La Nouvelle Université de Londres

La Nouvelle Université de Londres
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 897-922).
LA NOUVELLE UNIVERSITÉ
DE LONDRES

Après Berlin et Paris, Londres nous fait assister au laborieux enfantement d’une grande Université. Le spectacle est intéressant en lui-même ; il le devient plus encore par les souvenirs, les comparaisons et les prévisions qu’il suggère. Je voudrais raconter comment est né le besoin de cette Université nouvelle, comment l’idée a grandi au milieu des difficultés et des contradictions ; de quels élémens est composée l’Université et de quels organes elle a été pourvue ; enfin, ses premiers efforts pour vivre et agir.

J’essaierai de faire comprendre en quoi elle diffère des vieilles universités et en quoi elle leur ressemble. Quant au rapprochement qui s’impose entre l’œuvre des Anglais, celle des Allemands et la nôtre, je le laisse à ceux qui ont dirigé de haut ou suivi de près ces mémorables expériences pédagogiques. Je ne ferai qu’une seule remarque à ce sujet. Par suite des circonstances où se trouvaient placées les deux Universités de Paris et de Londres, leur genèse et leur mode de formation ont présenté des caractères entièrement opposés. L’Université parisienne a commencé humblement, silencieusement. Elle n’avait ni avocats dans la presse, ni patrons parmi les politiciens, ni fonds pour subvenir à ses besoins. Nul ne s’occupait d’elle et elle était déjà grande qu’elle n’avait pas encore de nom. Tout au contraire, il y avait à Londres, avant que l’Université existât, quelque chose qui portait ce titre. Il y a dix-neuf ans qu’on la discute et trois ans, seulement, qu’elle est venue au monde. Dans ces discussions, la logique absolue des réformateurs a tenu quelquefois plus de place que l’expérience des hommes pratiques. On dirait qu’une fois par hasard les deux nations ont échangé leur méthode traditionnelle. Mais cet échange, — je le dirai tout de suite, — a aussi bien réussi à l’une qu’à l’autre, puisque les deux organismes ainsi créés paraissent vigoureux et bien vivans, appelés à une longue et utile carrière et qu’en dépit des moyens employés, ils sont profondément empreints de la pensée nationale.


I

C’est en 1828 que l’Université de Londres s’ouvrit dans les locaux occupés aujourd’hui par University College. Il ne s’agissait nullement de doter la grande cité d’une Université qui lui fût propre. Londres, simple agglomération de clubs, de théâtres, d’églises, de banques et de boutiques, Londres, résidence temporaire de l’aristocratie pendant les trois mois de la saison et habitation permanente d’un million d’êtres appelés Cockneys dont, seul, Charles Lamb avait eu, jusque-là, la patience d’étudier le caractère et les mœurs, Londres ne réclamait rien, ne se croyait en droit de rien réclamer. Les gens bien nés et bien élevés, au sortir des public schools, passaient trois ans à Oxford, à Cambridge ou à Dublin. On savait vaguement qu’il existait en Ecosse deux ou trois vieilles Universités où de pauvres diables travaillaient désespérément pour acquérir un peu de latin, de grec ou de philosophie et s’en faire un gagne-pain. Quant à assurer les « bienfaits de l’éducation supérieure » aux Londoniens, l’idée eût paru vraiment drôle et on en eût beaucoup ri entre Hanover Square et Park Lane.

Alors pourquoi une Université ?

Simplement, pour donner un Status universitaire à toutes les catégories d’étudians que le serment religieux (test) excluait d’Oxford, de Cambridge et de Dublin, aux catholiques, aux Israélites et, surtout, aux non-conformistes. Moins nombreux, mais plus influens, les libres penseurs, groupés autour de Jeremy Bentham, entendaient profiter de la nouvelle institution qu’ils avaient contribué à créer et qui s’ouvrait sous leurs auspices. Ce qui lui valut l’honneur de compter John Stuart Mill parmi ses premiers élèves. Sa statue décore aujourd’hui le hall de la Faculté des arts, à University College.

Pendant dix ans, l’Université primitive fit des cours et distribua des diplômes. Les choses marchaient bien, si bien qu’on s’en émut dans le camp adverse, c’est-à-dire dans le clan ultraanglican. C’est pourquoi on fonda, dans une aile de Somerset House, un établissement rival de celui qui avait si heureusement réussi à Gower Street. On l’appela Kings College et, pour lui assurer l’égalité avec son aîné, on dépouilla la maison créée par Bentham et ses disciples de son titre et du privilège de conférer des degrés. Tout en gardant son organisation enseignante, l’Université de Londres devint University College ; le nom d’Université fut transféré à un jury d’examen, dont tous les fonctionnaires étaient à la nomination du gouvernement et auquel on abandonna quelques salles d’un vaste bâtiment, situé entre Piccadilly et Burlington Street, où siègent aussi l’Académie de peinture, la Société Royale, la Société d’astronomie et, je crois, d’autres sociétés encore, du même ordre ou de rang inférieur.

Les deux collèges furent « affiliés » à cette Université nominale, mais ils sont restés à peu près étrangers l’un à l’autre, parce que la divergence primordiale subsiste. Rien ne semble plus propre à entretenir la mésintelligence et la haine entre les hommes qu’une légère différence d’opinion sur les dogmes. Pour les uns, University College fut « ce nid d’athées, » et Kings Colle, pour les autres, demeura « cette pépinière de cagots. » Cependant, il y avait un point de contact : l’Indian School, où les étudians des deux collèges travaillaient en commun, sous les mêmes maîtres, et cette réunion, si je suis bien renseigné, donnait de bons résultats.

Quant au corps d’examinateurs siégeant à Burlington House et décoré du nom décevant d’Université, il a rempli en conscience, pendant plus de soixante ans, les fonctions pour lesquelles il avait été créé. Les degrés de Londres se sont fait leur place sur le marché aux diplômes où tant de pseudo-universités jettent chaque jour des titres qui ne valent pas le prix du parchemin. Si les bacheliers qui ont passé à Londres l’examen dit des honneurs ont quelque peine à se faire prendre au pair avec les Wranglers de Cambridge et les Greats men d’Oxford, il n’en va pas de même pour la maîtrise ès arts. Êtes-vous maître ès arts d’Oxford ou de Cambridge ? Cela signifie que vous aviez trois ans de diplôme inférieur et vingt livres sterling dans votre poche lorsque vous avez pris le degré supérieur. Etes-vous maître ès arts de Londres ? Cela signifie que vous avez passé, soit dans les langues anciennes, soit dans les langues vivantes, soit dans les sciences morales, soit en mathématiques, soit en philosophie, un examen plus difficile qu’une de nos licences. Londres conférait des degrés en médecine, en loi, en musique, en littérature, comme les anciennes universités. Tandis que la science, à Oxford et à Cambridge, se confondait dans la Faculté des arts, elle obtenait, à Londres, une existence distincte, consacrée par une hiérarchie de degrés, aboutissant au doctorat, pour l’obtention duquel on exigeait un travail personnel et original. Londres ne donnait point de degrés en théologie : ce qui la constituait indépendante de tous les cultes et assurait sa laïcité absolue. Elle ne conférait jamais aucun de ces degrés honorifiques que les autres Universités ont prodigués et qui ont contribué, dans une certaine mesure, à avilir leurs diplômes.

La charte de 1837 a été retouchée maintes fois, en 1850, en 1858, en 1863, en 1868, en 1878. Il me semble inutile d’entrer dans aucun détail à propos de ces modifications successives. Elles portent, de la façon la plus curieuse et la plus manifeste, les traces d’une lutte que l’on retrouvera partout lorsqu’on étudiera l’histoire de l’évolution politique et sociale des Anglais au milieu du XIXe siècle. Je veux dire la lutte entre l’esprit organisateur qui est naturel à cette race et la tendance décentralisatrice préconisée par l’école dominante et où l’Angleterre, alors en pleine prospérité, semblait se dissoudre, s’éteindre de la plus douce des morts, après s’être ouvert les quatre veines dans un bain de richesse et de philosophie.

En effet, les deux collèges affiliés étaient rendus à leur existence individuelle, tandis que l’Université de Londres s’agrégeait les établissemens les plus lointains et les plus disparates. Une université australienne et un collège canadien figuraient sur cette liste, qui ne constituait aucun lien réel entre ces établissemens, ni aucun privilège substantiel en leur faveur, puisque tout individu, âgé de seize ans au moins, qu’il fût autodidacte ou qu’il sortît d’une « usine » (cramming shop), pouvait se présenter aux examens de l’Université de Londres. Les femmes, encore exclues des vieilles Universités, obtenaient l’accès à ces mêmes examens, et l’égalité absolue des diplômes pour les deux sexes était proclamée en 1878.

En bien des choses, l’Université de Londres semblait avoir à cœur de se défaire de tout ce qui pouvait la localiser, la particulariser. Cependant, d’autres signes faisaient pressentir qu’une sorte de vie universitaire, encore latente, commençait à fermenter dans son sein. A mesure que le nombre des diplômés augmentait, ils avaient formé une sorte de corporation. Cette corporation renferme peu de noms glorieux : jusqu’ici, les London men ne se sont distingués que dans la médecine, et tout le monde comprend qu’ils devaient, dans cette branche d’études, éclipser les étudians de Cambridge et d’Oxford, à cause des ressources sans parallèle offertes par les dix grands hôpitaux de la capitale. En général, les gradués en science et en arts sont répandus dans des écoles provinciales, où leur vie s’écoule obscurément, mais honorablement. Leur diplôme est toute leur fortune et ils y tiennent ; même à distance, ils exercent les privilèges qui s’y attachent. Tous les docteurs, tous les maîtres es arts et les bacheliers de trois ans pouvaient faire partie de l’assemblée générale appelée Convocation. Avant la création de l’Université nouvelle, la Convocation comptait environ quatre mille membres. Jamais on ne les voyait tous présens aux réunions plénières, mais ils jouissaient du privilège de voter by proxy, c’est-à-dire par bulletin cacheté, dans les élections auxquelles ils avaient le droit de prendre part : celle de leur président et celle d’un certain nombre de membres du Sénat. L’assemblée de la Convocation avait lieu deux fois par an, mais le président avait le pouvoir, si vingt membres lui présentaient une motion à cet effet, de réunir des assemblées extraordinaires à trois mois d’intervalle. De plus, la Convocation élisait une commission permanente (standing committee) pour veiller à ses intérêts, et cette commission a fait beaucoup parler d’elle dans ces dernières années. On me pardonnera d’entrer dans ces détails sur les attributions et le fonctionnement de la Convocation, lorsque j’ajouterai que c’est la seule partie de l’ancienne Université qui subsiste, sans modifications essentielles, dans la nouvelle.

Le Sénat, qui administrait l’Université et réglementait les examens, avait été composé d’abord exclusivement de membres choisis par le gouvernement, c’est-à-dire de notabilités empruntées aux autres Universités. Mais l’élection y avait fait entrer avec les « hommes de Londres » un esprit nouveau. Depuis 1863, l’Université avait reçu le droit d’ester en justice et de posséder, à la condition que son revenu n’excédât pas dix mille livres (250 000 francs). De plus, elle envoyait un député à la Chambre des communes, comme les anciennes Universités. Elle avait donc une personnalité civile et politique, mais elle demeurait toujours muette et il n’était nullement question de lui donner la parole. Le corps enseignant et le jury d’examen restaient absolument distincts l’un de l’autre.

Cependant les temps étaient bien changés. Le cockney pouvait être rangé parmi les espèces disparues. La grande ville, dont la population avait quadruplé en trois quarts de siècle et dont la superficie, démesurément agrandie, s’étendait sur le territoire de cinq comtés, avait pris conscience d’elle-même ; elle allait s’incarner dans une assemblée démocratique, avide de progrès, pleine d’hommes nouveaux et maniant un budget égal à celui d’une puissance européenne de second ordre. Grâce aux collections qu’elle renferme et qui offrent à la recherche scientifique et érudite de précieuses ressources, grâce à l’afflux incessant des talens et des capitaux qui tendait à en faire, de plus en plus, un des centres du monde, elle était animée, maintenant, d’une vie intellectuelle intense, et cette vie, comme la vie matérielle, réclamait qu’on assurât son approvisionnement régulier et quotidien. L’exemple des grandes cités du continent, Berlin et Paris, s’imposait à toutes les réflexions. Un idéal, encore inconnu, de l’Université moderne, de ses nécessités et de ses devoirs, se levait à l’horizon. Pendant des siècles, il avait été très doux de s’isoler à l’ombre des tours et des clochers d’Oxford et de Cambridge pour y lire Platon et Sénèque, en compagnie de savans maîtres et de camarades choisis, d’écouter l’orgue, à la chapelle, tout en regardant la lumière du matin et du soir qui joue à travers les vitraux, de se perdre en rêveries, en causeries, en promenades sans fin, jusqu’à une heure tardive, sous les étoiles, autour du velours vert des pelouses ou des vieilles cours muettes, tapissées de lierre, pareilles à des cloîtres du moyen âge que le temps aurait oubliés.

Oui, elle avait été charmante, cette vie studieuse et, en quelque sorte, rétrospective, égayée, çà et là, de gamineries enfantines et où l’esprit se remplissait de connaissances de luxe, de mille précieuses superfluités, dont la possession était un privilège de la race ou de la fortune. À ces cloîtres qui étaient des clubs, à ces clubs qui étaient des cloîtres, il fallait le décor médiéval et le silence de la petite ville.

Mais on commençait à comprendre que l’Université moderne doit être située le plus près possible du lieu où la vie moderne bat son plein, là où sont les livres, les instrumens, les informations, les matériaux de toute sorte que la science emploie. Le voisinage même de la foule est nécessaire, car c’est sur elle et pour elle qu’on travaille. Elle est un sujet d’étude pour l’Université nouvelle, s’il est vrai que sa mission est de donner à ce vivant chaos une forme, des organes, un cerveau pensant.

À ces idées, encore confuses et traitées de paradoxes en 1880, se joignaient d’autres considérations qui frappaient les esprits, pratiques. Il en coûte, au bas mot, quatre ou cinq mille francs pour subvenir aux frais des six mois de résidence annuelle qu’exige, pendant trois ans, l’éducation d’Oxford et de Cambridge. Ce chiffre en dit beaucoup : il exclut de la vie universitaire 95 pour 100 de la nation. Ouvrir une Université enseignante à Londres, c’était appeler à la culture supérieure une nouvelle couche de la Middle Class, qui en était privée et qui en est digne, peut-être même une élite ouvrière. Non seulement la vie et les rétributions scolaires sont moins chères à Londres, mais nombre d’étudians peuvent continuer à suivre les cours en résidant dans leur famille et d’autres peuvent faire coïncider, jusqu’à un certain point, leurs travaux universitaires avec les obligations d’une profession quelconque. À ce point de vue, la création de l’Université de Londres s’imposait comme un corollaire de l’œuvre de la démocratisation politique de l’Angleterre, commencée depuis un demi-siècle, poursuivie sans relâche par le parti libéral, et à laquelle le parti conservateur, soit dit, en passant, à sa louange, s’est loyalement associé. J’ai raconté, dans cette Revue, certains épisodes de ce mouvement, et quelques-uns de mes lecteurs se souviendront peut-être d’une remarque qui est revenue plusieurs fois au cours de ces études. C’est que la transformation politique devait être accompagnée d’une transformation dans les mœurs et, notamment, dans l’éducation. La démocratie ne peut rester ignorante alors qu’elle devient toute-puissante. On comprend maintenant comment l’Université de Londres, jugée d’abord à peine possible et d’utilité incertaine, était devenue nécessaire dès 1880.


II

C’est alors que commence la période d’incubation. En 1881, se formait une association pour l’établissement d’une Université enseignante à Londres. Un des plus actifs, parmi les zélés de la première heure, fut M. Fry, homme très éclairé et l’un des juges des Cours supérieures. L’attention était éveillée et l’idée fut discutée dans les journaux par ceux qui avaient quelque autorité en pédagogie. Elle était assez mûre, déjà, pour motiver la nomination d’une Commission royale (2 mai 1888), qui étudia la question et remit son rapport le 29 avril de l’année suivante. Le Sénat de l’Université s’empara alors de ce projet et rédigea un plan de reconstitution qui fut soumis à la Convocation et que cette assemblée refusa d’endosser. Or, si l’on a bien voulu suivre les explications données plus haut sur le caractère et la composition de l’ancienne Université, c’est le corps des gradués qui en formait l’élément essentiel. Impossible de se passer de leur assentiment. Le diplôme dont ils étaient porteurs était, ai-je dit, en beaucoup de cas, leur unique fortune. J’ajoute que ces diplômes avaient pris une réelle valeur, à raison de la sévérité, toujours croissante, des examens. Les membres de la Convocation étaient persuadés que le niveau de ces examens baisserait, le jour où les degrés conférés par la nouvelle Université ne seraient plus que des certificats d’assiduité et de bonne conduite, délivrés par les professeurs à leurs élèves ordinaires. D’autre part, il y avait, dans le monde scolaire et pédagogique d’alors, un vif mouvement de protestation et de réaction contre l’abus des examens. Pour quelles raisons ? Mes lecteurs n’ont qu’à se rappeler ce qu’ils ont lu à ce sujet dans nos journaux et nos revues, car ce vent a soufflé et souffle encore chez nous. La réaction contre les examens était d’autant plus puissante en Angleterre que l’esprit anglais est opposé, par nature, à ce mode de sélection et n’a reçu qu’avec méfiance cet emprunt fait aux nations continentales. Les succès remportés dans les examens et les concours de l’Université de Londres par les Cramming Shops (usines à bachot) semblaient à beaucoup de gens un argument sans réplique contre cette institution. Les professeurs des véritables collèges d’enseignement supérieur étaient comme paralysés par ces programmes dont la pensée hantait sans relâche l’esprit de leurs étudians. Le maître s’en écartait-il ? on désertait ses cours. S’y soumettait-il ? son enseignement perdait toute indépendance, toute largeur, toute originalité.

Ainsi deux tendances contradictoires se tenaient en échec et un temps d’arrêt se produisit. C’est alors que les autorités de University College et de Kings College se réunirent pour présenter un projet de charte qui eût créé une seconde Université à Londres, sous le nom de Gresham University. Pourquoi ce nom ? Sir Thomas Gresham a été une des figures les plus caractéristiques de la grande époque d’Elisabeth. Il fut le type de ces marchands pleins d’audace, de patriotisme et de génie qui ont fait ou, du moins, qui ont commencé l’Empire britannique. C’est à lui que Londres doit son Stock Exchange et son Gresham College, qui eût été, en effet, une véritable université, si l’institution, fondée avec les fonds légués par Gresham, avait évolué et s’était développée avec le temps. Mais le salaire des professeurs est resté tel qu’il avait été fixé d’après les conditions économiques de l’an 1600, et l’on devine la conséquence. Aujourd’hui une heure de causerie hebdomadaire, donnée par des conférenciers de troisième ordre, à un auditoire d’ignorans, a remplacé l’enseignement continu et quotidien dont Gresham avait tracé le programme. Quant au legs, il avait produit une richesse considérable, qui s’accumulait dans les mains des trustees et qu’ils employaient à d’autres usages. L’idée était venue de reprendre à la fois, dans l’intérêt du haut enseignement à Londres, la pensée, le nom et l’argent de Thomas Gresham.

Les deux collèges qui proposaient la charte, unis aux dix écoles de médecine attachées aux grands hôpitaux, devaient former le noyau de la nouvelle Université, qui aurait le droit, parallèlement et concurremment avec l’ancienne, de faire passer des examens et de délivrer des diplômes. C’étaient les professeurs de ces établissemens qui devaient exercer sur la conduite des uns et l’obtention des autres un contrôle direct et absolu.

Ce projet rencontra une opposition presque universelle dans le Sénat et la Convocation de l’ancienne Université, dans la Chambre des communes, dans la presse et le public spécial qui s’intéresse à ces questions, jusque dans le personnel des deux collèges qui avaient élaboré la charte. Quoi ! disait-on, deux universités rivales, qui se combattraient et s’affaibliraient l’une l’autre, dont les degrés, plus ou moins inégaux en valeur, se disputeraient la faveur des étudians pour aboutir, peut-être, à une commune déconsidération, car la concurrence a pour résultat inévitable l’avilissement de toute marchandise offerte au public ! Nul ne pouvait affirmer que le dernier mot ne resterait pas aux examinateurs les plus coulans et aux degrés les plus faciles à conquérir. On remarquait, en outre, que la médecine obtiendrait dans l’Université Gresham une prépondérance excessive. On avait trouvé large jusqu’au ridicule le plan de l’Association for promoting a teaching University in London, qui embrassait toutes sortes d’institutions disparates : on jugea étroit jusqu’à l’absurde le projet de charte qui enfermait l’Université dans un coin du monde scolaire londonien.

La commission du Conseil privé chargée de l’examen rejeta la charte comme impraticable. Pourtant, elle contenait de précieux élémens ; elle mettait en lumière l’idée, très juste et généralement admise, que les professeurs sont les mieux placés et les mieux qualifiés pour juger de l’intelligence et des progrès de leurs étudians ; que la condition la meilleure pour assurer ces progrès et l’avancement de la science elle-même est dans les relations journalières, continues, intimes des maîtres entre eux et des maîtres avec les élèves ; qu’en un mot, l’Université serait « locale » ou ne serait pas du tout.

Quand même la charte, présentée par University College et Kings College, n’aurait pas plaidé ces thèses excellentes, elle aurait eu, en tout cas, le singulier mérite de remettre la question à l’ordre du jour. C’est vers ce temps, en effet, que fut nommée la seconde commission royale chargée d’étudier le projet d’Université enseignante (30 avril 1892). Elle se composait du comte Cowper, de lord Reay, de l’évêque Barry, du professeur Sidgwick et de plusieurs autres notabilités scientifiques et pédagogiques de premier ordre. Après avoir comparé les différens systèmes, pesé les objections, recueilli les témoignages et tenu compte des travaux antérieurs, cette commission rédigea, en 1894, son rapport, qui est un monument de patience, d’honnêteté et de raison, et qui devait servir de base à l’organisation définitive de l’Université.

Je ne puis analyser ce beau rapport chapitre par chapitre, mais j’en indiquerai en peu de mots le caractère général ainsi que la solution donnée aux grandes questions préliminaires. La commission Gresham (c’est ainsi qu’on la nommait, à cause du projet qui avait motivé sa convocation) se montrait éclectique dans son esprit et dans sa méthode. Avec une sagesse presque aussi rare chez les assemblées délibérantes que chez les individus, elle s’était dit, dès le début, qu’il devait y avoir quelque chose de vrai et de bien fondé dans chacune des théories contradictoires qui se disputaient la future Université : soit un vieux droit à respecter, soit un principe nouveau à établir. Elle se donna pour tâche d’en tirer un ensemble harmonieux, de faire vivre et travailler ensemble ces élémens antipathiques et réfractaires en leur assignant à chacun leur place légitime.

Tout d’abord, les commissaires admettaient comme justes les raisons présentées en faveur du contrôle actif des professeurs sur l’obtention des diplômes ; ils reconnaissaient, sans difficulté, que le programme des examens doit être subordonné au programme des cours, et non le programme des cours au programme des examens. L’Université devait être locale, soit. Mais pourquoi ne conserverait-elle pas aussi le caractère « impérial » qu’elle avait eu pendant tant d’années et qui la différenciait des autres Universités ? Pourquoi fermer l’accès de ses examens à ces étudians lointains qui envoyaient leurs compositions à corriger du fond de leur province, ou, même, du Nouveau Monde et de l’autre hémisphère ? Si l’on veut juger sainement les choses anglaises, il faut se défaire de ce petit agacement nerveux que nous cause ce mot d’Impérialisme. On peut être un impérialiste sans être un Jingo, et nous serions, j’en ai peur, des impérialistes convaincus, si nous étions nés de l’autre côté de la Manche. Peut-être même sommes-nous, en matière de haute pédagogie, des impérialistes sans le savoir. N’ouvrons-nous pas toutes grandes à tous venans les portes de nos Universités, en admettant à l’équivalence des diplômes étrangers dont la valeur est parfois équivoque ? N’ai-je pas entendu dire à l’un des maîtres les plus populaires de l’Université parisienne : « Nous reconstituerons les « nations » de la vieille Université. » Pourquoi nous étonnerions-nous si l’Université de Londres qui, en tant que simple jury d’examens, s’est fait une clientèle mondiale, prétend la garder dans l’avenir et refuse de se laisser enclore dans le district postal de la ville et de ses faubourgs ?

La commission de 1892 proposa de rendre l’Université locale tout en la laissant impériale. Il y aurait deux espèces d’étudians : les étudians internes et les étudians externes. Bien entendu, ces deux mots ne doivent pas être pris dans le sens littéral où nous les entendons en France. L’étudiant interne serait celui qui suivrait les cours d’un des collèges affiliés, sous un des professeurs reconnus par l’Université (recognised teachers), qui se soumettrait, en toutes choses, à la discipline de ces collèges et à l’autorité de ces professeurs. L’étudiant externe travaillerait où et comme il lui plairait, sans autre obligation que de se présenter pour l’obtention des diplômes dans les délais prescrits. À ces deux ordres d’étudians s’adapterait une série d’examens, tantôt communs, tantôt distincts. L’examen d’entrée serait identique pour tous. L’intermediate et, plus tard, le baccalauréat seraient conférés aux étudians du dehors par un jury analogue au jury actuel, tandis que les étudians du dedans seraient examinés par leurs professeurs auxquels s’adjoindrait un étranger, afin d’assurer à la fois, dans le bureau, la compétence et l’impartialité. Enfin, pour l’obtention de la maîtrise ès arts et des doctorats, les deux ordres d’étudians se trouveraient réunis de nouveau devant les mêmes juges. Ce dédoublement, cela va sans dire, ne concernait pas la médecine, où la présence assidue de l’étudiant avait toujours été jugée nécessaire.

Cette combinaison réalisait, dans ses heureux côtés, mais non dans ses graves inconvéniens, le système des deux Universités présenté par University College et Kings College. Elle faisait tomber la principale objection des membres de la Convocation contre la réforme universitaire. En effet, il était manifeste que l’émulation entre les deux ordres d’examens et entre les deux corps d’examinateurs maintiendrait le niveau ancien, si même elle ne l’élevait. En sorte que les parchemins, laborieusement conquis depuis quarante ans, conserveraient tout leur prestige.

Restait à satisfaire un facteur très important dans la reconstitution de l’Université londonienne. Je veux dire l’élément démocratique, représenté par le County Council de Londres qui, en cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, s’incarnait dans M. Sidney Webb. L’inspirateur de la Fabian Society, le fondateur de la London School of Economies est assez bien connu en France pour que je n’aie nul besoin de le présenter au public. Il a joué un rôle considérable dans les discussions qui ont préparé l’éclosion de la nouvelle Université : il en joue un, non moins considérable, dans la gestion de ses affaires, à présent qu’elle est créée. On pouvait craindre que ce rôle ne fût pas toujours bienfaisant. C’est que la démocratie était à la fois une force et un danger pour l’institution naissante. Jusqu’ici, les universités ont été essentiellement et exclusivement aristocratiques ; elles doivent le demeurer, je crois, dans une certaine mesure et pour un long temps encore. On ne saute pas, à pieds joints, de l’École primaire à l’Université, en passant par-dessus l’enseignement secondaire. Vous pouvez faire entrer brusquement cinq cents ouvriers dans un amphithéâtre où étaient rassemblés, la veille, une vingtaine de bourgeois, sortis des public schools ou des grammar schools ; vous n’aurez pas fait de ces ouvriers des étudians. Ce qui détermine le rang, le caractère de l’enseignement, ce n’est pas le programme, ce n’est même pas le professeur, c’est l’auditoire ; et, suivant le degré de préparation de cet auditoire, vous aurez une leçon d’université, une conférence mondaine, ou une classe populaire. Beaucoup de gens, voyant le vaste réseau enseignant créé par le mouvement de l’University Extension, étaient portés à dire : « Mais, la voilà, l’Université de Londres ! Elle existe : il n’y a plus qu’à lui donner un chancelier, un Sénat, des revenus et des privilèges. » Erreur capitale et funeste ! L’Université Extension n’est qu’un effort plus ou moins intelligent, pour acheminer vers la vie universitaire l’adolescent des classes ouvrières qui sort des board schools. C’est un premier pas sur la route, rien de plus. On aura beau annoncer un cours sur Dante dans l’East End de Londres, je défie l’orateur de parler de la Divine Comédie dans Whitechapel comme il en parlerait à Christ’s ou à Balliol.

Je pourrais aller plus loin et me demander si, — à part quelques brillantes exceptions, — il n’existe pas chez l’écolier des classes populaires une incapacité naturelle à s’élever jusqu’à la culture universitaire. Si nous nous l’assimilons plus facilement, c’est que nous y sommes aidés sans le savoir par ceux qui dorment au cimetière et dont le sang coule-dans nos veines. J’ai pris part à l’enseignement du peuple ; j’ai assisté de près à cette lutte d’une curiosité ambitieuse contre un organisme cérébral rudimentaire et mal assoupli. Combien d’années, — ou de siècles, — faudra-t-il pour corriger cette inégalité-là ?

Quoi qu’il en soit, les partisans de la véritable éducation universitaire s’épouvantaient en apprenant qu’il était question d’englober dans l’institution à créer non seulement le système de conférences organisé par l’University Exteiision Movement, mais les écoles normales d’instituteurs, les collèges techniques, et jusqu’à ces clubs populaires où la physique amusante est un des moyens employés pour faire échec aux attractions du cabaret : « Prenez garde ! » écrivait le professeur Karl Pearson dans the Academy ; vous allez faire de l’Université de Londres une gigantesque classe du soir ! . » Ses contradicteurs demandaient ironiquement : « Le professeur Pearson voudrait-il nous faire croire qu’il y a une science du matin, une science de l’après-midi, une science du soir ? La différence entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur est-elle, selon lui, une question d’heures et dépend-elle de la position de l’aiguille sur le cadran ? » Le professeur Pearson répondit : « Oui, certainement. L’ouvrier, après une journée de fatigue, est hors d’état d’appliquer son esprit à un travail ardu qui demande un cerveau frais et des forces intactes ; il ne peut attendre de la science qu’une heure de distraction intelligente. L’éducation supérieure, pour produire des résultats, exige qu’on se donne à elle tout entier ou, du moins, qu’on lui donne le meilleur de soi. »

Pour résoudre ce problème et mettre d’accord les opinions extrêmes, la commission Gresham fut encore très bien servie par son éclectisme. Elle proposa une Université à plusieurs étages. Elle réunissait dans la même organisation et sous un nom commun des établissemens très inégaux au point de vue du personnel, des programmes et de la clientèle, mais en les laissant à leur place et en leur assignant une représentation proportionnelle et une part d’autorité correspondant à leur importance réelle. L’University Extension serait rattachée à l’Université sans en faire partie intégrante. Le « mouvement » aurait son centre au siège universitaire et on y donnerait, chaque année, des cours qui serviraient de modèles et d’étalons à toutes les conférences de cet ordre. Les écoles secondaires du district seraient placées sous le contrôle de l’Université, qui nommerait des inspecteurs spéciaux et, par le moyen de ces inspecteurs, surveillerait l’enseignement donné par ces écoles, l’unifierait, en quelque sorte, de façon que le certificat de fin d’études (school leaving certificate) fût comme le degré inférieur et la préface nécessaire au brevet d’immatriculation qui donne accès dans l’Université elle-même. De la sorte, il y aurait connexion, continuité, mais non confusion entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur.

L’idée avait été si bien mûrie par les commissaires de 1892 qu’il ne restait plus, semblait-il, qu’à lui donner forme de loi. C’est ce qui fut fait dans le projet soumis par lord Playfair à la Chambre haute. C’était sous le ministère de lord Rosebery et la sympathie du gouvernement était acquise au projet qui passa en première lecture. Par malheur, la dissolution du Parlement intervint entre la première et la seconde lecture et le bill disparut. Le ministère tory, arrivé au pouvoir en 1895, paraissait peu pressé de le faire revivre. Néanmoins, comme tout le monde, — ou à peu près, — était maintenant d’accord, il fallut se résigner à doter Londres de son Université. Le dernier converti, — le détail ne manque pas d’humour ! — fut le ministre de l’éducation. Le duc de Devonshire, avec le titre de Président du Conseil (il s’agit du Conseil privé, non du Conseil des ministres) exerçait ces très hautes et très inutiles fonctions. Quand le bureau de la Convocation lui vint soumettre une pétition tendant à l’établissement de l’Université enseignante sur les bases indiquées par la commission Gresham, il chicana les pétitionnaires sur la validité de leur démarche et sur le nombre des diplômés qui marchaient avec eux. Pour que Londres reçût son Université, il fallait obtenir la permission écrite de ces gradués de province, apathiques ou hostiles, qui s’étaient abstenus de voter. On l’obtint, et le ministre, n’ayant plus un seul bâton à jeter dans les roues, s’inclina et rentra dans sa somnolence légendaire. Une commission statutaire fut nommée en 1898. Elle fit son œuvre et, le 29 juin 1900, comme si le XIXe siècle eût voulu réparer, avant de rendre le dernier soupir, une injustice et une faute, fut promulgué l’acte qui donnait une existence légale à l’Université nouvelle.


III

Trois ans après, presque jour pour jour, le 24 juin dernier, j’assistais à la séance solennelle pour la clôture de l’année universitaire 1902-1903. C’était dans l’immense rotonde de l’Albert Hall, si propice au majestueux déploiement des grandes cérémonies. J’ai peu de goût, en général, pour les défilés et les processions de robes et d’uniformes. Mais, lorsque, du haut de la tribune de l’orgue, je vis entrer dans la salle, déjà pleine de brillantes toilettes et inondée de lumière, et s’avancer lentement la bigarrure mouvante des Facultés avec leurs couleurs et leurs insignes, à commencer par les obscurs bacheliers de la veille et à finir par le chancelier, lord Rosebery, qui est, à l’heure présente, un des représentans les plus éminens de sa race, je compris que je n’avais pas seulement devant mes yeux une vaine et splendide figuration. L’Université était là présente, cette Université dont l’enfantement avait été si laborieux. Les élémens qui s’étaient si longtemps tenus en échec, suspectés, combattus, étaient devenus les membres et les organes d’un corps vivant. Chaque nuance, chaque détail de costume représentait une fonction et, par conséquent, un rouage de ce grand mécanisme compliqué ; chaque rayon de cet arc-en-ciel universitaire rappelait une difficulté vaincue et promettait une action concertée pour l’avenir.

Devant le chancelier marchaient lord Kelvin et lord Lister, qui allaient recevoir le degré honorifique de docteur ès sciences. Ils précédaient d’un pas l’héritier présomptif et la princesse, sa femme, l’un avec les insignes de docteur es lois, l’autre portant la robe de docteur en musique. À leur entrée, cinq cents voix, sous la direction de sir Frederick Bridge, dont la chaire, nouvellement fondée, porte le nom d’Édouard VII, entonnèrent l’hymne God bless the Prince of Wales. Ainsi s’affirmait la Faculté de musique : « Je chante, donc je suis. »

Les diplômes furent remis aux quatre docteurs honoraires dans les formes voulues et cette remise donna lieu à des nuances intéressantes dans les sentimens manifestés par l’auditoire. Le prince de Galles fut accueilli avec politesse, la princesse avec une respectueuse sympathie, lord Kelvin et lord Lister avec un bruyant enthousiasme. Ensuite furent délivrés les parchemins de docteurs, de maîtres ès arts et de bacheliers aux jeunes gens et aux jeunes filles qui les ont gagnés pendant la session. Il ne leur reste plus qu’à apprendre à la foule ou à l’élite les noms qui y sont inscrits. En terminant, lord Rosebery a fait remarquer, aux applaudissemens de ses auditeurs, que cette cérémonie serait rarement renouvelée et que l’Université de Londres se montrerait, dans l’avenir, très avare de ses titres honorifiques. C’est, en effet, le meilleur moyen de leur conserver tout leur prestige.

Le trait le plus important de la séance, au point de vue qui nous occupe, a été la lecture du rapport présenté par le principal, M. Rücker, qui donne une idée très nette et très juste de l’état présent de l’Université. Si l’on médite ce document et si l’on y joint une lecture attentive de la Gazette officielle que l’Université publie de quinzaine en quinzaine (sauf pendant les vacances) et qui contient, avec les actes du Sénat, les nouvelles universitaires, on se rendra compte de ce qui se passe dans l’Université et de ce qui s’y prépare.

À la tête de l’Université est placé le chancelier, élu à vie par la Convocation et assisté du vice-chancelier, nommé chaque année par le Sénat. Elle a pour élémens constitutifs, ainsi que cela avait été indiqué par la Commission royale de 1892, le Sénat, la Convocation et les Facultés. Le chancelier et le président de la Convocation sont membres de droit du Sénat. Cette assemblée compte 54 autres membres qui se décomposent de la manière suivante : 4 sont nommés par le gouvernement, 16 sont élus par les Facultés, et 16 par la Convocation. Chacune des 4 Inns of Court et l’Incorporated Law Society élisent un sénateur. University College et Kings College ont, respectivement, deux représentans ainsi que le Royal College of Physicians et le Royal College of Surgeons. La corporation de la Cité a une voix dans le Sénat, ainsi que le City and Guilds Institute for technical Education ; le County Council de Londres en compte 2. Ce n’est pas tout. Le nombre des membres à élire pour chaque Faculté est minutieusement déterminé d’après leur importance relative. Les 4 membres nommés par la Couronne et les 16 élus de la Convocation doivent également être pris dans des catégories spéciales, fixées d’avance. De cette façon est assurée la représentation complète, indépendante, proportionnelle de toutes les opinions comme de tous les intérêts pédagogiques. Le Sénat réunit dans ses mains toute l’autorité, mais réserve seulement le pouvoir législatif à ses assemblées plénières et délègue le pouvoir exécutif à ses trois grandes sections permanentes. le conseil académique qui règle les affaires intérieures, le conseil des étudians externes, et le conseil de l’University Extension. Le Conseil académique centralise les documens et prépare les décisions du Sénat en tout ce qui touche l’enseignement. Il est aidé dans cette besogne, quotidiennement renseigné et avisé par les Boards of Studies, qui deviendront, je crois, les rouages essentiels de cette grande machine. Car c’est là, devant les compétences spéciales, que se discutent tout les problèmes, petits ou grands, relatifs à la direction des études, à la réforme des examens, à l’emploi des fonds, au choix des personnes. Ces Boards of Studies, qui ont un domaine parfaitement circonscrit dans chaque branche d’enseignement, sont choisis par le Sénat dans trois catégories. La première et la plus nombreuse est composée des professeurs appartenant à l’ordre particulier de connaissances dont il s’agit. On leur adjoint des maîtres pris dans les branches voisines et connexes, avec une ou deux autres personnes étrangères au corps professoral, mais dont les travaux font autorité en ces matières. De cette façon on fait pénétrer l’air du dehors dans les Boards of Studies et on tempère, le cas échéant, l’exclusivisme des spécialistes.

La Convocation est le seul des élémens constitutifs de la vieille Université que nous retrouvions dans la nouvelle sans modification sensible. Elle a toujours son président élu, sa commission permanente, ses assemblées ordinaires et extraordinaires, son droit de surveillance qui va presque jusqu’au veto suspensif.

Quant aux Facultés, elles ont pour chef un doyen élu pour quatre ans. Elles se composent des professeurs et des recognised teachers auxquels ce droit a été spécialement conféré par le Sénat. Elles sont au nombre de huit (au lieu de six proposées par le rapport de 1894), à savoir : 1° les arts qui comprennent les langues classiques ou vivantes, l’histoire, les sciences morales et les mathématiques ; 2° la science, c’est-à-dire la physique, la chimie, la biologie et la mécanique théorique ; 3° l’Engineering, qui embrasse toutes les applications des mathématiques et de la physique aux mines, aux ponts et chaussées, aux chemins de fer, aux constructions navales, à l’architecture et à l’agriculture ; 4° l’économie politique et la sociologie, avec l’industrie et le commerce ; 5° la médecine et la chirurgie ; 6° les lois ; 7° la théologie ; 8° la musique.

Cette nomenclature suggère déjà quelques réflexions. Quelle humble place occupent aujourd’hui dans ce défilé, en bon ordre, des connaissances humaines, les langues classiques, ce qu’on appelait autrefois, en France, les Humanités ! Il y a cent ans, elles eussent été toute l’Université : aujourd’hui, elles n’ont même plus une Faculté à elles et, dans le domaine des langues, elles voient la faveur se porter surtout vers les idiomes vivans. La science qui se dégageait il y a cinquante ans de la Faculté des arts, mais qui y conserve toujours un pied, engendre à son tour deux Facultés nouvelles (Engineering et Economies) sans compter son étroite affinité avec la médecine. La Faculté de théologie (Divinity) montre déjà une certaine vitalité et ses degrés seront recherchés, parce qu’ils donnent, pour la première fois, un status universitaire et, par conséquent, une position sociale aux clergymen qui ne font point partie de l’église d’Etat. En revanche, la Faculté des lois n’a pu encore être organisée, parce que les Inns of Court et l’lncorporated Law Society n’ont pas réussi, jusqu’à présent, à se mettre d’accord sur cette organisation. Il ne faut pas oublier que les barristers-at-law (avocats) font partie de la vieille Angleterre aristocratique ; ils datent du temps où il n’y avait que trois carrières possibles pour le fils d’un gentleman : l’Armée, l’Eglise, la Loi. C’est pourquoi ils s’identifient volontiers avec les vieilles Universités et ne sont pas fâchés d’enrayer un peu le progrès de la Démocratie. Ils entreront dans l’Université de Londres, mais ils y entreront les derniers et après s’être fait longtemps prier. En attendant, il existe déjà à University College une chaire de droit international qui attire et retient des auditeurs.

Les collèges affiliés sont au nombre d’une cinquantaine. Au premier rang, University College et Kings College qui, ayant été des universités au petit pied, ressortissent à plusieurs Facultés. C’est aussi le cas de Bedford College et du Royal Holloway College, qui sont exclusivement fréquentés par les femmes. Il est inutile d’expliquer à quelle Faculté se rattachent les dix écoles de médecine annexées aux hôpitaux ainsi que l’école de médecine pour les femmes, les trois écoles de musique, les six écoles de théologie qui existent aujourd’hui dans Londres ou dans ses environs immédiats. Un groupe très nombreux d’établissemens, en tête desquels se trouve placé le Royal College of Science, répond aux besoins de ceux qui veulent étudier, dans leurs applications diverses, les sciences physiques et mathématiques ; ce groupe est placé sous le contrôle de la Faculté des sciences et de la Faculté d’Engineering. La London School of Economies forme le noyau de la Faculté qui porte ce nom. De même, le premier acte de la Faculté des lois sera de s’agréger les quatre Inns of Court (Lincoln s’hin, Gray’s Inn, Inner Temple, Middle Temple) et l’Incorporated Law Society.

Le Sénat a le pouvoir soit d’ajouter un nouvel établissement à cette liste (il l’a fait, cette année même, pour Westfield College), soit d’éliminer un de ceux qui y sont inscrits. On cherchera à établir une solidarité morale entre les collèges, et même quelque chose de plus, une sorte de vie intercollégiale qui aura pour effet des travaux communs sous les mêmes professeurs, avec les mêmes moyens d’étude ou de recherche, laboratoires ou bibliothèques. J’ai déjà signalé l’Indian School où se rencontrent les étudians de Kings College et de University College. J’ajouterai que ce dernier établissement a des cours d’allemand communs avec Bedford College, sous la direction de l’éminent professeur Priebsth, et ouvre à tous les étudians les magnifiques ressources de sa bibliothèque allemande[1]. En spécialisant de plus en plus les collèges, on évitera les doubles emplois, l’excédent de dépenses et de personnel ; on fortifiera l’enseignement, et on assurera aux étudians des maîtres plus compétens qui seront plus dignement rétribués.

La réforme des examens a été commencée et se poursuit activement. Je viens de relire les programmes : ils marquent un progrès sensible sur les anciens. L’esprit en est plus large et, en toutes choses, plus véritablement scientifique. On ne verra plus dans les examens de langues vivantes ces niaises charades grammaticales dont nos journaux se sont souvent égayés. Aux examens de science, certaines questions sont posées en français et en allemand ; le temps n’est pas éloigné où l’on exigera des candidats qu’ils répondent dans la même langue. Dans les questions d’anglais et d’histoire, je vois apparaître une préoccupation bien moindre des détails, des noms, des dates, un souci plus grand de marquer et de caractériser les mouvemens généraux où toutes les nations sont associées, et les lois qui régissent ces mouvemens. Si je comprends bien les programmes des examens de théologie, ils sont conçus de façon à être accessibles aux chrétiens de toutes les communions, et je ne vois rien qui empêche les femmes de s’y présenter.

Sauf en ce qui touche les langues modernes, l’examen oral continue à être absolument nul. En physique et en chimie, les manipulations ont, comme par le passé, une importance considérable. Les anciennes précautions qui assuraient l’anonymat impénétrable des candidats ont été maintenues. Le mécanisme pratique des examens est surveillé par un fonctionnaire spécial, appelé le surintendant des examens. Les questions sont formulées par les examinateurs en chef et visées par les « modérateurs. » Les examinateurs en chef se partagent avec leurs adjoints la correction des compositions. Les « douteux » sont relus une seconde et, souvent, une troisième fois par des examinateurs différens. Une prévoyance minutieuse rend impossibles les cas de favoritisme, d’incompétence ou de distraction. La liste des examinateurs et l’énumération de leurs titres m’apprend que ces fonctions sont recherchées par des hommes distingués et parfaitement qualifiés pour ces délicates besognes.

Le degré de bachelier en théologie a été donné pour la première fois cette année à cinq candidats. Les facultés d’Engineering et d’Economies font des bacheliers et des docteurs ès sciences avec une mention particulière qui les différencie des gradués de la Faculté des sciences. Le baccalauréat en médecine et en chirurgie, jusqu’ici assez négligé, devient obligatoire-pour les futurs docteurs, et les futurs chirurgiens devront tous, à l’avenir, se pourvoir du diplôme de bachelier en médecine.

Un point sur lequel le principal a beaucoup insisté dans son rapport du 24 juin, c’est l’importance que prennent déjà les post-graduate studies. Ce sont les études, communes ou individuelles, par lesquelles les bacheliers de l’Université se préparent à l’obtention des degrés supérieurs, maîtrise ès arts, doctorat es science, doctorat en littérature. Aider et encourager ces études, c’est aider et encourager la recherche originale en matière de science, d’érudition ou de critique, car le degré de docteur n’est accordé qu’à une thèse qui contient des élémens nouveaux. Un laboratoire de physiologie expérimentale a été annexé au chef-lieu de l’Université et inauguré en novembre 1902 par le chancelier en personne. On le doit à la générosité d’un grand industriel, M. Palmer (un fabricant de biscuits, si je ne me trompe). Ce laboratoire, placé sous la direction du professeur Waller, donne déjà des résultats. En dehors du laboratoire de physiologie, l’Université compte de nombreux post graduelle students, dont la majorité appartient à University College et quelques-uns à la London School of Economies. Deux cent neuf gradués d’autres Universités ont obtenu, avec l’équivalence des diplômes inférieurs, l’autorisation de se présenter au doctorat de Londres. Sur ce total, 31 proviennent des Universités coloniales ou étrangères, et je remarque que Paris et Lille figurent sur la liste pour une unité chacune, ainsi que Heidelberg et Berlin[2].

Le vœu exprimé par les commissaires de 1892 touchant la subordination des écoles secondaires et de l’University Extension à l’autorité universitaire a été réalisé. Le conseil qui dirigeait le mouvement de l’Extension depuis 1876 a abdiqué entre les mains du Sénat et les cours-modèles vont fonctionner cet hiver. Les écoles secondaires (non pas les public schools, mais les établissemens privés que nous désignerions sous le nom vague et collectif de pensions) vont être visitées régulièrement par les inspecteurs de l’Université et le School-leaving certifîcate va recevoir son estampille. L’Université londonienne, (en cela, ne fait que suivre l’exemple donné par Oxford et Cambridge, en s’efforçant d’unifier et de systématiser cet enseignement dans le rayon plus particulièrement soumis à son influence et où se recrute la majorité de ses étudians.


IV

Je n’ai pas la prétention d’avoir tout dit, ni même tout le nécessaire, mais j’espère avoir éveillé l’attention des spécialistes qui pourront approfondir le sujet en se référant aux documens techniques.

Je ne me risquerai pas à prédire quel sera l’avenir de l’Université de Londres. Mais ce qui me rassure sur ses destinées futures, c’est de voir que, sortie de discussions académiques, elle s’adapte, maintenant, de son mieux, aux circonstances, aux hommes, aux besoins.

Rien ne serait plus déplorable que de se croire arrivé, au moment même où l’on part, et de se dire avec un sot optimisme : « Voilà qui est fait et parfait ! Çà, reposons-nous et laissons la machine aller toute seule. » Les machines ne vont jamais toutes seules ; il faut les graisser, les réparer, les diriger et, s’il se peut, les perfectionner pour leur donner plus de force, de précision ou de rapidité. Une université stationnaire est une université qui recule, et la routine envahit tout ce que le progrès ne vivifie pas. Rien à craindre de ce côté et, si l’Université, d’autre part, sait se garder contre l’esprit d’inquiétude, de tatillonnage et de bouleversement qui précipite et multiplie les expériences, elle est sûre de vivre et de rendre des services non seulement à Londres et à l’Empire, mais à la science internationale et à la civilisation universelle.

Peut-être serai-je plus habile à dire ce qu’elle ne sera pas qu’à expliquer ce qu’elle sera. Et, pour le faire, je n’ai qu’à regarder les vieilles Universités. Londres devait, en vertu de la nature même des choses, différer de ces vénérables institutions. Oxford et Cambridge, — à la manière des fées invitées, dans les contes, au baptême d’une petite princesse, — ont été consultées sur la création de la jeune Université et se sont efforcées de rendre cette différence inévitable encore plus sensible et encore plus profonde. C’est dans ce sens que s’est constamment exercée leur influence. Qu’elles le sachent ou non, elles visent surtout à garder ce monopole qui leur a appartenu sans conteste pendant tant de siècles et qui consiste à achever l’éducation des gentlemen.

En quoi consiste cette délicate et mystérieuse opération par laquelle se polit, s’achève le gentleman anglais et qui ne peut se pratiquer, paraît-il, que dans l’air d’Oxford ou de Cambridge ? Cela est difficile à expliquer et, probablement, difficile à voir, au moins pour les étrangers, car j’ai reçu plus d’une fois de jeunes Français qui avaient passé six mois à l’Université et qui n’avaient rien compris au procédé. Le travail, disons-le franchement, entre pour très peu de chose dans la culture du gentleman. Une dame me racontait que, remarquant la prodigieuse ignorance déployée par un de ses neveux en diverses circonstances, elle n’avait pu s’empêcher de lui dire : « Mais vous ne travaillez donc pas à Eton ? » L’enfant répondit avec un calme dédain : It is not the thing to work at Eton. Or, les Universités continuent les public schools et rien ne ressemble à un écolier de la sixième forme comme un fresher (conscrit) d’Oxford ou de Cambridge. Lorsque l’enfant en question sera devenu un jeune homme, il trouvera qu’au collège comme à l’école, ce n’est pas the thing de travailler. C’est aux sports que les undergraduates consacrent le meilleur de leur temps. Les professeurs, très familiers, très bons garçons, donnent leurs cours au galop et ne demandent pas de devoirs écrits. Quand approche le moment critique des examens, — quelques-uns sont fort difficiles, mais me semblent mettre en jeu la mémoire bien plus que l’intelligence, — on va s’installer pendant les vacances dans quelque retraite, où l’on pioche en compagnie d’un ou deux camarades, quelquefois sous la surveillance d’un coach ou professeur particulier, spécialement engagé pour la circonstance. C’est ce qu’on appelle read for the exam.

Lorsque vous entrerez dans le hall d’un grand collège, vous y remarquerez trois tables, ou trois séries de tables : celle des étudians, celle des bacheliers, celle des maîtres ès arts. Ces trois Tables correspondent aux trois étapes de la vie universitaire. Je viens de faire une esquisse de l’étudiant des trois premières années, et ce portrait est plutôt flatté, puisqu’il permet au lecteur de croire que la paresse est le seul vice connu à Oxford et à Cambridge. Quant aux bacheliers qui résident d’une façon permanente et concourent pour les fellowships, il faut reconnaître que, dans cette zone-là, on respire un air un peu plus chargé d’intellectualité. Mais cette activité d’esprit se perd en conversations, en discussions, en lectures. Peu de travail régulier et méthodique. On a peur d’être trop sérieux : on sourit des emballés ; on adopte une certaine altitude douteuse et narquoise, qui est commode pour les médiocres et qui passe pour élégante.

Au-dessus des bacheliers qui attendent une fellowship, s’étend le troisième cercle universitaire, qui est habité par les Dons : ce sont les fellows qui se sont décidés à passer leur vie à l’Université, contens de remplir dans leur collège des fonctions professorales ou administratives. Beaucoup se marient et vivent d’une vie un peu étroite et monotone qui rappelle trop celle des petites garnisons. Dans ce milieu, le génie serait paralysé et le talent a peine à se développer. Il faut des circonstances bien rares pour qu’il sorte de là un beau livre ou une grande découverte. Les hommes de second et de troisième ordre s’y assoupissent dans une léthargie qui n’est pas sans douceur, mais qui a, pourtant, des réveil amers. Et la vie s’achève, qu’on délibère encore sur la meilleure façon de l’employer.

Tout ce que je viens d’écrire est admis des universitaires eux-mêmes. Aussi les Universités ont-elles fait des efforts extraordinaires pour se réveiller, se rajeunir, se mettre à la mode et au courant ; mais j’espère ne pas être considéré comme un impertinent si j’ajoute qu’elles n’y ont pas encore réussi. Les exclusions religieuses ont disparu ; l’obligation du célibat, qui faisait des fellows de véritables moines, a été supprimée. Oxford a modernisé ses bibliothèques et Cambridge a perfectionné son outillage scientifique et ouvert ses laboratoires aux gradués des autres Universités sous le nom d’advanced students et de research students. Les deux Universités ont pris une part active dans l’œuvre des Social settlements, que j’ai décrite ici même ; elles ont aussi largement contribué au mouvement de l’University Extension et ont cherché, par les examens locaux auxquels leur nom reste attaché, à exercer un contrôle sur l’enseignement secondaire. Mais la routine et l’esprit de caste ont prévalu. Cet esprit de caste est devenu encore plus jaloux, — ceci n’étonnera personne, — depuis que l’Université a été envahie par les enrichis de la démocratie qui viennent s’y décrasser, non s’y réformer. Les research students, d’abord très nombreux, se sont aperçus qu’on ne les recevait pas tout à fait en égaux. Ils se détournent et leur nombre tend à décroître. L’œuvre des settlements, commencée sous une très noble inspiration, a été confisquée par les clergymen au profit du prosélytisme religieux et, d’ailleurs, le véritable peuple, avec lequel on voulait entrer en contact, moitié timidité, moitié méfiance, s’est dérobé. En somme, les Universités restent ce qu’elles étaient : une pépinière de gentlemen, et, aussi longtemps que ceux qui en sortent se trouveront placés, de par leur naissance ou leur fortune, à la tête de la société, la population de Cambridge et d’Oxford ne court aucun risque de diminuer.

Je ne sais si l’Université de Londres contribuera à civiliser les jeunes gens de la petite bourgeoisie et des classes laborieuses qui formeront sa première clientèle. Mais je suis persuadé que l’intimité entre maîtres et élèves, qui est nécessaire à l’étude et à la recherche en commun, pourra s’y établir aussi facilement et aussi complètement que dans les vieilles Universités. Au début, à cause de l’immensité de la ville et de la modicité des ressources, on se verra moins, on boira ensemble moins de café et de claret. Mais, d’autre part, la présence des femmes dans l’Université peut imprimer aux réunions un caractère différent et meilleur. Les London men auront sur ceux de Cambridge et d’Oxford un grand, avantage, leur pauvreté, cette pauvreté dont le vieux Théocrite disait déjà qu’elle éveille l’intelligence et rend l’homme ingénieux. Au lieu des arches gothiques et des chênes bicentenaires, ils auront chaque jour sous les yeux les mornes rues de Londres avec ce flot d’humanité inquiète qui n’y tarit jamais ; au lieu des souvenirs du passé, les problèmes du présent. Ces problèmes, ils ne les envisagent pas en curieux, en simples spectateurs, en dilettanti de la sociologie. Un âpre souci personnel se mêlera à toutes leurs pensées, le souci de la position à conquérir, de la famille à construire. Il arrivera quelquefois, il est déjà arrivé à plus d’un d’incarner ce rêve d’avenir dans une jeune fille que le hasard fit sa compagne d’études et qui lutte contre les mêmes difficultés. Très différente de la cousine ou de la voisine de campagne que l’étudiant d’Oxford et de Cambridge retrouve au temps des holidays, avec laquelle il patine à Noël, joue au tennis à Pâques, flirte en toute saison, l’étudiante de Londres exercera une influence tout autre. La vie, l’amour, la science, tout se présentera aux jeunes gens sous un autre point de vue. Ils seront deux races dans la même race, qui devront s’adapter ou se combattre.

Par tous ses actes, par toutes ses tendances, l’institution londonienne annonce clairement qu’elle veut être à la fois ce qu’a été l’Université d’autrefois et ce que doit être l’Université moderne. En même temps qu’elle s’emparait d’une Faculté qui enseigne à ses élèves la science idéaliste par excellence, elle créait deux Facultés nouvelles où la théorie s’éclipse devant la pratique. A l’entrée, elle réclame une culture générale, mais exige une spécialisation de plus en plus caractérisée, qu’accuse nettement le programme des cours et des examens ; elle conduit ainsi l’étudiant au seuil de sa profession définitive et ne se sépare de lui qu’après l’avoir armé de toutes les connaissances qui en feront un membre utile de la société actuelle et, au besoin, un chef de la société future.

Les nouvelles couches, en Angleterre, n’ont eu jusqu’ici pour leaders que des déchus et des transfuges des hautes classes, ou des autodidactes, sortis de leur sein, qui s’étaient péniblement élevés à la vie intellectuelle et avaient acquis le minimum de notions indispensables pour discuter, avec les habiles du parti traditionnel, quelques questions spéciales, relatives à l’organisation du travail. L’Université de Londres donnera-t-elle des guides à la démocratie ou se contentera-t-elle d’ajouter quelques noms à la liste des chevaliers-commandeurs du Bain qu’on institue, chaque année, à la fête du roi ? Sera-t-elle, dans le plus large sens du mot, l’Université de Londres ou s’amusera-t-elle à élaborer, dans trois ou quatre coins de Londres, une contrefaçon, ouvrière ou bourgeoise, de Cambridge et d’Oxford ? Un quart de siècle s’écoulera avant qu’on puisse répondre à cette question, car ce sont les faits qui la résoudront.


AUGUSTIN FILON.

  1. L’enseignement de l’allemand a été richement doté par le Counly Council. J’ose exprimer ici le vœu que notre compatriote, M. Brandin, qui est, lui aussi, professeur de l’Université et qui a également le siège de son enseignement à University College, soit traité avec la même libéralité.
  2. La question de l’équivalence des diplômes est difficile, complexe, et ne peut être résolue qu’au prix d’une foule de concessions réciproques. Elle est trop technique pour être seulement effleurée ici et ne saurait être traitée que dans une revue pédagogique, devant des experts.