faisait une chaîne
De ses deux bras perdus mollement dans la laine,
L’âne prend la parole et dit :
L’âne prend la parole et dit « Je me souviens ;
C’était en l’an premier de grâce, aux jours anciens :

Je fuyais en Égypte avec Joseph, mon maître.
Et la vierge et Jésus qui commençait de naître ;
Nous marchions jour et nuit sous le regard de Dieu,
La soif nous dévorait : dans ce pays de feu
Nulle oasis au loin ; ma peine était extrême,
Non pour moi, pour Jésus, pour cet enfant que j’aime,
Car il me semble encor sentir le doux fardeau.
Le bon Joseph en vain partout cherchait de l’eau :
J’aperçois à l’écart sous un figuier stérile
Des gens d’aspect étrange et de mine incivile,
Aux oripeaux sans nom, sales et déchirés,
Qui mangeaient et buvaient, longuement altérés.
C’étaient des compagnons, Égyptiens farouches…

Ils regardaient avec des yeux moqueurs et louches :
Mais moi, qui ne sais pas broncher dans mes desseins,
Je m’avançai sans peur droit à ces Abyssins.
Marie, aux yeux charmants, leur fit cette prière :
« Un peu d’eau, s’il vous plaît, de l’eau pour mon enfant.
— Arrière ! a dit le Roi ; puis, étendant la main :
À l’horizon, là-bas, suivez votre chemin ;
Vous trouverez de l’eau sans faute. Bon voyage ! »
Or cette eau, mes amis, n’était rien qu’un mirage.
Mais voici que Jésus, qui n’avait pas un mois,
Dit à ces mécréants maudits, à haute-voix :
« Sois raillé par le monde ainsi, peuple éphémère,
» Et que ta nation ne soit plus que chimère ! »

Ce peuple que Jésus chassait avec mépris,
Ce peuple vagabond, ce sont les Zingaris. »


L’âne ne parlait plus qu’on l’écoutait encore.
Mais dans le ciel ému déjà pointait l’aurore.
Le coq a fait chanter son clairon enrhumé,
Et tout rentre soudain dans l’ordre accoutumé.
Le souvenir s’éteint, la raison s’oblitère,
La voix s’étrangle et fuit par un triste mystère ;
Si bien que le bouvier retrouve au lendemain
Les bœufs roux engourdis, dociles à la main
Et ne sachant plus rien des choses de la veille,

Jusqu’à ce que Noël ramène la merveille,
Le prodige inouï que je vous ai conté
Et qu’un bon laboureur m’a dit un soir d’été.

Décembre 1860.

Imitation libre du Punch.

UN PURITAIN MILLIONNAIRE.

L’église nous appelle
Et la cloche fidèle
Semble chanter tout bas :
« De Noël c’est la fête
» Bons Anglais, qu’on s’apprête. »

LE CHŒUR.

Nous n’avons pas d’habits pour nous y rendre, hélas !

UN LORD DE L’AMIRAUTÉ.

La joyeuse famille
Près du foyer babille
Le feu, l’hiver, est bon !
On voit danser dans l’âtre
L’étincelle folâtre…

LE CHŒUR.

La cheminée est froide et veuve de charbon.

UN MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DE TEMPÉRANCE.

Qu’un bon souper réveille
L’estomac qui sommeille !
Vive aux soirs de Noël
Le pudding qui flamboie,
Le roast-beef et la joie…

LE CHŒUR.

Pas un morceau de pain à manger. — Sort cruel !

UN PHILANTHROPE DE LA COMPAGNIE DES INDES

Si le festin altère,
Vite, emplissons le verre ;

Que l’on boive à longs traits
Le porter et l’ivresse :
Qu’à la table on s’empresse…

LE CHŒUR.

Notre eau même a gelé dans les vases de grès.

UN QUAKER RICHE À CENT MILLE ÉCUS.

À la table vermeille
Prolongeons notre veille
Avec des chants joyeux :
Et puis dans notre chambre
Narguons le froid décembre.

LE CHŒUR.

Si nous avions des lits, nous autres malheureux !

UN RÉVÉREND D’OXFORD.

La chanson amoureuse
Et l’ivresse rieuse
Ont leur asile ici.
La Noël n’est donnée
Qu’une fois par année…

LE CHŒUR.

Qu’une fois par année, — il est vrai, — Dieu merci !



Venite, adoremus


Venez adorer le Sauveur !
Un enfant sourit dans ses langes,
Celui que serviront les anges
Gît dans l’étable, humble et rêveur.

LE TYRAN.

Tuez-moi cet enfant ; j’ai des rêves étranges !



C’est Christ annoncé tant de fois
Par David et par les Prophètes !
Pour de pacifiques conquêtes
Il est venu, le roi des rois !

LE PRÊTRE.

Le Christ doit apparaître au milieu des tempêtes !


Il vivra pauvre et dédaigné
Parmi tous les pauvres, ses frères,
Il partagera leurs misères,
Humble de cœur et résigné.

LE PUBLICAIN.

L’envie et la paresse enfantent des chimères !


Il sera chaste de son corps,
Pardonnant aux femmes coupables,
Il n’aura que des yeux affables
Pour les tardifs et vrais remords.

LE PHARISIEN.

Ah ! nous les connaissons, ces âmes charitables !



Suivant les lois de son pays,
À César il rendra l’hommage,
Les mains pures de tout dommage,
Le front souriant et soumis.

LE JUGE.

Avez-vous préparé le Calvaire à ce sage !


À ses ennemis triomphants,
Il dira comme à ses apôtres :
« Secourez-vous les uns les autres.
» Aimez-vous tous, ô mes enfants ! »

LE SOLDAT.

La paix !… De par la mort ! qui nourrira les nôtres ?


Aux bourreaux, aux flagellateurs,
Il sourira, douce victime ;
Il dira sur la croix sublime :
« Ô ! mon père, pardonnez-leur ! »

JUDAS.

Je m’en vais au Sénat toucher le prix du crime.


APRÈS UNE LECTURE DE PASCAL


De nos tristes métamorphoses
Qui sait l’origine et la fin ?
Dieu seul est grand ; Dieu sait les causes ;
Mais nous… Bien sot est le plus fin !



Quelle est la vie ?… un grand peut-être !…
Un prétexte aux illusions,
La trame d’un mensonge, où naître
Et mourir sont des visions !


La nuit prête son voile sombre
À la tombe ainsi qu’au berceau ;
Nous mourons, nous naissons dans l’ombre,
Déjà marqués du même sceau.


Vie et mort sont sujets à doutes ;
De quoi sont composés nos sens ?

Qui sait si les célestes voûtes
Ont des abris compatissants ?


Qui sait encor — doute suprême —
Si les vivants ne sont pas morts,
Et si les chers morts que l’on aime
Ne vivent pas loin de leurs corps ?


Si nous ne menons pas un rêve
En dehors de la vérité,
Comme en un sommeil qu’on achève,
On croit à la réalité ?



C’est ainsi que, — double mensonge ! —
Notre esprit a deux visions ;
Il entasse songe sur songe
Et fictions sur fictions.








Souvent, au coin d’un mur, au détour d’une rue,
En revoyant soudain des amis oubliés,
Compagnons d’autrefois, sous les ans tout pliés,
Fantômes du passé, vision disparue,


J’ai revu le décours des ans humiliés :
La peur m’a pris, la peur dans mes veines accrue,

Et comme si la mort à mes yeux apparue
Me tenait, j’ai senti mes os exfoliés.


Ah ! malheur ! qu’ai-je fait de bon sur cette terre !
J’ai vécu paresseux, j’ai vécu solitaire ;
Quand il me jugera, que répondrai-je à Dieu ?


Hélas ! ce ne sont pas les ans qui nous vieillissent ;
Mais les mauvais instincts, les passions en feu,
Et bien moins que les ans, nos péchés nous blanchissent.




L’AÎTRE SAINT-MACLOU


Une ruelle affreuse, étroite, Martainville,
(C’est le nom d’un parent qui fut maire en la ville
De Rouen — et marquis ; moi, je suis un vilain).
Jusqu’au talon le sol d’immondices est plein,

Murs de bois et pignons inclinés sur la rue,
Échoppes en plein vent, foule sans cesse accrue
De passants, de soldats, de femmes sans aveu,
De chiens, de vagabonds, rôdeurs sans feu ni lieu,
Sentine de brouillards sans cesse environnée,
Et que le choléra visite chaque année :
C’est fétide, et pourtant, c’est là dans ce milieu,
Qu’élégante et fleurie, une église de Dieu,
Humble dans sa grandeur, se dresse et résignée,
Hante les malheureux, nos frères, sa lignée.
Dieu ne ressemble pas aux seigneurs châtelains
Qui, fiers, ne souffrent pas autour d’eux de vilains :
La maison du Seigneur est au milieu des nôtres :

Sur les ventaux, Goujon a sculpté les apôtres,
Et pour ce peuple, issu du peuple, il a laissé
Tout un monde idéal sur le monde abaissé ;
C’est là, qu’en descendant, vous rencontrerez l’aître
De saint Maclou, charnier, qu’on a fait disparaître,
Et qui sert aujourd’hui pour les petits enfants
D’école et de jardin à leurs jeux triomphants.
La porte est basse et noire aux pas ; c’est un plein cintre
Surbaissé, dans un mur que rêverait un peintre :
Un corridor, fragment d’un cloître monacal,
S’ouvre et s’enfonce ainsi qu’un porche colossal.
Une vieille, en un coin, fait brûler aux fidèles,
En guise d’ex-voto, de petites chandelles,

Et marmotte tout bas de tristes oremus ;
Au-dessous d’une vierge, on lit : Adoremus.
Pour des passants la chose est assez ordinaire ;
Oui, mais la charité vous guette en ce repaire
Et vous fera monter des larmes dans les yeux.
Le mur s’ouvre, et soudain, par des degrés hideux,
Dans une cour étroite et sans soleil, on plonge
Sur des spectres grouillants comme on en voit en songe,
Vieillards, femmes, enfants, noir et lugubre essaim,
Qui tend, avec des cris, son écuelle et sa main.
Deux sœurs de charité, deux saintes ou deux anges,
Sous leurs voiles de lin, fantastiques, étranges,
Debout à la fenêtre et le front éclairé

Par un rayon perdu sur ce mur délabré
À tous ces malheureux font un égal partage
De bouillon et de vin, ordinaire héritage.
« Aujourd’hui, donnez-nous le pain quotidien. »
Et la charité veille, et pour Dieu fait le bien.
L’une de ces deux sœurs, blanche comme Marie,
Celle qu’à deux genoux, dans ma famille on prie,
Et qui, comme un soldat, est morte avec douceur,
Versait dans les tessons ; l’autre, — c’était sa sœur,
Corps à demi-penché, par la fenêtre ouverte,
Tendait au malheureux la modeste desserte,
Et joignant un sourire au pain de l’indigent,
Doublait l’aumône avec un luxe intelligent.

Oh ! que de fois, dès lors, Agathe, Rosalie,
Dans mes jours de tristesse — ou mes jours de folie,
Quand je suis morne ou seul, quand je me sens mauvais
Et que mon cœur gonflé succombe sous le faix,
J’ai revu par les yeux de l’âme, cette scène,
Où, servantes de Dieu, vous figuriez la Cène !
Que de fois j’ai revu vos fronts, votre maintien
Sévère et cependant si doux et si chrétien,
Votre sérénité sous le mal qui déchire
Et que vous bénissiez comme un joyeux martyre !
On eût dit à vous voir, blanches sous la pâleur
Des cierges, purs flambeaux qui brûliez sans chaleur,

Deux esprits dégagés des fanges de la terre,
Deux âmes de retour ici-bas, groupe austère,
Et que le feu divin éclairait en dedans,
Tant vos corps macérés étaient resplendissants !


Oh ! ce n’est pas en vain que Dieu donne aux familles
Ces exemples vivants, chères et saintes filles !
Votre mérite luit en nous et malgré nous,
Et quand le jour viendra qui nous rejoindra tous,
Vous nous serez rempart, ombres que je révère,
Bienheureuses du ciel, anges, sœurs de mon père !




LA CHARITÉ


À MADAME LEFÈVRE-DEUMIER

La Charité ressemble aux fontaines secrètes,
Que dans Al-Kaïra, sous un soleil de feu,
Ont avec piété caché des mains discrètes
Pour que le voyageur s’y désaltère un peu.


C’est quelque mur brûlé, loin des sombres retraites
Où dort le musulman qui se confie à Dieu :
La cigogne s’y pose, et, douces interprètes,
Les colombes du ciel ont adopté ce lieu.

Le chamelier s’approche : il colle avec ivresse
Sa lèvre épaisse au mur, et, merveille ! soudain
Ce mur tout calciné s’humecte comme un sein.

Charité ! Charité ! je t’aime avec ivresse,
L’amour est dans tes yeux ; ce n’est pas sans raison
Qu’on t’appela la Grâce[1], âme de la maison.




Mon enfant, de nos fers sachons bénir l’empreinte ;
La main qui donne à Dieu pour témoin et garant ;
Et plus la pauvreté nous prend dans son étreinte,
Plus nous devons donner. — Le pauvre est un parent.

Ne mesure jamais ton aumône avec crainte.
Le laboureur qui passe et jette indifférent
Sa graine au ciel, sait-il où va le germe errant ?…
Sa prodigalité pourtant n’est pas contrainte.


Il ne sait rien, sinon que le temps révolu,
Quand les astres auront, dans leurs cours absolu,
Renouvelé le pacte où son espoir se fonde,

L’épi se dressera superbe, et que les blés,
Avec leur douce voix, aux laboureurs troublés,
Diront le ciel clément et la moisson féconde.




Remonte au ciel, petite âme
MARC-AURÈLE.


Remonte à ta source première
Petite âme, faible lueur,
Qui trembles comme une lumière
Sous les doigts roidis du veilleur.


Le vent qui souffle de la vie
Te consume sans t’animer,
Et puisque la mort t’y convie,
Éteins-toi pour te rallumer !

Tu n’éclaires plus la demeure
Qui fut autrefois ta maison ;
Ne tremble pas, chère : c’est l’heure
Qui t’affranchit de la prison !

Rejoins le foyer de lumière
Parmi les astres glorieux

D’où tu nous vins un jour matière,
Où tu retournes, fleur des cieux !

Parmi les étoiles sans nombre
Scintillant au divin séjour,
Tu jetteras, flambeau sans ombre,
Des regards de joie et d’amour !

Dieu n’a pas, par un vain caprice,
Fait rayonner ton pur flambeau,
Et c’est douter de sa justice
Que de croire aux vers du tombeau !


Qu’attends-tu, que crains-tu, petite ?
Celui qui sait tout saura bien
Qu’aux pensers mauvais interdite
Tu vécus toujours pour le bien.

Celui qui lit tout, saura lire
Ton passé sombre ou triomphant,
Et toi, qui n’as pas su maudire,
Il te bénira, mon enfant !



FIN.
  1. Κἀρις