La Nouvelle Revue Française/Tome 16

La Nouvelle Revue Française
La Nouvelle Revue FrançaiseTome XVI (p. 1-812).




LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE

LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

REVUE MENSUELLE

DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE

TOME XVI

PARIS

3 5 & 37, RUE MADAME, 3S & 37 1921

UNE AGONIE
à léon daudet.

« Monsieur je ne dis pas, mais vous n’avez pas pris de rendez-vous avec moi, vous n’avez pas de numéro. D’ailleurs ce n’est pas mon jour de consultation. Vous devez avoir votre médecin. Je ne peux pas me substituer, à moins qu’il ne me fasse appeler en consultation. C’est une question de déontologie… » J’avais rencontré le fameux Professeur E…, presque ami de mon père et de mon grand-père, en tous les cas en relations avec eux, et pris d’une inspiration subite je l’avais arrêté au moment où il rentrait, pensant qu’il serait peut-être d’un excellent conseil pour ma grand’mère. Mais pressé, après avoir pris ses lettres, il voulait m’éconduire, et je ne pus lui parler qu’en montant avec lui dans l’ascenseur, dont il me pria de le laisser manœuvrer les boutons, c’était chez lui une manie. « Mais, Monsieur, je ne vous demande pas que vous receviez ma grand’mère, vous comprendrez après ce que je veux vous dire, elle est peu en état, je vous demande au contraire de passer d’ici une demi-heure chez nous, où elle sera rentrée. — Passer chez vous, mais Monsieur, vous n’y pensez pas. Je dîne chez le Ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais m’habiller tout de suite, pour comble de malheur mon habit a été déchiré et l’autre n’a pas de boutonnière pour passer les décorations. Je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de l’ascenseur, vous ne savez pas les manœuvrer, il faut être prudent en tout. Cette boutonnière va me retarder encore. Enfin par amitié pour les vôtres si votre grand’mère vient tout de suite je la recevrai, mais je vous préviens que je n’aurai qu’un petit quart d’heure bien juste à lui donner. » J’étais reparti aussitôt n’étant même pas sorti de l’ascenseur que le Professeur E… avait mis lui-même en marche pour me faire descendre non sans me regarder avec méfiance. J’ai pensé depuis que ce moment de son attaque n’avait pas dû surprendre entièrement ma grand’mère, que peut-être même elle l’avait prévu longtemps d’avance, avait vécu dans son attente. Sans doute, elle n’avait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux amants qu’un doute du même genre porte tour à tour à fonder des espoirs déraisonnables et des soupçons injustifiés sur la fidélité de leur maîtresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle qui venait enfin de la frapper en plein visage, n’élisent pas pendant longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette période ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire « liant », connaître de lui. C’est une terrible connaissance, moins par les souffrances qu’elle cause que par l’étrange nouveauté des restrictions définitives qu’elle impose à la vie. On se voit mourir, dans ce cas, non pas à l’instant même de la mort, mais des mois, quelquefois des années auparavant, depuis qu’elle est hideusement venue habiter chez nous. La malade fait la connaissance de l’étranger qu’elle entend aller et venir dans son cerveau. Elle ne le connaît pas de vue, mais des bruits qu’elle l’entend régulièrement faire, elle déduit ses habitudes. Est-ce un malfaiteur ? Un matin, elle ne l’entend plus. Il est parti. Ah ! si c’était pour toujours ! Le soir, il est revenu. Quels sont ses desseins ? Le médecin consultant, soumis à la question, comme une maîtresse adorée, répond par des serments tel jour crus, tel jour mis en doute. Au reste, plutôt que celui de la maîtresse, le médecin joue le rôle des serviteurs interrogés. Ils ne sont que des tiers. Celle que nous pressons, dont nous soupçonnons qu’elle est sur le point de nous trahir, c’est la vie elle-même et malgré que nous ne la sentions plus la même, nous croyons encore en elle, mais demeurons dans le doute jusqu’au jour qu’elle nous a enfin abandonnés.

Je mis ma grand’mère dans l’ascenseur du Professeur E… et au bout d’un instant il vint à nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais là, si pressé qu’il fût, son air rogue changea car les habitudes sont les plus fortes et il avait gardé celle d’être aimable, voire enjoué, avec ses malades. Comme il savait ma grand’mère très lettrée, et qu’il l’était aussi, il se mit à lui citer pendant deux ou trois minutes de beaux vers sur le temps radieux qu’il faisait, puis l’assit dans un fauteuil, lui à contre-jour de manière à bien l’examiner. Cet examen fut minutieux, nécessita même que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart d’heure touchât à sa fin, à refaire quelques citations à ma grand’mère. Il lui adressa même quelques plaisanteries assez fines que, pour elles-mêmes, j’eusse préféré entendre un autre jour, mais qui me rassurèrent complètement par leur ton amusé. Je me rappelai aussitôt que M. Fallières, Président du Sénat, avait eu, il y avait nombre d’années, une fausse attaque et qu’au désespoir de ses concurrents il s’était mis trois jours après à reprendre ses fonctions de président, et préparait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine à la Présidence de la République. Ma confiance en un prompt rétablissement de ma grand’mère fut d’autant plus complète que, au moment où je me rappelais l’exemple de M. Fallières, je fus tiré de la pensée de ce rapprochement par un franc éclat de rire qui termina une plaisanterie du Professeur E. Sur quoi il tira sa montre, fronça fiévreusement le sourcil en voyant qu’il était en retard de cinq minutes et tout en nous disant adieu sonna pour qu’on apportât immédiatement son habit. Je laissai ma grand’mère passer devant, refermai la porte et demandai la vérité au Professeur. « Votre grand’mère est perdue, me dit-il. C’est une attaque provoquée par l’urémie. En soi l’urémie n’est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraît désespéré. Je n’ai pas besoin de vous dire que je désire me tromper. Du reste avec Cottard vous êtes en excellentes mains. Excusez-moi, ajouta-t-il, en voyant la femme de chambre entrer qui portait sur le bras l’habit noir du Professeur. Vous savez que je dîne chez le Ministre du Commerce, j’ai une visite à faire avant. Ah ! la vie n’est pas que roses, comme on le croit à votre âge. » Et il me tendit gracieusement la main. J’avais refermé la porte et un valet de chambre nous guidait dans l’antichambre, ma grand’mère et moi, quand nous entendîmes de grands cris de colère. La femme de chambre avait oublié de percer la boutonnière pour les décorations. Cela allait demander encore dix minutes. Le professeur tempêtait toujours pendant que je regardais sur le palier ma grand’mère qui était perdue. Chaque personne est bien seule. Nous repartîmes vers la maison.

Quand grâce aux soins parfaits de Françoise ma grand’mère fut couchée, elle se rendit compte qu’elle parlait beaucoup plus facilement, le petit déchirement ou encombrement d’un vaisseau qu’avait produit l’urémie avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à maman, l’assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût encore traversés.

— Hé bien ! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant l’autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère difficulté qu’elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme tu plains ta mère ! tu as l’air de croire que ce n’est pas désagréable une indigestion !

Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent passionnément sur ceux de ma grand’mère, ne voulant pas voir le reste de son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que nous ne pouvons pas tenir :

— Maman, tu seras bientôt guérie, c’est ta fille qui s’y engage.

Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu’elle accompagna de sa pensée, de tout son être jusqu’au bord de ses lèvres, elle alla le déposer humblement, pieusement sur le front adoré. Ma grand’mère se plaignait d’une espèce d’alluvion de couvertures qui se faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu’elle ne pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte qu’elle en était elle-même la cause (de sorte qu’elle accusait injustement Françoise de mal « retaper » son lit). Par un mouvement convulsif elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes couvertures de fine laine qui s’y amoncelaient comme les sables dans une baie bien vite transformée en grève (si on y construit une digue), par les apports successifs du flux.

Ma mère et moi, (desquels le mensonge était d’avance percé à jour par Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que ma grand’mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux ennemis qu’elle n’avait d’ailleurs pas, et eût été plus affectueux de trouver qu’elle n’allait pas si mal que ça, en somme par le même sentiment instinctif qui m’avait fait supposer que Andrée plaignait trop Albertine pour l’aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre celui qui n’aime pas son pays n’en dit pas de mal, mais le croit perdu, le plaint, voit les choses en noir.

Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de sommeil, d’accomplir les besognes les plus dures. Et si, étant allée se coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de l’appeler un quart d’heure après qu’elle s’était endormie, elle était si heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait l’heure de la messe, et l’heure du premier déjeuner, ma grand’mère eût-elle été agonisante, que Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas être en retard. Elle ne pouvait être suppléée en rien par son jeune valet de pied. Après avoir pris chez moi, à l’exemple de Victor, tout mon papier à lettres, il s’était mis, de plus, à emporter des volumes de vers. Il les lisait une bonne moitié de la journée par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais aussi afin, pendant l’autre moitié de son temps, d’émailler de citations les lettres qu’il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il s’était formé celle-ci que ces poèmes trouvés dans ma bibliothèque étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se reporter. Si bien qu’écrivant à ces paysans dont il escomptait la stupéfaction, il entremêlait, comme on verra, ses propres réflexions de vers de Lamartine, comme il eût dit : qui vivra verra, ou même : bonjour.

À cause des souffrances de ma grand’mère on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d’albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s’était installé en grand’mère, portaient toujours à faux, c’était elle, c’était son pauvre corps interposé qui les recevait, sans qu’elle se plaignît qu’avec un faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n’étaient pas compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que nous aurions voulu exterminer, c’est à peine si nous l’avions frôlé, nous ne faisions que l’exaspérer davantage, hâtant peut-être l’heure où la captive serait dévorée. Les jours où la dose d’albumine avait été trop forte, Cottard, après une hésitation, refusait la morphine. Chez cet homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où il délibérait, où les dangers d’un traitement et les dangers d’un autre se disputaient en lui jusqu’à ce qu’il s’arrêtât à l’un, la sorte de grandeur d’un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un grand stratège, et qui dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un instant conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit : « Faites face à l’est ». Médicalement si peu d’espoir qu’il y eût de mettre un terme à cette crise d’urémie, il ne fallait pas fatiguer le rein. Mais quand ma grand’mère n’avait pas de morphine, ses douleurs devenaient intolérables ; un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir, elle le recommençait perpétuellement car, pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de l’organisme de prendre conscience d’un état nouveau qui l’inquiète, de rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette origine de la douleur dans le cas d’incommodités qui n’en sont pas pour tout le monde. Dans une chambre remplie d’une fumée à l’odeur pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs affaires ; un troisième, d’organisme plus fin, trahira un trouble incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l’odeur qu’il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu’il cherchera chaque fois à faire adhérer par une connaissance plus exacte à son odorat incommodé. De là vient sans doute qu’une vive préoccupation empêche de se plaindre d’une rage de dents. Quand ma grand’mère souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mèches blanches, et, si elle croyait que nous n’étions pas dans la chambre, elle poussait des cris : « Ah ! c’est affreux ! », mais, apercevait-elle ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les mêmes plaintes en les accompagnant d’explications qui donnaient rétrospectivement un autre sens à celles que nous avions pu entendre :

— Ah ! ma fille, c’est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos prescriptions.

Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.

— Je n’ai pas de mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me sens les cheveux en désordre, j’ai mal au cœur, je me suis cognée contre le mur.

Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le mal, elle eût dû finir par l’atteindre et l’emporter, ma mère disait :

— Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, c’est ta fille qui te le dit, on va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de t’embrasser sans que tu aies à bouger ?

Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée, comme si, à force d’humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer le don passionné d’elle-même, elle inclinait vers ma grand’mère toute sa vie dans son visage comme dans un ciboire qu’elle lui tendait, décoré en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et si doux qu’on ne savait pas s’ils y étaient creusés par le ciseau d’un baiser, d’un sanglot ou d’un sourire. Ma grand’mère essayait, elle aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changé que sans doute si elle eût eu la force de sortir, on ne l’eût reconnue qu’à la plume de son chapeau. Ses traits comme dans un travail de sculpture semblaient s’appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce travail du statuaire touchait à sa fin et si la figure de ma grand’mère avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la traversaient semblaient celles non pas d’un marbre mais d’une pierre plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer, en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse, désespérée, de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l’œuvre n’était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce tombeau — qu’on avait si péniblement gardé, avec cette dure contraction — descendre.

Dans un de ces moments où, selon l’expression populaire, on ne sait plus à quel saint se vouer, comme ma grand’mère toussait et éternuait beaucoup, on suivit le conseil d’un parent qui affirmait qu’avec le spécialiste X on était hors d’affaire en trois jours. Les gens du monde disent cela de leur médecin et on les croit comme Françoise croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse, chargée comme l’outre d’Éole de tous les rhumes de ses clients. Ma grand’mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le praticien qui s’était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu’il exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n’avaient rien. Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de cœur ou diabète, c’est une maladie du nez mal comprise. À chacun de nous il dit : « Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N’attendez pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai ». Certes nous pensions à tout autre chose. Pourtant nous nous demandions : « Mais débarrasser de quoi ? » Bref, tous nos nez étaient malades. Il ne se trompa qu’en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontra dans la rue mon père secoué par des quintes, il sourit à l’idée qu’un ignorant pût croire le mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous étions déjà malades.

La maladie de ma grand’mère donna lieu à diverses personnes de manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous découvraient des chaînons de circonstances, ou même d’amitiés que nous n’eussions pas soupçonnées. Et les marques d’intérêt données par les personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles, nous révélaient la gravité d’un mal que jusque-là nous n’avions pas assez isolé, séparé des mille impressions douloureuses ressenties auprès de ma grand’mère. Prévenues par dépêche, ses sœurs ne quittèrent pas Combray. Elles avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d’excellente musique de chambre dans l’audition de laquelle elles pensaient trouver, mieux qu’au chevet de la malade, un recueillement, une élévation douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite. Madame Sazerat écrivit à maman, mais comme une personne dont les fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous avaient à jamais séparés.

Le sixième jour, maman, pour obéir aux prières de grand’mère, dut la quitter un moment et faire semblant d’aller se reposer. J’aurais voulu que Françoise restât un instant sans bouger pour que ma grand’mère s’endormît. Malgré mes supplications, Françoise sortit de la chambre ; elle aimait ma grand’mère, avec sa clairvoyance et son pessimisme elle l’avait condamnée. Elle aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de dire qu’il y avait un ouvrier électricien, beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait commandé cet ouvrier avant que ma grand’mère tombât malade. Il me semblait qu’on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de délicatesse envers ce brave homme, l’état de ma grand’mère ne comptait plus. Quand au bout d’un quart d’heure, exaspéré, j’allai la chercher à la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le « carré » de l’escalier de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l’avantage de permettre, si l’un de nous arrivait, de faire semblant qu’on allait se quitter mais qui envoyait d’affreux courants d’air. Françoise quitta donc l’ouvrier non sans lui avoir encore crié quelques compliments qu’elle avait oubliés pour sa femme et son beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la délicatesse et que Françoise portait jusque dans la politique extérieure. Les niais s’imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l’âme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualité qu’ils auraient chance de comprendre ces phénomènes. Françoise trouvait, avait mille fois répété au jardinier de Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut, sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était gênée que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour aider « les pauvres Russes » « puisqu’on est alliancé », disait-elle. Elle ne trouvait pas cela délicat vis-à-vis du czar qui avait toujours eu « de si bonnes paroles pour nous » ; c’était un effet du même code qui l’eût empêché de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait qu’il allait « contrarier sa digestion », et si près de la mort de ma grand’mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait coupable la France, restée neutre à l’égard du Japon, elle eût cru la commettre, en n’allant pas s’excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier électricien qui avait pris tant de dérangement.

Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise, qui eut à s’absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu’on donnait à Combray à la famille d’un malade : « Vous n’avez pas essayé d’un petit voyage, le changement d’air, retrouver l’appétit, etc. », elle avait ajouté l’idée presque unique qu’elle s’était spécialement forgée et qu’aussi elle répétait chaque fois qu’on la voyait, sans se lasser et comme pour l’enfoncer dans la tête des autres. « Elle aurait dû se soigner radicalement dès le début. » Elle ne préconisait pas un genre de cure plutôt qu’un autre, pourvu que cette cure fût radicale. Quant à Françoise, elle voyait qu’on donnait peu de médicaments à ma grand’mère. Comme selon elle, ils ne servent qu’à vous abîmer l’estomac, elle en était heureuse, mais plus encore elle en était humiliée. Elle avait dans le Midi des cousins, riches relativement — dont la fille, tombée malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans. Pendant ces quelques années, le père et la mère s’étaient ruinés en remèdes, en docteurs différents, en pérégrinations d’une « station » thermale à une autre, jusqu’au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces parents-là, une espèce de luxe, comme s’ils avaient eu des chevaux de courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu’ils fussent, tiraient une certaine vanité de tant de dépenses. Ils n’avaient plus rien, ni surtout le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter qu’ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus riches. Les rayons ultra-violets, à l’action desquels on avait plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les flattaient particulièrement. Le père enorgueilli dans sa douleur par une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme d’une étoile de l’Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n’était pas insensible à tant de mise en scène. Celle qui entourait la maladie de ma grand’mère lui semblait un peu pauvre, bonne à une maladie sur un petit théâtre de province.

Il y eut un moment où les troubles de l’urémie se portèrent sur les yeux de ma grand’mère. Pendant quelques jours elle ne vit plus du tout. Ses yeux n’étaient nullement ceux d’une aveugle et restaient les mêmes. Et je compris seulement qu’elle ne voyait pas à l’étrangeté d’un certain sourire d’accueil qu’elle avait dès qu’on ouvrait la porte jusqu’à ce qu’on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui commençait trop tôt, et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu’il n’y avait plus l’aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du changement de place ou d’expression de la personne qui venait d’entrer ; qu’il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu de lui l’attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie une importance excessive, donnant l’impression d’une amabilité exagérée… Puis la vue revint complètement et des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, ma grand’mère fut sourde. Et comme elle avait peur d’être surprise par la brusque entrée de quelqu’un qu’elle n’aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins d’écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l’embarras de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand’mère à peu près tout ce qu’elle disait.

Selon notre médecin c’était un symptôme que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le dégager. Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu’on mettrait des ventouses « clarifiées ». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire, mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de clarifiées qu’elle n’eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne le cherchait pas plus à la lettre C qu’à la lettre S : elle disait en effet clarifiées, mais écrivait (et par conséquent croyait que c’était écrit) « escarifiées ». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup d’espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après, j’entrai chez ma grand’mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et calmes, ses beaux yeux d’autrefois, (peut-être encore plus surchargés d’intelligence qu’ils n’étaient avant sa maladie, parce que, comme elle ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c’est à ses yeux seuls qu’elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques gouttes de sang qu’on tire), ses yeux, doux et liquides comme de l’huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la malade l’univers reconquis. Son calme n’était plus la sagesse du désespoir mais de l’espérance. Elle comprenait qu’elle allait mieux, voulait être prudente, ne remuait pas, et me fit seulement le don d’un beau sourire pour que je susse qu’elle se sentait mieux et me pressa légèrement la main.

Je savais quel dégoût ma grand’mère avait de voir certaines bêtes, à plus forte raison d’être touchée par elles. Je savais que c’était en considération d’une utilité supérieure qu’elle supportait les sangsues. Aussi, Françoise m’exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires qu’on a avec un enfant qu’on veut faire jouer : « Oh ! les petites bébêtes qui courent sur Madame ». C’était, de plus, traiter notre malade sans respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand’mère, dont la figure avait pris la calme bravoure d’un stoïcien, n’avait même pas l’air d’entendre.

Hélas ! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en plus grave. Je fus surpris qu’à ce moment où ma grand’mère était si mal, Françoise disparût à tout moment. C’est qu’elle s’était commandée une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin, aboutit à une question d’essayage.

Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m’appeler au milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes circonstances, les gens qu’une profonde douleur accable témoignent fût-ce aux petits ennuis des autres :

— Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.

— Je ne dormais pas, répondis-je en m’éveillant.

Je le disais de bonne foi : la grande modification qu’amène en nous le réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore, entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante étoile qui, à l’instant du réveil, éclaire derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que c’était non du sommeil, mais de la veille ; étoile filante à vrai dire qui emporte avec sa lumière l’existence mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui qui s’éveille de se dire : « J’ai dormi ».

D’une voix si douce qu’elle semblait craindre de me faire mal, ma mère me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me caressant les mains :

— Mon pauvre petit, ce n’est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter.

Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un autre être que ma grand’mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et c’est parce qu’elles fermaient mal plutôt que parce qu’elles s’ouvraient qu’elles laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant l’obscurité d’une vision organique et d’une souffrance interne. Toute cette agitation ne s’adressait pas à nous qu’elle ne voyait pas, ni ne connaissait. Mais si ce n’était plus qu’une bête qui remuait là, ma grand’mère où était-elle ? On reconnaissait pourtant la forme de son nez, sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les couvertures d’un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.

Maman me demanda d’aller chercher un peu d’eau et de vinaigre pour imbiber le front de grand’mère. C’était la seule chose qui la rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d’écarter ses cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma grand’mère était à toute extrémité s’était immédiatement répandue dans la maison. Un de ces « extras » qu’on fait venir dans les périodes exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d’ouvrir au duc de Guermantes, lequel resté dans l’antichambre me demandait : je ne pus lui échapper.

— Je viens, mon cher monsieur, me dit-il, d’apprendre ces nouvelles macabres. Je voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père. » Je m’excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait tellement l’importance de la politesse qu’il nous faisait, que cela lui cachait le reste et qu’il voulait absolument entrer au salon. En général, il avait l’habitude de tenir à l’accomplissement complet des formalités dont il avait décidé d’honorer quelqu’un et il s’occupait peu que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.

— Avez-vous fait venir Dieulafoy ? Ah ! c’est une grave erreur. Et si vous me l’aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien qu’il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets carrément au-dessus d’une princesse du sang. D’ailleurs devant la mort nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma grand’mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu’une conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.

Son conseil du reste ne m’étonnait pas. Je savais que chez les Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de respect seulement) comme celui d’un « fournisseur » sans rival. Et la vieille duchesse de Mortemart née Guermantes (il est impossible de comprendre, pourquoi dès qu’il s’agit d’une duchesse on dit presque toujours : « la vieille duchesse de » ou tout au contraire, d’un air fin et Watteau si elle est jeune, la « petite duchesse de »), préconisait presque mécaniquement en clignant de l’œil dans les cas graves « Dieulafoy, Dieulafoy », comme si on avait besoin d’un glacier « Poiré Blanche » ou pour des petits fours « Rebattet, Rebattet ». Mais j’ignorais que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.

À ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d’oxygène qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand’mère, entra elle-même dans l’antichambre où elle ne savait guère trouver M. de Guermantes. J’aurais voulu le cacher n’importe où. Mais persuadé que rien n’était plus essentiel, ne pouvait d’ailleurs la flatter davantage et n’était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me défendisse comme contre un viol par des : « Monsieur, monsieur, monsieur » répétés, il m’entraîna vers maman en me disant : « Voulez-vous me faire le grand honneur de me présenter à madame votre mère ! », en déraillant un peu sur le mot mère. Et, il trouvait tellement que l’honneur était pour elle qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui, s’attendant à être reçu en visite, et se trouvant au contraire laissé seul dans l’antichambre, eut fini par sortir, si au même moment il n’avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux nouvelles. « Ah ! elle est bien bonne ! » s’écria joyeusement le duc en attrapant son neveu par sa manche qu’il faillit arracher, sans se soucier de la présence de ma mère qui retraversait l’antichambre. Saint-Loup n’était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin, d’éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il s’en alla, entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui dire, et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en croire sa joie d’avoir pu économiser un tel dérangement. « Ah ! si on m’avait dit que je n’avais qu’à traverser la cour et que je te trouverais ici, j’aurais cru à une vaste blague ; comme dirait ton camarade M. Bloch, c’est assez farce. » Et tout en s’éloignant avec Robert qu’il tenait par l’épaule : « C’est égal, répétait-il, on voit bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme ; j’ai une sacrée veine ». Ce n’est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé, au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la place des autres, de ces hommes en tête desquels il faut placer la plupart des médecins et les croque-morts, et qui après avoir pris une figure de circonstance et dit : « ce sont des instants très pénibles », vous avoir au besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins restreinte où, avec une jovialité comprimée un instant, ils cherchent des yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires, demander de les présenter à une autre ou « offrir une place » dans leur voiture pour les « ramener ». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant du « bon vent » qui l’avait poussé vers son neveu, resta si étonné de l’accueil pourtant si naturel de ma mère, qu’il déclara plus tard qu’elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu’elle avait des « absences » pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les choses qu’on lui disait, et, qu’à son avis elle n’avait pas toute sa tête à elle. Il voulut bien cependant, à ce qu’on me dit, mettre cela en partie sur le compte des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très « affectée » par cet événement. Mais il gardait encore dans les jambes tout le reste des saluts et révérences à reculons qu’on l’avait empêché de mener à leur fin et se rendait d’ailleurs si peu compte de ce que c’était que le chagrin de maman, qu’il demanda, la veille de l’enterrement, si je n’essayais pas de la distraire.

Un beau-frère de ma grand’mère qui était religieux, et que je ne connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre et ayant, par faveur exceptionnelle, obtenu l’autorisation, vint ce jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de la malade. À un moment où ma grand’mère était sans connaissance, la vue de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse, mais comprenant que j’allais détourner de lui les yeux, je vis qu’il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et au moment où mes regards le quittaient, j’aperçus son œil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était sincère. Il était embusqué là comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu’il avait laissé entr’ouvert. Je l’ai revu plus tard et jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement convenu que je n’avais pas remarqué qu’il m’épiait. Chez le prêtre comme chez l’aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d’instruction. D’ailleurs quel est l’ami, si cher soit-il, dans le passé commun avec le nôtre de qui il n’y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions plus commode de nous persuader qu’il a dû les oublier.

Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration moins pénible demanda des ballons d’oxygène. Ma mère, le docteur, la sœur les tenaient dans leurs mains, dès que l’un était fini, on leur en passait un autre. J’étais sorti un moment de la chambre. Quand je rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine par un murmure incessant, ma grand’mère semblait nous adresser un long chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris bientôt qu’il n’était guère moins inconscient, qu’il était aussi purement mécanique, que le râle de tout à l’heure. Peut-être reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la morphine. Il résultait surtout, l’air ne passant plus tout à fait de la même façon dans les bronches, d’un changement de registre de la respiration. Dégagé par la double action de l’oxygène et de la morphine, le souffle de ma grand’mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif, léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à l’haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d’un roseau, se mêlait-il dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui, libérés à l’approche de la mort, font croire à des impressions de souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette longue phrase qui s’élevait, montait encore, puis retombait, pour s’élancer de nouveau, de la poitrine allégée, à la poursuite de l’oxygène. Puis, par moments, monté si haut, prolongé avec tant de force, ce chant mêlé d’un murmure de supplication dans la volupté semblait s’arrêter tout à fait comme une source s’épuise.

Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si inutile, mais ne possédait pas l’art si simple, de l’exprimer. Jugeant ma grand’mère tout à fait perdue, c’est ses impressions à elle, Françoise, qu’elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que répéter : « Cela me fait quelque chose », du même ton dont elle disait quand elle avait pris trop de soupe aux choux : « J’ai comme un poids sur l’estomac », ce qui dans les deux cas était plus naturel qu’elle ne semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n’en était pas moins très grand, aggravé d’ailleurs par l’ennui que sa fille, retenue à Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la cambrousse et où elle se sentait devenir « pétrousse »), ne pût vraisemblablement revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle avait à tout hasard convoqué d’avance Jupien pour tous les soirs de la semaine. Elle savait qu’il ne serait pas libre à l’heure de l’enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui « raconter ».

Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu finissait par prendre un masque d’indifférence et l’interminable oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui sont inséparables d’un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer. D’ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand’tante) excitait chez moi autant d’antipathie qu’il méritait et obtenait généralement d’estime.

On le « trouvait » toujours dans les circonstances graves, et il était si assidu auprès des mourants, que les familles, prétendant qu’il était délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases d’usage de ne pas venir à l’enterrement. Je savais d’avance que maman qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur lui dirait sous une tout autre forme ce qu’il avait l’habitude de s’entendre toujours dire :

— Promettez-moi que vous ne viendrez pas « demain ». Faites-le pour « elle ». Au moins n’allez pas « là-bas ». Elle vous aurait demandé de ne pas venir.

Rien n’y faisait ; il était toujours le premier à la « maison » à cause de quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom que nous ignorions de « ni fleurs ni couronnes ». Et avant d’aller à « tout », il avait toujours « pensé à tout », ce qui lui valait ces mots : « Vous, on ne vous dit pas merci ».

— Quoi ? demanda d’une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu sourd et qui n’avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de dire à mon père.

— Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j’avais reçu ce matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un soleil trop chaud.

— Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.

— Où ça dites-vous qu’il l’ait mauvais temps ? demanda mon grand-père.

— À Combray.

— Ah ! cela ne m’étonne pas, chaque fois qu’il fait mauvais ici, il fait beau à Combray et vice versa. Ah ! mon Dieu : vous parlez de Combray : a-t-on pensé à prévenir Legrandin ?

— Oui, ne vous tourmentez pas, c’est fait, dit mon cousin dont les joues bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement, de la satisfaction d’y avoir pensé.

À ce moment, mon père se précipita, je crus qu’il y avait du mieux ou du pire. C’était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d’arriver. Mon père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l’acteur qui doit venir jouer. On l’avait fait demander non pour soigner mais pour constater, comme une sorte de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être un grand médecin, un professeur merveilleux ; à ces rôles divers où il excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou le père noble, et qui était de venir constater l’agonie ou la mort. Son nom déjà présageait la dignité avec laquelle il tiendrait l’emploi et quand la servante disait : M. Dieulafoy, on se croyait chez Molière. À la dignité de l’attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d’une taille charmante. Un visage en soi-même trop beau était amorti par la convenance à des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas une seule condoléance qu’on eût pu croire feinte et ne commettait pas non plus la plus légère infraction au tact. Aux pieds d’un lit de mort, c’était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur. Après avoir regardé ma grand’mère sans la fatiguer, et avec un excès de réserve qui était une politesse au médecin traitant, il dit à voix basse quelques mots à mon père, s’inclina respectueusement devant ma mère, à qui je sentis que mon père se retenait pour ne pas dire : « Le professeur Dieulafoy ». Mais déjà celui-ci avait détourné la tête, ne voulant pas importuner et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant simplement le cachet qu’on lui remit. Il n’avait pas eu l’air de le voir, et nous-mêmes nous demandâmes un moment si nous le lui avions remis, tant il avait mis de la souplesse d’un prestidigitateur à le faire disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de grand consultant à la longue redingote à revers de soie, à la belle tête pleine d’une noble commisération. Sa lenteur et sa vivacité montraient que si cent visites l’attendaient encore, il ne voulait pas avoir l’air pressé. Car il était le tact, l’intelligence et la bonté même. Cet homme éminent n’est plus. D’autres médecins, d’autres professeurs ont pu l’égaler, le dépasser peut-être. Mais l’« emploi » où son savoir, ses dons physiques, sa haute éducation le faisaient triompher, n’existe plus, faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n’avait même pas aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui n’était pas ma grand’mère n’existant pas. Je me souviens (et j’anticipe ici) qu’au cimetière, où on la vit, comme une apparition surnaturelle, s’approcher timidement de la tombe et semblant regarder un être envolé qui était déjà loin d’elle, mon père lui ayant dit : « le père Norpois est venu à la maison, à l’église, au cimetière, il a manqué une commission très importante pour lui, tu devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup », ma mère, quand l’ambassadeur s’inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son visage qui n’avait pas pleuré. Deux jours plus tôt — et pour anticiper encore avant de revenir à l’instant même auprès du lit où ma grand’mère agonisait — pendant qu’on veillait ma grand’mère morte, Françoise, qui ne niant pas absolument les revenants, s’effrayait au moindre bruit, disait : « Il me semble que c’est elle. » Mais au lieu d’effroi, c’était une douceur infinie que ces mots éveillèrent chez ma mère qui aurait tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mère auprès d’elle.

Pour rétrograder maintenant à ces heures de l’agonie :

— Vous savez ce que ses sœurs nous ont télégraphié ? demanda mon grand-père à mon cousin.

— Oui, Beethoven, on m’a dit, c’est à encadrer, cela ne m’étonne pas.

— Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-père en essuyant une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles à lier, je l’ai toujours affirmé. Qu’est-ce qu’il y a, on ne donne plus d’oxygène ?

Ma mère dit :

— Mais alors maman va commencer à mal respirer. Le médecin répondit :

— Oh ! non, l’effet de l’oxygène durera encore un bon moment, nous recommencerons tout à l’heure.

Il me semblait qu’on n’aurait pas dit cela pour une mourante, que si ce bon effet devait durer, c’est qu’on pouvait quelque chose sur sa vie. Le sifflement de l’oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse de la respiration jaillissait toujours légère, tourmentée, inachevée, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout fût fini, le souffle s’arrêtait, soit par ces mêmes changements d’octaves qu’il y a dans la respiration d’un dormeur, soit par une intermittence naturelle, un effet de l’anesthésie, un progrès de l’asphyxie, quelque défaillance du cœur. Le médecin reprit le pouls de ma grand’mère, mais déjà, comme si un affluent venait apporter son tribut au courant asséché, un nouveau chant s’embranchait à la phase interrompue. Et celle-ci reprenait à un autre diapason, avec le même élan inépuisable. Qui sait si, sans même que ma grand’mère en eût conscience, tant d’états heureux et tendres comprimés par la souffrance ne s’échappaient pas d’elle maintenant comme ces gaz plus légers qu’on refoula longtemps. On aurait dit que tout ce qu’elle avait à nous dire s’épanchait, que c’était à nous qu’elle s’adressait avec cette prolixité, cet empressement, cette effusion. Wagner qui a fait entrer dans sa musique tant de rythmes de la nature et de la vie, depuis le reflux de la mer jusqu’au martèlement du cordonnier, des coups du forgeron au chant de l’oiseau, on peut croire, s’il a jamais assisté à une telle mort, qu’il en a dégagé pour les éterniser dans la mort d’Yseult les inexhaustibles ressassements. Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On me fit m’essuyer les yeux avant que j’allasse embrasser ma grand’mère.

— Mais je croyais qu’elle ne voyait plus, dit mon père.

— On ne peut jamais savoir, répondit le docteur.

Quand mes lèvres la touchèrent, les mains de ma grand’mère s’agitèrent, elle fut parcourue tout entière d’un long frisson, soit réflexe, soit que certaines tendresses aient leur hyperesthésie qui reconnaît à travers le voile de l’inconscience ce qu’elles n’ont presque pas besoin des sens pour chérir. Tout d’un coup ma grand’mère se dressa à demi, fit un effort violent, comme quelqu’un qui défend sa vie. Françoise ne put résister à cette vue et éclata en sanglots. Me rappelant ce que le médecin avait dit, je voulus la faire sortir de la chambre. À ce moment, ma grand’mère ouvrit les yeux. Je me précipitai sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que mes parents parleraient à la malade. Le bruit de l’oxygène s’était tu, le médecin s’éloigna du lit. Ma grand’mère était morte.

Quelques heures plus tard, Françoise put une dernière fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient seulement et jusqu’ici avaient semblé être moins âgés qu’elle. Mais maintenant, au contraire, ils étaient seuls à imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune d’où avaient disparu les rides, les contractions, les empâtements, les tensions, les fléchissements que, depuis tant d’années, lui avait ajoutés la souffrance. Comme au temps lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes d’une chaste espérance, d’un rêve de bonheur, même d’une innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en se retirant venait d’emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand’mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du moyen âge, l’avait couchée sous l’apparence d’une jeune fille.

marcel proust
L’ERMITE


(SATIRE PREMIÈRE)


Sur le sentier du plus âpre des bois,
Tel qu’un flâneur distrait qui ne me voit,
Le poil bouffant, vint tranquille vers moi
Un renard. J’eus comme un léger émoi
Qui se changea vite en éclat de rire
Lorsque aussi prompt qu’une brise qui vire
Il s’en alla si bien que je l’admire
Dans ma pensée où je vois encor luire
Sa queue. Et tout autour j’entends bruire
Le cliquetis des arbres dépouillés.

Ô mon renard ! ami des prés mouillés,
Cadres brillants des coqs aux chants rouillés
Dont l’orgueil fou trahit les poulaillers,
C’est bien à toi que semblait ma Jeunesse
Lorsqu’elle allait d’un pied plein de finesse,
Faisant glisser de tous côtés son œil
Et prête à fuir l’ombre d’un écureuil !

Cette Jeunesse elle est dans ma pensée.
Ainsi que toi, renard, elle est passée
Sur le chemin des bois où les pensées
Et l’ancolie au printemps sont poussées.
Et maintenant, dans l’automne froissée,
Elle s’en va sur les mousses tassées

Et comme si, d'alors jusqu'aujourd'hui,
Ce ne fût pas plus long que lorsque a lui,
Un simple instant, le beau renard poli.

Je ne saurais pleurer comme vous faites.
Doux rabâcheurs que l'on nomme poètes.
Que vous soyez Horace ou bien Ronsard,
Je ne saurais pleurer avec votre art
Sur cette rose au soir fanée. Et puisque
Elle est fanée, et qu'il n'est plus de risque
Qu'elle retourne à son rosier, je veux
Me réjouir autant qu'il plaît à Dieu,
Sans qu'un regret vienne mouiller mes yeux.
De l'autre fleur qu'on nomme l'immortelle.

Vous me fuyez, je vous fuis, toute belle
Oui roucoulez comme une tourterelle.
Pour vous mon archet cesse de jouer
Et pour vous mes chants cessent de louer.
Dans les bois galants vous irez bouder
Et dire aux échos que je n'ai plus d'ailes.
Fous irez chercher des brins d'asphodèles.
De la violette et du romarin,
Des joueurs de flûte et de tambourin,
Car je vous aurai bien scandalisée,
Pour m'ensevelir aux Champs-Elysées :

Cythère a cargué parmi les lueurs
Que dans l'ombre font les martins-pécheurs.

Donc loin de vous, et tel qu'un vieil ermite
Qui par vos mains fut enterré trop vite.
Portant au dos la gourde et la marmite,
Je poursuivrai le chemin que limite
Le ciel. La nuit, semblable à du granité.
Se déploiera dans le jour de saphir

En me berçant des liquides soupirs
Qu'un rossignol que l'on croirait mourir
Mêle au silence où pleure la fontaine.
Me nourrissant de racine et de faîne.
Vêtu d'écorce et de grossière laine.
Je construirai ma cabane sereine
Avec l'argile et la branche de chêne
Dans ce vallon où l'Amour vrai m'entraîne.

C'est fait. J'habite avec l'Amour, ici,
Et dans la joie est noyé mon souci.
Je suspendis mon cœur à cette mousse.
Il est éclos et ses ailes le poussent
A voleter parmi les grimpereaux,
A se baigner avec eux au ruisseau,
A sautiller sur le dos du troupeau,
A gazouiller aux cimes de l'ormeau.
Par le chemin couleur de la pervenche
Où le beau temps qui suit son cours s'épanche.
Tous les matins, mon rosaire à la hanche,
Je redescends vers la chapelle blanche.
Car chaque jour n'est pour moi qu'un Dimanche.

Or je dirai ce qui parfois m'advint
Depuis alors jusqu'en mil neuf cent vingt.

Un jour heurta ma hutte une diablesse
Oui voulut faire échec à ma sagesse :
Cheveux roulés comme on les porte en Grèce,
Et ces regards dont les pointes nous blessent.
Et cette voix dont Sirène caresse
Le voyageur qui dans la haute mer
En l'écoutant boit à l'amour amer.

J'étais au coin du feu mourant, l'hiver.
— Que voulez-vous ? dis-je à la visiteuse.
— Mais rien, qu'avec vous écouter l'yeuse
Et le sapin qui font harmonieuse
La poésie où maître êtes passé.
J'en aime fort le souffle cadencé,
Comme la branche où le vent a dansé.
Quand on entend l'orage dispersé
Rouler le char de la prochaine Aurore.

Cette diablesse, elle me dit encore
Ces mots subtils que les hommes adorent
Et qui les font tomber, et puis mourir
Quand le plaisir a tué le désir.
— Ma barbe, dis-je, est commue de la neige !
— Rien n'est plus doux, quand un toit vous protège.
Que les flocons qui tombent au dehors
Et dont le froid dans le chaud vous endort.

Ayant prié mon ange que l'infâme
Qui me parlait en attisant ma flamme
S'en allât loin et ne perdît mon âme,
Il m'inspira, non point un brusque blâme
Qui va perçant le cœur comme une lame.
Mais le moyen le plus spirituel
Dont sut user poète sous le ciel.
Il m'inspira, puisque cette diablesse
S'était vantée à moi de la tendresse
Quelle portait aux brises qui caressent
Les branches d'arbre en les faisant chanter,
Et aux frimas qu'on voit en l'air flotter.
De lui servir sur ma plus juste lyre
Le plus doux chant du bois quand il soupire
Et le duvet le plus blanc de Zéphyre.

Ce qu’alors je fis. Et d’abord souffla
Le vent aux sapins. Et la mer boula.
Puis le vent décrut. La mer désenfla.
Et tout doucement la brise coula
Comme de la pluie à travers l’yeuse.
Le soleil baisa la forêt joyeuse
Qui dans un tendre et long balancement
Berçait comme fait un être charmant
Ses nids de mésange et ses nids de graines.


Cet hymne aurait pu plaire à quelque reine,
Mais à la diablesse il ne convint pas
Et je l’entendis maugréer tout bas.


Mon luth alors neigea sur la vallée
Qui s’épanouit comme l’azalée
La plus blanche. Et la plaine immaculée
Se tut. Et les champs et toutes leurs claies
Disparurent dans l’éblouissement :
C’était le livre pur du Tout-Puissant.

Je vis bientôt la diablesse fuyant :
Elle n’aimait la neige ni le vent

FRANCIS JAMMES

1920. AU PLATANE

A ANDRÉ FONTAINAS

Tu penches, grand Platane, et te proposes nu,

Blanc comme un jeune Scythe, Mais ta candeur est prise, et ton pied retenu

Par la force du site.

Ombre retentissante en qui le même azur

Qui t'emporte, s'apaise, La noire mère astreint ce pied natal et pur

A qui le monde pèse.

De ton front voyageur les vents ne veulent pas ;

La terre tendre et sombre, O Platane, jamais ne laissera d'un pas

S'émerveiller ton ombre !

Ce front n'aura d'accès qu'aux degrés lumineux

Où la sève l'exalte ; Tu peux grandir, candeur, mais non rompre les nœuds

De l'éternelle halte !

Pressens autour de toi d'autres vivants liés

Par l'hydre vénérable ; Tes pareils sont nombreux, des pins aux peupliers,

De l'yeuse à l'érable, AU PLATANE 37

Qui, par les morts saisis, les pieds cchciielcs

Dans la confuse cendre, Sentent les fuir les fleurs, et les spermes ailés

Le cours léger descendre.

Le tremble pur, le charme, et ce hêtre formé

De quatre jeunes femmes, Ne cessent pas de battre un ciel toujours fermé,

Vêtus en vain de rames.

Ils vivent séparés, ils pleurent confondus

Dans une seule absence. Et leurs membres d'argent sont vainement fendus

A leur douce naissance.

Quand l'âme lentement qu'ils expirent le soir

Vers l'Aphrodite monte, La vierge doit dans l'ombre, en silence, s'asseoir,

Toute chaude de honte.

Elle se sent surprendre, et pâle, appartenir

A ce tendre présage Qu'une présente chair tourne vers l'avenir

Par un jeune visage...

Mais toi, de bras plus purs que les bras animaux,

Toi qui dans l'or les plonges. Toi qui formes au jour le fantôme des maux

Que le sommeil fait songes.

Haute profusion de feuilles, trouble fer

Quand l'âpre tramontane Sonne, au comble de l'or, ra:;jir du jeune hiver

Sur tes harpes. Platane,

�� � 38 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ose gémir !... Il faut, â souple chair du bois,

Te tordre, te déi'>rdre, Te plaindre sans te rompre, et rendre aux vents la voix

Qu'ils cherchent en désordre !

Flagelle-toi !... Parais l'impatient martyr

Qui soi-même s'écorche. Et dispute à la jiamme impuissante à partir

Ses retours vers la torche !

Je t'ai choisi, puissant personnage d'un parc,

Ivre de ton tangage. Puisque le ciel t'exerce, et te presse,, ô grand arc.

De lui rendre un langage,

Afin que l'hymne manteaux oiseaux qui naîtront,

Et que mon âme sache Frémir jusques aux dieux conduite par un tronc

Qui rêve de la hache !

qu amoureusement des Dryades rival,

Le seul poète puisse Flatter ton corps poli comme il fait du Cheval

L'ambitieuse cuisse !...

— Non, dit l'Arbre. Il dit : Non ! par l'étincellement

De sa tête superbe. Que la tempête traite universellement

Comme elle fait une herbe !

PAUL VALÉRY

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��FRAGMENTS

��VI

��La rue de Commaille était une rue nouvelle taillée au travers des jardins qui, dans cette partie de la rue du Bac sur quoi elle donnait, longtemps se dissimulèrent derrière la façade protectrice des hautes maisons. La porte cochère de celles-ci restait-elle, par hasard, entrouverte, l'œil émer- veillé s'enfonçait curieusement vers d'insoupçonnables, de mystérieuses profondeurs, jardins d'hôtels particuliers, auxr- quels d'autres jardins faisaient suite, jardins de ministères, d'ambassades, jardins de Fortunio, jalousement protégés, mais sur lesquels les fenêtres des maisons voisines les plus modernes avaient parfois le coûteux privilège de plonger.

Les deux fenêtres du salon, celle de la bibliothèque, celles de la chambre de ma mère et de la mienne ou- vraient sur un de ces merveilleux jardins, qui n'était séparé de nous que par la largeur de la rue. Celle-ci n'était bâtie que d'un côté ; un mur bas, face aux maisons, ne gênait que les premiers étages ; nous habitions au qua- trième.

��I. Voir la Nouvelle Revue Française (i^ février, ic mars, i*' mai, %<^ novembre et i^r décembre 1920).

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C'est dans la chambre de ma mère qu'elle et moi nous nous tenions le plus souvent. C'est là que nous prenions notre thé du matin. Je parle déjà de cette seconde année où. Monsieur Richard ayant réintégré le centre de Paris, je n'étais plus que son « demi-pensionnaire », c'est-à-dire que je rentrais dîner et coucher à la maison chaque jour. J'en repartais au matin, à l'heure où Marie commençait de coiffer ma mère, aussi ne m'était-il donné d'assister que les jours de congé à cette opération, qui durait une demi- heure. Maman recouverte d'un blanc peignoir s'as- seyait, bien au jour, devant la fenêtre. En face d'elle, et de manière qu'elle se pût mirer, Marie dressait une glace ovale échassière, articulée, montée sur tige de métal à trépied, qui se haussait à volonté ; un minuscule plateau rond ceinturait la tige, sur lequel peignes et brosses étaient posés. Ma mère alternativement lisait trois lignes du Temps de la veille au soir qu'elle tenait en main, puis regardait dans le miroir. Elle y vo5^ait le dessus de sa tête et la main de Marie armée du peigne ou de la brosse, qui sévissait ; quoi que fît Marie, c'était avec l'apparence de la fureur.

— Oh ! Marie, que vous me faites mal ! geignait ma mère.

Je lisais, vautré dans un des deux grands fauteuils qui, de droite et de gauche, encombraient les abords de la cheminée (mastodontesques fauteuils de velours grenat, dont la monture et la forme même se dissimulaient sous l'intumescence du capiton). Je levais un instant les yeux vers le beau profil de ma mère ; ses traits étaient naturel- lement graves et doux, un peu durcis occasionnellement par la blancheur crue du peignoir et par la résistance qu'elle opposait quand Marie lui tirait les cheveux en arrière.

— Marie, vous ne me brossez pas, vous me tapez ! Marie s'arrêtait un instant ; puis repartait de plus belle.

Maman laissait alors glisser de dessus ses genoux le journal

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et mettait ses mains 1 une dans l'autre en signe de résigna- tion, de cette manière qui lui était familière, les doigts exactement croisés, à l'exception des deux index, arqués l'un contre l'autre et pointant en avant.

— Madame ferait bien mieux de se coiffer elle-même ; comme ça elle ne se plaindrait plus.

Mais la coiffure de maman comportait un peu d'artifice et se fût malaisément passée de l'assistance de Marie. Séparés par le milieu, de dessous un couronnement de tresses for- mant chignon plat, deux bandeaux lisses au-dessus des tempes ne bombaient de manière séante qu'à l'aide de quelques adjonctions. En ce temps on en fourrait partout ; c'était l'époque hideuse des « tournures ».

Marie n'avait pas précisément son franc-parler — maman ne l'eût point toléré — elle s'en tenait aux bou- tades : quelques mots partis en si{fian"l, chassés d'elle par une furia comprimée. Maman tremblait un peu devant elle, et lorsqu'elle servait à table, on attendait qu'elle fût sortie pour dire :

— J'ai beau le répéter à Désirée (c'est à ma tante Claire que la phrase s'adressait), sa mayonnaise est encore trop

��vmaigree.

��Désirée avait succédé à Joséphine , l'ex-passion de Marie ; mais quelle qu'eût été la cuisinière, Marie aurait pris tou- jours son parti. Alors, le lendemain, comme je sortais avec elle : .

— Tu sais, Marie, — commençais-je, à la manière des plus vilains cafards — si Désirée ne veut pas écouter ce que lui dit maman, je ne sais pas si nous pourrons la garder. — C'était aussi pour faire l'important. — Sa mayon- naise, hier...

— Était encore trop vinaigrée, je sais, interrompait Marie, d'un air vengeur. Elle pinçait les lèvres, retenait son ire un instant, puis, quand la pression était devenue assez forte, on entendait jaillir :

— Allez ! Vous êtes des fins-becs.

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Marie n'était pas réfractaire à toute émotion esthétique ; mais ciiez elle, comme chez beaucoup de Suisses, le sen- timent de la beauté se confondait avec celui de l'altitude ; et pareillement ses dispositions musicales se limitaient au chant des cantiques. Un jour pourtant, tandis que j'étais au piano, elle entra brusquement dans le salon ; je jouais une Komance sans paroles assez fadement expressive (celle en mi-maj.).

— Au moins voilà de la musique, dit-elle en hochant la tête avec sentiment ; puis furieusement : — Je vous demande si ça ne vaut pas mieux que toutes vos trioles ?

Elle appelait indifféremment « trioles » toute la musique qu'elle ne comprenait pas.

Les leçons de M""" de Guesclin ayant été jugées insuf- fisantes, je fus confié à un professeur mâle, qui ne valait hélas ! pas beaucoup mieux. Monsieur Merriman était essayeur chez Pleyel ; il avait fait du métier de pianiste sa profession, sans vocation aucune ; à force de travail était parvenu à décrocher au Conservatoire un premier prix, si je ne m'abuse ; son jeu correct, luisant, glacé, ressortissait plutôt à l'arithmétique qu'à l'art ; quand il se mettait au piano, on croyait voir un comptable devant sa caisse ; sous ses doigts, blanches, noires et croches, s'additionnaient ; il faisait la vérification du morceau. Assurément il aurait pu m'entraîner pour le mécanisme ; mais il ne prenait aucun plaisir à enseigner. Avec lui, la musique devenait un pen- sum aride ; ses maîtres étaient Cramer, Steibelt, Dusseck, du moins ceux dont il préconisait pour moi la férule. Beethoven lui paraissait libidineux. Deux fois par semaine, il venait, ponctuel ; la leçon consistait dans la répétition monotone de quelques exercices, et encore point des plus profitables pour les doigts, mais des plus niaisement rou- tiniers ; quelques gammes, quelques arpèges, puis je com- mençais de rabâcher « les huit dernières mesures » du mor- ceau en cours, c'est-à-dire les dernières étudiées ; après quoi, huit pas plus loin il faisait une sorte de grand V au

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crayon, marquant la besogne à abattre, comme on désigne dans une coupe de bois les arbres condamnés ; puis disait en se levant, tandis que sonnait la pendule :

— Pour la prochaine fois, vous 'étudierez les huit mesures suivantes.

Jamais la moindre explication. Jamais le moindre appel, je ne dis pas à mon goût musical ou à ma sensibilité (Comment en eût-il été question ?) mais non plus seu- lement à ma mémoire ou à mon jugement. A cet âge de développement, de souplesse et d'assimilation, quels progrès n'eussé-je point faits, si ma mère m'avait aussitôt confié au maître incomparable que fut pour moi, un peu plus tard (trop tard, hélas !) M. de la Nux. Hélas ! après deux ans d'ânonnements mortels, je ne fus délivré de Merriman que pour tomber en Schifmacker.

Je reconnais qu'en ce temps il n'était pas aussi facile qu'aujourd'hui de trouver un bon professeur ; la Schola n'en formait pas encore ; l'éducation musicale de la France entière restait à faire, et, de plus, le milieu où fréquentait ma mère n'y entendait à peu près rien. Ma mère indé- niablement faisait de grands efforts pour s'instruire elle- même et m'instruire ; mais ses efforts étaient mal dirigés. Schifmacker lui était chaudement recom.mandé par une amie :

— Croiriez -vous, disait-elle à ma mère qu'il a su m'y faire prendre goût ? A moi ! A la musique ! Un homme extraordinaire, je vous dis. Essayez-en.

Le premier jour qu'il vint chez nous, il nous exposa son système. C'était un gros vieux homme ardent, essoufflé, qui rougeoyait comme une forge, qui bredouillait, sifflait et postillonnait en parlant. On eût dit qu'il était sous pres- sion et laissait échapper sa vapeur. Il portait les cheveux en brosse et des favoris ; tout cela, blanc de neige, avait l'air de fondre sur sa face qu'il lui fallait sans cesse éponger. Il disait :

— Les autres professeurs, qu'est-ce qu'ils racontent ?

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Faut faire des exercices, des exercices, et patati, et patata. Mais est-ce que j'en ai fnit, moi, des exercices ? Laissez-moi donc tranquille ! On apprend à jouer en jouant. C'est comme pour parler. Vo3'ons, vous qui êtes raisonnable, Madame, est-ce que vous accepteriez que chaque matin on fît faire à votre enfant des exercices de langue, sous prétexte qu'il aura à se servir de sa langue dans la journée : ra, ra, ra, ra, gla, gla, gla, gia. (Ici ma mère positivement terrifiée par l'humide exubérance de Schifmacker reculait sensible- ment son fauteuil ; l'autre approchait le sien d'autant.) — Qu'on ait la langue bien ou mal pendue, ce qu'on dit, c'est ce qu'on a à dire, et au piano on a toujours assez de doigts pour exprimer ce qu'on sent. Ah ! si l'on ne sent rien, quand on aurait dix doigts à chaque main, la belle affaire 1 — Alors il partait d'un gros rire, puis s'étranglait et toussait, puis suffoquait durant quelques instants, roulait des yeux tout blancs, puis s'épongeait, puis s'éventait avec son mou- choir. Ma mère proposait d'aller lui chercher un verre d'eau ; mais il faisait signe que ce n'était rien, agitait un dernier coup ses petits bras, ses courtes jambes, expliquait qu'il avait voulu rire et tousser à la fois, faisait un : Hhm ! reten- tissant et, tourné vers moi :

— Alors, mon petit, c'est compris : plus d'exercices. Re- gardez, Madame ! regardez ce farceur comme il est content ! Il se dit déjà : on ne va pas s'embêter avec le papa Schif- macker. Il a raison cet enfant.

Ma mère complètement submergée, éberluée, amusée tout de même par tant de pitrerie, mais effrayée plutôt encore, et n'approuvant pas trop une méthode qui supprimait la contrainte et l'effort, elle qui en apportait à tout dans la vie et s'appliquait sans cesse à quoi que ce soit qu'elle fît, tâchait en vain de placer une phrase complète : on entendait, à travers cet éclaboussement continu :

— Oui, pourvu que... mais il ne demande pas à... évi- demment... à condition de...

Et tout à coup Schifmacker se levait :

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— Maintenant je vais vous jouer quelque chose, pour que vous n'alliez pas penser : ce professeur de piano, il ne sait que parler.

Il ouvrit le piano, frappa quelques accords, puis se lança dans une petite étude de Stephen Heller, en forme de fanfare, qu'il mena d'un train d'enfer et avec un étour- dissant brio. Il avait de petites mains courtes et rouges avec lesquelles, presque sans agiter les doigts, il semblait pétrir le piano. Son jeu ne rappelait rien que j'eusse jamais entendu ou que je dusse jamais plus entendre ; ce qu'on appelle mécanisme lui faisait complètement défaut et je crois qu'il aurait trébuché dans la simple gamme ; aussi n'est-ce jamais précisément le morceau tel qu'il était écrit qu'on entendait avec lui, mais quelque approximation pleine de fougue, de saveur et d'étrangeté.

Je n'étais pas tellement ravi qu'il supprimât de ma vie les exercices ; déjà j'aimais étudier ; c'est pour plus de progrès que je changeais de professeur, et je doutais si, avec ce diable d'homme... Il avait de bizarres principes ; celui-ci, par exemple : que le doigt, sur la touche, ne doit jamais demeurer immobile ; il feignait que ce doigt con- tinuât de disposer de la note, comme fait le doigt du vio- loniste ou l'archet qui porte sur la corde vibrante elle- même, et se donnait ainsi l'illusion d'en grossir ou d'en diminuer le son et de le modeler à son gré, suivant qu'il enfonçait ce doigt plus avant sur la touche ou au contraire le ramenait à lui. C'est là ce qui donnait à son jeu cet étrange mouvement de va et vient par quoi il avait l'air de malaxer la mélodie.

Ses leçons prirent fin brusquement sur une scène affreuse. Voici ce qui la motiva : Schifmacker était corpulent, je l'ai dit. Ma mère, craignant pour les petites chaises du salon, et que leur complexion délicate s'accommodât mal d'un tel poids, avait été chercher dans l'antichambre un robuste siège, hideux, recouvert de molesquine et qui jurait étran- gement avec le mobilier du salon. Elle mit ledit siège à

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côté du piano, et écarta les autres, « pour qu'il comprît bien où il devait s'asseoir, » disait-elle. La première leçon tout alla bien, la chaise tenait bon et résistait à la pression et à l'agitation de ce gros corps. Mais la fois suivante il se passa quelque chose d'épouvantable : la molesquine, amollie sans doute par la chaleureuse leçon précédente, commença de lui coller aux chausses. On ne s'en aperçut, hélas ! qu'à la fin de la séance, au moment qu'il voulut se lever. Vains efforts ! Il tenait à la chaise, et la chaise tenait à lui. Son mince pantalon (nous étions en été) si l'étoffe en était un peu mûre, le fond allait y rester, c'était sûr ; il y eut quelques minutes d'angoisse... Et puis, non ! sur un nouvel effort, ce fut la molesquine qui céda, doucement, doucement, abandonnant du sien, comme par conciliation. Je maintenais la chaise, encore trop consterné pour oser rire ; lui, tirait de l'avant, disait :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu'est-ce que c'est encore que cette invention d'enfer ? — et tâchait, par-dessus son épaule, de surveiller le décollement, ce qui rendait sa face plus rouge encore.

Tout se passa sans déchirure, heureusement, et sans dom- mage, que pour la molesquine dont il emportait après lui tout l'apprêt, laissant sur le siège, imprimée, l'image en négatif de son énorme derrière.

Le plus curieux, c'est qu'il ne se fâcha qu'à la leçon sui- vante. Je ne sais ce qui lui prit ce jour là, mais, après la leçon, comme je le raccompagnais dans l'antichambre, subitement il éclata en invectives d'une violence extrême, déclara qu'il y voyait clair dans mon jeu, que j'étais « un faux bonhomme, » qu'il ne supporterait pas plus longtemps ■qu'on se fichât de lui et qu'il ne remettrait plus les pieds dans une maison où on le traitait en paltoquet.

Effectivement il ne reparut plus ; et nous apprîmes par les journaux, à quelque temps de là, qu'il s'était noyé pen- dant une partie de canotage.

Je n'entrais guère dans le salon qu'à cause du piano

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qui s'y trouvait.. La pièce restait à demi-fermée d'ordi- naire, les meubles soigneusement protégés par des housses de percale blanche, striée de minces raies rouge vif. Ces housses habillaient si exactement la forme des chaises et des fauteuils, que c'était un plaisir que de les remettre chaque jeudi matin, après la parade du mercredi, jour de réception de ma mère ; la percale avait de savants retours, et de petites agrafes la maintenaient appliquée contre les soutiens des dossiers. Je ne suis pas sûr que je ne préférasse pas le salon, ainsi revêtu dé son uniforme de housses, décent, modeste et, l'été, délicieusement frais derrière les volets clos, que lorsque éclatait aux regards son luxe morne et inharmonieux. Il y avait diverses chaises en tapisserie, des fauteuils faux Louis XVI, recouverts d'un damas bleu et vieil or, dont étaient faits également les rideaux, rangés le long des murs ou en deux files qui, partant du milieu du salon, rejoignaient, aux deux côtés de la cheminée, deux fauteuils beaucoup plus importants que les autres, et dont le faste m'éblouissait ; je savais qu'ils étaient en « velours de Gênes », mais j'imaginais mal sur quel métier compliqué pouvait être tissue cette étoffe qui tenait à la fois du velours, de la guipure et de la broderie ; elle était de couleur havane ; les bois de ces fauteuils étaient noirs et dorés; je n'avais pas la permission de m'y asseoir; ils étaient énormes, gênants," inconfortables et hideux. Sur la che- minée, des candélabres et une pendule en cuivre doré : la décente Sapho de Pradier. Que dirai-je du lustre et des appli- ques ? J'ai fait un grand pas dans l'émancipation de ma pensée, le jour où j'osai me persuader que tous les lustres de tous les salons n'étaient pas nécessairement en girandoles de cristal, comme ceux-ci.

Devant la cheminée, un écran en tapisserie de soie pré- sentait, sous deséglantines, une espèce de pont chinois dont les bleus me sont restés dans l'œil ; des pendeloques agré- mentaient Ja monture de bambou, balançant de droite et de gauche des glands de soie, du même azur que celui de

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la tapisserie, suspendus deux par deux à la tète et à la queue de poissons de nacre et retenus par des fils d'or. Il me fut raconté, plus tard, que ma mère l'avait brodé en secret dans les premiers temps de son mariage ; le regard de mon père, le jour de sa fête, avait été buter contre, en entrant dans son cabinet. Quelle consternation ! Lui, si doux, et qui adorait ma mère, il s'était presque fâché :

— Non, Juliette ! s'était-il écrié ; non, je vous en prie. Ici je suis chez moi. Cette pièce au moins, laissez-moi l'ar- ranger moi-même, tout seul, à ma façon.

Puis rappelant à lui son aménité, il avait persuadé ma mère que l'écran lui faisait beaucoup de plaisir, mais qu'il le préférait dans le salon.

Depuis la mort de mon père nous dînions chaque dimanche avec ma tante Claire et Albert ; nous alliors chez eux et ils venaient chez nous, alternativement ; pour eux on n'enlevait pas les housses. Après le repas, tandis que nous nous mettions au piano, Albert et moi, ma tante et ma mère s'approchaient de la grande table, éclairée par une lampe à huile que coiffait un de ces abat-jour compli- qués comme on en faisait alors ; je crois qu'on n'en voit plus de pareils aujourd'hui ; une fois par an, à même époque, nous allions en choisir un nouveau, maman et moi, chez un papetier de la rue de Tournon qui en avait un grand choix ; ils étaient en carton opaque, mais qui, par des gaufrures savantes et des crevés, laissait passer des onglets de lumière à travers des papiers très minces et diver- sement colorés ; c'était féerique.

La table du salon était couverte d'un épais tapis de velours, bordé d'une très large bande de tapisserie laine et soie, qui, je crois, avait été l'œuvre patiente d'Anna et de ma mère, du temps qu'elles étaient rue de Crosne. El'e débordait la table et retombait sur les côtés, verticale, de sorte qu'on ne la pouvait admirer que de loin. Elle repré- sentait, cette bordure, une torsade de pivoines et de rubans, ou du moins de quelque chose de jaune et de contourné

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qui pouvait passer pour tel. La bordure avait fait effort pour se raccorder au velours, c'est-à-dire qu'il y avait, mordant la bordure, en guise d'amorce ou de provocation, une régu- lière indentation de faux prolongements du velours ; mais le velours, lui, n'avait fait aucun effort pour s'harmoniser avec la bordure ; il avait préféré s'assortir aux fauteuils de velours de Gènes, adoptant leur couleur havane, tandis que les amorces restaient vert chou.

Tandis que ma tante et ma mère faisaient une partie de cartes (par principe elles ne travaillaient à aucun ouvrage, le dimanche) Albert et moi, nous nous plongions dans les trios, les quatuors et les symphonies, de Mozart, Ae Beethoven et de Schumann, déchiffrant avec frénésie tout ce que les éditions allemandes ou françaises nous offraient d'arrangements à quatre mains. J'étais devenu à peu près de sa force, ce qui n'était du reste pas beaucoup dire, mais ce qui nous permettait de goûter ensemble des joies musicales qui sont restées parmi les plus vives et les plus profondes que j'aie goûtées dans ma vie. Tout le temps que nous jouions, ces dames n'arrêtaient pas de causer ; leurs voix s'élevaient à la faveur de nos fortissimos ; mais dans les pianissimos, hélas ! elles ne baissaient guère et nous souffrions beaucoup de ce défaut de recueillement. Il ne nous arriva que deux fois de pouvoir jouer dans le silence ; oh ! ce fut un ravissement. Maman m'avait laissé pour quelques jours, dans les circonstances que je vais dire, et Albert, deux soirs de suite, avait eu la gentillesse de venir dîner avec moi ; a-t-on compris ce qu'était pour moi mon cousin, on comprendra du même coup quelle fête ce put être de l'avoir ainsi pour moi tout seul, et qui n'était venu que pour moi. Nous prolongeâmes la soirée fort avant dans la nuit, et nous jouâmes si suavement que les anges durent entendre.

C'est à La Roque qu'était allée maman ; une épidémie de fièvre typhoïde s'était déclarée sur une de nos fermes et maman ne l'avait pas plus tôt appris, qu'elle était partie

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pour soigiter les malades, estimant qu'il était de son devoir de le faire, puisque ces gens étaient ses fermiers. Ma tante Claire avait essa3é de la retenir, disant qu'avant de se devoir à ses fermiers, elle se devait à son fils ; qu'elle risquait beaucoup, pour n'être que d'un secours très médiocre ; et ce que ma tante aurait pu ajouter, c'est que ces gens, assez neufs sur la ferme, butés, rapaces, étaient incapables à tout jamais d'apprécier un geste désintéressé comme celui de ma niere. Albert et moi faisions chorus, très alarmés, car déjà deux des gens de la ferme étaient morts, et la fièvre typhoïde passait en ce temps pour contagieuse. Conseils, objurgations, rien n'y fit : ce que maman reconnaissait pour son devoir, elle l'accomplissait contre vents et marées. S'il n'y paraissait pas toujours nettement, c'est qu'elle avait encombré sa vie de maintes préoccupations adventices, de sorte que l'idée de devoir, souvent, se brésilkit chez elle en un tas de menues obligations.

Ayant à parler souvent de ma mère, je comptais que ce que je rappellerais d'elle en cours de route, allait la peindre suffisamment ; mais je crains d'avoir bien imparfaitement laissé voir \a personne de bonne volonté queWe était (je prends ce mot dans le sens le plus évangélique) et cette constante défiance de soi, que j'héritai d'elle. Elle était toujours s'ef- forçant vers quelque bien, vers quelque mieux et ne se reposait jamais dans la satisfaction de soi-même ; il ne lui suffisait point d'être modeste ; sans cesse elle travaillait à diminuer ses imperfections, ou celles qu'elle surprenait en autrui, à se corriger, à s'instruire. Du vivant de mon père, tout cela se soumettait, se fondait dans un grand amour. Son amour pour moi était sans doute à peine moindre, mais toute la soumission qu'elle avait professée pour mon père^, à présent, c'est de moi qu'elle l'exigeait. Des conflits en naissaient, qui m'aidaient à me persuader que je ne ressemblais qu'à mon père ; les plus profondes similitudes ancestrales ne se révèlent que sur le tard.

En attendant, ma mère, très soucieuse de sa culture et

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de la mienne, et pleine de considération pour la musique, la peinture, la poésie et en général: tout ce- qui la, surplom- bait, faisait de son mieux pour éclairer mon goût, mon juge- ment, et les siens propres. Si nous allions voir une exposi- tion de tableaux — et nous ne manquions aucune de celles que le Temps voulait bien nous signaler, — ce n'était jamais sans emporter le numéro du journal qui en parlait, ni sans relire sur place les appréciations du critique, par grand'peur d'admirer de travers, ou de n'admirer pas du tout. Pour les concerts, le resserrement et la timide mono- tonie des programmes d'alors laissaient peu de champ à l'erreur ; il n'y avait qu'à écouter, qu'à approuver, qu'à applaudir.

Maman me menait chez Pasdeloup à peu près chaque dimanche ; un peu plus tard nous prîmes un abonnement au Conservatoire où, deux années de suite, nous allâmes ainsi, de deux dimanches l'un. Je remportais de certains de ces concerts des impressions profondes, et ce que je n'étais pas d'âge encore à comprendre (c'est en 79 que maman commença de m'y mener) n'en façonnait pas moins ma sensibilité. J'admirais tout, à peu près indifféremment, comme .il sied à cet âge, sans choix presque, et par urgent besoin d'admirer : iit mineur et la Symphonie Ecossaise, la suite de concertos de Mozart que Ritter ou Risler débitait chez Pasdeloup de dimanche en dimanche, et le Désert de Félicien David, que j'entendis plusieurs fois, Pasdeloup et le public affectant un goût particulier pour cette œuvre aimable, qui paraîtrait sans doute un peu désuette et man- quant d'épaisseur, aujourd'hui ; elle me charmait alors comme avait fait un paysage oriental de Tournemine, qui loTs de mes premières visites au Luxembourg avec Marie me paraissait le plus beau du monde : il montrait, sur un fond de couchant couleur de grenade et d'ora.nge, reflété dans de calmes eaux, des éléphants ou des chameaux allon- geant trompe ou cou pour boire, et tout au loin une mos- quée allongeant ses minarets vers le ciel.

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Si vifs que soient certains souvenirs de ces premiers « moments musicaux », il en est un près duquel tous pâlis- sent : en 83 Rubinstcin vint donner une suite de concerts, à la salle Erard ; les programmes prenaient la musique de piano à ses débuts et la menaient jusqu'à nos jours. Je n'as- sistai pas à tous, car les places étaient « hors de prix », comme disait maman, mais à trois seulement — dont j'ai gardé souvenir si lumineux, si net, que je doute parfois s'il s'agit bien du souvenir de Rubinstein lui-même, ou seule- ment du souvewir des morceaux que j'ai tant de fois lus et relus ensuite. Mais non ; c'est bien précisément lui-même que j'entends et que je revois ; et certains de ces morceaux : quelques pièces de Couperin, par exemple, la sonate en C dur de Beethoven (op. 53) et le rondo de celle en mi (op. 90) Toiseaii prophète deSchumann, je ne les pus ensuite écouter jamais qu'à travers lui.

Son prestige était considérable. Il ressemblait à Beethoven, de qui certains le disaient fils (je n'ai pas été "vérifier si son âge rendait cette prétention vraisemblable) ; visage plat aux pommettes marquées, large front à demi-noyé dans une crinière abondante, sourcils broussailleux ; un regard absent ou fougueux ; la mâchoire volontaire, et je ne sais quoi de hargneux dans l'expression de la bouche lippue. Il ne charmait point, il domptait. L'air hagard, il paraissait ivre, et l'on disait que souvent il l'était. Il jouait les yeux clos et comme ignorant du public. Il ne semblait point tant présenter un morceau, que le chercher, le découvrir, ou le composer à mesure, et non point dans une improvisation, mais dans une ardente vision intérieure, une progressive révé- lation dont lui-même éprouvât et ravissement et surprise.

Les trois concerts que j'entendis étaient consacrés, le premier à la musique ancienne, les deux autres à Beethoven et à Schumann. Il y en eut un consacré à Chopin auquel j'aurais bien voulu également assister, mais ma mère tenait la musique de Chopin pour « malsaine » et refusa de m'y mener.

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L'an suivant j'allai moins au concert ; davantage au théâtre, à l'Odéon, aux Français, à l'Opéra-Comique sur- tout, où j'entendis à peu près tout ce qu'on voulait bien donner du répertoire vieillot de l'époque, Grétry, Boïel- dieu, Hérold, dont la grâce m'emplissait d'aise, qui m'em- plirait aujourd'hui d'un ennui mortel. Oh ! ce n'est pas à ces maîtres charmants que j'en ai, mais à la musique dra- matique ; mais au théâtre en général. Y ai-je été trop naguère ? Tout m'y paraît éventé, conventionnel, outré, fastidieux... Si par mégarde encore parfois je m'y aventure, et si quelque ami ne me retient, j'ai bien du mal à attendre le premier entr'acte pour m'éclipser du moins décemment. Il a fallu dernièrement le Vieux Colombier, l'art et la ferveur de Copeau et la bonne humeur de sa troupe pour me réconcilier un peu avec les plaisirs de la scène. Mais je réserve les commentaires et reviens à mes souvenirs.

Depuis deux ans un enfant de mon âge venait passer près de moi les vacances ; maman, qui s'était ingéniée à me procurer ce camarade, y voyait un double avantage: faire profiter du bon air de la campagne un enfant peu fortuné qui sinon n'aurait pas quitté Paris de tout l'été, et m'arra- cher aux trop contemplatives joies de la pêche. Armand Bavretel avait pour fonction de me remuer. Fils de pasteur, nécessairement. Il vint la première année avec Edmond Richard ; la seconde avec Richard l'aîné, chez qui j'étais déjà pensionnaire. C'était un enfant d'aspect plutôt frêle, aux traits délicats, fins, presque jolis ; son œil très vif et son aspect craintif lui donnaient lair d'un écureuil ; il était de naturel espiègle et devenait rieur sitôt qu'il se sentait à l'aise, mais le premier soir, tout dépaysé dans le grand salon de La Roque, malgré l'accueil affectueux d'Anna et de ma mère, le pauvre petit éclata en sanglots. Comme j'y allais aussi de toute mon affection, je fus plus que surpris •et presque choqué par ces larmes ; il me semblait qu'il

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reconnaissait mal les prévenances de ma mère ; pour un peu j'aurais trouvé qu'il lui manquait. Je ne pouvais com- prendre alors tout ce que le visage de la fortune peut pré- senter d'offensant pour un pauvre ; et pourtant le salon de La Roque n'avait rien de bien luxueux ; mais on s'y sen- tait à l'abri de cette meute de soucis qu'excite et fait aboyer la misère. Armand quittait les siens pour la première fois, et je crois qu'il était de ceux qui se blessent à tout ce qui ne leur est pas famiHer. Du reste la fâcheuse impression de ce premier soir dura peu ; bientôt il se laissa cajoler par ma mère et par Anna qui avait de bonnes raisons pour le com- prendre mieux encore. Pour moi j'étais ravi d'avoir un camarade, et remisai mes hameçons.

Notre plus grand amusement était de nous lancer à travers bois, à la manière des « Trapeurs de l'Arhansas » dont Gustave Aimard nous racontait les aventures, dédai- gneux des chemins tracés, ne reculant devant fourrés ni fondrières, et ravis au contraire lorsque l'épaisseur des taillis nous obligeait à progresser péniblement sur les genoux et sur les mains, voire à plat- ventre, car nous tenions à déshonneur de biaiser.

Nous passions les après-midi du dimanche à Blancmesnil ; c'étaient alors d'épiques parties de cache-cache, fécondes en péripéties, car elles se jouaient dans la grande ferme, à travers granges, remises et n'importe quels bâtiments. Puis, après que nous eûmes éventé leurs mystères, nous en cherchâmes d'autres à La Roque, où vinrent Lionel et sa sœur Blandine ; nous montions à la ferme de la Cour Vesque (que mes parents appelaient Cour l'Evêque) et, là, les parties reprirent de plus belle, dans l'imprévu de ce décor nouveau. Blandine allait avec Armand, et je restais avec Lionel ; les uns chassant, les autres, alternativement, se cachant sous des fagots, sous des bottes de foin, dans la paille ; on grimpait sur les toits, on passait par tous les pertuis, toutes les trappes, et par ce trou dangereux, au- dessus du pressoir, par où l'on fait crouler les pommes ;

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on inventait, poursuivi, mainte acrobatie... Mais si pas- sionnante que fût la poursuite, peut-être ie contact avec les biens de la terre, les plongeons dans l'épaisseur des récoltes, et les bains d'odeurs variées, faisaient-ils le plus vrai du plaisir. O parfum des luzernes séchées, acres sen- teurs de la bauge aux pourceaux, de l'écurie ou de l'étable ! Effluves capiteux du pressoir, et là, plus loin, entre les tonnes, ces courants d'air glacé où se mêle aux relents des futailles, une petite pointe de moisi. Oui ! j'ai connu plus tard l'enivrante vapeur des vendanges, mais pareil à la Sulamite qui demandait qu'on la soutînt avec des pommes, c'est l'éther exquis de celles-ci que je respire de préférence à la douceur obtuse du moût. Lionel et moi devant l'énorme tas de blé d'or qui s'effondrait en pentes molles sur le plancher net du grenier, nous mettions bas nos vestes, puis, les manches haut relevées, nous enfon- cions nos bras jusqu'à l'épaule et sentions entre nos doigts ouverts glisser les menus grains frais.

Nous convînmes un jour de nous aménager, chacun sépa- rément et secrètement, une sorte de résidence particulière où chacun inviterait les trois autres qui apporteraient le goûter. Le sort me désigna pour commencer. J'avisai pour mon installation un bloc calcaire énorme, blanc, lisse et de fort bel aspect, mais perdu dans un fouillis d'orties, que je ne pus traverser que par un bond énorme, en m'aidant d'une perche et prenant un for- midable élan. Je baptisai le « Pourquoi pas » mon beau domaine. Puis m'assis sur le bloc comme sur un trône et j'attendis mes invités. Ils s'amenèrent enfin, mais quand ils virent le rempart d'orties qui me séparait d'eux, ils poussèrent les hauts cris. Je leur tendis la perche qui m'avait servi, afin qu'ils sautassent à leur tour ; mais ils ne s'en furent pas plus tôt saisis en riant, qu'ils s'en- fuirent à toutes jambes, emportant et perche et goûter, m'abandonnant dans ce diable de retiro d'où, sans élan, j'eus le plus grand mal à sortir.

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Armand Bavretel ne vint passer chez nous que deux étés. L'été de 84 mes cousines ne vinrent pas non plus, ou que peu de temps, et, me trouvant seul à La Roque, je fréquentai Lionel davantage. Non contents de nous retrouver ouvertement le dimanche, jour où il était con- venu que je goûtais à Blancmesnil, nous nous donnions de vrais rendez-vous d'amoureux, auxquels nous courions furtivement, le cœur battant et la pensée frémissante. Nous avions convenu d'une cachette, qui nous pût servir de poste restante ; pour savoir où et quand nous retrouver nous échangions des lettres bizarres, mystérieuses, crypto- graphiées et qu'on ne pouvait lire qu'à l'aide d'une grille ou d'une clef. La lettre était déposée dans un coffret clos, lequeFcoffret se dissimulait dans la mousse, à la base d'un vieux pommier, dans un pré à l'orée du bois, à mi-dis- tance exactement entre nos deux demeures. Sans doute il entrait de la simagrée dans l'exagération de nos sentiments l'un pour l'autre, et comme eût dit La Fontaine « un peu de faste », mais nullement d'hypocrisie, et après que l'un à l'autre nous eûmes fait serment d'amitié fidèle, je crois que pour nous joindre nous aurions traversé le feu. Lionel me persuada qu'un pacte aussi solennel nécessitait un gage ; il rompit en deux un fleuron de clématite, m'en remit une moitié, garda l'autre qu'il jura de porter sur lui comme talisman. J'enfermai mon demi-fleuron dans un petit sachet brodé que je suspendis à mon cou à la façon d'un scapulaire et que je gardai ainsi contre ma poitrine jusqu'à ma première communion.

Si passionnée que fût notre liaison, il ne s'y glissait pas la moindre sensualité. Lionel, d'abord, était richement laid ; puis sans doute éprouvais-je déjà cette inhabileté foncière à mêler l'esprit et les sens, qui je crois m'est assez particu- lière, et qui devait bientôt devenir une des répugnances car- dinales de ma vie. De son côté, Lionel, en digne petit-fils de Ch..., affichait des sentiments à la Corneille. Certain jour de départ, comme je m'approchais pour une accolade

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fraternelle, il me repoussait à bras tendus et, solennel :

— Les hommes ne s'embrassent pas !

Il avait un amical souci de m'entrer davantage dans sa vie et dans la coutume de sa famille. J'ai dit qu'il était orphelin ; Blancmesnil appartenait alors à son oncle, égale- ment gendre de Ch..., les deux frères de R... ayant épousé les deux sœurs. Monsieur de R... était député, et le fût resté jusqu'à la fin de sa vie si, au début de l'affaire Dreyfus, il n'avait eu l'unique courage de voter contre son parti (c'est dire qu'il était de la droite). Extrêmement bon et droit, il manquait un peu de caractère, ou d'étoffe, ou enfin de je ne sais quoi qui lui eût permis de présider autre- ment que par l'âge et qu'en apparence, à cette table de famille nombreuse où les éléments les plus jeunes n'étaient pas toujours les plus soumis ; mais l'excellent homme avait déjà de la peine à faire figure suffisante aux côtés de sa femme, dont la supériorité l'exténuait. Madame de R... était du reste très calme, très douce et suffisamment pré- venante ; rien dans le ton de sa voix ou dans ses manières ne cherchait à imposer ; mais, sans dire peut-être des choses bien neuves ou bien profondes, elle ne parlait jamais pour ne rien dire et n'exprimait jamais rien que de sensé (j'ajoute à mes souvenirs d'enfant d'autres souvenirs plus récents) de sorte que l'ascendant était réel qu'elle exerçait sur tous comme une naturelle souveraineté. Il ne me paraît pas que ses traits rappelassent beaucoup ceux de M. Ch... ; mais elle avait été sa secrétaire, la confidente de sa pensée, et certainement son prestige s'aggravait du poids conscient de ce passé.

En plus de Monsieur de R... tout le monde dans la famille s'occupait plus ou moins de politique. Lionel dans sa chambre me faisait me découvrir devant une photographie du duc d'Orléans (inutile de dire qu'à cette époque je ne savais absolument pas qui c'était). Son frère aîné qui tra- vaillait l'opinion dans un département du midi s'était fait blackbouler et reblackbouler aux élections. Le facteur

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apportait de Lisieux le courrier ; il arrivait pendant qu'on était à table ; chacun, grand ou petit, s'emparait aussitôt d'un journal ; on arrêtait de manger et, durant un long temps, sur tout le tour de la table on ne voyait plus un visage.

Le dimanche matin, dans le salon. Madame de R... faisait le culte auquel assistaient parents, enfants et servi- teurs. Lionel, d'autorité, me faisait asseoir près de lui ; et, pendant la prière, alors que nous étions agenouillés, il me prenait la main, qu'il gardait serrée dans la sienne, comme pour offrir à Dieu notre amitié.

Pourtant Lionel ne respirait pas toujours le sublime. A côté de la salle du culte (j'ai dit que c'était le salon) se trou- vait la bibliothèque, une vaste pièce carrée aux murs tapissés de livres, où la Grande Encyclopédie avoisinait les œuvres de Corneille. A portée de la main, elle s'ouvrait aux curiosités de l'enfant : dès que Lionel savait trouver déserte la pièce, il y fouillait éperdument. Un article con- duisait à l'autre ; tout y était présenté avec vivacité, agré- ment et vigueur ; ces impertinents esprits forts du xviii^ siècle s'entendaient admirablement à amuser, à étonner et à distraire. Quand nous traversions la pièce, Lionel me poussait du coude (le dimanche il y avait tou- jours du monde à côté) et d'un clin d'œil m'indiquait les fameux bouquins, que je n'eus jamais l'heur de toucher. Du reste, d'esprit plus lent que Lionel, ou plus occupé, j'étais -beaucoup moins curieux que lui de ces choses — on a compris de quoi je veux parler ; et lorsqu'ensuite il me racontait ses explorations au travers du dictionnaire, me faisait part de ses découvertes, je l'écoutais, mais plus ahuri qu'excité ; je l'écoutais, mais sans l'interroger. Je ne com- prenais rien à demi-mot, et l'an suivant, encore, Lionel me racontant, avec cet air supérieur et renseigné qu'il savait prendre, qu'il avait trouvé dans la bibliothèque abandonnée de son frère un livre des plus suggestifs : « Les souvenirs d'un chien de chasse », je crus d'abord qu'il s'agis- sait de vénerie.

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Cependant la nouveauté de l'Enq^clopédie s'épuisait et le temps vint où Lionel n'y trouva plus guère à apprendre. Par le plus singulier retour^ nous fîmes alors, mais cette fois de conserve, des lectures du genre le plus sérieux : ce fut Bossuet, ce fut Fénélon, ce fut Pascal. A force de dire « l'année suivante » j'en arrive à ma seizième année. Je préparais mon instruction religieuse et la corres- pondance que j'avais commencé d'entretenir avec E... m'in- clinait également l'esprit. Cette année, passé l'été, Lionel et moi nous ne cessâmes pas de nous voir ; à Paris nous allions alternativement l'un chez l'autre. Rien de plus pré- tentieux que nos entretiens de cette époque, pour profi- tables qu'ils fussent ; nous avions la présomption d'étudier les grands écrivains susnommés ; nous commentions à qui mieux-mieux des passages philosophiques, et que nous choisissions de préférence dans le plus touffu du taillis. Les traités de la concupiscence, de la connaissance de Dieu et de soi-même, etc, furent mis en coupes réglées ; férus de grandiloquence, nous pensions cheminer terre à terre, tant que nous n'avions pas perdu pied ; nous élaborions d'abstruses gloses, des paraphrases qui me feraient rougir aujourd'hui si je les revoyais, mais qui tout de même nous bandaient l'esprit, et dont surtout était ridicule la satisfac- tion de nous-mêmes que nous y puisions.

J'achève avec Lionel, car notre belle amitié n'eut pas de suites, et je n'aurai pas l'occasion d'y revenir. Nous continuâmes de nous voir encore quelques années, mais avec de moins en moins de joie. Mes goûts, mes écrits lui déplaisaient et lui devinrent à scandale ; il tenta de m'amender d'abord, puis cessa de me fréquenter. Il était, je crois, de cette famille d'esprits qui ne sont susceptibles que d'amitiés dévalantes, je veux dire : accompagnées de con- descendance et de protection. Même au plus chaud de notre amitié il me faisait sentir que je n'étais pas né comme lui. La correspondance du Comte de Montalembert avec son ami Cornudet venait de paraître ; k livre (la nouvelle édi-

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tion de 84) était sur les tables du salon de La Roque et de celui de Blancmesnil ; Lionel et moi, cédant au mouve- vement nous nous exaltions sur ces lettres où Montalembert fraisait figure de grand homme ; son amitié pour Cornudet était touchante ; Lionel rêvait notre amitié pareille ; bien entendu, c'était moi, Cornudet.

C'est sans doute aussi ce qui fait qu'il ne supportait pas qu'on lui apprît rien ; toujours il savait tout avant vous, et parfois il lui arrivait de vous réciter votre propre opinion comme sienne, oubliant qu'il vous la devait, ou de vous redonner avec suffisance le renseignement qu'il tenait de vous. En général il servait comme de son cru ce qu'il avait glané par ailleurs. Avec quel amusement j'avais retrouvé, dans une revue, le mot, absurde du reste, qu'il avait laissé tomber de si haut, comme un fruit de ses réflexions per- sonnelles, du temps que nous découvrions Musset : « C'est un garçon coiffeur qui a dans son cœur une belle boîte à musique ». Je n'aurais peut-être pas parlé de ce travers, si je n'avais lu dans les Cahiers de Sainte-Beuve que son grand-père en était pareillement entiché.

— Et Armand ?

— Durant quelques mois je continuai d'aller le voir à Paris de loin en loin. Il habitait avec sa famille près des Halles. Il vivait là, aux côtés de sa mère, digne femme, douce et réservée ; avec deux sœurs : Tune, sensiblement plus âgée, s'était faite insignifiante, par effacement et affec- tueuse abnégation devant sa sœur cadette, comme il advient souvent, prenant à sa charge, pour autant qu'il pouvait me paraître, toutes les corvées et les soins les plus rebutants du ménage. La seconde sœur, du même âge à peu près qu'Ar- mand, était charmante ; on eût dit qu'elle acceptait son rôle de représenter la grâce et la poésie dans cette sombre maison ; on la sentait choyée par tous et particulièrement par Armand, mais par celui-ci de la façon bizarre que je vais dire ensuite. Armand avait encore un grand frère, qui

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venait d'achever ses études de médecine et commençait à cherciier clientèle ; je n'ai pas souvenir de l'avoir jamais rencontré. Quant au pasteur Bavretel, le père, la philan- thropie le retenait sans doute et je ne le connaissais pas encore, lorsque soudain, certaine fin d'après-midi que Madame Bavretel avait convié à goûter quelques amis d'Armand, il fit, dans la salle à manger où nous partagions le gâteau des rois, une apparition sensationnelle. Ah ! juste ciel ! qu'il était laid ! C'était un homme court, carré des épaules, avec des bras et des mains de gorille ; la dignité de la redingote pastorale accentuait encore l'inélégance de son aspect. Que dire de son chef ? Les cheveux grison- nants, huileux, par paquets de mèches plates lustraient son col ; les yeux globuleux roulaient hagardement sous des paupières épaisses ; le nez faisait un encombrement informe ; sa lèvre inférieure, tuméfiée, retombait en avant, molle, violette et baveuse. Il parut, et notre anima- tion figea net. Il ne demeura parmi nous qu'un instant, prononça quelque phrase insignifiante, comme :

— Amusez-vous bien mes enfants. ou

— Que Dieu vous ait en sa sainte garde, et sortit, entraînant à sa suite Madame Bavretel à qui il voulait dire quelques mots.

L'an suivant, dans les mêmes circonstances exactement, il fit exactement la même entrée, dit la même phrase, ou une exactement équivalente, et allait ressortir exactement de la même manière, suivi de son épouse, lorsque celle-ci ayant eu la malencontreuse attention de m'appeler pour me présenter à lui, qui jusqu'alors ne me connaissait que de nom, le pasteur me tira à lui, ô horreur ! et avant que j'eusse pu m'en défendre, colla sa lèvre humide sur mon front.

Je ne le vis que ces deux fois, mais mon impression fut si vive qu'il ne cessa depuis de hanter mon imagination ; même il commença d'habiter un livre que je projetais

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d^écrire, et qu'il n'est pas encore dit que je n'écrirai pas, au travers duquel se fût répandue un peu de la fuligineuse atmosphère que j'avais respirée chez les Bavretel. Ici la pau- vreté cessait d'être seulement privative, comme la croient les riches trop souvent ; on la sentait réelle, agissante, attentionnée ; elle régnait affreusement sur les esprits et sur les cœurs, s'insinuait partout, touchait aux endroits les plus secrets et les plus tendres, et faussait les ressorts déli- cats de la vie. Tout ce qui s'éclaire à mes yeux aujour- d'hui, j'étais mal éduqué pour le comprendre d'abord ; bien des anomalies, chez les Bavretel, ne me paraissaient étranges sans doute que parce que j'en discernais mal l'ori- gine, et ne savais pas faire intervenir toujours et partout cette gêne que, par pudeur, la famille prenait tant de soin de cacher. Je n'étais pas précisément un enfant gâté ; j'ai dit déjà la vigilance de ma mère à ne m avantager en rien sur d'autres camarades moins fortunés : mais ma mère ne s'était jamais proposé de me faire échapper à mes habitudes ni de rompre le cercle enchanté de mon bonheur. J'étais privilégié sans le savoir, comme j'étais français et protes- tant sans le savoir ; sorti de quoi, tout me paraissait exoti- que. Et de même qu'il fallait une porte cochère à la maison que nous habitions, ou mieux : que « nous nous devions » comme disait ma tante Claire, d'avoir une porte cochère, de même « nous nous devions » de ne voyager jamais qu'en première classe, par exemple ; et de même, au théâtre, je ne concevais pas que des gens qui se respectent pussent aller ailleurs qu'au balcon. Quelles réactions une telle édu- cation me préparait, il est prématuré d'en parler ; j'en suis encore au temps, où emmenant Armand à une matinée de rOpéra-Comique, pour laquelle ma mère avait retenu deux places de seconde galerie — car nous laissant pour la pre- mière fois, sortir seuls, elle avait jugé ces places suffisantes pour deux galopins de notre âge — je fus littéralement éperdu de me trouver, dans ce théâtre, sensiblement plus haut que de coutume, environné de gens qui me parais-

�� � saient du commun ; me précipitant au contrôle je versai tout l’argent que j’avais en poche, pour des suppléments qui nous permissent de regagner mon niveau. Il faut dire aussi que, pour une fois que j’invitais Armand, je souffrais de ne pas lui offrir le meilleur.

Donc, au jour de l’Epiphanie, Madame Bavretel conviait les amis d’Armand à venir « tirer les rois ». J’assistai plusieurs fois à cette petite fête ; pas chaque année pourtant, car à ce moment de l'hiver nous étions plus volontiers à Rouen ou dans le Midi, qu’à Paris ; mais je dus y aller encore assez tard, car je me souviens que cette bonne Madame Bavretel me présentait déjà comme un auteur illustre aux autres jeunes gens, tous plus ou moins illustres eux aussi. Evidemment, l’arrière souci du problématique avenir de la jeune sœur n’était pas absent de ces réunions. Madame Bavretel pensait que parmi ces jeunes célébrités un parti s’offrirait peut-être, et cette préoccupation, qu’elle eût voulu dissimuler et désavouer presque, était au contraire brutalement mise en lumière par la cynique intervention d’Armand, qui profitait du jour des rois pour se permettre les allusions les plus directes et les plus gênantes ; c’est lui qui taillait les parts du gâteau, et, connaissant la place de la fève, il s’arrangeait de manière à ce qu’elle échût à sa sœur ou à l’éventuel prétendant. En l’absence d’autres jeunes filles, force était de la choisir pour reine. Mais alors, quelles plaisanteries ! Certainement Armand souffrait déjà du mal bizarre qui le porta quelques années plus tard à se tuer. Je ne puis m’expliquer autrement l’acharnement qu’il y mettait ; il n’avait de cesse que sa sœur ne fût en larmes, et, si les mots n’y suffisaient pas, il s’approchait pour la brutaliser, la pincer. Quoi ! la détestait-il ? Je crois qu’il l’adorait au contraire, et qu’il souffrait pour elle de tout, et aussi de ces mortifications qu’il lui faisait subir, car il était de tendre nature et nullement cruel ; mais son obscur démon se plaisait à détériorer son amour. Avec nous Armand était verveux, sémillant, mais toujours ce 64 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

même esprit caustique envers soi-même, envers les siens, envers tout ce qu'il aimait^ le poussait à rengréger sur la misère : il désolait sa mère en exposant et désignant tout ce qu'elle aurait voulu cacher : les taches, les dépareille- ments, les déchirures, et mettait tous les invités mal à l'aise. Madame Bavretel s'affolait, concédait à demi comme faisant la part du feu, mais gâtait le reste par trop d'excu- ses, par des : « Je sais bien que chez M. Gide on n'oserait pas servir le gâteau des rois dans un plat cassé » dont Armand soulignait la gaucherie en éclatant de rire insolemment ou s'écriant :

— C'est le plat dans lequel j'ai mis les pieds, ou : — Ça te la coupe, mon vieux — exclamations qui s'échappaient de lui nerveusement et dont il paraissait à peine responsable. Qu'on imagine pour couronner la scène — Armand gouail- iant, la mère protestant, la sœur pleurant, tous les hôtes dans leurs petits souliers — qu'on imagine l'entrée solen- nelle du pasteur !

J'expliquais à quel point mon éducation me rendait sen- sible à l'exotisme de la misère ; mais il s'y joignait ici je ne sais quoi de grimaçant et de contraint, de courtois et de saugrenu qui portait à la tête et, au bout de peu de temps, me faisait perdre complètement la notion de la réa- lité ; tout commençait à flotter autour de moi, à se décon- tenancer^ à verser dans le fantastique, non seulement le lieu, les gens, les propos, mais moi-même, ma propre voix, que j'entendais comme à distance et dont les sonorités m'épouvantaient. Parfois il me paraissait qu'Armand n'était pas inconscient de toute cette bizarrerie, mais s'efforçait d'y concourir, tant était juste et pour ainsi dire : attendue, la note aigre qu'il apportait dans ce concert ; bien plus, il me semblait enfin que Madame Bavretel elle-même se grisait de cette affolante harmonie, lorsqu'elle présentait à l'auteur des Cahiers d'André Walter « ce livre si remarquable que vous avez lu certainement », M. Dehelly, « premier prix de diction au Conservatoire, dont tous les journaux ont

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fait l'éloge » et chaque invité sur ce mode — de sorte que moi-même, et Dehelly et tous les autres, bientôt, fanto- ches irréels, nous parlions, nous gesticulions sous la dictée de l'atmosphère que nous avions nous-mêmes créée. On était tout surpris, en sortant, de se retrouver dans la rue.

Je revis Armand... Ce jour là, je fus reçu par la sœur aînée. Elle était seule dans l'appartement. Elle me dit que je trouverais Armand, deux étages au-dessus, dans sa cham- bre ; car il avait fait dire qu'il ne descendrait pas. Je savais où était sa chambre, mais n'y étais encore jamais entré. Elle donnait directement sur l'escalier, en face du logement où son frère avait ouvert un cabinet de consultation, si je ne me trompe. C'était une pièce point trop petite, mais très sombre, qui prenait l'air sur une courette, et vers laquelle un hideux réflecteur de zinc gondolé rabattait des reflets blafards. Armand était étendu tout vêtu sur son lit défait ; il avait gardé sa chemise de nuit ; il était mal rasé, sans cravate. Il se leva quand j'entrai, et me serra dans ses bras, ce qu'il ne faisait pas d'habitude. Je ne me souviens pas du début de notre conversation. Sans doute étais-je beau- coup plus occupé par l'aspect de sa chambre que par ce qu'il me disait. Il n'y avait pas dans toute la pièce le moindre objet où poser agréablement le regard ; la misère, la laideur, la noirceur étaient étouffantes, au point que bientôt je lui' demandai s'il ne consentirait pas à m'accom- pagner au dehors.

— Je ne sors plus, dit-il sommairement.

— Pourquoi ?

— Tu vois bien que je ne peux pas sortir comme je suis. J'insistai, lui dis qu'il pouvait mettre un col et que je me

souciais peu qu'il fût ou non rasé.

— Je ne suis pas lavé non plus, protesta-t-il. Puis, avec une sorte de ricanement douloureux, il m'annonça qu'il ne se lavait plus, et que c'était pour cela que ça sentait si mauvais dans la pièce ; qu'il n'en sortait que pour les repas

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et n'avait plus mis les pieds dehors depuis vingt jours.

— Que fais-tu ?

— Rien.

Voyant que je cherchais à distinguer les titres des quel- ques livres qui traînaient sur un coin de table, auprès de son lit :

— Tu veux savoir ce que je lis ?

il me tendit la Pucelle de Voltaire, que depuis long- temps je savais être son livre de chevet, le Citatmr de Pigault-Lebrun, et le Cocu de Paul de Kock. Puis, mis en veine de confidence, il m'expliqua bizarrement qu'il s'en- fermait parce qu'il n'était capable de faire que du mal, qu'il savait qu'il nuisait aux autres, leur déplaisait, les dégoûtait ; que d'ailleurs il avait beaucoup moins d'esprit qu'il n'avait l'air d'en avoir, et que même le peu qu'il en avait il ne savait plus s'en servir.

Je me dis aujourd'hui que je n'aurais pas dû l'aban- donner dans cet état ; que du moins j'aurais dû lui parler davantage ; il est certain que l'aspect d'Armand et sa con- versation ne m'affectèrent pas alors autant qu'ils eussent fait plus tard. Il me semble bien vnt souvenir qu'il me demanda brusquement ce que je pensais du suicide, et qu'alors, le regardant dans les yeux, je répondis que, dans certains cas, le suicide me paraissait louable — avec un cynisme dont en ce temps j'étais bien capable — mais je ne suis pas certain de n'avoir pas imaginé ces phrases par la suite, à force de remuer dans ma tète ce dernier entretien et de l'apprêter pour le livre où je me proposais de faire figurer également son père, le pasteur.

J'y repensai particulièrement lorsqu'à quelques années de là (je l'avais entre temps perdu de vue) je reçus le faire- part de la mort d'Armand. J'étais en voyage et ne pus aller à son enterrement. Quand je revis un peu plus tard sa malheureuse mère, je n'osai l'interroger. C'est indirecte- ment que j'appris qu'il s'était jeté dans la Seine.

ANDRÉ GIDE

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

LA CONSCIENCE LIBRE ET LA GUERRE

Nous ne retrouvons pas encore tout à fait dans CUrarnbault le Romain Rolland de Jean-Christophe. La secousse morale de 1914 a déséquilibré chez bien d'autres encore les puissances créatrices de l'œuvre d'art, et ce sont là, dans tous les pays du monde, des dommages de guerre que nulle commission n'éva- luera. Mais notons que l'affaire Dreyfus avait eu le même effet, — et je crois que du point de vue intérieur français, du point de vue spirituel surtout, on peut comparer à peu près les deux événements et les deux influences. La différence la plus notoire (elle est d'ailleurs d'importance et voilà un cas où, quelle que soit la perspicacité du lecteur, le point d'ironie paraîtrait peut- être nécessaire) consiste en ceci : que la France des temps drey- fusiens était bien partagée en deux camps, tandis que la France de la guerre vivait à peu près sous le régime dit de cette union sacrée, dont les dissidents étaient allés, pour toutes sortes de raisons, se grouper en Suisse autour de M. Romain Rolland. Peut-être devrait-on accorder à l'auteur de Clêramhault que cette différence numérique est du point de vue spirituel qui est le sien et qui sera, dans ces pages, le nôtre, tout à fait négligeable. Dès qu'une question est posée devant l'esprit public, dès qu'un « Etre ou ne pas être », cristallise pour des consciences autour d'un problème vital, ce qui importe c'est ce problème, les pas- sions qu'il excite, la profondeur à laquelle il enfonce sa charrue et retourne la terre, et non pas le nombre qui appuie telle ou telle solution, la quantité de têtes qu'il y a de l'un ou de l'autre côté. Il y eut une période de l'affaire Dreyfus où les dreyfusards étaient un, Bernard Lazare, puis une autre où ils auraient tenu,

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selon le Langage tout professionnel de l'ancien procureur géné- ral Qiiesnay de Beaurepaire, dans la largeur d'un coup de filet. Il y eut plus tard le moment où ils furent en majorité dans le pays et même dans la Chambre, les hommes politiques ayant libéré leur conscience. Et pourtant, à l'un ou l'autre de ces moments, l'affaire Dreyfus était entière. Pareillement Clérain- haitlt pose l'existence d'une affaire de la guerre, d'une affaire qui aurait été d'abord le cas Romain Rolland de 19 14, comme l'affaire Dreyfus fut d'abord le cas Scheurer-Kestner. Et M. Romain Rolland espère sans doute que le moment viendra où la « \'érité » et la « Justice » auront dans ce cas une satis- faction finale' analogue à celle qu'elles purent éprouver dans l'autre. Et si elles ne l'obtiennent pas, cela lui sera dans un certain sens indifférent : une conscience libre n'a de satisfaction propre que celle qu'elle tire d'elle-même ; en attendant il aura écrit Ch'rainbimlt.

Cette chronique de la guerre vue d'une conscience ne nous rajeunit nullement, comme on pouvait l'espérer, de quatre ou cinq ans. M. Rolland n'a pas réussi, de ses retraites suisses, à reconstituer l'atmosphère d'un pays en guerre, et peut-être^ entre autres raisons, pour celle-ci qu'il n'y était pas. Il va au- delà : il nous rajeunit de vingt ans. Clcrainhaiill appartient à la série des ouvrages que fit naître l'affaire Dreyfus chez les écri- vains de 1900, tels que Monsieur Berge ni à Paris et que Justice. Inutile de dire que îvl. Rolland est à l'antipode littéraire d'Ana- tole France, et qu'avec un peu plus de nuances et d'intelligence il se rapproche assez du Zola de la dernière période. Aussi, toutes autres raisons mises à part, sera-t-il, comme Zola, plus goûté des lecteurs étrangers que des lettrés français. Si Clérauibaiilt se tient un peu moins que Jean-Christophe, comme les Quatre Evan- rriles se tenaient beaucoup moins que le Docteur Pascal et la Débâcle, il est facile de voir dans quelle mesure le souci de se faire évangéliste a diminué chez l'un et chez l'autre l'attention à l'art. Mais enfin je n'attache pas à cette considération plus d'importance qu'il ne convient. Même ce qu'il y a de meilleur dans Zola et dans M. Rolland n'est pas écrit pour l'éternité. Et l'intérêt vivant que nous portons à l'auteur et à son œuvre crcnérale, celui surtout que nous gardons au drame social où ils sont pris, où ils font figure d'acteur et de témoin, compense

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bien largement celui dont peuvent manquer les' caractères qu'ils ont tracés ou leur technique littéraire.

Il serait absurde et injuste de chercher dans ces oeuvres la moindre raison de disqualification morale. La loyauté de M. Rolland n'est pas douteuse, pas plus que la logique intérieure de son attitude et l'unité de sa vie. Il a écrit (ou voulu écrire) l'histoire d'une conscience libre pendant la guerre parce que, depuis le commencement de son existence littéraire, depuis sa cor- respondance avec Tolstoï il s'était essayé à être une conscience libre. C'était le premier hémisphère de son univers humain. En même temps il était musicien, s'occupait profondément et ardemment de la beauté musicale, lui consacrait une partie considérable de son activité intellectuelle. Quand ces deux ■domaines se sont confondus et fertilisés l'un par l'autre il a écrit Jean-Chrislophe, œuvre évidemment inégale et cahotée, mais dont la place dans notre paysage littéraire reste considérable. L'histoire d'un musicien et l'histoire d'une conscience s'y fondent et s'y équilibrent harmonieusement, et M. Romain Rol- land ne pouvant répéter cette œuvre, qu'il a prolongée intelli- gemment en dix volumes comme s'il sentait qu'il fallait profiter d'une occasion que son talent ne retrouverait pas, il est fort possible qu'il soit destiné à ne plus rien donner que d'inférieur, et à rester l'auteur de Jcan-Chrislophe.

Il n'en est pas moins vnTi que toutes les fois qu'il s'attaquera à de nobles sujets il courra la chance d'en réussir encore un, et que, même s'il les manque, il nous intéressera et nous instruira. Rien n'était plus difficile que l'histoire d'une conscience libre pendant la guerre, car rien ne paraît moins simple que cette question : Qu'était-ce alors qu'une conscience libre ? Le beau mot de libre-pensée abrite souvent aussi peu de liberté que de pensée. En serait-il de même, ici, du mot de conscience libre ?

J'entends bien qu'une conscience libre c'est une conscience qui cherche à être libre, et on me saura gré sans doute de ne pas citer ici Pascal. En effet voilà bien la vraie définition. Elle cherche avec scrupule à être libre, en scrutant tous les points, tous les coins d'où pourraient lui venir des préjugés et des chaînes. Mais trouve-t-elle si vite cette liberté ? Et surtout était-ce pendant la guerre qu'on avait chance de la trouver ?

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M. Romain Rolland, qui le lendemain de la déclaration de guerre s'installait au-dessus de la mêlée (il était normal qu'il y reçût quelques shrapnells spirituels), paraît Tavoir cru trouver tout de suite. Tout au moins s'il aeu des incertitudes et des doutes en a^t-il fait peu de part à ses lecteurs. Mais, traitant ici son sujet dans l'atmosphère du ronian, il a bien vu qu'un person- nage en état de grâce dès le début, comme lui-même l'avait été, ne réussirait pas, et il a tenté de faire dans C/mr«//'rt?/// l'histoire d'une conscience qui devient libre. Aussi ne doit-on, nous dit dès la première page M. Rolland, y rien chercher d'autobio- graphique. « J'ai vouliii faire la description du dédale intérieur, où erre en tâtonnant un esprit faible, indécis, vibrant, mal- léable, mais sincère et passionné pour la vérité. » Le poète Clérambault nous est présenté comme un naïf honnête, tou- jours prêt à vibrer aux beaux sentiments et à s'emballer sur les voies généreuses, qui au début de la guerre prend spontané- ment le ton du patriotisme le plus ardent et le plus verbeux, qui est d'abord franchement patriote comme n'^importe qui de la foule, n'importe quelle tête de Pecus, et ne devient que sur le tard ce qu'on appelait déjà au temps de l'Afïaire une cons- cience.

Clérambault devient cette conscience grâce à ses deux enfants, sa fille Rosine qui déteste la guerre par douceur et délicatesse féminine, et son fils Maxime. Maxime, parti à la mobilisation, apporte dès sa première — et dernière — permis- sion chez son père le dégoût et l'horreur de la guerre. Il n'ose pas détromper le patriotisme d'arrière que professe Clérambault de concert avec un oncle, fanatique idiot du nom de Camus. A son père qui lui demande ce qu'on fait aux tranchées, il répond : « On se gare, on tue le temps : c'est le plus grand ennemi. » S'agit-il donc d'un philosophe qui sait que toute haine est une erreur, et qui ne voit dans l'ennemi qu'un pauvre diable comme lui, mais né de l'autre côté de l'eau? Attendez. Len- nemi, qu*îl n'avait pas aperçu dans la tranchée (une des raisons était que, si on recevait ses marmites, on ne le voyait pas) se révèle tout à coup à Maxime, en plein Paris, au sortir d'une pâtisserie : « Et ses yeux, cruellement aigus, découvrirent tout à coup autour de lui... l'ennemi: l'inconscience de ce monde, la bêtise, l'égoïsme, le luxe, le : je m'en fous ! l'im-

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monde profit de la guerre, la jouissance de la guerre, le mensonge jusqu'aux racines... les abrités, les embusqués, les policiers, les obusiers, avec leurs autos insolentes qui res- semblent à des canons, et leurs femmes haut-bottées, au museau saignant, ces gueules de bonbon féroces... Ils sont contents... Tout va bien !... Ça va durer, ça dure... Une moitié de l'huma- nité mange l'autre. » Le petit soldat a changé d'ennemis, alors que Clérambault continue à les voir dans l'Allemand. Plus tard, quand Maxime sera tué, il comprendra la pensée de son fils,, il la vivra à son tour. En attendant « Maxime s'en alla, soulagé de retourner au front. » (M. Rolland fera bien rire un poilu en copiant ici les anciens patriotes d'arrière). Quand Clérambault aura affranchi sa conscience, il groupera autour de lui de jeunes anarchistes qui penseront que « la guerre a désigné à la ven- geance des peuples les classes dirigeantes », et qui frissonnent d'espoir « quand retentit au loin, dans la forêt, la hache de Lénine et de Trotsky, les bûcherons héroïques. » (Comprenez bien où sont les arbres et numérotez vos membres).

Nous voilà à peu près fixés. Ce Maxime, le héros du livre, le pur, le Poilu antimilitariste selon le cœur de M. Rolland, c'est simplement un pauvre diable d'anarchiste spontané, un liquéfié, un faible. Ces sentiments de haine que Maxime éprouve au sortir d'une pâtisserie, ils faisaient bien, avouons^le, l'ordinaire moral des permissionnaires. Il était naturel de les éprouver, et on les éprouvait parce qu'on était homme — homo — mais on les dominait parce qu'on était un homme, — vir, — tout comme on peut et doit dominer aujourd'hui les passions de petite ven- geance et la haine rageuse du vaincu qui survivent à la victoire et nous composent parfois un visage sans beauté. Un peu de ré- flexion et d'effort nous amenait à comprendre que les profiteurs de la guerre n'étaient pas après tout nos ennemis, puisqu'ils assu- raient le ravitaillement national et l'armement militaire beaucoup mieux que ne l'eût fait un triumvirat du désintéressement com- posé de Caton, de Calvin et de M. Rolland. C'étaient des canailles, d'accord, tandis que les soldats allemands étaient autant que les nôtres de braves soldats et de bons pères de famille. Espérons que chacun d'eux recevra dans l'autre monde ce qui lui est dû (la! distinction de M. Barrés entre notre Dieu qui est celui de saint Louis et Unser Gott qui est Odin entre

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deux loups, me paraît en effet un peu spécieuse) et que dès ce monde-ci de bonnes taxes sur les bénéfices de guerre leur feront rendre gorge. Mais dans ce monde sublunaire j'appelle ennemi, quelle que soit la pureté de ses intentions, celui qui en veut à la vie de mon pays, et non celui qui d'une façon quelconque l'aide à vivre. Quant à ces pauvres femmes, gueules de bonbon me paraît d'une brutalité bien puritaine, et la férocité à l'égard des permissionnaires est à coup sur le dernier reproche qu'on ait pu leur adresser. M. Rolland aurait écrit un beau livre en nous montrant un combattant qui se purifie de la haine ; il n'a écrit que des pages sectaires lorsqu'il a remplacé chez ce pauvre garçon impulsif une haine par une autre.

C'était aussi une belle idée que de faire engendrer à la vérité et à la lumière de l'esprit le père vivant par le fils mort. 11 me semble même que d'une telle idée aurait dû sortir un des grands livres de la guerre. Malheureusement Maxime qui est un faible ne peut léguer, dans cette paternité spirituelle, à Clérambault qu'une constitution morale faible. Sur le registre opposé M. Hugues Le Roux a écrit un livre vraiment très beau, Au Champ d'Honneur, et cela simplement avec les sentiments vrais d'un père dont le fils, un cerveau d'élite, est tombé avec un pur courage dans un sacrifice conscient. La forme même du livre est un effet de cette paternité spirituelle du fils, car M, Le Roux n'avait auparavant jamais montré d'autre talent que celui d'un journaliste facile. Lisez-le après CUramhault, et dites ce qui reste du livre de M. Rolland !

Ce n'est pas que Clérambault, lorsque son âme nouvelle a été engendrée par le souvenir de son fils, se transporte tout à fait au pôle de haine qui s'oppose à la haine nationale. Substituer la haine à la haine, l'injustice envers le compatriote à l'injustice envers l'étranger lui paraît absurde. Il tombe comme Jaurès, tué par un fanatique nationaliste qui dit en le regardant mourir : « J'ai tué l'ennemi ! » Et Clérambault sourit : « Mon pauvre ami ! pensait-il. C'est en toi qu'est l'ennemi... 11 referma les yeux, les siècles passèrent... • — Il n'y a plus d'ennemis... Clé- rambault goûtait la paix des mondes à venir. »

Cette fin est belle. Car l'auteur de h Nouvelle Journée sàh bien que si la haine est humaine, ni une vie ni une œuvre d'art ne doivent se terminer sur une parole de haine, et que même VEnJer

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de Dante est suivi du Paradis. Et la sagesse consiste bien à reconnaître que nos véritables ennemis sont en nous, que notre grand triomphe consiste à les vaincre. Seulement quelques indications et quelques pages ne sauraient enlever son caractère à tout un livre, lldet meliora, détériora sequHiir. Clcramhanli est manifestement rempli de colère et de haine. M. Rolland aurait pu écrire un pendant à VAuhc ou à la Nouvelle Journée et faire de son émigration en Suisse le principe d'une Croix-Rouge intel- lectuelle. Il a préféré nous donner un pendant à la Foire sur la Place, qui n'est pas la meilleure partie de Jean-Christophe. Il a fait œuvre d'indignation, mais d'indignation contre qui ? Contre la forme de société d'où est sortie la guerre européenne, c'est-à- dire, après tout, contre la nature humaine telle qu'elle a existé jusqu'à présent, puisque jusqu'ici les nations se sont toujours battues. Tant que cette indignation s'adresse à cette nature humaine, elle est du ressort du prédicateur et du moraliste, elle relève de Montaigne, de Pascal, de la Bruyère, de leurs succes- seurs, de chacun de nous en tant qu'il philosophe. Mais philo- sopher appartient à peu d'hommes, et l'indignation générale cède d'ordinaire la place à une indignation particulière. La guerre canalise cette indignation contre l'ennemi, qui figure l'injustice. L'auteur de Cléramhault et le héros de son livre prétendent s'in- digner contre leurs compatriotes, contre leur patrie, qui figurent aussi l'injustice. Et il est exact qu'il n'y a pas d'existence indivi- duelle ou nationale sans injustice. L'injustice appartient à la nature humaine, et c'est bien arbitrairement que Clérambault et M. Rolland en placent la source dans l'existence des nations :

« Le foyer du mal était l'idée de nation. On ne pouvait tou- cher à ce point envenimé sans faire hurler la bête. Clérambault l'attaqua sans ménagements. » Et on nous cite ses articles : « Ou'ai-je à faire de vos nations ? Vous me demandez d'aimer, de haïr des nations ? J'aime, ou je hais des hommes. lien est, dans chaque nation, de nobles, de vils, de médiocres. » Cléram- bault est un homme qui vit dans un pays en guerre pour son existence, et qui a complètement perdu le sentiment de la patrie. Et M. Rolland n'a nullement dissimulé le caractère tragique de cette situation : « Comment consoler les hommes « quand on ne croit pas à l'idéal qui les fait vivre et qui les tue ? — La réponse depuis longtemps cherchée lui était venue maintenant, sans

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qu'il l'eût vue entrer : 11 faut aimer les hommes plus que l'illu- sion et plus que la vérité. » C'est une parole de bonne intention, mais parfaitement vague et dont on peut tirer les conclusions con- traires à celles de Qérambault (cela dans la mesure où Cléram- boult conclut autrement que par un mouvement spontané de son cœur). On peut la tourner en une profession de foi nationaliste. Et si elle reste après tout si vague, c'est peut-être que le terme général et la profession verbale d'amour des hommes méritent d'être aussi discrédités que le mot de philanthropie. La guerre elle-même fait une part à cet amour des hommes, plus fort que l'illusion et plus fort que la vérité, et qui constitue un ordre supérieur à l'ordre national. Elle laisse au non-mobilisé la faculté de se mettre à son service, et celui pour qui l'homme, et non la nation, mérite seul amour et pitié n'a qu'à entrer dans le spirituel ou le temporel des diverses Croix-Rouge. 11 aura le devoir et le droit d'y aimer et d'y servir les hommes au-dessus de toutes les patries, au-dessus de toutes les mêlées, et il y sera honoré. Je crois bien que M. Rolland a rendu pendant laguerre des services de ce genre. Pourquoi Clérambault ne sert-il pas, de cette façon, l'humanité en silence comme d'autres sei"vent en silence leur patrie ?

C'est que Clérambault est un homme de lettres, un sergent dans cette armée de la plume qui se créerait au besoin un Capi- tole pour le sauver, et que la littérature lui paraît la seule façon possible de s'employer en temps de guerre comme en temps de paix. Or il est certain que la littérature s'est trouvée, pendant la guerre, fort disqualifiée, et de plusieurs côtés, et pour plusieurs raisons, et qu'une des raisons de son infériorité provient delà position fausse où elle était placée. On était publiciste non pour une raison efficiente, mais pour une cause déficiente, et comme inapte à tout ser\àce sérieux. Le noir sur le blanc du troupeau à plumes prenait un aspect comique, et le personnage de M. Rolland participe de ce comique. Et le comique consiste généralement dans une situation sans issue ; Molière le savait bien, qui laissait ses pièces sans dénouement ou en prenait un tout fait. M. Rolland a emprunté à la tragédie (et aussi à une réalité, la destinée de Jaurès) le dénouement de son Clérambault, mais il ne parvient pas à soustraire son naïf héros à une atmos- phère comique, celle où se déroulait, à côté de la tragédie, la

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guerre de plume que ses auteurs prenaient terriblement au sérieux. Remarquons à quel point ce dénouement tragique est faux. Si Jaurès a été assassiné dans Tair surchauffé des derniers jours de la paix, aucun attentat de ce genre n'a été commis pen- dant la guerre contre un journaliste quelconque, les rédacteurs du Bonnet Rouge n'ont jamais été molestés ni dans les restaurants de nuit ni ailleurs, et les civils à la Camus qui dénonçaient à la police des propos de chemin de fer et de cave pouvaient être portés aux nues par des journalistes, ils étaient tenus pour mouchards parle sentiment public et français. Cette haine d'un peuple excité contre un penseur qui dit sa vérité dans la mesure où la censure la laisse filtrer n'a jamais existé qu'en un Paris mythique, vu de Genève ou de Sierre. Quant aux injures qu'a encaissées pour son compte M. Romain Rolland, un peu de philosophie 4evait les lui faire considérer comme les très petits risques professionnels qu'en cas de guerre on court de l'autre côté de k frontière, et elles ne l'ont heureusement pas tué.

Mais ce sujet apparent de CUramhault n'est pas, M. Rolland nous en prévient, son sujet réel : « Le sujet de ce livre n'est pas la guerre, bien que la guerre le couvre de son ombre. Le sujet de ce livre est l'engloutissement de l'âme individuelle dans le gouffre de l'âme multitudinaire. C'est, à mon sens, un évé- nement beaucoup plus gros de conséquences pour l'avenir humain que la suprématie passagère d'une nation. »

Je ne crois pas que cette dernière phrase soit vraie. La supré- matie ou l'affaiblissement d'une nation, même s'ils ne sont que passagers, peuvent constituer, l'histoire le prouve abondam-ment, des événements d'une importance capitale pour l'avenir humain. Et la grande guerre aura probablement des suites aussi incal- culables que l'effondrement de l'Empire romain. Q.uant à l'en- gloutissement dont parle M. Rolland, il est impossible tant que l'imprimerie, la culture et en général la civilisation subsisteront. Seul un avènement universel du bolchevisme le réaliserait, et cette conquête du monde civilisé par le Chinois, le Juif et le Russe paraît aujourd'hui aussi peu probable que l'histoire de la Béte Cotiqiièranie contée par M. Mac Orlan. M. Rolland, comme l'autre musicien de Genève, a dramatisé à l'excès sa petite aventure personnelle. La mobilisation générale était une nécessité doi temps de guerre qui, d'un point de vue tout égoïste

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et national, a donné d'assez bons effets, puisqu'elle a empêche la France de disparaître, et une âme individuelle, que je connais contme parfaitement réelle, d'être engloutie dans un goutîVo que je ne sais guère comment appeler, car je n'y vois qu'un trou. Si cette mobilisation devait survivre à la guerre, s'il fallait prendre au sérieux plus que M. Maurras lui-même la préface qu'il écrivait à un livre de Stendhal et que j'ai commentée ici, on pourrait et on devrait également prendre au sérieux le péril signalé par M. Rolland. Je ne veux même pas dire qu'il ne doive pas être pris, en effet, aujourd'hui au sérieux. Nous avons à continuer de démobiliser l'âme individuelle, moyen de progrès, ouvrière de nos biens moraux. Et un individualisme comme celui de M, Rolland, qui pendant la guerre aurait pu faire beaucoup de mal et qui en tout cas n'a fait aucun bien, est dès lors appelé à rendre des services.

Il devrait, je crois, rendre des services à la fois par son exemple et à ses dépens. Cest en toi qu'est l'onnemi, dit Clé- rambault à son assassin. Nous avons tous un ennemi intérieur, et, quand nous l'avons vaincu, on peut dire en un sens, le sens tout moral, que nous n'avons plus d'ennemis. L'ennemi inté- rieur de Clérambault, l'ennemi intérieur de M. Rolland, et, je crois, l'ennemi intérieur de nous tous tant que nous sommes, nationalistes ou internationalistes, il me paraît que c'est aujour- d'hui la facilité. Nous avons une tendance à croire que penser consiste à rouler sur une pente, à s'y sentir voluptueusement rouler, au lieu que penser consiste au contraire à remonter une pente, à découvrir des complexités et des difficultés. La conscience libre dont M. Rolland a fait l'histoire, celle de l'auteur peut-être, celle de son héros sûrement, se développent dans une facilité romantique. Evidemment M. Rolland a voulu donner l'im- pression contraire : Clérambault se soustrait peu à peu, par une lutte pénible, à l'automatisme et à l'animalité de la foule où il était pris, mais cette crise, qui est représentée de façon som- maire et sans analyse bien aiguë, ne lui donne nullement une intelligence critique, elle le fait passer d'un fanatisme à un autre. Je sais bien que cette intelligence critique M. Rolland la personnifie dans un autre de ses personnages, Perrotin, qui est donné pour un pleutre : mais les couleurs dont il le peint sont la preuve que M. Rolland déclasse absolument cette valeur au

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profit du fanatisme anti-national. Tous les personnages qui incarnent le patriotisme, qui ont en 1914 et 191 5 ce qu'on pourrait appeler le sentiment obsidional, sont représentés par M. Rolland comme des idiots, des scélérats, ou des consciences pourries. On ne trouve pas dans son livre cette honnêteté, ou plutôt cette adresse élémentaire, qui, dans les romans à thèse de M. Paul Bourget, fait professer par des gens aussi honnêtes que possible les idées que l'auteur considère comme erronées. Adresse élémentaire, précisément parce qu'elle oblige l'auteur à penser et à construire difficilement, à faire épouser cette diffi- culté par la réflexion du lecteur, à remonter et à faire remonter ime pente (ou tout au moins à en avoir et à en donner l'illu- sion, et il n'v a pas d'art sans artifice). Il est vrai que M. Rol- land se place à un autre point de vue : quand un bateau, dit-il, menace de couler parce que tous les passagers se portent d'un côté,, il ne faut pa.'s se mettre au milieu, mais de l'autre côté ; et on ne rend droit un bâton qu'en le courbant en sens contraire. Soit. Mais un livre est un livre et non une action. Un livre fanatique, en dégoûtant les honnêtes gens de son fanatisme, fera les affaires du fanatisme concurrent, ou tout au moins conduira ces hon- nêtes gens au scepticisme, ou à l'indifférence. — Les honnêtes gens dont vous me parlez, j'appelle cela les médiocres et le trou- peau, et il n'y a d'humanité vraie que dans ceux que vous appelez les fanatiques. — Je l'admets. Mais un fanatisme ne peut pas se juger à ses fruits de pensée : il n'en donne aucun. Il ne peut se juger qu'à ses résultats pratiques. Le fanatisme que flétrit Clcraiiihaiill a sauvé littéralement de la destruction la France de 19 14 à 19 18. — Il l'a perdue avant 19 14 en la conduisant à la guerre, il la perd aujourd'hui en y perpétuant l'esprit de haine. — Pardon. CAcranihaitll est VHistoire d'une conscience libre pendant la guerre, et non avant ni pendant la guerre. Il est le sermon du maître d'école à l'enfant qui se noie. Il est beau et honorable à un maître d'école d'enseigner la prudence aux enfonts, mais en temps et lieu, vous même n'avez pas publié Cléranihaull pendant la guerre. C'est aujourd'hui seulement que le temps de la conscience libre vous paraît revenu, et que le maître d'école démobilisé peut reprendre ses classes. En quoi nous sommes d'accord.

Le temps de la conscience libre est revenu, et c'est un fait

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qu'il revient chez nous plus tard et plus malaisément que Jans le reste de l'Europe. On sait que là est aujourd'hui la cause du malentendu entre la France et une bonne partie du reste du monde, principalement l'Angleterre et rAmériquc. Evidemment cela ne peut pas durer. Le « défaitisme » n'a pas •été un danger en temps de guerre parce que la bonne et belle organisation militaire, alors valeur suprême, était là. Si le nationalisme devenait un danger en temps de paix, le devoir de l'intelligence serait sans doute de le combattre comme elle a combattu le défaitisme, de le combattre non pas tout à fait au nom de cette Conscience libre que le titre de CléranibauU orne de la majuscule réservée aux divinités abstraites, mais de cette conscience réelle, simplement humaine et chrétienne que l'humanité a eu assez de peine à acquérir et qu'elle doit encore maintenir avec peine.

Avec peine et non avec facilité. L'ennemi est en toi, nous dit justement Clérambault. Ennemie, la soif de ven- geance qui survit à la guerre : « Le sentiment de la vengeance, proclamait un de nos hommes d'Etat dans un discours où il contestait qu'il 5' eût en France une volonté de vengeance, n'est pas un sentiment français. » Une ville d'Espagne renommée pour ses bas en avait offert douze douzaines à la reine qui était de passage dans le pays. La camerera-ma3'or s'indigna fort de ce cadeau indécent': « Une reine d'Espagne n'a pas de jambes ! » déclara-t-elle aux donataires. L'éloquence officielle vit sur un fond immuable, et notre homme d'Etat répondrait ici comme dans Rny Blas : je suis camerera-mayor et je remplis ma charge. Mais nous savons qu'une reine d'Espagne a des jambes, et sujettes à entorses, rhumatismes et varices, et que le sentiment de la vengeance est une maladie naturelle à tout être humain, quelles que soient la longitude et la latitude du pays qui l'a vu naître. 11 est difficile de le maîtriser, on le peut néanmoins, et quand on est à la tète politique ou morale d'un pays on le doit absolument. VoWà. un cas précis où la « conscience libre » se mettra aujourd'hui utilement au travail pour le bien de tous. Nous servirons mieux la reine en lui offrant, en cette saison, des bas chauds, qu'en niant superbement que cette auguste personne ait des jambes, et nous sourirons des duègnes.

11 faudra évidemment contre ces duègnes des armes plus

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légtre^ que l'artillerie lourde de CUramhault. Et peut-«}tre suffit-il de les montrer parfois, d'un doigt discret, au public. Je trouvais hier dans le numéro du 23 octobre 1920 de VEco- noniistf Enropécn, très considéré dans sa partie, ces lignes écrites par son correspondant de Londres : « On a convoqué la deuxième session du Comité de la lutte contre la faim et pour la reconstitution économique de l'Europe. Aux "figurants habi- tuels dans les manifestations de cette espèce, tels que Sir George Paish, M. Hirst, il s'est joint des Hollandais, des Autrichiens, des Allemands. Avec un fanatisme extraordinaire, Sir George Paish prêche la réconciliation et l'oubli. » Des gens qui se réunissent en conseil autour d'une table pour autre chose qu'un partage de dividendes et pour donner du pain à d'autres hommes sont, au regard de cet économiste, des figurants de cirque, et ce qu'on appelait au xvii« siècle des « espèces ». Brave économiste ! Je retiendrai longtemps « fanatisme extraordinaire ! n Q_uand j'ai bien bu et bien mangé, dit Sganarelle, je prétends que tout le monde soit saoul dans la maison ! Il faut des coups de bâton pour le changer en médecin : on en eût fait beaucoup plus facilement un éminent économiste.

Si un pareil état d'esprit devait nous séparer du reste de l'humanité, couper nos communications avec la conscience humaine et chrétienne élémentaire, il faudrait bien qu'inter- vinssent des Clérambault moins tendus. Le pauvre économiste qui a dénoncé le fanatisme extraordinaire de Sir George Paish n'a fait qu'étaler naïvement le sien. Et (puisque ce sont là des « réflexions sur la littérature »), évitons simplement des fautes de goût, celles dont CUrawhault n'est pas exempt. Un groupe de farceurs — les héros des Copains de Jules Romains — avait fait venir il 3' a quelques années à Paris le citoyen Brisset, angevin, proclamé par eux prince des penseurs. Les Copains allèrent le chercher à la gare, et, avant le banquet, le condui- sirent devant son collègue de bronze, le Penseur de Rodin, en l'invitant à formuler dans cette confrontation quelque pensée digne de mémoire : « C'est très beau, fit le Prince, mais est-il bien nécessaire de se mettre tout nu pour penser ? » Dès qu'il cessait de faire descendre l'homme de la grenouille, le citoyen Brisset ne manquait pas d'un certain bon sens. Ne croyons pas

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qu'une majuscule soit nécessaire à la Conscience libre pour être libre. Considérons-la comuip une œuvre quotidienne et difficile, comme une lutte obscure contre l'ennemi intérieur. Mais aussi la sculpture a ses lois et sa beauté propre, et le jour où M. Ro- main Rolland, incorporant à nouveau les esprits de la musique dans une œuvre, nous aura donné, comme Rodin dans sa statue, une iîguro symbolique et belle de la conscience individuelle qui se dégage de la conscience multitudinaire, esprit qui se lève de la matière, lumière émergeant de l'ombre, clair-obscur participant aux essences pures de l'art, nous l'admi- rerons dans son ordre, qui sera l'ordre suprême. Et, après tout, ne manqueraiî-il pas quelque chose à l'humanité, si un autre citoyen de Genève (quelles que soient les tares exhibitionnistes que nous révèlent, au principe obscur, les Confessions) ne s'était hardiment mis tout nu pour penser ?

ALBERT THIBAUDET

�� � NOTES

��PAUL VERLAINE ET QUELQUES-UNS, par Albert Lantoim (Le Livre Mensuel).

M. Albert Lantoine aime les révoltés et les maudits, mais il les veut aimer d'une manière tranchée et peu commune. Parlant de Verlaine, il est partagé entre une sympathie profonde et sin- cère et le désir de contrarier l'opinion reçue. Aussi convient-il d'accueillir avec prudence, dans la collection des portraits litté- raires de Paul Verlaine, celui que trace M. Albert Lantoine, non sans verve et sans vigueur : « Ce bohème était de goût plutôt « bourgeois, très amateur de récompenses, vadrouilleur malgré « lui, par paresse et incapacité de réagir, ayant toujours la nos- « talgie d'un intérieur sans fièvre. »

Voici, touchant le chagrin qu'éprouve le poète de ne pou- voir approcher son fils, qu'on avait éloigné des exemples pater- nels, un détail intéressant : « Stéphane Mallarmé, qui était pro- « fesseur d'anglais au lycée Fontanes, avait dans sa classe le « jeune Verlaine et il complota de l'emmener avec lui en pro- « menade et de lui faire rencontrer son père — comme inci- « demment. Mais la mère chaque jour envoyait chercher « Georges au lycée, dans la crainte probable qu'il ne fit cette « rencontre, et Mallarmé eut peur, en la favorisant, de provo- « quer une plainte, et il ne mit pas son projet à exécution. »

Lorsque Verlaine sut qu'il ne fallait plus compter sur cette rencontre « il en trembla, disant : Voilà huit jours que je ne bois « pas pour ce mioche là ! »

M. Albert Lantoine qui sait gré à François Villon de sa vil- lonnerie et à Verlaine de sa gueuscrie, parce qu'il appartient à une génération nourrie dans le mépris du bourgeois, est sévère pour M. de Montesquieu, méfiant à l'égard de Barrés, et n'évo- que pas sans amertume le défilé, dans la chambre mortuaire de Verlaine, « des esthètes équivoques plus ou moins chevelus, « avec leurs amies coiffées en hommes. » Il décerne à Coppée un

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brevet de sincérité et de noblesse. Il faut que le chantre des Humbles ait été vraiment un brave homme pour qu'il paraisse encore tel, à la lueur de la lanterne du C3nique, que M. Lan- toine braque sur les gens et les choses, avec une âpreté toujours juvénile.

Littérairement M. Albert Lantoine n'admire sans réserve que le Verlaine des premiers recueils, « ceux dont la fraîcheur de sentiments détonne parmi la froideur des Parnassiens. »

Il a raison de dire que les jeinies le portèrent au pinacle pour son manque de souffle et l'incohérence mystique de ses pensées. La Muse de Verlaine était charmante, même pîirmi les hoquets de rivresse, et son bégaiement n'était qu'un charme de plus mais on lui doit des milliers de mauvais vers « délicieusement faux exprès. » Il faut aimer Verlaine et détester les vers « verlai- niens ».

On doit le tenir pour le premier des chansonniers français dans le genre sentimental. Ses lieds sont les cailloux du Rhin et les pierres de Lune de notre littérature. La Romance de Verlaine n'est pas la demoiselle bourgeoise assise au piano, mais elle se souvient d'avoir été cela, avant que la vie ait fait d'elle, selon l'heureuse expression de M. Fernand Fleuret, « la phtisique émmwanfe qui chante dans les cottrs. » roger allard

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��LA MUSE AU CABARET, par Raoul Ponchon (Fas- quelle).

Quelques jeunes écrivains, impatients de secouer la tutelle du symbolisme, adoptèrent M. Raoul Ponchon pour l'opposer à M. Paul Fort, lors de la dernière élection du prince des poètes, où l'on vit {X)ur la première fois la sphère brillante oii les s^rcons de café raniment leur torchon servir d'urne élec- torale aux habitués de la Close/ ic. C'est M. André Salmon qui fut le plus ardent à brandir le nom de Raoul Ponchon comme un étendard de la révolte contre l'hégémonie des Lilas. Paris rive-droite vota pour Raoul Ponchon, Montparnasse se divisa, mais les jeunes revues provinciales donnèrent la couronne à M. Paul Fort.

Indifférent ;\ ce plébiscite littéraire, M. Raoul Ponchon con-

�� � tinua de déguster, à l’angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, le pernod vespéral, jusqu’au jour glorieux où la vertu d’abstinence fut conviée à participer au succès de nos armes.

L’ivrognerie est un vice classique par excellence ; il en est de même de la poésie bachique. Théophile Gautier, dans sa coruscante et incompréhensive préface des Fleurs du mal, loue Baudelaire de l’avoir dramatisée et assombrie. C’est que le romantisme considère la joie comme une bassesse d’âme. M. Raoul Ponchon est le plus classique de nos poètes contemporains, le seul peut-être avec. Auguste Angellier. Si son influence est nulle, son témoignage demeure bien gênant pour les plus sublimes de nos lyriques. Nombreux sont les poètes qui se flattent d’ « exprimer l’inexprimable », mais M, Raoul Ponchon sait dire ce que d’autres trouvent indigne de leur génie ; il est prosaïque avec délices, avec raffinement, comme Voltaire. Poète de cabaret, il est d’une époque qui a vu les cafés agrandir leurs terrasses, où l’on est si bien posté pour regarder passer la vie avec indulgence. Aussi, dans la satire morale, garde-t-il un ton de bonne humeur et d’optimisme. (Toutefois la confédération helvétique a le don d’exciter sa bile, et les seules pièces aigres du recueil sont contre « ces messieurs crétins du Valais »). Ce n’est pas seulement par les traits du visage que M. Raoul Ponchon rappelle Clément Marot mais encore par l’esprit et par le style qui feront vivre son œuvre légère.

ROGER ALLARD

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TENTATIONS, par André Spire (Camille Bloch); LE SECRET (Éd. de la Nouvelle Revue française).

Il y a la plaine, il y a la montagne, la ville, le village, un arbre, une rue, la Riviera au bord de la mer et du soleil, il y a l’Engadine et ses sports d’hiver, les luges et les bobsleighs traçant sur la blancheur de la neige des arcs-en-ciel aux couleurs pures dont chacune est un chandail.

La tâche du poète est d’énumérer tout cela et aussi, à l’occasion, le jardin, la grand’mère et les tartes de son enfance, les tentations et les subtilités de sa seconde jeunesse, la paix. guerre.

Le monde est si beau, si varié, si émouvant, si riche qu’on 84 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ne se lasse jamais do nommer ses beautés, ses variétés, ses richesses et nos émotions. Le poète appelle par son nom cha- cune d'elles. Lorsqu'il est le plus heureusement inspiré jaillit de son cœur un chant simple, profond et nu qui a l'apparence et l'accent d'une chanson populaire.

Mais pourquoi y a-t-il aussi les hommes et qui pensent à autre chose qu'à aimer et à énumérer l'innombrable splendeur universelle ? Le rôle du poète, ce sera encore de railler et de clouer au pilori cette humanité incompréhensive et vaniteuse.

Tel est André Spire, tel est son Art Poétique. Rien n'est prosaïque, ni incongru quand Spire l'insère dans un rythme savant et neuf. Emotion, lyr'isniQ gratuits qui s'épanchent parfois en simples notations, parfois se composent en chansons qui semblent sortir de quelque folk-lore. Et à côté de cette poésie sans but qu'elle-même, toute une veine humoristique, satirique et moralisatrice.

S'il existe aujourd'hui une poésie judéo-occidentale, c'est sans doute par ces traits qu'elle peut se caractériser. Tour à tour enivrée sans retenue ni contrôle par tous les biens d'ici-bas : « Sois loué, Eternel, notre Dieu, roi de l'Univers qui as créé les fruits de la terre », et impitoyablement critique, prophétisant ia colère du Dieu d'Israël, luttant contre les méchants et les sots qui retardent la venue de l'ère promise : « Sois loué, Eternel, qui, par ta miséricorde, rebâtiras Jérusalem. »

Relisez Henri Franck ou Gustave Kahn, lisez Umberto Saba, poète juif triestin ou les vers de Zangwill. Avec des tempéra- ments divers, ils remplissent la même double mission qu'André

Spire. BENJAMIN CRÉMIEUX

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��VOUS; POÈMES TROUBLES (Sai^qt) ; HEURES D'HIVER (Emile-Paul frères), par Marguerite Btirnat- Provins; MARGUERITE BURNAT-PROVINS, biogra- phie critique par Henri Malo (les Célébrités d'aujourd'hui — Sansot).

Emile Faguet auquel on ne pouvait dénier le mérite d'avoir beaucoup lu et de savoir lire écrivait, saluant l'apparition du Livre pour toi, qui rendit célèbre le nom de M"^eBurnat-Provins,

�� � NOTES 8 5

ces lignes que M. Henri Malo a recueillies judicieusement dans sa biographie critique : « On dirait que ces couplets sont des « demi-traductions d'auteurs soit orientaux, soit italiens — sep- « tentrionaux jamais — le tout repensé et senti à nouveau par « une âme ardente qui a jeté sa flamme à travers tout cela. »

Ce que Faguct appelle une âme ardente est plutôt l'ardeur d'un tempérament voluptueux.

« Pour la première fois peut-être », écrit M. Henri Malo lui- même, « une femme s'arrêtait à admirer la beauté plastique de l'homme ». Avant l'auteur des Cantiques d'été, M™« Colette avait exprimé ce goût féminin pour la beauté physique masculine inséparable du mépris de sa personne morale.

Ce qui est propre à M^^^ Burnat-Provins, c'est un certain mys- ticisme de la sensualité qui ne vise à rien moins qu'à faire de la vie une transe erotique continue. Ce romantisme est essentiel- lement féminin. Sous sa forme idéaliste et sentimentale, il inspira la tendre et larmoyante Marceline.

Les recueils de M™'^ Burnat-Provins ont été très lus durant la guerre. Avec Toi et moi et les quatrains d'Omar Khayam ils alimentèrent la correspondance littéraire des marraines.

Chargée d'images et d'ornements d'un goût un peu conven- tionnel, cette prose poétique vise souvent à l'imitation de M. André Suarès. En voici un exemple :

« Hiver, te voici tout blanc, couché en travers des épaules de « la montagne, sculpté dans le ciel.

« Tes longs cheveux de glace pendent sur les rocs et tes bras « de marbre étouftent la terre où les germes se taisent. »

On dirait une version édulcorée du Bouclier du Zodiaque.

Les Poèmes troubles rappellent directement Renée Vivien, avec une phraséologie plus molle. Si l'on s'avise de mettre à la ligne les vers blancs qui émaillent ces périodes trop uniformément musicales, on découvre sous le voile équivoque et commode du poème en prose le visage de la romance :

P'ene:(, vene:( Chimères

eji immense troupeau, battant le sol et battant l'air, ma place est là sur votre dos.

C'est vous qui sautere:^^

Et d'un élan rapide iii'emporte!-e:(.

�� � Se LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

On n'attend plus, après cela, qu'une ritournelle de M^^ Cha- minade. Au fond, la poésie de M'"'^ Burnat-Provins est celle que toutes les femmes belles et généreusement douées sous le rapport du tempérament portent en elles, à de certains moments. Orgueilleuses de leur sensualité elles ne se lassent pas d'en célébrer le miracle.

Elles ont la passion des confidences, et toutes leurs confi- dences se ressemblent, même les plus spiritualistes, au point qu'un critique aussi fin que M. Marcel Boulenger a pu citer, à propos d' Attente, de M"= Charasson, les Chansons de Biliiis !

Mme Burnat-Provins est d'un pays où l'on prend tout au sérieux, y compris les plaisirs des sens. Penseuse et métaphysi- cienne, Bilitis elle-même finira au prêche, ou plutôt au confes- sionnal... par habitude littéraire de la confession.

��ROGER ALLARD

��UN ROYAUME DE DIEU, par Jérôme et Jean Tharaud (Pion).

Il est aujourd'hui peu d'artistes plus probes, plus patients et plus parfaits que les Tharaud. Il semble qu'on les voie travailler sous nos yeux comme des Orientaux qui ont le temps, et qui, sans hâte, sans truquage, sans caprice, produisent quelque belle pièce inaltérable, quelque tapis épais, aux pures teintures végétales, aux harmonieuses couleurs. Il leur faut la tâche la plus exacte et la plus limitée, ils ne la quittent pas avant de l'avoir amenée à toute la perfection possible. Quel que soit le sujet qu'ils traitent, ils isolent un épisode en lui faisant rendre toutes ses valeurs. Si le sujet riche et débordant ne se prête pas à cette manière, le livre est mal venu : c'est le cas de la Fétc Arabe. Mais deux fois cet isolement et cette précision de la matière leur ont permis des chefs-d'œuvre, avec la Maîtresse servante et VOmbre de la Croix. En voici incontestablement un troisième, et peut-être, au point de vue de l'art pur, le plus entièrement satisfaisant. Un Royaume de Dieu paraît n'être fait de rien : des Juifs d'un village d'Ukraine, qui redoutent un pogrom, font venir des cosaques pour les protéger, et quand le danger est passé, sont aussi contents de les voir partir qu'ils l'étaient de les voir arriver. C'est tout ; mais la précision et la

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vie avec laquelle est évoqué ce Royaume de Dieu, l'intérieur - de cette petite communauté juive, sont vraiment admirables. Tout vit là-dedans comme dans une miniature de Fouquet. On sent que les dessous ont été préparés avec science et patience, que tout cela s'appuie sur une vérité ; et quelle bonne humeur, quelle joie de peindre, quel plaisir de sentir se former et vivre un style étofîé, intense, corsé, qui n'a jamais chez les auteurs été plus savoureux. Voici de bons travailleurs et de savants artistes qui cueillent à l'heure juste la pleine maturité de letor talent, obtiennent par cette réussite la pleine récompense d'un renoncement délibéré à toute littérature hâtive. Excellente occasion de voir unis en une même réalisation et sur une même figure, comme deux frères eux aussi dont l'apport personnel reste indiscernable, l'art littéraire et la moralité littéraire. albert thibaudet

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��CONFESSION DE MINUIT, par Georges Duhamel (Mercure de France).

Avec Confession de Minuit Georges Duhamel a retrouvé sa meilleure veine, celle qui traverse Vie des Martyrs et Civilisation^ celle à qui ses livres antérieurs doivent leurs plus excellentes parties : une certaine perspicacité du cœur à la fois attendrie et enjouée, une bonté charmante qui découvre en autrui mille richesses, invisibles à des yeux plus orgueilleux. Il semble que Duhamel se méprenne parfois sur ce qui fait sa force véritable ; mais le voici de nouveau dans sa ligne, celle de l'observation, de l'humour. C'est là qu'il est véritablement inventeur et poète.

Son dernier récit adopte la forme dont a si souvent usé Dostoïewski, un de ces mono.ogues, d'une sincérité lamen- table, où un malheureux éprouve le besoin de vider son cœur. On imagine l'auditeur à qui s'adressent ces confidences : quelque inconnu rencontré dans un café, qui fume derrière un verre vide et qui hoche par moments la tête pour se donner l'air d'écouter attentivement. On croit entendre les coups de voix par lesquels celui qui parle cherche à s'épargner la mortifica- tion de voir se fermer les paupières de l'autre. Loin de craindre qu'on lui reprochât cette analogie avec de grands modèles,

�� � 88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Duhamel s'est amusé à la souligner par maints détails. Pour- quoi, en effet, tâcher de masquer une influence, quand l'inspi- ration va authentiquement dans le même sens que celle d'un maître ? Ce qu'il y a chez Duhamel de christianisme assimilé le place en face de certains individus dans une attitude assez proche de celle qu'a Dostoïcwski devant quelques-uns de ses personnages secondaires. Sa pitié ne s'aventure pas dans les effrayantes profondeurs que perce le regard du Russe ; elle demeure dans des zones tempérées, claires et qui restent le domaine d'une sorte d'innocence. Elle n'y fait pas de décou- vertes bouleversantes, mais elle est clairvoyante, point dupe, point amère non plus, et c'est ce qui fait son prix.

Le récit débute d'une façon vive, inattendue et très capti- vante. Obéissant on ne sait à quelle impulsion saugrenue, un pauvre petit employé de bureau, debout derrière son patron auquel il vient de présenter un rapport, n'a pu résister à la ten- tation de lui toucher du doigt le lobe de l'oreille. Cette folie d'une seconde est la cause de tous ses malheurs. Il est chassé ; toutes ses débiles vertus succombent à l'oisiveté. Il s'habitue à vivre aux crochets de sa trop faible mère qui s'épuise pour le nourrir. Il va, dans son délabrement, jusqu'à fonder des rêves d'éternelle paresse sur la petite rente qu'il hériterait, si sa mère voulait bien mourir. Ainsi se dégrade et se perd un malheureux, parce qu'on a bousculé les habitudes qui lui tenaient lieu de volonté. Et tout cela pour la plus inoffensive des aberrations.

Ce qui plaît dans la manière dont ce thème est traité, c'est le don de communiquer la vie aux plus humbles figures ; c'est l'extrême justesse dans la notation des paroles prononcées; c'est aussi l'égalité du ton, la discrétion de l'auteur qui, tout en s'effaçant, sait rendre sensible jusque dans la plainte de ce pauvre diable, son propre bon sens et son équité. Se faire aimer à travers un si pitoyable porteparole était une façon de tour de force. Duhamel l'a réussi.

JEAN SCHLUMBERGER

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L'INQUIÈTE ADOLESCENCE, par Louis Chadourne (Albin Michel).

C'est la guerre qui a fait de Louis Chadourne — comme d'au-

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très jeunes poètes : Pierre Benoit, Alexandre Arrioux, Jean Pcl- lerin — un prosateur. Ces cinq grandes années creuses, ils les eussent emplies en temps normal de recueils de vers. Et ils auraient persévéré jusqu'à la quarantaine, cet âge fatidique où les poètes d'aujourd'hui commencent à écrire en prose. Mais faute d'avoir pu commodément égrener au jour le jour les perles divines, ils se sont hâtés, l'armistice venu, de concentrer dans des livres de prose le gros de leurs sentiments et de leurs expé- riences.

Ces poètes devenus prosateurs ont, avec toutes les différences imaginables de tempérament et d'idéal, au moins un trait com- mun : ils écrivent de propos délibéré pour le public sans se préoccuper d'écoles, de formules ou de petites chapelles. Nous attendrons pour savoir s'ils font, comme André Salmon, deux parts distinctes de leur activité d'écrivains : la part de la prose, accessible à quiconque et celle des vers, réservés aux seuls initiés.

Présentement, écrivant pour le « grand public », ils n'ou- blient le plus souvent ni qu'ils sont des poètes, ni la dignité de l'art littéraire. Ils incorporent à la prose française, avec quel- ques atténuations et quelque éclectisme, toutes les meilleures trouvailles formelles du symbolisme et du post-symbolisme. Ils font passer dans le domaine public l'aspiration à la Beauté, le goût du sVmbole, de l'inconscient et du décadent, les nostalgies et les invitations au voyage selon Saint Baudelaire, Saint Laforgue et Saint Arthur Rimbaud. C'est grâce à eux que l'apport litté- raire de 1880 à 1900 va grossir définitivement le génie français, dont il sera désormais partie intégrante au même titre que la Pléiade, les Classiques, le Romantisme ou les Naturalistes.

Travail de révision, d'épuration, de concentration, dira-t-on, et qui n'innove pas. Possibilité, répondrons-nous, d'un classi- cisme, s'il est vrai qu'un siècle classique est toujours un aboutis- sement. Mise au point et amalgame de formules dépassées, mais non pas épuisées, ni même pleinement utilisées. Ralentissement de la course à l'originalité à tout prix. Destruction de la légende de l'écrivain table-rase, seul avec ses cinq sens, son cerveau et son cœur uniques. Elaboration d'un classicisme butiné sur toutes les fleurs du romantisme et de tous les post-romantismes.

Il y a dans V Inquiète Adolescence de Louis Chadourne des mor-

�� � 90 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ceaux aclievés. Le premier chapitre de son récit (la rentrée des classes dans un établissement religieux), plus loin la confes- sion au Père Jésuite sont de ce nombre. Et partout répandues la fièvre, la mélancolie, les épuisantes aspirations de l'ado- lescence. Chacun des personnages figiue un aspect de l'adoles- cence — cette adolescence trompeuse et contradictoire où un futur notaire de seize ans peut souifrir plus purement et plus durement qu'un futur grand poète de la douleur, où un aspi- rani-cercleux peut faire tîgure de Don Juan et d'animateur. Déjà dans le Maître du Navire, chacun des héros n'était qu'un reflet de la grande inquiétude humaine, de Timpossible stabi- lité, de l'impossible satisfaction, du « fuir, là-bas fuir... »

Il n'y a donc pas roman au sens propre du mot et l'intrigue romanesque — tant dans le Maître du Navire, que dans V Inquiète Adolescence — est plaquée, surajoutée. Il y a un ensemble de thèmes, deux symphonies, la deuxième beaucoup mieux orches- trée. Et sous les influences évidentes, il y a une personnalité qui n'a pas encore renié ses admirations, ni brisé ses attaches, mais qui est en définitive beaucoup plus originale que celle de nombreux chercheurs d'imprévu.

Personnalité au premier abord un peu fuyante parce que faite de contrastes : avidité à étreindre et à savourer tout le réel qui aboutit à un insurmontable désencha:rtement, désir agonisant à peine réalisé, une sensualité mâle jointe à une sensibilité fémi- nine, goût des départs et du compliqué contredits par le regret de la simplicité native, tout un vieux fonds romantique, un peu provincial ou snob quelquefois, mais éclairé par une impitoyable lucidité et un humour de paj'san français, réaliste et même un peu cynique.

Personnalité un peu trop au miroir encore, encline au quant- à-soi, avec trop peu de fenêtres ouvertes sur l'humanité. Mais prenons garde que les deux premiers romans de Louis Cha- dourne renferment ce qu'auraient dû contenir les deux recueils de vers qu'il n'a pas donnés. 11 s'est épanché. A juger des quel- ques figures de prêtres qu'il a dressées en pied dans VIrjquiète AdoUscenu, il est apte à sortir de lui-même et à plonger dans la diversité du vaste monde pour en ramener des prises vivantes et palpitantes.

Dès à présent, il est en pleine possession de sa forme. Quoi

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qu'il ait à dire, il trouve pour l'exprimer une p:ose à la fois musicale, décorative et savoureuse, qui évoque, décrit ou sug- gère sans une faute de goût et sans jamais trébucher dans sa facilité. Il écrit j?/a-«/««^ ce qui est une rareté parmi les écri- vains de sa génération.

BENJAMIN CRÉMIEUX

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L'ENFANT JNQUIET, par André Obey (Librairie des Lettres).

J'ai eu grand plaisir à lire ce livre charmant, aigu et lui- même inquiet. On trouvait évidemment des qualités dans l'œuvre de début de M. Obey, le Gardien de la Ville, mais son sujet ne lui avait fourni qu'une fantaisie un peu laborieuse et lourde. L'Enfant inquiet est une étude très délicate d'un caractère qui a déjà inspiré à M. Gilbert de Voisins un bon roman, V Enfant qui prit peur : la peur instinctive de la vie chez un enfant nerveux, entouré de présences féminines et que ne défend plus l'attention agissante et tonique d'un homme. L'Arnaud de M. Obey tire toute son inquiétude et tout son mal de lui-même, et, dans une vie uniforme d'enfant apparemment heureux, n'en doit rien aux circonstances. Il a peur, voilà tout, il est posé sur la vie dans une attitude de passage, de départ, d'enthousiasme qui tombe et de désillusion qui reste. Le médecin dit qu'il a gardé la peur des hommes d'autrefois devant la nuit et l'inconnu, — et il y a peut-être un peu de cela.

Avec un sujet analogue, M. Gilbert de Voisins donnait un livre sombre, poignant, et menait son personnage au suicide. M. Obey a mis un art très différent, mais tout à fait remarquable à revêtir le petit Arnaud d'éclat et de gaîté extérieurs, à écrire sur un fond douloureux un livre amusant, un livre chantant et brillant de poète. Ses dialogues me rappellent les meilleurs livres de Francis de Miomandre, et, chez un homme du Nord, les pages les plus étincelantes à' Au bon Soleil. Et je ne désigne ces points de repère qu'afin qu'on ne s'y arrête pas. L'humour tendre de l'entant, du livre et de l'auteur est quelque chose de tout original. Joignez-y un style très sûr, brillant d'images qui ne sont qu'assez rarement usées, c'est plus qu'il n'en faut pour que je marque d'un caillou blanc les deux heures exquises que

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fait passer cette lecture et pour que je retienne en M. Obc)' un écrivain dont l'œuvre future méritera grande attention.

L'avocat Lachaud sauva, paraît-il, une tête, en interrompant sa plaidoirie pour faire fermer une fenêtre par où un rayon de soleil incommodait M. le quatrième juré. Je sais bien qu'un auteur n'a rien d'un accusé, et je ne m'illusionne pas sur le pou- voir de la critique. Mais le livre de M. Obey méritait un éditeur d'une courtoisie raffinée, et il l'a eu. « En adressant aux destinataires de nos services de presse des livre» aux pages cou- pées, nous avons eu l'intention de leur éviter une besogne, que beaucoup estiment fastidieuse, et une perte de temps. Mais nous prions instamment ceux qui, tel M. Bergeret, goûtent à s'escrimer du coupe-papier un plaisir respectable, de vouloir bien nous notifier leur préférence, afin que nous en tenions compte à l'avenir. » M. Barlet a eu là une idée de génie. Si les XIII de Vlulransigeaiit organisent un plébiscite sur cette ques- tion, je vote : coupé, comme Sieyès, sans phrases.

ALBERT THIBAUDET

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LE LIVRE MONITEUR. A propos de « Gallieni parle... », par Marius-Ary Leblond (Albin Michel).

Chez nous, quel livre a été plus lu que le Plutarque d'Amyot? Des derniers \alois aux derniers Bourbons, tous les Français qui avaient appris leur rudiment l'ont eu entre les mains. Les Chrysales même, qui ne lisaient guère, le gardaient chez eux comme meuble de famille, pour y mettre leurs rabats. C'était le pain quotidien des bourgeois, des gens de métier, des écoliers et de leurs régents.. Que de Brutus et de Scévola lui dut l'Indivisible ! 11 a disparu, aujourd'hui, même dans les cantons les plus reculés ; mais Alphonse Daudet vit encore les gardiens du phare des Sanguinaires épelcr le vieux bouquin à tranches rouges.

Quel fut le secret de sa surprenante fortune ? C'était, cette réplique civique et guerrière de la \'ie des Saints, un manuel qu'on lisait par hygiène morale. Mais un manuel point ennuyeux, modèle longtemps de beau langage, — argiite loqiii ! — tout plein de nobles apophtegmes, de traits à alléguer, et d'inté- ressantes histoires. Je soupçonne d'ailleurs qu'il plut tant à nos

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pères-grands parce que l'antiquité ainsi présentée devait ressem- bler grandement à leur actualité même.

(A lire Amvot, Montaigne, Rabelais, d'autres, comme le R. P. de Saint-Romuald, si naïvement amusant en son Thrésor Chronologique, on croit voir que la vie antique, en son privé, pour le tour d'esprit, sinon pour les esprits et sentiments, ne différait guère de la vie de nos aïeux. Et, voire de la vie présente dans nos bourgs de campagne. Même Imaginative, même manière d'être frappé par un trait bizarre, par une phrase, même façon de peindre un personnage par anecdotes, même besoin de la légende, même puérilité bien souvent. Le grand siècle nous l'a un peu caché qui mit ses soins à proscrire le « rustique » et le « fade ». Mais Montaigne seul le dévoilerait à tous ceux qui savent quels sont au juste les souvenirs, le trésor de mémoire, d'un de nos bourgs et quelles histoires s'y content autour du feu.) • Reste que le Plutarque fut lu parce qu'il était un moniteur. L'idéal de l'honneur à la française, il contribua grandement à le former, avec les Vies des Saints et les romans de chevalerie.

Après la Révolution et l'Empire, on ne demanda plus un manuel de morale : plutôt un livre disant comment avoir de la prise sur les hommes et sur les choses ; comment prendre barre sur le destin, avec toujours de la magnanimité. Bref un livre qui semblât le propos, déjà plus proche, d'un homme supérieur naguère mêlé à de grands événements.

On eut le Mémorial de Sainte-Hélène dont Julien Sorel fit ses Heures. Le Mémorial ne pouvait connaître la vogue du Plu- tarque. Il devint populaire, — le fut-il bien ? — surtout par son côté anecdotique, ses détails sur l'Empereur exilé. On y retrou- vait lés images que les feuilles d'Epinal faisaient familières : les baraquements de Longwood surveillés par des sentinelles en habit écarlate, le jardin exotique, les roches, la mer au loin avec les frégates anglaises courant des bordées, les sites volcaniques de l'îlot.

Et depuis le Mémorial nul moniteur du même ordre ne s'est fait une fortune plus populaire.

Pourtant ? Ils sont nombreux ceux qui, faute de lettres, ou faute d'un goût pour leur pensée, pour leur style, ne peuvent demander aux œuvres de Stendhal les secrets de l'énergie. Y trouveraient-ils d'ailleurs ce qui est nécessaire à certains : de

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hauts exemples historiques et un modèle ayant déjà la poésie de la légende, sur qui se façonner? De jeunes Français de toute condition, aujourd'hui, liraient et reliraient les livres où prendre une méthode de pensée et d'action.

D'autre part les hommes supérieurs ne furent jamais à pareille école : ils doivent pouvoir donner des leçons propres à susciter les jeunes courages. Les époques de fortitude n'ont-elles pas toujours été des époques d'imitation en cet ordre ? et les raisons en seraient faciles à déduire.

On souhaiterait que le Gaîlient de Marius-Ary Leblond devînt populaire, qu'il fût beaucoup lu et par beaucoup. L'ouvrage apporte de lourdes révélations sur la guerre, mais il apporte aussi autre chose. Il dit comment les dirigeants manièrent les hommes et les circonstances, et surtout il donne les maximes, les directives d'un chef. Le testament de sa pensée et de son cœur est là, et mis en lumière. Livre d'une nette simplicité où passe le frisson de la grandeur, le frisson de la vie y passant tout d'abord. On les devine notés mot pour mot, ces propos familiers et brusques, comme il le faut, pour qu'ils portent vraiment coup aujourd'hui, plus proches encore que ceux du Mémorial ; et ces phrases du grand colonial, on les croirait rapportées par un Kipling de chez nous.

De jeunes garçons ne devraient pas pouvoir impunément lire ce livre ; il leur faudrait se vouloir en le fermant, cœur bien battant et tête bien faite. Certes, ce Gallieni pourrait être un moniteur pour de jeunes Français. Il ne s'agit peut-être plus de trouver le bonheur, de nos jours, mais de s'employer, de faire chacun ce dont on est capable. II ne s'est jamais agi d'autre chose, d'ailleurs ; on le voit mieux à présent et voilà tout. Les temps sont donc bons pour entendre le noble dire du héros de Virgile : « Enfant, je t'apprendrai le courage et ce que c'est que la constance : que d'autres t'apprennent le bonheur. »

HENRI FOURRAT

CARNAVAL EST MORT (Premiers Essais pour mieux comprendre mon temps), par Jean-Richard Bloch (Editions de la Nouvelle Revue Française).

Recueil d'essais et d'articles publiés dans VEffort libre entre

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1910 et 1914, Canicn'al est mort... plus encore qu'une entreprise de démolition et de reconstruction systématique est une confes- sion, l'autobiographie d'un cerveau au terme d'une adolescence pzssionncQ, possédée parle désarroi de son époque.

1905 -19 14, années de pré-renaissance, âge des précurseurs inconscients ou méconnus^et des grands liquidateurs, un Barrés par exemple — liquidateur du romantisme, d'ailleurs au plus haut prix. Suit la période 1914-1950, d'incubation, d'osmose, de balbutiements, de dadaïsmes. Puis, avec le même éclat qu'à partir de 1830, juste un siècle après, quinze années de chefs- d'œuvre — 19 30- 194 5 — -un classicisme nouveau au nom impré- visible. Dans l'ordre politique, le bolchevisme a éclaté avec cette même soudaineté apparente, il y a trois ans.

Mais ce qui étonnera le plus l'historien des idées, c'est que les meilleurs, les plus hardis des hommes de la pré-renaissance aient pu croire à la décadence de leur époque. Aucune génération n'aura sans doute davantage, plus profondément, ni plus à tort douté de soi que celle de Jean-Richard Bloch. D'un doute qui n'était pas simplement, comme au xvF et au xvii^ siècles, la crainte de ne jamais égaler les modèles de l'antiquité, ou le découragement des romantiques et du Parnasse, provoqué par l'incompréhension et l'hostilité du public, mais d'un doute foncier, intime, taraudant, d'un sentiment d'impuissance, pis encore d'indignité. Et les aînés, Péguy surtout, enti'etenaient ce doute.

Carnaval est mort... y c'est donc avant tout le cri d'angoisse de cette génération, d'avance condamnée par ses maîtres et se condamnant elle-même. « Ces pages, dit Bloch, ont été dictées par une passion civilisatrice presque désespérée » (p. 18). Et ailleurs : « Péguy nous trouve découragés avant de vivre, las sans avoir lutté, aveulis et peureux. Je suis de son avis... C'est une honte... Vous n'imaginez pas, vous ne pouvez pas imagi- ner la solitude des hommes de notre âge entre eux » (p. 46).

Cri d'angoisse, accompagné d'un anathème. Le même ana- thème contre le culte du veau d'or et la bassesse du monde moderne, privé de mystique, que chez Péguy, Sorel, Maurras, Claudel ou Romain Rolland, que chez Gide même, dont les symboles préférés sont ceux de la non-possession, de la décou- verte incessante, de la gratuité de la sensation et de l'acte. La

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société moderne vit sans idéal. « Rien que des malins. » La civilisation chrétienne et française agonise. Carnaval meurt de la mort de Carême. Et sans une civilisation, point d'art.

Au remède d'un retour vers le passé proposé par le traditio- nalisme, Bloch oppose sa foi en l'avenir. C'est d'abord qu'à la meilleure copie, il préfère la création. C'est aussi qu'il ne croit pas possible un retour à Viiuitè morale catholique, et qu'il sent profondément cependant l'impérieuse nécessité d'une unité morale, d'une discipline, d'une religion qui crée à nouveau une communion d'âme entre l'artiste et la masse. Qiierelle renou- velée de celle des anciens et des modernes, mais élargie jusqu'à englober la politique et la morale.

Ainsi en écho à son cri d'angoisse, Bloch pousse un cri d'es- poir, affirme un devoir, une foi, un système. Quel devoir ? D'être héroïque. Quelle foi ? Dans le peuple. Quel système ? Le socialisme. La régénération de l'art, la possibilité d'un nouveau classicisme dériveront de la révolution sociale.

Civilisation révolutionnaire, ce n'est pas dire art social à la façon de 1895. Le grand mérite de Bloch restera d'avoir le premier en France argumenté sur ce sujet, sans escamoter les ■difficultés et en homme qui sait à quoi s'en tenir sur les vieux clichés tels qu'aller au peuple, art populaire, etc.. [Voir notam- ment l'essai sur le Théâtre du Peuple: Critique d'une Utopie.']

Ce n'est pas qu'il ne laisse point de prise aux objections. Que le catholicisme ait épuisé sa vertu inspiratrice, c'est ce qu'on sera par exemple tenté de contester en citant les noms de Clau- del, Jammes et Péguy, modèles peut-être dangereux, mais litté- rairement neufs. Il est vrai que Hamp et Philippe sont deux exemples déjà — sans oublier Bloch lui-même dans Lévy et dans Et C'« — de ce que la peine des hommes peut fournir d'inspi- ration et de lyrisme.

Que la volonté de création — et par suite la recherche de l'originalité — soit préférable à la volonté de tradition, c'est encore un point discutable. L'originalité ne devrait-elle pas être involontaire ? Il y a un Prétexte de Gide à relire là-dessus. Raphaël croyait-il faire autre chose qu'imiter Pérugin ?

Bloch, auquel Robert de Traz reprochait de vouloir détruire nombre de choses nécessaires et humaines, répond en bon polé- miste que si elles sont effectivement telles, nulle révolution

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n'en viendra à bout. Il ajoute qu'il a lu Baudelaire autant que quiconque et n'entreprendra rien contre Baudelaire, Stendhal, Flaubert et autres anciens.

Mais revenant sur la question dans les pages finales du livre qui en sont les plus dramatiques et les plus émouvantes, il corrige la solution provisoire à laquelle il s'était arrêté : « Au lieu de regarder comme suffisamment amorcée du fait du groupement des producteurs en syndicats la culture morale et intellectuelle du prolétariat, regardons l'organisation du prolétariat comme le point de départ possible d'une civilisation nouvelle, la Civilisation' RÉVOLUTIONNAIRE. Ne disons pas qu'elle doit naître implici- tement de la lutte ; l'événement a donné tort à une vue si naïve. Ne disons pas que la culture bourgeoise ne saurait que souillerles germes de la future civilisation du monde des produc- teurs... Il subsiste dans la tradition démocratique un grand nombre d'idées que le prolétariat a intérêt à ne pas ignorer ».

Le livre qui s'ouvrait par un doute se clôt donc par un autre. Le système médian est renoncé par son auteur, du moins sous sa forme absolue. Mais ce qui est immuable, et forme la moelle du livre, c'est l'aspiration constante à l'héroïsme, une concep- tion héroïque de la vie et de la mission de l'artiste, proche parente de la conception lyrique d'un Elle Faure ou d'un Drieu La Rochelle. Avec cette différence que Faure ou Drieu La Rochelle voient dans la lutte, — donc le dualisme, — le moteur principal de l'art, et que Bloch le voit dans l'unité morale.

Doctrine à part, c'est une bien curieuse et héroïque aventure intellectuelle que celle de ce jeune homme qui, en 1910, de Poi- tiers où il vivait, se mit en tête de se mêler à la foire sur la place, pour y crier son dégoût, ses haines et son credo. Nul ne le con- naissait alors. Quatre ans plus tard, il avait rallié autour de lui un groupe cohésif, solide, armé pour la parade et l'attaque et sa revue l'Effort libre était la seule revue révolutionnaire qui ne fût pas la proie des démagogues et des illettrés. La guerre l'a tuée. Elle n'a pas été remplacée.

BENJAMIN CRÉMIEL'X

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DE QUELQUES CŒURS INQUIETS, petits essais de psychologie religieuse, par François Mauriac (Société Litté- raire de France).

M. François Mauriac qui est surtout poète et romancier, ne saurait pas ne pas mettre du sien dans sa critique, et la moitié de l'inti^-rct que nous prendrons à ses « petits essais de psycho- logie religieuse » ira fatalement à ce qu'il nous révèle sur sa manière de penser et de réagir devant le spectacle des « cœurs inquiets» dont il analyse pour nous l'aventure. Derrière l'in- quiétude d'un Lacordaire, d'un Maurice de Guérin, d'un Amiel ou d'un Baudelaire, il ne nous est pas malaisé d'apercevoir la sienne et ce n'est pas pour rien qu'il sympathise avec ces âmes chargées de tourment. A dire vrai le tourment du xx^ siècle n'est pas très différent du tourment romantique ; il a exactement les mêmes causes : l'élan religieux de l'âme dans la non-confor- mité aux lois de Dieu, ou bien la passion qui veut l'ordre sans renoncer à son enivrement. Ce tourment se complique aujour- d'hui d'une subtilité intellectuelle plus rare, d'un plaisir un peu cérébral indépendant du vertige purement affectif. C'est ainsi que M. Mauriac, parlant de psychologie religieuse, peut joindre aux noms que j'ai cités, le nom imprévu de Stendhal qui n'eut pas l'ombre de spiritualité en lui et quoique, personnellement, il ait depuis longtemps conclu, il se donne à l'occasion le plaisir d'hésiter avant de conclure : un Barrés, un Gide ont influencé ce cœur-là. Cependant, je le répète, M. Mauriac est bon catho- li<jue et par ailleurs il sait quelles ressources illimitées le point de vue catholique fournit au jeu intérieur et à l'analyse psycho- logique. Donc loin de s'endormir sur « le mol oreiller » d'une aveugle foi, il donne accueil à toute nouveauté qui vient du siècle, quitte à bientôt la repousser, mais après une passe d'armes qui lui aura permis de prendre contact avec elle ; il est d'autant plus libre de ses mouvements, voire de ses écarts, qu'il sent sa foi plus assurée. Cela ne va pas sans péril, ni sans mélancolie. C'est en quoi il ressemble aux écrivains dont il a décrit le tour- ment. — Voici Henri Lacordaire adolescent : faut-il ici parler d'inquiétude ? c'est l'inquiétude de tous les jeunes gens : moins du romantisme avéré et jalousement cultivé que de la « fièvre de croissance ». Voici Maurice de Guérin qui s'efforce de fuir

�� � son Dieu dans la création de Dieu et qui, sans le savoir, nourrit de foi chrétienne son paganisme délirant. Voici Charles Baudelaire qui sait où est la vérité, qui la reconnaît, la salue, mais éprouve un amer plaisir à lui dire : Non, et à suivre l’erreur. On se souvient de la Préface d’André Gide à la réédition des Fleurs du Mal. Dans le même sens, M. Mauriac écrit excellemment : « Les fautes de Baudelaire ne l’exclueraient du catholicisme que si elles n’étaient pas des péchés. S’il avait pu les commettre sans devenir pécheur, alors il ne serait pas des nôtres. Chez Baudelaire, toute erreur devient péché, il la confesse comme un péché. A ce signe, je reconnais mon frère ». Et M. Mauriac ajoute : « Un homme d’une vie plus nette, plus pure, Taine par exemple, n’est pas de notre famille spirituelle. Ce misérable Baudelaire est bien à nous ». Comme Baudelaire catholique aimait son péché, voici maintenant Frédéric Amiel, protestant qui aima sa « soif » ; Baudelaire mourut pardonné et pacifié ; Amiel sans l’avoir étanchée. Une étude sur Stendhal termine le recueil ; l’aventurier à bon marché delà Chartreuse qui finit obscurément en « vieux galantin obèse » à Civita-Vecchia, est confronté avec les (( revenants de la tranchée » qui ont appris eux aussi à agir, mais autrement et plus fécondément que Beyle. Par un curieux détour, Mauriac nous montre que son jeune héros « s’en tient toujours au principe essentiel du beylisme : appliquer une bonne logique dans l’organisation de sa vie pour le bonheur. Mais garçon positif et qui ne néglige aucun fait, comment organiser son bonheur sans tenir aucun compte d’abord de ces réalités, de cette réalité : la douleur, la mort ? » Notre jeune homme y songe, et c’est par là que rentre l’inquiétude qu’a refusée Stendhal et dont il demeure appauvri ; car en regard de la sécurité et de la sécheresse passionnées du romancier matérialiste, l’inquiétude devient sans prix. Ainsi, pensant « par oppositions », M. Mauriac nous promène de Lacordaire à Stendhal et nous pouvons juger de la diversité pathétique qui est en lui d’après les nuances de son examen et les contradictions de sa sympathie.

HENRI GHÉON
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SCHOPENHAUER ET SES DISCIPLES, d'après ses conversations et sa correspondance, par A. Bossert (Librai- rie Hachette, 1920).

Comme la doctrine de Schopenhauer est intimement unie à sa vie etia prolonge, il aime, à la différence d'un Descartes ou d'un Spino'/a, à entretenir ses interlocuteurs ou correspondants de ses sentiments au moins autant que de ses idées. A tout moment les démarches logiques se brisent et se fragmentent chez lui en intentions ; l'expérience quotidienne cristallise en mots d'esprit ; loin de se perdre dans le néant ou de se fondre dans la vie universelle, la personnalité se dégage. Ce sont d'abord les plaintes d'une sensibilité mal satisfaite et inquiète. Prompt à s'indigner contre les « misérables », Schopenhauer dénonce les « cabales des professeurs v, « la tactique du silence » et vit de l'opinion qu'il a de soi. Soudain son nom paraît dans un journal de modes, dans un programme de cours. Il épie les symptômes de célébrité avec une anxiété nouvelle ; il suit les progrès de la renommée « qui gagne commeunincendie » . Maintenant la phrase et l'image agissent ; le verbe s'est fait chair. Minute émouvante, si Schopenhauer, maître de soi, se fût donné, comme Voltaire ou Renan, le spectacle de sa célébrité. Mais il accueille cette célébrité tardive, gauchement, timidement, en homme de let- tres, non en homme d'action. Il la veut pour les interviews, les séances de peintres et de photographes qu'elle autorise, non pour les passions environnantes qu'elle dénude. Des enthou- siasmes, des abandons il retient « huit lettres de félicitations, un sonnet, un frais bouquet venant de Berlin, trois broderies de perles ; enfin deux livres. » Par là même, quelque compréhen- sion qu'il ait de l'œuvre des idéologues et de Bichat (détail sur lequel insiste M. Bossert) ; quelque goût qu'il affiche pour la pensée anglaise, il demeure entièrement allemand. Car il ne fut peut-être bien un grand cosmopolite que faute d'avoir réussi à être un grand Allemand au sein de l'Université, celui qui pré- cise ainsi à Frauenstaedt l'orientation de sa pensée : « Nous sommes kantiens et non cartésiens ».

RAYMOND LENOIR

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LES BALLETS SUÉDOIS, au Théâtre des Champs- Elysées.

La compagnie des ballets suédois, dirigée par le danseur lean Bôrlin, est venue offrir aux Parisiens une série de fastueux spectacles. Il est difficile d'être juste envers des entreprises de ce genre, parce que le souvenir laissé par les premiers ballets russes est encore trop vif dans nos mémoires et qu'un pareil concours de circonstances heureuses ne saurait se retrouver facilement. Quand même on remplacerait Nijinski, on ne nous rendra pas notre premier émerveillement. Ce qui fait le charme de cette nouvelle troupe, c'est une certaine fraîcheur, des visages et des corps vraiment jeunes. A côté de ce que nous .avons vu naguère, on peut lui trouver un défaut de race et d'éclat, mais quand elle veut bien oublier la littérature, elle ne manque pas d'agrément. Le Tombeau de Coupcrin, par Ravel, fut dansé sim- plement dans un fin décor de Laprade. Les jolies inventions plastiques abondent dans les Vierges folles et les traditions de la Dalécarlie y apportent une sorte de préciosité rustique. C'est dans cette voie que peut exceller Jean Bôrlin, plutôt que dans des compositions plus laborieuses, comme cet El Greco qui reproduisait avec beaucoup de soin et d'ingéniosité des attitudes, des costumes et jusqu'aux éclairages du peintre espagnol, entre- prise fort réussie à sa manière, mais âpre, tendue et, somme toute, gageure assez vaine.

JEAN SCKLUMBERGER

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��JEUX^ de Claude Debussy, au Théâtre des Champs Elvsées.

S'être réveillé à l'aurore, partir sur une route que l'on espère bien nouvelle, et partir avec la plus insouciante franchise, tout ceci n'empêchera point de méditer sur les crépuscules passés. Tâchons seulement à ce que ce soit au bon moment et sous l'enseigne de quelque Fram Gaulois, emblème pour image d'Epi- nal. Le moment est peut-être venu de préciser notre attitude devant ce qu'il fut convenu d'appeler le « debussysme » ou, plus simplement, de Claude Debussy, incontestablement le premier musicien français.

L' (c Histoire de l'Art » — en cette occasion, celle de la

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musique — quel beau tableau on en pourrait tirer : celui des poncifs multiples qui la conduisent. L'Art, communication avec le plus mystérieux au-delà : il est bien des façons de ressentir une œuvre. Cette page de Beethoven découvre à tel « profane » un paradis à la fois littéraire et sentimental — et ne sera pour nous qu'une image saisissante de l'artifice et, si l'on peut dire, du plus pathétique néant. Celle-ci, de Wagner, on voudrait, en l'entendant, pouvoir se lever de son fauteuil pour crier : «C'est grotesque ! » Comme le caissier qui, à chaque fin d'année, fait le bilan, il n'est pas mauvais à certaines minutes de régler ses comptes avec les gens de génie. Nous nous en porterons peut- être mieux. Réhabilitation du « talent » (qui nous ouvrira toutes les portes), de la « force » (pas celle qui casse les pianos), de l'ff habileté.» (échappée des écoles où elle s'ennuyait trop), dégoût du « don » (aune certaine échelle), de la « grâce » (d'une certaine couleur), voici notre diagnostic. Et je pense aussi atout ce que nous aimerions comme régime : viandes saignantes et vins secs. J'explique ainsi le goût de Darius Milhaud pour les fugues de Bach et l'extra-Dry.

1890 : Wagner, son béret, ses robes de chambre, ses grosses partitions, Louis II de Bavière, le symbolisme s'apprenant à devenir français, la Rose-Croix, puis le souvenir d'Auber, les cheveux blancs d'Ambroise Thomas, au Conservatoire un vieux monsieur inconnu qui enseigne l'orgue et meurt doucement de pauvreté : César Franck ; Camille Saint-Saens, une musique en bois qui brûlera comme de la paille ; un homme de génie empêtré dans le genre « puissant » et ce qui s'appelle, je crois, le « sublime » : Chabrier ; ses amis qui grandiront : Vincent d'Indy, Gabriel Fauré (combien de recueils charmants et com- ment oublier, sur le piano de notre enfance, leurs couvertures bleues et ces paroles où l'on apprenait à bien connaître, à côté il est vrai d'Armand Silvestre et de Jean Lahor, le Verlaine de la Bonne Chanson et des Fêles Galantes).

Mais le xrx* siècle finissant, après tant de feux d'artifices, mais Rossetti, Maeterlinck (celui de la « Princesse Maleinc » et des articles d'Octave Mirbeau), les premiers tableaux impression- nistes, Sisley clignant des yeux devant la Seine, Pissaro, habile et fin, Monet dressant des fleurs comme des œufs à la neige qu'on aurait empoisonnés, cette grande fatigue sensuelle, épar-

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pillée, papillotante, « la chair est triste hélas... », il fallait à tout ceci un musicien. Erik Satie, alors très jeune et peu pressé de « produire », se résen-a. On imagine ce qu'aurait pu être la partition qu'il rêva alors un moment pour la « Princesse Maleine ». Mais seul Claude Debussy devait gagner une partie décisive.

Le Prélude à V Après-Midi d'un Faune, les Nocturnes, les Chan- sons de Bilitis, Pelléas : voici ce qui sauva vraiment la musique française. Oublions un instant que c'est ce qui. hier, faillit bien la perdre. De telles œuvres firent vraiment revivre notre art. Beethoven, Wagner, sonates, grands opéras, il fut enfin permis de se délivrer de ces disciplines fatales. Sans doute un poncif nouveau était né, mais qui permettrait en tout cas à une musi- que de France de grandir en liberté — quitte à se transformer un jour de la façon peut-être la plus imprévue. Pour tout cela nous admirerons toujours Debussy et d'autant mieux que nous nous sentirons plus éloignés du charmant mystère de son œuvre. On connaît la lassitude de l'éclectisme et c'est pour cela que je ne puis être juste envers la musique d'un Ravel, un « vivant «  cependant, alors que j'aime tant celle de Debussy, si loin pour- tant de ce qui peut être mon goût personnel. Mais c'est qu'il rejoint en moi, comme en tous mes amis, et, je pense, en tout cœur, qui sait encore battre, cette tendresse profonde qu'il ne s'agit plus de cacher et avec laquelle je souhaite ne jamais jouer. A ce point, on peut alors confondre et mêler bien des choses extrêmes : refrains de Mayol, valses de Chopin, certains airs entendus le soir dans des petits cafés de province et que tournaient sans fatigue des pianos mécaniques, tant de pages de Mozart plus douces que les plus douces caresses... Nous aurons un jour à préciser et à affirmer nos goûts. Mais il était bon de rendre tout d'abord cet hommage à un grand artiste français que nous n'avons jamais méconnu. Si la formule debussyste nous importune, si nous désirons aujourd'hui de plus fortes nourritures, nous n'oublierons pas trop un maître de génie.

C'est à tout ceci que je songeais en écoutant, l'autre soir, au Théâtre des Champs-Elysées, Jeux, le ballet de Claude Debussy que nous présentait la troupe des Ballets Suédois de M. Jean Berlin.

GEORGES AURIC

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LES CRÉANCIERS, de Strindberg, au Théâtre de l'Qiuvre.

On peut détester l'art de Strindberg, on ne peut nier sa force, ni sa pénétration, ni même une sorte de grandeur farouche que finit par dégager un tel paroxysme de haine, de pessimisme et de mépris. Quand même il y aurait, entre Strindberg et le public français, un fossé difficile à franchir, l'ignorance où nous restons à l'égard de cette œuvre considérable touche au ridicule, et nous devons être reconnaissants à M. Lugné-Poé d'avoir, une fois de plus, comblé une regrettable lacune en portant les Créanciers sur la scène de l'Œuvre. Bientôt Gémier et notre ami Gaston Baty monteront la Danse de la Mort. Voilà qui nous permettra un commencement de mise au point.

Avant la guerre, nous ne voyions pas sans étonnement l'Alle- magne peu à peu octroyer à Strindberg la place qu'avait détenue Ibsen. Nous nous l'expliquions par l'incroyable docilité du public allemand qu'on mène où l'on veut avec des théories. Nous nous trompions. La fureur dont bénéficie Strindberg n'a fait que s'accroître depuis la « révolution », et ses pièces envahissent les théâtres en une telle profusion qu'il faut bien voir dans cette passion autre chose qu'une mode littéraire. En somme, l'Allemagne mécontente, tourmentée de crises, avide de sensations fortes et d'oubli, a trouvé dans les œuvres de Strindberg une sorte de Grand-Guignol qui excite ses nerfs, sa dureté, tout en flattant son goût pour les abîmes psychologiques. Ce qui l'attire vers ce théâtre, c'est sans doute ce qu'on y trouve de plus détestable : une certaine odeur de cage à fauves, la même hystérie et le même grincement que dans la musique de Strauss, une sensualité morne, à base de haine et de cruauté, et cette façon de flétrissure en quoi consiste si souvent le raffine- ment chez un Allemand qui se déniaise. Il y a de tout cela dans les Créanciers, mais avec une discrétion relative. Certes, nous nous passerions bien volontiers de cette attaque d'épilepsie à laquelle il nous faut assister non pas une fois seulement mais deux, si ce n'est trois ; et il y aurait moyen de nous faire com- prendre qu'un homme est une loque, que sa moelle épinière n'en peut plus, sans nous le montrer flagcoUant surdes béquilles, balbutiant et pleurant d'un bout à l'autre de la pièce. C'est la

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part de la grand-guignolade, qui est dégoûtante et puérile. Quel dommage qu'elle tienne tant de place, car la pièce débute de façon magistrale et le sujet est attaqué avec une vigueur que Becque est seul à égaler. On pense souvent à Becque comme à la pure réalisation de ce qui reste trouble et bouillonnant dans Strindberg ; lui qui manquait d'invention, que n'aurait-il pas tiré de l'abondance de thèmes dramatiques qui fait rage dans l'œuvre du Suédois ? Combien il eût apprécié ces mises en page à la Degas, où les personnages surgissent, à demi coupés par le cadre, à la fois vrais et fantastiques. Au début des Créanciers, le mari infirme fait la confidence de ses souffrances à un inconnu rencontré dans un hôtel. Bientôt, sous la feinte bonhommie de ce dernier, transperce une atroce perfidie et nous devinons en lui un premier mari évincé qui prépare sa vengeance. Il écrase savamment les illusions de son successeur, l'encourage pour mieux le déchirer ; et, quand il le voit torturé à point, il recon- quiert sous ses yeux, par des flatteries, la femme infidèle ; mais c'est pour la rejeter sur le corps du moribond dès que le saccage et la destruction sont irrémédiablement accomplis.

A quelle force s'élèverait ce drame, avec ses raccourcis et son acuité, s'il était dégagé de ses prétentions philosophiques et de son odeur d'hôpital ! Il n'est pas d'auteur plus dépourvu que Strindberg de ce que nous appelons le goût ; et, par suite, son œuvre ne pourra jamais être pour nous qu'un amoncellement de puissants décombres, mais qu'il vaut la peine d'explorer et 011 le technicien dramatique peut trouver de singuliers stimu- lants.

Combien, en tout cas, un drame comme les Créanciers paraît avoir de poil et de poigne, quand on l'entend après cette funèbre tisane qu'est Vlntriise de Maeterlinck ! Quel vide et quelle puérilité ! Quelle absence de composition, de progression et d'intérêt ! On dit toujours, quand on parle de Maeterlinck : « Oui, mais il y a ses petits drames pour marionnettes... » Com- bien en reste-t-il ? jean schlumberger

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CARL SPITTELER.

Il est à nouveau question de Spittelerà propos du prix Nobel. Une déclaration du poète suisse alémanique prenant parti pen-

�� � dant la guerre pour la civilisation française lui avait valu la notoriété chez nous. Spitteicr avait du mérite à cette attitude : il savait et il disait que s’il comptait ses amis en France il aurait trop des cinq doigts de la main. Et s’il comptait ses lecteurs ? Il serait curieux de savoir combien l’éditeur Payot a vendu d’exemplaires des traductions de « Imago », « Lieutenant Conrad », « Mes premiers souvenirs ». Pourtant la pénétrante étude de G. Bianqui dans la Rame des Deux Mondes aurait dû attirer un public à l’auteurde « Prométhée et Epiméthée » et du « Printemps Olympien ». Il faut voir en lui autre chose qu’un parent spirituel et surtout autre chose qu’un parent pauvre de Nietzsche. Il est Spitteler, il est Suisse et de nos amis. Cette amitié suisse compte plus que d’aucuns ne pensent pour l’avenir de la pensée européenne. La Suisse comme l’Alsace, au confluent de deux civilisations qui se disputent l’influence, peut ou bien absorber indifleremment l’une et l’autre et les noyer dans ses propres eaux, ou bien choisir, ou bien unir. Des trois écri- vains représentatifs de la dernière génération, Gottfried Keller est resté Suisse tout en se nourrissant de germanisme ; Conrad Ferdinand Meyer, formé à la française, a au lendemain de 1870 décidé de n’écrire qu’en allemand, et malgré lui c’est l’influence de la France encore, son esprit artiste, que ce pur écrivain difl"usait. Quant à Spitteler, dans la langue maternelle, dans la pensée allemande c’est un génie double qu’il fait tenir. Son exemple indique assez bien sinon ce que peut réaliser, du moins ce que peut faire espérer l’union du Nord et du Midi. De l’exal- tation et de la retenue, d’extraordinaires abandons lyriques et une critique mordante, un perpétuel dédoublement et contrôle de soi, voilà qui ne laisse pas seulement de donner tels beaux effets dramatiques ou humoristiques, mais qui nous intéresse d’un point de vue européen. La question n’est pas tant de décider qui l’emportera, de l’ « âme » qui entretient l’ivresse germanique, ou de la « conscience », lucide, latine, que de savoir si dionysisme et apoUinisme ne seraient point conciliables, si à la conscience claire il ne faut pas sans cesse travailler a intégrer de troubles mais riches apports, si enfin pour des Fran- çais, et des Français d’aujourd’hui, il n’y aurait pas profit à accueillir, dût en soufl"rir leur goût, des nourritures étrangères. Le génie latin, s’il doit rester quelque chose de vivant, ne peut

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accepter de cristallisation définitive. Absorber, élaborer, assi- miler les contraires : opérations douloureuses — Spitteler le sait — ; la création de formes neuves est à ce prix pourtant et les éléments qu'en Suisse une lutte trop égale risque de neutra- liser, de faire avorter, peuvent dans la toujours puissante matrice française n'être qu'un germe fécond.

FÉLIX BERTAUX

��* *

��KNUT HAMSUN.

Après Ibsen, puissant abstracteur, grand constructeur de catégories dramatiques, et qui ne laisse aux esprits que le choix de ses rudes alternatives, la littérature nor\'égienne allait-elle s'immobiliser dans le ronronnement d'une scolastique infertile? ou s'enfermer dans le jardin familier de son lyrisme aimable et de ses paysanneries, tour à tour idylliques ou violentes, fraîches et sommaires comme les enluminures des métairies dalécar- liennes ? Un xix« siècle mouvementé avait manifesté la vigueur de ce vieux peuple, qui avait donné à l'Europe l'une de ses plus anciennes et plus savantes littératures, et qui reparaissait avec des errâces, une ardeur, une allure bondissante d'adolescent régénéré par des siècles de demi-sommeil. Nous ignorons tout en France de « l'aurore de la Norvège » moderne, et de ce tumultueux Wergeland, prince des sagas ressuscité, héros d'une poésie millénaire ravivée, tourmentée par une montée de sève impérative et un peu folle. Une curiosité moins nonchalante nous eût fait douter que cinquante ans d'activité eussent suffi à épuiser le génie norvégien. La Norvège est le pays des renou- vellements brusques et des révolutions littéraires. Après Ibsen, Knut Hamsun.

?^;Knut Hamsun raille Ibsen ; avec une admirable injustice, il ptéfère Bjôrnson ; hommage indirect, et 'qui trahit, dès ses débuts, l'ampleur de son ambition.

Cet autodidacte, apprenti savetier à dix-sept ans, apprenti littérateur au cours de quinze années errantes en Scandinavie et en Amérique — années de tâches manuelles, de misère et de constante révolte. — est le prisonnier de ses sensations, de ses rêves et de ses instinctives colères. Les abstractions d'un théâtre d'idées, le calcul d'une intelligence oià la vie se reflète

�� � I08 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

en problèmes ne lui inspirent que mépris. De Peer Gynt, héros national et symbolique, il ne retiendra que le lyrisme élémen- taire, le goût de l'aventure, et ce tempérament antisocial des solitaires des ijells et des fjords. Il exalte Bjôrnson ; il sait bien que la naïve chanson de Synnôve Solbakken lui fournira le thème d'une âpre et déchirante musique oià se haussa rarement le génie du poète-orateur.

Pur artiste, indifférent aux préoccupations sociales, reli- gieuses, morales, qui avaient divisé la génération précédente, ennemi-né des conventions — il appelle ainsi tout ce qui opprime le libre épanouissement de sa fantaisie — Knut Ham- sun restitue à l'âme nationale sa spontanéité : protestation contre les empiétements de la civilisation, contention doulou- reuse des intelligences et des cœurs, revanches du sentiment personnel, délires de l'homme enivré de la beauté grandiose de son pays, Knut Hamsun élève un autel aux passions les plus durables et les plus vraies de ses compatriotes. La Norvège se reconnaît en lui. Les Slaves, les Germaniques de l'Europe cen- trale entendent son appel, qui remémore aux uns la mélopée des steppes, aux autres l'enchantement lointain de la forêt ancestrale. Il est presque aussitôt célèbre en Russie et en Allemagne qu'en Scandinavie. Lui-même accueille l'exemple de Dostoïewski et la doctrine de Nietzsche que tels de ses per- sonnages balbutient gauchement.

Mais il est et demeure Norv^égien ; ni les conceptions du monde à l'allemande, ni les énervements et les curiosités déca- dentes à la russe n'effleurent sa robustesse ; il hait Tolstoï ; son amour des humbles et des simples ignore le sentimentalisme démocratique ; il déteste le socialisme. Sa mélancolie est fille des nuits polaires; sa joie obéit au rv'thme et participe à l'élan orgiaque des fêtes du printemps encore illuminées des feux tremblants de l'aurore boréale en ces îles Lofoten, patrie de son enfance et de son adolescence. Il entre dans son perpétuel défi comme un renouveau de cette fureur que divinisaient les meil- leurs des vikings (les e bersècres ») ; le démon de sa race l'entraîne et ne lui permet aucune infidélité.

Son Pan n'est pas le fils d'Hermès et de la nymphe Dr)'ope, mais une divinité Scandinave, irritable, à peine distincte de la roche inerte et de la plante auxquelles il prête une voix de sor-

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tilège, divinité terrible quand elle se manifeste en l'homme par la chaleur du sang et les troubles mouvements d'une passion crépusculaire et torturante.

Norvégien, et rien que Nor\'égien, ce personnage fantasque, qui hante toute la première partie de l'œuvre de Knut Hamsun ; cousin des innombrables héros romantiques de tous les pays, mais la fatalité qui l'exalte et l'accable a la couleur des ciels du Nord ; ni son exotisme, ni son originalité ne sont contestables. Après la Faiw, début éclatant d'une carrière qui débute par la liquidation des souffrances visionnaires et des haines d'une jeu- nesse malheureuse, Knut Hamsun se voue à cet unique person- nage ; la diversité des masques sarcastiques et lyriques ne nous égare pas sur le sens du pseudonyme ; il se répand (Mystères) en propos hardis et joyeusement amers ; il s'appelle le lieute- nant Glahn (Pan), Nagel (Mystères), Kareno (Aux Portes du Royaume)... nous le nommons Hamsun. Ces divers volumes ne sont que les chapitres d'un même livre : avatars d'un nomade (lui-même définit ses héros des a comètes errantes »), perpé- tuelles déconvenues d'un civilisé qui a la civilisation en horreur, flux et reflux d'une dévotion partagée entre le culte inquiétant de la femme et la religion apaisante de la nature ; Knut Hamsun érige à sa propre ressemblance cette figure d'amant et de rêveur qui demeurera son titre singulier à l'atten- tion des littératures européennes.

A^ ces Rêveries d'un promeneur solitaire, écrites par un Saint-Preux sans galanterie, à ces Confessions, d'une minutie cruelle, vibrantes comme des tragédies, succèdent, parmi des poèmes, des pièces de théâtre (Aux Portes du Royaume, Le Jeu de la Vie, L^ Crépuscule), de vastes romans sociaux (Benoni, Rosa... La Ville de Segelfoss, Les Femmes à la Fontaine). L'homme s'est assagi ; il dément activement l'une de ses thèses favorites en prouvant qu'à cinquante ans l'écrivain n'a pas perdu le privilège du talent (Un voyageur joue en sourdine) ; il est clair- voyant, désintéressé ; il s'exile de son oeuvre et n'y accueille plus que le menu peuple des bourgades et des côtes norvé- giennes. Ce réalisme a sa saveur ; la Norvège aff'ectionne ce pur miroir, et cette multitude de petits drames dépouillés de tout commentaire, cette précision, cette coupante netteté... Mais c'est le lieutenant Glahn qui fut en Europe l'initiateur de la

�� � IIO LA >:OUVELLE REVUE FRANÇAISE

glaire de Knut Hamsun ; et c'est à lui peut-être qu'ira encore à l'avenir la tendresse des esprits curieux d'imprévu et des âmes éprises de romanesque troublant et passionné, c'est-à-dire du plus grand nombre des lecteurs capables de s'intéresser au dernier grand romantique de la pléiade Scandinave.

LUCIEN MAURY

LE BOURRIQUET, par Cyriel Buisse, traduit du flamand (Rieder).

C'est le premier ouvrage qu'on ait traduit chez nous de l'écrivain flamand contemporain le plus connu. Il faut espérer que ce ne sera pas le dernier, car c'est une œuvre de premier ordre. M. Maeterlinck qui a donné au livre quelques lignes de préface compare son compatriote à Maupassant. Maupassant a écrit un conte dont le thème rappelle dans une certaine mesure celui du Bourrtquef^ Clair de Lune, mais le Boiirriquet lui est bien supérieur. Cette étude de vieilles filles et de curés est poussée avec une patience, une minutie, une bonhomie et une finesse flamandes qui à chaque page nous font retrouver un pays de connaissance, car nous nous souvenons non seulement des sujets, mais de la manière des vieux peintres des Pays-Bas. Tout le livre est entraîné, avec une parfaite mesure et le goût le plus discret, vers un s3'mbolisme simple et puissant, vers une idée de la vie irrésistible qui monte sur les barrières touchantes ou ridicules qu'on lui oppose et de la chair flam^ande qui déborde les disciplines et les contraintes. Ces vieilles f.lles, ces prêtres, ces sacristains sont des chefs- d'œuvre d'obser\'ation malicieuse et les dernières pages attei- gnent comme TJn Cœur simple la perfection de la" juste sobriété. Si les Flamands manquent souvent de sympathie pour notre culture, reconnaissons que c'est parfois notre faute et que des écrivains de la valeur de Cyriel Buisse devraient depuis long- temps être passés en français.

ALBERT THIBALTDET

  • *

LA FRANCE VUE DE L'ÉTRANGER : Une opinion anglaise sur Charles Maurras et le génie français :

On ne se connaît jamais, tant qu'on est seul à se connaître. Pour

�� � NOTES I 1 1

avoir quelque chivnce d'échapper à cette profonde incompréhension de soi-même, qui semble bien être la loi même de la vie, il faut multiplier le plus possible les points de vue, emprunter, au moins passagèrement, celui de quiconque veut bien s'intéresser à nous, s'expatrier menta- lement toutes les fois qu'on en trouve l'occasion. Nous autres français, avons tout particulièrement besoin de nous laisser ainsi de temps en temps regarder du dehors par d'autres esprits que le nôtre. L'idée que nous nous faisons de notre génie, parce qu'elle est trop claire, tend sans cesse à devenir définitive, autant dire incomplète et mensongère. Il nous faut entretenir par tous les moyens son inachèvement, accueillir tout ce qui peut lui donner de la complexité. En aura-t-elle jamais autant que notre propre nature ?

L'article ci-dessous qui a paru, suivant la coutume anglaise, sans signature, dans le Supplément littéraire du Times du 30 septembre 1920, contient des aperçus auxquels nous ne souscririons peut-être pas tou- jours sans résistance, mais il est inspiré par une si intelligente sympathie critique et peut nous devenir l'occasion de réflexions si utiles que nos lecteurs nous sauront certainement gré de leur en traduire les passages essentiels :

Dans une des toutes premières lettres de Lamartine, datant de sa période « d'immersion dans une jeunesse légère et cor- rompue », alors que sa philosophie de la vie changeait selon les caprices de la divinité du moment, devenant très sombre lorsque celle-ci lui témoignait quelque froideur, il dit à un ami :

« Quelle épouvantable obscurité nous environne! Et que bien- heureux sont les insouciants qui prétendent s'endormir sur tout cela. 11 est bien aisé de rejeter des systèmes comme j'ai fait, mais s'il en faut bâtir d'autres, où trouver des fondements ? 11 me semble voir assez clairement ce qui ne doit pas être, mais pourquoi le ciel nous voile-t-il si bien ce qui est ? Ou du moins puisqu'il a voulu que nous fussions d'éternels ignorants à quoi bon l'insatiable curiosité qui nous dévore ? »

Peu de temps après, Lamartine fixa sa vie par un mariage arrangé avec une jeune Anglaise, dont il obtint la main, en faisant semblant de l'aimer ; mais il ne sut jamais tout à fait ramener à une surface unie tous les plis de son cerveau, ni dominer en lui cette disposition naturelle à exalter ou à dépré- cier les valeurs divines, selon l'état de sa digestion. « Pourquoi le ciel nous voile-t-il si bien ce qui est ? » L'exclamation serait absurde sur les lèvres d'un enfant gâté, et lorsque Lamartine

�� � 112 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

la fit, il n'était guère autre chose. Elle comporte néanmoins un élément de bon sens et de candeur : à savoir qu'elle recon- naît qu'une grande partie de la vérité nous demeure cachée. Et si Lamartine a pataugé dans le romantisme lorsqu'une jeunesse déréglée ne pouvait plus lui servir d'excuse, la raison n'en était pas seulement dans son égotisme et dans sa sentimentalité, mais aussi en partie dans le fait que le sens qu'il avait du mys- tère des choses avait survécu en lui, grâce à l'aspiration vers l'idéal qui ne s'était jamais entièrement éteinte en son esprit, et à la fidélité qu'il avait conservée à l'idée de vérité.

Mais aujourd'hui ce n'est pas de Lamartine que nous voulons nous occuper, mais de M. Charles Maurras. Un abîme sépare ces deux hommes, et pourtant il y a entre eux un trait de res- semblance qui est significatif. L'initiation de M. Maurras à l'ac- tivité littéraire fut une immersion semblable à celle de Lamar- tine, avec la différence que lorsque le moment fut venu d'émer- • ger, il choisit l'autre bord de l'étang. Pendant qu'il était à la nage il se débattit, il nous semble, avec tout autant de vigueur que son grand prédécesseur. Son individualisme séditieux le mena un moment jusqu'à nier le bien-fondé des mathématiques. Pourtant il émergea ; et il émergea l'âme marquée d'une haine irréductible du romantisme. Il avait découvert que la seule chose essentielle à la vie était l'ordre ; il était prêt à rendre un culte à l'ordre, partout où il le trouverait, et quel qu'en fût le prix. Il ne faisait qu'une exception, mais elle est curieuse. La conduite de l'individu, dit M. Maurras, ne regarde que lui seul. « Nous ne sommes pas des gens moraux ! » L'ordre ne doit pas sourdre du dedans, mais être appliqué du dehors. C'est notre devoir sacré de l'imposer au monde. Nous n'avons pas à convaincre, mais à réduire l'individu. Il n'est donc pas néces- saire que les idées soient vraies, pourvu qu'elles en aient suf- fisamment l'air. Ce qu'il faut, c'est qu'elles soient tranchantes et agissantes. C'est ainsi que la vérité tombe au second plan : la loi qui régit la vie est l'opportunisme.

Pour l'esprit anglais, auquel une expérience traditionnelle fait envisager l'ordre comme étant le fruit du caractère et de l'indépendance, semblable attitude tend à paraître incompréhen- sible ; et c'est pour établir entre les théories de M. Maurras et notre esprit, quelque relation qui puisse nous les rendre

�� � intelligibles, que nous nous sommes risqués à faire une comparaison qui paraît d’abord choquante, entre cet apôtre de la raison et de la mesure, et Lamartine. Nous aimerions à suggérer qu’il est possible de haïr romantiquement le romantisme lui-même. Le romantisme est un excès d’émotivité, et l’émotion n’est pas nécessairement un état qui s’exprime, elle peut résider au contraire dans le fait d’en réprimer l’expression. Cet excès, d’ailleurs, peut aussi bien être excès de crainte qu’excès d’amour. Généralement parlant, le romantisme peut se distinguer du classicisme par son attitude envers le mystère fondamental de la vie : l’élément d’infini que celle-ci contient. Le triomphe du classicisme consiste à accepter cet élément et à lui trouver sa place, à le reconnaître, sans pour cela nier la raison ; et nul art n’a droit à l’épithète de classique qui ne se pose le problème de la totalité. La tendance du romantisme est de se montrer préoccupé, hanté par le sentiment de l’infini ; et cette préoccupation revêt deux formes. Nous avons les romantiques par nature, comme Lamartine, qui passent alternativement des pleurs à l’extase ; et les romantiques à rebours, comme M. Maurras, qui cherchent à exorciser le démon, -.ou sont persuadés, comme les « Christian Scientists », que l’esprit malin s’évanouira, si seulement ils savent l’ignorer tout le temps nécessaire. Pour M. Maurras, l’infini représente le chaos, et son évangile de l’ordre est fondé sur son horreur du chaos. Ayant expérimenté le chaos en sa propre personne, il en tire la conclusion que les impulsions des hommes n’ont en elles-mêmes rien de raisonnable, et ne peuvent être » rangées », que si on les soumet à l’autorité et au contrôle de quelque faculté du dehors. La raison est un apanage social — non pas individuel — et la vérité une sorte de découverte sociale, la tâche principale de la société consistant à façonner l’individu en conformité avec elle

Il pourrait sembler que les idées de M. Maurras sont trop extrêmes, pour mériter qu’on les prenne en sérieuse considération. Elles requièrent néanmoins notre attention, à cause de la grande influence qu’elles exercent. M. Maurras est le chef et l’inspirateur d’un parti fort et uni, et tout disposé, si l’occasion s’en présentait, à traduire ses paroles en actes. C’est le caractère d’efficacité de ses écrits, qui semble avoir déterminé 114 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'angle sous lequel M. Thibaudet les envisage dans son livre récemment paru. M. Tliibûudet, qui est un des collaborateurs réguliers de la Nmivclle Revue Française, a des titres tout parti- culiers à la sympathie du public anglais ; il a consacré des études étendues et pénétrantes à notre pensée et à notre litté- rature. !1 a écrit dernièrement sur George Eliot, Defoe, H. Spencer, abordant toujours son sujet avec une fraîcheur charmante, et ne se contentant jamais de simplement répéter ou de varier telle ou telle interprétation reçue. Il n'y a peut- être pas d'auteur anglais, qui eût davantage besoin d'être rajeuni par une interprétation de cette nature qu'Herbert Spencer. Nous devons une reconnaissance toute particulière à xM. Thi- baudet. Mais bien entendu, ce qui intéresse le plus M. Thibaudet est son propre pays. Son intérêt s'est porté, ces dernières années, pendant les loisirs que lui laissait le service militaire, sur un de ces gestes larges par lesquels se manifeste la cons- cience nationale, et qui, en France, sont comme l'apogée naturelle de l'activité critique. L'œuvre qu'il annonce paraîtra sous la forme d'une tétralogie et aura pour titre général : Trente ans de vie française. La période dont il traite va de 1890 à 1920. Ce sont des années, dit-il, «• qui forment, pour des raisons qui seront mises en lumière dans la dernière partie, un mortalis aevi spatiuin aussi circonscrit, et l'aire d'une géné- ration aussi définie que la continuité indivisible du temps le rend possible ». Selon lui, Bergson, Barrés et Maurras sont les penseurs auxquels il faut faire remonter les principaux courants qui ont exercé une influence vraiment vivante durant les trente dernières années, et chacun de ces auteurs fera le sujet d'une monographie : « Les Idées de Charles Maurras », « La Vie de Maurice Barrés », « Le Bergsonisme ». Enfin dans le dernier volume, qui sera intitulé « Une Génération », il montrera les rapports entre ces trois courants, ces trois influences capitales et toutes les autres influences qui les ont croisées ou qui se sont mêlées à elles, et s'attachera « à conce- voir sous l'aspect d'une unité vivante ce morceau compact de trente années, bien ordonné par un destin artiste, composé comme un paysage, où se concentrèrent, de foyers divers, sur les grandes idées françaises, sur les thèmes originels ou les Mères d'une nation, tant de puissantes et vivantes clartés. »...

�� � I

��NOTES 1 1 5

Au ciel, assurément, la vie est l'accomplissement de l'idée, et plus nous réfléchissons, plus nous voyons qu'il devrait en être ainsi sur terre. Mais nous savons qu'en Angleterre il n'en est pas ainsi, et nous avons des raisons de croire que ce n'est pas autant le cas, en France, que des critiques français voudraient nous le faire accroire. Il y a toujours à notre sens, un élément d'illusion dans tout effort qui a pour objet d'établir une relation trop étroite entre les mobiles auxquels obéissent les masses, et les doctrines de leurs contemporains. Même là où, comme c'est le cas en France, le peuple est. particulièrement réceptif et intel- ligent, le processus qui fait lever toute la pâte est toujours un processus laborieux et fort lent. M. Thibaudet est trop bon Berg- sonien pour ne pas le voir, et il se tient sur ses gardes, cepen- dant pas suffisamment encore, comme nous le montre le pas- sage que nous venons de citer. Son ouvrage dans son ensemble est une tétralogie. Si la forme qu'il a donnée à son premier volume est typique de l'ensemble, chaque section aura elle aussi un caractère tétralogique. Ce cérémonial d'apparat investit l'idée d'une pompe souveraine, mais lui confère un prestige par trop imposant, par trop dominateur. Lumière de Grèce, Air de Provence, Pierre de Rome, Terre de France, telles sont les idées mères à la lumière desquelles nous envisageons M. Maurras, les portes à travers lesquelles nous pénétrons dans le temple de son esprit ; mais, hélas ! la première phrase de ce poème en forme de fugue puise dans la réalité une si mince justification qu'elle projette comme un reflet fantasmagorique sur tout le volume. Car la splendeur de l'art et de la pensée des Grecs résidait justement dans l'équilibre qu'ils obtenaient entre deux forces, dont M. Maurras sacrifie l'une. L'esprit et l'art grecs étaient tout à la fois individuels et universels, ils étaient classi- ques, ils tenaient compte de tout. Pourtant M. Thibaudet va jusqu'à comparer la fonction qu'assume M. Maurras dans la vie française moderne, à celle de Socrate à Athènes, alors que Socrate, plus qu'aucun homme qui fut jamais, est le fondateur de l'individualisme et tandis que M. Maurras n'a d'autre objet et d'autre préoccupation que de le renverser. Air de Provence est une étiquette qui convient mieux ; mais ici aussi l'auteur a laissé trop libre cours à la fantaisie et à la flatterie, (M. Maurras est une telle puissance qu'il convient de lui passer bien des choses.)

�� � né LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

M. Maurrasestde par sa naissance provençal, ici du moins nous touchons à un fait solide ! Mais M. Thibaudet suppose que la chaleur du soleil et la limpidité de l'air du midi ont contribué à communiquer à son style la dureté et les contours arrêtés du réel. Dans l'esprit de M. Thibaudet, le mystique et le vague vont de pair avec les brouillards du Nord ; le sens plastique et les facultés de précision, de construction et de réalisation qui l'accompagnent, s'associent par contre, dans son esprit, avec le clair soleil de la Méditerranée. A ce sujet, nous rappelons, non sans une pointe d'ironie — car ce que nous allons dire cadre mal avec l'idée que M. Maurras s'est faite du génie de sa terre natale — que le grand Saint, auquel la France prêta son nom, trouva la source de son idéalisme mystique et individualiste dans cette même terre de Provence, qui, alors, était le pays de la chevalerie, avec tout ce qu'elle avait de nébuleux et de mys- térieux, et qui ainsi fut le point de départ de cette renaissance gothique, qui se répandit sur l'Italie, et qui devait trouver son point culminant dans l'œuvre de Giotto et du Dante. Après tout, ce qui, pour Paris, signifie Midi, vu de Florence et de Rome, signifie Nord, et nous sommes convaincus qu'aujour- d'hui encore, l'atmosphère de la Provence se prête au moins autaryt à la poésie qu'à la précision. M. Maurras, nonobstant le culte qu'il a voué à Mistral et aux Félibres, est un produit de Paris et des sophistications, qui y ont pris naissance. Ce qui a rendu possible la grande œuvre de Mistral, c'est de les avoir évités.

Terre de France comporte une idée sur laquelle personne ne voudra chicaner. M. Maurras est de tout son être un nationa- liste, c'est la source de sa popularité. L'amour de la France, même si cet amour revêt des formes romantiques et perverties, exerce un attrait irrésistible sur tout Français. M. Maurras pourra même s'attaquer à la République : il suffit que son thème, auquel il revient sans cesse, soit que la France, si elle n'avait pas adopté la constitution républicaine, serait la première nation du monde, et que bien qu'elle l'ait fait, elle est encore virtuelle- ment la première. Le Français, en général, est encore moins disposé à être satisfait de son gouvernement que nous ne le sommes du nôtre ; et celui qui se fait fort de lui dire ses véri- tés, il l'aime comme peut être aimé un Léo Maxse, exclusive-

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ment pour la ferveur qu'il met dans son dévouement. Ce qui en second lieu exerce un attrait sur M. Thibaudet et sur les intel- lectuels, c'est que la pensée de M. Maurras est un mécanisme auquel il ne manque aucune pièce ; ils sont charmés par le tour philosophique de son esprit, qui présente toutes choses sous une forme bien arrondie, et ils reconnaissent dans le fini de cette œuvre un caractère essentiellement français. Le fait que ce système représente, pour ainsi dire, une montre sans ressort, et que son réalisme tant vanté se trouve pris en défaut, précisé- ment là où le sens des réalités devient indispensable, ne semble guère porter atteinte à l'idée qu'ils se font du plan sur lequel la machine est construite ; tant il est vrai qu'en France on aime l'idée pour elle-même.

On ne saurait en vouloir à un Anglais, lorsqu'il s'attend à ce qu'un défenseur de la monarchie, pour plaider sa cause, em- prunte certains arguments à notre pays, qui, après tout, lui fournit un exemple qu'on ne saurait négliger. Mais, par malheur, l'Angleterre est située au Nord de la France,

« Sur les humides bords du royaume du vent » ;

et quant au fait que l'Angleterre et la France n'ont formé pendant des siècles qu'un pays, le traditionalisme de M. Maurras ne sau- rait en faire état. D'abord tout ce qui n'est pas latin, pour M. Maurras, est plus ou moins barbare; et étant donné que tout ce qui a du succès parmi les barbares n'a réussi qu'en vertu de raisons mauvaises par définition, vous ne pouvez conclure de la vie du sauvage à la vie de l'homme civilisé. Ensuite l'histoire anglaise ne représente qu'une longue lutte du peuple avec ses rois ; et qu'est-ce après tout que la dynastie anglaise? Comment y trouver de la continuité ? Des marchandages d'un caractère douteux, des expédients, des compromis : voilà ce qui distingue sa carrière, et en cela du moins, elle représente bien le caractère anglais. Bref l'Angleterre n'a rien à faire valoir, qui puisse se comparer avec la puissance grandissante par degrés, et avec la sagesse de la famille des Capets. Le roi français qui doit nous revenir, reviendra nécessairement. Ce phénomène se produira avec l'évidence d'une déduction mathématique. Il faut qu'il existe ; son existence est d'une nécessité claire et démontrable. M. Maurras prouve tout cela ; il a des preuves de l'existence

�� � de son roi, il abandonne seulement aux événements le soin de le produire.

Le cas de M. Maurras est réellement fort intéressant ; on se demande comment il se fait que tant d’habileté, tant de pénétration, une passion si profonde pour la raison et la clarté aient pu aboutir à de pareils égarements. M. Thibaudet ne nous sera pas d’une grande aide pour résoudre la question — il se laisse trop impressionner lui-même. Pour le lecteur anglais, son livre ne peut servir qu’à accumuler de nouvelles complications autour d’un sujet déjà passablement compliqué en lui-même. Ses ironies à mots couverts, le sourire courtois qu’on croit parfois y découvrir sont des armes puissantes, mais dont on se sert plutôt pour esquiver l’attaque que pour la mener. A nous autres hommes du Nord, qui appelons les choses par leur nom, M. Maurras apparaît comme quelqu’un qui irait buter de la tête contre un mur, et nous voudrions savoir pourquoi, précisé- ment en France, une activité qui semble à tel point dénuée de raison, trouve tant de gens pour l’applaudir. Pour M. Thibaudet, le fait que la pensée de M. Maurras ne puisse être mise en pratique n’est qu’accidentel. L’idée d’une unité sous un roi, d’une royauté résumant pour la France sa grandeur passée, est pour lui une acquisition solide de l’esprit français, dont la valeur ne peut être diminuée par l’erreur négligeable qui a amené M. Maurras à supposer que la grandeur de la France devra se faire à l’avenir selon la même formule. Pour un esprit anglais, une erreur pratique de ce genre, chez un écrivain dont la fin et le but sont d’un caractère pratique, ne paraît pas négligeable. Gemment alors expliquerons-nous le cas de M. Maurras et où trouverons-nous les raisons de sa popularité ? Selon nous, M. Maurras est populaire, parce que l’erreur qu’il commet est une de celles que l’esprit français, avec toute sa clarté, est tout disposé à commettre. Nous avons appelé M. Maurras un romantique ; voulons-nous dire par là que la France est une nation romantique ? Nous ne reculerons même pas devant un tel paradoxe. La France a dernièrement acclamé Jeanne d’Arc comme son héroïne nationale. La période de création classique en France, nous le croyons, était une grande période romantique, une époque dans laquelle Jeanne d’Arc était pour ainsi dire une fleur tardive, la période qui vit surgir les grandes cathédrales NOTES 1 1 9

avec leurs ornements gothiques ; et cette période a été clas- sique dans ce sens, qu'à ce moment toute l'énergie du peuple s€ concentrait vers une fin unique, qui n'était autre que de trouver une expression à l'interprétation spirituelle de la vie. La loi en formait à la fois l'inspiration et l'atmosphère ; et quoique la foi, du moins la foi religieuse, ne forme pas un élément nécessaire de cette intégrité de l'âme qui est le fondement de l'esprit classique, il n'y a pas d'état d'esprit qui d'une façon plus naturelle y conduise, de sorte que cette vision de la vie comme un tout, qui implique que l'individu lui-même soit un tout afin de pouvoir la voir ainsi, ne peut guère être considérée autre- ment que comme un état de foi. Pourtant la foi de la France du Moyen Age avait un caractère spécifiquement religieux, de même qu'elle s'étendait à tout ; et les formes de l'art qui en résultaient avaient en conséquence cette détermination intrin- sèque, sans laquelle l'art n'est jamais pleinement lui-même, n'est jamais classique. Les cathédrales françaises reflètent toute la vie de l'Europe médiévale, et la ferveur de la dévotion qui les avait fait concevoir, et qui leur avait donné forme, avait atteint un tel degré que l'étincelle, que jeta saint François, embrasa son propre pays, et produisit, là aussi, une fermentation dont résulta finalement la « Divina Cominediay>. Les Français n'eurent pas de littérature d'un caractère classique au Moyen Age ; leur langue n'étaii pas prête à servir à cette expression finale de pensée et de foi; mais le feu de l'inspiration, la joie débordante de vie qui rendirent celle-ci possible étaient d'origine française. Avec le temps, la langue française devint un moyen artistique ; le ciel bleu s'est couvert d'un voile gris ; c'est l'époque de la recher- che, dont l'expression type est le « gue scais-je ? », et désor- mais le génie de la nation deviendra analytique. Le besoin de définir, de diviser, de donner des qualifications est impérieux, au point que la poésie elle-même en est imprégnée et subju- guée ; et nous aboutissons à ce phénomène d'un peuple qu'on reconnaît être l'arbitre du goût, et que son raflinement pourtant a privé des moyens d'exprimer la totalité de son humanité, qui même se complaît dans cette perte au point d'enseigner dans ses écoles et de poser en modèle éternel de l'esprit de sa race, dans sa perfection et dans sa pureté, les oeuvres d'une période de formalisme

�� � 120 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il semble que lu langue elle-même, et les grandes traditions de précision et de clart*: qui ont déterminé la tournure de chaque phrase, imposent ù la pensée française des limitations, qui ne sont pas inhérentes à la poésie elle-même. Nous cite- rons un passage tiré d'une œuvre contemporaine, passage qui, sans aucun doute, a dû être censuré par maint con- naisseur en France, pour la hardiesse avec laquelle il fait fi des lois, mais qui nous paraît, à nous, tout simplement naturel. En citant les belles lignes qui vont suivre nous aurons en même temps l'avantage de présenter à nos lecteurs un texte qui ne leur est pas familier :

« De nouveau après tant de sombres jours, le soleil délicieux

« Brille dans le ciel bleu.

« L'hiver bientôt va finir, bientôt le printemps commence, et

« S'avance dans sa robe de lin. [le matin

« Après le corbeau affreux et le sifflement de la bise gémis-

« J'entends le merle qui chante ! [santé

« Sur le platane tout à l'heure j'ai vu sortir de son trou

« Un insecte lent et mou.

« Tout s'illumine, tout s'échauffe, tout s'ouvre, tout se

« Peu à peu croît et se propage [dégage,

« Une espèce de joie pure et simple, une espèce de sérénité,

« La foi dans le futur été !

« Ce souffle encore incertain, dont je sens ma joue caressée

« C'est la France, je le sais ! »

Une libération, d'un caractère presque magique, se fait sentir dans ces vers de Paul Claudel. En lisant nous avons le senti- ment que des choses, oubliées depuis longtemps, sont revenues à la mémoire et que des membres engourdis ont retrouvé leur liberté de mouvement. Une charmante Psyché qui s'était em- prisonnée elle-même, s'évade de sa prison pour planer dans la lumière sur ses ailes légères et transparentes :

C'est la France, je le sais !

Et le miracle, ce n'est pas qu'elle plane maintenant dans la lumière, c'est qu'elle n'y ait pas toujours plané, c'est qu'elle ait un jour cessé de le faire.

La vraie France, la France des croisades et des cathédrales, la France de Sainte Jeanne d'Arc continue de vivre ; et nous

�� � NOTES 121

pouvons comprendre avec quelle ardeur un Français d'aujour- d'hui qui s'enflamme aux grandes traditions de son pays et qui sait que la France ne pourra jamais s'élever à la pleine mesure de sa grandeur, tant qu'elle sera déchirée intérieurement, doit poursuivre la tâche sacrée qui consiste à refaire son unité. Cela ne peut nous empêcher de voir certains faits d'une portée générale qui dominent notre temps, certaines conditions préa- lables qui -en France, tout comme chez nous, doivent être

accomplies si l'on veut y rétablir l'unité

De nouveaux principes d'organisation doivent être recherchés, dans lesquels la vérité en question sera pleinement reconnue ; et cette reconnaissance pleine et entière rendra alors possibles la sauvegarde et les limitations qu'exige la conservation de l'organisme. C'est ce que M. Maurras n'a pas vu. Il voudrait continuer à travailler avec les anciennes catégories, il nourrit encore l'espoir que la France d'aujourd'hui acceptera cette camisole de force, que déjà au xviii^ siècle, qui pourtant était un siècle relativement peu éclairé, elle déchira avec tant de violence, en la jetant loin derrière elle. Son horreur de la révolution (la révolution dite française, comme il s'exprime) ne connaît pas de limites, et pourtant considérés d'un certain • point de vue, les révolutionnaires ne firent que se rendre cou- pables de la même faute que lui — la fimte de pousser des idées jusqu'à des excès romantiques : encore les idées qu'ils exagérèrent eurent-elles le mérite d'être de celles qui étaient dans la logique des choses.

. Il n'y a rien de plus facile que de railler les erreurs des modernes, que de se moquer des illusions pathétiques aux- quelles le chaos de leurs aspirations contradictoires donne lieu. L'atmosphère est tellement chargée de bonnes intentions qu'on serait tenté d'envier les avocats qui plaident en faveur de la « réalisation », pour la joie qu'ils doivent éprouver à crever les jolies bulles de savon. M. Maurras le fait avec autant de grâce que de fermeté — du haut de son ballon qu'il prend pour terra firma, tandis que des vaisseaux plus légers et plus vulnérables naviguent tout autour de lui. Car il n'est pas un réaliste, dans le vrai sens du mot. C'est un homme qui aime les restrictions, et son amour du classique est l'amour de ce qui est achevé et non de la puissance qui achève. Nous pen-

�� � 122 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sons qu'il ne peut v avoir qu'une sorte de vrai réalisme, comme il ne peut y avoir qu'un art qui soit vrai, qui soit classique, -et que le critérium, dans les deux cas, est l'intégrité intellec- tuelle et émotionnelle. Nous ne pouvons pas plus que M. Maurras nous contenter d'une vie qui ne saurait s'organiser -de manière à pouvoir sentir et exprimer un but spirituel. Nous avons, autant que lui, le souci de la mesure et de l'har- monie. Mais nous reconnaissons que mesure et harmonie sont simplement des modes de l'existence, et que la tâche de notre temps consiste à achever, non un ordre quelconque, mais notre ordre à nous. Cet ordre seul peut nous satisfaire, car seul est praticable pour nous un ordre dans lequel notre nature s'exprime dans toute sa plénitude, dans lequel tous les élé- ments qui fermentent dans le monde moderne, après avoir trouvé une libre expansion, un libre développement, se trouve- ront situés, selon leurs vraies relations réciproques ; et nous avons la certitude que cela ne pourra se faire que quand nous aurons acquis, en même temps que des instruments nouveaux, la maîtrise de notre science nouvelle, au point de pouvoir les faire servir à un but spirituel et les regarder comme fonction d'une vie unie, d'une vie qui ne serait pas seulement intelligible, mais qui serait belle, d'une vie qui, pour nous, dans ses buts et dans ce qu'elle a de meilleur dans son achèvement, s'iden- tifierait à toutes ces formes parfaites, qui de la terre sous nos pieds jusqu'au soleil au-dessus de nous, ne cessent de nous reprocher nos erreurs, et de nous inviter à un culte toujours nouveau et à de nouveaux efforts. A chaque époque ses pro- blèmes. Nous ne pouvons redevenir classiques selon les an- ciennes formules ; nous ne pourrons redevenir classiques, que lorsque toutes nos illusions, qu'elles dérivent de la foi ou du manque de foi, auront mûri dans une expérience qui les concilie. Le but auquel nous aspirons, est une plus large intégration. De nouvelles connaissances ont imposé à la vie du ocnre humain une nouvelle constitution. Nous avons à créer cette constitution, à vivre cette vie.

��*

�� � NOTES 123

LE LANGAGE POPULAIRE. Grammaire, syntaxe et dictionnaire du français tel qu'on le parle dans le peuple de Paris, par Henri Bauchc (Payot).

Pour mener à bien sa recherche, qui est ingénieuse et patiente, M. Bauche a pris appui sur deux ou trois idées géné- rales : il admet ainsi que le langage « de fautes » d'aujourd'hui sera le langage correct de demain, et qu'à dire tout de suite esta- tue ou sornamhule, l'on gagnerait du temps. Ou encore : que la quantité de littérature, qui pouvait sortir du français régulier est aujourd'hui épuisée. A des opinions aussi discutables, nous devons un livre amusant, complet, scientifique (mais il n'est rien d'aussi peu innocent que la science). j. p.

Ne *

L'ÉTRANGE EXISTENCE DE L'ABBÉ DE CHOISY, par Jean Melia (Emile-Paul). — LES MÉMOIRES DE L'ABBÉ DE CHOISY (Bibliothèque des Curieux).

En même temps qu'on réédite les mémoires de l'abbé de Choisy, M. Jean Melia consacre un volume à la vie de ce singulier personnage (une des figures les plus curieuses de l'histoire lit- téraire de la fin du xvn« siècle), et à l'analyse de ses ouvrages. Ceux-ci sont d'une extrême diversité et la plupart ne sont connus que par 'eurs titres. Personne ne s'avise plus de lire son Histoire de l'Eglise ni même le joli conte circassien intitulé le Prince Kouchinien, mais tout le monde a lu les Mémoires qui ont servi de modèle à Faublas, comme le fait remarquer dans la préface de son édition nouvelle, le chevalier de Percefleur. Le dit chevalier, non moins digne du titre de « membre correspon- dant de l'Académie des Dames » par l'enjouement de son style que par la forme de son nom, a résumé en dix pages alertes tout ce que l'on sait d'essentiel sur l'abbé habillé en femme,

... dont jamais on ne pourra dire S'il fut plus fou que débauché.

R. A.

�� �� � HENRY BECQUE. — SA VIE ET SON ŒUVRE, par

Amhroise Goî (Crès).

M. Got nous donne en dix-sept pages une biographie d’Henry Becquc, d’après les Souvenirs d’un Auteur Dramatique de Becque lui-même. Cela le conduit (car il faut tenir compte des pages consacrées à la dédicace et à l’avertissement) à la page 22. De la page 22 à la page 138, M. Got nous donne de chacune des neuf pièces et des cinq saynètes écrites par Becque une analyse détaillée, accompagnée d’un résumé des opinions émises à leur sujet par la critique. Suit (pp. 1 38-161) un exposé du système dramatique de Becque.

Souhaitons que ce travail probe, exact, didactique, neutre et consciencieux donne à un critique l’idée et le goût d’écrire une monographie d’Henry Becque.

B. c.

G. K. CHESTERTON, SES IDÉES ET SON CARACTERE, par Joseph de Tonquédec (Nouvelle Librairie Nationale).

Je suis prêt, si l’on y tient, à comparer Chesterton à une tortue ou à un rhinocéros ; mais à « un papillon ivre de soleil », pourquoi ? M. de Tonquédec a pris grand mal à poursuivre une pensée, dont le vol, dit-il, est bizarre. Que ne l’abandonnait-il ? Il était cruel de livrer Chesterton à l’auteur d’ « Une preuve facile de l’existence de Dieu ».

j. p.

LE LIVRET DE FOLASTRIES de Ronsard, édition critique par Feniand Fleuret et Louis Perceau (Bibliothèque des Curieux).

Cette excellente édition se recommande parla sûreté de jugement dont font preuve les deux commentateurs. Ils protestent avec juste raison, dans les notes relatives aux Dithyrambes à la pompe du bouc de E. Jodelle, contre le dédain de la plupart des critiques à l’endroit de ce chef-d’œuvre, modèle inégalé du vers libre lyrique. « On y trouve, disent-ils, un sens profond de l’harmonie, de la cadence oratoire, de la valeur tonique, pittopittoresque et significative des mots : tout ce qui constitue enfin l’art poétique. »

Dans le genre érotique comme dans tous les genres qu’il aborda, Ronsard apparaît comme un inventeur prodigieux.

R. A.

THI-BA, FILLE D’ANNAM, roman, par Jean d’Esme (Collect. des écrivains combattants. Renaissance du livre).

C’est l’aventure d’une Ariane coloniale, à laquelle M. Jean d’Esme après MM. Loti, Farrère et Pierre Mille, entreprend de nous intéresser. Heureuse surprise, il y parvient grâce à une profonde sympathie pour les paysages, les mœurs et les gens d’Annam, sympathie qu’il réussit à faire partager au lecteur. On sent que M. Jean d’Esme n’a pas vécu en étranger dans le milieu qu’il évoque avec un charme simple et sûr. Sa Thi-Ba n’est pas une réplique des Butterfly et des Azyadé d’opéra-comique ; c’est un être complexe et puéril en qui souffre l’âme annamite, sombre fleur secrète rêvant à la surface des étangs, entre les touffes de lentilles d’eau et de lotus. Depuis les récits farouches du pauvre Bernard Combette, notre littérature coloniale ne s’était pas enrichie d’un ouvrage de cette qualité, si éloigné de l’exotisme conventionnel.

R. A.




LA FLUTE DE JADE, par Franz Toussaint (Piazza).

L’amour est enseveli sous les scrupules, comme la flûte égarée sous l’herbe, l’ombre d’une fleur danse sur les joues endormies, un rêve ou un papillon se pose sur mon épaule ; il n’est pas d’image ici qui ne soit délicieuse par nature ou par habitude — et telle enfin qu’en l’écrivant l’on doive avoir le sentiment de tricher.

J. P.



LE ROI DES SCHNORRERS, par Israël Zangwill. — Traduction de Georges Dreyfus (Ollendorff).

Voici, mis au goût de la chrétienté, et saupoudré d’humour anglais, le vieux comique juif des veillées du Sabbat, le 126 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que des môcheliches que l'on conte après la carpe à la gelée et le kougelhof, le seul comique, avec celui de France, qui rit à gorge déployée, sans laisser après lui d'amertume. Comique farceur, railleur, profondément moral selon l'Ancien Testament. Quoi de plus agréable à Dieu, que de voir des hommes, incapables de se guérir de leur vanité ou de leur avarice, tourner eux-mêmes ces faiblesses en dérision ?

Les lecteurs français du Roi des Schnorrers, s'ils ne sont pas ingrats, dédieront à Zangwill, entre deux hoquets de rire, la même reconnaissance qu'à leur Courteline national.

B. c.

��* *

��CINÉMA, par Pierre Alhert-Birot (éditions Sicj.

M. Pierre Albert-Birot veut que le cinéma parvienne à rendre tout événement, sans projection de texte, par le mouvement et la couleur. Ainsi :

L'ami et la femme vont au piano, elle se met à chanter, lui tourne les pages, le mari devient gra- duellement plus petit, les deux autres plus grands, en même temps le salon s'agrandit autant qu'il est possible et s'enrichit ; un petit meuble double de volume, devient en bois clair et précieux ; tout se co- lore en bleu, en mauve, en rose...

L'on reconnaît la passion à ses débuts.

• Les drames, qui prolongent d'ingénieuses réflexions, sont

assez ternes. C'est que l'auteur en néglige le sujet, et s'applique

seulement à fixer les conventions d'un art cinématographique.

Avec le bon sens, qui se joint en lui à un amour violent pour

la nouveauté, et tantôt sert, ou dessert cet amour.

j. p.

��*

  • *

��LES REVUES

��DE LA MODE DANS LES LETTRES

Jacques Boulenger écrit dans I'Opinion (27, novembre) :

Durant des siècles, en France, ce n'étaient pas les « ouvrages » d'imagina- tion qui retenaient les raffinés et les connaisseurs, mais les autres justement.

�� � LES REVUES I27

En tous temps le public s'est nourri de romans ; mais les beaux esprits ne prenaient pas ceux-ci au sérieux ; d'ailleurs les romans n'avaient g^ère de prétention et c'est un fait qu'il en est fort peu que l'histoire de notre littéra- ture ait retenus. Depuis un siècle, tout au contraire. Et ce qui caractérise le mieux notre esthétique romantique, c'est ce triomphe dans l'opinion publique de l'imagination romanesque sur l'imagination idéologique. Si Chénier, si Chateaubriand débutaient de nos jours, ce ne seraient pas de grandes démons- trations historico-philosophiques qu'ils se proposeraient d'écrire en prose : ce seraient de grands récits. Comme on voyait jadis les esprits les mieux faits pour raisonner, les mieux doués pour représenter la vie concrète, — un Jean- Jacques Rousseau, par exemple, — s'adonner à la « philosophie », on voit à présent une foule d'écrivains qui peut-être auraient du talent pour des mémoires, des chroniques, des épitres, que sais-je ? bref pour cultiver les genres qui ont f;ut durant des siècles la gloire des lettres françaises, on les voit perdre leur temps à créer, selon les formules connues, des personnages plus dénués de vie que les ombres qu'évoquait Ulysse, ou à rapporter sans y rien changer, par impuissance, leurs petites histoires d'amour ou de famille avec une exactitude déshonorante. C'est qu'ils cèdent à la mode, déesse impé- rieuse, comme y cédaient d'ailleurs, en un sens contraire, leurs prédécesseurs. Il y aurait un joli essai à écrire sur le snobisme intellectuel.

��L'Imprimerie gourmontienne a pam. Ce premier numéro du Bul- letin, consacré à Rémy de Gourmont par son frère et par ses amis, est émouvant et fin. Il contient des lettres de Gourmont, des articles de Rachilde, Rouveyre, Jules de Gaultier ; et de Paul Fort, ce poème :

Comme on éprouve argent, w Imicbcs, au grain

d'une pieiTe de touclye^ Il éprouvait tout, la Beauté, Pan, Dieu, Saint Paul

(ou Sainte Tbècle) Amours, langage et « vérités » — au plus fin sourire du

siècle.

��Les Cahiers d'aujourd'hui et la Vie des Lettres reparaissent.

La Minerve française cesse de paraître.

La Connaissance (novembre) a recueilli des lettres inédites de Ver- laine ; l'EsPRiT nouveau donne un Lipclnt:^, de Paul Dcrmée, et le début d'un roman de Knut Hamsun : La Reine de Saba ; la Revue Hebdomadaire a publié en novembre un roman d'Edmond Jaloux, des nouvelles de Paul Morand, André Salmon, et Alexandre Arnoux, un poème de Lucien Fabre ; la Revue de Paris fait succéder au roman d'Alexandre Arnoux un roman de Jean Giraudoux : Suianiie et le Pacifique.

�� � 128 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La Grande Revue (novembre) : de la cincplastique, par Elic Faure, qui écrit :

Il y n, entre Chariot et Rigadin, une distance égale, sinon supérieure, à celle qui sépare William Shakespeare d'Edmond Rostand. Je n'écris pas le nom de Shakespeare au hasard. Il répond parfaitement à l'impression d'ivresse divine que, dans um Idylle aux Champs, par exemple, Chariot me fait éprouver, à cet art prodigieux de profondeur mélancolique et de fantaisie mêlées qui court, grandit, décroit, repart comme une flamme portant, à chaque cime sinueuse qu'elle promène en ondoyant, l'essence même de la vie spirituelle du monde, f rttc mystérieuse lueur à la faveur de qui nous entrevoyons que notre rire est une conquête sur notre impitoyable clairvoyance.

��Le pri.x Lasserre (1920) a été attribué à Pierre Hamp pour l'ensemble de son oeuvre. Ses amis et ses admirateurs ont décidé de lui offrir à cette occasion un banquet. Les adhésions sont reçues à la Nouvelle

Revue Française.

♦ *

CORRESPONDANCE

A propos de « Vers de Circonstance » de Stéphane Mallarmé.

Monsieur le Directeur,

Permettez- moi de demander l'hospitalité de la Nouvelle Revue Fran- çaise pour une mise au point qui a son importance.

Sur la foi d'un écho du « Gil Blas » du 4 mars 1914 s'est glissé dans le récent volume de Vers de Circonstance de Stéphane Mallarmé sous le numéro LXV, page 135, un quatrain : A une voyageuse, qui n'est pas de lui.

Déplorant la fausse attribution faite par cet écho à son insu, et dans un élan de probité qui l'honore non moins que le talent dont il a fait preuve et qui a pu eu imposer à des yeux clairvoyants même autres que les miens, M. Jean Pellcrin s'est déclaré spontanément l'auteur de ce pastiche.

Mon tort a été de ne pas m'arréter au doute apparu à la fille du poète, laquelle avait collectionné jour par jour, au temps de leur production, tous les autres petits vers réunis dans ce recueil.

J'ajoute que naturellement ledit quatrain disparaîtra des réimpressions suivantes.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'expression de mes plus cordiaux sentiments.

D"- Edmond Bonniot.

LE GKR\NT : GASTON GALLIMARD. ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.

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UN BAISER

Bien que ce fût simplement un dimanche d’automne, je venais de renaître, l’existence était intacte devant moi, car, dans la matinée, après une série de jours doux, il avait fait un brouillard froid qui ne s’était levé que vers midi : or un changement de temps suffit à récréer le monde et nous-mêmes. Jadis, quand le vent soufflait dans ma cheminée, j’écoutais les coups qu’il frappait contre la trappe avec autant d’émotion que si, pareils aux fameux coups d’archet par lesquels débute la cinquième Symphonie, ils avaient été les appels irrésistibles d’un mystérieux destin. Tout changement à vue de la nature nous offre une transformation semblable, en adaptant au mode nouveau des choses nos désirs harmonisés. La brume, dès le réveil, avait fait de moi, au lieu de l’être centrifuge qu’on est par les beaux jours, un homme replié, désireux du coin du feu et du lit partagé, Adam frileux en quête d’une Ève sédentaire, dans ce monde différent.

Entre la couleur grise et douce d’une campagne matinale et le goût d’une tasse de chocolat, je faisais tenir toute l’originalité de la vie physique, intellectuelle et morale que j’avais apportée une année environ auparavant à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue d’une colline pelée — toujours présente même quand elle était invisible — formait en moi une série de plaisirs entièrement distincte de tous autres, indicibles à des amis en ce sens que les impressions richement tissées les unes dans les autres qui les orchestraient, les caractérisaient bien plus pour moi et à mon insu que les faits que j’aurais pu raconter. À ce point de vue le monde nouveau dans lequel le brouillard de ce matin m’avait plongé était un monde déjà connu de moi, ce qui ne lui donnait que plus de vérité, et oublié depuis quelque temps, ce qui lui rendait toute sa fraîcheur. Et je pus regarder quelques-uns des tableaux de brume que ma mémoire avait acquis, notamment, des « Matin à Doncières », soit le premier jour au quartier, soit une autre fois, dans un château voisin où Saint-Loup m’avait emmené passer vingt-quatre heures : de la fenêtre dont j’avais soulevé les rideaux à l’aube, avant de me recoucher, dans le premier tableau, un cavalier, dans le second, un cocher en train d’astiquer une courroie sur une mince lisière d’étang ou de bois dont tout le reste était englouti dans la douceur uniforme et liquide de la brume, m’étaient apparus comme ces rares personnages, à peine distincts pour l’œil obligé de se faire au vague mystérieux des pénombres, et qui émergent d’une fresque effacée.

C’est de mon lit que je regardais aujourd’hui ces souvenirs, car je m’étais recouché pour attendre le moment où, profitant de l’absence de mes parents, partis pour quelques jours à Combray, je comptais ce soir même aller entendre une petite pièce qu’on jouait chez Mme de Villeparisis. Eux revenus, je n’aurais peut-être pas osé le faire ; ma mère, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de ma grand’mère, voulait que les marques de regret qui lui étaient données, le fussent librement, sincèrement ; elle ne m’aurait pas défendu cette sortie, elle l’eût désapprouvée. De Combray au contraire, consultée, elle ne m’eût pas répondu par un triste : « Fais ce que tu veux, tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire », mais se reprochant de m’avoir laissé seul à Paris, et jugeant mon chagrin d’après le sien, elle eût souhaité pour lui des distractions qu’elle se fût refusées à elle-même et qu’elle se persuadait que ma grand’mère, soucieuse avant tout de ma santé et de mon équilibre nerveux, m’eût conseillées.

Depuis le matin on avait allumé le nouveau calorifère à eau. Son bruit désagréable qui poussait de temps à autre une sorte de hoquet n’avait aucun rapport avec mes souvenirs de Doncières. Mais sa rencontre prolongée avec eux, en moi, cet après-midi, allait lui faire contracter à leur égard une affinité telle que chaque fois que, déshabitué de lui, j’entendrais de nouveau le chauffage central, il me les rappellerait.

Il n’y avait à la maison que Françoise. Le jour gris tombant comme une pluie fine, tissait sans arrêt de transparents filets dans lesquels les promeneurs dominicaux semblaient s’argenter. Malgré l’absence du soleil, l’intensité du jour m’indiquait que nous n’étions encore qu’au milieu de l’après-midi. Les rideaux de tulle de la fenêtre, vaporeux et friables, comme ils n’auraient pas été par un beau temps, avaient ce même mélange de douceur et de cassant qu’ont les ailes de libellules et les verres de Venise. Il me pesait d’autant plus d’être seul ce dimanche-là que j’avais fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu’il n’aimait déjà plus depuis quelque temps, m’avait écrit un mot, reçu la veille, où il m’annonçait sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Comme il ne ferait que toucher barre à Paris (où sa famille craignait sans doute de le voir renouer avec Rachel), il m’avertissait, pour me montrer qu’il avait pensé à moi, qu’il avait rencontré à Tanger, Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage. Et Robert se souvenant de ce que je lui avais dit à Balbec, avait demandé de ma part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec moi, lui avait-elle répondu, l’un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Il me disait de me hâter d’écrire à Mme de Stermaria car elle était certainement arrivée. La lettre de Saint-Loup ne m’avait pas étonné bien que je n’eusse pas reçu de nouvelles de lui, depuis qu’au moment de la maladie de ma grand’mère il m’avait accusé de perfidie et de trahison. J’avais très bien compris alors ce qui s’était passé. Rachel qui aimait à exciter sa jalousie — elle avait des raisons accessoires aussi de m’en vouloir — avait persuadé à son amant que j’avais fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l’absence de Robert, des relations avec elle, il est probable qu’il continuait à croire que c’était vrai, mais il avait cessé d’être épris d’elle, de sorte que vrai ou non cela lui était devenu parfaitement égal et que notre amitié seule subsistait. Quand une fois que je l’eus revu, je voulus essayer de lui parler de ses reproches, il eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l’air de s’excuser, puis il changea de conversation. Ce n’est pas qu’il ne dût un peu plus tard, quand il fut à Paris, revoir quelquefois Rachel. Les créatures qui ont joué un grand rôle dans notre vie, il est rare qu’elles en sortent tout d’un coup d’une façon définitive. Elles reviennent s’y poser par moments (au point que certains croient à un recommencement d’amour) avant de la quitter à jamais. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse, grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d’argent de son amie. La jalousie, qui prolonge l’amour ne peut pas contenir beaucoup plus de choses que les autres formes de l’imagination. Si l’on emporte, quand on part en voyage, trois ou quatre images, qui du reste se perdront en route (les lys et les anémones du Ponte Vecchio, l’église persane dans les brumes, etc.), la malle est déjà bien pleine. Quand on quitte une maîtresse, on voudrait bien, jusqu’à ce qu’on l’ait un peu oubliée, qu’elle ne devînt pas la possession de trois ou quatre entreteneurs possibles et qu’on se figure, c’est-à-dire dont on est jaloux. Tous ceux qu’on ne se figure pas ne sont rien. Or, les demandes d’argent fréquentes d’une maîtresse quittée ne vous donnent pas plus une idée complète de sa vie que des feuilles de température élevée ne donneraient de sa maladie. Mais les secondes seraient tout de même un signe qu’elle est malade et les premières fournissent une présomption, assez vague, il est vrai, que la délaissée ou délaisseuse n’a pas dû trouver grand’chose comme riche protecteur. Aussi, chaque demande est-elle accueillie avec la joie que produit une accalmie dans la souffrance du jaloux, et suivie immédiatement d’envois d’argent, car on veut qu’elle ne manque de rien, sauf d’amants (d’un des trois amants qu’on se figure), le temps de se rétablir un peu soi-même et de pouvoir apprendre sans faiblesse le nom du successeur. Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission de dormir à côté de lui jusqu’au matin. C’était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu intimement ensemble, rien qu’à voir que, même s’il prenait à lui seul une grande moitié du lit, il ne la dérangeait en rien pour dormir. Il comprenait qu’elle était, près de son corps, plus commodément qu’elle n’eût été ailleurs, qu’elle se retrouvait à son côté — fût-ce à l’hôtel — comme dans une chambre anciennement connue où l’on a ses habitudes, où on dort mieux. Il sentait que ses épaules, ses jambes, tout lui, étaient pour elle, même quand il remuait trop par insomnie ou travail à faire, de ces choses si parfaitement usuelles qu’elles ne peuvent gêner et que leur perception ajoute encore à la sensation du repos.

Pour revenir en arrière, j’avais été d’autant plus troublé par la lettre de Robert que je lisais entre les lignes ce qu’il n’avait pas osé écrire plus explicitement. « Tu peux très bien l’inviter en cabinet particulier, me disait-il. C’est une jeune personne charmante, d’un délicieux caractère, vous vous entendrez parfaitement et je suis certain d’avance que tu passeras une très bonne soirée. » Comme mes parents rentraient à la fin de la semaine, samedi ou dimanche, et qu’après je serais forcé de dîner tous les soirs à la maison, j’avais aussitôt écrit à Mme de Stermaria pour lui proposer le jour qu’elle voudrait, jusqu’à vendredi. On avait répondu que j’aurais une lettre, vers huit heures ce soir même. Je l’aurais atteint assez vite si j’avais eu pendant l’après-midi qui me séparait de lui le secours d’une visite. Quand les heures s’enveloppent de causeries, on ne peut plus les mesurer, même les voir, elles s’évanouissent et tout d’un coup c’est bien loin du point où il vous avait échappé que reparaît devant votre attention le temps agile et escamoté. Mais si nous sommes seuls, la préoccupation en ramenant devant nous le moment encore éloigné et sans cesse attendu, avec la fréquence et l’uniformité d’un tic-tac, divise ou plutôt multiplie les heures par toutes les minutes qu’entre amis nous n’aurions pas comptées. Et confronté, par le retour incessant de mon désir, à l’ardent plaisir que je goûterais dans quelques jours seulement, hélas ! avec Mme de Stermaria, cet après-midi que j’allais achever seul, me paraissait bien vide et bien mélancolique.

Par moment j’entendais le bruit de l’ascenseur qui montait, mais il était suivi d’un second bruit, non celui que j’espérais, l’arrêt à mon étage, mais d’un autre fort différent que l’ascenseur faisait pour continuer sa route élancée vers les étages supérieurs et qui, parce qu’il signifia si souvent la désertion du mien quand j’attendais une visite, est resté pour moi plus tard et même quand je n’en désirais plus aucune, un bruit par lui-même douloureux, où résonnait comme une sentence d’abandon. Lasse, résignée, occupée pour plusieurs heures encore à sa tâche immémoriale, la grise journée filait sa passementerie de nacre et je m’attristais de penser que j’allais rester seul en tête à tête avec elle qui ne me connaissait pas plus qu’une ouvrière qui, installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne s’occupe nullement de la personne présente dans la chambre. Tout d’un coup, sans que j’eusse entendu sonner, Françoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète, contenant dans la plénitude de son corps, préparés pour que je continuasse à les vivre, venus vers moi, les jours passés dans ce Balbec où je n’étais jamais retourné. Sans doute chaque fois que nous revoyons une personne avec qui nos rapports — si insignifiants soient-ils — se trouvent changés, c’est comme une confrontation de deux époques. Il n’y a pas besoin pour cela qu’une ancienne maîtresse vienne nous voir en amie, il suffit de la visite à Paris de quelqu’un que nous avons connu dans l’au jour le jour de la vie et que cette vie ait cessé, fût-ce depuis une semaine seulement. Sur chaque trait rieur, interrogatif et gêné du visage d’Albertine, je pouvais épeler ces questions : « Et Mme de Villeparisis ? Et le maître de danse ? Et le pâtissier ? » Quand elle s’assit son dos eut l’air de dire : « Dame, il n’y a pas de falaise ici, vous permettez que je m’asseye tout de même près de vous, comme j’aurais fait à Balbec ? » Elle semblait une magicienne me présentant un miroir du temps. En tout cela elle était pareille à tous ceux que nous revoyons rarement, mais qui jadis vécurent plus intimement avec nous. Mais avec Albertine il y avait plus que cela. Certes, même à Balbec, dans nos rencontres presque quotidiennes, j’étais toujours surpris en l’apercevant tant elle était journalière. Mais maintenant on avait peine à la reconnaître. Dégagés de la vapeur rose qui les baignait, ses traits avaient sailli comme une statue. Elle avait un autre visage, ou plutôt elle avait enfin un visage ; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine où elle avait été enveloppée et sur la surface de laquelle à Balbec sa forme future se dessinait à peine.

Albertine, cette fois, rentrait à Paris plus tôt que de coutume. D’ordinaire elle n’y arrivait qu’au printemps, de sorte que déjà troublé depuis quelques semaines par les orages sur les premières fleurs, je ne séparais pas, dans le plaisir que j’avais, le retour d’Albertine et celui de la belle saison. Il suffisait qu’on me dise qu’elle était à Paris et qu’elle était passée chez moi pour que je la revisse comme une rose au bord de la mer. Je ne sais trop si c’était le désir de Balbec ou d’elle qui s’emparait de moi alors, peut-être le désir d’elle étant lui-même une forme paresseuse, lâche et incomplète de posséder Balbec comme si posséder matériellement une chose, faire sa résidence d’une ville, équivalait à la posséder spirituellement. Et d’ailleurs, même matériellement, quand elle était non plus balancée par mon imagination devant l’horizon marin, mais immobile auprès de moi, elle me semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle j’aurais bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel défaut des pétales et pour croire que je respirais sur la plage.

Je peux le dire ici, bien que je ne susse pas alors ce qui ne devait arriver que dans la suite. Certes, il est plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu’aux timbres-poste, aux vieilles tabatières, même aux tableaux et aux statues. Seulement l’exemple des autres collections devrait nous avertir de changer, de n’avoir pas une seule femme, mais beaucoup. Ces mélanges charmants qu’une jeune fille fait avec une plage, avec la chevelure tressée d’une statue d’église, avec une estampe, avec tout ce à cause de quoi on aime en l’une d’elles, chaque fois qu’elle entre, un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables. Vivez tout à fait avec la femme et vous ne verrez plus rien de ce qui vous l’a fait aimer ; certes les deux éléments désunis, la jalousie peut à nouveau les rejoindre. Si après un long temps de vie commune je devais finir par ne plus voir en Albertine qu’une femme ordinaire, quelque intrigue d’elle avec un être qu’elle eût aimé à Balbec eût peut-être suffi pour réincorporer en elle, et amalgamer la plage et le déferlement du flot. Seulement ces mélanges secondaires ne ravissent plus nos yeux, c’est à notre cœur qu’ils sont sensibles et funestes. On ne peut, sous une forme si dangereuse, trouver souhaitable le renouvellement du miracle. Mais j’anticipe les années. Et je dois seulement ici regretter de n’être pas resté assez sage pour avoir eu simplement ma collection de femmes comme on a des lorgnettes anciennes, jamais assez nombreuses derrière une vitrine toujours une place vide attend une lorgnette nouvelle et plus rare.

Contrairement à l’ordre habituel de ses villégiatures cette année Albertine venait directement de Balbec et encore y était-elle restée bien moins tard que d’habitude. Il y avait longtemps que je ne l’avais vue. Et comme je ne connaissais pas, même de nom, les personnes qu’elle fréquentait à Paris, je ne savais rien d’elle pendant les périodes où elle restait sans venir me voir. Celles-ci étaient souvent assez longues. Puis un beau jour, surgissait brusquement Albertine dont les roses apparitions et les silencieuses visites me renseignaient assez peu sur ce qu’elle avait pu faire dans leur intervalle, et qui restait plongé dans cette obscurité de sa vie que mes yeux ne se souciaient guère de percer.

Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie. Mais il fallait peut-être tout simplement induire d’eux qu’on change très vite à l’âge qu’avait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux et quand je lui reparlai du jour où elle avait mis tant d’ardeur à imposer son idée de faire écrire par Sophocle : « Mon cher Racine », elle fut la première à rire de bon cœur. « C’est Andrée qui avait raison, j’étais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle écrive : « Monsieur ». Je lui répondis que le « monsieur » et le « cher monsieur » d’Andrée n’étaient pas moins comiques que son « mon cher Racine » à elle, et le « mon cher ami » de Gisèle, mais qu’il n’y avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant encore adresser par Sophocle une lettre à Racine. Là, Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bête ; son intelligence s’entr’ouvrait mais n’était pas développée. Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; je sentais, dans la même jolie fille qui venait de s’asseoir près de mon lit, quelque chose de différent ; et dans ces lignes qui parmi le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles je m’étais brisé à Balbec, un soir déjà lointain où nous formions un couple symétrique mais inverse de celui de l’après-midi actuelle, puisque alors c’était elle qui était couchée et moi à côté de son lit. Voulant et n’osant m’assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu’elle se levait pour partir je lui demandais de rester encore. Ce n’était pas très facile à obtenir car bien qu’elle n’eût rien à faire (sans cela, elle eût bondi au dehors), elle était une personne exacte et d’ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guère se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, après avoir regardé sa montre, elle se rasseyait, à ma prière, de sorte qu’elle avait passé plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandé ; les phrases que je lui disais se rattachaient à celles que je lui avais dites pendant les heures précédentes, et ne rejoignaient en rien ce à quoi je pensais, ce que je désirais, lui restaient indéfiniment parallèles. Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée. Le temps presse et pourtant il semble qu’on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument étrangers à celui qui nous préoccupe. On cause, alors que la phrase qu’on voudrait prononcer serait déjà accompagnée d’un geste, à supposer même que pour se donner le plaisir de l’immédiat et assouvir la curiosité qu’on éprouve à l’égard des réactions qu’il amènera — sans mot dire, sans demander aucune permission, on ne faisait pas silencieusement ce geste. Certes je n’aimais nullement Albertine ; fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le désir imaginatif que le temps nouveau avait éveillé en moi et qui était intermédiaire entre les désirs que peuvent satisfaire d’une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rêver à la fois de mêler à ma chair une matière différente et chaude, et d’attacher par quelque point à mon corps étendu un corps divergent, comme le corps d’Ève tenait à peine par les pieds à la hanche d’Adam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire dans ces bas-reliefs romans de la cathédrale de Balbec qui figurent d’une façon si noble et si paisible, presque encore comme une frise antique, la création de la femme ; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnaît, — telles ces créatures ailées et tourbillonnantes de l’été que l’hiver a surprises et épargnées, des amours d’Herculanum encore en vie en plein xiiie siècle, et traînant leur dernier vol las mais ne manquant pas à la grâce qu’on peut attendre d’eux, sur toute la façade du porche.

Or, ce plaisir qui en accomplissant mon désir m’eût délivré de cette rêverie, et que j’eusse tout aussi volontiers cherché en n’importe quelle autre jolie femme, si l’on m’avait demandé sur quoi — au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse, se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles de la jeune fille, j’aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due, (tandis que des traits oubliés de la voix d’Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalité) à l’apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire au moins dans l’acception qu’elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu’Elstir était bête et que je me récriais :

— Vous ne me comprenez pas, répliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu’il a été bête en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c’est quelqu’un de tout à fait distingué.

De même pour dire du golf de Fontainebleau qu’il était élégant, elle déclara :

— C’est tout à fait une sélection.

À propos d’un duel que j’avais eu, elle me dit de mes témoins : « Ce sont des témoins de choix », et regardant ma figure avoua qu’elle aimerait me voir « porter la moustache ».

Elle alla même, et mes chances me parurent alors très grandes, jusqu’à prononcer, terme que, je l’eusse juré, elle ignorait l’année précédente, que depuis qu’elle avait vu Gisèle, il s’était passé un certain « laps de temps ». Ce n’est pas qu’Albertine ne possédât déjà quand j’étais à Balbec un lot très sortable de ces expressions qui décèlent immédiatement qu’on est issu d’une famille aisée, et que d’année en année une mère abandonne à sa fille comme elle lui donne au fur et à mesure qu’elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu’Albertine avait cessé d’être une petite enfant quand un jour, pour remercier d’un cadeau qu’une étrangère lui avait fait elle avait répondu : « Je suis confuse. » Mme Bontemps n’avait pu s’empêcher de regarder son mari qui avait répondu :

— « Dame, elle va sur ses quatorze ans. » La nubilité plus accentuée s’était marquée quand Albertine parlant d’une jeune fille qui avait mauvaise façon avait dit : « On ne peut même pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. » Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant si quelqu’un faisait des grimaces : « Je ne peux pas le voir parce que j’ai envie d’en faire aussi », ou si on s’amusait à des imitations : « Le plus drôle quand vous la contrefaites c’est que vous lui ressemblez. » Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d’Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir « distingué » dans le sens où mon père disait de tel de ses collègues qu’il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence : « Il paraît que c’est quelqu’un de tout à fait distingué. » « Sélection », même pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu’il le serait, accompagné de l’adjectif « naturel » avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux travaux de Darwin. Laps de temps me sembla de meilleur augure encore. Enfin m’apparut l’évidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres à autoriser pour moi toutes les espérances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d’une personne dont l’opinion n’est pas indifférente :

— C’est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux… J’estime que c’est la meilleure solution, la solution la plus élégante.

C’était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux détours à travers des terrains jadis inconnus d’elle que dès les mots « à mon sens » j’attirai Albertine, et à « j’estime » je l’assis sur mon lit.

Sans doute il arrive que des femmes peu cultivées, épousant un homme fort lettré, reçoivent dans leur apport dotal de telles expressions. Et peu après la métamorphose qui suit la nuit de noces, quand elles font leurs visites et sont réservées avec leurs anciennes amies, on remarque avec étonnement qu’elles sont devenues femmes si en décrétant qu’une personne est intelligente, elles mettent deux l à intelligente ; mais cela est justement le signe d’un changement et il me semblait qu’entre le vocabulaire de l’Albertine que j’avais connue — celui où les plus grandes hardiesses étaient de dire d’une personne bizarre : « C’est un type », ou si on proposait à Albertine de jouer à des jeux d’argent : « Je n’ai pas d’argent à perdre », ou encore si telle de ses amies lui faisait un reproche qu’elle ne trouvait pas justifié : « Ah ! vraiment, je te trouve magnifique ! » phrase dictée dans ces cas-là par une sorte de tradition bourgeoise presque aussi ancienne que le Magnificat lui-même et qu’une jeune fille un peu en colère et sûre de son droit emploie ce qu’on appelle tout naturellement, c’est-à-dire parce qu’elle l’a appris de sa mère comme à faire sa prière ou à saluer. Albertine les avait apprises de sa tante en même temps que la haine des juifs et l’estime pour le noir où on est toujours convenable et comme il faut, même sans que Mme Bontemps le lui eût formellement enseigné, mais comme se modèle au gazouillement des parents chardonnerets celui des petits chardonnerets récemment nés, de sorte qu’ils deviennent de vrais chardonnerets eux-mêmes. Malgré tout, « sélection » me parut allogène et « j’estime » encourageant. Albertine n’était plus la même, donc elle n’agirait peut-être pas, ne réagirait pas de même.

Non seulement je n’avais plus d’amour pour elle, mais je n’avais même plus à craindre, comme j’aurais pu à Balbec, de briser en elle une amitié pour moi qui n’existait plus. Il n’y avait aucun doute que je lui fusse depuis longtemps devenu fort indifférent. Je me rendais compte que pour elle je ne faisais plus du tout partie de la « petite bande » à laquelle j’avais autrefois tant cherché, et j’avais ensuite été si heureux de réussir à être agrégé. Puis comme elle n’avait même plus comme à Balbec un air de franchise et de bonté, je n’éprouvais pas de grands scrupules ; pourtant je crois que ce qui me décida fut une dernière découverte philologique. Comme continuant à ajouter un nouvel anneau à la chaîne extérieure de propos sous laquelle je cachais mon désir intime, je parlais tout en ayant maintenant Albertine au coin de mon lit, d’une des filles de la petite bande, plus menue que les autres mais que je trouvais tout de même assez jolie. « Oui, me répondit Albertine, elle a l’air d’une petite mousmé. » De toute évidence quand j’avais connu Albertine le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il est vraisemblable que si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne l’eût jamais appris et je n’y aurais vu pour ma part aucun inconvénient, car nul n’est plus horripilant. À l’entendre on se sent le même mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle était, même mousmé ne pouvait m’être déplaisant. En revanche, il me parut révélateur sinon d’une initiation extérieure, au moins d’une évolution interne. Malheureusement il était l’heure où il eût fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu’elle rentrât à temps pour son dîner et aussi que je me levasse assez tôt pour le mien. C’était Françoise qui le préparait, elle n’aimait pas qu’il attendît et devait déjà trouver contraire à un des articles de son code, qu’Albertine, en l’absence de mes parents, m’eût fait une visite aussi prolongée et qui allait tout mettre en retard. Mais devant « mousmé » ces raisons tombèrent et je me hâtai de dire :

— Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.

— Vraiment !

— Je vous assure.

Elle comprit sans doute que c’était l’expression maladroite d’un désir, car comme quelqu’un qui vous offre une recommandation que vous n’osiez pas solliciter mais dont vos paroles lui ont prouvé qu’elle pouvait vous être utile :

— Voulez-vous que j’essaye ? dit-elle avec l’humilité de la femme.

— Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous étendiez tout à fait sur mon lit.

— Comme cela ?

— Non, enfoncez-vous.

— Mais je ne suis pas trop lourde ?

Comme elle finissait cette phrase la porte s’ouvrit, et Françoise portant une lampe entra. Albertine n’eut que le temps de se rasseoir sur la chaise. Peut-être Françoise avait-elle choisi cet instant pour nous confondre, étant à écouter à la porte ou même à regarder par le trou de la serrure. Mais je n’avais pas besoin de faire une telle supposition, elle avait pu dédaigner de s’assurer par les yeux de ce que son instinct avait dû suffisamment flairer, car à force de vivre avec moi et mes parents, la crainte, la prudence, l’attention et la ruse avaient fini par lui donner de nous cette sorte de connaissance instinctive et presque divinatoire qu’a de la mer le matelot, du chasseur le gibier, et de la maladie, sinon le médecin, du moins souvent le malade. Tout ce qu’elle arrivait à savoir aurait pu stupéfier à aussi bon droit que l’état avancé de certaines connaissances chez les anciens, vu les moyens presque nuls d’information qu’ils possédaient (les siens n’étaient pas plus nombreux). C’était quelques propos, formant à peine le vingtième de notre conversation à dîner, recueillis à la volée par le maître d’hôtel et inexactement transmis à l’office. Encore ses erreurs tenaient-elles plutôt, comme les fables auxquelles Platon croyait encore, à une fausse conception du monde et à des idées préconçues qu’à l’insuffisance des ressources matérielles. C’est ainsi que de nos jours encore les plus grandes découvertes dans les mœurs des insectes ont pu être faites par un savant qui ne disposait d’aucun laboratoire, de nul appareil. Mais si les gênes qui résultaient de sa position de domestique ne l’avaient pas empêchée d’acquérir une science indispensable à l’art qui en était le terme — et qui consistait à nous confondre en nous en communiquant les résultats — la contrainte avait fait plus ; là l’entrave ne s’était pas contentée de ne pas paralyser l’essor, elle y avait puissamment aidé. Sans doute Françoise ne négligeait aucun adjuvant, celui de la diction et de l’attitude par exemple. Comme (si en revanche elle ne croyait jamais ce que nous lui disions et que nous souhaitions qu’elle crût) elle admettait sans l’ombre d’un doute ce que toute personne de sa condition lui racontait de plus absurde et qui pouvait en même temps choquer nos idées, autant sa manière d’écouter nos assertions témoignait de son incrédulité, autant l’accent avec lequel elle rapportait le récit d’une cuisinière qui lui avait raconté qu’elle avait menacé ses maîtres et en avait obtenu en les traitant devant tout le monde de « fumier » mille faveurs, montrait que c’était pour elle parole d’évangile. Nous avions beau, malgré notre peu de sympathie originelle pour la dame du quatrième, hausser les épaules, comme à une fable invraisemblable, à ce récit d’un si mauvais exemple, en le faisant la narratrice savait prendre le cassant, le tranchant de la plus indiscutable et plus exaspérante affirmation.

Mais surtout, comme les écrivains arrivent souvent à une puissance de concentration dont les eut dispensés le régime de la liberté politique ou de l’anarchie littéraire, quand ils sont ligotés par la tyrannie d’un monarque ou d’une poétique, par les sévérités des règles prosodiques ou d’une religion d’État, ainsi Françoise ne pouvant nous répondre d’une façon explicite, parlait comme Tirésias et eût écrit comme Tacite. Elle savait faire tenir tout ce qu’elle ne pouvait exprimer directement dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins qu’une phrase même, dans un silence, dans la manière dont elle plaçait un objet.

Ainsi, quand il m’arrivait de laisser, par mégarde, sur ma table, au milieu d’autres lettres, une certaine qu’il n’eût pas fallu qu’elle vît, par exemple parce qu’il y était parlé d’elle avec une malveillance qui en supposait une aussi grande à son égard chez le destinataire que chez l’expéditeur, le soir, si je rentrais inquiet, et allais droit à ma chambre, sur mes lettres rangées bien en ordre en une pile parfaite, le document compromettant frappait tout d’abord mes yeux comme il n’avait pas pu ne pas frapper ceux de Françoise, placée par elle tout en dessus, presque à part, en une évidence qui était un langage, avait son éloquence, et dès la porte me faisait tressaillir comme un cri. Elle excellait à régler ces mises en scène destinées à instruire si bien le spectateur, Françoise absente, qu’il savait déjà qu’elle savait tout, quand ensuite elle faisait son entrée. Elle avait pour faire parler ainsi un objet inanimé l’art à la fois génial et patient d’Irving et de Frederick Lemaître. En ce moment tenant au-dessus d’Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l’ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pied, Françoise avait l’air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui m’avait charmé à Balbec. Ce visage d’Albertine dont l’ensemble avait quelquefois, dehors, une espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément colorées, si résistantes et si lisses, qu’on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. Surpris pourtant par l’entrée inattendue de Françoise, je m’écriai :

— Comment déjà la lampe ? Mon Dieu que cette lumière est vive !

Mon but était sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler mon trouble, par la première d’excuser mon retard. Françoise répondit avec une ambiguïté cruelle :

— Faut-il que j’éteinde ?

— Teigne ? glissa à mon oreille Albertine, me laissant charmé par la vivacité familière, avec laquelle, me prenant à la fois pour maître et pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique, dans le ton interrogatif d’une question grammaticale.

Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon lit :

— Savez-vous ce dont j’ai peur, lui dis-je, c’est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m’empêcher de vous embrasser.

— Ce serait un beau malheur.

Je n’obéis pas tout de suite à cette invitation. Un autre l’eût même pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et si douce que rien qu’en vous parlant elle semblait vous embrasser. Une parole d’elle était une faveur, et sa conversation vous couvrait de baisers. Et pourtant elle m’était bien agréable, cette invitation. Elle me l’eût été même d’une autre jolie fille du même âge, mais qu’Albertine me fût maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une confrontation d’images empreintes de beauté. Je me rappelais Albertine d’abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n’ayant pas pour moi une existence plus réelle que ces visions de théâtre où on ne sait pas si on y a affaire à l’actrice qui est censée apparaître, à une figurante qui la double à ce moment-là, ou à une simple projection. Puis, la femme vraie s’était détachée du faisceau lumineux, elle était venue à moi, mais simplement pour que je pusse m’apercevoir qu’elle n’avait nullement dans le monde réel cette facilité amoureuse qu’on lui supposait dans le tableau magique. J’avais appris qu’il n’était pas possible de la toucher, de l’embrasser, qu’on pouvait seulement causer avec elle, que pour moi elle n’était pas une femme plus que des raisins de jade, décoration incomestible des tables d’autrefois, ne sont des raisins. Et voici que dans un troisième plan elle m’apparaissait, réelle comme dans la seconde connaissance que j’avais eue d’elle, mais facile comme dans la première ; facile et d’autant plus délicieusement que j’avais cru longtemps qu’elle ne l’était pas. Mon surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que je ne l’avais cru d’abord) aboutissait provisoirement à l’agnosticisme. Que peut-on affirmer, puisque ce qu’on avait cru probable d’abord s’est montré faux ensuite, et se trouve en troisième lieu être vrai. Et hélas, je n’étais pas au bout de mes découvertes avec Albertine. En tout cas, même s’il n’y avait pas eu l’attrait romanesque de cet enseignement d’une plus grande richesse de plans découverts l’un après l’autre par la vie, cet attrait inverse de celui que Saint-Loup trouvait à Balbec à retrouver parmi les masques que l’existence avait superposés dans une calme figure des traits qu’il avait jadis tenus sous ses lèvres, savoir qu’embrasser les joues d’Albertine était une chose possible, c’était un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul s’applique parce qu’elle n’est qu’un morceau de chair, ou posséder la jeune fille qu’on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt que tels autres, ce qui faisait qu’on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d’optique, puis un autre, et ajouté au désir charnel un accompagnement qui le centuple et le diversifie de ces désirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prétend qu’à la saisie d’un morceau de chair, mais qui pour la possession de toute une région de souvenirs d’où ils se sentaient nostalgiquement exilés, s’élèvent en tempête à côté de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu’à l’accomplissement, jusqu’à l’assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d’une réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte ; baiser au lieu des joues de la première venue, si fraîches soient-elles mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j’avais si longtemps rêvé, serait connaître le goût, la saveur, d’une couleur bien souvent regardée. On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine, profilée sur la mer, et puis cette image on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l’avait fait passer derrière les verres d’un stéréoscope. C’est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c’est faire varier de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon de relativisme dans l’appréciation d’une femme, belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le décor de la vie. Les femmes qu’on connaît d’abord chez l’entremetteuse n’intéressent pas parce qu’elles restent invariables.

D’autre part Albertine tenait, liées autour d’elle, toutes les impressions d’une série maritime qui m’était particulièrement chère. Il me semble que j’aurais pu sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec.

— Si vraiment vous permettez que je vous embrasse, j’aimerais mieux remettre cela à plus tard et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliez alors que vous m’avez permis. Il me faut un « bon pour un baiser ».

— Faut-il que je le signe ?

— Mais si je le prenais tout de suite, en aurai-je un tout de même plus tard ?

— Vous m’amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.

— Dites-moi encore un mot, vous savez à Balbec quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé, vous ne pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là ?

— Ah ! je n’ai aucun souvenir.

— Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.

— Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J’ai dû penser qu’elle était bien mal élevée et commune.

— Ah ! c’est tout ?

J’aurais bien voulu, avant de l’embrasser, pouvoir la remplir à nouveau du mystère qu’elle avait pour moi sur la plage, avant que je la connusse, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant ; à sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie à Balbec, le bruit du flot déferlant sous ma fenêtre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvées venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaînes mouvementées, soulevaient leurs contreforts escarpés et modelaient les ondulations de leurs vallées, je dus me dire : « Enfin, n’y ayant pas réussi à Balbec je vais savoir le goût de la rose inconnue que sont les joues d’Albertine. Et puisque les cercles que nous pouvons faire traverser aux choses et aux êtres, pendant le cours de notre existence, ne sont pas bien nombreux, peut-être pourrai-je considérer la mienne comme en quelque manière accomplie quand ayant fait sortir de son cadre lointain le visage fleuri que j’avais choisi entre tous, je l’aurai amené dans ce plan nouveau où j’aurai enfin de lui la connaissance par les lèvres. » Je me disais cela parce que je croyais qu’il est une connaissance par les lèvres ; je me disais que j’allais connaître le goût de cette rose charnelle parce que je n’avais pas songé que l’homme, créature, évidemment moins rudimentaire que l’oursin ou même la baleine, manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. À cet organe absent il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s’il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne. Mais les lèvres faites pour amener au palais la saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur erreur et sans avouer leur déception, de vaguer à la surface et de se heurter à la clôture de la joue impénétrable et désirée. D’ailleurs à ce moment-là, au contact même de la chair, les lèvres, même dans l’hypothèse où elles deviendraient plus expertes et mieux douées, ne pourraient sans doute pas goûter davantage la saveur que la nature les empêche actuellement de saisir, car dans cette zone désolée où elles ne peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis l’odorat les ont abandonnées depuis longtemps. D’abord au fur et à mesure que ma bouche commença à s’approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d’embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles : le cou aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure.

Les dernières applications de la photographie — qui couchent aux pieds d’une cathédrale toutes les maisons qui nous parurent si souvent, de près, presque aussi hautes que les tours, font successivement manœuvrer comme un régiment, par files, en ordre dispersé, en masses serrées, les mêmes monuments, rapprochent l’une contre l’autre les deux colonnes de la Piazzetta tout à l’heure si distantes, éloignent la proche Salute et dans un fond pâle et dégradé réussissent à faire tenir un horizon immense sous l’arche d’un pont, dans l’embrasure d’une fenêtre, entre les feuilles d’un arbre situé au premier plan et d’un ton plus vigoureux, donnent successivement pour cadre à une même église les arcades de toutes les autres, — je ne vois que cela qui puisse autant que le baiser faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu’elle est tout aussi bien puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. Bref, de même qu’à Balbec, Albertine m’avait souvent paru différente, maintenant, comme si en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j’avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l’individualité d’un être et tirer les unes des autres comme d’un étui toutes les possibilités qu’il enferme, dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c’est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes sortant les unes des autres ; celle que j’avais vue en dernier, si je tentais de m’approcher d’elle, faisait place à une autre. Du moins tant que je ne l’avais pas touchée, cette tête je la voyais, un léger parfum venait d’elle jusqu’à moi. Mais hélas ! — car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites — tout d’un coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris, à ces détestables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine.

Était-ce parce que nous jouions la scène inverse de celle de Balbec, que j’étais, moi, couché et elle levée, capable d’esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir à sa guise, qu’elle me laissa prendre avec tant de facilité maintenant ce qu’elle avait refusé jadis avec une mine si sévère. (Sans doute, de cette mine d’autrefois, l’expression voluptueuse que prenait aujourd’hui son visage à l’approche de mes lèvres ne différait que par une déviation de lignes infinitésimale, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance qu’il y a entre le geste d’un homme qui achève un blessé et d’un qui le secourt, entre un portrait sublime ou affreux). Sans savoir si j’avais à faire honneur et savoir gré de son changement d’attitude à quelque bienfaiteur involontaire qui, un de ces mois derniers, à Paris ou à Balbec, avait travaillé pour moi, je pensai que la façon dont nous étions placés était la principale cause de ce changement. C’en fut pourtant une autre que me fournit Albertine ; exactement celle-ci : « Ah ! c’est qu’à ce moment-là, à Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions. » Cette raison me laissa perplexe. Albertine me la donna sans doute sincèrement. Une femme a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans les sensations éprouvées par son corps, au cours d’un tête-à-tête avec un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu’un étranger préméditât de la faire tomber.

En tout cas, quelles que fussent les modifications survenues depuis quelque temps dans sa vie (et qui eussent peut-être expliqué qu’elle eût accordé aisément à mon désir momentané et purement physique, ce qu’à Balbec elle avait avec horreur refusé à mon amour), une bien plus étonnante se produisit en Albertine, ce soir-là même, aussitôt que ses caresses eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien s’apercevoir et dont j’avais même craint qu’elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable, derrière le massif de lauriers, aux Champs-Élysées.

Ce fut tout le contraire. Déjà au moment où je l’avais couchée sur mon lit et où j’avais commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Effaçant d’elle toute préoccupation, toute prétention habituelles, le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l’innocence du premier âge. Et sans doute tout être dont le talent est soudain mis en jeu, devient modeste, appliqué et charmant ; surtout si par ce talent il sait nous donner un grand plaisir, il en est lui-même heureux, veut nous le donner bien complet. Mais dans cette expression nouvelle du visage d’Albertine il y avait plus que du désintéressement et de la conscience, de la générosité professionnelles, une sorte de dévouement conventionnel et subit ; et c’est plus loin qu’à sa propre enfance, mais à la jeunesse de sa race qu’elle était revenue. Bien différente de moi qui n’avais rien souhaité de plus qu’un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu’il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. Elle si pressée tout à l’heure, maintenant sans doute et parce qu’elle trouvait que les baisers impliquent l’amour et que l’amour l’emporte sur tout autre devoir, disait, quand je lui rappelai son dîner :

— Mais ça ne fait rien du tout, voyons, j’ai tout mon temps.

Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu’elle venait de faire, gênée par bienséance, comme Françoise quand elle croyait, sans avoir soif, devoir accepter avec une gaieté décente, le verre de vin que Jupien lui offrait, n’aurait pas osé partir aussitôt la dernière gorgée bue, quelque devoir impérieux qui l’eût rappelée. Albertine — et c’était peut-être avec une autre que l’on verra plus tard, une des raisons qui m’avait à mon insu fait la désirer — était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise qui devait pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la courtoisie envers l’hôte et l’étranger, la décence, le respect de la couche.

Françoise, après la mort de ma tante, ne croyait pouvoir parler que sur un ton apitoyé, et dans les mois qui précédèrent le mariage de sa fille eût trouvé choquant, quand celle-ci se promenait avec son fiancé, qu’elle ne le tînt pas par le bras. Albertine immobilisée auprès de moi, me disait :

— Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil.

Comme lui ayant fait remarquer qu’il était tard, j’ajoutais : « Vous ne me croyez pas ? » elle me répondit ce qui était peut-être vrai mais seulement depuis deux minutes et pour quelques heures :

— Je vous crois toujours.

Elle me parla de moi, de ma famille, de mon milieu social. Elle me dit : « Oh ! je sais que vos parents connaissent des gens très bien. Vous êtes ami de Robert Forestier et de Suzanne Delage. » À la première minute, ces noms ne me dirent absolument rien. Mais tout d’un coup, je me rappelai que j’avais en effet joué aux Champs-Élysées avec Robert Forestier que je n’avais jamais revu. Quant à Suzanne Delage, c’était la petite nièce de Mme Blandais et j’avais dû une fois aller à une leçon de danse et même tenir un petit rôle dans une comédie de salon, chez ses parents. Mais la peur d’avoir le fou rire, et des saignements de nez m’avaient empêché, de sorte que je ne l’avais jamais vue. J’avais tout au plus cru comprendre autrefois que l’institutrice à plumet des Swann avait été chez ses parents, mais peut-être n’était-ce qu’une sœur de cette institutrice ou une amie. Je protestai à Albertine que Robert Forestier et Suzanne Delage tenaient peu de place dans ma vie. « C’est possible, vos mères sont liées, cela permet de vous situer. Je croise souvent Suzanne Delage avenue de Messine, elle a du chic. » Nos mères ne se connaissaient que dans l’imagination de Mme Bontemps qui, ayant su que j’avais joué jadis avec Robert Forestier auquel, paraît-il, je récitais des vers, en avait conclu que nous étions unis par des relations de famille. Elle ne laissait jamais, m’a-t-on dit, passer le nom de maman sans dire : « Ah ! oui, c’est le milieu des Delage, des Forestier, etc. », donnant à mes parents un bon point qu’ils ne méritaient pas.

Spontanément, par un devoir de confidences que le rapprochement des corps crée, au début du moins, avant qu’il n’engendre la duplicité spéciale et le secret envers le même être, Albertine me raconta sur sa famille et un oncle d’Andrée une histoire dont elle avait, à Balbec, refusé de me dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu’elle dût paraître avoir encore des secrets à mon égard. Maintenant sa meilleure amie lui eût raconté quelque chose contre moi qu’elle se fût fait un devoir de me le rapporter. J’insistai pour qu’elle rentrât, elle finit par partir, mais si confuse pour moi de ma grossièreté, qu’elle riait presque pour m’excuser, comme une maîtresse de maison chez qui on va en veston, qui vous accepte ainsi mais à qui cela n’est pas indifférent.

— Vous riez ? lui dis-je.

— Je ne ris pas, je vous souris, me répondit-elle tendrement. Quand est-ce que je vous revois ? ajouta-t-elle comme n’admettant pas que ce que nous venions de faire, puisque c’en est d’habitude le couronnement, ne fût pas au moins le prélude d’une amitié grande, d’une amitié préexistante et que nous nous devions de découvrir, de confesser et qui seule pouvait expliquer ce à quoi nous nous étions livrés.

— Puisque vous m’y autorisez, quand je serai libre, je vous ferai chercher.

Je n’osai lui dire que je voulais tout subordonner à la possibilité de voir Mme de Stermaria. — Hélas ! ce sera à l’improviste, je ne sais jamais d’avance, lui dis-je. Serait-ce possible que je vous fisse chercher le soir quand je serai libre ?

— Ce sera très possible bientôt, car j’aurai une entrée indépendante de celle de ma tante. Mais en ce moment c’est impraticable. En tout cas je viendrai à tout hasard demain ou après-demain dans l’après-midi. Vous ne me recevrez que si vous le pouvez.

Arrivée à la porte, étonnée que je ne l’eusse pas devancée, elle me tendit sa joue, trouvant qu’il n’était nul besoin d’un grossier désir physique pour que maintenant nous nous embrassions. Comme les courtes relations que nous avions eues tout à l’heure ensemble étaient de celles auxquelles conduisent parfois une intimité absolue et un choix du cœur, Albertine avait cru devoir improviser et ajouter momentanément aux baisers que nous avions échangés sur mon lit, le sentiment dont ils eussent été le signe pour un chevalier et sa dame tels que pouvait les concevoir un jongleur gothique.

marcel proust
DIONE

��POLME

��A M. M. MOSZKOIVSKI.

Art et guides, tout est dans les Champs-F.lysées.

(La Fontaine.)

Cesse:;^ de ce bijou l'aspect et F examen,

Dionc ; kve^-vous et, me prenant la main,

Or donner de la Nymphe et du sylvestre arcane :

C'est l'heure, qu'il vous faut, du bout de votre canne,

Evoquer par un charme inouï dès antan

V Automne, qui sommeille et Votre Grâce attend.

Bientôt se gonflera la brutale folie

De l'esclave troupeau des grottes d'Eolie,

Dont la grave tristesse et le soupir nimbé

Obsèdent sombrement la splendide Phébé.

Mais ils gisent là-bas enchaînés dans leur gêne ;

Seul caresse Zéphyr la Naïade prochaine.

Qui se rit du reflet balancé d'un fanal

Sur l'étincellement du lumineux canal.

Il enveloppera de son haleine étrange,

Oii s'emmêlent la rose et le lys et l'orange,

La gondole, qu'un Songe arme pour votre Jeu :

Jupiter le voulut, qui par ce col neigeux,

De la suprême esseme et la preuve et le signe,

En recourbe la proue à la guise d'un cygne.

�� � 158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Seye::^-vous sons le toit du soyeux baldaquin.

Votre agile galant pousse le flot turquin,

Que borde l'amarante avec l'héliotrope.

Passe:^^ l'anneau de Lède et la bague d'Europe ;

Elles contempleront, d'un long regard glacé,

Leur astre fabuleux par le vôtre effacé

Et ce redoublement de faveur non-pareille.

Dont la jalouse Echo leur offense l'oreille.

L'image, évanouie aux bras de la foret,

Lentement s'évapore et soudain disparaît.

Et voici, bondissant du tertre ou de la roche,

Que ce peuple léger s'élance à votre approche,

Faons, hères et daguets, les biches et leurs cerfs.

Mille oiseaux pèlerins ont traversé les airs.

Egaux pour le plumage à ceux des Grandes Indes.

Les rangs, couleur d'aurore, en deux flèches se scindent :

Chacune joint sa rive ; d les deux à la fois

Semblent par le concert varié de leurs voix

De milk ruisselets la seule mélodie.

La raine, outrepassé le pant de Palladie,

Affligera le calme éclatant du bassin.

Mais quel est ce sanglot qui trouble votre sein ?

Que baisse:^-vou5 les yeux vers la nappe tranquille

Où se baigne le coips tremblant de la presqu'île ?

Ministres ingénus de quelque divin gré.

Nous allons abolir sur le glauque degré

De l'asile du Rêve et de la Solitude

Le désert des amants et leur désuétude.

��Accouplant le porphyre et le sombre portor,

La ronde des colonnes Hausse l'étroit cerceau d'une corniche d'or,

Que dou:^c urnes jalonnent.

�� � DIONE 159

Du quadrille des paons l'ouvrage oriental,

Que le rejet flagelle, Asperge d'un débris bruissant de cristal.

Perche sur la marseUe.

��'6'

��Si f accorde mon luth aux cadences des eaux.

Les bras en forme d'anse, Tresseï autour des fûts, glissant sous les arceaux,

Le cordon d'une danse.

Doucement aduh\ Tibis et le flamant, Dont le bec de corail pique le pavement ; Ensuite descendons au parterre : H or tés ie . Est le nouvel objet de notre fantaisie. Des confins de sa gloire elle vole vers nous ; Sitôt quelle vous voit, elle tombe à genoux Et, chassant de la manche une furtive abeille, Découvre le présent de sa riche corbeille. Cet ovale, an secret du vert paravent d'if, De la houleuse mer étale le motif : La Sirène de bronze élève, souple et grasse. De l'onde, mollement que du gauche elle brasse, Sa droite vers Neptune ; et le chœur des dauphins Exhale, résolue en de brillants parfums, Qui cloisonnent le ciel d'un voile de rosée, Uîie adoration sans cesse refusée. Le rideau de buissons, de houx et de fusains, Borne à la majesté des bocages voisins, De termes anciens s'aligne et se décore. Pierres profondément, qui sont femincs encore, C'est Jacinthe avec Menthe et Dr y ope et Daphné^ Dont pan télé à jamais le torse enraciné. Narcisse, les yeux clos, en soi-même se mire. L'anémone Adonis s'effeuille auprès de Myrrhe, Si le faible Cyprès, hors de l'escabellon. Offre sa chevelure aux désirs d'Apollon,

�� � l60 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Inconsolable alors et plus las de l arène, Celui-ci des chevaux abandonne la rêne ; Il serepent du jour, il gémit, il se plaint. Le char vague et déjà s'en va sur son déclin, Hébé verse à Phéhiis sa liqueur : du calice Il se détourne, en proie à son morue délice ; Il le sauve un moment sur l'abimc penché. Puis le laisse. Et le flot magnifique, épanché D'une incertaine main par-dessus le balustre. Colore un firmament dont pâlissait le lustre. La mourante clarté de ce rose glacis S'égare vers les eaux, et sa fuite transit Les chênes, dont la cime est d'a::^ur embrumée. Une étoile scintille au fond de la ramée. De la tardive Nuit le premier diamant. C'est en vain, que rebelle à votre sentiment, Trop sûre de mon cœur, ô superbe ennemie ! Vous élude^ ma flamme et faites l'endormie. Pour captiver Dione et la mettre en émoi. Quelle âme inspire alors, qui triomphe avec mai. Du prestige des fleurs la douce violence, La charmille enchantée et l'Ombre et le Silence ?

GASPARD-MICHEL

�� � LA PESTE

��Quand nous arrivâmes devant la Vera-Cruz, avec le pavillon hollandais à notre corne, dans l'espoir de traiter avec les Espagnols sans crainte d'être dénoncés, nous vîmes que tous les bâtiments en rade portaient le pavillon jaune, ce qui indiquait que la mort sournoise dominait la ville de son grand souffle fétide et mystérieux.

George Merry, Anselmo Pitti et Pierre Mouton-Noir furent d'avis de virer pour fuir vent arrière devant la peste vorace, mais il advint que plusieurs autres, dont Mac Graw, désirèrent au contraire descendre à terre arguant que les affaires seraient faciles au milieu de la désolation géné- rale et qu'ils se faisaient fort, connaissant un apothicaire qui « fourguait » à l'occasion, d'éviter la quarantaine et les alguazils orgueilleux et maigres.

Mac Grav.' demandait huit jours pour traiter nos affaires et les siennes. George Merry hésitant se laissa convaincre et V Etoile Matutine chercha un mouillage sur la côte non . loin du havre pavoisé de jaune, vers S' Jean d'Ulhua.

A la nuit, nous détachâmes le canot et nous embar- quâmes : Mac Graw, Pew et moi-même.

Le ciel sombre favorisa notre entrée dans la ville catho- lique que Mac Graw connaissait pour en avoir parcouru les moindres ruelles. Sans bruit, nous accostâmes au pied même d'une grande bâtisse d'aspect mélancolique qui devait servir de lazaret. Nous éprouvâmes de grandes diffi- cultés à sortir notre canot et à le dissimuler sous un tas de décombres. Cette opération nous prit une heure. Nous la

�� � l62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

conduisîmes à bien et dès lors, nos mains lavées dans l'eau salée, nous nous dirigcr.mes presque à tâtons à travers les rues de l'opulente cité. Le petit jour nous surprit errants, ayant eu le bonheur d'éviter le guet et les sbires de la Sainte Inquisition qui pullulent en cette cité, tels les corbeaux dans un champ fraîchement ensemencé.

Avec la lumière du jour, nous retrouvâmes notre route et Mac Graw souleva bientôt le heurtoir de cuivre d'une maison construite à l'espagnole, soigneusement close, fraî- che et poreuse comme une jarre à contenir de l'eau douce.

Un guichet percé dans la porte s'ouvrit à notre appel et une voix, à la vérité peu aimable, nous accueillit en ces termes : « Que voulez-vous ! Est-ce une hôtellerie ici, pour que tous les chiens de la création viennent y deman- der asile !

— C'est parfait, fit Mac Graw... N'en dis pas plus... je te reconnais, « Red Fish ». Tu n'as pas changé, vieux drôle... Ouvre l'huis de ton accueillante demeure. C'est Mac Graw et des amis et, par Jupiter, ce n'est pas encore

. la peste qui me présentera au diable que j'estime autant que ta Seigneurie. »

Pendant ce discours dont nous approuvions les termes, la porte s'était ouwrte et la figure de Poisson-Rouge éclairée par un falot se montra pour affirmer combien le proprié- taire de ce nom en était digne.

Le visage de Red Fisch était orné de deux yeux rouges; le nez petit et mince surplcmbait une bouche sans lèvres ; le menton fuyant se confondait avec la ligne du cou, ce qui lui donnait — si l'on tient compte de son crâne chauve et pointu — l'apparence d'une tête de merluche. La couleur de son teint était d'un beau rouge brun autant que nous pûmes en juger grâce à la lumière de la lanterne et aux premières lueurs d'une aurore livide.

— Entrez et fermez la porte », fit Poisson-Rouge, Nous le suivîmes. Il nous fit traverser une cour entourée

de quatre corps de bâtiments et d'une galerie circulaire en

�� � LA PESTE 163

bois sculpté. Nous montâmes un escalier de pierre et Pois- son-Rouge s'effaçant souffla sa lanterne et nous laissa passer. Mac Graw le premier, nous pénétrâmes alors dans une vaste chambre décorée d'une mani-ère étrange qui sen- tait l'enfer de très loin.

— Ceci, souffla Mac Graw, me paraît une chapelle construite pour les dévotions de Black-Teach. » Il s'assit sur un escabeau et nous l'imitâmes, cherchant une place afin de poser nos pieds au milieu des pots de couleur et des pinceaux trempés dans des vases ébréchés.

— Tu n'es plus apothicaire ? interrogea Mac Graw.

— Non, répondit Poisson-Rouge avec brusquerie, aujour- d'hui, je fais de la peinture. Pourquoi ètes-vous venus tous trois ? »

Il s'approcha de moi, au point de me souffler dans la figure ; sa main sèche prit mon poignet, un doigt fit pres- sion sur l'artère.

— Prenez garde », fit-il.

Puis se tournant vers Mac Graw, il dit, avec de la colère dans la voix : « Etes-vous sûr de ne pas l'avoir ? Montrez la langue... Et vos yeux... comme ils sont rouges ! »

— « Tu devrais nous donner à boire, » répondit Mac Graw.

Poisson-Rouge descendit en grommelant des paroles confuses. Nous l'entendîmes remuer un trousseau de clefs dans la. cour.

Alors sans échanger une parole nous regardâmes autour de nous : Le plancher de la pièce était jonché de débris de toile, de pots de couleur et de pinceaux usés ; dans un coin, s'alignaient d'étranges pains de sucre en carton, dont certains, à moitié décorés, présentaient un aspect à la fois grotesque et repoussant ; sur les murs étaient accrochés des croix couvertes d'inscriptions latines, des scapulaires immenses barrés de croix de Saint-André et d'autres por- tant des diables ailés brandissant des tridents, soufflant des flammes.

�� � 164 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Nous regardions ces décors, pour le moins incompré- hensibles et dont la pauvreté des étoffes qu'ils ornaient ne pouvait qu'évoquer un divertissement de masques vul- gaires, quand Poisson-Rouge rentra avec deux bouteilles qu'il posa sur une table à côté d'un morceau de chandelle, quelques croûtes de pain et des peaux d'oranges dessé- chées.

— Buvez, dit-il. Peut-être avez-vous la fièvre ? »

Nous remplîmes nos verres et celui de Poisson-Rouge et nous bûmes à sa santé. C'est alors que nous entendîmes dans la rue une rumeur gémissante et grave, le piétinement des chevaux et le bourdonnement majestueux d'une foule en prières. Nous nous élançâmes vers les fenêtres proté- gées par des jalousies pour apercevoir une mascarade reli- gieuse dont l'aspect nous laissa étonnés. Entre deux files de soldats vêtus d'habits mal ajustés et portant le fusil avec nonchalance, marchaient des hommes et des femmes habil- lés de chasubles peintes à la manière de celles que nous avions aperçues sur les murs de la chambre. Ils étaient coiffés de bonnets grotesques, ce qui nous expliqua égale- ment l'utilité de ces pains de sucre dont l'aspect nous avait paru si repoussant à notre arrivée. Derrière ces pénitents de carnaval suivaient des esclaves métis soutenant sur leurs épaules des caisses de bois en forme de petits cercueils. Les prêtres chantaient dans cette confusion et des filles portant chasuble et bonnet de carton enluminé, blêmes de terreur, interrogeaient du regard, avec des yeux immenses, la foule des hommes barbus. Leurs mâchoires tremblaient. Par- fois elles fléchissaient sur les genoux, alors un confesseur tenant un crucifix les relevait avec une bienveillance peu discrète.

— C'est l'Inquisition, fit Mac Graw, et quelques juives que l'on mène au bûcher. Le pavillon hollandais_,nous pro- tège !

— Ils ont apporté la peste ici, répondit Poisson-Rouge. J'ai peint l'ange de la peste sur leurs bonnets que l'on

�� � LA PESTE 165

appelle des carrochas et sur leurs samarras, car je suis le peintre breveté de la Sainte Inquisition. Ces sorcières m'ont valu mes plus belles-œuvres, toutes de sensibi- lité. »

Il ajouta à voix posée, comme la procession oscillait en reprenant sa marche : « Je peins les croix, les carro- chas et les samarras dont le fond est gris. Voyez, le portrait de l'hérétique ou du sorcier est traité avec naturel et viva- cité. Je peins d'après nature, dans la geôle même où ces infâ- mes fatiguent le ciel de leurs cris. Je vous recommande cette jeune femme ou fille, peu m'importe, la troisième, après la file des hommes. Vous y êtes ?J'ai peint son por- trait sur les deux faces de la samarra, car cette fille porte ce vêtement artistique, pour avoir nié devant le saint tribu- nal, bien qu'elle fût convaincue d'avoir introduit dans notre ville l'cdieuse et la mélancolique peste dont ceux qu'elle choisit perdent, dit-on, les sentiments de l'esprit.

« La nuit, confia le peintre patibulaire, il me semble que toute ma peau tendue converge vers un énorme bubon qui éclate avec un bruit de tonnerre, La peste va dominer le monde et les volcans ne sont que des bubons peut-être libérateurs, si j'en crois mes songes.

— Et le commerce ? interrogea Mac Graw.

— Ah que le diable ici peint te f.... glapit Poisson- Rouge. Ce beau merle vient nous parler de commerce, quand toute la ville tremble comme une fillette tendant sa main à une diseuse de bonne aventure.

« Regardez, s'exaltait l'homme que Mac Graw avait connu, regardez mes portraits et les principes décoratifs des supplices divers, selon l'âme du patient, ses goûts, ce qu'il fut, ce qu'il deviendra et surtout ce qu'il regrette, car toute la subtilité de mon art consiste à matérialiser le regret de la vie avec des images dont toutes ne sont pas symboli- ques. »

L'artiste se prit la tête entre ses mains et gémit : Mes chefs-d'œuvre, mes pauvres chefs-d'œuvre seront encore

�� � l66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les victimes de l'autodafé ! Ah les imbéciles qui peignent des croix rouges sur les vulgaires sanbenitos sont moins à plaindre que moi ! Je suis le plus grand supplicié de la Sainte-Inquisition.

— Quand cette damnée mascarade aura traversé la place, murmura Mac Graw, nous laisserons le peintre à son art. Puis, si Dieu le permet, nous rejoindrons George Merry, et nous fuirons cette terre où la fièvre, comme une divi- nité païenne, se ba-igne dans toutes les fontaines.

— Cette ville a l'air d'une énorme pièce de monnaie en cuivre surchauffée, ajouta Pew. » Il fit clacfuer sa langue, car autour de nous l'air sentait le cuivre chaud avec, par intervalles, par bouffées, l'odeur de la fumée de bois et de la charir grillée.

— Vous divaguez, fit Poisson-Rouge interrompar:^ le cours de ses songes... vous divaguez, je crois et vous trem- blez... D'où venez-vous donc... avec cette langue épaisse, CQs yeux ourlés d'ecarlate et cette exaltation des moindres sentiments devant les spectacles de la nature ?

— Allons, calme-toi, Poisson-Rouge. Souviens-toi du vieux temps à Londres, quand tu buvais du punch à l'urine, avec les « veuves allemandes » d€ la mère Knox, à Covent-Garden. Laisse un peu ces mômeries...

— Mômeries ! gentlemen, seigneurs ! Il ouvre la bou- che pour blasphémer. II... »

Poisson-Rouge suffoqué porta les mains à son col gonflé comme un cou de serpent. Puis il s'apaisa, frotta ses paumes l'une contre l'autre et, timidement, s'approcha de la porte.

— Gentlemen, dit le renégat, je place mes trésors sous votre protection. » Il montra les carrochas et les sanbenitos. « Je vais, de ce pas, quérir les éléments d'un festin digne de vos Seigneuries et du vieux camarade, bien qu'à la vérité je n'entende pas très clairement ses propos sur notre ancien matelotage. Je reviens. »

Il fit un pas dans la direction de la porte... un seul pas.J

�� � LA PESTE 167

mais, je le jure, nous vîmes tous, à la manière dont Mac Graw nous regarda, qu'il fallait agir sans plus attendre. Mac Graw, d'ailleurs, bondit le premier sur Poisson-Rouge qui ne put soutenir le choc et tomba sur ses deux genoux. « Han ! » fit-il.

Et Mac Graw l'étrangla de ses deux mains puissante cependant que nous maîtrisions, renversé en arrière, le peintre de sanbenitos. Ses yeux tournèrent lentement, sa langue pointa hors de sa bouche, et sa figure violacée devint un masque semblable à ses peintures. Mac Graw, pour reprendre ses forces, desserrait ses doigts ;. un peu de vie semblait alors ranimer le hideux patient. Notre camarade resserra trois fois son étreinte et nous sentîmes que l'homme venait de mourir entre nos mains.

— Il voulait nous dénoncer, pour ce que j'ai dit des moines », soupira Mac Graw.

Nous laissâmes le cadavre tordu sur le plancher et der- rière les jalousies^ nous inspectâmes la place vide, chaude, sans air. Un dément courait en rasant les murs pour cher- cher un peu d'ombre. Il levait les bras au ciel. Essoufflé il s'assit près d'une fontaine tarie et se roula sur le sol en égratignant la terre comme une bête blessée.

— Le moment serait peut-être venu de partir », dis- je. Mac Graw et Pitti approuvèrent de la tête ; mais ce départ précipité ressemblant trop à une fuite, nous cherchâmes autour de nous une compensation à ce parti.

Nous prîmes Poisson-Rouge et tel qu'il était avec sa face torturée nous l'habillâmes d'un scapulaire gris où des démons inachevés hurlaient devant des flammes en forme de langues ; nous coiffâmes le peintre d'un bonnet de carton, et ce fut le coup de pinceau final terminant l'effroyable personnage que nous venions de créer, nous aussi, en artistes. Quand il fut paré, nous le descendîmes dans la cour et le pendîmes devant la porte, les pieds repo- sant sur les dalles de l'entrée.

— Nous ne pourrons pas encore sortir, fit Pew, il fait

�� � l68 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jour. Attendons la nuit... Nous l'avons pendu trop tôt... n'ai-je pas la fièvre, Mac Graw ? »

Mac Graw, dans la demi-obscurité de la cour, iha. le poi- gnet de Pew : « Ce n'est rien », fit-il.

Nous restâmes assis sur les marches de l'escalier, tous les trois, sans dire un mot, devant le mort au bonnet pointu.

— J'ai toujours mal... au cœur... dit encore Pew. » Il se pencha un peu en dehors de la marche pour vo- mir.

— Va plus loin, porc ! » dit iMac Graw.

Nous attendions la nuit de même qu'un voleur expirant sur la roue, la mort. Les minutes s'écoulaient lentement et le soleil, aperçu au-dessus de la cour comme du fond d'un puits, ne voulait pas replier ses rayons homicides.

— J'ai... » dit Pew.

Il n'osait pas se plaindre. Et je surpris dans l'ombre Mac Graw qui lui-même tâtait son artère au poignet, avec une inquiétude sournoise.

Et avec la nuit, cependant que les mauvaises odeurs humides montaient de terre, nous franchîmes la porte de la demeure du peintre des démons.

Pew ne pouvait pas marcher car ses jambes étaient molles. Nous le soutenions par les poignets et nous sentions son sang battre le long de ses veines, dans nos mains crispées.

L'odeur de chair brûlée persistait sur la ville. Un grand vol de corbeaux et de vautours passa au-dessus de nous en poussant des cris variés ; certains gémissaient comme des enfants.

Pew s'écroula enfin malgré nos efforts. Nous le laissâmes aller sur le sol. Il leva vers Mac Graw des yeux merveilleu- sement intelligents.

— Ici, Mac, fit-il, en montrant son cœur, fais vite. » Et Mac Graw, penché vers lui, comme pour lui regarder la langue, appuya de tout son corps sur son couteau

�� � LA PESTE 169

qu'il avait discrètement appuyé contre le cœur de son cama- rade.

Nous abandonnâmes le défunt et rejoignîmes George Merry et la bande. Et jamais nous ne parlâmes de Poisson- Rouge, ni de la Peste, dans la crainte d'être déposés, par précaution, dans un canot avec des biscuits, de l'eau, un fusil et de la poudre. La mort de Pew s'expliqua naturelle- ment à la suite d'une querelle adroitement décrite selon nos traditions.

Mais pendant quinze jours et quinze nuits, Mac Graw et moi tâtâmes, à la dérobée, la grosse veine de notre poi- gnet gauche, et nous interrogeâmes les miroirs reflétant notre langue... Nous n'avions plus le goût d'interroger nos souvenirs de la Vera-Cruz.

PIERRE MAC ORLAN

�� � AYTRÉ QUI PERD L'HABITUDE

��Première partie.

CONVOI DE FEMMES AU BETSILEO

��Ce Malgache crie, de la cour, qu'il vient d'Ambohibe et que le quatrième colonial campe à deux journées d'ici. Il n'avait pas besoin de me réveiller pour ça. Mais est-ce que je dormais. Nos Sénégalaises auront retrouvé leurs hommes dans deux jours. Bon. Pour le moment c'est Aytré qui les surveille. Je comprends maintenant pourquoi ma case est malsaine (il m'avait semblé d'abord qu'elle était la meilleure du village) : c'est que les vieilles nattes sont tout à fait pourries, sous la natte- neuve ; par exemple, celle-ci est encore gondolée comme si elle venait du marché. J'ai sou- levé un coin, il n'y avait que des débris de paille et des cloportes. Il est possible que ça dégage des miasmes, comme un marais à sec. Ces histoires de bateau ne m'auraient pas tant préoccupé sans l'affaire des six femmes qui se sont sau- vées. Elles sont plus difficiles à mener, depuis qu'Aytré a renoncé aux coups de corde. Il y a aussi la révolte. Je don- nerais cher à celui qui me dirait pourquoi ces Malgaches se mettent en colère tout d'un coup. Sans raison. Un jour, tous les gens vous font fête. Vingt kilomètres plus loin les villages sont vides, on vous tire des coups de feu sur la route. C'est encore heureux qu'il n'y ait eu qu'une Sénéga- laise de blessée. D'ailleurs par une sagaie. Pas gravement.

�� � AYTRÉ dUI PERD L HABITUDE lyi

Je ne puis rien saisir ici, de ce qui fait que je ne dors pas. Je me dis : cette agitation... Mais je ne suis pas agité, qu'est-ce qui pourrait être agité en moi. Je sens mon corps, au menton, aux côtes, aux pieds. Nulle part ailleurs. Je ne bouge pas. C'est plutôt que je n'ai pas les idées habituelles, qui en se réduisant amènent à dormir. Il semble qu'elles soient détournées.

Cette tache ou cette trace, sans que je la pénètre jamais, le soin que je mets à l'éviter me rend préoccupé d'elle. Pour la reconnaître il me la faut appeler à chaque fois d'une nouvelle manière. Je pense alors que si je lui avais d'abord refusé ces mots qui la maintiennent, j'en serais débarrassé maintenant ; je n'ai plus qu'à m'étonner qu'elle ait pu m'inquiéter sous sa première forme :

C'est toujours au moment où j'étais prêt à partir — bien que le bateau ne fût pas en bon état, la cale avait l'air aban- donnée depuis deux ans — que l'on me conduisait dans une cabine qui était grande et aérée, pourtant préparée par sa forme à recevoir toutes les ordures qui couvraient le plancher : elle semblait pavée et, après deux hautes mar- ches, ouvrait un soupirail. Quant au lit, il pouvait se trou- ver sur la partie droite de la seconde marche, qui restait dans l'ombre. Je donnais dix francs au quartier-maître et je sortais ; mais après que j'avais fait sur les quais une longue promenade, et bu un café, c'est dans la même cabine infecte que me ramenait ce quartier-maître qui portait un corps en tonneau sur des jambes maigres, et s'appelait sans raison Hippolvte Taine, Cette fois-ci je tirais parti de l'endroit, qui déjà me préser\'ait du soleil ; j'avais justement dans ma poche depuis le matin une lettre, que personne ne devait me voir lire. (Toutes ces ordures, qui me gênaient si fort pour poser les pieds, pourtant n'avaient pas mauvaise odeur). J'étais assis sur la marche, le bateau en grinçant des chaînes faisait ses efforts pour s'en aller, et la lettre me révélait continuellement des secrets, dont je décou- vrais en même temps que j'avais eu la curiosité.

�� � 172 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

D'ailleurs j'avais glissé tout d'un coup ; j'étais à présent sur une pirogue — ou plutôt quelqu'un était sur cette pirogue et qui était moi. Il est singulier de s'échapper à soi-même. Oui, voilà l'idée que tout à l'heure je tâchais d'éviter, et qui cependant me tentait. (J'ai souvenir que je m'en débarrassais par une sorte de mouvement intérieur assez pareil à celui qui fait renvoyer à l'horizon, d'un coup de vue, la lune trop grande qui surgit contre nous.)

Ces rêves avaient dû prendre leur commencement, ou trouvaient leur fin dans une lourdeur de tout mon corps, et moins une lourdeur après tout que le sentiment que j'avais le dos et les reins exactement entourés, et pressés de sorte qu'au moindre mouvement il en pût sortir de la douleur. Mais cela m'avait déjà passé, lorsque le Malgache m'a appelé. Quant au départ... avant je ne me figurais pas tant de choses. C'est depuis que nous avons commencé cette vie, le Champagne tous les soirs, et cette caisse de glace, quelle folie. D'autant plus que tout sera fondu demain. Ah, les femmes aussi : j'avais assez défendu à Ravao de m'en apporter une à robe ou à souliers ; celle d'hier n'osait mettre les pieds nulle part, elle marchait comme une chinoise. C'est Ravao qui lui avait recommandé d'en- lever ses souliers, évidemment. J'aurais mieux fait de pren- dre celle de Guetteloup. (Il se serait peut-être formalisé, il est entendu que la plus petite est toujours pour lui.)

Tout de même, les sergents ne m'oublieront pas. Je crois qu'ils ne sont pas à plaindre, depuis cinq jours — oui, cinq : c'est un vendredi que nous avons quitté Ambositra, trois jours après la mort de Raymonde. Eh bien, je n'ai pas économisé, lorsqu'il s'agissait de les régaler. Si c'est ça qui me fatigue.

Non, dès que je me suis un peu secoué, je me retrouve. La chambre malsaine, je n'y crois pas ; j'en ai vu bien d'autres quand j'étais en Bétsiriry, et la case entre les marais. Si c'était une idée; mais est-ce que j'ai été meilleur, de toute ma vie. Et moi, à qui l'on reprochait de ne pas

�� � AYTRÉ QUI PERD l'hABITUDE 175

savoir rigoler : je les roule tous les deux, je bois davantage.

Autre chose aussi. Et je puis changer, d'un jour à l'autre.

Même, il faudra assez que je change. Combien est-ce que

je vais toucher, en arrivant à Tananarive ? Ce sera juste.

��* *

��Il V a eu un temps où j'étais préoccupé de savoir pour- quoi certains hommes réussissent, deviennent des minis- tres, des généraux. A présent je pense que cela tient chez, eux à une sorte de défaut, au besoin de se 'sentir encou- ragé, porté par les autres ; ou bien encore complété. C'est difficile à dire, j'ai éprouvé ça : c'est les jours où je suis brouillé avec moi qu'il me faut passer par les villages qui me recevront bien, avec les tambours, et les bananes que m'apportent les vieux du pays, et les danses. Pas très sou- vent, du diable si je monte plus haut que sous-lieutenant. Aytré m'a dit hier : « Moi, ça me suffirait maintenant de rester assis une semaine à regarder grouiller les gens. » Pourquoi l'ai-je connu si tard, il me semblait avant que nous ne pouvions pas nous entendre. Il y a aussi des moments où je me sens si satisfait de moi, et plein, oui, plein, que n'importe quoi va me diminuer : même de bou- ger les pieds, même de dire : ffff. Quand j'étais gosse, que j'avais copié dans une composition, toute une semaine il m'aurait bien suffi pour être content de me répéter : j'ai triché. Et de voir venir. Il y a des jours où je voudrais me faire un savant : et sur les mœurs des Malgaches, sur la langue je sais déjà des choses que personne ne devinerait. Il n'y a guère que ces révoltes que je ne m'explique pas encore.

Et j'en apprends, il me semble que je suis là pour ça. Ainsi le gouverneur de l'autre jour, avec son riz qu'il vou- lait me vendre. Je le laissais venir, je me disais : toi tu vas

dire ça ne manquait pas, ses idées me venaient à la tête

aussi vite qu'à lui. C'est ainsi depuis le départ d'Ambositra.

�� � 174 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Non, deux à trois jours après, peut-être. Cela a commencé le soir où je me suis reconcilié avec Aytré, après le dîner au Champagne.

Guetteloup était venu me dire : « Aytré veut quitter la colonne, il voit bien que vous lui faites la tête, il dit que c'est malheureux, quand on n'est que trois blancs dans un pays où le Français n'est plus respecté ; et si vous pouvez supporter ça, lui il ne peut pas. Il n'a pas dormi les deux nuits passées. » C'est là que j'ai songé au Champagne et à la glace, et qu' Aytré ensuite m'est devenu si nécessaire : presque amoureux de lui, vraiment. Guetteloup s'en est aperçu ; à présent, il vient se plaindre que les meilleures gardes soient pour Aytré.

Hier,- pendant qu'ils dormaient, quelle longue prome- nade j'ai faite ; et tout naturellement, sans songer que je me promenais. Voilà ce qu'il faut. Je pensais bien que le ravitaillement se finirait pendant ce temps. Non, je rentre : Guetteloup n'est plus là ; et les Malgaches qui m'atten- dent, avec leurs soubiques pleines. J'ai dû me laisser encore rouler, comme l'autre jour avec le gouverneur. Je n'ai plus de goût à discuter.

Sans compter qu'après le riz c'a été le tour des patates, des herbes^ du café. Dire qu'il y a eu un temps où c'était ma joie, de faire le marché, et j'aurais envoyé promener tout le reste ; maintenant, à peine je commence, je me sens distrait. Après le café, c'a été les comptes du détachement à mettre à jour ; après les comptes, l'appel des femmes : six qui manquent. Il y avait bien de quoi mal dormir, et ce réveil, où je me tourmentais sottement... de cette image, par exemple — quel missionnaire l'a apportée ici ? — où l'on a peint autour du Christ un coq, un socle de statue, une échelle qui se tient droite, un serpent qui rampe, un pot à eau et des flammes. Quand j'ai un moment d'inquiétude, il me semble qu'elle prend le dessus sur moi, je me perds à me demander ce que font là le pot à eau et le socle. J'ai oublié l'histoire sainte.

�� � AYTRÉ QUI PERD l’haBITUDE 175

C’est exprès que Guetteloup était sorti. Il prétend déjà que je veux tout lui mettre sur le dos. Il ne se gêne plus guère avec moi, non, c’était une façon de montrer son contentement, lorsque je me suis réconcilié avec Aytré. Il est devenu tout à fait naturel, il me traite comme un camarade. C’est-à-dire qu’il faut l’écouter, dès qu’il commence à raconter ses voyages, les jours qu’il a eu chaud, les jours qu’il a eu froid, et à quel prix il a vendu, tout de même se laissant voler par l’Indien, du bois qui ne lui appartenait pas. Aytré l’écoute avec patience, comme s’il voulait le ménager.

Mais je suis bien plus vite prêt à céder, maintenant. Ainsi, quand il s’est agi de terminer notre rapport, sur la mort de Raymonde, quelle sorte de lâcheté m’a fait répondre à Guetteloup, qui était d’avis d’accuser franchement le bouto et à qui j’avais d’abord très bien dit : « Ce n’est pas une raison parce qu’il s’est enfui, un Malgache se sauve toujours quand on le soupçonne et il n’a pas tort », pourtant un peu après : « Je croirais plutôt que c’est quelque prospecteur, un Grec, un Indien. Il y en avait qui ne pardonnaient pas à Raymonde de recevoir des Malgaches », reconnaissant ainsi la chose la plus grave à laquelle pensait Guetteloup et qui était son véritable reproche : c’est que moi qui avais de l’autorité (pensait-il) sur Raymonde, j’aurais dû lui défendre de voir des Malgaches ou plutôt ce seul jeune Malgache qu’elle avait pris pour bouto, qui m’apportait ses lettres et dont je n’aurais jamais imaginé qu’il pût être son amant sans les bruits qui avaient couru depuis, l’élégance de son costume, et certaines de ses façons que je me rappelle. Enfin, je n’avais aucun motif de faire cette concession à Guetteloup précisément dans l’instant où j’évitais de devoir la consentir. Je ne me reproche pas tant la phrase même, que de Tavoir dite avec soulagement, et comme l’ayant attendue. Il semble que la liberté où je me trouvais m’ait aussitôt embarrassée.

Et il est vrai que l’exaspération de quelque ami de Ray-

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monde en apprenant qu'elle recevait un Malgache pouvait être la cause du meurtre. Mais il y avait aussi cette raison dont je n'avais fait part à personne sur le moment, et qu'il était trop tard maintenant pour dire à Guetteloup : je suis le seul à savoir que Raymonde n'a pas été volée. Il était entendu, depuis mon premier passage, qu'elle me remet- trait tout son argent — un peu plus de huit mille francs — pour l'envoyer de Tananarive à sa famille. C'est vrai qu'elle avait confiance en moi, et j'aurais peut-être dû lui parler pour le reste. Mais la confiance que l'on me porte me fait hésiter^ je doute si elle ne tient pas à mes défauts, et par exemple à ce caractère « rangé » que Raymonde me reprochait. (Elle serait surprise, si elle pouvait me voir à présent.) L'argent était dans le tiroir de la commode de poupée, personne n'y avait touché. Quand il a été sûr que Raymonde était morte, je l'ai pris et je l'ai rangé dans ma cantine. Dans quinze jours, je l'enverrai à son frère, avec une lettre. Il me faudra pourtant attendre d'avoir touché ma solde.

C'est d'un coup de couteau que Raymonde a été tuée ; je l'ai vue le premier. Elle avait son sourire un peu dur, les lèvres serrées. J'ai dû sentir le même trouble (avec l'effare- ment des yeux) que j'avais eu, la première fois qu'il m'était arrivé d'attendre dans un salon avec trop de glaces. Il y a entre une femme vivante — je veux dire une femme que l'on voit tous les jours, dont on a l'habitude — et cette femme morte, la même différence qui est entre une image et la réelle femme nue que représentait cette image.

Je ne tenais pas assez à Raymonde pour être triste. Je me sens abandonné pourtant, depuis quelques jours. Oui, cela n'a pas commencé aussitôt après sa mort ; il me sem- blerait plutôt que c'est une idée qui me manque, une de ces idées qui font que l'on se défend. Voici qui peut m'en aver- tir, ce matin : des douleurs aux reins, qui ne sont sans doute que l'effet de ce que Guetteloup m'a dit hier au soir, comme je reprenais du sucre : que j'avais tort, et que le

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sucre donnait le diabète. Par une sorte d'intimidation ; puisqu'elles disparaissent, aussitôt que je bouge, et me

reprends.

  • *

Je ferais mieux de m'habiller et de sortir. Je me suis sur- pris hier, à table, comme je demandais à haute voix d'où venait cette tache rouge sur le riz, et me répondais aussitôt que cela tenait à la cuillère, qui avait d'abord servi pour les betteraves — ce que je savais très bien avant de parler. Alors ce n'était guère la peine — ou si c'est pour flatter Guetteloup, qui me reproche de le négliger, que je dis depuis quelques jours tant de choses inutiles.

J'ai une autre idée ; je tâche de me rappeler s'il n'y a pas deux parts à faire de l'argent de Raymonde. Est-ce qu'elle n'a pas commencé un jour à me prier de ne pas tout envoyer à la fois à son frère — qui pourrait très bien faire une folie, ne rien mettre de côté — . Attendre un mois, deux mois par exemple pour le second envoi, ce serait rai- sonnable. Ou si elle me l'avait écrit, à mon premier pas- sage, lorsque j'évitais de la voir : par exemple dans sa lettre d'après notre promenade sur le plateau, et le grand feu d'herbes sèches. Je lui ai même fait jurer qu'elle ne m'ai- mait pas, par :

Cerceau de plomb, cerceau de fer, Si je meurs, j'irai ea enfer.

Nous nous amusions comme des gosses. Et le feu qui ne prenait pas, le vent l'aplatissait à chaque coup. « S'il ne prend pas, c'est qu'il y aura du mauvais. Attention. » J'ap- portais encore des herbes. A la fin, il prend, nous sautons par-dessus : je lui dis là qu'elle devrait se marier avec Aytré — à ce qu'on racontait, ils étaient bien ensemble — qu'ils se ressemblent, tous deux un peu sauvages. Même je veux disparaître comme un génie, en tournant trois fois sur moi-même. Je crie : « Je suis venu faire votre bonheur» et

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�� � lyS LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

je me jette sous les broussailles. Mais elle m'a rappelé deux fois, elle a dû pervser que je m'étais moqué d'elle puisque voici ce qu'elle m'a écrit, que j'ai reçu le soir. C'était une drôle de fille :

« Après la façon dont vous m'avez quittée, je sais que vous ne viendrez pas, ni aujourd'hui ni demain. C'est pourquoi je vous écris ces paroles finales.

« Vous avez raison, c'est incontestable et je nageais dans la pure folie, je m'en suis très bien rendu compte. Si vous réfléchissez aux circonstances de ma vie, peut-être comprendrez- vous mieux. Evidem- ment il n'était pas raisonnable non plus de s éprendre de sympathie brusque et spontanée pour un étranger et sans juger si une réciproque était possible. Pardonnez-moi.

« Mais pourquoi cela empêcherait-il une amitié, toujours en public si vous le voulez, mais pas cette froideur de ce matin, je vous en supplie, et ces paroles méprisantes. J'en suis malade.

Votre amie, dites Raymonde Chalinargues. »

Que j'étais gai dans ce temps. Je n'ai qu'à songer au sentier qui va jusqu'à ma case, à la barrière, à la mare, aux pois- sons-têtards, au bouto qui m'apporta la lettre, j'ai autant d'innocence que j'en veux. Est-ce la mort de Raymonde qui m'a changé, c'est peut-être ainsi que l'on regrette les gens. Quand on commence à voir le détail et à se demander comment arrivent les ckoses, le reste s'égare. A la fin de la lettre, il y avait encore :

« Et puis j'aurais aussi un service à vous demander. Ce serait de l'argent à porter jus<}u'à Tananarive, à votre prochain vovage, pour l'envoyer à ma famille, qui l'attend. C'est donc moi qui vous demande par grâce de venir ce soir, vers huit ou neuf heures. Et je ne vous gar- derai pas rancune, si vous ne venez pas. Mais si vous saviez comme je suis seule. Et ce n'est pas vrai que je suis heureuse de l'être. J*ai fini de feindre je ne sais quel bien imaginaire. »

Est-ce qu'elle était vraiment devenue amoureuse de moi le jour où j'étais venu la voir de la part d'Aytré ? Je n'en revenais pas de surprise, lorsque j'ai reçu sa première

�� � AYTRÉ aur PERD L HABITUDE . I79

lettre. Ou plutôt, non : celle-là s'est perdue. J*ai eu seu- lement la seconde qui disait :

« A la réflexion, il vaut mieux que vous passiez votre temps avec les indigènes, et moi avec moi. Ceci annule donc la lettre que vous a apportée le bouto, et cet accès d'aberration mentale. Pourtant je vous aime bien, mais t! vaut mieux que ce soit de loin. Amicalement. >►

Après tout cette première lettre, peut-être ne l'avait-elle pas écrite. Avec elle, on ne pouvait pas savoir. Mais sur l'argent à partager, non, il n'y avait décidément rien. Quoiqu'elle m'ait répété plus d'une fois, cela j'en suis sûr : mon frère est une tête brûlée, il ne sait pas se conduire.

Pourquoi Guetteloup voulait-il faire le rapport contre le bouto ? J'aurais dû les appeler tous deux, avec Aytré, et leur dire : « Il n'}' a pas à se moquer du monde, nous savons tous les trois que ce n'est pas un Malgache qui a fait le coup. Possible qu'ils n'aient pas de grandes qualités, dans cette race, mais ils n'ont pas ce vice ; tâchons de savoir la vérité. » Et un Grec, pas davantage, ce n'est pas la peine de me mentir à moi.

Après tout, je ne leur aurais rien appris, seulement il se trouvait que, du fait que peu de gens avaient le droit de s'y intéresser, le meurtre perdait (malgré nous, certes) sa gravité — je veux dire sa gravité courante, sa gravité de tous les jours, de ces jours où nous étions en rapports bien plutôt avec des nègres qu'avec des blancs. La rareté des Français les unissait aussi plus étroitement et portait à atténuer les désaccords qui avaient pu exister entre eux. (Raymonde devait en être venue à nous sembler un peu la complice de son assassinat.)

L'on pensera que le meurtre ne devait nous en pa- raître que plus atroce et inquiétant, aux moments où nous l'évoquions entre nous. Cela me semble aussi possible — mais enfin je n'ai pas souvenir de tels moments. C'est peut-être que notre état de « sous-officiers en pays mal- . gâche » l'emportait sur l'état plus général de Français.

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De plus, nous ne le rappelions pas franchement pour la raison que l'un de nous trois pouvait être l'assassin.

L'idée m'est venue il y a cinq jours que ce devait être Guetteloup : j'ai le sentiment plutôt qu'il m'est étranger à présent, qu'il n'y a rien de commun de lui à moi, qu'il vit autre part. Il s'en rend compte : à quoi tient sa grossièreté, et son indifférence. A l'instant, ils sont passés tous les deux devant ma case. Guetteloup a dit, en écartant le volet : « Qu'est-ce que fait l'oiseau f II dort toujours. » Aytré a posé un cahier sur la natte : « Le rapport, mon adjudant. » Je vois d'ici la couverture, c'est le journal de route, que le commandant nous fait tenir — je l'ai donné à rédiger aux sergents. Aytré sait donc à présent que notre voyage est fini, puisqu'il me le rend. J'ai fait semblant de dormir, je veux me reposer encore. C'est vrai, je n'ai guère dormi, cette nuit. Le pénible n'est pas de se réveiller, mais de se rencontrer tout éveillé — et forcé de se deman- der : je ne dormais donc pas ? J'ai dormi cependant, puis- que je me trouvais, il n'y a pas longtemps, à quelque cinquième étage, tout en chambres mansardées, domes- tique qui servais des dames à hennin. (Ce détail pitto- resque, j'en aurais mal au cœur.) Je voyais chaque soir ces dames se lever, et vouloir sortir; et très embarrassées, parce que leurs coiffures cognaient le dessus des portes. Il leur fallait se baisser ou prendre des positions singulières, qui se trouvaient être en bien plus grand nombre que je ne l'aurais supposé, mais dont aucune ne convenait tout à fait — et finalement toutes arrêtées par d'autres portes plus basses, et résignées s'asseyant et commençant à bavar- der, de sorte que l'on ne voyait plus qu'osciller leurs coif- fures.

La coiffure de Raymonde aussi était très haute : d'où venait son air d'autorité. Je ne me souviens pas de sa dou- ceur, sans lui garder une sorte de rancune. De sa douceur, et de la voix, dont elle m'a dit : « Ne veux-tu pas sentir comme j'ai les lèvres sèches ? » Plus tard : « Ne vas-tu pas

�� � AYTRÉ QUI PERD l'hABITUDE i8i

me demander ? » Mais qu'il ait été évident pour nous deux — aucune des ruses dont on convient avec soi ne devait ici réussir, puisqu'elle aurait tout arrêté, et que chacun était tendu dans son sens — que c'était elle qui me désirait, cela fait peut-être que nous n'avons jamais été à égalité. Je ne me pensais pas non plus supérieur : donc, je n'étais obligé à rien. Enfin il ne me paraissait pas qu'elle dût m'estimer ou m'admirer, étant trop occupée à obtenir que je l'aimée. Ce qui peut laisser place au mépris ou aux autres sentiments (par exemple me trouver plus « jeune » qu'elle) dont on sait qu'ils sont les plus blessants qui existent, à peine les a-t-on soupçonnés. Recherchée par moi^ elle se fût trouvée moins libre de me juger — et je le serais moins à présent de négliger des Recommandations, qui eussent dû m'être précieuses.

��Deuxième partie.

LE JOURNAL DE ROUTE ET LES INSTRUCTIONS

Le détachement est composé de l'adjudant, des sergents Guetteloup et Aytré, et de trois cents femmes sénégalaises, qu'il nous faut conduire à Manabo (Menabé).

Le 27 décembre.

Nous parvenons à Ambatomena, où l'on cultive des haricots et des patates sucrées.

Le 28.

En arrivant à Morona, nous croisons une procession de Malgaches, vêtus de lambas rouges.

Le 29.

Nous faisons vingt kilomètres dans la journée.

Le 30.

Matsara est le siège de la reine du Betsirafy. Nous avons eu l'honneur de la voir. Elle est vieille et peu jolie. Deux femmes sénégalaises sont mortes.

�� � l82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le 31.

Les habitants nous montrent toujours de la confiance. Il faut marcher pendant une heure dans les palétuviers et dans la vase avant d'arriver à Potsipotsy.

Le i"^ janvier.

Nous avons dû acheter le rh à trois kilomètres du village de Maintsy, où nous campons. L'adjudant veille à tout, et nous traite comme ses enfants.

Le 2.

A sept heures du matin, nous levons le camp ; la pluie tombe à torrents. Pour traverser la rivière Naftalana, nous mettons bout à bout nos ceintures de flanelle.

Le 3.

Arrivée à Tsiravy : une femme sénégalaise meurt. Il y avait deux jours qu'elle traînait la jambe et retardait le convoi.

Le 4.

Nous sommes rendus à Alakamisy à 4 heures de l'après- midi ; le chef du village est phtisique, ce qui ne l'empêche pas d'être complaisant.

Le 5.

Nous arrivons à 8 heures du soif à Amboutsiry. Ce vil- lage a cent cases, qui sont des sortes de cages aux parois faites de feuilles de palmier enfilées dans un cadre de bois.

Le 6.

A Ambatofilandrana, nous trouvons un père mission- naire et un médecin malgache. Nous faisons provision de médicaments. Nos femmes reçoivent des brochures.

Le 7.

Le père nous a prêté trois paillasses. D'ordinaire nous dormons sur des nattes en feuilles de palmier tressées; c'est très bien fait au point de vue construction, mais non au point de vue douceur, car cela brise les côtes.

Le 9.

Nous avons des femmes de trois races : des Yoloffs, des Bambaras et des Toucouleurs. Elles se disputent fréquem- ment, ce sont des caricatures pas faciles à contenter. Même

�� � AYTRÉ aUI PERD l'hABITUDE 183

quand elles font leurs cérémonies religieuses, il y en a qui trouvent moyen de tourner le dos et de prendre un air dégoûté. La menace de quelques coups de corde suffit à les faire rentrer dans le rang.

Nous sommes arrivés à Ibity.

Le 10.

Nous passons dans la matinée à Ilaka, village de 150 cases. Le gouverneur a l'air faux, mais il est complaisant. Je lui fais un petit cadeau, ce qui ne nous fait pas plus mal voir, au contraire.

Le II.

Les poulets ne coûtent que sept sous à Ambiso ; mais le pain et les pommes de terre manquent toujours, c'est-à-dire la nourriture principale du Français.

Le 12.

Nous marchons jusqu'à Ambatomandjaka. En arrivant dans ce village, les femmes volent neuf oies ; on en retrouve six, je règle les autres et je mets deux femmes à la barre.

Le 13.

Le détachement ayant fait un peu de bruit, je le mets immédiatement en route et je le fais camper à dix kilomè- tres du village. L'adjudant, qui avait poussé le 9 jusqu'à Ambositra pour prendre les renseignements, nous rejoint à Maintibe. Il paraît que nous devons camper à Ambositra.

Le 14.

Les femmes nous cassent la tête de leurs cris. Aussi ai-je pris le parti de ne pas les écouter d'abord et de ne pas leur parler ensuite : ça les rend furieuses, mais tant pis.

Le 15.

Dans l'après-midi, nous sommes attaqués par un parti d'irréguliers malgaches. A cinq heures, nous nous empa- rons du village de Befas, qui est vide. L'attaque dure toute la soirée, mais nous n'avons pas de peine à disperser les groupes. Le pays, quoique très couvert, me paraît bon pour la culture du café et de la canne à sucre.

�� � 184 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le 16.

Nous sommes en vue de Mahatsara à 8 h. 30. Il y a dans ce village environ deux cents cases au milieu de marécages. Un vieux colon me fait visiter sa plantation de café. Il est de mon avis sur beaucoup de points : « Un jeune homme, dit-il, qui s'établirait sur la route et qui ferait cultiver un immense jardin par une vingtaine de Malgaches gagnerait beaucoup d'argent. »

Le 17.

Nous traversons la Manandona sur un mauvais pont de bois. Nous avons de l'eau jusqu'aux cuisses, la courbe du tablier ayant changé de sens.

Le 18.

Nous arrivons enfin à Ambositra, où je retrouve la petite colonie européenne que j'ai connue à mon premier voyage dans le Sud, en juillet : M. Huguenin, garde de milice, M. Lhermet, colon, le capitaine Ors et M""' Chalinargues, qui fait travailler des dentellières malgaches. Je suis bien accueilli.

Le marché d'Ambositra est approvisionné en riz et en manioc.

Le 20.

En l'absence de l'adjudant, Guetteloup doit faire les achats. 11 paie les poulets trente centimes la pièce. C'est peut-être un pillard qui les lui a vendus ; au marché les prix sont plus élevés, bien qu'inférieurs à ceux de la brousse. Au reste, voler adroitement est une qualité pour un Mal- gache. C'est qu'ils ne songent pas beaucoup aux consé- quences de leurs actes. Ainsi quand on leur donne une lettre à porter, il peut très bien arriver qu'ils se trompent exprès et remettent la lettre à quelqu'un qui ne devait pas la recevoir, même s'il leur f;mt pour cela la garder un ou deux jours.

L'adjudant est occupé à faire l'enquête sur M™"" Chali- nargues, qui a été assassinée hier. L'on dit à présent qu'elle allait avec des Malgaches, mais cela, je ne peux pas le

�� � AYTRÉ QUI PERD l'haBITUDE 185

croire. L'on dit aussi que c'est son boute qui l'aurait tuée.

Le 21.

Le bouto n'a pas été retrouvé. Nous attendons, pour repartir, la fin de l'enquête.

Je ne suis pas un excellent écrivain. Je travaille néan- moins à exprimer des idées pleines de franchise, qui pour- ront être fort utiles à nos successeurs. Je connais à présent, par expérience, les divers peuples de l'île. L'indigène dans la région d'Ambositra est un être craintif, mou et peu tra- vailleur. La femme est vêtue de blanc ; sa coiffure est bizarre : les tresses sont très nombreuses et quand elles sont réunies elles font de chaque côté des oreilles un petit amas de cheveux lisses en forme d'escargot. Cela doit tenir à l'habitude qu'elles ont de tresser continuellement les joncs pour en faire des nattes et des paniers. Leur toilette est assez coquette, elles ne montrent pas leurs jambes. Il y en a même quelques-unes qui ont commencé à porter des chaussures mais elles ne savent guère s'en servir. Leurs mœurs sont tout ce qu'il y a de plus dépravé : ce sont probablement le pays et les habitudes qui veulent ça.

Le 22.

Nous sommes encore à Ambositra. Nos Sénégalaises s'impatientent. Je cherche à leur faire comprendre que leurs hommes ne sont pas loin et qu'elles n'ont plus que quelques jours à attendre, le plus difficile est de les empê- cher de voler des poules aux Malgaches, Je veux la justice parfaite en tout, et parfois j'ai assez de peine à l'obtenir. En tout cas je fais pour le mieux, mais il arrive sur le moment que cela cause "des ennuis au point de vue amour-propre personnel. Nous avons été de nouveau attaqués dans l'après-midi. Une femme a eu la main traversée par une sagaie. En France, on croit à la pacification de l'île. Je ne me prononce pas mais ce que je sais, c'est que même dans les provinces qui paraissent pacifiées les jeunes Malgaches nous saluent par esprit de crainte, et les vieux, excités par une influence étrangère, nous regardent d'un mauvais œil.

�� � l86 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ce n'est pas que le général manque d'énergie. Seulement il est mal secondé par quelques subordonnés. Sans cela, l'on viendrait vite à bout des rebelles de Madagascar, qui ne m'ont pas paru si terribles que ça. Le Gouverneur est craint et respecté. Quand on prononce son nom devant un Malgache, celui-ci ouvre de grands yeux comme s'il était en admiration. Il ne faut pas faire erreur : si Thabi- tant est ficelle, son point de vue est assez juste. Il raisonne dans ce qu'il fait sans retirer pour cela à ses actes leur sim- plicité.

J'ai trouvé un petit exemple qui résume les défauts de la politique que l'on a suivie :

Je prends deux cercles insoumis et voisins, que je dési- gne par A et B. Le commandant du cercle B est peu actif, et laisse son monde tranquille : le cercle B se trouve donc par là pacifié.

Les rebelles chassés du cercle A viendront dans le cer- cle B rejoindre leurs camarades qui ne sont pas inquiétés. Les deux cercles, sur les rapports au Général, sont donc pacifiés. Mais la relève des deux commandants arrive. Le nouveau commandant du cercle A suit la politique que suivait auparavant le commandant du cercle B, et l'inverse. Les rebelles qui étaient venus se reposer dans le cercle B font un coup, et voilà le pays en pleine révolution. C'est le jeu de cache-cache et des belles surprises.

Le 23.

L'enquête n'a pas l'air de vouloir aboutir. Nous quit- tons Ambositra à trois heures de l'après-midi. La route n'est qu'un simple sentier, l'on enfonce dans le sable jusqu'aux chevilles. La pluie tombe, et nous sommes com- plètement mouillés ; lorsque le soleil apparaît, nous sommes bien vite secs, car ses rayons sont cuisants : c'est sans doute qu'il ne s'éloigne jamais de la terre autant qu'en Europe : même les nuits sont très claires.

Le 24.

A partir d'ivondio, nous allons en pirogue sur la Ma-

�� � AYTRÉ QUI PERD l'hABÎTUDE 187

tsiry. Il faut prendre mille précautions, et surtout ne pas remuer : un simple mouvement peut faire chavirer l'em- barcation qui est plus légère que nos bateaux.

Le 25.

La Matsiry peut avoir à certains endroits jusqu'à i lo mè- tres de largeur. Les Malgaches qui dirigent les pirogues font retentir le ciel de leurs chants incompréhensibles, qui ont cependant leur cachet. Cela fait que la vie nous paraît gaie.

Le 26.

Nous avançons maintenant vers Mahabo par la route. Je tiens à noter ici un petit épisode : tous les jours je vois des bourjanes malgaches revenant du Bétsiriry, qui rapportent quatre ou cinq cadavres enveloppés dans des nattes. J'en interroge un. Il me dit : « Nous pas beaucoup manger, beaucoup mourir là-bas. »

Il y a eu là une incurie, on aurait pu installer des haltes de bourjanes pour protéger les ravitaillements. Combien d'hommes de l'Emyrne sont morts dans ces régions en servant la France. Ne connaissant pas exactement les chif- fres, je préfère me taire ; mais il n'est pas défendu d'être humain.

Le 27.

Les forêts et les montagnes que nous trouvons mainte- nant font contraste avec les pays plats que nous venons de traverser. L'étrangeté des choses à Madagascar répond à celle des hommes. A tous les tournants ce sont des paysa- ges d'une originalité lunatique. Il serait important de savoir au juste pourquoi ils sont comme ça. Quand nous passons de nouveau dans les vallées, j'aperçois quelques noirs en train de faire piétiner leurs rizières par un troupeau de bœufs. C'est leur manière de labourer la terre.

Le 28.

Je voudrais dire quelques mots des différents moyens de locomotion qui existent à Madagascar. Ce sont : i° le filan- zane, espèce de chaise à porteurs basée sur le même sys-

�� � l88 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tème que la civière. Quatre hommes le portent, c'est le fiacre de Madagascar ; -i" la pirogue, dont j'ai parlé plus haut ; 3" la voiture française Lefèvre pour les bagages. Ses timons se brisent comme du verre. Une fois les roues enfoncées dans la vase, il est très difficile de les retirer ; 4' le bourjane, homme porteur de colis, est un excellent marcheur, qui fait facilement 40 à 50 kilomètres par jour avec une charge de 25 kilogs ; 5° le buffle, que l'on com- mence à apprivoiser ; 6" nous avons rencontré sur l'Ikopa une petite chaloupe à vapeur, qui rend de très grands services ; 7° enfin la marche à pied qui se fait comme en Europe, sauf qu'il faut être prudent et se méfier du soleil.

Il y a une affaire assez compliquée, que force me sera de laisser pendante. La femme n° 37 réclame au n° 142 une sagaie et deux bagues que celle-ci lui aurait volées. Comme elle ne cite pas de témoins, j'ai pris le parti de faire inter- roger toutes les femmes par l'interprète, en ma présence. Il y en a encore soixante qui n'ont pas été interrogées, le sergent Guetteloup ayant refusé de m'aider.

Le 29.

Le gouverneur d'Ambohibe vient d'arriver pour annoncer à l'adjudant que le quatrième colonial n'est pas loin. Nos belles brunes vont donc retrouver leurs hommes. Pour ter- miner ce journal, je voudrais dire encore quelques mots des Sakalaves que j'ai beaucoup connus, principalement depuis quelques jours. Ce sont des hommes faux et voleurs par excellence. Ils sont bons guerriers et courageux. Leur vête- ment est aussf sauvage que leur personne. Leur principale industrie est la recherche de l'or qu'ils échangent contre du riz et des armes. L'homme est facile à reconnaître à cause de sa chevelure : il la laisse pousser, et réunit les cheveux derrière la tête au moyen d'un anneau d'or ou d'argent. Je me demande de quoi ils vivent, surtout du côté de Miandr}', le riz étant rare et cher. Ils ont la figure très noire et se res- semblent tous.

�� � AYTRÉ Q.UI PERD l'haBITUDE 189

Il est possible qu'ils pensent de leur côté que tous les Blancs se ressemblent. Quelle idée se font-ils de nous ? L'un d'eux m'a dit qu'il ne remarquait pas beaucoup la différence qu'il y a entre moi et Guetteloup, par exemple.

Aytré, sergent.

��Troisième partie.

��AYTRÉ QUI PERD l'hABITUDE

��Après tout, Aytré a voulu dire que les commandants de cercle ont les révoltes qu'ils cherchent. C'est un peu gros, il y aurait des distinctions à faire. Evidemment, il se trompe s'il pense que c'est exprès

En tout cas, il n'y a pas mo5^en de faire suivre le rap- port ; je vois d'ici le capitaine Rignot. J'aurais mieux fait de tenir le journal moi-même. Mais du diable si je pou- vais supposer qu'Aytré allait me sortir toute une méthode de colonisation.

Pas tout de suite, pourtant. Les premiers jours ça sent la corvée : « Nous arrivons... nous partons... » Et c'est tantôt l'un qui écrit, tantôt l'autre, il y a les deux écritures — c'est Guetteloup qui a songé aux patates sucrées. Mais après le 20, plus rien que celle d'Aytré. Elle est appliquée, il aurait bien été capable d'inventer la corvée, si je ne la leur avais pas donnée, il est entré dedans. Et les cheveux tressés, les rayons trop chauds, l'enquête sur les bagues.... Ah, lui aussi a voulu devenir savant.

��* *

��Je n'aime pas beaucoup le sentiment que j'ai eu, un instant : ce journal qui commençait à se" creuser ou à

�� � 190 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

s'étendre, comme s'il n'avait pas été écrit. C'est plutôt pathologique, après tout : pourquoi ne m'a-t-on jamais appris que d'avoir tort cela tient au corps de si près : cette absence des idées, aussi, ou leur retour continuel. J'aurais tout de même pu m'en tirer sans le journal. Oui, malgré tous ces rêves; au lieu qu'à présent...

C'est bien à partir du 20 qu'il y a eu la chose nouvelle, que le mécanisme a joué. Vraiment c'est devenu du coup un journal véritable, un journal pour instruire, pour instruire le bon Dieu sait qui, mais enfin quelqu'un d'autre. Aytré ne se suffisait plus.

Je reconnais des signes faits pour moi : ils ne veulent pas dire : cheveux, rayons, enquête — mais cette autre chose qui s'ajoute maintenant à tout ce qui m'arrive, et même à mes souvenirs, pour les défaire :

Ce soir où je demandais à Raymonde : « Pourquoi as-tu deux points brillants dans ton œil, au lieu d'un comme tout le monde ? — J'ai le mien, et l'autre est celui de ton œil, que je regarde bien en face. — Moi alors j'en ai trois, les deux tiens et le mien. — Et moi quatre ; nous sommes comme les deux glaces qui se regardent... » Qu'est-ce que c'est donc que les yeux ?

��* *

��Je puis bien suivre dans Aytré le même souci et que les choses qui vont de soi diminuent de nombre pour lui à mesure qu'il avance — jusqu'au point qu'il se voit marcher, du dehors, comme un autre homme le verrait. Il y a eu bien d'autres moments de fatigue, de remords, où quelque faute d'orthographe, un mot qui me manquait, un souci de la justice excessif ou la recherche des causes ont suffi à A me faire trop préoccupé d'un état où l'on perdrait l'habi- tude, comme à l'ordinaire nous la prenons. Qu' Aytré se défasse ainsi jusqu'à réfléchir le mouvement le plus natu- rel, je ne puis imaginer que ce soit autrement que moi.

�� � AYTRÉ QjCJI PERD L HABITUDE I9I

L'idée la plus simple du monde, je sais maintenant qu'il est le moins simple de l'avoir. Qu'a-t-il dû faire pour être ainsi frappé.

(Les colons de Tamatave avec qui j'allais passer les soirées, tout de même se trompaient sur les « sales bour- geois français », disaient-ils; supposant que la mollesse seule ou l'indifférence pouvaient retenir ces bourgeois d'essayer l'aventure. Il me suffisait d'éprouver leur erreur silencieusement ; aujourd'hui encore, je serais embarrassé de nommer le danger contre lequel il faut qu'aient à se défendre — ou s'ils savent le prévoir ? — les hommes qui souffrent l'ordre. Mais à lire A)'tré, je reconnais ce danger).

Il est donc vrai que c'est lui qui était jaloux à ce point de Ravmonde.

��* *

��Je suis allé soupçonner Guetteloup : c'est que je ne dou- tais pas d'être encore innocent (je me croyais par là natu- rellement renseigné sur l'état d'innocence) ; il eût fallu me rendre jcompte plus tôt que le trouvant changé, c'est moi, de vrai, qui le regardais d'une autre place — l'ancien terrain m'avait déjà manqué.

Que plus bas je me sois tenu pour coupable, c'est donc que je m'attends à ne pas rendre l'argent. La chose me serait bien facile, pourtant je ne l'ai jamais imaginée. Comment se fait-il donc que j'aie cessé — exactement dès le premier dîner, la première dépense — de conserver au regard de moi ce bénéfice d'un doute, que plus clairement je n'hésitais pas à me donner ? Mais la seule indécision, peut-être, devenait alors ma faute.

Cette trace dont je reconnais aujourd'hui, par une telle rencontre, le détour, la forme extérieure, je puis à la fin la saisir. C'est d'elle que sortaient ces agitations aux- quelles il me paraît — tant ma faute est la moins grave

�� � 192 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

des deux — que je résiste moins bien qu'Aytré, mais dans le fond pareilles aux siennes et conduites comme s'il iallait attendre du dehors un ordre que nous n'avons pas retenu en nous. Ça m'a presque été une satisfaction d'avoir ainsi découvert que c'est Aytré — je pensais, à peu près, voir l'événement à l'envers — qui a assassiné Ray- monde, qu'il faut enfin m'avouer que je vole depuis cinq iours.

JEAN PAULHAN

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

LA LITTÉRATURE POLITIQUE

Si diversement qu'on puisse apprécier l'influence de M. Maurras, chacun reconnaît au moins que cette influence existe, et la manière la plus avantageuse de juger cet arbre, — cet olivier de Provence — est évidemment de le juger à ses fruits. Qu'il s'agisse d'orthodoxes ou de dissidents (ou même, finalement, d'adversaires), certains de ces fruits lui font un singulier honneur, et nul plus que M. Jacques Bainville. Evidemment, si M. Bainville s'était développé en dehors de VEnqiiète sur la Monarchie et de Kicl et Tanger, il est probable qu'il fût devenu tout de même un écrivain remarquable, mais on voit bien ce qui lui eût manqué, ce que rien d'aussi con- venable et fait exprès pour son tempérament n'eût su rem- placer.

Avec des mérites littéraires de premier ordre (qui font sou- vent de son article quotidien la meilleure colonne de journal que nous ofl"rent les papiers du matin, de midi et du soir) M. Bainville a la sagesse élégante et classique de se cantonner dans un domaine parfaitement précis et circonscrit. Il s'est fait le docteur de l'intérêt politique français. Et vous me direz peut-être qu'il n'est pas le seul (la profession n'est pas atteinte par le chômage) et que tout le monde ne s'accorde pas à reconnaître qu'il soit le meilleur. Vous alléguerez les ano- nymes bien connus du Temps et de VEcho de Paris, les ré- flexions de M. Gauvain dans les Déhais, la suite qu'après avoir joué des rôles divers et brillants M. André Tardieu donne aujourd'hui dans V Illustration à son abondante production d'avant-guerre. Mais, sans être dans le secret des dieux, ce que

�� � 194 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nous connaissons du caractère officiel ou officieux de cette littérature souvent fort distinguée ne nous permet pas d'y trouver une satisfaction sans mélange. Nous savons que nous sommes devant les feuillets d'un dossier d'avocat, nous assis- tons à des campagnes, nous suivons une stratégie, nous vivons dans un présent, nous reconnaissons les légistes nécessaires qui travaillaient pour Philippe le Bel, Richelieu ou Louis XIV, et dont un Etat moderne a ou croit avoir un besoin aussi urgent que de militaires ou de conseillers en droit international. Et si nous considérons d'anciens ministres comme M. Hanotaux, d'anciens présidents du conseil comme M. Barthou, d'anciens présidents de la République comme M. Poincaré, nous avons davantage encore l'impression d'une action qui s'exerce sous figure de pensée, d'un discours qui est, comme disait Démocritc, l'ombre de l'action.

Le cas de M. Bainville est un peu différent. Evidemment, il ne vise pas expressément à traiter les questions politiques de 1920 sous le même point de vue objectif que s'il étudiait la politique étrangère de Ferdinand le Catholique. Il vise à être ■utile dans la mesure de ses moyens et sans doute il déclarerait lui-même qu'il revendique au même titre que M. Poincaré, quoique avec moins d'autorité et de responsabilité, la fonction et le nom d'avocat de la France. Mais si nous comparons sa littérature avec toute celle à laquelle j'ai fait allusion, nous verrons que, malgré tout, la liberté de l'homme de lettres n'est pas un vain mot, et que si écrire ne représente sans doute pas un métier supérieur à plaider et à gouverner, c'est du moins un métier qui se suffit à lui-même et qu'aucun des deux autres ne saurait remplacer dans les attributions qui lui sont propres. Je ne me place ici qu'au point de vue de la forme. V Histoire Politique de M. Poincaré et les Enseignements politiques de la paix de M. Bainville paraissent à peu près en même temps, et si le premier est un meilleur plaidoyer, le second est incontesta- blement un meilleur livre.

C'est ici que, de ce point de vue tout littéraire, apparaît bienfaisante l'influence des idées sur lesquelles M. Maurras a frappé, pour les enfoncer et les imposer, trente ans avec obsti- nation. Des idées, ou plutôt une idée, celle de l'intérêt français. Evidemment ce n'était pas une matière qui demandât un grand

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 195

effort d'invention ni qui fût bien difficile à saisir. Et il est bien évident que le livre de M. Poincaré paraît tout aussi bien que ceux de M. Maurras ou de M. Bainville l'œuvre d'un homme qui a joué toute sa vie sur le tableau de l'intérêt français. 11 y a simplement ceci que certaines puissances, analogues à celles qui président à la formation de l'œuvre d'art, sont à l'œuvre dans l'atelier de M. Maurras. Il a connu et senti une France, matérielle dans le présent, substantielle dans le passé, une France de chair et d'os. Il a donné à la réalité de la France ce goût de chair qu'il reproche à Chateaubriand d'avoir donné aux mots français. Et, pour rappeler un autre encore de ses en- nemis intimes, il s'est identifié à l'être de la France par des fibres sensibles comme Michelet, autre « Français forcené ». M. Bainville, très artiste lui aussi, s'est appliqué et consacré à cette même idée plastique de l'intérêt français, mais d'une manière plus intellectuelle, plus lucide et plus dépouillée. Il a été (allons-y d'une troisième et d'une quatrième injure) le Melanchthon de ce Luther, le Nicole de cet Arnauld.

V Histoire de deux peuples, V Histoire de trois générations, les Conséquences politiques de la paix, trois ouvrages explicatifs de la grande guerre, figurent parmi les livres les meilleurs et les plus solides qu'on ail écrits sur les questions vitales de la poli- tique française. Ce sont des épures élégantes nées d'une médi- tation intense et lucide de l'histoire de France, de la guerre et de la paix vues à la lumière de l'histoire de France.

Evidemment ce n'est pas M. Bainville qu'on accuserait jamais d'être, comme on l'a dit de M. Maurras, un romantique re- tourné ou rebouilli. Ses trois livres portent à peu près dans la politique le même visage que V Histoire de la littérature française de Nisard portait dans la littérature. 11 existe pour lui une perfection politique française : les traités de Westphalie évolués harmonieusement en le « système » de 1756, comme il existait pour Nisard une perfection littéraire, les grands auteurs clas- siques d'après ié6i, complétés ou achevés par la critique et la prose de Voltaire. Aucun autre point de vue ne permettra, sur l'un et l'autre tableau, plus d'excellente critique et de solide politique, qui l'une et l'autre peuvent mener à tout, à condi- tion d'en sortir, c'est-à-dire d'en reconnaître et d'en juger les limites après les avoir utilisées.

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��Il y a un fait, c'est que la paix dont M. Bainville étudie les conséquences politiques ne s'est pas faite sur ces principes en dehors desquels M. Bainville ne voit pas de salut national. Le schèmc historique des Conséqucmcs poliliqucs de la paix fait suite au schèmc historique de Kiel et Tanger. L'un et l'autre composent une déploration, figurent un geste avertisseur qui désigne les lois violées et présage un noir avenir. Pas de saine politique extérieure sans roi, dit M. Maurras, et le système de politique extérieure suivi par une République conservatrice, qui est la systématisation plus nocive du mal républicain, du mal politique absolu, est plus dangereux que l'absence de poli- tique extérieure propre à une République radicale. Nous soinmcs, ajoute M. Bainville, à une époque où, une paix dura- ble étant possible et probable avec l'Angleterre, tous nos pro- blèmes politiques sont commandés par nos rapports avec le germanisme. Or nous avons toujours été attaqués par une Germanie forte et unie, alors que nous avons vécu en paix (et pour pause : un Allemand retiendra l'ingénuité de cet aveu) avec une Germanie divisée. Donc le divideuâa Gcnnania doit être notre dchnda Carthago. Et cette division n'est pas une opération à improviser ni à inventer. Elle a été poursuivie, réalisée, maintenue par deux siècles de sagesse politique française. L'expérience en 1918 nous imposait absolument de revenir à cette sagesse. Nous y avons manqué, et nous le paierons cruellement.

Il n'entre pas dans mes intentions, ni surtout dans le cadre habituel de ces articles, de discuter la thèse qu'expose avec tant de paisible clarté M. Bainville. Je n'en retiens que les côtés logiques qui nous font toucher les qualités et les défauts d'un genre de raisonnement transportable à beaucoup d'autres- domaines.

Depuis 19 14 nous vivons en plein dans le problème berg- sonien de l'opposition entre le mécanique et le vivant (et cer- tain néronismc intellectuel pourra s'en louer). Qjiiand je dis bergsonien, c'est un peu par goût d'actualité ; en 181 3 Schelling comprenait déjà comme un acte de la même opposition la-

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guerre de l'Europe contre la France, en intervertissant il est vrai nos étiquettes et en voyant dans Napoléon le monstre du mécanisme ; et comme le bergsonismc descend authcntiquement de Schelling, ce n'en devient que plus intéressant. Mais si la grande guerre a posé une face de ce problème, les délibérations qui ont précédé le traité de Versailles en ont posé une autre face. Ce traité a taillé, coupé, divisé abondamment en Europe, et c'est ce qu'on dit quand on constate qu'il a balkanisé l'Europe centrale, en a décomposé les unités politiques. Il l'a découpée comme on découpe un poulet. Or il y a deux manières de couper un poulet, l'une qui suit les lignes de la vie, l'autre qui, pour des raisons très pratiques, procède méca- niquement.

La première, en usage dans les familles où l'on mange puis- samment enlève selon les articulations naturelles de la volaille deux ailes et deux cuisses, la carcasse formant la cinquième part. Si on est seulement six, la dignité de la table exige qu'on attaque un second oiseau. Mais ceux qui mangent à l'hôtel savent par expérience dans quel esprit de cautèle satanique et avec quel mépris de ces articulations naturelles le tenancier d'une table d'hôte sait faire rendre au corps inépuisable d'une poule autant de portions qu'il a de clients un jour de foire. Cette seconde méthode, toute mécanique, est évidemment intéressante pour un hôtelier, mais ne réussit que jusqu'au moment où un client impavide recompose tant bien que mal le membre naturel qui s'appelle une aile en abattant froidement dans son assiette une demi-douzaine de ces bouchées.

Les auteurs du traité de Versailles étaient partis en guerre — faudrait-il dire partis en paix ? — pour découper l'Europe cen- trale selon ses articulations naturelles, et cela faisait même le principal des quatorze points. On devait y arriver en observant le principe des nationalités. Mais on put s'apercevoir que la nationalité n'est pas une articulation si naturelle, et que deux autres principes aussi essentiels doivent la compléter. C'est d'abord le principe de l'association historique. Quand deux nationalités, soudées ensemble depuis des siècles, forment un être politique qui s'est révélé viable, la volonté de l'une d'entre elles suffit-elle pour que le lien doive être dissous ? L'association historique ne constitue-t-elle pas une prescription ? Non, a dit

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l'Entente aux États danubiens. Si, dit l'Angleterre à l'Irlande:. C'est ensuite le principe des débouches. Les articulations natu- relles d'un pays sont déterminées par ses voies naturelles, par les routes qui lui donnent une circulation normale du cô*té de ses voisins et du côté de la mer. Quelles que soient les causes profondes et diverses de la grande guerre, elle est devenue bien vite pour les Empires centraux et pour la Russie une guerre de débouchés.

Des articulations naturelles, régies par ces trois principes, devraient donc être à la fois ethniques, historiques, géographi- ques. Or, dans la nature de l'Europe centrale, ces trois tendances divergent beaucoup plus qu'elles ne s'accordent. La plupart du temps il faut que l'une soit violée pour que les autres soient observées. Il n'y a pas dans l'Europe centrale un système d'ar- ticulations naturelles, au triple sens que devrait comporter ce mot. Ce qu'il y a de naturel c'est la division. Mais la division a été autrefois aussi naturelle à la France, à l'Italie, à l'Angleterre. En même temps que des forces naturelles de division ont tra- vaillé en Europe centrale les forces conscientes d'unification. Ces dernières, Hohenzollern, Habsbourg, Romanof, sont celles qui se sont effondrées en 191 8. •

L'unification de l'Europe centrale par la victoire des Empires aurait créé un bloc européen prépondérant comme l'est dans le continent américain celui des États-Unis. La politique des vieilles puissances occidentales vis-à-vis de l'Europe centrale est donc nécessairement une politique de division. C'est préci- sément le point de vue traditionnel français sur cette division que M. Bainville a exposé dans ses trois ouvrages et surtout dans les Conséquences. Mais pourquoi ce point de vue est-il resté seulement français ? Tous les alliés n'avaient-ils pas le même intérêt à la division de l'Europe centrale ? Certes. Mais pour chacun des intérêts nationaux cette division suit des lignes par- ticulières. Il ne s'agit nullement de diviser selon les articulations naturelles de l'objet à diviser, mais selon les articulations natu- relles des intérêts diviseurs. Ainsi pour le maître d'hôtel les arti- culations naturelles de son intérêt commercial deviennent par projection celles de la volaille à découper. M. Bainville nous donne l'analyse du S3'stème français. Mais en se résignant à devenir médiocre avocat, il fût devenu peut-être meilleur philo-

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sophe. Il eût alors exposé en face du système français de décou- page le système de l'écuyer tranchant anglais, celui de l'intérêt britannique, ou, plus simplement, de l'intérêt thalassocratique. L'un des deux n'est bien compris et classé que si on le comprend et le classe par rapport à l'autre. En bref on peut dire que le système de division anglais, commandé par des vues de mer et des principes économiques, s'établit en fonction des débouchés, et que le système français, commandé par des vues de terre et des principes moraux, s'établit en fonction des nationalités.

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��Le principe de l'écuyer tranchant anglais est celui-ci : séparer (en le divisant) le plus possible le rivage de l'arrière pays conti- nental. Principe que la politique anglaise a appliqué pendant cinq siècles à la France (quand elle était l'ennemi principal) avec autant de nécessité et de constance que nous avons appli- qué au corps germanique les principes des traités de Westphalie. La guerre de Cent ans avait servi aux Anglais de leçon. Maîtres de la Guverme et de la Normandie, c'est-à-dire des deux débou- chés français sur l'Atlantique et la Manche, ils les perdirent quand ils voulurent, méconnaissant leur force réelle, conquérir, garder et joindre les deux hinterland. Ils durent se résigner à voir la France comme l'Espagne — leurs deux ennemies — en possession de leurs débouchés naturels. Ils s'attachèrent seule- ment à leur en interdire un, celui qui les eût particulièrement gênés, celui qui donnait de plus près sur leur domaine maritime. Ils luttèrent trois siècles, sacrifiant toutes leurs ressources et coalisant l'Europe, pour que la France du Nord fût séparée de son débouché naturel, Anvers. Et le traité de Méthuen leur donna à peu près au flanc de la péninsule ibérique l'équivalent de ce qu'avait été jadis pour eux Bordeaux sur le rivage français. Contre l'héritage des trois Césars tombés ils n'ont pas procédé autre- ment que contre les deux rovaumes heureusement plus solides de la maison de Bourbon. L'expérience a montré à l'Angleterre que les petits et moyens Etats créés au débouché des grandes voies continentales présentent le double avantage d'amputer les Etats continentaux de leurs ambitions et de leurs movens mari- times, et de devenir rapidement des barques de pêche à la

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remorque de la thalassocratie dominante. De là l'utilité de ces Hollande et ces Belgique nouvelles qui vont de Dantzig à la Finlande. De là la carte de l'Atlantique et de la mer Egée où sinon toutes les côtes, du moins tous les ports de valeur sont sous une autre domination que leur hinterland continental. Comme Louis XIV, en occupant Strasbourg, fit frapper la médaille Gallia Germants dansa, l'Angleterre verrait à la limite de sa politique un Ah imperio tcrrestri separatiim mare, ce qu'au- raient pu être autrefois une Normandie et une Guyenne sépa- rées du roi de Bourges. Un Suess de la politiquo reconnaîtrait élégamment dans Vienne et l'Autriche le Bourges d'aujourd'hui, un royaume de Bourges sans Jeanne d'Arc.

La ligne selon laquelle l'intérêt anglais divisera sera donc celle de la séparation entre le bloc continental et son rivage. Du Portugal à la Finlande et d'Anvers à Constantinople toute la carte d'Europe porte la marque de cette œuvre séculaire. Au contraire la ligne selon laquelle l'intérêt français découpera ou maintiendra découpée l'Europe centrale sera une ligne politique. Les traités de Westphalie consacraient les divisions politiques et religieuses que nous avions le plus possible provoquées : il ne nous importait pas que la mer fût séparée de la terre, mais seulement que les princes fussent séparés de l'Empereur, les catholiques des protestants, les gens de l'Elbe des gens du Rhin.

Cette politique, selon M. Bainville, était encore bonne en 1918. Et tout le monde à peu près le reconnaît en France. Si elle n'a pâs été tentée, c'est, disent les auteurs français du traité, que la France s'est heurtée à l'opposition de ses alliés. De sorte que dans la balkanisation, le morcelage de l'Europe cen- trale, l'Allemagne, bien qu'amputée, fait exception, les cuisses et les ailes de la volaille sont en morceaux minuscules devant des gens qui n'attraperont pas d'indigestion, mais la carcasse reste en réserve et pourra contenter un bon appétit. M. Bainville estime que si la France elle-même n'a tenté aucun effort sérieux pour imposer le dividcnda Ger mania à ses alliés, c'est manque général de foi, effet de la même éclipse de raison politique qui fait que la France s'est séparée de ses rois et ne songe pas à les rappeler. Ce principe de la vieille politique « ne vivait plus, dit-il, qu'à l'état de souvenir historique chez un très petit nom-

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bre de personnes qui n'étaient pas de celles à qui la charge de conduire les négociations était confiée. Si tel ou tel des mem- bres de la délégation française a eu, à de certains moments, une lueur de la politique à suivre, ce ne furent que des velléités aussi tardives que passagères. Le cœur i]'v était pas. Lts idées non plus, les idées encore moins. » On cherche en vain dans celles de M. Clemenceau « quelque chose qui ressemble aux vues d'un homme d'État. »

L'idée générale qui gouverne le livre de M. Bainville est que l'ancien régime, où il y avait une tradition politique et des hommes d'Etat, a su tenir l'Allemagne divisée, et assurer par conséquent à la France une sécurité relative, tandis que les régimes qui lui ont succédé ont favorisé ou maintenu le danger majeur pour la France, à savoir l'unité allemande. Il en accuse le manque d'esprit politique, l'oubli des traités de Westphalie, les chimères démocratiques, napoléoniennes, wilsoniennes, trois masques sur un même visage. Et je ne nie pas que tout cela réponde à une réalité. Mais pourquoi ne s'en prend-il pas à la nature des choses ? Pourquoi le raisonnement par le sujet, à l'exclusion du raisonnement par l'objet ? Nous n'avons pas divisé l'Allemagne en 1918 et 19 19. Qiiand on renonce à couper un poulet, ce peut être pour deux raisons : parce que le couteau ne coupe pas, ou parce que la viande est trop dure, et souvent c'est pour l'une et l'autre à la fois. Le livre de M. Bain- ville nous explique, après Kiel et Tanger, que notre couteau ne coupe pas. II ne paraît pas examiner la question de dureté de la viande. « Des mœurs balkaniques, qui ne sont que les mœurs éternelles des petits Etats, seront la conséquence nécessaire d'une division qui s'est arrêtée au seuil de la race germanique, pourtant aussi apte que les autres à se diviser. »

Voilà, dans la Politique d'abord, un mépris bien superbe de la géographie et de l'histoire. Le traité de Versailles a divisé là où la nature des choses établissait déjà un commencement de division. Il a tranché en général là où il trouvait des articula- tions naturelles, et c'est un fait qu'il y en a dans la patte et l'aile du poulet plutôt que dans la carcasse. La race slave n'a pas été divisée par un insondable décret de la trinité versail- laise : elle l'était déjà par ses langues, le tchèque n'étant point le serbe, ni le polonais le russe, elle l'était par scm histoire et

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surtout par ses volontcs. La race germanique (Allemagne, Angleterre, Hollande, Scandinavie) comme la race .latine sont pareillement divisées par leur histoire et par leurs langues. Mais l'Allemagne, qui ne fut divisée autrefois que par la reli- gion et la politique, ne l'est plus depuis que la tolérance reli- gieuse règne à peu près en Europe et depuis que sa vie poli- tique propre, après l'avoir divisée, l'a unie. Qu'eût été une division maintenue artificiellement et violemment par plus de gendarmes qu'il ne nous en faut pour occuper la Rhénanie ? Je veux bien qu'il soit possible de remonter certains courants his- toriques. Est-ce le cas pour celui-ci ?

Si le morcelagc dicté par l'intérêt anglais, celui qui sépare rivage et continent, a réussi dans une certaine mesure, cela tient-il surtout à l'astuce et à l'habileté britanniques ? Pas préci- sément, mais à un état de la géographie politique qui favorise aujourd'hui l'Angleterre. C'est un fait que sur les côtes orien- tales de la Baltique, de l'Adriatique et de la mer Egée les popu- lations du rivage sont en général de race et de langue diffé- rentes des populations de l'intérieur. Il n'y a dès lors qu'à laisser jouer les afhnités nationales pour donner à cette partie du monde un découpage analogue à celui que l'Angleterre a dû imposer à l'Escaut par trois guerres européennes. Notons d'ailleurs qu'ici encore, en Allemagne, le morcelage tradi- tionnel anglais n'a pas pu jouer plus que le morcelage tradi- tionnel français, et pour la même raison, qui tient à la viande, non au couteau. Hambourg indépendant serait bien vite attiré dans la sphère d'influenee anglaise : mais Hambourg indépen- dant étant une vieillerie historique comme la sainte ampoule, il ne faut plus y penser, et les réalistes anglais n'y ont pas pensé. Dans le dernier banquet qui lui fut offert, M. Cambon résumait une vie d'expérience politique concernant l'Angle- terre en disant : l'Anglais vit dans le présent. Il est vrai que Taineet M. Bourgct félicitent les Anglais de maintenir le passé. Dans les deux cas cela veut dire la même chose, à savoir que les Anglais ne vivent pas comme nous, ne conçoivent pas comme nous le présent et le passé. S'ils coiffent leur speaker d'une perruque et s'ils habillent les gardiens de la Tour de Londres en costumes de mardi-gras, ils sont, en politique, parfaitement réalistes et absorbés par le présent. Notre ligne de

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séparation entre le présent et le passé est différente, voilà tout. Les uns font la raie à droite, d'autres à gauche, d'autres au milieu ; les uns, comme dans Swift, cassent les œufs par le gros bout, les autres par le petit bout, et Sirius n'a pas là- dessus d'opinion bien tranchée. Mais la parole, pour le moment, n'est pas à Sirius.

Retenons que le livre intéressant et très littéraire de M. Bain- ville expose le système français de morcelage européen tel qu'il procède historiquement de Henri 11 et des traités de Westphalie, modifiés par l'esprit de 1756 et du renversement des alliances. Peut-être cette date de 1756 et ce renversement signifient-ils une élasticité et un esprit de compromis qui n'ont pas fini de se manifester et qui peuvent se déployer sur la ruine, peut-être regrettable mais sans doute irrémédiable, de ce système austro-hongois que M. Bainville eût vu volontiers complété au nord par la Pologne et associé à la France par une alliance solide. L'intérêt français a eu ici contre lui l'ethnographie, sinon la géographie, au moment où le système traditionnel anglais de morcelage avait pour lui au moins l'ethnographie. Peut-être V a-t-il là des données sur lesquelles se fonderait un réalisme pohtique moins littéraire et moins lié à un passé dont une très grande part semble bien périmée.

ALBERT THl BAUDET

�� � NOTES

��LE COTÉ DE GUERMANTES, par Marcel Proust (éditions de la Nouvelle Revue Française).

M, Marcel Proust passe pour un écrivain diffus. Ainsi se forment les légendes. Il est le plus concis des écrivains. Qu'on lise la première partie du Côlé de Guermantes. Cette lecture faite, qu'on imagine le thème de ce roman proposé à Mérimée, par exemple : cet auteur sec et précis serait bien empêché d'en composer une nouvelle do dix pages. Mais, qu'on eût offert, au contraire, à Balzac, la matière abondante de ces 279 pages — je dis la matière, plus exactement la profusion de vues — : il en eût sorti quinze volumes (parce qu'il est mort jeune).

Ainsi M. Proust enferme un monde dans un thème qui, pour tout autre, n'en serait pas même un : et voilà une conception concise, servie par une inspiration riche. Ce monde, M. Proust l'analyse avec une telle minutie que quiconque voudrait en gri- jjnoter les restes s'en retournerait le ventre vide : et il lui suffit pour cela, de 279 pages ; et voilà une inspiration riche, servie par une expression concise.

Mais voyons d'abord l'expression. Ce qui égare, c'est la richesse étonnante des nuances. Parce que M. Proust emploie volontiers quatre ou cinq pages, ou même dix, à suivre une même idée ; parce que le lien qui unit différents aspects de cette idée lui semble si fragile, et cependant si nécessaire à conserver, qu'un point terminant une phrase suffirait à en rompre la con- tinuité délicate — à quoi il se refuse — ; on lui reproche de trop s'étendre et de se plaire aux phrases interminables. C'est ignorer les ressources de la syntaxe, et ne pas soupçonner la joie qu'on goûte à l'enchaînement des propositions. Et c'est aussi laisser entendre que Saint-Simon est ennuyeux ! Un point est, en quelque façon, un aveu d'impuissance, une manière détour- née, et point très brave, de suggérer : « Voyez, je suis à bout de souffle. » Il faut être Pascal, ou La Rocliefoucauld, pour

�� � NOTES 205

concentrer, en une phrase brève, une grande richesse de vues (ce n'est point une comparaison que j'établis entre des auteurs, mais deux tours d'esprit dont je marque la différence). Ce pro- cédé est poli, mais un peu téméraire, même, surtout, chez de si grands esprits. Car ils renferment et condensent, dans une maxime, une ample matière, qui prête un fondement solide, et ouvre un vaste champ à des réflexions profondes : ce qui sup- pose un lecteur réfléchi, et capable de profondeur. J'ai dit que c'était poli, mais téméraire. Et pour dégager d'une formule tout ce que le grand esprit qui l'a ciselée y a inclus, il y fau- drait un esprit de même taille. Voyez plutôt l'Evangile : tout l'effort des docteurs, depuis 1900 ans, s'applique à en rendre explicites les leçons implicites: et je ne compte pas les hérésiar- ques, ni le risque qu'on court à extraire d'une formule ce qu'on suppose qu'elle renferme, ni le danger des paraphrases, ni l'au- dace des commentaires.

M. Proust n'est pas moins poli, ni moins téméraire ; seule- lement, c'est d'autre façon. Il nous fait la grâce de penser que nous sommes bons marcheurs, et pourvus de bons yeux. Il ne se contente pas de montrer au lecteur de vastes perspectives, où le laisser s'aventurer. Une infinité de petits sentiers s'enchevê- trent, dans ce pavsage, qui n'est pas une toile de fond, mais un décor réel, et plein d'animation. Il s'y engage, les suit tous, jus- qu'au bout; revient sur ses pas, sans se perdre jamais, en nous tirant par la manche. On n'a qu'aie suivre. Ce n'est déjà pas si commode, et beaucoup restent en chemin. Ce qui, d'abord, semble un peu irritant, c'est la tutelle où il nous tient : il ne laisse rien à découvrir à notre imagination, ou à notre curio- sité : chez lui, l'une est si vive, l'autre si attentive, que nous n'avons qu'à rester cois. Mais ce n'est qu'une illusion. Montesquieu écrit quelque part : « Il ne faut pas toujours telle- ment épuiser un sujet qu'on ne laisse rien à faire au lecteur. » Le conseil paraît juste ; il est au fond bien vain. On n'épuise jamais un sujet. Il peut arriver quelquefois qu'on en extraie tout le suc, toutes les leçons : le lecteur se rattrape sur les appli- cations, et en découvre d'autant plus que les vues qu'on lui ouvre sont plus claires et plus nombreuses. Ainsi fait M. Proust. Il nous laisse la liberté de recommencer cette excursion, non plus à sa suite, et en novices ignorants et soumis, mais cette

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fois, sans lui, ce que nous n'eussions pas pu faire, n'eût été sa direction préalable et complaisante, avec autant de fruit, ni sans risquer de nous égarer. 11 nous apprend à voyager dans le domaine de la vie intérieure.

La particularité de M. Proust, c'est que, tout en étant minu- tieux comme on ne l'a, je crois, jamais été, il n'est pas méticu- leux. Sa pénétration extrême ne lui ôte ni le sens des ensem- bles, ni celui des relations. C'est proprement, si l'on y songe, une qualité extraordinaire. A propos d'une impression particu- lière, très intense, et très fouillée, il jette une vue générale, qui éclaire d'une lumière nouvelle un recoin jusqu'alors ignoré, non point de sa sensibilité personnelle, mais de l'âme. Il se pro- mène àxec assurance dans ces régions semi-obscures, dont d'autres avant lui avaient rendu sensibles, mais non intelli- gibles, les mouvements. Il est par là, un créateur — au sens inexact, modéré, humain et non divin du mot — qui donne l'existence à ce qui végétait, plus proprement un révélateur, qui lance un éclair dans la nuit, et sait en diriger la flamme. Un esprit fortement nourri, une mémoire prodigieuse (et la plus rare, celle des sentiments, des sensations, et de toutes leurs nuances, évoqués, non point à l'état isolé, mais dans le cadre même et les conditions qui ont provoqué leur naissance et permis leur épanouissement, mieux que par l'association for- tuite de circonstances accessoires passées et présentes, par l'ana- logie ou l'opposition naturelle que présentent avec un tel sentiment, telle sensation nouvelle, celui ou celle de jadis, et qui les ramènent à l'esprit, toutes vivantes, et non, par un jeu du hasard, désagrégées) une intelligence attentive permettent seuls de tels jeux. On pourrait assez justement le comparer à un bota- niste, dont la curiosité d'esprit passe de beaucoup la botanique, mais qui s'attache à cette science et utilise à son propos toutes les connaissances qu'il a. Etudiant une branche de fleurs, il n'en fait pas voir seulement l'enchevêtrement des fibres, le tissu du bois, les voiles des pétales et des feuilles ; il ne s'arrête pas au développement actuel de cette branche ; mais, par des moyens enchanteurs, il nous la montre, telle qu'elle était, encore en- close dans le bourgeon près d'éclater, et telle qu'elle sera, demain, presque flétrie ; et non seulement cela, mais telle qu'elle eût été, si, floraison d'automne, quelque miracle l'eût fait

�� � NOTES 207

s'épanouir au printemps ; et encore sous l'aspect qu'elle aurait revêtu, si, au lieu qu'elle soit, par exemple, une fleur de chrv- santhème, elle eût été dahlia, glaïeul, ou violette ; ou bien telle qu'on l'aurait vue, non pas détachée de l'arbuste nourricier, mais, somptueuse, dans un beau jardin, au milieu de ses sœurs, ou dans sa dernière splendeur, et près de mourir, dans un vase, solitaire. 11 évoque, compare, suit les progrès, et, d'un coup d'ailes, nous transporte dans un lieu mystérieux et dominant, d'oii nous pouvons apercevoir, non seulement le vaste ensemble qu'il a disposé avec un art appliqué et précis, mais cet ensem- ble sous toutes ses faces. Et cette perspective qu'il nous montre, et qui semble, parce qu'il nous y a d'abord promenés, être moins un paysage qu'un lieu d'excursion, nous la compre- nons mieux, pour en avoir pénétré les détails, de même qu'un homme dégagera, avec plus de lucidité, le sens d'un décor qui s'étale devant ses yeux, s'il en a visité auparavant tous les replis. Mais j'entends bien que c'est un art difficile que de voir, dans ses grandes lignes ce qu'on connaît dans son détail, et que, pour beaucoup, la minutie d'esprit écarte la portée d'esprit. Et un grand nombre reprochent à M. Proust que son ouvrage ne soit pas composé, dont le dessein leur échappe. Qu'on se rappelle son livre précédent. Il y opposait, à la poésie du nom de lieu Balbec, la banalité du pays de Balbcc, ou, si l'on veut, à l'im- pression produite par ces deux syllabes, préalablement à toute rencontre, et par le seul jeu de l'imagination, l'impression pro- duite par la vue du pays, qui, ne répondant pas du tout à son image fictive, semble d'autant plus banal qu'il a été imaginé plus poétique. De même le nom de Guermantes, source et prétexte d'abord de fantaisies agréables et belles, quand, au lieu d'em- prunter son charme en quelque sorte à la phonétique, à la légende, et au château qu'il désigne, c'est-à-dire à tout ce qu'il permet d'évoquer, il s'applique aune personne, d'abord rencon- trée à peu près comme une vision, dépourvue de toute indivi- dualité, plaisante en ceci seulement qu'elle prête une apparence à la fiction, et ornée de parures brodées par un esprit ingénieux autour du nom qu'elle porte, change de sens en se fixant. Et à mesure que la duchesse de Guermantes, peu à peu descendue de l'empyrée où elle règne, d'abord comme un pur esprit, puis comme une nymphe au milieu de ses compagnes et de ses

�� � compagnons, se fait plus réelle, revêt une personnalité, et avec elle tout le milieu où elle vit, ce nom de Guermantes est absorbé par elle, et devient au lieu du mot magique qui ouvrait un royaume féerique, le terme qui désigne dans le monde une certaine femme et puis une certaine famille. Et après avoir contribué à embellir cette dame, il perd sa vertu ancienne, et, de talisman devient épithète.

Ainsi, l’on pourrait dire, non seulement du Côté de Guermantes, mais de tous les livres parus de la série, qu’ils signifient le passage de la fiction à la réalité, (à la réalité non point sèche, mais encore enveloppée de tous les voiles gracieux de la fiction évanouie, de même que le souvenir d’une belle statue demeure dans l’esprit de celui qui la vit, superbe et dressée sur son socle, après qu’elle a été brisée et remplacée, par une mauvaise copie, augmenté encore par un regret mélancolique, et cependant gêné dans son évocation par la présence d’une image malencontreuse), ou plus exactement etplua précisément, qu’ils racontent la transformation des mots, selon que ceux-ci évoquent ou qualifient, dans un esprit porté à la fois à imaginer abondamment et à observer lucidement.

Ceci dit, tout reste à dire ; et, entre ce dessein général, et la façon particulière dont il se développe, il y aurait matière à épiloguer sans fin. Je ne m’y lancerai pas. Cependant, il faut bien signaler le lien qui unit les diverses parties de cette œuvre considérable, qui est la personnalité du narrateur. Il faut le signaler, mais non s’y arrêter : la conclusion serait prématurée, avant le terme de l’ouvrage, et malséante ou indiscrète : car ou bien je ferais mine de tirer de mon propre fond ce que je ne connais que par ouï-dire, ou bien je dirais tout crûment ma source, et j’abuserais d’une amitié dont je veux bien goûter l’agrément et l’honneur, mais non tirer profit.


LOUIS MARTIN-CHAUFFIER



NENE, par Ernest Pérochon (Plon-Nourrit).

M. Pérochon, prix Goncourt, n’apporte pas comme son co- lauréat de 1919, Marcel Proust, une formule nouvelle dans notre littérature, mais il s’insère avec honneur dans la tradition du roman paysan. NOTES 209

M. Pcrochon a le don de la mise en scène. Il y a dans Nc)ie vingt tableautins, tournants de récit ou situations de détail qui ■excitent l'intérêt ou l'émotion. Dans le chapitre où la servante Nène songe tout à coup en jouant à la maman avec les enfants de son maître, que celui-ci pourrait bien l'épouser, la façon dont le maître surprend son secret est une trouvaille. Le bat- tage du blé, le curage de l'étang, tout ce qui a trait au paysage ou à la vie des champs ne laisse rien à désirer en fait de justesse et de précision dans le détail, de poésie dans l'ensemble. Il y a, comme disent les peintres, de Vutinosphère.

Mais ce qui manque tout gâter, et peut-être le gâte, c'est l'essentiel du récit qui n'est que du mauvais mélodrame et l'étude des caractères qui appartient à ce même répertoire conventionnel, celui de Nène y compris, bien que la lumière pro- jetée constamment sur elle éclaire ses gestes d'une clarté un peu plus humaine que ceux des autres personnages.

Les héros de Nène vivent tant qu'ils demeurent paysans. Ils ne sont plus que des pantins, dès qu'ils devraient se montrer hommes tout court. L'observation et le rendu de la vie paysanne sont de premier ordre et jaillissent de verve : mais la connais- sance du cœur humain fait défaut. Ce qui est hors-d'œuvre approche parfois de la perfection, l'œuvre manque.

On a parlé à propos de M. Pérochon de naturalisme. C'est impressionnisme qu'il faudrait plutôt dire, si on voulait le situer dans un camp. Impressionnisme charmant et véridique de poète campagnard, ciseleur précieux d'idylles et de mimes à la Théocrite et patoisant (patoise-t-on vraiment d'une manière aussi délicieuse dans les Deux-Sèvres ?) avec saveur, mais dépourvu de tout génie constructif. Conteur peut-être, roman- cier non, BENJAMIN CRÉMIEUX

DES INCONNUS CHEZ MOI, par Lucie Cousturier (La Sirène).

Ces inconnus que Madame Lucie Cousturier s'emploie à nous faire aimer, ce sont ces Tirailleurs Sénégalais, ces « en- gagés volontaires » arrachés à leur Afrique natale et trans- formés en défenseurs du Droit. C'est sur la Côte d'Azur, parmi les paysages d'oliviers et de pins que Madame Cous-

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turier les a rencontrés. Ils se sont introduits presque malgré elle dans son existence et l'ont charmée. L'auteur ne peut se retenir de nous faire partager les joies d'une qualité rare qu'elle a goûtées en compagnie de ses noirs amis.

Madame Cousturier a d'ailleurs le bon goût de ne pas établir entre ses compatriotes et les Sénégalais une comparaison trop nette. Non pas que son opinion soit un instant douteuse : quelques épithètes méprisantes jetées çà et là montrent en quelle mince estime elle tient les civilisés que nous sommes. Elle ne fait même point d'exception pour elle-même : elle laisse deviner en certaines pages qu'elle se sent fort inférieure aux inconnus qui franchirent son seuil.

Mais ce livre n'est pas une plaidoirie en faveur de la race noire. Madame Cousturier dédaisfne de s'adresser à notre raison et même à notre cœur. Il est depuis longtemps démontré que ni l'une ni l'autre ne sont capables de nous faire com- prendre que des hommes peuvent être nos frères bien que leur peau soit d'une autre teinte que la nôtre. Pour gagner notre sympathie à ceux qui forcèrent la sienne, Madame Cousturier fait uniquement appel à notre sensibilité physique. Elle use pour peindre ses amis de fraîches images qui émeuvent nos sens. Voici les sourires de Metey Saar : ils sont purs comme la fenêtre ouverte. \'oici Saar Gueye, rafraîchissant, discret comme une goutte d'eau dans l'herbe. Tel autre tirailleur évoque un peuplier, tel autre encore une guêpe blessée. Cela conquiert mieux que des discours.

Ces Inconnus, Madame Cousturier ne s'ingénie pas à nous les faire connaître. Elle s'emploie à les éloigner, à nous les rendre étrangers, sachant bien qu'ainsi nous les comprendrons mieux. C'est que nous avons, dès qu'il s'agit de porter un jugement, un voile épais devant les yeux — c'est la théorie même et presque les termes propres de Madame Cousturier. Nos sens sont oblitérés par des clichés qui sont ce que nous appelons fièrement nos « connaissances ». Et nos connaissances touchant les Sénégalais c'est la légende du Soldat-Bête, du Diable militarisé, invention dérisoire que Madame Cousturier détruit en se jouant.

Dès l'instant qu'il n'est plus l'homme dont les musettes sont lourdes de têtes sanglantes, le Sénégalais devient lointain,

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élémentaire dans le noble sens de ce mot — quelque chose comme le vent ou le courant du ruisseau, phénomènes impé- nétrables et familiers, étrangers autant que proches et d'où nous viennent nos plus sûrs bonheurs.

Il y a dans ce livre une partie pédagogique dont l'intérêt nous échappe. Madame Cousturier a tenté d'instruire ses amis aux dents blanches, de leur apprendre à lire, à écrire et surtout à parler un langage autre que l'officiel idiome petit- nègre. Apparaît-il nécessaire de faire goûter à ces hommes simples la saveur perfide d'une civilisation à laquelle nous devons notre cécité intellectuelle ? Fort heureusement les Tirailleurs sont en grande part retournés dans leur chaude Afrique. Souhaitons qu'ils aient la fortune d'oublier ce qu'ils ont appris. Puisse le mal de la Connaissance n'avoir pas contaminé à jamais le jugement sûr des Inconnus !

MICHEL DE GRAMONT

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LA RELÈVE DU MATIN, par Henry de Montherlant (Société Littéraire de France).

J'aurais voulu parler de cet ouvrage en écartant la question littéraire. Le fond en est trop riche pour qu'il n'y ait pas injus- tice à s'arrêter aux tâtonnements de la forme. Il faudra pourtant s'y résoudre ; car on doit à un débutant la vérité complète et il serait dommage qu'une telle subtilité et une telle force de pen- sée ne trouvassent pas au plus tôt le mode d'expression choisi, épuré, dont elles sont dignes. Au reste, ce n'est pas par faiblesse que pèche l'expression ici, mais par surabondance et enivrement de soi-même, et déjà, dans quelques morceaux, notablement supérieurs aux premiers : « Devoir d'aînesse et devoir français », (t. Pâques de guerre au collège», et surtout « le Dialogue avec Gérard » qu'on a pu lire dans la revue, elle prend une con- cision, un accent, une juste musicalité qui marquent l'évolution la plus heureuse. Comment un premier livre ne renfermerait-il pas le tout du jeune homme qui l'écrivit, et justement quand celui-ci en a voulu faire une « somme », la « somme » de ses pensées les plus secrètes, dans le moment tragique, unique, où toutes choses sont remises en question par le fait de la guerre et de la mort. — J'ai prononcé le mot de « musicalité ». Abor-

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liant un sujet difficile entre tous et qui déjà a découragé les plus grands, la psychologie de l'enfance et de « l'âge ingrat », M. de Montherlant a traité symphoniquement ses découvertes. La pièce de résistance du volume, la Gloire du collège, est propre- ment un poème symphonique où toute la matière spirituelle et aussi sensuelle du sujet est brassée, mêlée, variée, et saisie dans une seule onde, et d'où les thèmes principaux n'émergent que pour replonger aussitôt dans l'épais tourbillon des inci- dentes. Ce n'est pas que l'impression d'ensemble soit manquée ; ce collège est vraiment un être dont la masse palpite, oscille et se penche parfois sur nous ; toutes les petites âmes encore obs- cures, contradictoires, décevantes et chères qui le composent, forment une seule âme passionnée dont on sent passer le souffle, brûlant. Mais on en veut au musicien de prendre trop souvent le pas sur l'analyste, de tourner sans fin autour de l'objet, de le circonvenir de loin, en un mot, d'orchestrer sa lucide pensée, sous le prétexte de l'approfondir. L'excès de l'analyse va contre l'analyse et brouille l'image au lieu de la fixer. Combien tous ces traits authentiques, si directement observés, combien ces figures vivantes qu'on entrevoit, qu'on va aimer et que soudain on perd de vue, gagneraient-elles à porter un nom, à nous par- ler tout droit, à se présenter en chair et en os, ainsi que fera — à la fin du livre — le jeune collégien Gérard ! Mais on ne vit pas impunément à une époque où le goût de l'image et de l'allu- sion perdant toute mesure et bravant toute règle, est en train de devenir un danger public : M. de Montherlant, comme les autres, aura dû payer son tribut. Ajoutons que l'objectivisme, pour employer ce vilain mot, n'est pas le fait des débutants et s'il faut s'étonner de quelque chose, c'est de ce que M. de Monther- lant, sous le débordement de l'exaltation personnelle, montre tant de curiosité précise pour autrui ; c'est par quoi il vaut selon moi. '■ — Ceci dit, qui ne concerne que la forme, il reste que la Relève du Malin est un livre unique en son genre, important en son genre et qu'il apporte une contribution précieuse à l'his- toire des esprits dans la période que nous traversons et qui commence avec la guerre. M. de Montherlant nous propose de méditer son propre cas et celui de ses camarades, transportés brusquement du collège au front de bataille, gardant avec ce collège chrétien un contact étroit et profond, y laissant de plus

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jeunes hommes qui sans doute ne se battront pas, mais pour qui on se bat et en qui se prépare tout l'avenir. Durant ces cinq années de sacrifice, que pensaient les grands des petits? et surtout — puisqu'ils sont l'avenir, je le répète — que pensaient les petits des grands ? Pensaient-ils, comme pensait ou eût dû penser le non-combattant : « S'il existait une justice il n'y aurait pas trois hommes sur dix qui oseraient vous regarder dans les yeux. Que devons-nous leur dire ? dire d'eux ? faire pour eux ? » L'enlant « égoïste, orgueilleux, impérieux » en apprenant la mort d'un aîné s'écriera : « Qu'est-ce que tu veux ? ce sont les risques de la guerre ! » Exactement ce qu'on pensait au front ; sous ses dehors dédaigneux et indifférents, c'est l'élève Gérard qui est le plus près du soldat. — Voilà un des thèmes du livre. Il y en a un autre, de la même importance, c'est celui de l'édu- cation : comment réduira-t-on Gérard ? comment poussera-t-on Gérard ? quelles précautions prendra-t-on avec ce ner\'eux petit être pour qu'il ne déraille pas et qu'il travaille, comme il faut, à refaire la France, sauvée par ses camarades aînés ? Derrière le troupeau scolaire, on devine quelques silhouettes de prêtres, de surveillants, de professeurs, comme les collèges laïques n'en comptent guère, pour la raison que dans un collège religieux, il s'agit de former des âmes autant que des esprits. Ici on a le maniement de l'impondérable, on connaît les ressources de chaque enfant et l'auteur, qui s'est penché passionnément sur le mystère de l'enfance, résume la tactique qu'il faudrait partout employer : « Primum vivere ». D'abord « faire vivre ». A cet âge « c'est la première et la dernière fois que les enfants sont gratuits » et par conséquent disponibles. « Avec une prudente audace » il faudrait en eux « systématiquement créer de la crise. Dieu n'a guère de prise sur une âme toute ronde et qui se tient » (ni Dieu, ni aucun sentiment profond) « mais dans tout ce qui est humecté ou fêlé, dans chaque fente de ce qui se défait, comme il s'insinue, le Dieu subtil... le Dieu qui vient comme un voleur ! » Le procédé peut être discuté et il n'est surtout pas applicable à toutes les âmes ; aussi bien n'examinè-je pas le fond de la question. Je n'ai dessein que de montrer dans quel sens se porte aujourd'hui la curiositépsychologique, morale — et je puis dire sociale — de l'auteur que nous étudions et de quel intérêt me semblent être ses recherches. — M. de Montherlant

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a pris la guerre au sérieux ; il prend la paix au sérieux ; il prend toute chose au sérieux. De là une sorte de gravité précoce, qui le désigne à notre attention. Il avoue qu'il a la passion des « êtres » ; il se penche avec angoisse sur eux, il calcule leurs chances, il s'émerveille de tant de « possibilités » futures. Mais non coninve l'anarchiste dilettante qui, sans souci des consé- quences, attend l'éclatement de quelque désastre tout neuf. Ce sont des possibilités qui feront l'ordre, la santé et la joie du monde, à l'ombre immense de la Croix. Ce livre nous révèle qirelques-uns des moments suprêmes où, dans un collège chré- tien, communièrent toutes les âmes, durant la guerre qui vient de finir et aucun n'est plus beau que celui des Pâques, qui réunit un jour parents, élèves, combattants, avant de nouvelles batail- les ; M. Henry de Montherlant nous montre les mères en pleurs el!, dit-il, « dans une minute peut-être irretrouvable elles j>ensè- rent qu'il valait bien que leurs fils fussent morts pour qu'une teWe heure ait existé. » Les phrases chargées de cette belle émo- tion ne sont pas rares dans le livre. On n'étudiera pas la mystique de k guerre sans y recourir. — Et maintenant M. de Monther- lant qui est un homme et, à n'en pas douter, un écrivain, nous doit des portraits directs et des dialogues tout nus.

HENRI GHÉON

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  • *

��LES FORCES ÉTERNELLES, par la Comtesse de Noailles (Fayard).

Y\ appartenait à une fenime de trouver, à la gloire de la mort héroïque, les paroles mêmes qu'attendaient les soldats. De toutes les voix venues de l'arrière, c'est peut-être la seule qui e'ût apporté quelque exaltation et quelque réconfort à un mou- ramit, dans le suprême débat entre l'acceptation et la révolte. Car v-ailla-nce et pitié alternent en ces poèmes sans s'altérer récipro- quement, et il plait à un homme courageux d'entendre exprimer par des lèvres de femme cette horreur sacrée de la mort, qu'il n'a pas le droit de formuler lui-même. Les vers de Madame de Noailles sont un hommage à la grandeur sans précédent dHj sacrifice, non point cet hommage d'égal à égal qui n'est qu'une sorte de politesse, mais un agenouillement et un don de soi :

�� � NOTES 215

Les vers que l'on écrit en songeant aux batailles

Tremble)! t de se sentir hardis. Que peut le faible chant dont mon âme tressaille

Puisque les soldats ont tout dit ?. . .

Comme tout nous surprend quand un homme est passé Dans l'ombre où ne vient pas l'aurore !

Se peut-il que l'on soit, l'un du côté glacé, L'autre du côté tiède encore ?...

Comment vivre à présent ? Tout être est solitaire,

Les morts ont tué les vivants ; Leur innombrable poids m'attire vers la terre.

Pourquoi sont-ils passés devant ?...

Cet étonnement, cet effroi, cette lutte passionnée contre l'in- gratitude et l'oubli ne s'accompagnent pas de lâches plaintes, •mais restent loin cependant d'un stoïcisme trop facilement rési- gné. Le scandale d'une mort prématurée, Je grand effacement des visages humains, arrachent au poète des cris tantôt désolés et tantôt charmants :

Soir de juillet limpide oit nage La nerveuse et brusque hirondelle, Tranquillité du paysage Oh le large soleil ruisselle. Ciel d'azur et de mirabelle, Qu'avei-vous fait de leurs visages ?...

Les yeux toujours levés, l'âme habitant l'espace^ Le peuple féminin, comme un peuple d'oiseaux, Fendra la noble nue oh jamais ne s'effacent Les exploits jaillis de vos os !

Quel homme arrêterait ces hautes hirondelles Et les saurait tenir sous un joug asseï sûr ; Elles s'échapperont, adroites infidèles. Et vous rejoindront dans l'aytr !...

Un quart à peine du volume est consacré à la guerre, mais l'idée de la mort, l'horreur de l'anéantissement, la pitié envers les corps voluptueux, condamnés à la vieillesse et à l'insensibi-

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��21 6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lilé, mêlent une note douloureuse aux cliants les plus exaltés.

Pour célébrer la chaleu'- de midi, - O châtaigne d'azur qui

lacère\ le civiir ! — le jeune printemps, le vent tout moucheté

d'aventures agrestes, le viol ouragan des arômes, la pluie, l'herbe,

les branches, les biches, les oiseaux. Madame de Noailles a

retrouvé la fraîcheur de ses plus éclatantes images, avec ces

alternances de langueur et de raison, qui sont tantôt d'une

ménade blessée, tantôt d'une Pallas à l'œil juste et perçant

(car il y a dans ce volume quelques analyses de Vinimitiê du

désir, qui montrent la sincérité la plus hardie). Mais en vain elle

glorifie

Le crime enivrant du plaisir

A la fois bachique et funèbre,

le thème de la mort s'enlace à celui de l'amour et déchire obsti- nément cette somptueuse trame :

Le soujjîe un jour me manquera ; En vain f agiterai les bras ! Je songe, ardente et solitaire, Au dernier objet sur la terre Oue mon remrd rencontrera.

Il s'est trouvé des esprits moroses pour relever dans ce livre des inégalités ou des ûiiblcsses, voire des « impropriétés de pensée ». Quand donc cessera cette mode d'opposer à tout élan et à toute générosité le spectre d'une perfection malherbienne, pauvre et compassée, où l'on trouve peut-être la longue patience, mais assurément pas le génie? Si tel poète a besoin, pour créer, de se laisser aller à une sorte d'abondance heureuse, c'est à nous de faire notre choix (nous le faisons bien pour Lamar- tine) parmi ce qu'il nous offre, que ce soient des aveux tout chargés de désir et de cruauté {Le Reproche, Tu m'aimais moins), ou de simples arabesques de sensations et de souvenirs {Pluie printanière, Ode à un coteau de Savoie) ; ou enfin, si l'on veut à tout prix une perfection mesurée, cette Mélodie :

Comme un couteau dans un fruit Amène un glissant ravage, La mélodie aux doux bruits Fend le cœur et le partage

�� � NOTES 217

Et tendrement le détruil. Et la langueur irisée Des arpèges, des accords, Descend, tranchante et rusée, Dans la faiblesse du corps Et dans l'âme divisée...

                                  JEAN SCHLUMBERGER 
                       * * *

LA FABLE DE POLYPHÈME ET DE GALATHÉE,

poème de Gongora, traduction française de Marins André (Garnier).

Nest-ce pas à M. Francis de Miomandre que le nom de Gongora doit de briller d'un nouveau lustre, après un injuste discrédit ? Reprenant un parallèle esquissé par Rémy de Gour- mont dans ses Promenades Littéraires, il publia, dès juillet 1918, dans Hispania, une étude sur Gongora et Mallarmé.

Le gongorisme de Gongora, comme le marivaudage de Marivaux, serait-il un de ces mythes dont les auteurs de manuels entretiennent le culte paresseux. Ce poème le laisse à penser. On n'y trouve guère d'afféterie ni de préciosité, mais de l'enflure et le goût des images rares. Cordouan comme Lucain, il ne prodigue pas moins généreusement que lui l'or- nement et les brillants. Les strophes de ce. poème ressemblent à de belles conques nacrées et chatoyantes oia l'on entend la rumeur de la mer et le chant des sirènes...

Voici Cérès

Sur un char qui ressemble aux herses estivales

et la Sicile

Coupe de Bacchus, jardin de Pomonc

Gongora, pour décrire l'antre de Polyphème, rencontre un trait sublime, digne d'Homère :

Ce formidable baillement de la terre.

La plainte de Polyphème, par son ampleur et son majes- tueux déroulement, rappelle l'Ode à Michel de l'Hospital de Ronsard. 2l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Malheureusement la traduction de M. Marius André, exac- tement calquée, fait songer à ces traductions juxtalinéaires de la collection Hachette, qui nous furent d'un si grand secours en rhétorique.

La vanité de cet eftort vers le mot à mot est d'autant plus cruelle qu'on y sent la main d'un excellent humaniste.

La. fugitive nymphe, cependant, là où dérobe un laurier son tronc au soleil ardent...

Voilà qui ressemble aux incidentes d'Un coup de dés... et aux galantes inventions de M. Jourdain : « me font, belle mar- quise, d'amour vos beaux yeux mourir ». M. Marius André a laissé au lecteur le soin de traduire son mot à mot en prose ^ançaise, tâche que lui-même était qualifié pour mener à bien et qu'il nous doit d'entreprendre à présent.

ROGER ALLARD

  • *

LE POÈME DE LA PIPE ET DE L'ESCARGOT, par Tristan Derème (Emile Paul).

M. Tristan Derème, par le soin qu'il prend de justifier sa réputation de fantaisiste, demeure souvent en décade son talent. Il lui arrive d'allumer, aux endroits les plus touchants, une pipe qui sent un peu l'affectation. Cela nous fait souvenir des cigarettes de Penses-tu réussir ? — cendres de l'ironie à la mode de 1900. Il abuse aussi des enjambements à la Banville et des phrases en forme de table-gigogne :

l'eau tiède des bouquets que boit l'ombre torride et toi voluptueuse et nue et ton sourire et ton bras où miroite une chaîne d'ivoire et d'or...

Ces artifices qui jouent la « sensibilité frémissante » sont indi- gnes d'un poète qui, d'autres fois, sait chanter ainsi :

L'orage fauche l'herbe et les feuilles froissées Il siffle et fait voler les ardoises du toit.

Ce dernier vers ne ferait pas tache dans une belle fable de La Fontaine. La jolie pièce : Prt'/a/.f ton manteau... présente une série d'assonances subtilement nuancées, ■

�� � NOTES 219

Cette poésie rend un son fin et juste, mais je soupçonne M. Derème d'avoir forcé la dose d'amertume ironique et de sourires pinces, par crainte de verser dans l'élégie.

L'auteur du Poème de la Pipe et de l'Escargot est un élégiaque qui s'ignore — volontairement.

ROGER ALLARD

  • * *

GEORGE SAND, MYSTIQUE DE LA PASSION, DE LA POLITIQUE ET DE L'ART, par Ernst Seillière (Alcan).

M. Seillière continue par ce gros volume d'analyses cons- ciencieuses la série des études qu'il a entreprises sur le mysti- cisme moderne, sur les courants sociaux et littéraires qui lui paraissent continuer les spéculations mystiques sorties des cou- vents au temps de Madame Guyon. Le cas de George Sand est aujourd'hui assez spécial. On ne la lit presque plus, et peut-être a-t-on tort. Je ne veux pas dire qu'il faille souscrire à ce juge- ment extraordinaire de M. Seillière : « La première Lelia vaut bien Faust ; le Journal de l'automne 1834 ou la correspondance avec Michel de Bourges sont de plus puissants cris que Werther ; certaines Lettres d'un Voyageur atteignent les Elégies romaines, la Mare au Diable ne le cède pas à Hermann et Dorothée, pas même à Iphigênie.en Tauride pour la pureté de la ligne classique. » Mais enfin il est certain qu'il y a chez George Sand des centaines de pag^es admirables. Si on ne la lit pas, on continue à la con- naître et à en parler beaucoup, généralement sans sympathie, comme t}'pe de la sensibilité romantique. Il semble que les amants de Venise tendent à prendre place dans la légende litté- raire comme autrefois Héloïse et Abélard dans la légende popu- laire. Cet intérêt est raisonnable, et il serait aussi bien raison- nable de le reporter sur les romans : l'œuvre de George Sand est en effet la plus complète, la plus puissante explosion de nature féminine qui existe en littérature. Aucun roman, aucune pièce de théâtre écrits par uu homme ne donnent cette sensa- tion directe de la femme, dans sa présence physique, dans son abondance sensuelle et morale. Il est naturel que les misogynes l'aient détestée. Barbey d'Aurevilly se plut à l'injurier, et Remy de Gourmont la poursuivait bien après sa mort d'une haine 220 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

singulicrc. Presque tous ses romans sont des épisodes de sa vie sentimentale, et de ce qu'une femme répand de cette vie senti- mentale dans sa vie intellectuelle. Si nous mettons à part nos contemporaines, elle est bien la seule femme de lettres qui ne soit qu'une femme, car on n'en dirait pas autant de Madame de Staël et de George Eliot. M. Seillicre a analysé soigneusement son œuvre pour la montrer modelée ou déposée par le cours impétueux de cette nature féminine, et de cette merveilleuse puissance d'amour qui nous apparaît vraiment chez elle comme une force de la nature. En défiance contre le romantisme, il ne reporte point sur sa nature morale l'admiration excessive qu'il professe pour son œuvre littéraire. Il la juge avec une cons- cience d'homme et des principes d'homme, et les ironies qu'il lui adresse ne portent pas toujours. On souhaiterait non pas plus d'estime ni plus de mesure, mais plus de sympathie vivante. Tel qu'il est le livre restera un des plus utiles à consul- ter, après ceux de Madame Karénine, sur un écrivain dont l'œuvre ni le nom ne sauraient descendre dans l'oubli.

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  • *

��CHARLES BAUDELAIRE, par Goii:^ague de Reynold (Crès).

Il n'existait jusqu'ici touchant l'œuvre de Baudelaire d'autre étude d'ensemble que le beau livre d'artiste écrit par M. Camille Mauclair. M. Gonzague de Reynold inaugure aujourd'hui la Collection franco-suisse par un ouvrage considé- rable sur le poète des Fleurs du Mal, qui a servi de matière à un cours professé à l'Université de Berne. M. de Reynold écrit son livre en pleine sympathie pour Baudelaire, et laisse volontaire- ment de côté toute la légende qui s'est formée autour de lui. Peut-être le regrettera-t-on : l'Eglise elle-même a pris aux Evangiles apocryphes des traditions et des épisodes de la vie du Christ, et les historiettes apocryphes, parfois fort dignes de créance, qui se sont formées autour de Baudelaire, ajoutent vrai- ment à ce personnage, rendent à ce grand mystificateur un bien qu'il eût reconnu pour sien. Peut-être aussi la partie que M. de Reynold a consacrée à la personne de Baudelaire présente-t-elle un caractère un peu hagiographique, mais il est certain en somme

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que plusieurs épisodes de sa vie font honneur au cœur et à la loyauté du poète. Tout ce que M. de Reynold écrit sur l'art et l'œuvre est excellent : cette étude soignée, méthodique et qui ne craint pas le détail rendra bien des services et aidera beaucoup de lecteurs à pénétrer plus littérairement dans une poésie qui ne laisse pas de dérouter parfois. L'idée directrice qu'a imaginée M. de Reynold pour relier les visions et les impressions des Fleurs du Mal est ingénieuse et intéressante. Ses deux chapitres sur l'art et l'expression présentent la revue technique comp'ète qui ne devrait manquer dans aucun livre concernant un poète... L'étude" sur Baudelaire critique aurait pu être un peu plus poussée. La sagesse de la critique de Baudelaire, la lucidité et la sûreté de son jugement l'honorent entre tous les poètes romantiques ; c'est un aspect de son talent auquel M. Mauclair a rendu hom- mage dans son livre et que Brunetière lui-même admirait presque sans réserves. Voilà donc un bon livre de critique qui nous vient de Berne, et l'auteur rendrait un nouveau service aux lettres françaises en nous donnant, sur le même modèle, le Verlaine qui nous manque encore.

AI.BKRT THIBAUDET

PROUDHON ET NOTRE TEMPS, préface de C. Bou- gie (E. Chiron).

Quelques esprits de tempérament différent, ayant des métho- des de travail et une orientation politique différentes, mais sen- tant avec une égale acuité la nature et l'étendue des problèmes sociaux posés par l'après-guerre, ont pensé trouver dans une connaissance approfondie de l'œuvre de Proudhon les éléments d'une discipline ; dans leur admiration commune pour Prou- •dhon une raison de mettre en commun leurs recherches. De là la vie de ce recueil d'études.

Il n'y faut point chercher un enseignement politique ou social. La pensée de Proudhon, dans la mesure où elle s'aban- donne aux suggestions d'une expérience toujours renouvelée, demeure trop complexe et trop mobile pour se figer en une doc- trine et éliminer les contradictions internes. Telle que la définit avec justesse M. Auge Laribé, c'est a un libéralisme, mais sou- cieux de justice et d'égalité ; un socialisme qui respecte les

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libertés individuelles ; une organisation économique que domi- nent les préoccupations morales. »

Il n'y faut point chercher des raisons qui puissent légitimer « l'actualité a de Proudhon, sinon l'indigence actuelle d'une spéculation politique et sociale engagée trop profondément dans la voie du Marxisme. Les rapprochements que l'on est tenté d'opérer entre la situation de l'Europe au lendemain du Traité de Vienne et la situation du monde au lendemain du Traité de \'crsailles ; entre certaines conceptions de Proudhon et les déclarations actuelles du syndicalisme et de la C. G. T. semblent bien trompeurs : Ils méconnaissent en un sens le déplacement constant des forces sociales au cours du xix^ et au début du xx^ siècle.

•Il y faut peut-être chercher l'esquisse d'une réforme intel- lectuelle et morale. Si Proudhon n'a qu'une entente moyenne des questions agraires et financières, il a un sentiment très vif du désaccord qui surgit, dès la Révolution, entre les conditiojDis d'existence nouvelles de sociétés démocratiques tenues d'être simultanément industrielles et militaires, et les anciennes ma- nières d'agir et de penser. Dans lestechniques comme expression de l'intelligence créatrice et du vouloir humain, il cherche les éléments de l'humanisme que les grands bourgeois de la Res- tauration demandent aux civilisations disparues, au mo5en-âge, à la catholicité. Il constitue une Philosophie du Travail, qui, sous la nouveauté d'apports propres au monde moderne, de- meure fidèle aux traditions intellectuelles de la France, à son rationalisme expérimental. En une étude excellente sur ce sujet M. A. Bcrthod nous a donné toutes les raisons que nous avions de compter, sans exagération, parmi nos philosophes, celui qui sut affirmer que « toute idée naît de l'action et doit revenir à Faction. » Raymond lenoir

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��L'OUVERTURE DE LA COMÉDIE MONTAIGNE- GÉMIER.

Allons-nous enfin assister en France à une véritable renais- sance de l'art du théâtre, c'est-à-dire à un mouvement assez ample pour englober les initiatives particulières, les dépasser et obtenir du public cet assentiment général sans lequel une épo-

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que n'a pas. à proprement parler, de style dramatique ? A lire tout récemment les réflexions de Gordon Craio; sur l'Art du Théâtre (éà. àç.\z Nouvelle Revue française^, on a pu constater combien d'idées, naguère lancées comme des défis par ce grand chercheur et accueillies comme d'irritants paradoxes, sont aujourd'hui passées dans le domaine commun. On les reconnaît à peine, dépouillées qu'elles sont de leurs outrances, démarquées au goût de ceux qui les ont appliquées et transportées, si l'on peut dire, de l'Apocalypse dans la vie réelle. Mais ce qui est certain, c'est que tous ceux qui font œuvre vivante au théâtre travaillent, bon gré mal gré, dans un sens analogue. L'accord s'est fait sur certains principes : simplification de la mise en scène matérielle, souci d'obtenir reff"et plastique avec un mini- mum de moyens, respect du texte mais aussi subordination de l'intérêt littéraire à l'intérêt dramatique, etc. Ce qui a manqué jusqu'ici, c'est une continuité des efforts et une multiplicité suf- fisante pour entraîner le public toujours docile aux mouvements collectifs. Mais la vitalité rajeunie du Théâtre de l'Œuvre, k succès du Vieux-Colombier et l'ouverture par Gémier d'une nouvelle scène semblent annoncer un fécond réveil.

Le premier spectacle donné à la Comédie Montaigne est d'une mise au point parfaite. Rien de tapageur. Les lieux sont évo- qués avec ingéniosité et goût, au moyen de quelques toiles, de lumières et-d'une ossature de décor fixe. Il y a là des trouvailles discrètes qui soutiennent tout naturellement un jeu de bon aloi. Gémier peut mettre en valeur ses meilleurs dons de comédien, son réalisme juste et sobre. D'ailleurs l'interprétation tout entière est excellente. Par ce qu'il présente, vers la fin surtout, de mélo- dramatique et de trop verbalement lyrique, le Simoun de M. Lenormand imposait au metteur en scène des notes un peu forcées ; mais là où l'action se meut dans le réel, là où elle est poétique par le dedans (comme dans ces scènes de la rue arabe qui coupent l'action à la manière d'un chœur antique), le spectacle avait de la simplicité et de la vie.

Cette première représentation révèle une entreprise décidée à faire son chemin tranquillement, progressivement, et il faudra bien que le public finisse par renoncer à l'absurde prévention qu'il a jusqu'ici montrée contre une des plus belles salles qui soient à Paris. jean schlumberger

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THÉÂTRE DES CHAMPS-ELYSÉES. — Les ballets russes : à propos de PARADE.

Sans nul doute un monde nouveau se prépare et il me semble que ce qu'on a convenu d'appeler des « œuvres » ne lui servira €n rien. Les générations qui nous précèdent immédiatement, les voici écrasées par la vanité de tout leur art. A parler encore de celui-ci on ne peut que rabâcher, mais il importe tout de même de le dire : notre évasion de tant de « beauté » sera véri- tablement le réveil d'entre les morts.

Je devine facilement la lassitude de nos lieux communs. Le « Jazz-Band » ou le « Cirque » sont tout aussi ennuyeux que les cathédrales et les couchers de soleil. Mais qu'on y découvre moins de prétention et nous serons sauvés. Ce n'est pas pour rire que nous souhaitons la mort de toutes les disciplines. Ces mots, on aura beau les associer avec plus ou moins d'habileté, ne prendront de valeur, affrontés à toute production de nos esprits libres, que par la puissance des réactions qu'ils pourront provoquer.

Ainsi le Jazz-Band était excellent, situé en face des nuages et des sirènes du debussysme, tout comme, dans un domaine supérieur mais beaucoup plus particulier, le Sacre du Prhitcmps et la production récente de Strawinsky. On n'est pas juste tous les jours et j'ai essayé de l'être vis-à-vis de Claude Debussy. Après cela comment exprimer la médiocrité de tout ce qui relève de son esthétique. Il ne s'agit pas là de chimères : Tensemble de la musique publiée en France au cours de ces <lix dernières années, si l'on en isole, avec celles de Debussy, les œuvres d'Albert Roussel et de Maurice Ravel, montre assez une corruption de la force et une perversion du sentiment peut-être sans précédent. De tout cela comment ne pas retirer un immense dégoit. Si l'on m'accuse d'être déjà « blasé », je ne m'inquiète pas. La « grandeur » de mes aînés ne peut me toucher et il me serait agréable de pouvoir, comme je le souhaite, détruire une musique où je ne trouve que des germes de mensonge et de mort. Lazare le ressuscité ! quel beau rôle à jouer aujourd'hui. Mais n'y pensons pas trop et ne soulignons pas notre aurore par d'inutiles feux de bengale.

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Peut-être aussi ne pas nous laisser étourdir par ce grelot : le « génie ». A vrai dire, dans une œuvre, il ne m'importe plus que de constater ou non la réussite : si l'acrobate retombe sur ses pieds, on applaudit. Etre touché ou être insensible — mais, autour de moi, on a trop été intelligent. Si j'apprécie à sa mesure le « talent », je me demande si nous serons des « cons- tructeurs »... Musique nouvelle: affaire de sentiment, affaire de cœur, j'ajouterais que l'impressionnisme était devenu affaire d'argent. Toute une génération a vécu sur le préjugé roman- tique de l'artiste misérable et du riche « maudit ». \'erlaine a imaginé sans doute les poètes « maudits » pour se donner l'illu- sion d'une richesse.

Le musicien ne peut rien perdre à jeter un coup d'œil sur ses voisins de toujours, peintres ou poètes. Ici se pose un grand point d'interrogation.

Rimbaud, Dada-le Harras ou le Cabaret du Néant. Plutôt : le suicide. A de si violentes ivresses, à de tels délires, il restait bien une conclusion. Mais comment ne pas réaliser notre infir- mité : en présence de Dieu, parce que nous avons accepté de « vivre o, c'est nous, les damnés de la terre, et ne nous oublions pas : les éternels damnés de l'Art. Ce monde se révèle, peuplé de machines, de mécanismes. L'artiste arrive au milieu, comme le peintre avec sa boîte, au milieu d'un paysage. Il n'est plus qu'une solution : jouer le mieux possible avec tout cela. Celui-ci, « esprit nouveau », regardera une rose et peindra un moteur. J'imagine sans peine aujourd'hui qu'un autre, regardant le moteur, peindra une rose. Le douanier Rousseau n'a-t-il pas fait de la Tour Eiffel la plus charmante des jeunes filles? L'avion se pose dans ses tableaux comme un papillon. Mais, hier, nous étions las d'avance d'une jeune fille et d'un papillon. Il faut avoir traversé plusieurs fois le Salon de l'Automobile pour apprécier la carriole de M. Juniet.

Voilà qui expliquera le dernier malentendu que l'on a pu créer autour de Parade. Parade où l'on a découvert mille inten- tions. Parade, a ballet cubiste », Parade, folie, scandale. Parade, ce pétarade » pour les journaux illustrés à peu près comme le Sacre du Printemps massacre le printemps. Parade, j'y retrouve, après bientôt quatre ans, cette nostalgie émouvante des trombones et des tambours, boulevard Saint-Jacques ou

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boulevard Pasteur, la pauvre mélancolie des faubourgs, des visages blêmes sous les lumières de la foire. Le Chinois, la Petite Fille Américaine, les Acrobates, voici trois « numéros » qui ne « transposent » pas le music-hall mais l'élargissent et l'agrandissent — et les deux Managers, si, maintenant, leurs lourdes carcasses de boib et de tôle surprennent à peine un public prêt à tout accepter, je ne puis oublier les sifflets et les cris qui accompagnaient, en 1917, leurs piétinements méchants. Enfin la vogue de Médrano, le souvenir des Fratellini, ont fait applaudir comme une danseuse-étoile le cheval de cirque, ima- giné par Picasso, et son irrésistible comique.

Jean Cocteau a présenté Parade ainsi qu' « un gros jouet» simple comme bonjour », en ajoutant : « Pourquoi chercher du crime, du mystère, de l'intention secrète dans ce divertisse- ment qui nous a coûté tant de travail à Satie, Picasso, Massine et moi. » C'est là ce qui fait la perfection de Parade et d'où sort vraiment la force de la partition de Satie. Satie, c'est l'ordre, la raison, la clarté — mais quel ordre et quelle raison ! \'oici des années que je l'admire. Il nous a appris à tous une simplicité inconnue et combien les « moyens » et les « raffinements » sont choses misérables et artificielles. Sa partition justifie une phrase de Strawinskv que je veux transcrire ici et classant, après Parade^ trois musiciens français: « Il y a Bizet, Chabrier, Satie. » Bizet ! On pense aussitôt à Nietzsche, au Cas Wagner et voici en effet la même lutte. Mais le triomphe réel et presque imprévi- sible de cette reprise de Parade paraît bien être un clair symp- tôme de l'esprit qui anime maintenant tout un public. Il ne sert à rien de parler ici de la « mode ». Wagner, De- bussy ont été « à la mode ». Ils ne le sont plus. Mais il faut se féliciter sans doute qu'ils l'aient été. Erik Satie n'est pas un montmartrois qui tape sur des machine à écrire pour mystifier les snobs. Qui pourrait songer à organiser, aussi coùteusement, de semblables mystifications? La « farce », pitoyable jeu de l'esprit, ses derniers refuges sont peut-être Bayreuthou la Comé- die-Française. J'aime cette phrase de Satie, qu-ej'ai lue il y a déjà quelques années : « Avant d'écrire une œuvre, j'en fais plu- sieurs fois le tour en compagnie de moi-même. » L' a improvi- sation », la « chaîne d'atelier », la fausse note « drôle », voilà ce q^ui m'éloignerait de quelqu'un. M. Suarès se trompe lors-

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qu'il pense que nous avons cru découvrir la gaieté. On s'ennuî- rait trop vraiment à récrire YOde à la Joie. 11 est vain de s'e-xpli- quer sur le Comique. Parsijal, la Messe en ré me paraissent d'un énorme comique. Et ce monde nouveau dont j'attends avec confiance la domination, comme il rira, j'en suis sûr, au devant de tant de chefs-d'œuvre ! A moins qu'il ne préfère plutôt, avec Nietzsche, s'attendrir sur la mélancolie de tout achèi'cmeuL

GEORGES A.URIC

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��NOTRE AMERIQUE, par IFaldo Frank. Traduction de H. Boussinesq (Nouvelle Revue Française).

En ouvrant Noire Amérique., en lisant la lettre que W'aldo Frank adresse à Jacques Copeau et à Gaston Gallimard en guise d'introduction, on est surpris de ne point trouver l'ordinaire atmosphère des traductions, de n'avoir point le sentiment tou- jours un peu pénible, d'une chose étrange, lointaine et qui ne parviendrait qu'imparfaitement jusqu'à nous. 11 semble que l'auteur se soit directement livré, et dès l'abord on subit le charme d'une pensée mêlée à la nôtre sans perdre son origi- nalité.

J'imagine Waldo Frank jeune, dévoré de passions intellec- tuelles, doué d'un tempérament artiste ; il se classe au nombre — très p'etit en vérité — de ces Américains qui n'ont point accepté leur Amérique telle qu'elle est, qui ne sont satisfaits ni d'elle, ni d'eux-mêmes, et dont l'esprit ne fait qu'errer comme un feu follet de l'une à l'autre rive d'un immense continent où il y a trop de matière ; nul souffle jus- qu'ici n'a été assez puissant pour l'animer vraiment, pour l'arracher au mouvement mécanique de ce que Frank appelle la « pré-culture ». Il n'y a pas encore à proprement parler de spi- ritualité américaine. Mais il y a dorénavant une inquiétude qui pousse certains à rompre avec les réalités étroites de leurs pères, à vouloir pour leur propre compte une réalité qui soit de l'esprit. La spiritualité française n'a pas été sans agir sur eux. Ils attendaient des révélations. Ce n'est pas que notre propagande ni les contacts de la guerre les leur aient toujours apportées. Tel ménétrier jouant dans un restaurant français de la 42*= rue une Madelon hystérique, a pu passer pour y apporter un air de

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France. Le public n'en demandait pas plus. Mais dans ce public même, deci, delà, on r<klamait obscurément autre chose — ce qui manque le plus dans l'opulente civilisation matérielle : une inspiration. C'est ce qu'apportait Copeau avec son théâtre du Vieux-Colombier. Il eût, s'il l'avait voulu, en allant au-devant de la foule de New-York, en descendant à elle, trouvé des succès faciles. Dédaigneux et passionné, il la força de venir à lui, il éleva parmi elle une élite — deux années de labeur héroïque et fécond : Waldo Frank en vient témoigner.

En échange, constant avec Copeau et Gallimard qui, pleins de la volonté de comprendre, l'assaillaient de questions, voyant la déchirure causée à des sensibilités françaises « par les tours- d'acier et les voies aiguës de New-York », il fut amené à définir son pays. Tâchant à en dessiner pour d'autres l'image, con- traint par eux de l'examiner d'un point de vue extra-américain» il lui arrachait son masque, fouillait plus avant, découvrant à de nouvelles profondeurs de toujours nouveaux visages.

Vivisection terrible : à aucun moment pourtant Waldo Frank ne s'est laissé arrêter. Il était bon qu'un Américain lui-même mît à nu tout ce qui là-bas se dérobe sous la surface. Un étran- ger l'eût pu faire, mais son attitude fût demeurée purement critique, tandis qu'ici l'amer dépouillement est aussi geste d'amour, acte d'intelligence créatrice. C'est l'Amérique de demain que cherche Frank. La pointe de son scapel n'est impi- tovable que pour crever les abcès, détacher les lambeaux morts, dégager la vie qui étouffait. La vie étouffant dans un pays où précisément son rythme est frénétique ? Il n'y a point là de para- doxe. Un saisissant raccourci de l'histoire des Etats-Unis met en évidence ce fait que des hommes partis à la conquête d'une matière énorme, se sont à leur tour laissé posséder d'elle, se trouvent maintenant en danger de mourir à eux-mêmes. Leur mouvement s'est étendu dans une seule direction, du dedans au dehors, a Extravertis », dit l'auteur, ils ont cédé à une puissance centrifuge qui les jetait au-devant du réel. Et leur moi étendu aux limites de ce réel, en épousant exactement les contours, si on l'examine, on le trouve vide. L' « idéalisme » américain d'hier n'ayant été que la justification de la mécanique améri- caine, le consentement de l'homme à se confondre avec le pro- duit de son industrie, voici que grandit une autre soif. Quelque

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vision que Frank déroule à nos yeux, les paysages, les cités, les hommes, les livres, tout laisse l'impression d'un chaos tragique, d'une Amérique ivre et chancelante alors qu'elle se croyait ferme sur ses pieds, sûre de sa direction. C'est par là, c'est par ceux en qui s'est éveillée l'inquiétude — et non plus seule- ment le désir — qu'elle nous attache. Ils annoncent une géné- ration qui sera la première à connaître le repliement. En apparence pessimiste, destructrice, si elle veut détruire c'est pour mieux rebâtir, et elle a, elle aussi, son optimisme, sa foi, non dans l'ordre actuel et tout extérieur, mais dans un ordre intérieur, qui est à venir, et qu'il lui appartient de créer. A chacun de ses pas incertains, c'est une Amérique neuve qui se révèle à elle-même. On la voit naître entre les propos heurtés de Waldo Frank, qui n'est pas seulement observateur, informa- teur, mais poëte et poëte qui a son rêve : « Dès nos origines nous fûmes un peuple centrifuge, impatient et inquiet, en qui l'énergie ne put s'accumuler. Nous nous déversâmes sans trêve, pionniers, exploiteurs, et la crise aujourd'hui nous trouve à vide. Nous ne sommes ni stupides ni tout à fait ignares, nos prouesses matérielles sont énormes ; mais pour faire face à l'exigence de l'heure, qui est de recréer un monde, nous sommes plus démunis que le Magyar ou le Slave, car nous n'avons pas l'esprit d'où naît la foi, et qui soulève les montagnes. Voici donc notre tâche : Whitman la prévit, la chanta, et nous en avertit. Il nous faut traverser une période statique de souffrance et de culture intérieure, nous dépouillant de la manie de tou- jours accomplir. Il nous faut susciter en nous-mêmes l'énergie qui est l'amour de la vie ; car cette énergie, quelque forme que le cer^-eau lui assigne, est religieuse, et a pour fonction de créer. Or, dans un monde qui se meurt, création signifie révo- lution. » FÉLIX BERTAUX

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LETTRE D'ANGLETERRE : POÈTES CONTEMPO- RAINS.

Il y a environ trente ans, l'on commença à dire que nous assistions en Angleterre à une remarquable explosion de « poésies mineures ». On le disait alors, on le dit maintenant et on n'a pas cessé de le dire pendant tout l'intervalle. Ce fut,

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et cela reste parfaitement vrai. Durant l'espace d'une généra- tion, il y a eu un oiseau dans chaque buisson, et un chœur de chants tel, que l'on n'en a vu que deux ou trois fois d'analogue dans notre littérature. Le plus célèbre de ces intermèdes musi- caux se produisit auxvi^ siècle, au temps d'Elisabeth, où presque tout le monde semblait avoir de la mélodie dans la voix. Il y avait alors des poètes à n'en plus finir, et parmi eux il en est dont les noms sont devenus immortels, tandis que d'autres plus nombreux n'ont pas laissé de nom du tout ; rien qu'un chant lyrique ou deux, qui font encore entendre dans nos antholo- gies, la fluide musique, qui leur est particulière. Ce fut la grande époque de la « poésie mineure », et de temps à autre on a vu renaître quelque chose de cette harmonie aux voix mul- tiples. Mais le xix^ siècle, pendant la plus grande partie de son cours, ne fut pas une époque de ce genre. Il y eut certains poètes éminents, et bien entendu de mauvais poètes en abon- dance, mais relativement peu de « poésies mineures ». Puis, à peu près vers 1890, cela reprit.

Le genre de poésie auquel je fais allusion, est cette poésie qui est bonne de son espèce, mais sans être pour cela l'œuvre d'un grand poète. J'imagine que chaque époque pourrait en offrir une assez riche moisson, si à chaque époque tout jeune talent rencontrait autour de lui, ses amis et ses voisins, tous adonnés à faire des vers. Je croirais volontiers qu'un jeune talent aurait toujours un volume de vers dans sa manche, si un volume de vers était attendu de lui, pour ainsi dire par défini- tion. Or, il se trouve qu'en ce moment, c'est le cas, ce l'était déjà il y a quelque temps, ce l'est plus que jamais depuis la guerre. De minces volumes de vers, élégamment imprimés et coûtant fort cher s'éditent journellement à la douzaine ; un grand nombre contiennent quelque chose d'intéressant, et peut-être la génération suivante découvrira-t-elle que deux ou trois d'entre eux sont effectivement l'œuvre de grands poètes. Aujourd'hui, nous n'en savons rien, à l'heure actuelle, tous relèvent de la « poésie mineure ».

A la tête, et investi d'une autorité universellement reconnue, nous trouvons le poète lauréat, M. Robert Bridges. Serait-il, lui par hasard, un grand poète ? Certains d'entre noua sont enclins à le penser, qui se demandent quel autre titre pourrait convenir

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à l'auteur de poèmes aussi vigoureux, aussi originaux et d'une inspiration aussi élevée que les siens. Mais ces poèmes ne sont pas en très grand nombre. M. Bridges a toujours été le plus économe et le plus exigeant des écrivains. Et la vigueur, lors- qu'elle ne s'accompagna pas d'une certaine ampleur d'horizon, adresse à la postérité un appel qui risque de demeurer chan- ceux. Aujourd'hui, du moins, M. Bridges est notre maître, et il est curieux de voir la prise qu'il exerce sur un troupeau, dont .la plupart des membres n'étaient pas nés, quand il était déjà, lui, au milieu de la vie. Ce n'est pas que son influence directe soit grande : M. Bridges est un poète érudit du métier le plus exquis, et bien peu parmi nos choristes paraissent avoir suivi ses leçons. Il n'en est pas moins vrai que nul d'entre eux ne met en question la position particulière et isolée qu'il occupe. On honore son œuvre dont l'austère perfection établit un critérium, que tout le monde respecte, mais tout le monde ne choisirait pas de plein gré de voir ses œuvres jugées d'après ce critérium.

Parmi la foule de ceux que l'on est convenu d'appeler les « Georgian poets » ', je ne me risquerai pas à mentionner de noms. La nouvelle ère géorgienne est maintenant vieille de dix ans, et nous avons eu depuis lors l'occasion d'assister dix fois à l'éclosion des premiers volumes de dix jeunes poètes. Estimer leurs qualités à tous et être bien sûr de choisir les plus remarquables, demande une recherche spéciale à laquelle on doit se consacrer comme un « scholar » % qui délimite rigou- reusement son sujet afin de s'en rendre maître. Heureusement il se trouve qu'il existe un tel ce scholar » parmi nous : M. Edouard Marsh, qui par son travail personnel est en cons- tant contact avec les bureaux du gouvernement, et les ministres, et qui se garde, en ce qui le concerne, de toute espèce de production poétique, mais un homme dont le public est deux fois le débiteur, car M. Marsh ne se borne pas à être le bras droit des hommes politiques : il consacre tous ses loisirs à

��1. Oîi entend par « Georgian poets », ceux qui ont commencé à publier des vers au début du règne de Georges V.

2. Mot intraduisible, intermédiaire entre «savant » et «lettré» mais entrainant une légère idée d'érudition.

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nous guider à travers le labyrinthe de nos poètes. De temps en temps, il publie un volume de « poésie géorgienne » — c'est à lui que fut dû ce nom à l'origine — et l'on y trouve un choix de poésies contemporaines qui semble extrêmement judicieux et représentatif. Ceux d'entre nous qui ne peuvent se livrer à des recherches personnelles, suivent volontiers les indications de M. Marsh, convaincus qu'ils sont que rien de ce qui possède un mérite saillant ne lui échappe, et qu'en étudiant sts volumes, ils pourront se former une idée exacte du cou- rant dans lequel se meuvent les jeunes talents.

Et ce mouvement général, quel est-il? Eh bien, je soupçonne que, dans l'ensemble, il ne diffère guère de celui que l'on peut observer chez les jeunes talents ailleurs, et plus particulière- ment en France. Depuis 1890 environ, lorsque la poésie de Verlaine et de Mallarmé — de ces deux-là surtout, à mon avis — commença à exercer une influence ici, ce fut comme une tradition pour nos poètes que de regarder constamment dans votre direction. Cette tendance assuma d'abord des formes naïves et peut-être un peu absurdes. On essaya de convertir en un quartier latin notre très anglaise Fleet Street, si prosaïque et si peu latine — un quartier de Londres que hantait un fantôme ressemblant aussi peu que possible à Murger : le fantôme du docteur Johnson. Mais cette affectation passa, et ceux qui vin- rent ensuite, ont appris à être plus naturels et ont compris que même si l'esprit d'une époque est cosmopolite, la forme dans laquelle cet esprit trouve une expression adéquate, doit être individuelle, et aussi individuelle que possible. Aujourd'hui, nos poètes sont bien d'aplomb, et personne ne pourrait les accuser d'imitation, si ce n'est peut-être de s'imiter de temps en temps les uns les autres. La vie anglaise, et plus particulière- ment la vie de la campagne anglaise (qui n'était pas du tout à la mode, il y a trente ans — je note en passant qu'à mesure que nos poètes deviennent plus sincères, Londres cesse de leur être une source d'inspiration) : tel est le refrain de leurs chants. Et il ne faut pas voir là seulement l'effet de l'exil, de la nos- talgie du pays provoquée chez beaucoup d'entre eux par la guerre, car c'était une tendance qui se dessinait nettement déjà bien avant 1914. 11 n'en est pas moins vrai que pendant toute la période dont je parle, nos jeunes littérateurs, à quelques rares

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exceptions près, n'ont cessé d'être attirés par l'esprit latin, de tendre vers le Sud, vers la Méditerranée ; il y a longtemps que les appels vers le Nord de la trompette de M. Rudyard Kipling ont cessé d'éveiller un écho sensible parmi eux. Et j'en conclus que si la complexion du talent de ce côté de la Manche paraît se résoudre en un singulier mélange de scep- ticisme et d'exubérance, de désillusion et de passion, de sang- froid dans la pensée et d'ardeur dans le tempérament, il ne doit pas en aller fort différemment chez vous.

Mais un critique assez âgé pour se rappeler le règne d'Edouard VII, un critique qui en fait, commença sous l'ère victorienne, à réfléchir sur la poésie, trouve plus de facilité à écrire sur ses contemporains que sur les Géorgiens, même avec l'appui de M. Marsh. D'abord la génération précédente a déjà passé par le crible du temps. Il y a vingt ans, les poètes foisonnaient presque aussi abondamment qu'aujourd'hui, mais parmi ceux qui étaient alors l'objet de notre admiration, il n'en est pas beaucoup qui fassent encore figure à présent. Cer- tains sont morts, d'autres ont cessé d'écrire ou tout au moins d'écrire comme il nous semblait alors qu'ils écrivaient. Je ne puis m'empêcher de dire que parmi toutes les formes de litté- rature, la poésie est celle qui est le moins accessible au juge- ment. Je lis un roman ou un essai, et mon opinion bondit à sa rencontre, 'je n'ai pas de difficulté à la découvrir, cette opinion, à en rendre compte ; quant à sa valeur, c'est là bien entendu, une autre question. Mais je lis un poème : il me frappe, je le trouve beau et intéressant et je n'ai d'opinion plus définie à son sujet, que cette impression ; et si j'essaye de critiquer le poème et de dire pourquoi je l'admire, j'en éprouve toutes les difficultés du monde. Je ne me hasarderais pas à faire cette confession, si je ne soupçonnais que mon expérience est par- tagée par beaucoup d'antres. La plupart d'entre nous commen- cent par sentir une certaine timidité, lorsqu'il s'agit d'exprimer un jugement immédiat sur un poème. Mais plus tard quand nous avons vécu quelque temps, pour ainsi dire dans l'intimité de ce poème, le doute se dissipe et nous y voyons clair. C'est ce qui s'est produit dans le cas des poètes pré-géorgiens, ceux dont les premiers vers remontent au commencement de ma génération. Nous connaissons aujourd'hui fort bien les mérites

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variés de poètes tels que M. SturgeMoore, Sir Henry Newbolt, M. Laurence Binyon, M. W. B. Yeals ; et nous n'ignorons pas non plus — pour en arriver là oii je voulais en venir — les qualités rares et particulières de la poésie de M. Walter de La Mare. Personne ne garde de doute en ce qui le concerne. Son œuvre poétique n'est ni longue ni bruyante, mais elle a vécu avec nous bon nombre d'années et nous sommes sûrs de ce qu'elle vaut.

M. de La Mare vient de réunir en deux volumes tous les vers qu'il a écrits à des époques ditiérentes pendant les vingt dernières années (son premier livre parut en 1901). C'est la raison pour laquelle je vous entretiens aujourd'hui de lui, car l'instant est propice pour résumer nos impressions sur son talent. M. de La Mare est un critique aussi bien qu'un poète, et il a écrit un roman remarquable : le Retour, mais je ne veux en ce moment parler que de sa poésie. Et celle-ci est, de l'avis général, une poésie qui, dans la littérature de nos jours, occupe une place tout à fait à part. 11 a un don, qui en dépit des flots d'ondes sonores dont nous sommes sub- mergés, n'est pas du tout répandu : le don de la musique lyrique. M. Yeats l'a aussi, avec un plus beau sens du style ; mais l'imagination de M. Yeats n'est pas aussi purement lyrique, et son œuvre la plus caractéristique se rencontre dans ses drames d'une inspiration toute romanesque et chimérique. La phrase qui est vraiment chantante demeure spécialement le privilège de M. de La Mare. Et il a également le don d'une sorte de magie capricieuse et féerique, que ne semble certes pas favoriser l'époque dans laquelle nous vivons. Aujourd'hui, où tout le tnonde est psychologue par définition, et où les secrets timidement blottis dans l'esprit ont cessé d'être des secrets, mais sont repérés, étiquetés et promulgués, il est très rare de rencontrer un poète qui, comme M. de La Mare, éprouve encore un certain effroi respectueux, et comme une hésitation, en présence de sa propre imagination. Je songe au personnage de la Recherche de l'Absolu qui rappelle à sa femme en pleurs qu'il avait analysé les ingrédients chimiques des larmes. Aujourd'hui, la plupart d'entre nous lui ressem- blent. Nous ne pouvons plus considérer une larme avec le respect ingénu de Madame Claes — nous en savons trop à

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son sujet, il nous faut chercher le mystère (qui après tout se trouve quelque part) dans des régions plus profondes. Mais M. de La Mare, lui, ne paraît pas du tout sûr qu'il détierme en effet la science de ce qui compose les larmes ; ou plutôt la question ne l'intéresse pas le moins du monde, car des larmes continuent à être répandues, et nous avons encore des rêves et nous tressaillons toujours dans l'obscurité, et dans ces expériences, sans préjuger de ce qui peut se trouver au fond d'elles, il semble à M. de La Mare qu'il y a encore matière à poésie. Pour lui, en tout cas, il v en ^ ; un siècle après William Blake, il écrit des poèmes qu'on ne peut comparer qu'aux Songs of Innocence de ce dernier.

Il se peut que je communique ici une impression inexacte. Pas plus que celle de Blake, l'imagination de M. de La Mare n'est une imagination larmoyante et timorée. Animula vagula hîandula, il l'est peut-être, mais il ne choie ni ne dorlotte sa sensibilité, et les passions plus profondes, les spéculations plus hardies ne l'effraient pas. Je veux dire tout simplement que son tour d'esprit est essentiellement lyrique et que les pensées et les émotions qui l'attirent sont de celles qui trou- vent leur vraie expression dans la musique des mots. Au point où la poésie commence à penser d'une façon construc- tive ou à créer d'une manière dramatique, il s'arrête. Non que dans cette région, il n'y ait plus de musique, mais la musique n'est alors qu'un ornement, un bel accompagnement, tandis que dans le domaine lyrique, elle est absolument tout. Et même, dans ce domaine, ce qui captive surtout M. de La Mare, ce sont les tressaillements les plus subtils de l'imagination,. les moins mesurables, les plus impossibles à décrire ; de ceux qui se révèlent dans une allusion ou une luetur, et qui sont détruits dès l'instant où on cherche à leur donner du relief et à s'appesantir sur eux. Beaucoup de ces poèmes sont des échos de l'enfance. Tout le monde sait comme à certains m.oments, si l'on ressaisit un fil auquel on ne songeait plus, avec une rapidité soudaine, toute la sensation de l'enfance • — • plus qu'une image visuelle : le vrai troucher et la saveur du passé — est recouvrée ; c'est de tels moments que ces poèmes sont faits. Ils sont tendres et pleins d'humour, ils sont roma- nesques et mystérieux ; parfois ils sont franchement fantasques

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et délibérément absurdes : et ils sont toujours vrais ; en chacun d'eux le moment est saisi au passage. M. de La Mare règne en maître sur tout ce domaine de sentiments que l'on peut à peine définir, dans leur étrange mélange de terreur et de joie, et au- quel nous appliquons notre vieux terme si commode : « eery », un mot qui nous suggère le hurlement du vent d'hiver dans des lieux désolés, les ombres qui peuplent la forêt sous le clair de la lune, une vieille maison qui dans le silence de la nuit se remplit d'agitations et de craquements mystérieux : les signes de présences inconnues auxquelles nous croyons et ne croyons pas, qui sont à nos yeux les bienvenues et dont pourtant nous nous écartons avec un frisson, émus à la fois de crainte et de joie devant ces ténèbres qui entourent l'enceinte de l'expé- rience quotidienne. Je voudrais citer un poème qui est plein de ces frémissements exquis et qui me semble mettre en valeur, la manière délicate deM. de La Mare à ses meilleurs moments : c'est un poème intitulé : Les Ecouteurs. Je le donnerai en entier.

Imaginez-vous les profondeurs d'une forêt pendant une nuit de clair de lune intense, et ne supposez pas que vous rêviez, car dans la scène que je vais vous décrire, il n'y a rien de ces solutions de continuité, de ces contradictions qui carac- térisent le rêve. Tout simplement, vous avez quitté le monde où règne la mesure ordinaire du temps, et quand vous entendez le bruit sourd des sabots d'un cheval, vous savez que le cava- lier parcourt la forêt avec une mission étrange du temps jadis pour accomplir quelque vœu périlleux. Il chevauche et che- vauche, et il arrive à une maison à tourelles, dans une clairière de la forêt. Aucun signe de vie dans la maison, les fenêtres sont sombres, mais le voyageur s'arrête, car ceci est le terme de son expédition, et il doit se raidir pour rompre le silence lugubre.

Voici le poème :

« Is there anybody there, » said the Traveller,

Knocking on the moonlit door ; And his horse in the silence champed the grasses

Of the forest's fernv floor : And a bird flew up out of the turret.

Above the Traveller's head :

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And he smote upon the door a second tiiftc ;

a Is there anybody there ? » he said. But no one descended to the Traveller ;

No head from the leaf-fringed siil Leaned over and looked into his grey eyes,

Where he stood perplexed and still. But only a host of phantom listeners

That dwelt in the lone house then Stood listening in the quiet of the moonlight

To thaf voice from the world of men : Stood thronging the faint moonbeanis on the dark stair,

That goes down to the empty hall. Hearkening in an air stirred and shaken

By the lonely Traveller's call. And he felt in his heart their strangeness,

Their stillness answering his cry, While his horse moved, cropping the dark turf,

Neath the starred and leafy sky ; For he suddenly smote on the door, evcn

Louder, and lifted his head : — oc Tell them I came, and no one answered,

That I kept my word », he said. Never the least stir made the listeners, . - Though every word he spake Fell echoing through the shadowiness of the still house

From the one man left awake : Ay, they heard his foot upon the stirrup,

And the sound of iron on stone. And how the silence surged softly backward,

When the plunging hoofs were gone '.

I. « Quelqu'un est-il là 1), dit le voyageur,

Frappant à la porte que la lune éclairait ;

Et son cheval dans le silence mâchait les herbes

Du tapis de fougères de la forêt ;

Et un oiseau s'envola hors de la tourelle,

Au-dessus de la tète du voyageur ;

Et celui-ci cogna à la porte une seconde fois ;

« Quelqu'un est-il là », dit-il.

Mais personne ne descendit ouvrir au voyageur ;

Par-dessus l'allège feuillue, nulle tête

�� � 238 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Qu'est-ce que cela signifie ? Quel est ce voyageur et quel était son vœu ? Je ne saurais le dire, ni vous, ni le poète non plus ; c'est tout juste une lueur qui reste isolée et sans explication ; et point n'est besoin d'explication du moment où la lueur est assez claire et assez aiguë. On voit la chose, et on la sent — le silence, le cheval broutant l'herbe blanche, la voix soudaine de Thomme qui appelle, et le mouvement inquiet et excité des fantômes sur l'escalier et dans les cor- ridors de la maison abandonnée, les fantômes qui écoutent et qui savent bien que le voyageur frappe, mais qui ne peu- vent lui répondre ni lui ouvrir. Il suffit, l'expérience est rendue. Nous vsavons bien, et le poète aussi, qu'il y a cin- quante significations à lui donner beaucoup plus intenses et plus distinctes qu'elles ne le seraient, si on essayait de les rendre par de simples mots. Et c'est là que se dévoile la qualité de ce poète.

J'ajoute en terminant, que, par ses ancêtres, M. de La Mare

Ne se pencha ni ne regarda dans ses yeux gris,

Ne regarda là où il se tenait perplexe et immobile.

Seule une troupe de fantômes écouteurs,

Qui hantaient abors la maison abandonnée,

Dans le calme du clair de lune, se tenait aux écoutes,

A cette voix venue du monde des humains :

Ils peuplaient le sombre escalier baigné de rayons de lune,

L'escalier qui conduit au hall vide,

Tendant l'oreille à travers l'air qui semblait bouger et frémir

A l'appel du voyageur solitaire.

Cependant que son cheval errait çà et là, broutant les fougères

Au-dessus du ciel ombreux et semé d'étoiles ; [dans les ténèbres,

Il devait sentir dans son cœur l'étrangeté de ces fantômes,

La réponse que leur silence adressait à son cri,

Car il cogna soudain à la porte plus fort

Encore, et leva la tête : —

« Dites-leur que je suis venu et que personne n'a répondu,

Que j'ai tenu parole » dit-il.

Pas le plus léger bruit parmi les écouteurs,

Bien que chaque mot qu'il prononçât,

Lui le seul homme demeuré en état de veille,

Répercutât son écho à travers les ombres de la maison silencieuse.

Ils entendirent son pied sur l'étrier,

Le son du fer sur la pierre,

Et le silence qui reflua doucement en arrière,

Lorsque le bruit précipité des sabots du cheval se lut évanoui.

�� � NOTES 239

est Français ; ses arrière-grands-pcres étaient des Huguenots français. Il est un de ces nombreux Anglais de marque que nous devons à la Révocation de l'Edit de Nantes. Peut-être l'eussiez-

vous deviné ? percy lubbock

DU CRÉPUSCULE A L'AUBE DES HOMMES'.

Lucidité prussienne et lyrisme germanique, deux éléments qui se sont, dans la période ascendante du Rêich, combinés de façon à rendre possible une prodigieuse maîtrise. Bien avisé qui eût prévu le moment où le mécanicien grisé par la vitesse lancerait sa machine au fossé et qui aujourd'hui dirait s'il n'en saura pas reprendre la direction ? Pourtant il ne faut pas trop se hâter de croire que l'Allemagne soit prête à se remettre à la suite de quelques têtes qui la réorganisent en tenant compte du présent. Aux vues de l'esprit de ses théoriciens, de ses expéri- mentateurs, elle offre des résistances assez imprévues et malaisées à surmonter, parce qu'elles tiennent moins à un accident de l'histoire et à une confusion matérielle qu'à l'anarchie de natures mal disciplinées en profondeur.

Cinquante années de strict gouvernement ont pu dresser l'Allemand ; elles ne l'ont pas aidé à élaborer son être intime. L'ours métamorphosé en officier, en fonctionnaire, en bour- geois, n'a au fond point cessé de se débattre sous l'uniforme qui le sanglait. Les manifestations d'une activité réglementée dans le détail ne satisfaisaient l'individu que parce que par elles il participait de la grandeur collective. L'expansion nationale entretenait l'état d'ébriété où il aime à se sentir. Une politique dont les. vues étaient à la mesure du monde flattait son goût métaphysique. Sous-officier, commis-voyageur, chacune de ses attitudes avait la valeur d'un symbole. Bouger équivalait pour lui à se répandre sans limites, sans résistances, dans l'iinivers : die Welt. Son réalisme s'enflait, se boursouflait de son lyrisme.

C'est de ce lyrisme qu'il faut partir comme d'un point central si l'on veut obser\-er l'actuel jeu des forces en Allemagne. Elles sont demeurées éruptives. Un élément encore tout près de la

I. Menschheidâmnierung Symphonie jùngster Dichtung heransge- geber von Kurt Pintshus.

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source dont il a jailli, un torrent des Alpes avant la traversée des grands lacs, n'a encore pu ni décanter son flot, ni s'orienter. Au hasard des apports il déborde, il noie tout ; et puis il se disperse, n'ayant creusé qu'un lit provisoire, trouvé qu'un che- min sans issue. Tout est à refaire après la tentative de Kiiltur- poliiik de la récente Allemagne, comme après l'eflfort de Goethe à Weimar. Et on assiste à un nouveau bouillonnement, au Sturm uiid Drang qui revient périodiquement et que nous serions tentés d'appeler révolution si ce n'était surtout une crise de la sensibilité, larmes et rire nerveux.

Au-devant de l'imagination point d'objet défini qui l'entraîne. Les Allemands d'hier se croyaient une mission. Un acte de foi reliait les uns aux autres les membres d'une communauté reli- gieuse vraiment. La mission ayant échoué, la religiosité reste ne sachant à quoi se prendre. L'individu qui était dépos- sédé de lui-même par la chose d'état, s'agrippe aux ruines de cette chose. Ou bien il tâche à s'y retrouver tout seul. Mais alors débarrassé de la contrainte qu'il avait appelée pour se défendre du danger de ses impulsions, de ses contradictions, le voici encore une fois livré à elles. Il s'y abandonne avec la volupté de l'iconoclaste. Une frénésie l'entraîne à mettre en pièces ses idoles : il faut que meurent les anciens dieux pour qu'un monde renaisse.

Ce monde à ressusciter n'a dans l'esprit de l'Allemand ni lignes, ni figure. Il n'est pas vu, il n'est pas ordonné sur un plan, conçu sous trois dimensions. On l'entend seulement venir ; on l'épie ; il vient. Et son ordre est celui de la musique. Un moi qui n'est pas lié, qui est trop fluide pour se modeler, qui ne garde pas même la forme du moule où il fut un instant coulé, échappe aux doigts du sculpteur. Et pourtant vivant, frémissant, impatient de se former, ou au moins de s'exprimer, il chante. Il chante n'importe comment, n'importe quoi, ce qui d'un cœur à la Werther, maladif et gâté, monte aux lèvres, spontanément. Une âme éperdue devant la beauté, devant l'horreur du monde, s'extravase, se répand en efl"usions, en balbutiements lyriques. L'expressionnisme n'est que l'essai de projeter au dehors ce dont l'Allemagne se croit grosse, et qu'elle n'a pas jusqu'ici réussi à enfanter. Que sera-ce ? Elle n'en sait rien : comment nommer ce qui n'est pas encore et qui

�� � NOTES 241

sera peut-être demain, qui veut être, qui vagit sa volonté d'être ?

L'anthologie lyrique publiée sous le titre de Mcnschhcitsddm- mernag^, apporte aux théories qui risqueraient de montrer une Allemagne trop volontaire et consciente le nécessaire correctif de documents qui ont plus d'importance qu'il n'y paraît. Nous n'avons pas le droit de négliger les manifestations d'une certaine poussée intellectuelle qui a grandi en Allemagne dans les dix dernières années. Fiévreuse, obscure, elle échappe à l'ana- lyse, à la définition. Les jeunes s'échappent à eux-mêmes. Pour- tant ils ont commencé à prendre conscience d'une chose, leur opposition à ce qui fut.

Leurs oeuvres ne sont pas toutes filles de la guerre, de la révo- lution. Quelques-unes datées d'avant 19 14 étaient guerre et révolution déjà — guerre intérieure, révolution intérieure, sans influence sur les événements du réel, nées seulement des mêmes causes et se livrant sur un autre plan. Le conflit, avant d'être de l'Allemagne et du monde, était d'un moi allemand douloureusement ivre de possibilités et d'un moi d'Empire, en apparence fixé et satisfait. Une détermination élémentaire opérée sous la triple influence du nationalisme, du socialisme, et du matérialisme scientifique, tendait à arrêter le devenir alle- mand, à faire de l'individu le rouage anonyme d'un immense engrenage. Or Kurt Pinthus, dans la préface aux poèmes qu'il a recueillis, écrit : « Au spectacle d'une humanité mise dans « la dépendance totale de ce qu'elle produisait, de sa science, « de sa technique, de sa statistique, de son commerce, de son « industrie, d'un ordre social figé, d'une convention bour- « geoise, nous nous sommes de plus en plus nettement sentis « engagés à faux. Se rendre compte de l'impossibilité d'aller « ainsi plus avant, c'était engager le combat contre le présent « et ses réalités. »

Le nouveau, c'est que des hommes tâchent à retrouver la qualité d'homme, qu'ils avaient perdue. Qualité toute lyrique encore, et d'un lyrisme explosif. De leur dynamite ils ne savent que faire. Elle n'a réussi qu'à arracher des fragments au bloc, à détacher des individus du groupe où ils étaient pris comme

��1. Berlin. Powohlt Verlag.

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dans une gaiac de pierre. On n'assiste encore qu'à leurs diva- gations. « Menschheitsd.unmerung » le titre en dit assez sur le vague de leurs aspirations. Ils vont dans le clair obscur que traduit leur mot Dàmincruiig. On ne sait si c'est le crcpusule qui s'attarde salué de plaintes élcgiaques, ou l'aube qui vient annoncée par de timides chants d'alouettes. Les clameurs vio- lentes dominent. Les gestes sont forcenés souvent, et en appa- rence absurdes ; mais ils délivrent parce qu'ils épuisent l'absur- dité même. Dada a chez les Allemands sa justification profonde. Il répond à leur besoin d'aller enfin une fois jusqu'au bout de quelque chose, de la destruction du faux-moi dans lequel ils étaient enfermés. Cela fait il resterait de la vie, inachevée, sans doute, mais c'est là son intérêt. Qu'importe provisoirement que ceux-ci n'aient point trouve leur orientation, s'ils pro- clament que « l'homme ne peut être sauvé que par l'homme », s'ils éprouvent la nostalgie non d'une institution, d'une organi- sation qui les détermine, mais d'une nouvelle tendresse humaine ? « Mensch, Bruder » : des mots que l'on n'était plus habitué à entendre ; ils sonnent comme une promesse de libé- ration intérieure, la seule qui compte.

FÉLIX BERTAUX

��DIE PROSAISCHEN SCHRIFTEN, von Hugo von Hofmannsthal. (Fischer. Berlin, 19 19 et 1920). — DIE FUERSTTN, von Kasimir Edschmidt. (Paul Cassierer. Ber- lin, 1920).

L'art de M. Hofmannsthal, quelle que soit la forme qu'il revête, tient toujours de l'interprétation. Alliant à une intelligence qui se saisit de tout et devient en quelque sorte une sympathie uni- verselle, une sensibilité à laquelle aucune nuance ne saurait échapper, il crée en comprenant ; la faculté de comprendre, en lui, devient une force créatrice. Aussi tout est source d'inspira- tion à M. Hofmannsthal, jusqu'aux inspirations qui se sont déjà cristallisées dans des œuvres d'autrui et qui chez lui reprennent une vie nouvelle.

« Le poète est le spectateur, mieux, le compagnon caché, le frère silencieux de toutes choses ». En son âme, nous explique

�� � NOTES 243

M. von Hofmannsthal, se confondent les hommes et les objets, les pensées et les rêves ; tout n'est que phénomène, et tout existe au même titre.

La poésie, pour toute une génération d'artistes, dont M. von Hofmannsthal est le représentant le plus qualifié, c'était l'art de rendre la vie sous ses mille aspects. L'esprit du poète tendait à l'universel en variant et en différenciant de plus en plus les moyens d'interprétation. Mais l'actualité s'imposa brutale ; il ne suffisait plus de comprendre, il fallait vivre. Dans la suite des temps, où tout n'existe que comme phénomène, se tailla le bloc

du présent.

  • * *

« Hugo von Hofmannsthal avait appris à notre génération à voir les teintes intermédiaires, à extraire des mots une musique mystérieuse ». Ainsi s'exprime M. Kasimir Edschmidt, un des poètes de la jeune école, dans un recueil intitulé « Die Doppel- kôpfige Nymphe » (Ed. Paul Cassierer à Berlin), et il ajoute aussitôt que l'enseignement de M. Hofmannsthal ne vaut plus pour notre époque. Les orages qui grondent sous terre, nous menaçant de toutes parts, exigent un style nouveau. Audacieux les nouveaux venus pénétreront dans le monde des ombres, qui brusquement réveillées se heurtent et se bousculent pour nous entraîner à leur suite dans de vastes tourbillons, tels les images et les mots dans l'œuvre de M. Kasimir Edschmidt.

  • * *

WANDERSCHAFT ; - GEDICHTE, von Oshar Loerke. (S. Fischer. Berlin).

Dans le monde du poète Loerke, tout est nature. « L'homme lui-même devient nature ; il passe tout entier dans son souffle ; un destin commun les unit ». C'est ainsi que M. Moritz Heymann interprète les visions du poète dans un des remarquables essais qu'il vient de réunir en recueil. (Prosaïsche Schiften, 5 vol. Ed. S. Fischer à Berlin).

On ne saurait mieux dire : dans l'oeuvre de. M. Loerke, l'âme lorsqu'elle se réjouit et qu'elle souffre, semble toujours ne suivre qu'un rythme universel qui entraine tout et met tout au même 244 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

diapason. Lorsqu'il fait nuit, l'âme est triste, non pas parce qu'il fait nuit, mais plus simplement de la tristesse même de la nuit qui la pénètre. Ici indifféremment la vie rayonne de partout. L'homme, personnage aux gestes prétentieux et au cœur qui s'écoute, dans le monde de Loerke ne sera toujours qu'un intrus, et les amoureux qui invoquent la lune silencieuse, des indiscrets et des impertinents. Le poète se tait et écoute ; son âme répercute les mouvements cosmiques, elle s’envole dans l’oiseau, elle glisse avec les rivières, se ride dans les pierres et se perd dans la nuit. BERNARD GROETHUYSEN

* 
  • *

LA GRANDE FAIM, par Johan Bojer.

Les écrivains norvégiens — c’est une justice à leur rendre — ne redoutent pas les grands sujets. Johan Bojer nous a prouvé naguère qu’il savait labourer profondément un domaine restreint; et ce fut la Puissance du Mensonge, son meilleur livre. Il s’arrache au sillon psychologique et s’élance vers les horizons illimités de la critique sociale, religieuse, métaphysique; et c’est Sous le ciel vide, et, d’hier, la Grande Faim.

La première moitié de ce nouveau roman est charmante, à la façon d’un conte douloureux et tendre, qui foule le dur granit norvégien juste assez pour ne pas renier les lois de la pesanteur, mais rebondit avec aisance aux royaumes de la fantaisie, cette reine des littératures du Nord, proche parente de Titania. Peut-être Bojer s’est-il ici inspiré de ses souvenirs; car il eut, comme Per Holm, une enfance malheureuse, une adolescence inquiète, une jeunesse partagée entre la religion des trolls et l’âpre souci du corps et de l’esprit. Poésie et vérité.

Ensuite le roman ambitionne de s’épanouir en drame, le drame d’une vie. De beaux élans, des idées de romancier, ici traitées avec amour, ailleurs simplement esquissées, ou elliptiquement suggérées. La disproportion est flagrante entre le cadre et la peinture.

Il reste cet émoi profond de l’homme que ne satisfont ni le succès, ni la science, ni le prêche, que ne désaltère pas la halte de l’amour, qu’épouvante la stérilité de l’âme contemporaine.

La nostalgie du psaume évolue dans la conscience et l’imagi-

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nation Scandinaves : aube du matin, ou crépuscule du soir ? des formes imprécises s'agitent dans une demi-nuit toute pleine de sonorités émouvantes. Serait-ce, en Norvège, l'annonce, pour aujourd'hui ou pour demain, d'une vérité, d'une poésie nou- velles ? LUCIEK MAURY

��*

  • ie

��LES BOUCANIERS D'OLIVIER ŒXMELIN, LES FLIBUSTIERS DE RAVENEAU DE LUSSAN ET QUELQUES GENTILSHOMMES DE FORTUNES.... DIVERSES.

La « Sirène » vient de faire paraître un petit volume intitulé : Histoire des Aventuriers, des Flibustiers et des Boucaniers d'Amé- rique, traduit du hollandais par Alexandre-Olivier Œxmelin. C'est une excellente idée, d'autant plus que cette nouvelle édi- tion, expurgée de quelques détails sans importance, peut être mise dans toutes les mains.

Œxemelin, après une carrière mouvementée que Christian raconte tout au long dans son intéressante, quoique assez con- fuse, Histoire des marins, pirates et corsaires, finit par devenir chirurgien à bord de plusieurs navires montés par des flibus- tiers de renom. Ce frater, qui n'était pas sans avoir l'amour de la botanique et des dons d'observation assez réduits, raconte, dans ses mémoires, sa vie sur l'île de la Tortue et les exploits de ceux à qui il devait, moyennant une part sur les prises, ses interventions chirurgicales. Il logeait naturellement avec le bossman à l'avant du navire.

Depuis la fin de la guerre, il est remarquable que le goût pour les choses touchant l'Aventure semble renaître chez le lecteur français. C'est, à mon avis une tendance digne d'éloges, en ce sens que les livres d'aventures considérés comme des livres didactiques nous prépareront plus normalement aux sur- prises de la prochaine guerre que les livres de Charles-Louis Philippe, par exemple, ou de ses disciples.

Il ne faudrait pas, toutefois, exagérer en librairie la réimpres- sion des livres d'aventures qui furent écrits par de véritables aventuriers. Donner un coup de poing et faire saisir à un tiers les beautés du coup de poing donné sont deux choses diffé-

�� � 24e LA NOUVELLE REVUE FRAMÇAISE

rentes. Œxmelin, le captain Johnson qui écrivit la Vie des Pirates anglais et Raveneau de Lussan ce garde française passé par humeur à la mer ne sont que des écrivains documentaires. Ils n'émeuvent pas et n'ont jamais su retenir les détails essen- tiels qui font l'atmosphère d'une histoire aussi inquiétante que celle dont ils furent les héros. L'amour de la botanique est chez eux au moins égale à celui de l'or et la seule conviction que l'on puisse acquérir dans leur fréquentation, c'est que les soldats espagnols de cette époque se rendirent célèbres par leur couar- dise inconcevable. Je pense que les troupes espagnoles en gar-

iison au Mexique devaient être recrutées parmi les indigènes.

Et pourtant ces associations internationales d'aventuriers protégés par la France et l'Angleterre pouvaient offrir un champ unique d'observations pour un poète. 11 faut chercher leur âme véritable dans les chansons des galères que l'on retrouve dans les Confessions de Bouchard et dans les recueils de chansons du xvii« siècle comme la Cariharye des Ariisatis, ou le Thrésor et Triomphe des plus belles chansons (1624) dans lequel Pierre de Blaty, natif de Cahors en Queicy, chante avec mélan- colie :

L'on m'apprend à écrire

D'une étrange façon.

La plume qu'on me donne

A trente pieds de long.

Marcel Schwob qui savait admirablement digérer ce genre de document, a vu, mieux qu'Œxmelin, ce que pouvait être soit un flibustier, soit un gentilhomme de fortune. Et nul livre d'aventures écrit par un témoin de cette aventure ne peut être aussi exact qu'un livre de Stevenson sur le même sujet, car, par une contradiction des choses d'ici-bas, il n'appartient qu'à certains prédestinés de créer l'atmosphère enveloppant une histoire dont les acteurs, sacrifiant au goût littéraire du temps, ne retinrent que des généralités assez ternes.

PIERRE MAC ORLAN

  • *

GISELE, par Henry Duvernois (Flammarion).

Des itrois nouvelles qui composent ce livre, la dernière, La Guitare et le Jan-band, est de la meilleure veine de l'auteur de ce

�� � cruel, mélancolique et tendre Edgar, œuvre d’un romancier soucieux de rester supérieur à son succès. Dans un trépidant décor de cinéma, où le rythme de la vie contemporaine s’accélère jusqu’à l’angoisse, de douloureux fantoches se poursuivent ou se fuient sous les projecteurs des passions. Un clown invisible ricane dans un coin ; vers le centre une maigre équilibriste écarte les coudes et regarde en souriant le trou noir du réalisme, sous ses pieds.

M. Henri Duvernois, qui appartient à la génération de l’écriture artiste, est devenu peu à peu le plus rapide de nos conteurs. Dépouillé de toute rhétorique d’humour, il intéressera et touchera davantage. r. a.

LES GAIS LURONS, par K. L. Stevenson, traduit de l’anglais par Thco Varlet (La Sirène).

Il ne s’agit point ici des exploits héroï-comiques d’une bande de joyeux « copains » : ces Gais Lurons sont des écueils sur lesquels se déroule une effroyable aventure de naufrage et de folie. Et les cinq autres nouvelles dont se compose le livre offrent toutes les variétés souhaitables de fantastique, depuis le fantastique attendri et rêveur de IVill du Moulin jusqu’au fantastique terrifiant de Janet la Revenante: On goûte ici, dans tout ce qu’il’peut avoir de plus aigu et de plus délicieux, le plaisir de s’amuser à avoir vraiment peur. M. m.


LE RÊVE DE CINYRAS, par Xainer de Courinlle (Stock).

L’auteur de cette amusante fantaisie-dialogue nous invite à la considérer comme une distraction, imaginée par un combattant pour occuper les loisirs de la guerre. Au risque d’alarmer sa modestie, on lui répondra qu’un divertissement de cette qualité n’est pas le fait d’un esprit vulgaire. M. Xavier de Courville qui pastiche tantôt Meilhacet Halcvy, tantôt Aristophane, avec une verve également heureuse, nous fait songer encore à l’art subtil de Jules Lemaître, ornant d’arabesques ironiques les marges des vieux livres. 248 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ecoutez Mcnclas exposant les buts de la guerre... de Troie :

Nous luttons, mes ariiis, afin que les btimaitts

Disposent à leur s; ré d'eux-mêmes Qu'une femme junui s n'ait à donner sn main

Qu'au bel époux qm son cœur aime ! Nous luttons pour que les tyrans soient almttus

Et que Fon s'aime à la folie Et que sur les nations libres ne ri'j^ne plus Quune grande Démocratie ! Nous luttons pour l'évolution, la révolution et pour l'éclosion de nouveaux sillons, l'émancipation des dominations, La fédération des grandes nations ! Ulysse. — Et la belle Héline

Tu n 'y penses plus ? CiNYRAS. — Pour être encor dupe, ah l c'est bien la peine

D'être fait cocu !

Voilà des vers de mirliton — c'est l'auteur qui les qualifie lui-même ainsi — qui eussent enchante Guillaume Apollinaire et qui divertiront tous ceux, dont nous sommes, qui admirent l'art d'un Raoul Ponchon.

Cette parodie satirique est précédée d'une préface composée En lisant Homère sur le front, qui parut sous forme d'article dans la Reviu critique et qu'on relira avec plaisir.

R. A.

  • *

LA BELLA VENERE et autres contes, par TJko Varkt (Amiens — le Hérisson).

M. Théo \'arlet, poète et conteur, s'est montré curieux de tout, hormis de sa propre renommée.

Son style tendu, fourbi, coruscant, ralentit souvent l'allure de ses récits d'une coupe si juste et nette. La description des ruines, dans le Tonnerre de Zeus, a la vigueur sombre et dorée d'une eau-forte ancienne et certaine analyse des effets du has- chisch fait de Télépathie un saisissant chef-d'œuvre qui mérite de

�� � NOTES 249

prendre place entre Baudelaire et Quincev, dans la littérature des Paradis artificiels. r. a.

��* *

��AIMER (en douze leçons), texte et dessins de Jehan Teste- viiide (Albin Michel).

« Le premier chien coiffe prétend discourir sur l'amour sous le prétexte qu'il l'a éprouvé. C'est comme si l'on se croyait devenu médecin parce que l'on a eu la rougeole. » C'est l'auteur qui parle. Mais si les livres d.e médecine étaient écrits par les malades, qui sait s'ils ne seraient pas lus davantage ? r. a.

��AUTOUR DE PARIS, deuxième série, par André Hallays (Perrin).

M. André Hallays publie le second volume de ses « flâ- neries » autour de Paris. On y trouvera de nombreuses notes sur des sites, des églises, des châteaux, soit qu'il s'agisse d'arracher à la destruction telle œuvre menacée (il faudrait dresser la liste des monuments sauvés de la ruine ou de la mutilation par l'inlassable vigilance de M. André Hallays ; on trouverait à son actif assez de voûtes et de murailles pour faire la gloire d'un grand architecte), soit qu'il s'agisse sim- plement de' rapprocher, de remarier le passé que nous ont transmis les livres et celui que nous ont conser%'é bâtiments et paysages. Souvent, par cette remise en contact de ce qui ne devrait pas être dissocié pour nous, l'auteur ne se pro- pose pas d'autre but que de rendre une âme à quelque humble coin de France ; mais d'autres fois, c'est dans l'âme française qu'à l'aide des vieilles pierres il parvient à préciser quelques traits. A cet égard notre intérêt s'arrête tout particulièrement sur les études consacrées à Le Nôtre et à La Quintinie. Elles montrent à la fois sur quelle bonhomie s'appuyaient les splendeurs du xviF siècle et quelle culture partout éparse donnait du goût, de la politesse et une fermeté de langage qui sent son Bossuet à de braves gens comme ces maîtres-jar- diniers. En ce temps de vains bavardages sur le classicisme, recueillons tout ce qui peut nous aider à nous faire du grand siècle une idée positive et concrète. je.\n' schlumberger

�� � 250 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LES REVUES

Albert Thibaudet dans la Revue de Genève (septembre) remarque, à propos des discours dont Thucydide reproduit non point le texte exact mais le résumé, 1' « action », que la Grèce fut, par excellence, une civilisation sans livres :

La Grèce n'aboutit jamais à l'écrit que contrainte et forcée et avec une mauvaise conscience. L'exemple de son livre fondamental, les poèmes homériques, est caractéristique. On rie croit plus guère aujour- d'hui qu'Homère ait ignoré l'écriture...

C'est que l'écriture paraissait à un Etat, à un public et à un poète d'alors, chose négligeable et sans éclat. Autant il était beau de montrer nn aède comme Démodocus dans la splendeur de sa fonction, dé- bitant devant les princes en s' accompagnant sur la lyre les poèmes magnifiques, autant il eût semblé ridicule de le mettre au jour avec le souffleur docile qu'eût été un rouleau de papyrus... Aujourd'hui en- core le poète « chante », il n'écrit pas. L'écriture pour elle-même est toujours restée indifférente aux Grecs, ils n'y ont vu qu'un signe. Rien de pareil chez eux à cette science de l'écriture qui fait le fond de la civilisation des Chinois et qui est au principe de leur peinture... Jamais ils n'ont été tentés par la beauté lapidaire, spacieuse et durable des hiéroglyphes égyptiens, n'ont essayé d'en faire passer quelque chose dans leurs inscriptions, gribouillis qu'écrasent de si haut les belles inscriptions romaines. Ils ont emprunté leur écriture aux marchands phéniciens, quelque chose de simplifié, de rapide, de commercial, employé simplement à la notation du moment. L'art du beau livre, la calligraphie, n'apparaissent en Orient et en Occident qu'avec le livre sacré. Evangile ou Coran. L'art des Arabes consistera surtout en cela, les Grecs ont mis de l'art dans tout, excepté dans cela.

11 y a un texte célèbre du Phidie sur lequel on voit pivoter tout cet

ordre d'idées. La répugnance du Grec pour une civilisation du livre

s'y exprime en plein. Platon y reproche à l'écriture exactement ce

que M. Bergson reproche au langage dont les idées sont une hypos-

tase.

��* ♦ 1

��Marcel Proust écrit (Revue de^Paris du 15 novembre) :

De temps en temps il survient un nouvel écrivain original. (Appe- lons-le, si vous le voulez, Jean Giraudoux ou Paul Morand, puis- qu'on rapproche toujours je ne sais pourquoi Morand de Giraudoux, comme dans la merveilleuse Nuit à Chalemiroux Natoire de Falconnet

�� � LES REVUES 25 1

et sans qu'ils aient aucune ressemblance.) Ce nouvel écrivain est géné- ralement assez fatigant à lire et difficile à comprendre parce qu'il unit les choses par des rapports nouveaux. On suit bien jusqu'à la première moitié de la phrase, mais là on retombe ; et on sent que c'est seulement parce que le nouvel écrivain est plus agile que nous. Or il advient des écrivains originaux comme des peintres originaux. Quand Renoir commença de peindre, on ne reconnaissait pas les choses qu'il montrait. Il est facile de dire aujourd'hui que c'est un peintre du xviiie siècle, mais on omet, en disant cela, le faaeur temps, et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein xixe, pour que Renoir fût reconnu grand artiste. Pour y réussir, le peintre original, l'écrivain original, procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, leur littérature — n'est pas toujours agréable. Quand il est fini, ils vous disent : maintenant regardez. Et voici que le monde qui n'a pas été créé une fois, mais l'est aussi souvent que survient un artiste original, nous apparaît si différent de l'ancien — parfaitement clair. Nous adorons les femmes de Renoir, Morand ou Giraudoux dans lesquelles, avant le traitement, nous nous refusions à voir des femmes. Et nous avons envie de nous promener dans la forêt qui nous avait semblé, le premier jour, tout, excepté une forêt, et par exemple une tapisserie de mille nuances où manquaient justement les nuances des forêts. Tel est l'univers périssable et nouveau que nous crée l'artiste et qui durera jusqu'à ce qu'un nouveau survienne.

  • *

Suarès parle de Carlyle dans les Écrits nouveaux (Dé- cembre) :

L'épouvantable abondance de Carlyle en toute sorte de devoirs et de dogmes m'en fait ime sorte de monstre. Il n'est pas d'orateur qui pérore plus vainement que ce Lapon du désert. Carlyle est le Tartarin du pôle. Là-haut, on ne tue pas des lions en carton peint ; on pêche des principes gelés, des absolus pétrifiés et des étoiles : elles brillent, mais elles sont mortes depuis dix mille ans

Son culte du silence est une manie du même ordre. Il s'enferme dans une tour ; mais elle est en peau d'âne, et tous les vents du ciel y jouent du tambour. Il fait murer sa chambre, pour avoir le silence ; mais il fait illuminer la maison, pour qu'on sache qu'il est dans sa chambre. Et si seul qu'il y soit, mille sirènes répètent chacun de ses soupirs ; mille lampes l'éclairent dans les cent défro- ques en poil de chameau qu'il revêt tour à tour. En somme, il veut être seul à crier.

Il prêche la sincérité sanglante et il ne réussit pas à être sincère.

�� � 252 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

même quand il se met en sang : car il fait métier de saigner, et il

n'oublie pas qu'il saigne, ut; s;.ul instant. Ne jamais taire métier de

rien, seule fa^^on d'être vrai.

Tout lui est occasion de se produire, toujours au premier rang,

toujours en scène. C'est la première place qu'il réclame sans cesse,

en la refusant aux autres. S'il n'était point né aux champs, il ne se

vanterait pas d'être paysan. Tartarin ne prend peut-être pas Ta-

rascon au sérieux. Mais Carlyle donne toujours la bière aigre de

son village pour le nectar, et le porridge pour l'ambroisie des dieux.

Il n'honore pas seulement sa vieille mère qui fume la pipe, comtue

son devoir l'y engage ; il l'élève au-dessus de toutes les mères. Il

insulte A celles qui se parfument. Pourquoi ? Je ne suis pas son

fils. Et j'aime mieux une mère qui sent la violette et qui ne fume pas

la pipe.

  • *

Dans LA Revue universelle (15 novembre), Léon Daudet évoque Mistral, et la Provence autour de Mistral :

Je me rappelle qu'un vendredi, comme tout le monde avait grand'faim, Roumanille, cependant orthodoxe, se laissa aller, en bon amphitryon (chacun régalait à son tour, comme il se doit) à com- mander des côtelettes. L'hôtesse leva les bras au ciel : « Des côtelettes, un vendredi, ah ! Seigneur Dieu ! » Mais Mistral, intervenant, avec son inimitable sourire, sous l'aile de son grand chapeau gris: « Chassez ce scrupule, ma bonne femme, nous sommes des poètes ; c'est nous qui faisons les psaumes. »....

Sur le chapitre de la beauté des Provençales, Frédéric Mistral ne plaisantait pas. Jean Aicard, caricature sans talent, tantôt de Paul Arène, tantôt de Félix Gras, raillait lourdement, un jour, en présence du Maillanais, des silhouettes de lavandières, entrevues, revenant du travail : v Je te conseille, lui dit Mistral, de parler du phy- sique d'autrui, avec ta mine de vieux caillou poreux, retiré du Rhône. ))....

Ses récits, d'une bonhomie narquoise, et qu'il relevait d'une pointe d'accent du pays d'Arles (les Provençaux me comprendront), avaient un charme et une syntaxe à part. Il parlait souvent de lui, à la seconde ou à la troisième personne : « Je me dis : tu as tort... Alors j'em- menai mon pauvre Mistral... lù je songeais : mais qu'est<e qui te prend, mon bonhomme ? » D'un petit épisode, il faisait jaillir un ensei- gnement général, sans appuyer, complétant sa démonstration d'un sourire, ou d'un rire léger, qui lui plissait le coin de l'œil, demandant à celui-ci et celui-là une explication complémentaire, prenant à témoin sa femme, la servante, son interlocuteur, un personnage légendaire

�� � LES REVUES 253

ou historique, et demeurant grand amateur de précision : « Nous étions alors a cinq kilomètres environ de Saint-Remy, sur une route perpendiculaire à la route des Baux, et dont le dernier tronçon se perd dans un champ... A qui donc appartient ce champ ?... Bref, c'est là que nous rencontrâmes un tel et qu'il nous dit... » Il atteignait aux sommets par un entrelacs de souvenirs et de courtes remarques. Sa fantaisie était a base de jugement. Cela aussi est très provençal. Je connais une chanson qui énumère les trente et une pièces de la charrue, avant de conclure : « Celui qui l'a inventée, il faut qu'il ait eu de l'adresse. Certainement, c"est quelque monsieur ! » Qiiand vous demandez votre chemin entre Avignon et Marseille, entre Nîmes et Sisteron, celui à qui vous vous adressez vous énumère pa- tiemment les routes et tournants par lesquels il vous faudra passer. L'homme du Midi a l'horreur du vague, et, quand il aborde le mys- tère, il le fait méticuleusement. Rien d'abrupt dans les fresques ma- jestueuses de Mireille, de Xerte, de Caleiulal. Le Poinie du Rliône est un itinéraire dramatique à travers les âges et le long du fleuve de la

civilisation.

  • +

La Revue critique des Idées et des Livres, après la Revue de Paris, a donné des fragments de l'œuvre inachevée de Paul Drouot, Eurydice deux fois perdue :

Tandis que les vagues écument autour du paquebot qui siffle, tandis que la Patrie, qui se soulève sur son flanc, se traîne au bord de la falaise autant qu'elle peut, maladroitement, vers la mer, se penche vers ses enfants pauvres (et à la fois l'odeur du blé, l'odeur de la soupe et l'odeur de Teau dans les bas quartiers de sa ville natale montent au cœur de l'émigrant qui tourne le dos â la mer), combien de fois t'ai-je attendue, prêt à tous les départs ?

Tu sais. bien qu'avec ces colères, ce ton brusque, ce front buté, je ne suis rien qu'une fleur lacérée, moite.

Il ne faut pas seulement savoir être un homme, il faut savoir être l'arc et les flèches de l'amour, le lien qui lie la porte au mur, la barrière infranchissable, la nuit trop brune, le jour trop éclatant, le pardon, l'excuse, le géant Briarée ; il faut tout comprendre.

C'était la volupté, elle avait un visage d'une expression afi"reuse et cependant point d'yeux, point de nez ; de la chair et une bouche.

��Revues passées : Les Solstices, que Louis de Gonzague-Frick dirigeait avec un goût raisonnable et rafHné, réunirent dans leurs trois numéros, de Juin à Août 1917, les noms d'Allard,

�� � 254 ^^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Breton, Fleuret, Mac Orlan, Spire, et publièrent, entre autres

poèmes :

Qu'il faut fuir les Servantes.

Fuis la jeunesse des servantes, qui dénoue

Le luxe insolent d'un beau crin. Il te sied de servir les seules Muses. Crains

Une intendante aux belles joues.

Lorsque tu dors, fnrtive, elle quitte ta couche.

Et court.se veudre à ton voisin. Oui parmi les baisers grapille sur sa bouche

Tes secrets comme des raisins.

Tel, sur son lit de peaux de brebis et de vaches,

Ulysse, aux corridors obscurs, Méditant l'Arc sonore et la Joute des Haches,

Surprit les Commerces impurs

Des servantes qui rient, en s'échappant des chambres.

Et vont choyer les Prétendants De viandes, de vins, de leurs corps frottés d'ambre.

Et de mensonge à belles dents.

La nuit, les jeunes bras, tannés par les lessives,

Se larguent de moire et de fleur ; Car oit rôde Vénus, une fièvre ofiensive

Emplit les misérables cœurs.

Mais le fort de leurs mois ferait tourner les sauces

Dont Page gourmand fait grand cas ; Et tu dois préférer à leurs caresses fausses

L'amitié d'un vin délicat.

Tu fuiras Melantho, tu prendras Euryclée,

Au pas lent, à l'agile main. Pour que de torches d'or et de sagesse ailée

Minerve éclaire tes chemins..

CH. -THEOPHILE FERET

  • *

Le prix des livres et la baisse du papier. — Depuis qu'on parle de la baisse de prix des papiers, une illusion dangereuse s'insinue dans certains esprits : la baisse très prochaine du prix des livres. Nous en sommes loin, très loin, du moins en ce qui concerne la plus nombreuse catégorie d'ouvrages français, ceux qui se vendaient autrefois 5 fr. 50.

C'est que la majoration des prix de vente des volumes de cette catégorie est restée très au-dessous de la hausse des prix de revient. Ecoutons M. Bourdel, directeur de la Librairie Pion et président de- l'Union syndicale des Maîtres Imprimeurs de France, dont Comadia

�� � LES REVUES 255

du 8 décembre publiait l'opinion doublement autorisée sur la « crise de la librairie ».

Ayant rappelé que la majoration appliquée aux prix de vente du livre est de 100 0/0, ce qui d'ailleurs est un maximum et non une moyenne, M. Bourdel poursuit : « Voyons maintenant les augmen- tations moyennes des éléments de fabrication du livre : 1° le papier représente 600 0/0 ; 2° l'imprimerie 500 o'o ; 301e brochage 400 0/0 . Vous voyez qu'en parlant de 400 à 450 0/0 d'augmentation moyenne je n'ai pas exagéré. >•>

Certes. Et il v a encore la liausse des salaires du personnel dans les maisons d'édition, celle des tarifs de transport, le prix invraisemblable des emballages, les lourdes contributions nouvelles, et notamment, pour une industrie dont le chiffre d'affaires s'élevait par suite des majo- rations des prix de vente en même temps que son bénéfice tombait à rien en raison de l'énormité des prix de revient, l'impôt sur le chiffre d'affaires.

Devant une telle accumulation de charges, dont la plupart sont pour longtemps irréductibles, que peut représenter la baisse espérée du prix des papiers ? Si les prévisions les plus optimistes se réalisent, les prix stabilisés atteindront encore trois fois ceux de 19 14. Mais à supposer que le marché des papiers s'établît au niveau de 1914, ce qui est absurde, le prix de revient du livre serait encore de deux à trois fois ce qu'il était avant la guerre. Or, le prix de vente actuel du livre n'est qu'à peine doublé.

L'élément papier ne joue efficacement que sur les gros tirages, la presse quotidienne par exemple, qui se vend d'ailleurs bien plus cher que le livre, puisqu'elle a doublé, triplé ou quadruplé ses prix et réduit le nombre de ses pages ; mais en matière de librairie, qu'il s'agissç de livres nouveaux ou de réimpressions, le véritable gros tirage est excep- tionnel.

La vérité est que si h papier ne baissait pas, le prix du livre devrait encore être augmenté. Il y a donc des chances pour que les prix actuels se maintiennent longtemps. Il est au surplus loisible à tout le monde de reconnaître que jamais l'in-ié traditionnel n'a coûté moins cher qu'aujourd'hui. Notre franc valant au maximum o fr. 35, même à Vin- térieur, un livre vendu 7 francs coûte à l'acheteur 7x0,3 5=: 2 fr. 45, donc pas même les 2 fr. 75 du bon vieux temps, si vieux...

Il se créera certainement, sur des bases économiques à l'étude, des

collections à meilleur marché. Mais c'est là une autre question que

celle de l'ancien 3 fr. 50. — iX. v.

{Mercure de France, 1$ janvier 1921).

  • *

�� � 256 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

MEMENTO

Action (janvier) : Poinifs, par Paul Eluard.

Art et Décoration (dccembre) : Antoine Bourdelle, par Paul Vitry.

La Connaissance (décembre) : Lettres de Rabindranath Tagore.

Le Correspondant (25 novembre) : Chronique des Lettres, par Henri Brcniond.(5/t'/;i77w/, Anatole France').

Les Ecrits Nouveaux (décembre) : Le terrain BonchahaUe, par Max Jacob.

La Grande Revue (dccembre) : L'œuvre Je Pierre Hamp et h vie sociale, par Georges Vidalcnc.

Littérature (décembre) : Je serai sérieux comme le plaisir, par Jacques Rigaut.

Lé Mercure de France (ler janvier) : Notes sur quelques outrages de R. L. Strcenson, par Jacques Delebecque.

Le Monde Nouveau (nov.) : Le Voyage de Hollande, par Paul Fort.

Le Pauthénon (novembre-décembre) : De quelques spectacles et surtout du public, par Alfred de Tarde.

La Revue Bleue (18 décembre) : Le quincailler, par Hilaire Belloc ; Paul Adam, par Francis de Miomandre.

La Revue critique des Idées et des Livres (10 janvier) : Menus propos, par René Boylesve.

Revue des Deux-Mondes (15 décembre- ler janvier) : Bolchevistes de Hongrie, par Jérôme et Jean Tharaud.

Revue de Genève (décembre) : Origine et développement de la psy- chanalyse, par S. Freud.

La Revue Hebdo.madaire (25 décembre) : Plaidoyer pour l'humi- lité, par G. K. Chesterton ; Les époques du théâtre contemporain en France, par Henry Bidou.

La Revue de la Seaiaine (8 janvier) : Les plus lointaines origines ■de la France, par Camille Jullian.

La Revue Universelle (15 déc, 15 janv.) : Chronique des Arts, par Roger Allard.

��*

  • <

��NOTE

Les Souvenirs sur Tolstoï par Maxime Gorki, publiés dans notre numéro du i^' décembre, ont été traduits avec l'autorisation de MM. Ladyschnikow et C'^ A Berlin, éditeurs de Maxime Gorki, dont toutes les œuvres sont protégées par la Convention littéraire Internationale.

LE GtRANT *. GASTON GALLIMARD. ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.

�� � EUPALINOS OU L'ARCHITECTE

DIALOGUE DES MORTS *

npôç x*P'^

Phèdre. — Que fais-tu là, Socrate ? Voici longtemps que je te cherche. J'ai parcouru notre pâle séjour, je t'ai demandé de toutes parts. Tout le monde ici te connaît, et personne ne t'avait vu. Pourquoi t'es-tu éloigné des autres ombres, et quelle pensée a réuni ton âme, à l'écart des nôtres, sur les frontières de cet empire transparent ?

Socrate. — Attends. Je ne puis pas répondre. Tu sais bien que la réflexion chez les morts est indivisible. Nous sommes trop simplifiés maintenant pour ne pas subir jus- qu'au bout le mouvement de quelque idée. Les vivants ont un corps qui leur permet de sortir de la connaissance et d'y rentrer. Ils sont faits d'une maison et d'une abeille.

Phèdre. — Merveilleux Socrate, je me tais.

Socrate. — Je te remercie de ton silence. L'observant, tu fis aux dieux et à ma pensée le sacrifice le plus dur. Tu as consumé ta curiosité, et immolé ton impatience à mon âme. Parle maintenant librement, et si quelque désir te reste de m'interroger, je suis prêt à répondre, ayant achevé de me questionner et de me répondre à moi-même. — Mais il est rare qu'une question que l'on a réprimée ne se soit pas dévorée elle-même dans l'instant.

Phèdre. — Pourquoi donc cet exil ? Que fais-tu, séparé de nous tous ? Alcibiade, Zenon, Menexène, Lysis,

��I. Extr.iit d'Architectures, à paraître aux éditions <ie la Nouvelle Revue Française.

17

�� � 258 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tous nos amis sont étonnés de ne pas te voir. Ils parlent sans but, et leurs ombres bourdonnent.

SocRATE. — Regarde et entends.

Phèdre. — Je n'entends rien. Je ne vois pas grand'- chose.

SocRATE. — Peut-être n'es-tu pas suffisamment mort. C'est ici la limite de notre domaine. Devant toi coule un fleuve.

Phèdre. — Hélas ! Pauvre Ilissus !

SocRATE. — Celui-ci est le fleuve du Temps. Il ne rejette que les âmes sur cette rive ; mais tout le reste, il l'entraîne sans efibrt.

Phèdre. — Je commence à voir quelque chose. Mais je ne distingue rien. Tout ce qui file et qui dérive, mes regards le suivent un instant et le perdent sans l'avoir divisé... Si je n'étais pas mort, ce mouvement me donne- rait la nausée, tant il est triste et irrésistible. Ou bien, je serais contraint de l'imiter, à la façon des corps humains : je m'endormirais pour m'écouler aussi.

Socrate. — Ce grand flux, cependant, est fait de toutes choses que tu as connues, ou que tu aurais pu connaître. Cette nappe immense et accidentée, qui se précipite sans répit, roule vers le néant toutes les couleurs. Vois comme elle est terne dans l'ensemble.

Phèdre. — Je crois à chaque instant que je vais dis- cerner quelque forme, mais ce que j'ai cru voir n'arrive jamais à éveiller la moindre similitude dans mon esprit.

Socrate. — C'est que tu assistes à l'écoulement vrai des êtres, toi immobile dans la mort. Nous voyons, de cette rive si pure, toutes les choses humaines et les formes naturelles mues, selon la vitesse véritable de leur essence. Nous sommes comme le rêveur, au sein duquel, les figures et les pensées bizarrement altérées par leur fuite, les êtres se composent avec leurs changements; ici tout est négli- geable, et cependant tout compte. Les crimes engendrent d'immenses bienfaits, et les plus grandes vertus dévelop-

�� � EUPALINOS OU L ARCHITECTE 259

pent des conséquences funestes : le jugement ne se fixe nulle part, Tidée se fait sensation sous le regard, et chaque homme traîne après soi un enchaînement de monstres qui est fait inextricablement de ses actes et des formes succes- sives de son corps. Je songe à la présence et aux habitudes des mortels dans ce cours si fluide, et que je fus l'un d'en- tre eux, cherchant à voir toutes choses comme je les vois précisément maintenant. Je plaçais la Sagesse dans la pos- ture éternelle où nous sommes. Mais d'ici tout est mécon- naissable. La vérité est devant nous, et nous ne compre- nons plus rien.

Phèdre. — Mais d'où peut donc, ô Socrate, venir ce goût de l'éternel qui se remarque parfois chez les vivants ? Tu poursuivais la connaissance. Les plus grossiers essaient de préserver désespérément jusqu'aux cadavres des morts. D'autres bâtissent des temples et des tombes qu'ils s'effor- cent de rendre indestructibles. Les plus sages et les mieux inspirés des hommes veulent donner à leurs pensées une harmonie et une cadence qui les défendent des altérations comme de l'oubli.

Socrate. — Folie ! ô Phèdre ; tu le vois clairement. Mais les destins ont arrêté que, parmi les choses indispen- sables à la race des hommes, figurent nécessairement quel- ques désirs insensés. Il n'y aurait pas d'hommes sans l'amour. Ni la science n'existerait sans d'absurdes ambi- tions. Et d'où penses-tu que nous ayons tiré la première idée et l'énergie de ces immenses efforts qui ont élevé tant de villes très illustres et de monuments inutiles, que la raison admire qui eût été incapable de les concevoir ?

Phèdre. — Mais la raison, cependant, y eut quelque part. Tout, sans elle, serait par terre.

Socrate. — Tout.

Phèdre. — Te souvient-il de ces constructions que nous vîmes faire au Pirée ?

Socrate. — Oui.

Phèdre. — De ces engins, de ces efforts, de ces flûtes

�� � iCo LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qui les tempéraient de leur musique ; de ces opérations si exactes, de ces progrès à la fois si mystérieux et si clairs ? Quelle confusion tout d'abord, qui sembla se fondre dans l'ordre ! Quelle solidité, quelle rigueur naquirent entre ces fils qui donnaient les aplombs, et le long de ces frêles cordeaux tendus pour être affleurés par la croissance des lits de briques !

SocRATE. — Je garde ce beau souvenir. O matériaux ! Belles pierres !.. O trop légers que nous sommes devenus !

Phèdre. — Et de ce temple hors les murs, auprès de l'autel de Borée, te souvient-il ?

SocRATE. — Celui d'Artémis la Chasseresse ?

Phèdre. — Celui-là même. Un jour, nous avons été par là. Nous avons discouru de la Beauté...

SocRATE. — Hélas !

Phèdre. — J'étais lié d'amitié avec celui qui a construit ce temple. Il était de Mégare et s'appelait Eupalinos. Il me parlait volontiers de son art, de tous les soins et de toutes les connaissances qu'il demande ; il me faisait comprendre tout ce que je voyais avec lui sur le chantier. Je voyais surtout son étonnant esprit. Je lui trouvais la puissance d'Orphée, Il prédisait leur avenir monumental aux informes amas de pierres et de poutres qui gisaient autour de nous, et ces matériaux, à sa voix, semblaient voués à la place unique où les destins favorables à la déesse les auraient assignés. Quelle merveille que ses discours aux ouvriers ! Il n'y demeurait nulle trace de ses difficiles méditations de la nuit. Il ne leur donnait que des ordres et des nombres.

SocRATE. — C'est la manière même de Dieu.

Phèdre. — Ses discours et leurs actes s'ajustaient si heureusement qu'on eût dit que ces hommes n'étaient que ses membres. Tu ne saurais croire, Socrate, quelle joie c'était pour mon âme de connaître une chose si bien réglée. Je ne sépare plus l'idée d'un temple de celle de son édifi- cation. En voyant un, je vois une action admirable, plus

�� � EUPALINOS OU l'architecte 26 1

glorieuse encore qu'une victoire et plus contraire à la misé- rable nature. Le détruire et le construire sont égaux en importance, et il faut des âmes pour l'un et pour l'autre ; mais le construire est le plus cher à mon esprit. O très heureux Eupalinos !

SocRATE. — Quel enthousiasme d'une ombre pour un fantôme ! — Je n'ai pas connu cet Eupalinos. C'était donc un grand homme ? Je vois qu'il s'élevait à la suprême con- naissance de son art. Est-il ici ?

Phèdre. — Il est sans doute parmi nous ; mais je ne l'ai encore jamais rencontré dans ce pays.

SocRATE. — Je ne sais pas ce qu'il pourrait y construire. Ici les projets eux-mêmes sont souvenirs. Mais réduits que nous sommes aux seuls agréments de la conversation, j'aimerais assez de l'entendre.

Phèdre. — J'en ai retenu quelques préceptes. Je ne sais s'ils te plairaient. Moi, ils m'enchantent.

SocRATE. — Peux-tu m'en redire quelqu'un ?

Phèdre — Ecoute donc. Il disait bien souvent : // ny a point de détails dans l'exécution.

Socrate. — Je comprends et je ne comprends pas. Je comprends quelque chose, et je ne suis pas sûr qu'elle soit bien celle qu'il voulait dire.

Phèdre. — Et moi, je suis certain que ton esprit subtil n'a pas manqué de bien saisir. Dans une âme si claire et si complète que la tienne, il doit arriver qu'une maxime de praticien prenne une force et une étendue toutes nouvelles-. Si elle est véritablement nette, et tirée immédiatement du travail par un acte bref de l'esprit qui résume son expé- rience, sans se donner le temps de divaguer, elle est une matière précieuse au philosophe ; c'est un lingot brut d'or brut que je te remets, orfèvre !

Socrate. — Je fus ortèvre de mes chaînes ! — Mais con- sidérons ce précepte. L'éternité d'ici nous convie à n'être pas économes de paroles. Cette durée infinie doit, ou ne pas être, ou contenir tous les discours possibles, et les vrais

�� � 262 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

comme les faux. Je puis donc parler sans nulle crainte de me tromper, car si je me trompe, je dirai vrai tout à l'heure, et si je dis vrai, je dirai faux un peu plus tard.

O Phèdre, tu n'es pas sans avoir remarqué dans les dis- cours les plus importants, qu'il s'agisse de politique ou des intérêts paTticuliers des citoyens, ou encore dans les paroles délicates que l'on doit dire à un amant, lorsque les circons- tances sont décisives, — tu as certainement remarqué quel poids et quelle portée prennent les moindres petits mots et les moindres silences qui s'y insèrent. Et moi, qui ai tant parlé, avec le désir insatiable de convaincre, je me suis moi- même à la longue convaincu que les plus graves arguments et les démonstrations les mieux conduites avaient bien peu d'effet, sans le secours de ces détails insignifiants en appa- rence ; et que par contre, des raisons médiocres, convena^ blement suspendues à des paroles pleines de tact, ou dorées comme des couronnes, séduisent pour longtemps les oreilles. Ces entremetteuses sont aux portes de l'esprit. Elles lui répètent ce qui leur plaît, elles le lui redisent à plaisir, finissant par lui faire croire qu'il entend sa propre voix. Le réel d'un discours, c'est après tout cette chanson, et cette couleur d une voix, que nous traitons à tort comme détails et accidents.

Phèdre. — Tu fais un immense détour, cher Socrate, mais je te vois revenir de si loin, avec mille autres exem- ples, et toutes tes forces dialectiques déployées !

Socrate. — Considère aussi la médecine. Le plus habile opérateur du monde, qui met ses doigts industrieux dans ta plaie, si légères que soient ses mains, si savantes, si clair- voyantes soient-elles ; pour sûr qu'il se sente de la situation des organes et des veines, de leurs rapports et de leurs profondeurs ; quelle que soit aussi sa certitude des actes qu'il se propose d'accomplir dans ta chair, des choses à retrancher et des choses à rejoindre ; si par quelque circons- tance dont il ne s'est pas préoccupé, un fil, une aiguille dont il se sert, un rien qui dans son opération lui est utile, n'est

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point exactement pur, ou suffisamment purifié, il te tue. Te voilà mort...

Phèdre. — Heureusement la chose est faite ! Et c'est pré- cisément celle qui m'advint.

SocRATE. — Te voilà mort, te dis-je, te voilà mort, guéri selon toutes les règles ; car toutes les exigences de l'art et de l'opportunité étant satisfaites, la pensée contemple son œuvre avec amour. — Mais tu es mort. Un brin de soie mal préparé a rendu le savoir assassin ; ce plus mince des détails a fait échouer l'œuvre d'Esculape et d'Athéna.

Phèdre. — Eupalinos le savait bien.

SocRATE. — Il en est ainsi dans tous les domaines, à l'exception de celui des philosophes, dont c'est le grand malheur qu'ils ne voient jamais s'écrouler les univers qu'ils imaginent, puisqu'enfin ils n'existent pas.

Phèdre. — Eupalinos était l'homme de son précepte. Il ne négligeait rien. Il prescrivait de tailler des planchettes dans le fil du bois, afin qu'interposées entre la maçonnerie et les poutres qui s'y appuient, elles empêchassent l'humi- dité de s'élever dans les fibres, et bue, de les pourrir. Il avait de pareilles attentions à tous les points sensibles de l'édi- fice. On eût dit qu'il s'agissait de son propre corps. Pen- dant le travail de la construction, il ne quittait guère le chantier. Je crois bien qu'il en connaissait toutes les pierres, Il veillait à la précision de leur taille ; il étudiait minu- tieusement tous ces moyens que l'on a imaginés pour éviter que les arêtes ne s'entament, et que la netteté des joints ne s'altère. Il ordonnait de pratiquer des ciselures, de réserver des bourrelets, de ménager des biseaux dans le marbre des parements. Il apportait les soins les plus exquis aux enduits qu'il faisait passer sur les murs de simple pierre.

Mais toutes ces délicatesses ordonnées à la durée de l'édifice étaient peu de chose au prix de celles dont il usait, quand il élaborait les émotions et les vibrations de l'âme du futur contemplateur de son œuvre,

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Il préparait à la lumière un instrument incomparable, qui la répandît, tout affectée de formes intelligibles et de propriétés presque musicales, dans l'espace où se meuvent les mortels. Pareil à ces orateurs et à ces poètes auxquels tu pensais tout à l'heure, il connaissait, ô Socrate, la vertu mystérieuse des imperceptibles modulations. Nul ne s'aper- cevait, devant une masse délicatement allégée, et d'appa- rence si simple, d'être conduit à une sorte de bonheur par des courbures insensibles, par des inflexions infimes et toutes puissantes ; et par ces profondes combinaisons du régulier et de l'irrégulier qu'il avait introduites et cachées, et rendues aussi impérieuses qu'elles étaient indéfinissables ; elles faisaient le mouvant spectateur, docile à leur pré- sence invisible, passer de vision à vision, et de grands silences aux murmures du plaisir, à mesure qu'il s'avançait, se reculait, se rapprochait encore, et qu'il errait dans le rayon de l'œuvre, mû par elle-même, et le jouet de la seule admiration. — Il faut, disait cet homme de Mégare, gtie mon temple meuve les hommes comme les meut l'objet aimé.

Socrate. — Cela est divin. J'ai entendu, cher Phèdre, une parole toute semblable, et toute contraire. Un de nos amis, qu'il est inutile de nommer, disait de notre Alcibiade dont le corps était si bien fait : En le voyant, on se sent devenir architecte !... Que je te plains, cher Phèdre ! Tu es ici bien plus malheureux que moi-même, je n'aimais que le Vrai ; je lui ai donné ma vie ; or, dans ces prés élyséens, quoique je doute encore si je n'ai pas fait un assez mauvais marché, je puis imaginer toujours qu'il me reste quelque chose à connaître. Je cherche volontiers, parmi les ombres, l'ombre de quelque vérité. Mais toi, de qui la Beauté toute seule a formé les désirs et gouverné les actes, te voici entiè- rement démuni. Les corps sont souvenirs, les figures sont de fumée ; cette lumière si égale en tous les points ; si faible et si écœurante de pâleur ; cette indifférence géné- rale qu'elle éclaire, ou plutôt qu'elle imprègne, sans rien dessiner exactement ; ces groupes à demi transparents que

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nous formons de nos fantômes ; ces voix tout amorties qui nous restent à peine, et qu'on dirait chucliotées dans l'épais vd'une toison ou dans l'indolence d'une brume... Tu dois souffrir, cher Phèdre ! Mais encore, ne pas assez souffrir... Cela même nous est interdit, étant vivre.

Phèdre. — Je crois à chaque instant que je vais souf- frir... Mais ne me parle pas, je te prie, de ce que j'ai perdu. Laisse ma mémoire à soi-même. Laisse-lui son soleil et ses •statues ! O quel contraste me possède ! Il y a peut-être, pour les souvenirs, une espèce de seconde mort que je n'ai pas encore subie. Mais je revis, mais je revois les cieux éphémères !... Ce qu'il y a de plus beau ne figure pas dans l'éternel !

SocRATE. — Où donc le places-tu ?

Phèdre. — Rien de beau n'est séparable de la vie, et la vie est ce qui meurt.

SocRATE. — On peut le dire... Mais la plupart ont de la Beauté je ne sais quelle notion immortelle.

Phèdre. — Je te dirai, Socrate, que la beauté, selon ce Phèdre que je fus...

Socrate. — Platon n'est-il pas dans ces parages ?

Phèdre. — Je parle contre lui.

Socrate. — Eh bien ! parle !

Phèdre. — .... ne réside pas dans certains rares objets, ni même dans ces modèles situés hors de la nature, et contemplés par les âmes les plus nobles comme les exem- plaires de leurs desseins et les types secrets de leurs tra- vaux ; choses sacrées, et dont il conviendrait de parler avec les mots mêmes du poète :

Gloire du long désir, Idées !

Socrate. — Quel poète ?

Phèdre. — Le très admirable Stephanos, qui parut tant de siècles après nous. Mais à mon sentiment, l'idée de ces Idées, desquelles notre merveilleux Platon est le père, est infiniment trop simple, et comme trop pure, pour

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expliquer la diversité des Beautés, le changement des pré- férences dans les hommes, l'effacement de tant d'œuvres qui furent portées aux nues, les créations toutes nouvelles, et les résurrections impossibles à prévoir. Il y a bien d'au- tres objections ?

SocRATE. — Mais quelle est ta propre pensée ?

Phèdre. — Je ne sais plus comment la saisir. Rien ne l'enferme ; tout la suppose. Elle est en moi comme moi- même ; elle agit infailliblement ; elle juge, elle désire... Mais quant à l'exprimer, je le puis aussi difficilement que je puis dire ce qui me fait moi, et que je connais si précisé- ment et si peu.

SocRATE. — Mais puisqu'il est permis par les dieux, mon cher Phèdre, que nos entretiens se poursuivent dans ces enfers, où nous n'avons rien oublié, où nous avons appris quelque chose, où nous sommes placés au-delà de tout ce qui est humain, nous devons savoir maintenant ce qui est véritablement beau, ce qui est laid ; ce qui convient à l'homme ; ce qui doit l'émerveiller sans le confondre, le posséder sans l'abêtir...

Phèdre. — C'est ce qui le met sans effort au-dessus de sa nature.

SocRATE. — Sans effort ? Au-dessus de sa nature ?

Phèdre. — Oui.

SocRATE. — Sans effort ? Comment se peut-il ? Au-dessus de sa nature ? Que veut dire ceci ? Je pense invinciblement à un homme qui voudrait grimper sur ses propres épaules !.. Rebuté par cette image absurde, je te demande, Phèdre, comment cesser d'être soi-même, puis revenir à son essence ? Et comment, sans violence, peut arriver ceci ?

Je sais bien que les extrêmes de l'amour, et que l'excès du vin, ou encore l'étonnante action de ces vapeurs que respirent les pythies, nous transportent, comme l'on dit, hors de nous-mêmes ; et je sais mieux encore par mon expérience très certaine, que nos âmes peuvent se former, dans le sein même du temps, des sanctuaires impé-

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nétrables à la durée, éternels intérieurement, passagers quant à la nature ; où elles sont enfin ce qu'elles con- naisseiit ; où elles désirent ce qu'elles sont; où elles se sentent créées par ce qu'elles aiment, et lui rendent lumière pour lumière, et silence pour silence, se donnant et se recevant sans rien emprunter à la matière du monde ni aux Heures. Elles sont alors comme ces calmes étince- lants, circonscrits de tempêtes, qui se déplacent sur les mers. Qui sommes-nous, pendant ces abîmes ? Ils sup- posent la vie qu'ils suspendent...

Mais ces merveilles, ces contemplations et ces extases n'éclaircis'sent pas pour mes yeux notre étrange problème de la beauté. Je ne sais pas attacher ces états suprêmes de l'âme à la présence d'un corps ou de quelque objet qui les suscite.

Phèdre. — O Socrate, c'est que tu veux toujours tout tirer de toi-même!... Toi que j'admire entre tous les hoVnmes, toi plus beau dans ta vie, plus beau dans ta mort, que la plus belle chose visible; grand Socrate, adorable laideur, toute-puissante pensée qui changes le poison en un breuvage d'immortalité, ô toi qui, refroidi, et la moitié du corps déjà de marbre, l'autre encore parlante, nous tenais amicalement le langage d'un dieu, laisse-moi te dire quelle chose a manqué peut-être à ton expérience.

Socrate. — Il est bien tard, sans doute, pour m'en instruire. Mais parle tout de même.

Phèdre. — Une chose, Socrate, une seule t'a fait défaut. Tu fus homme divin, et tu n'avais peut-être nul besoin des beautés matérielles du monde. Tu n'y goûtais qu'à peine. Je sais bien que tu ne dédaignais pas la douceur des campagnes, la splendeur de la ville et ni les eaux vives, ni l'ombre délicate du platane ; mais ce n'étaient pour toi que les ornements lointains de tes méditations, les environs délicieux de tes doutes, le site favorable à tes pas inté- rieurs. Ce qu'il y avait de plus beau te conduisant bien loin de soi ; tu voyais toujours autre chose.

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SocRATE. — L'homme, et l'esprit de l'homme.

Phèdre. — Mais alovs, n'as-tu pas rencontré, parmi les hommes, certains dont la passion singulière pour les formes et les apparences t'ait surpris ?

SocRATE. — Sans doute.

Phèdre. — Et dont l'intelligence pourtant, et les vertus ne le cédaient à aucunes ?

SocRATE. — Certes !

Phèdre. — Les plaçais-tu plus haut ou plus bas que les philosophes ?

SoCRATE. — Cela dépend.

Phèdre. — Leur objet te paraissait-il plus bu moins digne de recherche et d'amour que le tien même ?

SocRATE. — Il ne s'agit pas de leur objet. Je ne puis penser qu'il existe plusieurs Souverain Bien. Mais ce qui m'est obscur, et difficile à entendre, c'est que des hommes aussi purs quant à l'intelligence, aient eu besoin des formes sensibles et des grâces corporelles pour atteindre leur état le plus élevé.

Phèdre. — Un jour, cher Socraie, je parlais de ces mêmes choses avec mon ami Eupalinos.

— Phèdre, me disait-il, plus je médite sur mon art, plus je l'exerce ; plus je pense et agis, plus je souffre et me réjouis en architecte ; — et plus je me ressens moi-même, avec une volupté et une clarté toujours plus certaines.

Je m'égare dans mes longues attentes; je me retrouve par les surprises que je me cause ; et au moyen de ces degrés successifs de mon silence, je m'avance dans ma propre édification ; et j'approche d'une si exacte correspon- dance entre mes vœux et mes puissances, qu'il me semble d'avoir fait de l'existence qui me fut donnée, une sorte d'ouvrage humain.

A force de construire, me fit-il, en souriant, je crois bien que je me suis construit moi-même.

Socrate. — Se construire, se connaître soi-même, sont-ce deux actes, ou non ?

�� � EUPALINOS OU l'architecte 26^

Phèdre. — ... et il ajouta : J'ai cherché la justesse dans les pensées ; afin que, clairement engendrées par la consi- dération des choses, elles se changent, comme d'elles- mêmes, dans les actes de mon art. J'ai distribué mes atten- tions ; j'ai refait l'ordre des problèmes ; je commence par où je finissais jadis, pour aller un peu plus loin... Je suis avare de rêveries, je conçois comme si j'exécutais. Jamais plus dans l'espace informe de mon âme, je ne contemple de ces édifices imaginaires, qui sont aux édifices réels, ce que les chimères et les gorgones sont aux véritables animaux. Mais ce que je pense, est faisable ; et ce que je fais, se rapporte à l'intelligible... Et puis... Ecoute, Phèdre (me disait-il encore), ce petit temple que j'ai bâti pour Her- mès, à quelques pas d'ici, si tu savais ce qu'il est pour moi ! — Où le passant ne voit qu'une élégante chapelle,

— c'est peu de chose : quatre colonnes, un style très simple

— j'ai mis le souvenir d'un clair jour de ma vie. O douce métamorphose ! Ce temple délicat, nul ne le sait, est l'image mathématique d'une fille de Corinthe, que j'ai heu- reusement aimée. Il en reproduit fidèlement les proportions particulières. Il vit pour moi ! Il me rend ce que je lui ai donné...

— C'est donc pourquoi il est d'une grâce inexplica- ble, lui dis-je. On y sent bien la présence d'une per- sonne, la première fleur d'une femme, l'harmonie d'un être charmant. Il éveille vaguement un souvenir qui ne peut pas arriver à son terme ; et ce commencement d'une image dont tu possèdes la perfection, ne laisse pas de poindre l'âme et de la confondre. Sais-tu bien que si je m'abandonne à ma pensée, je vais le comparer à quelque chant nuptial mêlé de flûtes, que je sens naître de moi- même.

Eupalinos me regarda avec une amitié plus précise et plus tendre.

— Oh ! dit-il, que tu es fait pour me comprendre ! Nul plus que toi ne s'est approché de mon démon. Je voudrais

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bien te confier tous mes secrets ; mais, des uns, je ne sau- rais moi-même te parler convenablement, tant ils se dé- robent au langage; les autres, risqueraient fort de t'ennuyer, car ils se réfèrent aux procédés et aux connaissances les plus spéciales de mon art. Je puis te dire seulement quelles vérités, sinon quels mystères, tu viens maintenant d'effleu- rer, me parlant de concert, de chants et de flûtes, au sujet de mon jeune temple. Dis-moi (puisque tu es si sensible aux effets de l'architecture), n'as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d'entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d'autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? — Ce n'est pas leur destination, ni même leur figure générale, qui les animent à ce point, ou qui les réduisent au silence. Cela tient au talent de leur constructeur, ou bien à la faveur des Muses.

— Maintenant que tu me le fais remarquer, je le remarque dans mon esprit.

— Bien. Ceux des édifices qui ne parlent ni ne chantent, ne méritent que le dédain ; ce sont choses mortes, infé- rieures dans la hiérarchie à ces tas de moellons que vomissent les chariots des entrepreneurs, et qui amusent, du moins, l'œil sagace, par l'ordre accidentel qu'ils empruntent de leur chute... Quant aux monuments qui se bornent à parler, s'ils parlent clair, je les estime. Ici, disent-ils, se réunissent les marchands. Ici, les juges déli- bèrent. Ici, gémissent des captifs. Ici, les amateurs de débauche... (Je dis alors à Eupalinos que j'en avais vu de bien remarquables dans ce dernier genre. Mais il ne m'entendit pas)... Ces loges mercantiles, ces tribunaux et ces prisons, quand ceux qui les construisent savent s'y prendre, tiennent le langage le plus net. Les uns aspirent visiblement une foule active et sans cesse renouvelée; ils lui offrent des péristyles et des portiques ; ils l'invitent par bien des portes et par de faciles escaliers, à venir, dans leurs salles vastes et bien éclairées, former des groupes, et

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se livrer à la fermentation des affaires... Mais les demeures de la justice doivent parler aux yeux de la rigueur et de l'équité de nos lois. La majesté leur sied, des masses toutes nues ; et la plénitude effrayante des murailles. Les silences de ces parements déserts sont à peine rompus, de loin en loin, par la menace d'une porte mystérieuse, ou par les tristes signes que font sur les ténèbres d'une étroite fenêtre, les gros fers dont elle est barrée. Tout ici rend des arrêts, et parle de peines. La pierre prononce gravement ce qu'elle renferme ; le mur est implacable ; et cette œuvre, si conforme à la vérité, déclare fortement sa destination sévère...

SocRATE. — Ma prison n'était point si terrible... Il me semble que c'était un lieu terne et indifférent en soi.

Phèdre. — Comment peux-tu le dire !

SocRATE. — J'avoue que je l'ai peu considérée. Je ne voyais que mes amis, l'immortalité, et la mort.

Phèdre. — Et je n'étais pas avec toi !

SocRATE. — Platon n'y était pas non plus, ni Aris- tippe... Mais la salle était pleine. Les murs m'étaient cachés. La lumière du soir mettait la couleur de la chair sur les pierres de la voûte... En vérité, cher Phèdre, je n'eus jamais de prison que mon corps. Mais reviens à ce que te disait ton ami. Je crois qu'il allait te parler des édifices les plus précieux, et c'est ce que je voudrais entendre.

Phèdre. — Eh bien, je poursuivrai.

— Eupalinos me fit encore un magnifique tableau de ces constructions gigantesques que l'on admire dans les ports. Elles s'avancent dans la mer. Leurs bras, d'une blancheur absolue et dure, circonscrivent des bassins assoupis dont ils défendent le calme. Ils les gardent en sûreté, paisible- ment gorgés de galères, à l'abri des enrochements hérissés et des jetées retentissantes. De hautes tours, où veille quel- qu'un, où la flamme des pommes de pin, pendant les - nuits impénétrables, danse et fait rage, commandent le

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large, à l'extrémité écumante des môles... Oser de tels travaux, c'est braver Neptune lui-même. Il faut jeter les montagnes à charretées, dans les eaux que l'on veut enclore. Il faut opposer les rudes débris tirés des profondeurs de la terre, à la mobile profondeur de la mer, et aux chocs des cavaleries monotones que presse et dépasse le vent... Ces ports, me disait mon ami, ces vastes ports, quelle clarté devant l'esprit ! Comme ils développent leurs parties ! Comme ils descendent vers leur tâche i — Mais les merveilles propres à la mer, et la statuaire accidentelle des rivages sont offertes gracieusement par les dieux à l'architecte. Tout conspire à l'effet que produisent sur les âmes, ces nobles établissements à demi-naturels : la présence de l'horizon pur, la naissance et l'effacement d'une voile^ l'émotion du détachement de la terre, le commencement des périls, le seuil étincelant des contrées inconnues ; et l'avidité même des hommes, toute prête à se changer dans une crainte superstitieuse, à peine lui cèdent-ils et mettent- ils le pied sur le navire... Ce sont en vérité d'admirables théâtres ; mais plaçons au-dessus, les édifices de l'art seul l Dussions-nous faire contre nous-mêmes un effort assez difficile, il faut s'abstraire quelque peu des prestiges de la vie,*et de la jouissance immédiate. Ce qu'il y a de plus beau est nécessairement tyrannique...

— Mais je dis à Eupalinos que je ne voyais pas pour- quoi il en doit être ainsi. Il me répondit que la véritable beauté était précisément aussi rare que l'est, entre les hommes, l'homme capable de faire effort contre soi-même, c'est-à-dire de choisir un certain soi-même, et de se l'imposer. Ensuite, ressaisissant le fil d'or de sa pensée : Je viens maintenant, dit-il, à ces chefs-d'œuvre entièrement dus à quelqu'un, et desquels je te disais, il y a un instant, qu'ils semblent chanter par eux-mêmes.

Etait-ce là une parole vaine, ô Phèdre ? Etaient-ce des mots négligemment créés par le discours, qu'ils ornent rapide- ment, mais qui ne supportent pas d'être réfléchis ? — Mais

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non, Phèdre, mais non!... Et quand tu as parle (le pre- mier, et involontairement), de musique à propos de mon temple, c'est une divine analogie qui t'a visité. Cet hymen de pensées qui s'est conclu de soi-même sur tes lèvres, comme l'acte distrait de ta voix ; cette union d'apparence fortuite de choses si différentes, tient à une nécessité admi- rable, qu'il est presque impossible de penser dans toute sa profondeur, mais dont tu as ressenti obscurément la pré- sence persuasive. Imagine donc fortement ce que serait un mortel assez pur, assez raisonnable, assez subtil et tenace, assez puissamment armé par Minerve, pour méditer jus- qu'à l'extrême de son être, et donc jusqu'à l'extrême réalité, cet étrange rapprochement des formes visibles avec les assemblages éphémères des sons successifs ; pense à quelle origine intime et universelle, il s'avancerait ; à quel point précieux il arriverait; quel dieu il trouverait dans sa propre chair ! Et se possédant enfin dans cet état de divine ambi- ■guïté, s'il se proposait alors de construire je ne sais quels monuments, de qui la figure vénérable et gracieuse parti- cipât directement de la pureté du son musical, ou dût communiquer à l'âme l'émotion d'un accord inépuisable, — songe, Phèdre, quel homme ! Imagine quels édifices !... Et nous, quelles jouissances!

— Et toi, lui dis-je, tu le conçois ?

— Oui et non. Oui, comme rêve. Non, comme science.

— Tires-tu quelque secours de ces pensées ?

— Oui, comme aiguillon. Oui, comme jugement. Oui, comme peines... Mais je ne suis pas en possession d'enchaîner, comme il le faudrait, une analyse à une extase. Je m'approche parfois de ce pouvoir si précieux... Une fois, je fus infiniment près de le saisir, mais seule- ment comme on possède, pendant le sommeil, un objet aimé. Je ne puis te parler que des approches d'une si grande chose. Quand elle s'annonce, cher Phèdre, je diffère déjà de moi-même, autant qu'une corde tendue diffère d'elle-même qui était lâche et sinueuse. Je suis tout autre

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que je ne suis. Tout est clair, et semble facile. Alors, mes combinaisons se poursuivent et se conservent dans ma lumière. Je sens mon besoin de beauté, égal à mes res- sources inconnues, engendrer à soi seul des figures qui le contentent. Je désire de tout mon être... Les puissances accourent. Tu sais bien que les puissances de l'âme pro- cèdent étrangement de la nuit... Elles s'avancent, par illusions, jusqu'au réel. Je les appelle, je les adjure par mon silence... Les voici, toutes chargées de clartés et d'erreur. Le vrai, le faux, brillent également dans leurs yeux, sur leurs diadèmes. Elles m'écrasent de leurs dons, elles m'assiègent de leurs ailes... Phèdre, c'est ici le péril ! C'est la plus difficile chose du monde !... O moment le plus important, et déchirement capital!... Ces faveurs surabondantes et mystérieuses, loin de les accueillir telles quelles, uniquement déduites du grand désir, naïvement formées de l'extrême attente de mon âme, il faut que je les arrête, ô Phèdre, et qu'elles attendent mon signal. Et les ayant obtenues par une sorte d'interruption de ma vie (adorable suspens de l'ordinaire durée), je veux encore que je divise l'indivisible, et que je tempère et que j'inter- rompe la naissance même des Idées...

— O malheureux, lui dis-je, que veux-tu faire pendant un éclair ?

— Etre libre. Il y a bien des choses, reprit-il, il y a... toutes choses dans cet instant ; et tout ce dont s'occupent les philosophes se passe entre le regard qui tombe sur un objet, et la connaissance qui en résulte... pour en finir toujours prématurément.

— Je ne te comprends pas. Tu t'efforces donc de retarder , ces Idées?

— Il le faut. Je les empêche de me satisfaire. Je diffère le pur bonheur.

— Pourquoi ? D'où tires-tu cette force cruelle ?

— C'est qu'il m'importe, sur toute chose, d'obtenir de ce qui va être, qu'il satisfasse, avec toute la vigueur de sa

�� � nouveauté, aux exigences raisonnables de -et qui a été. Comment ne pas être obscur ?... Ecoute : j’ai vu, un jour, telle touffe de roses, et j’en ai fait une cire. Cette cire achevée, je l’ai mise dans le sable. Le Temps rapide réduit les roses à rien ; et le feu rend promptement la cire à sa nature informe. Mais la cire, ayant fui de son moule fomenté et perdue, la liqueur éblouissante du bronze vient épouser dans le sable durci, la creuse identité du moindre pétale...

— J’entends ! Eupalinos. Cette énigme m’est transparente ; le mythe est facile à traduire.

Ces roses qui furent fraîches, et qui périssent sous tes yeux, ne sont-elles pas toutes choses, et la vie mouvante elle-même ? — Cette cire que tu as modelée, y imposant tes doigts habiles, l’œil butinant sur les corolles et revenant chargé de fleurs vers ton ouvrage, — n’est-ce pas là une figure de ton labeur quotidien, riche du commerce de tes actes avec tes observations nouvelles ? — Le feu, c’est le Temps lui-même, qui aboHrait entièrement, ou dissiperait dans le vaste monde, et les roses réelles et tes roses de cire, si ton être, en quelque manière, ne gardait, je ne sais comment,, les formes de ton expérience et la solidité secrète de sa raison... Quant à l’airain liquide, certes, ce sont les puissances exceptionnelles de ton âme qu’il signifie, et le tumultueux état de quelque chose qui veut naître. Cette foison incandescente se perdrait en vaine chaleur et en réverbérations infinies, et ne laisserait après soi que des lingots ou d’irrégulières coulées, si tu ne savais la conduire, par des canaux mystérieux, se refroidir et se répandre dans les nettes matrices de ta sagesse. Il faut donc nécessairement que ton être se divise, et se fasse, dans le même instant, chaud et froid, fluide et solide, libre et lié, — roses, cire, et le feu ; matrice et métal de Corinthe.

— C’est cela même ! Mais je t’ai dit que je m’y essaye seulement.

— Comment t’y prends-tu ? c

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— Comme je puis.

— Mais dis-moi comment tu essayes ?

— Ecoute encore, puisque tu le désires... Je ne sais trop comment t'éclaircir ce qui n'est pas clair pour moi-même... O Phèdre, quand je compose une demeure (qu'elle soit pour les dieux, qu'elle soit pour un homme), et quand je cherche cette forme avec amour, m'étudiant à

féer un objet qui réjouisse le regard, qui s'entretienne avec l'esprit, qui s'accorde avec la raison et les nombreuses convenances,... je te dirai cette chose étrange qu'il me semble que mon corps est de la partie... Laisse-moi dire. Ce corps est un instrument admirable, dont je m'assure que les vivants, qui l'ont tous à leur service, n'usent pas dans sa plénitude. Ils n'en tirent que du plaisir, de la douleur, et des actes indispensables, comme de vivre. Tantôt ils se confondent avec lui ; tantôt, ils oublient quelque temps son existence ; et tantôt brutes, tantôt purs esprits, ils ignorent quelles liaisons universelles ils contiennent, et de quelle substance prodigieuse ils sont faits. Par elle, cepen- dant, ils participent de ce qu'ils voient et de ce qu'ils touchent : ils sont pierres, ils sont arbres ; ils échangent des contacts et des souffles avec la matière qui les englobe. Ils touchent, ils sont touchés ; ils pèsent et soulèvent des poids ; ils se meuvent, et transportent leurs vertus et leurs vices ; et quand ils tombent dans la rêverie, ou dans le sommeil indéfini, ils reproduisent la nature des eaux, ils se font sables et nuées... Dans d'autres occasions, ils accumu- lent et projettent la foudre !...

Mais leur âme ne sait pas exactement se servir de cette nature qui est si près d'elle, et qu'elle pénètre. Elle devance, elle retarde ; elle semble fuir l'instant même. Elle en reçoit des chocs et des impulsions qui la font s'éloigner en elle- même, et se perdre dans son vide où elle enfante des fumées. Mais moi, tout au contraire, instruit par mes erreurs, je dis en pleine lumière, je me répète à chaque aurore :

�� � EUPALINOS OU l'architecte 277

« O mon corps, qui me rappelez à tout moment ce tem- pérament de mes tendances, cet équilibre de vos organes, ces justes proportions de vos parties, qui vous font être et vous rétablir au sein des choses mouvantes ; prenez garde à mon ouvrage ; enseignez-moi sourdement les exigences de la nature, et me communiquez ce grand art dont vous êtes doué, comme vous en êtes fait, de survivre aux saisons, et de vous reprendre des hasards. Donnez-moi de trouver dans votre alliance le sentiment des choses vraies ; modérez, renforcez, assurez mes pensées. Tout périssable que vous soyez, vous l'êtes bien moins que mes songes. Vous durez un peu plus qu'une fantaisie ; vous payez pour mes actes, et vous expiez pour mes erreurs : Instru- ment que vous êtes de la vie, vous êtes à chacun de nous l'unique objet qui se compare à l'univers. La sphère tout entière vous a toujours pour centre ; ô chose réciproque de l'attention de tout le ciel étoile ! Vous êtes bien la mesure du monde, dont mon âme ne me présente que le dehors. Elle le connaît sans profondeur, et si vainement, qu'elle se prend quelquefois à le ranger au rang de sqs rêves ; elle doute du soleil... Infatuée de ses fabrications éphémères, elle se croit capable d'une infinité de réalités différentes ; elle imagine qu'il existe d'autres mondes, mais vous la rappelez à vous-même, comme l'ancre, à soi, le navire...

Mon intelligence mieux inspirée ne cessera, cher corps, de vous appeler à soi désormais ; ni vous, je l'espère, de la fournir de vos présences, de vos instances, de vos attaches locales. Car nous trouvâmes enfin, vous et moi, le moyen de nous joindre, et le nœud indissoluble de nos différences : c'est une oeuvre qui soit fille de nous. Nous agissions chacun de notre côté. Vous viviez. Je rêvais. Mes vastes rêveries aboutissaient à une impuissance illimitée. Mais cette œuvre que maintenant je veux faire, et qui ne se fait pas d'elle-même, puisse-t-elle nous contraindre de nous répondre, et surgir uniquement de notre entente !

�� � 278 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais ce corps et cet esprit, mais cette présence invincible- ment actuelle, et cette absence créatrice qui se disputent l'être, et qu'il faut enfin composer ; mais ce fini et cet infini que nous apportons, chacun selon sa nature, il faut à présent qu'ils s'unissent dans une construction bien ordonnée ; et si, grâces aux dieux, ils travaillent de concert, s'ils échangent entre eux de la convenance et de la grâce, de la beauté et de la durée, des mouvements contre des lignes, et des nombres contre des pensées, c'est donc qu'ils auront découvert leur véritable relation, leur acte. Qu'ils se concertent, qu'ils se comprennent au moyen de la matière de mon art ! Les pierres et les forces, les profils et les masses, les lumières et les ombres, les groupements artificieux, les illusions de la perspective et les réalités de la pesanteur, ce sont les objets de leur commerce, dont le lucre soit enfin cette incorruptible richesse que je nomme Perfection. »

SocRATE. — Quelle prière sans exemple !.. Et ensuite ?

Phèdre. — Il se tut.

SocRATE. — Tout ceci sonne étrangement dans ce lieu. Maintenant que nous sommes privés de corps, nous devons assurément nous en plaindre, et considérer cette vie que nous avons quittée, du même œil envieux que nous regardions jadis le jardin des ombres heureuses... Ni les œuvres, ni les désirs ne nous suivent ici ; mais il y a •place pour les regrets.

�� � EUPALINOS OU L ARCHITECTE 279

��AUTRE FRAGMENT

SocRATE. — Je suis encore tout imprégné des propos d'Eupalinos que tu rapportais. En moi-même ils ont réveillé quelque chose qui leur ressemble.

Phèdre. — Tu contenais donc un architecte ?

SocRATE. — Rien ne peut nous séduire, rien nous attirer ; rien ne fait se dresser notre oreille, se fixer notre regard ; rien, par nous, n'est choisi dans la multitude des choses, et ne rend inégale notre dme, qui ne soit, en quelque manière, ou pré-existant dans notre être, ou attendu secrètement par notre nature. Tout ce que nous devenons, même passagèrement, était préparé. Il y avait en moi un architecte, que les circonstances n'ont pas achevé de former.

Phèdre. — A quoi le connais-tu ?

SocRATE. — A je ne sais quelle intention profonde de construire, qui inquiète sourdement ma pensée.

Phèdre. — Tu n'en fis rien paraître, quand nous étions.

SocRATE. — Je t'ai dit que je suis né plusieurs, et que je suis m.ort, un seul. L'enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un seul indi- vidu, celui qui se manifeste et qui meurt. Une quantité de Socrates est née avec m.oi, d'où peu à peu se détacha le Socrate qui était dû aux magistrats et à la ciguë.

Phèdre. — Et que sont devenus tous les autres ?

Socrate. — Idées. Ils sont restés à l'état d'idées. Ils sont venus demander à être, et ils ont été refusés. Je les gardais en moi, en tant que mes doutes et mes contradictions... Parfois, ces germes de personnes sont favorisés par l'occa- sion, et nous voici très près de changer de nature. Nous nous trouvons des goûts et des dons que nous ne soupçon-

�� � 28o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nions pas d*être en nous : le musicien devient stratège, le pilote se sent médecin ; et celui dont la vertu se mirait et se respectait elle-même, se découvre un Cacus caché, et une âme de voleur.

Phèdre. — Il est bien vrai que certains âges de l'homme sont comme des croisements de routes.

SocRATE. — L'adolescence est singulièrement située au milieu des chemins... Un jour de mes beaux jours, mon cher Phèdre, j'ai connu une étrange hésitation entre mes âmes. Le hasard, dans mes mains, vint placer l'objet du monde le plus ambigu. Et les rériexions infinies qu'il me fit faire, pouvaient aussi bien me conduire à ce philosophe que je fus, qu'à l'artiste que je n'ai pas été...

Phèdre. — C'est un objet qui t'a sollicité si diver- sement ?

SocRATE. — Oui. Un pauvre objet, une certaine chose que j'ai trouvée, en me promenant... Elle fut l'origine d'une pensée qui se divisait d'elle-même entre le construire et le connaître.

Phèdre. — Merveilleux objet ! Objet comparable à ce coffret de Pandore où tous les biens et tous les maux étaient ensemble contenus !.. Fais-moi voir cet objet, comme le grand Homère nous fait admirer le bouclier du fils de Pelée !

Socrate. — Tu penses bien qu'il est indescriptible... Son importance est inséparable de l'embarras qu'il me causa.

Phèdre. — Explique-toi plus abondamment.

Socrate. — Eh bien, Phèdre, voici ce qu'il en fut : je marchais sur le bord même de la mer, je suivais une plage sans fin... Ce n'est pas un rêve que je te raconte. J'allais je ne sais où, trop plein de vie, à demi enivré par ma jeunesse. L'air, délicieusement rude et pur, pesant sur mon visage et sur mes membres, m'opposait un héros impal- pable qu'il fallait vaincre pour avancer. Et cette résistance toujours repoussée faisait de moi-même, à chaque pas, un héros imaginaire, victorieux du vent, et riche de forces

�� � EUPALINOS OU l'architecte 28 I

toujours renaissantes, toujours égales à la puissance de l'invisible adversaire... C'est là précisément la jeunesse. Je foulais fortement le bord sinueux, durci et rebattu par le flot. Toutes choses autour de moi étaient simples et pures : le ciel, le sable, l'eau. Je regardais venir du large ces grandes formes qui semblent courir depuis les rives de Libye, transportant leurs sommets étincelants, leurs creuses vallées, leur implacable énergie, de l'Afrique jusqu'à l'Attique, sur l'immense étendue liquide. Elles trouvent enfin leur obstacle, et le socle même de THellas ; elles se rompent sur cette base sous-marine ; elles reculent en désordre vers l'origine de leur durée. Les vagues, à ce point, détruites et confondues, mais ressaisies par celles qui les suivent, on dirait que les figures de l'onde se combat- tent. Les gouttes innombrables brisent leurs chaînes, une poudre étincelante s'élève. On voit de blancs cavaliers sauter par delà eux-mêmes, et tous ces envoyés de la mer inépuisable périr et reparaître, avec un tumulte monotone, sur une pente molle et presque imperceptible, que tout leur emportement, quoique venu de l'extrême horizon, ne saurait gravir... Ici, l'écume, jetée au plus loin par le flot le plus haut, forme des tas jaunâtres et irisés qui crèvent au soleil, ou que le vent chasse et disperse, le plus drôle- ment du monde, comme bêtes épouvantées par le bond brusque de la mer. Mais moi, je jouissais de l'écume naissante et vierge... Elle est d'une douceur étrange, au contact. C'est un lait tout tiède, et aéré, qui vient avec une violence voluptueuse, inonde les pieds nus, les abreuve, les dépasse, et redescend sur eux, en gémissant d'une voix qui abandonne le rivage et se retire en elle-même ; cepen- dant que l'humaine statue, présente et vivante, s'enfonce un peu plus dans le sable qui l'entraîne ; et cependant que l'âme s'abandonne à cette musique si puissante et si fine, s'apaise, et la suit éternellement.

Phèdre. — Tu me fais revivre. O langage chargé de sel, et paroles véritablement marines !

�� � 282 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

SocRATE. — je me suis laissé parler... Nous avons l'éternité pour discourir sur le temps. Nous sommes ici pour épuiser nos esprits, à la manière des Danaïdes.

Phèdre. — L'objet ?

SocRATE. — L'objet gît sur le bord où je marchais, où je me suis arrêté, où je t'ai parlé longuement d'un specta- cle que tu connais aussi bien que moi, mais qui, rappelé dans ce lieu, emprunte une sorte de nouveauté de ce fait qu'il est à jamais disparu. Attends donc, et dans quelques mots, je vais trouver ce que je ne cherchais pas.

Phèdre. — Nous sommes bien toujours sur le rivage de la mer ?

Socrate. — Nécessairement. Cette frontière de Neptune et de la Terre, toujours disputée par les divinités rivales, est le heu du commerce le plus funèbre, le plus incessant. Ce que rejette la mer, ce que la terre ne sait pas retenir, les épaves énigmatiques ; les membres affreux des navires disloqués, aussi noirs que le charbon, et tels que si les eaux salées les avaient brûlés ; les charognes horriblement becquetées, et toutes lissées par les flots ; les herbages élastiques arrachés par les tempêtes aux pâtis transparents des troupeaux de Protée ; les monstres dégonflés, aux couleurs froides et mourantes ; toutes les choses enfin que la fortune livre aux fureurs littorales, et au litige sans issue de l'onde avec le rivage, sont là portées et déportées ; élevées, rabaissées ; prises, perdues, reprises selon l'heure et le jour ; tristes témoins de l'indifférence des destinées, ignobles trésors, et les jouets d'un échange perpétuel comme il est stationnaire...

Phèdre. — Et c'est là que tu as trouvé ?

Socrate. — Là même. J'ai trouvé une de ces choses rejetées par la mer ; une chose blanche, et de la plus pure blancheur ; pohe, et dure, et douce, et légère. Elle brillait au soleil, sur le sable léché, qui est sombre, et semé d'étin- celles. Je la pris ; je soufflai sur elle ; je la frottai sur mon manteau, et sa forme singulière arrêta toutes mes autres

�� � EUPALINOS OU l'architecte 283

pensées. Qui t'a faite ? pensais-je. Tu ne ressembles à rien, et pourtant tu n'es pas informe. Es-tu le jeu de la nature ; ô privée de nom, et arrivée à moi, de par les dieux, au milieu des immondices que la mer a répudiées cette nuit ?

Phèdre. — De quelle grandeur était cet objet ?

SocRATE. — Gros à peu près comme mon poing.

Phèdre. — Et de quelle matière ?

SocRATE. — De la même matière que sa forme : matière à doutes. C'était peut-être un ossement de poisson bizar- rement usé par le frottement du sable fin sous les eaux ? Ou de l'ivoire taillé pour je ne sais quel usage, par un artisan d'au-delà les mers ? Qui sait ?... Divinité, peut- être, périe avec le même vaisseau qu'elle était faite pour préserver de sa perte ? Mais qui donc était l'auteur de ceci ? Fut-ce le mortel obéissant à une idée, qui, de ses propres mains poursuivant un but étranger à la matière qu'il attaque, gratte, retranche, ou rejoint ; s'arrête et juge ; et se sépare enfin de son ouvrage, — quelque chose lui disant que l'ouvrage est achevé ?.. Ou bien, n'était-ce pas l'œuvre d'un corps vivant, qui, sans le savoir, travaille de sa propre substance, et se forme aveuglément ses organes et ses armures, sa coque, ses os, ses défenses ; faisant participer sa nourriture, puisée autour de lui, à la construction mystérieuse qui lui assure quelque durée ?

Mais, peut-être, ce n'était que le fruit d'un temps infini... Moyennant l'éternel travail des ondes marines, le fragment d'une roche, à force d'être roulé et heurté de toutes parts, si la roche est d'une matière inégalement dure, et ne risque à la longue de s'arrondir, peut bien prendre quelque apparence remarquable. Il n'est pas entièrement impos- sible, un morceau de marbre ou de pierre tout informe étant confié à l'agitation permanente des eaux, qu'il en soit retiré quelque jour, par un hasard d'une autre espèce, ^et qu'il affecte maintenant la ressemblance d'Apollon. Je veux dire que le pêcheur qui a quelque idée de celte face

�� � 284 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

divine, le reconnaîtra sur ce marbre tiré des eaux ; mais quant à la chose elle-même, le visage sacré lui est une forme passagère d'entre la famille des formes que l'action des mers lui doit imposer. Les siècles ne coûtant rien, qui en dispose, change ce qu'il veut en ce qu'il veut.

Phèdre. — Mais alors, cher Socrate, le travail d'un artiste, quand il fait immédiatement, et par sa volonté suivie, un tel buste (comme celui d'Apollon), n'est-il pas, en quelque sorte, le contraire du temps indéfini ?

Socrate. — Précisément. Il en est le contraire même, comme si les actes éclairés par une pensée abrégeaient le cours de la nature ; et l'on peut dire, en toute sécurité, qu'un artiste vaut mille siècles, ou cent mille, ou bien plus encore ! — C'est dire qu'il eût fallu ce temps presque inconcevable, à l'ignorance ou au ha<^.ard, pour amener aveuglément la même chose que notre homme excellent a accomplie en peu de jours. Voilà une étrange mesure pour les œuvres !

Phèdre. — Tout à fait étrange. C'est un grand malheur que nous ne puissions guère nous en servir... Mais, dis-moi, que fis-tu avec cette chose dans ta main ?

Socrate. — Je demeurai quelque temps et la moitié d'un temps, à la considérer sous toutes ses faces. Je l'inter- rogeai sans m'arrêter à une réponse... Que cet objet singulier fût l'œuvre de la vie, ou celle de l'art, ou bien celle du temps et un jeu de la nature, je ne pouvais le distinguer... Alors, je l'ai tout à coup rejeté à la mer.

Phèdre. — L'eau rejaillit, et tu te sentis soulagé.

Socrate. — L'esprit ne rejette pas si facilement une énigme. L'âme ne se remet pas au calme aussi simplement que la mer... Cette question qui venait de naître, ne man- quant de subsides, ni de résonnance, ni de loisir, ni d'espace, dans mon âme, commença de croître, et pendant des heures, m'exerça. J'avais beau respirer délicieusement, et laisser se réjouir mes regards des brillantes beautés de

�� � EUPALINOS OU l'architecte 285

l'étendue, toutefois je me sentais le captif d'Une pensée. Mes souvenirs l'alimentaient d'exemples, qu'elle essayait de tourner à son avantage, je lui présentais mille choses, car je n'étais pas encore, en ce temps-là, si expert dans l'art de réfléchir et de me leurrer, que je pressentisse ce qu'il fallait et ce qu'il ne fallait pas exiger d'une vérité trop jeune encore, et trop délicate pour supporter toutes les rigueurs d'un long interrogatoire...

Phèdre. — Voyons un peu cette vérité si fragile.

SocRATE. — Je n'ose guère t'en offrir l'amusement...

Phèdre. — Mais c'est toi qui l'as proposé !

SocRATE. — Oui. Je la croyais plus honorable à expo- ser... Mais à mesure que je m'approche, et me trouvant tout près de la dire, la pudeur me saisit, et je ressens quelque vergogne à te faire connaître cette naïve produc- tion de mon .îge d'or.

PAUL VALÉRY

�� �


PIGEON VOLE




Quand la demoiselle bien née,
Pivoine, ne veut rien savoir
Elle serre fort ses pétales.

Pigeon vole ! Ame sur parole
Prisonnière, le coup, s’il part
Nous délivre de nos serments.

Sans jumelles allons voir l’âme
Des suicidés-pour-rire.
Des suicidés-pour-rire. Dame
Au lieu d’attendre une parole
De ce coquillage muet obstinément
Que n’exigèrent-ils de vous le tendre gage !




AUTOMNE




Tu le sais, inimitable fraise des bois

Comme un charbon ardente aux doigts de qui te cueille
Leçons et rires buissonniers
Ne se commandent pas.

Chez le chasseur qui la met en joue
L’automne pense-t-elle susciter l’émoi
Que nous mettent au cœur les plus jeunes mois ?

Blessée à mort, Nature,
Et feignant encor
D’une Eve enfantine la joue
Que fardent non la pudeur mais les confitures
Ta mûre témérité
S’efforce de mériter

La feuille de vigne vierge.



LE HAMAC




Au fond du ciel, non de la mer,
Prise aux filets que tu tendis,
Si, pour des raisons qui m’échappent,
Tu m’en veux, ondine de l’air.
De t’offrir nue au paradis,
Ne vas emprunter une écharpe
A cet azur d’avril en herbe.

Poissons ! du printemps messagers
Comme jadis les hirondelles

Tes pieds méprisants pour mes gerbes
Où se cache un cœur sans danger,
Gracieuse, bercent le ciel

Car le sommeil au fond du lac
S’agite comme en un hamac.


RAYMOND RADIGUET
UN ROI

��« Je trouve en moi une loi de rébellion et d'intempérance. »

(S: Paul.)

��Ils se plaignaient, et, comme d'habitude, je les écoutais sans rien dire. Il y avait là, sous le bombardement, dans une cave obscure, douze Limousins de trente à quarante ans ; des révolutionnaires évidemment, se méfiant, surtout^ de toute parole pour excuser la guerre ; mais bonnes gens avec moi, leur lieutenant, leur camarade d'enfance et leur voisin des champs.

— « Et toi, Martelou ? » dis-je à un grand sec, fichu comme un épouvantail, toujours muet mais qui, depuis une heure, faisait des confidences à son bidon. Martelou est un ancien maçon de Paris, aujourd'hui petit proprié- taire au Maisonnieux.

— « Bah ! dit-il, la guerre, c'est pas plus râpant que le reste ; je ne gobe pas toutes leurs histoires, mais je m'en fous. Sociales et Bourgeois, je les emmerde tous. C'est tous des types de société. Qu'on me laisse tout seul, je ne demande que ça, moi. Je suis comme vous, mon lieute- nant ; je me suffis à ruminer dans mon coin, et si vous êtes instruit, j'ai ma gnole.

Pour sûr que le jour où ça sera fini, je retrouverai Le Maisonnieux avec plaisir. Je m'y assomme pourtant. Mais il y a de bonnes heures. Vous savez, surtout quand vient l'hiver. Vous connaissez ma baraque, hein ? dans le

19

�� � 290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pli de la montagne, après bien deux lieues de landes et de bois ? J'aime quand il fait ces temps mouillés, pas très froids, mais bas, bas, et qu'on voit pourtant les monts de la Creuse tout noirs au bout de la vallée. Et puis, il n'y a pas de bavards par là, et, ces jours, pas même un oiseau qur parle. — Alors, vers le matin, je sors travailler un peu ; je cure les rigoles, parce que le pré descend raide, vous savez, devant chez moi ; j'arrange la « pêcherie », qui est glacée ; il y a des gouttes qui tombent dans le taillis ; ça me fait bon ; alors je rentre à la maison ; je me fous près d'une flambée, et j'allume la pipe, hein ? — Puis, j'ai tiède, et puis je somnole, et j'entends que les bêtes sommeillent aussi, bien au chaud, dans l'étable, et la maison dort, et il y a que l'e feu qui bouge-.

Alors, je vais vous dire, je commence par manger Ta soupe, hein ^ la « bréjaude » avec des choux verts, et puis, par là-dessus, j'avale un verre de vin brûlant ; et puis je vas me coller contre la fenêtre avec un bol de châtaignes et l'eau-de-vie. Alors il faut voir le pays. Il tombe de côté, il ne tient plus sur ses pattes, il est saoul quoi ? et c'est som- bre, tout sombre, et le brouillard se traîne partout, et les monts de la Creuse, ils sont violets^ et ils s'approchent, ils s'approchent, ils bouchent la vallée, et puis la pluie com- mence, et on est seul, on est seul ! C'est épatant ! — Alors je me rappelle, comme ça, quand j'étais maçon, et je vois Ta grande ville avec des échafaudages, des rues... et puis des copains qui gueulent ; et puis ils veulent tuer celui-ci et celui-là ; moi, je m'en fous, mais je sens la rogne qui monte. Et puis je revois les femmes dé là-bas, de Paris quoi ? Et puis tant plus que je cognerais bien les copains, tant plus que je vois les femmes faire les paillardes.

Alors, mon lieutenant, ça devient épatant d^'ètre seul, là, dans le Maisonnicux, par ce cochon de temps ; ça me plaît, moi, la bicoque toute chaude et toute noire, avec le grand pieu d'ans le coin. Et j'entends la pluie, et tant plus que ça pisse, tant plus que ça me va. J'empoigne la bouteille, hein ?

�� � UN ROI 291

et je la vide. Alors il y a le vent qui se déchaîne, et puis qui hurle. Je me lève, je fous un coup de pied dans la porte de la cuisine, et il y a la Valérie, hein ? elle sait ce que ça veut dire, et qu'il n'y a pas à barguigner. C'est une belle putain, vous savez. Et pour un gros derrière blanc, il n'y a qu'elle. Je la paye, mais il faut qu'elle me passe le caprice. Est-ce que je sais, d'ailleurs ? Il y a les bestiaux qui se mettent, sur le coup, à beugler, à bêler, à tirer sur la corde; les cochons poussent la cabane avec le nez ; on dirait une maison de fous ; et je t'empoigne la garce, et je te la fesse, et je te la fesse pour tout le monde, et pour le bourgeois, et pour le socialo... Est-ce qu'on ne me foutra pas la paix ? Je veux être seul, moi ! Et je cogne, et je te la pose sur le lit, et tant plus que tout le monde me dégoûte, et tant plus que les bestiaux gueulent de peur, et tant plus qu'à la fenêtre je vois le pays qui fout le camp, tant plus que ça m'excite à la baiser, la vache ! »

Ah ! sacré Martelou ! Vieux frère, va !

LOUIS DEMONTS

�� � RÉCIT DU NAUFRAGE DE LA « VILLE DE SAINT-NAZAIRE »

��J’étais parti de New-York, le 6 mars 1897, vers une heure et demie de l’après-midi, avec beau temps. Dans la nuit du 6 au 7, le temps est devenu mauvais et le devint de plus en plus dans la journée du 7, grains très violents du N.-E., horizon clair entre les grains ; la mer était très grosse mais le navire, peu chargé, n’embarquait pas beaucoup d’eau, il roulait quelquefois très fort.

Vers 6 heures, un coup de roulis plus fort que les autres, fit faire cuiller au navire, qui embarqua, tribord et abord une assez grande quantité d’eau, dont une partie passa par les grillages des chaufferies. Au coup de roulis, les plaques du parquet s’étant déplacées, les chauffeurs noirs furent pris de panique, surtout en voyant l’eau qui était tombée dans les chaufferies. Ils montèrent dans le poste, où le chef mécanicien fut obligé de les menacer pour les faire redescendre à leur poste. Ce qu’ils firent, mais lentement. Pendant ce temps, la pression était tombée et il n’y eut plus la possibilité de la relever ensuite.

Le chef mécanicien n’est venu me prévenir, sur la pas- serelle, de tout ce qui venait de se passer, qu’après le ral- liement complet de son personnel et la mise en fonction des pompes, en me disant que le navire roulait beaucoup rop fort pour qu’on pût bien pomper.

Je pris alors la cape sur bâbord, mais le navire venait dans le vent malgré la barre, par suite du ralentissement d^s machines. J’aurais pris de préférence la cape sur tribord,

�� � NAUFRAGE DE LA « VILLE DE SAINT-NAZAIRE » 293

mais le paquebot n'y pouvait tenir. En effet la machine de bâbord, qui ne fonctionnait plus que lentement, ne pou- vait vaincre la résistance du vent qui venait de la hanche bâbord. Et ce vent était si violent qu'il n'était pas posible de ramener le navire sur tribord avec une machine mar- chant bâbord avant lentement et l'autre marchant AR. Force fut donc de prendre la cape à bâbord, ce n'était du reste qu'une allure momentanée pour permettre de pomper l'eau des chaufferies. Je comptais ensuite reprendre ma route. Cette manœuvre terminée je descendis dans la machine où je vis qu'une certaine quantité d'eau roulait dans la chauf- ferie, et que les pompes étaient en marche, mais l'eau ne diminuait pas et d'autre part la pression tombait au point que les machines stoppèrent d'elles-mêmes pendant que j'étais auprès. Le navire resta alors en travers au vent et à la mer. Nous n'avions plus qu'à essayer de pomper l'eau des chauf- feries avec la pression qui nous restait et les autres moyens en notre pouvoir ; ce que nous avons fait sans obtenir après toute une nuit de fatigue aucun résultat.

J'ai laissé le premier lieutenant et un homme toute la nuit sur la passerelle avec mission de surveiller l'horizon et, si un navire venait en vue, de lui faire des signaux de détresse avec des bombettes ; malheureusement aucun navire n'a été en vue et je n'ai pas voulu brûler au hasard, sans savoir si elles seraient aperçues, mes bombettes dont la pro- vision était très restreinte ; j'ai préféré ne m'en servir qu'à coup sûr en présence d'un navire... Nous en possédions une boîte de 24 incomplète ; il en restait, je crois, une douzaine ; du reste ces bombes ne se voient pas de très loin. Nous en avions essayé dans le début du voyage et elles n'avaient donné qu'une traînée lumineuse très faible et pas de détonation en l'air. D'autres expériences à bord ont donné le même résultat ; nous les aurions brûlées à longue distance en pure perte.

Tous les marins savent que sur les paquebots les voiles

�� � 294 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ne sont qu'un accessoire des machines et qu'elles n'auraient même pas fait gouverner le paquebot surtout par le temps qu'il faisait ; sans compter que, rempli d'eau comme il était, je ne serais jamais parvenu à établir les voiles. Elles auraient été enlevées en peu de temps.

On avait préparé des vivres dans six grands canots ; malheureusement quatre ont été défoncés le long du bord et perdus avec les vivres qui y étaient accumulés. La baleinière et le troisième petit canot ne devaient pas nous servir au sauvetage et n'avaient pas été pourvus ; ce n'est qu'au moment de s'en servir que l'on a embarqué quelques litres d'eau dans des bidons et des pains avec des comes- tibles : saucissons, jambons, etc..

Je n'ai pas toujours été d'accord avec le commissaire à propos des vivres et j'ai souvent soupçonné le commissaire de majorer le nombre des repas sur les bons pour faire paraître ses gestions meilleures ; je lui en ai fait quelque- fois le reproche, qu'il prit le plus souvent de très haut ; surtout quand il avait bu un peu plus que de raison, ce qui lui arrivait quelquefois. Quant aux demandes de réparation des emménagements et delà machine, je fis sou- vent des observations comme j'en avais le devoir, puisque j'étais là pour prendre les intérêts de la Compagnie, tout en approuvant les demandes pour réparations nécessaires. De tout cela vient cette accusation de m'être montré toujours de mauvaise humeur quand on venait me trouver. En somme il n'y a jamais eu d'altercation entre mes offi- ciers et moi, excepté avec le premier second capitaine qui était loin de me donner satisfaction dans son service. Et cependant je ne passe pas pour un homme très difficile comme capitaine ; il y a assez de gens à la Compagnie qui ont navigué sous mes ordres pour en témoigner. Du reste, des mouvements d'humeur arrivent à tout le monde surtout à ceux qui ont de la responsabilité.

�� � NAUFJIAGE DE LA « VILLE DE SAINT-NAZAIRE )) 295

Nous voilà donc tous dans les embarcations. Je fis voir la direction dans laquelle il fallait se diriger et les quatre canots naviguèrent à l'aviron et de conserve toute l'après- raidi.

Il faut avoir passé par une épreuve pareille pour se rendre compte des tristes impressions qui étreignent le cœur d'cm capitaine quand il se voit obligé d'abandonner son navire à la fureur des flots. Le sentiment d'une responsabilité énorme dans la sauvegarde des existences qui se sont con- fiées à lui, absorbe toute ;sa pensée et le torture :sains cesse en lui donnant la crainte de ne pas prévoir toutes les petites circonstances propres à assurer le salut de ceux dont les yeux suppliants sont tournés vers lui. Mais dans ces tristes conjonctures les devoirs d'un Capitaine sont tellement mul- tiples, qu'il en oublie forcément quelques-uns. J'estime que le premier de tous est d'inspirer la confiance qui fait sup- porter tous les maux avec résignation.

A la tombée du jour, chaque canot avait installé ses toiles. Les deux grands canots qui étaient bien armés avec une vm- lure complète, une boussole et autres accessoires, avaient la chance d'arriver à terre plus vite que ma baleinière et que le troisième petit canot qui n'avaient qu'une demi-voiluTe chacun, sans boussole ni gouvernail. Ces deux derniers canots étaient les plus mal partagés à tous les points de vue, non seulement pour l'armement, mais aussi pour les vivres, car ils ne devaient primitivement pas nous servir dans l'abandon du paquebot et n'avaient pas été approvisionnés. Ce n'est qu'après que les grands canots de bâbord eurent été démolis le long du navire par la mer et par le roulis, que nous fûmes forcés de penser pour notre sauvetage à ces petites embarcations. Nous jetâmes donc dedans, au dernier moment, le plus àe vivres que nous pûmes, tels que pain, saucisson, jambons, andouilles, plus un bidon d'une vii>g- taine de litres d'eau, le seul récipient que nous pûmes trouver dans la hâte à laquelle nous obligeait la disparition imminente du paquebot.

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Le troisième canot, armé avant la baleinière, avait reçu, en dehors des autres vivres, par les soins du maître d'hôtel qui devait s'y embarquer, pas mal de bouteilles de vin, de cognac, de Champagne, etc.. et je pense que cette abon- dance de liquides alcoolisés fut la raison pour laquelle on n'en eût jamais de nouvelles. Car, qui pourrait dire si, s'abandonnant au désespoir de ne pas apercevoir la terre, les hommes qui montaient cette embarcation, ne burent pas plus que de raison. L'ivresse qui noie la conscience, adoucit toujours le passage de vie à trépas, en effaçant toute sensation douloureuse. Ce fut probablement pour eux un moyen de mourir sans souffrir, mais ce fut aussi sans doute la cause de leur mort, car s'ils avaient lutté de sang-froid, le salut était peut-être pour eux comme pour nous au bout de leurs souffrances.

Les quatre embarcations naviguèrent donc de conserve jusqu'à la tombée du jour et ce n'est qu'au crépuscule qu'elles se perdirent de vue ; les deux grands canots étaient placés devant avec une boussole pour se diriger, les deux petits canots derrière ceux-ci et n'ayant comme guide que l'étoile polaire, quand les nuages capricieux ou la brume traîtresse voulaient bien la laisser apparaître aux yeux de ceux qui les montaient. Dans le courant de la nuit, jusque vers minuit, il nous fut donné d'apercevoir deux fois les feux de ralliement du canot Berry. Ces feux, à leur appa- rition, étaient pour nous des lueurs d'espérance et nous nous demandions si ce n'étaient pas les feux d'un navire sau- veur envoyé tout exprès par la Providence pour nous recueillir. Mais hélas ! ils s'éteignaient et leurs dernières étin- celles emportaient avec elles nos dernières lueurs d'espoir. Alors, un silence de mort régnait parmi nous.

Après minuit, aucun feu ne vint frapper nos regards déses- pérés et à partir de ce moment, nous eûmes tous la conviction que notre baleinière naviguait maintenant séparée des trois autres embarcations, et ce fut à ce moment que les senti- ments de tristesse et de désespoir commencèrent à se mani-

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fester chez plusieurs de mes compagnons d'infortune ; tant qu'ils sentirent que la baleinière était dans le voisinage des grands life-boats, la confiance dans le salut ne cessa de régner, mais quand ils eurent acquis la certitude que notre frêle esquif, constamment rempli à moitié par les vagues, ne pouvait même plus, en cas de submersion com- plète, compter sur le secours des autres canots, les lamen- tations les plus tristes sortirent de leur bouche, et il devint difficile de leur donner la confiance qui soutient le courage. Malgré ce désespoir, qui finit d'ailleurs par s'apaiser et par faire place peu à peu à la somnolence de la fiitigue, cette première nuit se passa sans que nous ayons trop à nous plaindre. Nous avions navigué à la voile toute la nuit, la mer n'était pas trop grosse (ce qui ne l'empêchait pas d'em- barquer fréquemment), et la brise, très maniable pour une demi-voilure, nous avait fait faire assez de cliemin pour me donner l'espoir, si le temps continuait ainsi, d'atteindre la terre à la fin de la journée. Malheureusement, au lever du soleil, le vent de N.-E. recommença de plus belle à souffler et nous gêna beaucoup. Nous tînmes pourtant bon, vent arrière jusqu'à lo heures; mais à ce moment la mer était devenue si grosse, que cette allure devenait dangereuse et que les lames embarquaient à bord de notre pauvre balei- nière en la remplissant sans cesse à moitié, ce qui fait qu'elle n'était guère élevée au-dessus de l'eau, par l'arrière, que d'une vingtaine de centimètres. Nous préférâmes alors perdre un peu de chemin et ne pas risquer d'être engloutis par une de ces grosses lames qui déferlaient sur nous avec un fracas épouvantable et qui arrachaient des cris de détresse à la plupart de mes compagnons, surtout à la pauvre femme de chambre, qui en avait des crises nerveuses épouvanta- bles. Nous prîmes donc la cape debout au vent en filant, comme ancre de salut, nos avirons amarrés en drome. Cette allure nous permettait de vider notre baleinière plus facilement et ne nous était pas défavorable comme direc- tion de dérive, car le vent de N.-E., portant à terre, nous

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entraînait très lentement vers 'elle. L'inconvénient qui en a résulté est la perte de six milles environ, mais nous avions échappé à la mort certaine.

Vers une heure de l'après-midi, le vent souffla moins fort, et la mer déferla beaucoup moins. Nous en profitâmes sans retard pour reprendre notre route dans la direction de la terre : nous renti'àmes notre ancre flottante et la voile fut hissée tout en haut, ainsi que le foc qui nous permet- tait de gouverner la baleinière, bien mieux qu'avec un simple aviron de queue, — travail très dur et très pénible, auquel il me fallait porter toute mon attention, car je devais perdre le moins possible de chemin et m'appliquer sans cesse à atténuer les embardées ou crochets à droite et à gauche. Nous pûmes conserver cette allure, malgré que le vent et Ja mer fussent encore très forts ; ceux-ci pour- tant diminuaient au fur et à mesure que nous avancions ; au point que, vers 4 heures, le temps était devenu maniable et que nous étions bien plus tranquilles ; les lames n'embarquaient presque plus dans la baleinière, ce qui donnait un peu de répit aux hommes chargés de la vider. Puis, avec le temps maniable, l'espoir était revenu; cela se lisait sur tous les visages, car nous marchions vite et bien sur la terre. La position du soleil, lequel apparais- sait de temps à autre, m'en donnait la certitude. D'après mon estime du chemin parcouru, je comptais bien l'aper- cevoir avant la nuit ; l'horizon était très clair, nous devions la voir de très loin. Cet espoir ranimait tous les

��courages.

��Vers 5 heures du soir, la mer et le vent n'étaient plus bien forts; du vent, il ne restait plus qu'une légère brise faisant filer environ deux nœuds à l'embarcation, et de la mer qu'une forte houle, très longue, sur laquelle notre baleinière montait, comme un oiseau sur la lame. Je voyais le moment approcher où il faudrait reprendre les avirons, car le vent tombait toujours de plus en plus, et dans cette prévision, j'engageai mes hommes à prendre un

�� � NAUFRAGE DE LA « VILLE DE SAINT-NAZAIRE » 2<^$

peu de nourriture. Nous grignotâmes les bribes de pain détrempé d'eau de mer qui nous restaient, avec quelques parcelles de saumon et de jambon ; mais tout cela étant salé, nous ne pûmes en manger qu'une ou deux bouchées, qui eurent encore beaucoup de mal à passer dans notre estomac, car nous n'avions plus rien à boire. Les quelques litres d'eau que nous avions pu emporter avaient été consommés dans le courant de la journée ; il ne restait plus comme ressource que l'eau salée, dont plusieurs de mes compagnons usèrent, et abusèrent même, et qui leur causa des hallucinations. Nous étions donc occupés à nous restaurer ainsi médiocrement., quand, vers 5 heures, au mociient où notre embarcation se trouvait sur la crête d'une grosse lame, j'aperçus fort distinctement une bande grise à l'horizon : il n'y avait pas de doute, c'était bien la terre. Tous mes compagnons se mirent à regarder et furent bien convaincus que c'était elle. Au même instant, le lieutenant Hébert qui était monté sur la plate-forme de l'avant, s'écrie : « Un navire à voiles droit devant. » Tous les yeux se dirigèrent vers la direction indiquée, et virent en effet à une grande dis- tance un -navire, dont on distinguait très bien la voilure. Malgré cet espoir, je doutai fort que ce navire pût apercevoir notre pauvre petite embarcation, qui ne devait lui appa- raître que comme un point minuscule à l'horizon. Dans la direction du navire, on n'apercevait aucune bande de terre, car celle que l'on voyait se trouvait dans la direc- tion du N.-O., c'est-à-dire faisait avec la direction de notre route (à peu près l'Ouest), un angle de quatre quarts environ (46*). La question de savoir si nous devions con- tinuer à courir sur le navire, ou bien nous diriger sur la terre, fut agitée. Les uns, qui croyaient reconnaître que le navire avait le cap sur nous, optèrent pour continuer la même route ; les autres (je fus de ceux-là) apercevant la terre relativement peu éloignée, se dirent avec raison qu'il valait mieux se diriger vers elle, puisqu'on était sûr de

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l'atteindre à un moment donné, tandis qu'au contraire le navire se déplaçait sans que rien prouvât que c'était vers nous. Malgré le dire de quelques-uns, il était certainement imprudent de se mettre à la poursuite d'un navire, quand on avait la terre à une dizaine de milles (distance évaluée, mais sans doute fortement erronée). Il fut dont décidé à la majorité que nous continuerions à naviguer vers la terre. Mais presque aussitôt la nuit vint et le vent se calma tout à fait, ce qui nous força, pour continuer notre route, à nous servir de nos avirons. Tout le monde avait repris courage et tous ramaient avec énergie, dans l'espoir d'atteindre la terre en peu de temps. A la tombée du jour, le temps qui était clair, m'avait permis de prendre un angle de route d'après la Polaire, qui paraissait très bien, ainsi que presque toutes les étoiles. Nous naviguions donc, avec l'espoir dans le cœur, quand tout à coup, le temps, de clair qu'il était, devint subitement brumeux et cacha à nos yeux les étoiles qui servaient à nous diriger. Un moment de stupeur s'empara de nous, mais aussitôt nous reprîmes le dessus et nous tînmes ce raisonnement : puis- que nous ne pouvons plus nous diriger à cause de la brume qui nous cache les étoiles, que le temps est calme et la mer belle, nous allons en profiter pour sommeiller un peu et nous reposer des fatigues endurées depuis la veille. Si le temps vient à s'éclaircir, nous continuerons notre route. Nous allions donc nous étendre, après avoir désigné l'un de nous pour veiller, quand le Commissaire Lejeune s'écria, en regardant derrière nous : « Oh ! voyez donc comme c'est bizarre, on dirait la terrasse d'un casino tout illuminée. » Tous les regards, y compris le mien, se por- tèrent dans la direction indiquée et virent vaguement, en effet, la silhouette d'un casino précédée d'un vaste jardin et entourée d'arbres immenses ; entre chaque arbre apparais- saient de grandes caisses à fleurs ; on eût dit des lauriers- roses. Les arbres étaient réunis entre eux par une corde à laquelle étaient suspendus des lampions allumés, dont on

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n'apercevait que la lueur vacillante. La façade elle-même était illuminée de quelques points dont on n'apercevait que les lueurs vagues.

Tout à coup, tout disparaissait, puis reparaissait pres- que instantanément. C'étaient les hallucinations qui com- mençaient. Je m'expliquais très bien la cause de cette pre- mière ; la voici : c'était tout simplement un banc de brume dont les couches étaient plus ou moins éclairées par les étoiles, très brillantes à ce moment, et qui don- naient l'illusion de lampions suspendus. Les rayons lumi- neux traversant les couches de brume en sens divers, formaient des parties sombres et des parties éclairées ; les parties sombres représentaient les branches d'arbres. Plu- sieurs de mes compagnons eurent peur de cette vision et crurent que c'était d'un mauvais augure pour notre sauve- tage. Je les rassurai de mon mieux en leur donnant l'expli- cation que je viens de décrire ici et qui est certainement la meilleure. Leur frayeur parut alors se dissiper, et comme le temps était toujours calme, ils se couchèrent dans le fond de l'embarcation. Ne voulant laisser à personne le soin de veiller, je restai assis sur la banquette pour attendre moi-même les événements, de façon à pouvoir profiter immédiatement d'une éclaircle s'il s'en produisait une. Mais comme j'étais exténué d'avoir tenu depuis la veille l'aviron qui me servait de gouvernail, je m'en- dormis appuyé sur cet aviron. J'estime qu'il y avait environ une demi-heure que je sommeillais ainsi, quand tout à coup je fus réveillé par le bruit du vent et de la mer. Après avoir secoué la torpeur causée par le sommeil, j'observai le ciel et l'horizon, afin de m'orienter, et de reconnaître la direction de cette brise intempestive qui ronflait si fort en soulevant les vagues. Je reconnus de suite, par la position de la polaire, que le vent soufflait de rOuest, de toutes les directions, la plus défavorable à notre route. En faisant cette constatation, j'eus un moment d'abattement dont aucun de mes compagnons heureuse-

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ment ne s'aperçut. Je laissai seulement échapper cette phrase, qui ne fut entendue que du chef mécanicien : « Ah ! nous sommes propres avec cela. » Et ce fut tout. Je fis lever tout le monde et reprendre les avirons pour nous tenir debout au vent et à la lame. Que se passa-t-il à ' ce moment dans le cœur de mes compagnons ? Je ne pouvais observer leurs visages à cause de l'obscurité, mais au silence qui régnait dans le canot, j'ai lieu de croire que de grandes angoisses les étreignaient ; ils se disaient sans doute que s'il fallait reprendre les rames pour faire tête au vent et à la mer, c'est que ces deux éléments nous poussaient dans une direction mauvaise qui nous éloignait de la terre promise, entrevue quelques instants avant. Je dois avouer qu'à ce moment, je fus un peu découragé ; mais il fallait surmonter immédiatement et à tout prix cette faiblesse et remonter le courao"e des rameurs afin qu'ils ne lâchent pas leurs avirons et n'aillent pas nous faire rouler par la mer.

La veille, en abandonnant le paquebot à son triste destin, j'avais réglé le service de la nage, de façon à ce que tout le monde y passe à son tour et puisse se reposer une heure et demie après une heure de nage. Tout le monde fut désigné : chef mécanicien, lieutenant, commissaire, fous prirent régulièrement les rames, comme la justice l'ordonnait. Pour moi, je devais rester à mon aviron gou- vernail ; car seul, je savais m'en servir efficacement pour tenir l'embarcation en bonne direction (il fallait que j'y restasse forcément). J'appelai donc les gens de service de nage à leur poste, et pour ne pas les décourager, je fus obligé de mentir en leur disant que la direction du vent était bonne, mais que la mer étant trop grosse pour navi- guer à la voile, il était nécessaire de tenir notre embarca- tion debout à la lame, pour ne pas qu'elle nous roule et nous noie en un clin d'œil. Ils le crurent, n'ayant pas le moyen de contrôler mon dire, et ils se mirent à nager, sans se douter un seul instant que le vent d'Ouest nous entrai-

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nait au large et nous faisait perdre en grande partie le chemin que nous avions fait dans la bonne direction. Le lendemain matin, quand le jour parut, tous les 3^eux explorèrent l'horizon, pour s'assurer si la terre aperçue la veille, était encore en vue. Comme on ne distinguait plus rien, je vis l'inquiétude se peindre sur les physionomies, et l'effroi qui s'était emparé de la plupart d'entre eux, don- nait déjà à leurs yeux l'expression de la folie. Heureuse- ment qu'au lever du soleil, le vent changea de direction en mollissant un peu, ce qui eut pour effet de faire tomber la mer. Le N-ent, ayant passé au Nord, nous permit de mettre à la voile et de nous diriger de nouveau dans la direction de la côte. Ce changement de temps ranima de nouveau les courages abattus et mit un peu de tranquillité dans les cœurs. Dès que la voile fut installée, les hommes exténués par l'épouvantable nuit passée à tirer sur les avirons, mouillés à chaque instant par les lames qui embarquaient furieusement et qu'il fallait rejeter immédiatement au dehors, sous peine de sombrer, torturés par la peur de ne pas atteindre la terre, souffrant du froid, de la faim, de la soif, ne purent s'empêcher de profiter de l'embellie qui s'était produite pour dormir. Il s'allongèrent dans le fond du canot, serrés les uns contre les autres pour se réchauffer, et sous l'eau des vagues qui embarquait par moments, ils s'endormirent d'un profond sommeil qui devait être le dernier, hélas ! pour deux noirs.

Nous naviguâmes à la voile une partie de la journée du ro mars, mais dans l'après-midi le vent vint à calmir. Pen- dant que nous naviguions à la voile, j'échangeai avec ceux qui ne dormaient plus, le chef mécanicien Mariani, le com- missaire Lejeune, le lieutenant Hébert, et quelquefois la femme de chambre, j'échangeai, dis-je, quelques réflexions sur notre situation en essayant toujours de soutenir leur espoir défaillant. Le commissaire, qui avait déjà donné depuis la veille au soir quelques signes de divagation, me - parlait du retour à terre ; ri énuraérait les bons plats qu'il

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comptait nous faire déguster pour réconforter nos estomacs restés creux depuis tant d'heures ; lesquels plats seraient arrosés des meilleurs crus que nous pourrions trouver dans le pays hospitalier qui le premier nous recevrait; car dans son imagination, il se voyait atterrissant tout de suite dans un pays bien habité, muni d'un hôtel confortable et où l'on nous hébergerait suivant le menu qu'il énumé- rait avec l'enthousiasme d'un homme qui n'a rien mangé depuis de longues heures.

Le chef mécanicien Mariani était sombre et parlait rare- ment, mais il avait encore ce jour-là l'esprit très sain ; il ne faisait aucun projet, car il sentait bien la situation déses- pérée dans laquelle nous nous trouvions, et le souvenir de sa femme et de son vieux père, qu'il ne reverrait peut- être plus, était je crois la raison qui lui faisait le plus regretter la vie.

Le lieutenant Hébert- Suffrin est un mulâtre de beaucoup d'énergie ; je suis heureux à cette place de rendre hom- mage à son courage et à sa résignation qui ne se sont pas démentis un seul instant. C'est lui qui, le plus souvent, pendant le jour, monté sur la plate-forme de la baleinière et accroché au mât pour ne pas être lancé à l'eau par les mouvements désordonnés de l'embarcation, veillait à l'avant et observait l'horizon d'un œil anxieux. A chaque instant il croyait voir la terre et il nous montrait du doigt la direction dans laquelle il l'apercevait. Nous regardions avec des yeux remplis d'espoir et nous finissions (l'imagination et le désir aidant) par apercevoir une silhouette de monticule ; mais hélas ! quelques instants plus tard on ne voyait plus rien ; la terre s'était évanouie. C'était simple- ment un mirage trompeur, qui ne nous laissait dans le cœur qu'un abattement immense, lequel annihilait toutes nos facultés, alors qu'au contraire nous aurions eu besoin de beaucoup de courage pour continuer la lutte.

Notre pauvre femme de chambre qui était à l'arrière dans le fond de la baleinière, ah ! la pauvre Cécile

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Lavakkée, comme elle a souffert 1 J'ai encore dans les oreilles les plaintes d'abord douces et résignées qu'elle laissait échapper quand une lame glacée l'avait couverte et mouillée jusqu'aux os; puis ses crises de nerfs et les cris inhumains qu'elle poussait quand elle voyait la lame arriver et déferler sur nctre frêle esquif. Elle se crampon- nait à mes jambes, la malheureuse, me suppliant de la protéger, comme si je ne courais pas moi aussi les mêmes dangers. Elle priait le ciel de la sauver ; elle avait une Sainte-Vierge en relief enfermée dans un petit cadre, qu'elle avait suspendue sur les parois de la baleinière ; sans cesse elle invoquait la Mère de Dieu, mais ni le ciel ni la Sainte- Vierge n'ont eu pitié de ses souffrances, et certes peu de martyres en ont enduré autant qu'elle avant de mourir. Quelles consolations pouvais-je donner à cette pauvre femme ? Je ne pouvais que lui dire d'espérer, que tout n'était pas perdu, qu'un navire pouvait se présenter d'un moment à l'autre qui nous sauverait tous. Cela l'apaisait un instant, puis son affolement revenait avec de continuels sanglots qui me fendaient l'âme. Quelles impressions pénibles n'ai-je pas ressenties devant l'agonie de cette femme, glacée depuis quatre jours, malgré les vêtements que nous lui avions donnés les uns et les autres.

Ce fut le 10 que nous eûmes à déplorer la mort des deux noirs, premières victimes dans notre canot, de la terrible catastrophe. Ils s'étaient couchés dans le fond du canot pour se reposer des fatigues de la nuit précédente, passée à tenir tête aux lames au moyen des avirons. Quand leur tour fut revenu de reprendre les avirons, nous vou- lûmes les réveiller, mais l'un d'eux resta inerte, la mort avait accompli son œuvre et les membres du malheureux étaient déjà raidis. Quant au deuxième noir, il se réveilla, mais avec des regards affolés et en faisant des gestes telle- ment désordonnés qu'il fallut l'amarrer pour l'empêcher de se jeter à la mer. Au bout d'un moment, il parut vouloir rester tranquille ; ou le démarra et il se recoucha à nouveau

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à côté de son camarade déjà mort. Une heure après, il avait également cesj-é de vivre, sans avoir prononcé une parole. Nous cach;'\mes aussi longtemps que nous le pûmes, à la femme de chambre, la mort de ses compatriotes, en lui faisant croire qu'ils dormaient toujours et ce n'est qu'à la tombée du jour, au moment de jeter les corps à la mer, qu'il fallut bien lui dire la vérité, puisque dans un instant elle allait les voir ensevelir sous ses ye^-^x dans la mer. Je renonce à décrire le désespoir de cette malheureuse, au moment où elle vit passer les cadavres par-dessus bord. Après cette triste opération, l'abattement devint général, car tous se demandaient si leur tour n'arriverait pas le lendemain.

La nuit vint, et le calme aussi ; nous essayâmes de nous reposer ; les uns se couchèrent, les autres restèrent assis et somnolèrent. Je restai toujours à mon aviron, mais le sommeil et la fatigue me fermaient les yeux malgré moi ; c'était ma tête qui, en retombant lourdement, me réveil- lait. Je me souviens qu'au sortir d'un de ces demi-som- meils, j'eus la sensation que notre baleinière naviguait sur une grande place publique entourée d'immenses bâtiments noirs dont on apercevait seulement la silhouette ; cette place, que bordait une rivière, était surmontée d'un grand parapet au-dessus duquel j'apercevais le courant de la rivière qui était excessivement violent ; ce courant descen- dait et arrivait sur la place en contournant la baleinière, qui était entraînée avec une vitesse vertigineuse dans la direction des grands bâtiments sur lesquels je sentais qu'elle allait se briser. J'eus alors un moment d'angoisse, j'appelai mes compagnons, qui se mirent aux avirons et, ayant tou- jours la vision dans les yeux, je les excitai de mon mieux pour nous arracher à la situation qui m'obsédait. Ils nagèrent ainsi pendant une heure et je croyais toujours naviguer dans les rues immenses d'une ville noire en me demandant par où je devais sortir.

Un peu plus tard, pendant h niême nuit, le temps tou-

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jours calme était devenu brumeux avec des éclaircies fré- quentes, car les bancs de brume passaient rapidement. J'eus de nouveau la sensation que notre baleinière allait sortir de l'enceinte fortifiée d'une ville, dont les immenses maisons à plusieurs étages étaient construites à toucher une porte de sortie non moins immense (j'avais la convic- tion qu'une fois passé la porte, j'apercevrais un phare). On distinguait nettement la forme de ces maisons, ainsi que les sculptures dont elles paraissaient ornées. Cela avait l'as- pect grandiose d'une ville gigantesque ; la rue aboutissait à la porte, et paraissait très large. Nous nous imaginions voir cela quand le banc de brume passait, puis ensuite tout s'évanouissait. Au moment où cette vision disparaissait, je croyais toujours que nous allions apercevoir un phare à l'horizon et je disais à mes pauvres compagnons : « Regar- dez bien dans telle direction, vous allez certainement voir un feu. » Mais les bancs de brume se succédant avec. rapi- dité, ramenaient avec eux la vision, qui disparaissait pres- que aussitôt, sans nous laisser voir le plus petit feu. Parfois, tout le monde avait cru, dans une de ces éclaircies, aper- cevoir la lueur d'un feu tournant et celui qui en avait eu la vision disait, haletant : « Là, dans cette direction, vous allez voir un éclat du feu. » Tout le monde alors de fixer le point désigné par l'halluciné, et il y en avait qui, à force de fixer, finissaient par croire véritablement que Ton voyait quelque chose ; les autres ne voyaient rien que la brume qui revenait avec les formes bizarres qu'elle ne cessait de nous amener. Ce fut encore cette nuit-là que nous vîmes comme des corps de femmes qui nageaient autour de notre baleinière. A ce moment, nous marchions à la voile, pous- sés par une légère brise qui s'était levée. On voyait parfai- tement les mouvements des bras et des jambes mais sans distinguer de visage, car tout cela ne paraissait que sous forme de silhouettes. On en voyait des groupes innom- brables à l'arrière de notre baleinière et qui avaient l'air de nous poursuivre. Le Commissaire nous disait qu'il en voyait

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qui nageaient plus vite les uns que les autres, puis d'autres qui arrivaient près de notre canot et cessaient de nager pour faire la planche et toutes sortes de contorsions. Cer- taines de ces formes étaient de petite taille, d'autres beau- coup plus grandes.

Cette vision s'explique par les lames que soulevait une brise naissante, et qui, par l'effet du clair de lune, pre- naient l'apparence de corps de femmes ; les petites lames représentaient les petits corps et les autres les plus grands. Le mouvement de ces lames faisait que ces ombres avaient des bras et des jambes qui nageaient. Cette vision nous avait beaucoup intéressés, au point que nous en oubliions nos souffrances pour nous communiquer nos remarques : mais nous n'avons jamais remarqué que ce fussent des poissons, comme autour du canot de Nicolaï, car des pois- sons en telle quantité eussent fait autour de nous un bruit infernal, tandis que nous apercevions tout cela qui grouil- lait dans un silence lugubre.

La petite brise qui s'était levée, formant les petites lames qui nous avaient donné la vision des corps de femmes, ne dura pas beaucoup plus d'une heure ; puis le calme revint. Il restait cependant un souffle de vent suffisamment fort pour faire marcher un peu notre baleinière. La mer n'étant plus agitée, la vision disparut, mais elle fut remplacée par une autre. C'était, autant que je m'en souviens, au moment où le jour allait se lever ; j'étais alors dans un demi-som- meil occasionné par la fatigue de n'avoir pu m'allonger depuis deux jours et deux nuits. Je voyais très bien la balei- nière filer lentement au milieu d'une cour immense entou- rée de hauts murs ; dans cette cour, il y avait d'énormes maisons à « plusieurs étages » bâties sans symétrie et pré- cédées d'une petite place entourée de pieux (les pieds des bâtiments baignaient dans la mer, car la place qui précé- dait était recouverte d'eau). Cela me faisait l'effet d'être d'immenses magasins comme on en voit dans les arsenaux, mais bâtis séparément et sans ordre ; j'en distinguais à

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droite, à gauche, devant la baleinière et enfin dans toutes les directions. Chaque fois que j'avais la sensation que l'embarcation s'approchait des pieux qui encadraient les places, j'avais envie de l'embosser, car parmi toutes ces grandes maisons, je ne distinguais pas de passage pour sortir et je me demandais où j'étais ; puis je croyais con- tourner le coin de l'un de ces grands bâtiments, mais alors j'en apercevais un autre devant moi et ainsi de suite, sans pouvoir sortir de cette situation. Enfin, à un moment donné, après être sorti d'une ruelle formée par deux de ces constructions, je vis une place très vaste, plantée d'arbres de hauteur moyenne ; j'eus alors la sensation que j'aperce- vais le fond de la mer et que je disais à mes compagnons :

— Tenez mes enfants, vous voyez, eh ! bien, de l'autre côté de cette place nous allons voir un phare, nous pour- rons y attacher notre embarcation et nous irons déjeuner chez le gardien.

— Ce n'est vraiment pas trop tôt, disait l'un, car j'ai bien faim.

— Pourvu qu'il ait seulement quelques œufs pour faire une omelette, disait l'autre, cela nous suffira, avec un bon morceau de pain.

— Nous boirons ensuite un bon bock par là-dessus, disait un troisième, et cela nous fera beaucoup de bien.

Mais hélas ! notre baleinière marchait toujours, et le phare n'apparaissait pas. Puis le jour grandissait, le soleil montait au-dessus de l'horizon, nous ramenant la triste réalité, accompagnée de désespoir pour les uns, d'espérance pour les autres, et quelquefois des deux en même temps pour tout le monde.

Le II, le soleil se leva radieux et nous réchauffa un peu de ses rayons ; nous en avions bien besoin ; car nous avions passé toutes les nuits précédentes dans l'humidité d'une brume intense, et avions été mouillés par les lames qui embarquaient à chaque instant dans notre pauvre petite baleinière^ laquelle pourtant se défendait vaillamment

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contre elles, et se soulevait, légère comme un oiseau, sur leur crête ; cette humidité et ces lames, dis-je, nous avaient glacé le sang et engourdi les membres. Malheureusement le soleil ne nous prodigua pas longtemps sa chaleur, car le temps se couvrit de nouveau et les nuages nous le mas- quèrent complètement ; il n'apparut plus ensuite que de loin en loin par quelques coupures étroites qui ne laissaient arriver jusqu'à nous que de faibles rayons dont la chaleur était très affaiblie ; cependant nous étions heureux quand nous apercevions ce pâle rayon ; il nous réconfortait un peu et nous permettait de nous orienter pour nous diriger du côté de l'Ouest vers la terre.

A mesure que le soleil montait dans le ciel, la petite brise de N.-E qui s'était levée dans la matinée, précédantle soleil de quelques minutes, fraîchit graduellement pour se fixer à grand frais. La mer se faisait de plus en plus agitée à mesure que la force du vent augmentait ; mais comme nous allions grand largue, c'est-à-dire vent de la hanche du tribord, cette brise ne nous gênait pas beaucoup pour faire route, puis- que nous allions dans le même sens qu'elle. Ce n'est que dans l'après-midi que nous fûmes mouillés par les lames qui avaient grossi et qui embarquaient fréquemment. Mal- gré cela il fallait conserver cette allure qui nous rapprochait de la terre, que nous désirions tant et dont tout le monde croyait distinguer la silhouette ; malheureusement ce n'étaient que les nuages que l'on apercevait, montant au- dessus de l'horizon et qui se disloquaient au fur et à mesure qu'ils montaient.

Cette allure que nous avions n'était pas intenable cepen- dant et nous arrivions facilement à rejeter l'eau qui embar- quait. Cependant il n'aurait pas fallu que la brise devînt plus fraîche, car les lames commençaient à déferler avec force sur notre canot. Celui-ci se levait très bien à la lame qui Tentraînait dans ses volutes ; mais cela faisait pousser des cris de frayeur à cette pauvre femme de chambre, qui croyait à chaque instant voir la baleinière s'emplir et som-

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brer. Ce qu'elle a souffert de la peur ce jour-là, cette pauvre femme, est inimaginable et il faudrait une plume plus élo- quente que la mienne pour pouvoir décrire les angoisses et les crises de nerfs qui la prenaient. Malheureusement, j'étais impuissant à lui rendre le sang-froid nécessaire et à l'apaiser même un instant.

Vers 3 heures après-midi, le vent tomba tout à coup de moitié et un orage se fit annoncer par un gros nuage noir montant du côté de la terre et. accompagné d'éclairs très vifs, laissant une traînée lumineuse sur le nuage. La mer s'était aplanie en même temps que le vent était tombé et, dans le canot, nous étions relativement tranquilles ; l'eau n'embarquait plus. La femme de chambre était devenue moins nerveuse, mais comme elle était trempée jusqu'aux os, ses dents claquaient continuellement.

Pour moi, je voyais avec plaisir monter l'orage et je pen- sais qu'il allait probablement nous donner à boire. Je ne me trompais pas. L'orage approchait rapidement et nous aveuglait d'éclairs très intenses, en même temps que le tonnerre nous assourdissait de son terrible fracas. De larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. C'était un de ces orages sans vent, mais chargé d'électricité et d'eau glacée. Cette eau était mélangée de petits grêlons et ceux-ci nous paralysèrent de froid pendant l'heure qu'ils mirent à tom- ber. Mais que nous importait d'être mouillés jusqu'aux os par cette eau glacée, pourvu que nous puissions boire et nous redonner des forces pour continuer notre lutte. (De deux souffrances qui vous étreignent on en arrive à oublier la moins dure et pour nous, ce n'était pas le froid qui nous gênait le plus, mais un grand besoin de boire n'importe quoi.) Enfin la pluie tomba de plus en plus serrée et tous, dans la baleinière, nous nous mîmes en mesure d'en recueil- lir le plus possible. Heureusement nous avions une gamelle et une pelle à ordures qui avaient été jetées dans le canot au moment d'abandonner notre navire et qui nous -furent d'un grand secours pour recueillir l'eau qui dégoût-

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tait de la voile. Mais comme elles étaient mauvaises ces premières gouttes d'eau, qui avaient rince la toile à voile remplie de saletés ! Elles avaient un goût amer plus insup- portable que celui de l'eau de mer. Mais que nous impor- tait le goût ! c'était quand même de l'eau douce et cette manne tombée du ciel devait servir à prolonger nos forces. Nous en bûmes donc autant que nous pûmes en absorber.

L'eau tomba ainsi pendant une heure et les dernières gouttes venues de la voile, que ce lavage avait rendue plus propre, n'étaient pas trop mauvaises. De mon côté j'en avais recueilli une certaine quantité en faisant un creux dans ma capote cirée. Elle eût été très bonne, sans le petit goût d'huile que ma capote lui avait communiqué. J'en fis boire de bonnes lampées à cette pauvre femme de chambre à laquelle personne ne voulait donner de l'eau de la voile. Le chef mécanicien et le Commissaire, qui divaguaient et qui avaient, dans leur folie, une certaine animosité contre cette malheureuse femme, ne voulaient pas la voir boire. Ils l'agonisaient d'abjectes invectives, surtout le commis- saire qui prétendait qu'elle lui avait volé 300 francs sur sa table, avant l'abandon de la Fille de Sain!-Na:{aire. Je fus obligé d'employer mon autorité, qu'ils reconnaissaient encore un peu, pour les obliger à se tenir tranquilles ; encore eus-je toutes les peines du monde pour obtenir qu'ils la laissent boire.

Quand la grosse pluie fut passée et qu'il n'y eut plus moyen d'emplir les récipients que nous avions, mes com- pagnons, pour perdre le moins possible d'eau, sucèrent la voile afin d'en extraire les quelques gouttes dont l'impré- gnait la pluie, moins dense, qui tombait encore. Pour moi, afin de boire encore, je suçais le tour de ma casquette qui en retenait une certaine quantité. Cette casquette, qui avait été bien lavée par l'orage, contenait encore la meil- leure eau que j'eusse bue jusqu'ici ; sauf un petit goût de drap, elle me parut fort potable. Malheureusement je ne pus pas en boire beaucoup, car la pluie cessa peu après

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de tomber, l'orage s'éloignant dans la direction de l'Est.

Il avait fait le calme le plus complet pendant cet orage, mais aussitôt qu'il fut passé, la brise reprit du N.-E. et devint fraîche. Des grains de brouillard se formèrent pen- dant lesquels il ventait fort et qui limitaient beaucoup notre vue. La mer devenait rapidement agitée au fur et à mesure que le vent prenait de la force. Pendant les grains nous avions l'illusion que notre baleinière naviguait sur un plan incliné et qu'elle était emportée avec une vitesse verti- gineuse. Derrière nous, nous apercevions Tliorizon embru- mé et très élevé, comme on aperçoit le sommet d'une colline quand on est à mi-pente. Devant nous l'horizon nous apparaissait comme le fond de la vallée ; je me sou- viens très bien que nous nous demandions dans quelle direction nous emportait cette pente, sans réfléchir que le vent étant N.-E. (chose dont j'avais pu me rendre compte en apercevant un instant le soleil tout de suite après l'orage) comme nous prenions la brise de la hanche de tri- bord, nous devions avoir le cap à l'Ouest ; mais mon attention était complètement retenue par la surface en plan incliné sur laquelle je sentais la baleinière emportée comme une flèche. Quand l'horizon devenait tout à fait clair, l'illusion disparaissait, ce qui me fait supposer qu'elle n'était produite que par le brouillard, joint au fait que nos yeux étant placés presque au niveau de la mer, notre vue ne s'étendait pas très loin.

Ce fut dans le courant de cette journée que nous fîmes la rencontre du troisième vapeur. Il était environ une heure de l'après-midi, d'après la hauteur du soleil dont j'avais aperçu la lueur plusieurs fois entre les nuages. La brise étant très fraîche, ainsi que je l'ai déjà dit, et la mer ayant grossi, nous naviguions à l'Ouest. Tout à coup le lieutenant Hébert (mulâtre de sang-froid et d'énergie qui a été le seul dans ma baleinière qui m'ait été d'un concours utile et incontestable pour nous défendre de la mer et lutter avec courage jusqu'à la dernière minute), le lieute-

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nant Hébert, dis-je, qui était à 1 avant pour veiller et aper- cevoir plus facilement soit les navires qui auraient pu se trouver dans notre rayon visuel, soit la terre que nous pen- sions toujours apercevoir à chaque instant, s'écria que l'on apercevait un navire un peu par abord. La voile me mas- quant la vue, je ne pouvais l'apercevoir de l'arrière du canot où je tenais l'aviron gouvernail ; je fis alors une embardée sur bâbord et j'aperçus à l'avant la mâture d'un navire dont la coque apparaissait quand il montait sur la lame. Je me rendis compte immédiatement que ce navire nous coupait la route presque à angle droit allant au Nord ; je revins de suite sur tribord de manière à gouverner pour lui couper la route le plus Nord possible, tout en faisant bien porter la voile pour conserver une vitesse suffisante et pour passer le plus près possible de notre but. Au bout de 20 minutes environ, pendant lesquelles j'avais fait pré- parer des signaux de détresse : deux mouchoirs amarrés bout à bout au haut d'une gaffe assez longue, nous avions beaucoup approché du navire, dont on distinguait toujours la coque qui maintenant ne disparaissait plus dans le creux de la houle. J'estimai alors que nous en étions au maxi- mum à deux milles et à cette distance, il pouvait très bien nous apercevoir. Comme il avait aussi une bonne vitesse (on le voyait droit devant nous et nous nous trouvions à peu près par son travers), il nous avait gagné rapidement et, croisant notre route, il allait s'éloigner. Depuis un bon moment déjà nous agitions notre signal de détresse avec toute l'énergie que donne le désespoir, mais nos yeux bra- qués sans cesse avec anxiété sur le navire, qui devait être notre salut, le virent s'éloigner lentement et majestueu- sement, sans nous faire le plus petit signe indiquant qu'il nous avait aperçus. Nous a-t-il vus ? Je ne pourrais le cer- tifier ; mais j'aflirme qu'il aurait pu nous voir si la surveil- lance de l'horizon avait été bien faite sur la passerelle par les hommes de vigie et par l'officier de quart lui-même. Tous les marins savent qu'à la mer on aperçoit un

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goëland qui vole presque à deux milles de distance ; à plus forte raison une baleinière avec sa voile haute qui est u ne surface assez grande au-dessus de l'horizon pour attirer l'attention à plus de trois milles, par beau temps ; mais même avec le temps qui régnait à ce moment, ce navire aurait certainement pu nous voir à deux milles, surtout dans les instants où la baleinière se trouvait sur la crête des lames. 11 disparut pourtant à nos yeux en laissant dans nos cœurs un profond sentiment de découragement, qui s'augmentait du fait que c'était le troisième steamer que nous apercevions et qui nous abandonnait ainsi à une mort que nous sentions approcher à chaque minute. Les angoisses qui suivent de tels moments sont mémorables et défient toute description. Il faut s'être trouvé dans une telle situation pour bien en imaginer l'horreur. Je ne devais pourtant pas me laisser aller à un découragement trop visible afin de ne pas augmenter l'effroi de mes pauvres compagnons^ qui n'avaient que trop de tendance à se croire irrémédiablement perdus. Et puis, ne fallait-il pas lutter encore, lutter toujours et jusqu'au dernier souffle pour essayer de nous arracher à notre lugubre sort.

Je repris donc mon aviron gouvernail un instant aban- donné^ et je maintins notre ancienne allure en gouvernant de façon à tenir le vent de la hanche de tribord ; nous continuâmes ainsi à naviguer sans échanger la plus petite réflexion sur ce qui venait de se passer. La nuit approchait à grands pas et avec elle nos souffrances devenaient plus vives et nos angoisses plus profondes ; en effet des navires pouvaient passer sans nous voir et rien ne pouvait signaler notre présence. Nous n'avions pas le plus petit feu à faire briller ; il ne nous restait que nos faibles voix, bien atté- nuées par les souffrances de toutes sortes déjà endurées, pour essayer d'attirer l'attention des navires dans la nuit noire. Mais pour entendre nos appels désespérés qui eussent encore été presque couverts par le bruit du vent, - il eût fallu que ces navires vinssent à passer bien près de

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nous. Malheureusement, nous n'eûmes même pas besoin de crier; nous vîmes bien, dans cette soirée, deux feux de navire, mais ils étaient si loin que toute tentative pour attirer leur attention en criant n'eût servi qu'à dépenser des forces déjà bien épuisées. Nous regardâmes ces feux disparaître avec une angoisse de plus au cœur. La nuit s'était faite complètement noire, car le ciel était couvert de nuages épais qui masquaient la lune, dont la lueur eût pu nous éclairer un peu et diminuer ainsi l'horreur et le senti- ment du néant que cause une obscurité profonde.

Nous naviguions toujours sous la même allure, avec la brise fraîche qui nous avait poussés toute la journée ; nous traversions sans doute des bouchons de brume, car de temps à autre les hallucinations revenaient et nous faisaient voir des choses extraordinau'es. C'est ainsi que, cette soirée, nous eûmes la sensation de naviguer en longeant la silhouette d'un mur immense, par-dessus lequel on aper- cevait les maîtresses branches d'arbres gigantesques qui s'épandaient au-dessus de la mer, laquelle battait très distinctement le pied du mur. J'avais à chaque instant la crainte que la baleinière n'allât se briser sur le mur et je faisais de grands efforts pour dévier sa direction ; puis il me semblait contourner le coin de ce mur que je ne voyais que du côté du vent. Sous le vent il me semblait aperce- voir dans le noir de l'horizon la silhouette encore plus noire d'une île, quelquefois même j'apercevais vaguement comme des arbustes dont le pied sortait de l'eau. Je ne me souviens pas si mes compagnons ont eu la vision de l'île, mais je sais qu'ils ont eu celle du grand mur. Je ne sais au juste à quoi attribuer ces visions, mais j'ai toujours cru que les bouchons de brume en étaient la principale cause et que l'anémie du cerveau aidant, les couches de brume plus ou moins épaisses prenaient à nos yeux hagards des formes bizarres. Brusquement tout disparaissait, puis réap- paraissait dans le lointain.

Nous naviguâmes ainsi toute la nuit sans savoir exacte-

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ment si nous allions dans la direction de la terre. Vers le milieu de la nuit, la brise avait commencé à mollir, de sorte que lorsque le jour du 12 parut, il ne ventait plus beaucoup. La brise avait dû également changer de direction, car le ciel s'était un peu dégagé. J'aperçus la lueur du soleil levant qui m'indiqua que nous avions le cap à peu près au Nord, tout en tenant toujours le vent de notre hanche de tribord ; je supposai alors que le vent était passé au S.-E. Le vent continuait à se calmer à mesure que le soleil mon- tait et je profitai de ce moment d'accalmie pour rectifier la voilure et consolider un peu le mât qui commençait à jouer dans son emplanture, laquelle s'était usée par les mouvements de tangage et de roulis qui n'avaient pas cessé depuis quatre jours que nous étions ainsi ballottés sur une mer le plus souvent grosse. Enfin je réussis, avec quelques coins en bois et quelques bouts de bitord, à consolider tant bien que mal notre mât, et nous reprîmes, mornes et abattus, notre navigation de hasard.

Le vent tourna peu à peu par le Sud, puis au S.-O et le temps devint à grains faibles d'abord, puis assez violents dans la journée, ce qui fit grossir la mer suffisamment pour nous arroser constamment et nous obliger à vider sans relâche notre baleinière presque toujours au quart pleine. Quels efforts surhumains ne fallait-il pas faire pour se mouvoir dans l'embarcation 1 nos membres étaient tellement endo- loris que le. plus petit mouvement devenait un vrai sup- plice. Nos pieds toujours trempés jusque par-dessus la cheville, étaient gonflés dans les chaussures et ne pouvaient plus nous porter. Ce n'est qu'en gémissant que nous arrivions à vider la baleinière, qu'il ne fallait pas laisser remplir, sous peine de se noyer immédiatement.

Les grains qui tombèrent dans le courant de cette journée, ne donnèrent pas assez d'eau pour nous désal- térer ; malgré cela, nous faisions nos efforts pour happer au passage quelques gouttes de ce précieux liquide. Tous nous étions la bouche ouverte au vent, pour en recevoir

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le plus possible, mais cela ne faisait qu'augmenter notre supplice, en excitant davantage notre envie de boire.

Dans l'après-midi, de ce jour, les grains cessèrent, mais le ciel resta couvert. Il faisait froid, le vent était passé au Nord et nous apportait une température glaciale. Je voyais le désespoir peint sur les physionomies ; le chef mécani- cien dont les yeux sortaient de la tête tant ils étaient gonflés, me demandait dans sa folie qui augmentait, la permission d aller à terre pour se réchauffer ; il cherchait partout l'échelle de commandement pour descendre un moment ; puis il voulait descendre dans sa machine et il cherchait l'écoutille dans le fond de la baleinière ; ne trouvant rien, il se mettait en colère et ne cessait de jurer en me menaçant. Ce fut dans la nuit de ce jour-là que, furieux que l'on ne veuille pas le mettre à terre pour aller prendre l'apéritif avec son frère qu'il entendait l'appeler, disait-il, il m'administra deux ou trois coups avec un sup- port de banquette, qu'il avait arraché pour la circonstance. Heureusement je pus le maîtriser. Puis il redevint calme. Le charpentier qui avait vu la scène (les autres hommes étaient couchés au fond du canot à l'avant et leur tête commençait à devenir faible), fut indigné de ce que venait de faire le chef mécanicien et il en conçut immédiatement une haine profonde contre lui, à tel point qu'il vint me dire à l'oreille: « Si vous voulez, Commandant, je vais le jeter à la mer et le noyer. » Je fus saisis et révolté de cette pro- position. « Malheureux, lui répondis-je, ne faites pas cela, vous seriez un assassin et cela vous porterait malheur. » Il fut impressionné par ma phrase, car il me répondit en tremblant : « C'est vrai. Commandant, je ne pensais pas que ce serait un crime, même pour vous défendre ; » puis il alla se coucher à côté des autres, sans songer que le len- demain matin il se noierait lui-même sous les yeux de celui qu'il voulait noyer la veille.

Le Commissaire ne tenait plus sur ses jambes depuis le matin, et lui aussi cherchait le n)oyen de débarquer. Toute

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la journée il alla de l'avant à l'arrière du canot en rampant sur les pieds et les mains pour trouver le débarcadère. Quand il était exténué d'avoir tant cherché, il s'assevait sur la banquette de l'arrière, puis prenait un dollar dans sa main et l'élevait comme s'il s'adressait à un cocher imagi- naire en criant : « Arrête ton fiacre, cocher, que je des- cende, je te donnerai le dollar; tu n'entends pas que l'on m'appelle chez moi et qu'il faut que je retourne. » Puis, toujours en rampant, il reprenait son va-et-vient de l'avant à l'arrière, sans que je pusse obtenir qu'il restât un moment tranquille.

Quant à la pauvre femme de chambre, elle ne cessa toute cette journée de pleurer et de gémir, tout en implorant l'image de la Vierge renfermée dans un petit caJre qu'elle avait suspendu à la paroi du canot. On entendait, à travers ses sanglots et ses claquements de dents occasionnés par le froid, le pardon qu'elle implorait de la Vierge pour la rémission de ses péchés : « Sainte Vierge, disait-elle, ayez pitié de moi, je sens la mort qui vient et vous ne voulez pas que je meure si jeune encore. » Souvent, sa prière terminée, elle se tordait dans des crises de nerfs, qui épui- saient le peu de forces qui lui restaient. A la suite de l'une de ces crises, j'eus le pressentiment que sa fin était proche ; elle était blême comme un linceul, ses yeux me regar- daient fixement et une expression de tristesse résignée s'y lisait. Elle me dit de lui tirer sur les bras qu'elle sentait la mort lui prendre ; puis un instant après elle cessa ses gémissements et, ne se plaignant plus, tout en oscillant, elle appuya sa tête sur mes jambes. Placée ainsi, elle me fatiguait beaucoup, la pauvre femme, car mes jambes étaient bien endolories depuis cinq jours que je n'avais pour ainsi dire pas quitté la position accroupie, afin de pouvoir gouverner, j'eus cependant assez de force pour la supporter ainsi pendant un grand moment ; j'en souff"rais d'autant plus que je sentais de temps en temps sa tête se raidir sur mes tibias. C'étaient, supposais-je, les dernières convulsions

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de la mort, et je ne me trompais pas. Après une contrac- tion plus forte de tout son corps, je vis sa tête s'incliner et tomber sur mes pieds avec un bruit sourd. J'essayai de la lui relever, mais je vis qu'elle était morte.

Je ne saurais dépeindre quelle impression de tristesse j'éprouvai, ainsi que ceux qui avaient encore leur raison ; nous nous regardions tristement sans échanger une parole et chacun pensait sans doute que son tour allait arriver.

Comme il faisait encore grand jour, je ne voulus pas jeter immédiatement le corps de la pauvre femme à la mer ; je trouvais convenable et décent d'attendre la nuit, car sous les pardessus mouillés qui la recouvraient elle était presque nue et je voulais que sa sépulture dans la mer fut pratiquée avec tout le respect dû aux morts. Cette triste cérémonie fut donc effectuée assez avant dans la soirée par le charpentier et par moi ; nous jetâmes le corps par-dessus bord.

Dans cette avant-dernière journée, qui était la cin- quième, celui qui me fut du plus grand secours est M. Hébert, car sans lui, notre baleinière aurait probable- ment coulé dès le matin, ou encore, abandonnant le canot à la dérive, sans direction, n'aurions-nous pas rencontré le navire sauveur. Grâce à lui, dès le matin de ce cinquième jour, je pus réinstaller la mâture, qui ne tenait plus dans l'eraplanture de l'avant, usée par le frottement du mât. (Nous ne pouvions plus tenir la voile ainsi, il fallait à tout prix la réinstaller pour pouvoir naviguer.)

Nous transportâmes donc le mât à l'emplanture de l'ar- rière, qui était celle du grand mât et qui était encore intacte puisque nous n'avions pas de grand mât. Com- ment eûmes-nous la force d'opérer ce changement, faibles comme nous l'étions ? Je l'ignore, mais ce ne fut pas sans peine que nous réussîmes à remâter et à réinstaller la voile. Le comble est qu'ainsi maté, notre canot gouvernait très mal car, la voile n'étant pas équilibrée, il était très -ardent et venait toujours dans le vent ; cela nécessitait des

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efforts inouïs et au-dessus de mes forceSj pour le bien gouverner et le tenir en bonne direction. Je trouvai alors le moyen d'installer le foc bordé au vent le plus à l'avant possible ; de cette manière, bien que ne gouvernant pas encore très bien, l'embarcation était tenableet ce fut ainsi que nous naviguâmes pendant toute cette journée. Mais comme je l'ai dit plus haut, sans Hébert il m'eût été impossible de faire cette opération, car le matelot Savona n'avait même plus le courage de se tenir debout ; pourtant il était encore assez bien portant ; mais il était d'une nature très molle et préférait s'abandonner au hasard, plutôt que de réagir et de travailler à notre sauvetage. En fait ce fut cette dernière manœuvre qui nous mit sur la route du Maroa qui, le lendemain dans l'après-midi, devait nous recueillir.

Nous avions navigué à peu près à l'Ouest pendant toute cette journée, après la réinstallation de notre voilure, et ce n'est que dans la soirée que le vent tomba graduellement. A la nuit il fit presque calme et la brume fit son apparition. La lune qui était alors à son deuxième quartier, nous laissa apercevoir sa lueur blafarde à travers le brouillard. Ce fut alors que nous eûmes la vision d'un grand hall rectan- gulaire (quelque chose comme la galerie des machines de l'exposition de 1889) ; il nous semblait être à l'une des extrémités du hall et l'on apercevait très bien la jonction des deux murailles, immenses et toutes blan- ches, qui formaient l'encoignure. La lune apparaissait au plafond comme une boule de feu, sans contour déterminé, et éclairait d'une lueur vague les murailles, dont le pied était léché par la lame. Cette lame montait contre elles jusqu'à une assez grande hauteur, puis était rejetée exac- tement comme elle l'eût été par un rocher abrupt. Cette vision nous fit encore plus d'impression que toutes les autres, car nous nous voyions renfermés dans cette enceinte, et nous nous demandions par où nous allions sortir (nous n'apercevions aucune issue en naviguant tout

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autour). Il y avait déjà un assez long moment que nous étions ainsi, lorsque se déroula la scène que me fit le chef mécanicien et que j'ai racontée plus haut. Il voulait à toute force qu'on le mît à terre, d'où son frère l'appelait, disait- il, pour aller prendre l'apéritif. Ce fut aussi un peu après cette scène, que le Commissaire, cherchant partout une issue pour descendre à terre, se laissa glissser une première fois à l'extérieur en se tenant accroché à la lisse. Ce furent ses cris d'appel provoqués par le froid glacial de l'eau, dans laquelle il était plongé jusqu'à la ceinture, qui attirèrent mon attention (encore ne me rendais-je pas bien compte au premier moment, d'où venaient ces cris sourds et déses- pérés, pareils à ceux d'un agonisant). Ce ne fut qu'après m'être rendu compte que le Commissaire n'était plus dans le canot (et cela me demanda un peu de temps, car il faisait très sombre), que je regardai le long du bord et que je l'aperçus qui ne se tenait plus que d'une main. Je l'attrapai dans le dos par son paletot et je réussis à le soulever un peu, ce qui lui permit de se cramponner à la lisse avec son autre main ; en s'aidant ainsi de ses deux mains, il me donna le moyen de le remontera bord, bien qu'avec une peine inouïe. J'aurais pu appeler l'un de mes hommes pour m'aider, mais depuis un instant ils s'étaient tous allongés dans le fond de l'embarcation, à l'exception pourtant du chef mécanicien qui n'avait conscience de rien et qui était toujours sous l'impression de son idée fixe d'aller rejoindre son frère, auquel il répondait de temps à autre, comme s'il l'entendait.

Au moment où je remontai le Commissaire dans la baleinière, le cadavre de la femme de chambre n'était pas encore jeté à la mer ; il était toujours accroupi à l'arrière. Le Commissaire, trempé par l'eau glacée, rampa jusqu'à lui en claquant des dents, et sans conscience de ce qu'il faisait, il s'assit dessus. C'est alors que j'eus l'idée de mettre cette pauvre femme dans sa dernière demeure ; je fis retirer le Commissaire en laidant, et j'appelai le maître

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charpentier pour me permettre d'accomplir cette lugubre besogne. Je ne voulus pas que le lieutenant Hébert, qui était son compatriote et mulâtre comme elle, assistât à cette triste cérémonie et c'est pour cela que je ne l'appelai pas. Quant au matelot Savona, il n'aurait pas bougé.

Je me contentai donc de l'aide du charpentier et nous eûmes toutes les peines du monde à faire rouler le corps par-dessus la lisse de la baleinière. Quand il tomba enfin, l'eau bouillonna pendant une seconde, et ce fut tout. Grâce à l'obscurité, nous ne vîmes pas le corps, qui sans doute dut surnager. C'était le troisième que nous jetions ainsi.

Toute cette triste besogne avait demandé un temps assez long, et quand nous eûmes fini, la soirée devait être assez avancée. Nous étions toujours sous l'impression pénible que nous étions renfermés dans une enceinte, sans chance d'en sortir ; le temps était relativement calme, mais la brume qui nous entourait était glaciale. Pas une étoile en vue pour nous indiquer notre direction ; nous eûmes alors, et moi tout le premier, un moment de décou- ragement qui me fit abandonner l'aviron et laisser aller la baleinière- au gré des flots. J'étais tellement abattu et fatigué que je fis comme les autres, je me couchai ; il ne resta debout que le chef mécanicien qui croyait toujours entendre son frère. Je ne sais si je dormis, mais il me sembla que j'étais resté couché bien peu de temps ; le froid m'avait envahi et je grelottais comme si j'avais été exposé nu à l'air glacé. Je me soulevai péniblement en regardant autour de moi ; l'obscurité ne me permit pas d'abord de distinguer quoi que ce fût ; pourtant je finis par apercevoir le chef mécanicien assis sur une banquette et ne disant pas un mot. En revanche je ne vis plus le Commissaire à l'ar- rière de la baleinière ; je regardai aussitôt à l'e-xtérieur et j'aperçus très bien, à la lueur de la lune et à une certaine distance du canot, un bouillonnement dans l'eau comme de quelqu'un qui se fût débattu ; puis en fixant mieux, je

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vis une casquette surnageant à environ deux mètres du bouillonnement. Je compris alors que c'était le Commis- saire qui se noyait. J'appelai immédiatement à l'aide afin de diriger la baleinière sur ce point, mais personne ne bougea. Je pris alors un aviron que je tendis dans la direc- tion du bouillonnement, qui devenait de plus en plus faible, mais il ne fut pas assez long pour arriver jusque-là ; je le lâchai alors et le lançai. Malheureusement il était trop tard ; je ne vis pas le Commissaire s'y accrocher ; l'agi- tation de l'eau disparut et ce fut tout. Le pauvre Lejeune avait, dans sa folie, voulu recommencer une deuxième tentative pour aller à terre, mais cette fois il n'avait pas eu la force de se tenir accroché à la lisse du canot et sans nul doute il avait glissé avant d'avoir eu le temps de pousser un cri ; sa faiblesse était déjà si grande qu'une fois tombé il n'avait guère pu se maintenir à la surface. Ainsi disparut la quatrième victime de mon embarcation.

Ce triste événement m'impressionna beaucoup et moi qui jusque-là n'avait .presque pas pensé que je pusse me noyer, je me fis cette réflexion : « Peut-être que dans une

heure, deux heures, trois heures je deviendrai fou comme

cethomm.eet me noirai de la même façon » Ces tristes

pensées envahirent mon cerveau et je vis alors en imagi- nation n'ja pauvre famille éplorée versant des torrents de larmes sur le disparu, sans espoir de retour.

Après les tragiques incidents qui avaient marqué la pre- mière partie de cette nuit, nous passâmes la seconde dans une angoisse inexprimable et elle ne nous parut ne devoir jamais s'achever. Quelques heures avant le jour, l'halluci- nation que nous avions eue jusque-là finit par disparaître ; c'était la brume qui se dissipait et la lune qui se couchait. La brise devint plus fraîche, le ciel moins couvert ; j'aperçus l'étoile polaire, qui me permit de prendre la direction à l'Ouest, en constatant que la brise venait du Nord.

Le petit jour parut enfin et avec lui l'espoir d'apercevoir un navire sauveur ; la brise avait fraîchi et la mer devenait

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très agitée et embarquait très souvent à bord, parce que nous la prenions de travers. Nous avions toujours l'espoir d'apercevoir la terre à chaque instant ; le lieutenant Hébert^ de vigie à l'avant, continuait à la deviner sans cesse. Hélas ! nous en étions bien loin ; nous sûmes plus tard qu'à ce ce moment-là nous en étions à plus de 230 milles. Mais la foi soutient le courage dans de si tristes circonstances, et nous étions toujours convaincus que nous finirions par y arriver.

Le jour, j'avais toujours confiance, mais la nuit remplis- sait notre cœur d'angoisse, avec des alternatives d'espoir. Avec la brise du Nord, la mer était agitée sans être grosse ; la baleinière marchait bien à l'Ouest ; malheureusement, comme je le disais tout à l'heure, elle embarquait fré- quemment de l'eau, tout en roulant et tanguant sans cesse. Ces mouvements continuels finirent par ébranler notre mât, qu'il fallut consolider à nouveau. Le soleil, qui paraissait par intermittence, à travers le ciel nuageux, était déjà monté au-dessus de l'horizon, quand nous nous décidâmes à réinstaller notre voilure, qui menaçait de tomber avec le mât ; à chaque fois cette opération devenait plus difficile pour nos forces épuisées et nos membres fatigués, et nous imposait un supplice encore plus grand que la faim et la soif; mais il fallait lutter jusqu'au dernier moment.,..

Nous amenâmes donc la voile et je me mis en devoir de recouvrir le pied du mât et de raidir les haubans. Le char- pentier, très faible aussi, aidait à la manœuvre de la voile, tout à fait à l'arrière du canot. Le chef mécanicien, assis sur une banquette de l'arrière, était comme l'oiseau qui va mourir sur une branche ; il n'ouvrait que rarement les yeux et à chaque instant je m'attendais à le voir tomber dans le fond du canot. Il était tout à fait inconscient et incapable d'aider à quoi que ce soit. Le lieutenant Hébert et le mate- lot Savona étaient plus à l'avant pour tenir la vergue de la voile, pendant que je coinçais le pied du mât. Que se pas- sa-t-il pendant que je faisais ce travail ? Je l'ignore. Mais

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quand je me relevai, je ne vis plus le charpentier dans l'em- barcation. Je regardai tout autour du canot et je l'aperçus à la mer par tribord, à une certaine distance et qui se débattait ; sa tête paraissait et disparaissait à chaque seconde. Nous nous précipitâmes aussi vite que nous le pûmes sur les avirons pour les armer et faire tourner la baleinière et ensuite nous approcher de la victime pour la repêcher ; mais la baleinière était à peine en direction, qu'il disparut à nos yeux et nous ne le revîmes plus. Ce malheureux qai, la veille au soir, voulait noyer le chef mécanicien, se noyait lui-même sous nos yeux, sans que nous puissions le secou- rir. Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que personne de nous ne l'a vu tomber à l'eau ; je suppose que, voulant rattraper la toile de la voile gonflée par le vent, il a dû se mettre à genoux sur le banc et que dans un coup de roulis, n'ayant plus assez de forces pour se retenir, il a été débar- qué. Ce fut la cinquième et heureusement dernière victime du naufrage, dans mon embarcation.

Je ne sais si c'est parce qu'il faisait jour, mais je fus moins impressionné par la mort du charpentier que par celle du Commissaire. Je ne sais si Savona et Hébert, eux aussi, le furent moins ; ils ne me firent pas part de leurs impressions. Du reste, après avoir subi de si longues souf- frances, on arrive à un certain degré d'indifférence, et tel fait qui vous toucherait profondément dans un autre moment, dans l'état où nous nous trouvions, perd beau- coup de son tragique.

Nous réussîmes tant bien que mal à consolider notre mât, puis nous rehissâmes la voile et nous continuâmes notre route à l'Ouest. Ce jour, qui fut celui de notre sau- vetage, était notre dernier espoir, car le peu de forces qui nous restait, s'épuisait rapidement. Notre moral s'affai- blissait de minute en minute et la hideuse folie qui s'était emparée de nos compagnons disparus, nous guettait et nous faisait peur, car avec elle, toute lutte devenait impossible. Pourtant aucune plainte ne sortait de nos poitrines ; nous

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subissions avec résignation ces supplices de tous les ins- tants. Mais je voyais bien que mes deux compagnons dont le moral était resté sain, étaient désespérés et je dois avouer que moi-même je commençais à croire la partie bien com- promise. J'étais fermement convaincu que si nous n'étions pas recueillis avant la fin de ce jour, nous étions perdus. Quand je pensais à cela, le découragement m'envahissait ; mais je n'avais pas le droit d'être découragé ; je devais lutter jusqu'au bout pour ceux qui étaient avec moi, pour ma famille dont le chagrin et la misère si je venais à dispa- raître eussent été irrémédiables et enfin pour moi qui, n'ayant rien à me reprocher dans ce naufrage, n'avais pas envie de mourir. Cette pensée soutint mon courage et je fus assez heureux pour soutenir celui de mes deux autres compagnons, dont le concours m'était indispensable pour lutter encore.

Après nous avoir soumis à tant de supplices. Dieu ne voulut pas que tant d'efforts fussent perdus. Touché de nos souffrances et de notre résignation, il voulut nous donner une joie immense en nous envoyant une aide inespérée, sous la forme du Capitaine anglais Adams du Maroa.

Oui, ce fut un Capitaine anglais qui nou^ sauva, et cela étonnera probablement beaucoup de marins français, sans compter ceux de nos compatriotes qui ne naviguent pas, mais qui s'intéressent aux choses de la mer. (Les Anglais ont en effet la réputation, méritée ou non, d'être très peu humains à la mer et l'on pourrait citer bien des cas de navires anglais passant près de navires en détresse, sans dai- gner jeter un regard de compassion sur les camarades qu'ils abandonnent au désespoir.) Cependant, il y en a de chari- tables aussi parmi eux et mon sauvetage le prouve, car non seulement le Capitaine Adams n'hésita pas à venir à mon secours, mais il fut ensuite d'une fraternité digne de tous les éloges, et me prodigua, ainsi qu'à mes compagnons, les soins les plus attentifs. Ceci prouve que chez les Anglais comme chez nous, il y en a de bons et de mauvais.

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Nous naviguions donc, mornes et silencieux, depuis le matin, vidant péniblement notre canot que la mer visitait par moments. Nous étions sans doute absorbés par des pensées bien tristes (celles que donnel'échéance prochaine de la mort), car nous ne vîmes pas aussi vite que nous l'aurions pu, un steamer qui se trouvait droit devant nous et un peu sous le vent de notre route (il était ainsi caché à mes yeux par la voile). Ce fut le matelot Savona, couché au fond du canot qui, en se soulevant, aperçut la mâture du navire, car le lieutenant Hébert avait oublié un instant sa vigie.

Au cri de joie poussé par Savona : « Un navire droit devant », je fixai immédiatement mon regard dans la direc- tion indiquée. Je ne vis rien d'abord à cause de la voile ; mais en donnant un coup d'aviron, je fis venir la baleinière sur bâbord et alors j'aperçus distinctement les deux mâts et la cheminée d'un steamer. La coque ne se voyait pas encore, bien qu'il fut peu éloigné, mais notre œil, placé presque au niveau de la mer, ne pouvait l'apercevoir qu'à petite distance. Je me rendis instantanément compte, d'après l'alignement de ses mâts, que sa route n'était pas tout à fait parallèle à la nôtre et qu'en la continuant il passerait à une certaine distance de nous, si bien que nous risquions de ne pas être aperçus ; d'après la direction du vent, je vis qu'en virant de bord, ce vent nous permettait de nous rapprocher du point où il devait nous croiser et de lui couper la route.

Je fis cette manœuvre immédiatement et je gouvernai le plus près du vent possible, tout en gardant assez de vent dans les voiles pour conserver de la vitesse et rapprocher le plus possible notre point de rencontre. Nous nous appro- châmes en effet de sa route et, malgré cela, il passa encore à une assez bonne distance au Nord de nous. Tant que nous ne fûmes pas par son travers, nous ne vîmes rien qui puisse nous faire supposer qu'il nous avait aperçus, malgré les signaux de détresse que nous lui fîmes avec deux mou- choirs attachés bout à bout et fixés au bout d'une longue gaffe, que nous agitions sans cesse. Nous commencions

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même à redevenir follement anxieux et à pousser des cris désespérés, quand tout à coup nous lui vîmes carguer sa misaine goélette. Le commencement de cette manœuvre nous indiqua immédiatement qu'il nous avait vus et nous transporta de joie ; nous retrouvâmes nos forces épuisées.

Le matelot Savona, qui jusque-là avait été d'une mol- lesse inconcevable, car il était robuste, fut animé immédia- tement d'une activité fébrile. Aucun de nous d'ailleurs ne sentait plus les douleurs atroces de son pauvre corps démoli. Mariani seul fut insensible à cette joie de voir apparaître un navire sauveur au moment où nous allions mourir, car il n'avait plus conscience de rien. Cependant aux mouvements que nous fîmes pour manœuvrer et faire nos signaux, aux cris désespérés que nous avions poussés, je le vis ouvrir les yeux, lui qui ne les ouvrait plus depuis des heures, et il regarda ce qui se passait. Mais j'eus beau lui dire que nous allions être recueillis, aucune impression de joie ne se manifesta sur sa physionomie. Il resta assis sur sa banquette, sans faire un mouvement, dans l'attitude où il était depuis le matin, son corps se balançant seulement suivant les mouvements de l'embarcation. Il referma les yeux presque aussitôt, comme si rien ne se passait.

Le steamer, sa voile carguée, esquissait son mouvement pour tourner complètement et venir au vent à nous pour nous abriter de la mer qui était houleuse et agitée. Quand il eut tourné complètement et fut revenu sur ses pas, en sorte que nous nous trouvâmes par son travers, nous ame- nâmes notre voile et nous nageâmes environ deux cents mètres pour l'atteindre. Plusieurs matelots qui étaient prêts sur la lisse avec des amarres, nous les lancèrent aussitôt que la baleinière fut accostée ; deux forts gaillards descendirent dedans pour nous aider à grimper à l'échelle de pilote, que l'on avait installée. On fut obligé d'amarrer Hébert et Savona sous les bras, pour les aider à monter, car leurs forces ne leur permettaient plus de le faire seuls. Après

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eux, j'eus encore la force de monter seul à l'échelle, je ne voulais pas être attaché ; mais qu'elle me sembla haute, cette échelle ! Je pensais que je montais au ciel ; ce qui était vrai du reste, car pour nous c'était bien le ciel que nous allions trouver, après toutes les tortures de l'enfer.

Il était temps que j'arrive au dernier échelon ; la tète commençait à me tourner, mais je me sentis saisir par des bras vigoureux qui me mirent sur le pont. Trois échelons de plus, je n'aurais pu les grimper. Quand je fus sur le pont, les jambes me manquèrent complètement ; on me fit asseoir un instant sur l'hiloire d'un panneau qui se trouvait en face, et après m'avoir laissé souffler, ainsi qu'Hébert et Savona, on me fit descendre dans une cabine, en me sou- tenant sous les bras, car il m'eût été impossible désormais de faire un pas tout seul (mes forces étant complètement épuisées par l'émotion du sauvetage).

J'avais laissé Mariani dans le canot, sans m'en occuper, sachant qu'il était dans de bonnes mains. Ce fut, paraît-il, tout un travail de le mettre à bord. D'abord, il ne voulait pas monter sur le Maroa, disant que ce n'était pas son navire, et qu'il attendait son capitaine qui était allé déjeu- ner à bord et qui allait revenir. On voulut alors l'amarrer pour le hisser, mais il trouva assez de forces dans sa folie pour se débattre tellement qu'il fallut encore renoncer à ce moyen. On se contenta donc simplement de l'amener avec la baleinière et quand celle-ci fut montée à la hauteur de la lisse, on l'empoigna et on le mit sur le pont. Ce ne fut pas sans qu'il se débattît encore, mais faiblement, car il n'en pouvait plus.

Quand nous fûmes tous montés et installés dans des cabines, on commença par nous donner des vêtements secs^ que nous endossâmes avec joie, puis on nous prépara un grog léger, que nous absorbâmes avec plus de joie encore, et on nous fit coucher. Il n'y eut pas besoin de nous bercer pour faire venir le sommeil. Pour ma part, il n'y avait pas dix minutes que j'étais dans ma couchette que je dormais

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d'un sommeil de plomb, et il en fut de même de mes camarades.

Le Capitaine du Maroa avait donné des ordres pour que l'on nous fît pendant notre sommeil un excellent bouillon de poulet. Quand ce bouillon fut prêt, on vint nous réveil- ler pour nous le faire prendre. Je me souviens, lorsque j'ouvris les yeux, que je ne vis rien autour de moi ; je fus longtemps avant d'apercevoir le Capitaine du Maroa lui- même, qui me tendait le bouillon réconfortant. J'avais, paraît-il, les yeux ouverts, que je dormais encore. Je n'avais aucune notion de ce qui se passait autour de moi ; je ne me souvenais de rien ; j'étais comme un homme qui aurait dormi des mois entiers et qui aurait tout oublié à son réveil.

Enfin, peu à peu, la lumière se fit dans mes yeux, et j'aperçus tout près de moi le Capitaine Adams, entouré de deux ou trois personnes, qui me présentait une tasse de bouillon, que je bus avec bonheur. En reconnaissant le Capitaine, la mémoire de ce qui venait d'arriver me revint aussitôt et en me remémorant les six affreux jours passés dans la baleinière, je rendis grâce à Dieu de nous avoir sau- vés d'une mort certaine, en nous plaçant heureusement sur le chemin du Maroa,

Il m'est impossible de décrire toutes les pensées tristes et gaies qui envahirent à partir de ce moment mon cerveau. En me souvenant de mes camarades morts si tristement, le sentiment de ma responsabilité me forçait à me questionner et à me demander si j'avais bien fait tout ce que je devais pour les arracher à la mort. Je mettais mon esprit à la tor- ture pour découvrir les moyens par quoi j'aurais pu sauver mon navire et tout mon monde ; car je me doutais bien (d'après ce qui s'était passé dans mon canot) que les pertes ne se bornaient pas à celles dont j'avais été témoin et que la mort avait fauché largement dans les autres embarcations. Mais j'eus beau chercher ; il m'apparut toujours que je ne pouvais rien faire de plus. L'abandon du paquebot s'im-

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posait, après que nous avions fait tout ce qu'il était possible pour le sauver ; et depuis le moment où j'avais réussi à placer tout le monde dans les canots et où j'avais donné la direction à suivre à ceux qui les commandaient, ma res- ponsabilité n'était plus engagée que vis-à-vis des membres de l'équipage qui avaient pris place dans ma baleinière. La bonne ou la mauvaise chance seules devaient sauver les uns ou faire périr les autres. Mais alors je voyais par la pensée ces malheureux lutter contre la mer, la faim et la soif. Je voyais les uns devenir fous et grimacer, les autres mourir doucement au fond du canot, sans rien dire, ainsi que je l'avais vu sur ma pauvre baleinière.

Ensuite, des pensées plus gaies me venaient au cerveau : je voyais ma famille heureuse de mon retour, après avoir subi de longues angoisses et une anxiété dix fois plus ter- rible que la triste réalité ; je me voyais couvert de caresses par mes enfants, qui avaient un instant désespéré de me revoir, et alors j 'étais heureux d'avoir pu échapper à cette triste mort, et de m'étre arraché au gouffre qui m'avait si longtemps guetté.

Les longues journées passées à bord du Maroa me paru- rent des siècles. Malgré tous les bons soins qui nous y furent prodigués par le Capitaine, par ses officiers ainsi que par le maître d'hôtel, je souffrais : d'abord physiquement ; mes pieds me faisaient horriblement mal et ne pouvaient plus me porter ; je ne pouvais non plus m'asseoir (mes compa- gnons étaient comme moi), — mes fesses étant extrê- mement douloureuses, par suite de la position assise que j'avais été obligé de garder pendant cinq jours dans le fond de mon embarcation. Ces douleurs persistèrent longtemps après mon débarquement.

Il fallait joindre à cela la souârance morale ; j'avais cons- cience que le naufrage était dès ce moment connu de ma famille et qu'elle ne pouvait encore avoir de mes nouvelles. Dans quelle anxiété devaient vivre ma femme et mes eniants ? Je sentais surtout que ma femme, de tempérament

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faible, se mourait sur pied, en attendant mon retour qu'elle devait juger presque impossible, et cela ne me lais- sait aucun repos. Aussi puis-je dire qu'après les deux pre- miers jours qui suivirent mon sauvetage, je ne dormis plus ; mon cerveau travaillait sans cesse et ne me laissait pas le plus petit répit ; sans cesse je voyais ma femme devenir folle de désespoir. Aussi combien je déplorais la lenteur du Maroa (lenteur qui, à un autre point de vue, était pourtant cause de mon sauvetage) ! Mais je pensais que cette lenteur ne me permettrait pas de longtemps d'annoncer que j'étais vivant. Et en effet ma femme ne l'apprit que 14 jours après qu'elle eut été informée de mon naufrage. Il est épouvan- table de rester 14 jours dans une incertitude aussi grande et je n'hésite pas à dire qu'elle a dû souffrir beaucoup plus que moi !

Le Maroa, peu favorisé par le temps, avançait lentement ; mes compagnons et moi comptions les heures une à une, en faisant mille conjectures sur le sort des autres canots. Seraient-ils sauvés plus tôt ou plus tard que nous ? Le seraient-ils même ? Leurs passagers auraient-ils à subir comme nous les horreurs de la faim, de la soif, du froid, de la folie ? Telles étaient les questions que nous nous posions à chaque instant pour tromper la lenteur du temps, et ce sujet de conversation revenait sans cesse sur le tapis, car notre imagination, encore imprégnée des maux que nous avions soufferts pendant ces cinq tristes journées, ne nous permettait pas de penser à autre chose.

Grâce aux bons soins du Capitaine Adams, notre santé qui avait été ébranlée par les souffrances et les privations, se rétablissait tout doucement. Les jambes seules étaient toujours faibles, mais la circulation du sang revenait peu à peu et nous n'avions qu'un désir, celui d'être devant le Cap Lizard le plus tôt possible, pour apprendre à nos familles que nous étions sains et saufs.

Ce fut le.... mars que nous aperçûmes les Scilly ; cinq heures après nous étions au Cap Lizard. Avant

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d'arriver à ce point, le Capitaine du Maroa et moi avions combiné une collection de phrases, pour les signaler au sémaphore du cap. Le Capitaine approcha donc son steamer le plus près possible de la côte (à environ un mille et demi), et nous commençâmes nos signaux. Quand ils furent finis et que j'eus acquis la conviction que le séma- phore avait bien compris, j'éprouvais, ainsi que les autres naufragés, un profond sentiment de joie en pensant que nos familles allaient enfin, dans quelques heures, être fixées sur notre sort et délivrées ainsi des terribles angoisses qui les étreignaient. Nous pouvions désormais attendre patiemment notre arrivée à Hambourg, où allait le Maroa.

Dans le courant de la traversée, j'avais pu faire com- prendre au Capitaine Adams que je serais heureux de débarquer à Cherbourg, ainsi que mes camarades, car nous gagnerions ainsi du temps pour notre arrivée au Havre ; mais il m'assura que la douane s'opposerait à ce qu'il se détournât de sa route sans qu'il y eût force majeure pour toucher un autre port.

Force nous fut donc d'aller jusqu'à Hambourg. Ce fut le.... que nous arrivâmes dans ce port et nous débar- quâmes dans l'après-midi. L'agent de la Compagnie, M. Liebermann, avait envoyé deux de ses principaux com- mis au-devant de nous, sur l'Elbe, pour se mettre à notre disposition et nous aplanir toutes les difficultés que nous ne pouvions manquer de rencontrer dans un pays dont nous ne connaissions pas la langue.

La première journée que nous passâmes à Hamboug fut en partie consacrée à nous ravitailler en vêtements, car ceux avec lesquels nous étions descendus à terre apparte- naient au Capitaine Adams et à ses officiers. Quant à ceux que nous avions au moment du sauvetage, ce n'étaient guère que des loques dont un mendiant n'eût pas voulu. M. Liebermann lui-même nous accompagna chez le chemi- sier et le tailleur, et nous fit complètement et convenable- ment habiller. Puis, la journée étant beaucoup trop

�� � NAUFRAGE DE LA « VILLE DE SAINT-NAZAIRE » 335

avancée, nous remîmes au lendemain matin notre visite au Consulat. Ce fut une liorrible journée de froid et de neige, qui réveillèrent les douleurs de mes pieds qui s'étaient un peu calmées dans les derniers jours de la traversée. Vers dix heures du matin nous allâmes voir le Consul, qui me pria de me conformer à la règle qui veut qu'après un nau- frage, le capitaine remette son rapport dans les vingt-quatre heures qui suivent son arrivée dans le lieu où se trouve une autorité française. Je fus un peu contrarié de cette demande, car je n'étais pas encore en état de fournir un récit très fidèle des événements que je venais de traverser. J'étais encore souffrant, mes souvenirs étaient confus sur beaucoup de points ; et je craignais de dire des choses erronées ou de commettre des oublis ; ce qui ne manqua pas d'arriver.

Je promis pourtant au Consul de lui faire mon rapport pour le lendemain matin, ayant besoin du reste de la journée pour régler différentes questions. Je me mis donc à l'œuvre après dîner, et je passai une partie de la nuit à écrire mon rapport, dans lequel, comme je le dis plus haut, j'omis de signaler certains faits dont la mention m'eût évité par la suite bien des ennuis.

Je tenais à rester le moins de temps possible à Ham- bourg, car j'avais hâte de revoir ma femme et mes enfants qui devaient m'attendre avec impatience. Aussi, mes affaires étant terminées, je résolus de partir sans retard; je fis donc mes préparatifs le soir du même jour, en invitant mes compagnons à m'imiter. Notre voyage s'effectua dans de très bonnes conditions et nous arrivâmes à Paris le lendemain matin, A la gare, je trouvai deux bons amis qui m'attendaient pour m'embrasser.

Aussitôt les félicitations et les serrements de mains terminés, je me rendis à la Compagnie Transatlantique, où je trouvai Messieurs les Administrateurs et beaucoup de rédacteurs de journaux parisiens, qui tous voulaient recueillir des renseignements de ma bouche. Je les satisfis.

�� � 336 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

autant que je le pus faire, puis je me rendis à l'invitation du Journal, où je reçus un accueil des plus sympathiques.

Le lendemain matin, je terminai mes affaires à la Com- pagnie et j'aurais pu partir immédiatement par le train de midi trente pour le Havre, mais je voulais éviter une arrivée de jour, afin de ne pas être attendu par un trop grand nombre d'amis qui m'eussent accaparé à ma des- cente du train (comme cela s'est produit du reste pour le second capitaine Nicolaï, à son débarquement du bateau de Southampton).

Je pris donc le train de 6 heures 30 du soir, qui me fit arriver à 11 heures au Havre. Malgré cette heure avancée, je trouvai encore un certain nombre de mes meilleurs amis, mais de ceux qui ne sont jamais importuns. Ils me reconduisirent jusqu'à ma porte où ils prirent congé en me disant au revoir. Je montai alors chez moi, accom- pagné seulement de deux amis intimes, dont la mère et la sœur tenaient compagnie à ma femme, en attendant mon retour.

Je n'entreprendrai pas de décrire la scène qui se passa quand j'apparus au milieu des miens. Je me contenterai de dire que ce fut une scène en même temps pénible et joyeuse. Pénible d'abord parce que ma femme, qui était dans un état d'épuisement complet, se trouva mal et resta longtemps en syncope ; puis joyeuse, quand elle put reprendre ses sens et que nous pûmes causer un peu.

Après les premiers épanchements, comme la soirée était avancée, nous prîmes une tasse de thé avec la famille Ma- zeline ; celle-ci ne resta pas longtemps ; car nous avions tous grand besoin de repos ; elle prit donc congé de nous et nous allâmes nous coucher, heureux de nous retrouver encore une fois au complet.

PAUL JAGUENEAUD, ex-Capitaine de la Ville-de-Saint-Naiaire.

�� � BILLETS A ANGELE

��Chère Angèle,

Il y a trop longtemps. J'ai désappris de vous écrire. On vous portait parmi les « disparus ». Mais puisque vous avez rouvert votre salon, mais puisque vous souhaitez la reprise de notre correspondance, souffrez que parfois le plus court billet — et encore de manière peu régulière.

Avant de quitter Paris j'ai rangé ma bibliothèque ; que de fatras ! J'ai pris pour règle d'écrire le moins possible ; et tout de suite j'ai pensé à vous en prenant cette résolution.

��I

��On est venu m'interviewer. La Renaissant désirait con- naître mon opinion sur la question du classicisme.

Considérant que ceux qui parlent le plus sont souvent ceux qui produisent le moins, je commençai par protester que je n'avais rien à dire. Mais Emile Henriot, qui venait cueillir ma réponse, apporte à ses interviews tant d'intelli- gence, de bonne grâce et de persuasion qu'il ne suffit pas de dire qu'avec lui l'on peut causer : avec lui l'on ne peut se taire. Vous aurez lu d'autre part ma réponse '.

Ayant fait résider le principal secret du classicisme dans

I. V. p. 379.

12

�� � la modestie, je puis bien vous dire à présent que je me considère aujourd’hui comme le meilleur représentant du classicisme. J’allais dire le seul ; mais j’oubliais MM. Gonzague Truc et Benda.

Et maintenant permettez-moi quelques remarques complémentaires. J’écris au fil de ma pensée :

Le triomphe de l’individualisme et le triomphe du classicisme se confondent. Or le triomphe de l’individualisme est dans le renoncement à l’individualité. Il n’est pas une des qualités du style classique qui ne s’achète par le sacrifice d’une complaisance. Les peintres et les littérateurs que nous louangeons le plus aujourd’hui ont une manière ; le grand artiste classique travaille à n’avoir pas de manière ; il s’efforce vers la banalité. S’il parvient à cette banalité sans effort, c’est qu’il n’est pas un grand artiste, parbleu ! L’œuvre classique ne sera forte et belle qu’en raison de son romantisme dompté. « Un grand artiste n’a qu’un souci : devenir le plus humain possible, — disons mieux : devenir banal, — écrivais-je il y a vingt ans. Et chose admirable, c’est ainsi qu’il devient le plus personnel. Tandis que celui qui fuit l’humanité pour lui-même, n’arrive qu’à devenir particulier, bizarre, défectueux... Dois-je citer ici le mot de l’Evangile ? — Oui, car je ne pense pas le détourner de son sens : Celui qui veut sauver sa vie (sa vie personnelle) la perdra ; mais celui qui veut la perdre la sauvera (ou, pour traduire plus exactement le texte grec : îa rendra vraimeni vivante). »

J’estime que l’œuvre d’art accompli sera celle qui passera d’abord inaperçue, qu’on ne remarquera même pas ; où les qualités les plus contraires, les plus contradictoires en apparence : force et douceur, tenue et grâce, logique et abandon, précision et poésie — respireront si aisément, qu’elles paraîtront naturelles et pas surprenantes du tout. Ce qui fait que le premier des renoncements à obtenir de soi, c’est celui d’étonner ses contemporains. Baudelaire, Blake, Keats, Browning, Stendhal n’ont écrit que pour les générations à BILLETS A ANGÈL 339

venir. Marcel Proust dit à ce sujet les choses les plus justes.

Mais je ne crois pourtant pas que l'œuvre classique soit nécessairement méconnue d'abord. Boileau, Racine, La Fontaine, Molière même, ont été tout aussitôt apprér ciés ; et si nous reconnaissons dans leurs écrits bien des vertus qui n'étaient pas celles auxquelles on était d'abord le plus sensible, c'était à eux, qui nous paraissent aujourd'hui les plus grands, qu'allaient tout aussitôt les louanges. Malgré l'effort assez inintelligent de Gautier, de vouloir parmi les « grotesques » du xvii'^ siècle découvrir des génies ignorés, ceux-ci ne font nullement auprès de nos grands classiques la figure que fait un Baudelaire auprès d'un Ponsard ou d'un Baour-Lormian. C'est que le public même était clas- sique, avait le goût de la chose classique ; c'est que les qua- lités qu'il aimait et exigeait de l'œuvre d'art étaient celles-là même qui nous la font considérer comme classique aujour- d'hui.

Aujourd'hui le mot « classique » est en tel honneur, on le charge aujourd'hui d'un tel sens, que peu s'en faut qu'on n'appelle classique toute œuvre grande et belle. C'est absurde.-Il y a des œuvres énormes qui ne sont point clas- siques du tout. Sans être plus romantiques pour cela. Cette classification n'a de raison d'être qu'en France ; et, même en France, quoi de moins classique souvent que Pascal, que Rabelais, que Villon. Ni Shakespeare, ni Michel- Ange, ni Beethoven, ni Dostoïewsky, ni Rembrandt, ni même Dante (je ne cite que les plus grands), ne sont classiques. Le Don Quichotte, non plus que les pièces de Calderon, ne sont classiques — ni romantiques ; mais espagnols, tout purement. A dire vrai je ne connais, depuis l'antiquité, d'autres classiques que ceux de France (si tou- tefois j'excepte Gœthe — et encore i! ne devenait classique que par imitation des anciens). Le classicisme me paraît à ce point une invention française, que pour un peu je ferais synonymes ces deux mots : classique et français, si le pre-

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mier terme pouvait prétendre à épuiser le génie de la France et si le romantisme aussi n'avait su se faire français ; du moins c'est dans son art classique que le génie de la France s'est le plus pleinement réalisé. Tandis que tout effort vers le classicisme restera, chez tout autre peuple, fac- tice, comme il advient avec Pope par exemple. C'est aussi qu'en France, et dans la France seule, l'intelligence tend toujours à l'emporter sur le sentiment et l'instinct. Ce qui ne veut nullement dire, comme certains étrangers ont une disposition à le croire, que le sentiment ou l'instinct soit absent. Il suffit de parcourir les salles du Louvre nouvelle- ment rouvertes, tant de peinture que de sculpture. A quel point toutes ces œuvres sont raisonnables ! Quelle pondé- ration, quelle mesure ! 11 faut les contempler longuement pour qu'elles consentent à livrer leur signification profonde, tant leur frémissement est secret. Débordante chez Rubens, la sensualité chez Poussin est-elle moins puissante, pour être toute refoulée ?

Le classicisme — et par là j'entends ; le classicisme fran- çais — tend tout entier vers la litote. C'est l'art d'exprimer le plus en disant le moins. C'est un art de pudeur et de modestie. Chacun de nos classiques est plus ému qu'il ne le laisse paraître d'abord. Le romantique, par le faste qu'il apporte dans l'expression, tend toujours à paraître plus ému qu'il ne l'est en réalité, de sorte que chez nos auteurs romantiques sans cesse le mot précède et déborde l'émotion et la pensée ; il répondait à certain émoussement de goût résultant d'une moindre culture — qui permit de douter de la réalité de ce qui chez nos classiques était si modeste- ment exprimé. Faute de savoir les pénétrer et les entendre à demi-mot, nos classiques dès lors parurent froids, et l'on tint pour défaut leur qualité la plus exquise : la réserve.

L'auteur romantique reste toujours en deçà de ses paroles ; il faut toujours chercher l'auteur classique par de- là. Une certaine faculté de passer trop rapidement, trop facilement, de l'émotion à la parole est le propre de tous

�� � BILLETS A ANGÈLE 34^

les romantiques français — d où leur peu d'effort de pren- dre possession de Témotion autrement que par la parole, leur peu d'effort pour la maîtriser. L'important pour eux n'est plus d'être mais de paraître ému. Dans toute la litté- rature grecque, dans le meilleur de la poésie anglaise, dans Racine, dans Pascal, dans Baudelaire, l'on sent que la parole, tout en révélant l'émotion, ne la contient pas toute, et que, une fois le mot prononcé, l'émotion qui le précé- dait, continue. Chez Ronsard, Corneille, Hugo, pour ne citer que de grands noms, il semble que l'émotion abou- tisse au mot et s'y tienne ; elle est verbale et le verbe l'épuisé ; le seul retentissement qu'on y trouve est le reten- tissement de la voix.

��II

��Avez-vous lu dans le numéro de janvier de la A. R. F. la traduction d'un remarquable article anglais, qui me fut communiqué par votre ami Arnold Bennett. Cet article a paru sans signature, selon l'usage, dans le supplément lit- téraire du Tinies. J'ai pensé qu'il pourrait intéresser nos lecteurs, et qu'ils trouveraient profit à écouter un peu ce qu'on dit de nous. Français, à l'étranger. Il m'a paru que peu de réponses à l'enquête de M. Henriot projetaient sur la question du classicisme plus de clarté que cet article. Il dénonce le danger qu'il y a d'apporter dans l'idée d'ordre et de classicisme les restrictions et suppressions qu'y prétend imposer Maurras. « Nul art, y est-il dit, n'a droit à l'épi- thète de classique, qui ne pose le problème de la totalité ». Et plus loin : « La splendeur de l'art et de la pensée des Grecs résidait justement dans l'équilibre qu'obtenaient ceux-ci entre deux forces, dont M. Maurras sacrifie l'une. L'esprit et l'art grecs étaient tout à la fois individuels et universels ; ils étaient classiques parce quih tenaient compte de tout ». C'est bien aussi ce que je tentais d'exprimer dans

�� � ma réponse. Et enfin : « M. Maurras est un homme qui aime les restrictions ; son amour du classique est l’amour de et qui est achevé et non de la puissance qui achève. Nous pensons qu’il ne peut y avoir qu’une sorte devrai réalisme, comme il ne peut y avoir qu’un art qui soit vrai, qui soit classique, et que le critérium dans les deux cas est l’intégrité intellectuelle et émotionnelle... Nous avons autant que M. Maurras le souci de la mesure et de l’harmonie; mais nous reconnaissons que mesure et harmonie sont simplement des modes de l’existence, et que la tâche de notre temps consiste à instaurer non un ordre quelconque, mais notre ordre à nous. Cet ordre peut seul nous satisfaire — un ordre dans lequel notre nature s’exprime dans toute sa plénitude, dans lequel tous les éléments qui fermentent dans le monde moderne, après avoir... etc. »

Je ne puis citer tout l’article ; mais vous le lirez, n’est-ce pas ? Où je suis moins le rédacteur anonyme du Times, c’est lorsqu’il veut nous persuader que le véritable âge classique de la France — au sens parfait qu’il donne à ce mot : classique — a été celui des cathédrales : le Moyen-Age. « Cette période a été classique, dit-il, en ce sens qu’à ce moment toute l’énergie du peuple se concentrait vers une fin unique ». Le paradoxe est du reste fort intéressant. Et, ajoute-t-il, si « les Français n’eurent pas de littérature d’un caractère classique au Moyen-Age », c’est que « leur langue n’était pas prête à servir cette expression finale de pensée et de foi. » Notre xvii’= siècle, en regard de cet âge de complète intégration lui paraît « une époque de formalisme ». Je ne puis épouser ici la pensée de notre critique. Au contraire, tout ce qu’il disait précédemment m’aide à comprendre l’insigne grandeur du siècle de Molière, de La Fontaine et de Racine. Il me paraît que l’importance des écrivains de cette époque, le caractère classique de leurs œuvres, venaient précisément de ce qu’ils intégraient en eux la totalité des préoccupations morales, intellectuelles et sentimentales de leur temps ; tandis que BILLETS A ANGÈLE 343

ce qui fait la pauvreté des néo-classiques d'aujourd'hui, c'est qu'ils prétendent (je parle de la plupart d'entre eux) arriver au grand style par déni, refus d'admettre et igno- rance.

Le seul classicisme légitime aujourd'hui, le seul auquel nous puissions et devions prétendre est celui dans l'ordre duquel « tous les éléments qui fermentent dans le monde moderne, après avoir trouvé une libre expansion, s'organi- seront selon leurs vraies relations réciproques », conclut le critique du Timts. Et j'adopte volontiers sa formule finale : « Le but auquel nous aspirons, c'est une large intégration. »

Intégrons donc, ma chère Angèle. Intégrons. Tout ce que le classicisme se refuse d'intégrer, risque de se retour- ner contre lui.

ANDRÉ GIDE

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

L'IDÉE DE GÉNÉRATION

On ne saurait contester au livre de M. Mentré sur les Géru- rations Sociales le double mérite de l'opportunité et de l'utilité. Il semble, à voir l'emploi extrêmement fréquent du terme de génération, à entendre les uns et les autres, les jeunes et les vieux, parler de l'esprit ou de la sensibilité ou de la volonté de leur génération, que le terme de génération soit clair, et que la génération puisse passer pour une véritable mesure de la durée sociale. Or il n'en est rien. On ne saurait admettre que chaque année produise sa génération originale et bien tranchée. Mais alors sur combien d'années répartir le laps de temps nécessaire pour constituer une génération ? Et comment séparer la pre- mière année de cette époque et la dernière année de l'époque précédente ? L'argument du chauve ou du tas de sable joue ici, semble-t-il, légitimement. Plus précisément la difficulté consiste à passer d'une idée claire à une idée obscure. L'idée claire est celle de génération familiale, la génération faisant dans la suite d'une famille l'unité naturelle et évidente en laquelle cette famille se décompose. L'idée obscure, c'est l'idée de génération sociale, ou de génération historique, parce que, même en limi- tant à trente ans, de vingt-cinq à cinquante-cinq ans la durée de la vie active et productive, les adultes actifs et productifs qui vivent ensemble appartiennent à des époques différentes et se renouvellent incessamment, sans qu'on voie jamais expressé- ment rien commencer ni rien finir.

Mais cette absence d'un commencement et d'une fin marqués, cet écoulement régulier et cette gradation insensible, ce sont des caractères de la vie. Tout problème du vivant est un problème

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LIITERATURE 345

du continu. Et du mathématicien au sociologue, de l'artiste à l'homme politique, les cerveaux sont aujourd'hui de mieux en mieux armés pour apercevoir les choses sous cet aspect de con- tinuité et de mutation insensibles qui nous apparaît de plus en plus comme le secret même de leur réalité. De ce point de vue l'argument du chauve s'effondre comme ceux de Zenon. Les problèmes de continuité sont précisément ceux qui nous atti- rent le plus, et qui nous paraissent, à tort ou à raison, résolus ou prêts à l'être quand nous nous sommes placés intuitivement dans le courant même de la continuité.

Telles ne sont pas d'ailleurs l'intention ni la méthode de M. Mcntré. Dans sa thèse complémentaire intitulée Espèces et Variétés d'intelligence, lui-même nous prévient de ses habitudes d'esprit : « J'ai toujours été en méfiance vis-à-vis des modernes philosophes du sentiment et de la vie. Je ne puis croire qu'ils soient- convaincus. C'est là un préjugé contre lequel je dois lut- ter, je le sens bien ; il y en a tant qui les admirent, et de bonne foi, que je dois me tromper ! Mais je me reconnais incapable de les suivre et même de les comprendre ; leurs arguments n'ont pas la netteté décisive qui est l'atmosphère vitale de mon intelligence. A leur aspect, mon esprit se change en place forte qui lève les ponts-levis et se prépare au combat. » Et plus loin il reprend plus longuement cette analyse de sa forme intellectuelle. Il eût été'intéressant que dans sa grande thèse M. Mentré don- nât un pendant à cette mise au point personnelle et qu'il recher- chât si ce tour d'esprit qui est le sien, aujourd'hui de plus en plus rare, n'appartient pas à certaine génération philosophique, celle qui s'est développée sous l'influence de Renouvier et qui a trouvé une sorte de point de perfection dans la thèse d'Hamelin (à laquelle, personnellement, j'appliquerais presque tous les traits que M. Mentré, dans les lignes que j'ai citées, dirige contre la philosophie bergsonienne). Cependant il appartiendrait à une variété de cette génération un peu particulière, ayant pris plutôt son appui sur la pensée de Tarde. Comme Tarde il procède de Cournot, sur qui il a écrit un important ouvrage. Sachons lui gré d'avoir posé en excellents termes le problème des générations et d'y avoir réfléchi avec une rare conscience : d'un bout à l'autre son livre donne une impression de probité, de prudence et d'intelligence. Mais je crois que sa thèse n'est qu'une pré-

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face à l'œuvre de celui qui repi'cndra ce beau problème du point de vue qui lui convient si expressément et auquel M. Mentré se déclare étranger. Le problème des générations paraît bien être par excellence un problème d'élan vital, analogue à celui des espèces et des individus. Les générations constituent le tissu même de la durée sociale, et s'il est peut-être dangereux Aç vouloir ramener la durée sociale à une durée psychologique, la réflexion sur le problème de la durée, la prise et la suite de ce problème dans son centre et dans son acte pourraient conduire à des résultats précieux. Mais cela sera sans doute tenté un jour, et il sera intéressant de voir si une méthode opposée à celle de M. Mentré mène à des conclusions très différentes ou bien à des conclusions analogues. Lui-même nous donne les siennes comme assez conjecturales et le problème qu'il soulève comme une première question sur un chemin où bien des découvertes sont possibles.

��*

1(1 *

��Ayant résumé par des analyses consciencieuses les travaux de ses prédécesseurs Dromet, Ferrari, Lorenz, M. Mentré place en lumière un certain nombre de faits sur lesquels ces auteurs avaient attiré l'attention, et que lui-même sait mettre au point de la façon la plus suggestive.

Pour lui la génération sociale existe, et il estime que l'his- toire présenterait plus de clarté et d'intérêt si au lieu de la divi- ser par siècles, par époques ou par règnes, on la divisait en générations. On m'a dit qu'à la soutenance il a été à ce sujet fort maltraité par M. Seignobos, et c'est assez naturel. Personne évidemment n'a un sens historique plus éveillé et plus juste que M. Seignobos, mais les professeurs d'histoire ne jugent pas que le sens pédagogique révélé par ses manuels soit à la hauteur de son sens historique. M. Mentré, qui est professeur à l'Ecole des Roches (un des laboratoires d'enseignement libre les plus inté- ressants qui soient en France) nous dit avoir obtenu d'excellents résultats en employant devant ses élèves cette méthode des générations. Elle a en tout cas l'avantage d'être très vivante, d'introduire à la fois dans l'enseignement l'idée de la relativité et celle du progrès, de montrer au travail dans la vie sociale des réalités dont les adolescents ont l'expérience dans la famille,

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l'école et la vie : celles de la différence et de l'opposition des âges. Tout ce qui incorpore davantage l'histoire à la psycho- logie de la nature humaine doit être tenu pour une vérité et un bien. Il est difficile, mais singulièrement utile, de se concevoir soi-même dans la psychologie de son âge, de comprendre qu'aucune génération^ aucun âge ne possède les normes néces- saires pour juger les autres générations, de savoir prendre sa place, à son rang et à son grade, dans l'humanité, l'histoire ou la nation en marche. Si l'étude du passé peut nous conduire à cette habitude et à cette idée, elle aura rendu un précieux ser- vice. Et s'il est difficile ou impossible de discerner les générations historiques, il faut comprendre cette difficulté ou cette impossibilité comme incorporée à la réalité sociale, de même que les mystères sont incorporés à la religion. « L'en- chaînement des générations humaines, dit M. Mentré, qui est le plus grand obstacle à leur discernement, assure à la fois leur continuité sociale et la régularité du progrès. La réalité sociale humaine est une réalité oià tous les âges sont mêlés, agissent et réagissent l'un sur l'autre. » La différence des âges est donnée dans l'étoffe sociale comme la différence des sexes et la diffé- rence des peuples.

S'il est difficile de discerner les générations humaines, c'est que la vie sociale appartient;! l'ordre de la durée et du continu. C'est dans la plénitude de cette durée et de ce continu qu'il fau- drait se placer pour avoir une vue claire et profonde du pro- blème, et M. Mentré nous prévient que sa tournure d'esprit le rend inhabile à cette méthode. Mais on peut encore, d'une posi- tion moins centrale, arriver à ces vues de détail et à ces clartés partielles qui abondent dans son livre.

Cet enchevêtrement des générations n'est pas tel qu'il n'abou- tisse à un certain ordre. Des ingénieuses réflexions de Ferrari, de Lorenz et de M. Mentré on pourrait tirer une formule qui fonderait la réalité du « siècle » et qui s'exprimerait à peu près ainsi : Le siècle, unité de durée vivante, se définit comme l'es- pace de temps couvert parla réalité sociale de l'homme normal. Il ne s'agit nullement de réalité physique, et il faut laisser à des maniaques de la longévité des affirmations comme celle-ci : La nature a fait l'homme pour être centenaire, et s'il ne le devient pas c'est qu'il se tue auparavant (ou qu'il ne prend ni les pilules

�� � Crac ni l’élixir de l’abbé Mulot). Il s’agit de cette réalité sociale utile dont Auguste Comte a eu le sentiment si profond et si clair. La moyenne de la vie sociale utile, de la vie productive de l’adulte, est d’environ trente-trois ans. Mais la réalité sociale encadre l’individu entre ses parents et ses enfants : une génération familiale est liée à celle qui la précède et à celle qui la suit, à celle qui l’a élevée et à celle qu’elle élève, l’homme vit de l’héritage social que lui ont transmis ses parents, vit pour en transmettre un autre à ses enfants. La première partie de sa vie est liée à la vie de ses parents, la dernière partie à la vie de ses enfants. Socialement et intellectuellement il connaît donc trois générations : la sienne, la génération précédente qui l’a préparé et dont il s’est détaché, la génération suivante qu’il prépare et qui se détache de lui. On peut dire que les états psychologiques dont la chaîne constitue son existence intérieure sont intéressés et déterminés à peu près également par ce*-- trois générations, la sienne propre déterminant particulièrement ce que Comte appelle son existence objective, les deux autres étant prépondérantes dans son existence subjective, dans l’existence représentée. Trois existences utiles de trente-trois ans chacune forment précisément un siècle. De cette loi des trois générations, Lorenz (que résume M. Mentré) tire une philosophie de l’histoire qui repose sur ces principes. « La mesure objective de tous les événements historiques est le siècle. — Le siècle est l’expression matérielle et spirituelle de trois générations d’hommes. — C’est une unité de mesure trop petite pour les longues séries d’événements. — Immédiatement après viennent les périodes de 500 ou 600 ans. *)

Nul doute qu’il ne soit intéressant et fructueux de creuser dans la direction indiquée par le savant allemand. Malheureusement ses thèses sont d’autant plus fragiles qu’il serre l’histoire de plus près. Il faut leur donner plus de jeu, d’élasticité, et, comme disait Mallarmé, y remettre de l’obscurité. Aux lois historiques qui paraîtraient se dégager de celle des trois générations (dont le fond est incontestable) il faudrait provisoirement garder un caractère tout empirique, analogue à celui des lois de Bode ou de Bruckner. En voici une qu’on peut tirer des idées de Lorenz et que le siècle suivant a curieusement confirmée. RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 34^

Lorenz, élève de Ranke, part d'une vue très ju^te de ce der- nier qui place en 1515, à l'avènement de François I" et de Charles-Quint, le début des temps modernes, l'éclosion brusque d'une génération nouvelle, celle de la Réforme : génération qui fait passer à l'acte les découvertes de l'imprimerie et de l'Amé- rique. Or, depuis cette date de 1515, l'histoire de l'Europe a toujours ramené au bout d'un siècle (soit de trois générations) un tournant décisif analogue, une autre date capitale, à deux ou trois années près : peu après 1615, commencement de la guerre de Trente ans ; en 171 5, mort de Louis XIV et liquidation du xvii« siècle ; en 181 5 fin du bouleversement révolutionnaire et commencement du xix^ siècle; en 1914-1915 la grande guerre. Tous les centenaires de 1 5 1 5 coïncideront avec des épo- ques de coupure. Je ne donne ces indications qu'avec la plus grande réserve et même avec quelque sourire. Il n'y a là peut- être que des coïncidences, et l'on ferait des réflexions analogues sur les retours 1548-1648-1748-1848, qui marquent trente-trois ans après les premiers l'arrivée d'une génération nouvelle. Ce qui est délicat c'est qu'en histoire, au contraire de ce qui se passe dans la nature, les lois comportent toujours de nombreuses exceptions, qui ne confirment pas la règle, et qu'il sera toujours loisible de prendre comme des exemples qui au contraire l'in- firment. Comme le dit justement M. Mentré « la théorie des générations- aura toujours pour adversaires ceux qui veulent introduire partout la rigueur mathématique : les nombreuses exceptions à la loi les décourageront. C'est oublier que le con- cept de loi perd de sa rigidité à mesure que l'objet des sciences devient plus complexe : la loi biologique est plus souple que la loi physique et celle-ci que la loi mécanique. » Mais les syn- thèses incertaines — telles celles de l'histoire — qu'on trouve à la limite peuvent-elles encore être appelées des lois ?

C'est ainsi que rien ne paraît plus incertain que cette unité de trois générations qu'on appelle un siècle. Je conçois très bien que, comme le dit Lorenz, « le siècle est l'expression de la liaison matérielle et spirituelle entre trois générations d'hom- mes. » Mais dans un ensemble de six générations A B C D E F, ne pourrai-je pas appeler siècle aussi bien la succession B C D que les deux successions A B C et D E F ? Tel n'est pas l'avis de M. Mentré qui croit à l'existence réelle des siècles, que « les

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xviii«, xvii<:, xvF et xv« siècles sont bien distincts, et dans le XVIII* siècle on distinnaie clairement dans la vie politique, l'art et la littérature trois générations qui offrent entre elles des airs de famille. » Peut-être distingue-t-on clairement tout cela dans l'idée qu'on s'en fait, dans le morcelage artificiel qu'on établit, plutôt que dans la réalité. Les coupures ne sont pas les mêmes pour les divers pays. L'unité du xvii» siècle consiste en partie dans l'ombre projetée que fait sur lui la personne de Louis XIV, l'unité du xviii* siècle dans celle de Voltaire, et la carrière de Victor Hugo ne nuit pas à celle du xix«.

Cette tendance qui porte M. Mentré à réaliser la génération comme un être au lieu de la suivre dans son mouvement se retrouve ailleurs. « On va répétant, dit-il, que la flimille est la cellule de la société. L'autorité d'A. Comte ou de Le Play ne saurait garantir l'exactitude de cette comparaison. La cellule sociale est l'individu adulte. La famille est le réservoir qui ali- mente tous les organismes superposés. Elle remplit une fonc- tion analogue à celle des organes hématopoiétiques (foie, rate, moelle osseuse), qui fabriquent les globules sanguins. » Famille ou adulte, le seul fait d'employer le mot de cellule sociale, qui apparaît de plus en plus dépourvu de sens, ramène de vieilles erreurs; le fait social n'a pas plus d'analogue physique ou biolo- gique que le fait psychique, et nous trouvons là simplement une expression de la tendance naturelle à réaliser en chose ce qui n'est pas une chose.

��Il y a un curieux contraste entre l'obscurité relative où sont restés les penseurs qui élucidèrent avant M. Mentré l'idée de génération, Dromel, Ferrari, Lorenz, et l'emploi de plus en plus général que les littérateurs et particulièrement les critiques ont fait de cette idée. Elle est au fond un héritage du romantisme, une des idées justes et définitives qu'il ait apportées. M. Mentré ne cite pas le nom de Stendhal. C'est pourtant sur la différence des générations qu'est bâtie dans Racineci Shauespeare sa définition du romantisme, et le Rouge et Noir est avant tout la psychologie d'une génération d'Epigones, d'une âme née dans le rayonne- ment napoléonien et à laquelle manque le milieu napoléonien qui lui eût permis de réaliser sa vie. Julien Sorel échoue sur

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 331

les voies qu'il a choisies, mais cette génération réussit littérai- rement lorsqu'elle dérive dans la littérature les énergies du foyer intense oii s'était alimentée son enfance : ce sont les premières pages de la Confession d'un enfant du siècle qui font entrer l'idée de génération dans le bagage courant et les lieux communs de la littérature. Depuis Sainte-Beuve, la critique l'a saisie et ne l'a pas lâchée. Nous avons aujourd'hui l'habitude de distinguer dans notre passé immédiat la génération romantique, la généra- tion réaliste, la génération symboliste, et c'est une des besognes principales de la critique que de chercher les traits communs à la génération qui monte, de préciser plus minutieusement, dans une chronique rétrospective, les traits de k génération qui s'en va.

Une génération sociale est créée par l'accumulation et le mouvement de millions de petits faits, de ces millions d'acci- dents que sont les millions de générations familiales, et le drame intérieur de toute génération familiale se ramène à un élément assez simple, qui est la divergence nécessaire entre les leçons tirées de l'expérience d'autrui ou de l'expérience sociale et les leçons tirées de l'expérience individuelle, vécue. Aucune vie humaine ne comporte une expérience qui puisse se substituer entièrement, pour instruire et conduire une autre vie, à l'expé- rience propre de celle-ci, et comme les parents et les maîtres, les Etats et les Eglises, les professeurs et les écrivains s'efforcent d'imposer par tous les moyens le plus possible de l'expérience , qu'ils ont acquise et qui est en partie inopérante et morte, une démarche naturelle à la vie qui croît et à l'adolescence qui monte consiste à rejeter cette expérience morte. « La leçon des faits, dit M. Mentré, qui contredit l'héritage de leurs parents et de leurs maîtres, amène les adolescents à préciser leurs amours et leurs haines, à réviser la table traditionnelle des valeurs, à établir une hiérarchie des fins et des types d'huma- nité qui inspirera désormais leur conduite. » De sorte que si la vie sociale consiste d'une part en évolution progressive et en changements insensibles, la succession des générations fami- liales implique d'autre part des mutations brusques et des ren- versements violents. « Les petits-fils, selon la chair et selon l'esprit, des hommes d'action, renient souvent leur héritage. Sainte-Beuve a été frappé par ce contraste en étudiant les ascen-

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dants des solitaires jansénistes (famille Roannez) ; Madame de Maintenon est la petitc-fille du farouche huguenot Agrippa d'Aubigné, comme le lieutenant Psichari est le petit-fils d'Krnest Renan. »

Il semble que la continuité, la prise en main docile d'une tradition soit l'habitude dans la majorité des familles, et que le renversement soit l'exception. Mais ici les questions de qualité importent plus que celles de quantité. Jusqu'à ces derniers temps, dans les pays d'Europe, le corps des officiers s'est recruté dans des familles traditionnelles où les générations nouvelles imitaient les anciennes. A l'autre extrémité les littérateurs, les artistes présentent le caractère opposé, puisqu'on est artiste et écrivain dans la mesure où l'on apporte quelque chose de nou- veau, où l'on rompt avec un passé, et les exemples mêmes cités par M. Mentré, ceux de Madame de Maintenon et d'Ernest Psichari, nous montrent que l'exception confirme la règle, et qu'une génération littéraire traditionaliste l'est volontiers non par goût de la tradition, mais par goût du changement et par volonté d'expérience différente vis-à-vis d'une génération révo- lutionnaire. Il est vrai que M. Mentré nous dit ailleurs que a le fils continue son grand-père plutôt que son père, car il prend le contre-pied de son père, qui avait pris lui-même le contre-pied du grand-père. Mais le rythme n'est pas toujours aussi simple. » Il n'est jamais simple.

Il n'est pas simple quand on considère les rapports des géné- rations dans le temps, et il est peut-être encore moins simple quand on considère l'unité d'une même génération dans l'es- pace. 11 semble bien qu'il y ait beaucoup d'arbitraire dans l'idée que chacun de nous se fait de sa génération, qu'il s'agisse d'un vieillard dont la génération est passée ou d'un jeune homme dont la génération prend place. Je ne veux pas revenir sur la psychologie des âges. « On a besoin, quand on est jeune, dit M. Romain Rolland, de se donner l'illusion qu'on participe à un grand mouvement de l'humanité, qu'on renouvelle le monde... On est si libre et si léger ! On ne s'est pas encore chargé du lest d'une famille, on n'a rien, on ne risque guère. On est bien généreux, quand on peut renoncer à ce qu'on ne tient pas encore. » Evidemment. Mais si, au lieu de regarder ces puissances vitales propres à toute jeunesse de tous les temps,

�� � RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 353

nous regardons les directions précises de la jeunesse en un temps donné, nous les voyons toujours beaucoup plus diver- gentes que ne paraissent l'impliquer tantôt une simplification artificielle, tantôt un égocentrismc naïf. « Ma génération » dans la bouche d'un écrivain est souvent l'équivalent de « Le gouvernement de la République » dans la bouche d'un ministre. C'est une périphrase sonore qui ne désigne que lui-même, un exposant collectif donné à ses fantaisies personnelles. M. Gi- raud, ayant fait sous ce titre : les Maîtres de l'Heure, une suite d'études sur Loti, Brunetière, Faguet, Vogué, Bourget, Lemaî- tre, Rod, France, conclut que la génération qui était adoles- cente vers 1870 est une génération classique en art, réaction- naire à l'intérieur, patriote à l'extérieur.

Et l'on ne serait pas embarrassé pour tirer d'autres noms moins académiques, et de ces noms académiques eux-mêmes, des conclusions fort différentes sur le caractère de ladite généra- tion. En réalité une génération forme un tout d'une vaste ampli- tude, une sorte de Conférence Mole pour les jeunes, de Parle- ment pour les vieux, ayant sa droite, son centre, sa gauche, son extrême-gauche. Il n'y a pas de génération de droite ou de géné- ration de gauche. Et pourtant il est bien vrai qu'une génération a ses traits particuliers, mais des traits qui naissent d'un mouve- ment, et ne se ramènent pas à des choses ou à des idées. Je tente ailleurs un portrait de ce genre, et il est certain que tout ce que j'écrirai à ce sujet, d'un point de vue différent de celui de M. Mentré, comportera au moins autant de difficultés et susci- tera autant de réserves que son travail. Nul problème ne saurait consentir autant que celui des générations à être rectifié lui- même par les générations successives et à porter le reflet parti- culier de l'esprit qui le traite.

ALBERT THIBAUDET

�� � NOTES

��LE TRENTE-DEUXIÈME SALON DES INDÉPEN- DANTS.

Cette 32'^ exposition des Indépendants ne ressemble par sa tenue à aucune de celles qui la précédèrent. Certains, que sédui- sait outre mesure le pittoresque de la présentation des œuvres, dans les baraquements d'antan, accusent le Grand Palais d'of- frir un décor trop somptueux, et glacé, à cette manifestation dont la tranquillité les déçoit. Ils attribuent au cadre architec- tural une impression qui résulte de la seule cohésion des efforts de la jeunesse qui, pour la première fois depuis de longues années, renonce aux ruades excessives, et, lasse de piaffer sur place, s'achemine à une allure modérée vers les buts divers mais parallèles du classicisme nouveau ■ — qu'il ne' faut pas confondre avec certain nèo-classicisme...

Deux événements caractérisent ce Salon, significatifs au même degré, et d'une importance capitale. Le premier est justement ce- lui qui cause la plus grande désillusion à ceux qui jusqu'à aujour- d'hui s'étaient habitués à chercher aux Indépendants des émo- tions dont la force venait du scandale : l'élément « fauve » a presque entièrement disparu et, sauf quelques jeunes impatients qui poussent des rugissements sans échos, la majorité des ar- tistes de valeur conserve une attitude naturelle et s'exprime avec décence. On paraît « s'atteler » sérieusement à la besogne et dédaigner à la fois les grandes surfaces et le métier « torché » et frénétique si fort en honneur il y a dix ans. Le tableau de chevalet, qui implique un métier consciencieux et appuyé, succède à la « toile d'exposition », à la grande machine « décorative » qui, sortie du Salon, n'avait plus aucune raison d'être.

Disparus également, ces « ismes » nouveaux qui naissaient à chaque saison d'avant-guerre. Si je ne craignais qu'on se refusât à voir dans le mot qui me vient pour définir la

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tendance nouvelle des esprits autre chose qu'une mauvaise plaisanterie, je dirais qu'aux divers « ismes » lancés jusqu'ici et qui ne caractérisaient que différentes infirmités, il conviendrait, pour qualifier l'effort actuel, d'en substituer un seul, qui serait « l'équilibrisme ».

Ouc firent en effet la plupart des novateurs de toutes caté- gories, sinon tricher à ce jeu divin de l'acrobatie plastique ? Je ne peux trouver mieux, pour exprimer l'attitude de l'artiste, que de le comparer à un homme qui marcherait sur la corde raide, les yeux fixés sur un but qu'éclairent et qu'enténèbrent successivement, en un duel égal, son instinct et son intelli- gence. De chaque côté de la corde, un péril. A gauche, la contrée perfide de l'immédiat, le domaine de la « nature » au sens bas oià l'entendent les photo-peintres, vers lequel l'in- cline sa sensualité. A droite, l'étendue aride de la spéculation pure, vers laquelle sa raison penche. Répugnant au difficile et trop peu « original » labeur de conserver l'équilibre, maints artistes, hier encore impatients de signaler au public leur fausse agilité, firent-ils autre chose que de tomber, qui à droite, qui à gauche ? Et le public des vernissages sensationnels d'applaudir surtout si la chute s'effectuait avec grâce. La défaillance était aus- sitôt baptisée d'un « isme » nouveau. L'opinion générale semble s'aviser que ces amusements ne conduisent à rien, pas même au plaisir durable, et que le jeu même implique une règle. La règle, admise par la plupart des exposants des dix salles qui comptent au Grand Palais, semble être d'accorder son cœur et son cer- veau, et de se garder des chutes même élégantes.

Le deuxième événement caractéristique de ce Salon est la déchéance du paysage, et l'avènement de la figure humaine. Les jeunes peintres ont compris, semble-t-il, que le meilleur moyen de résoudre les problèmes pressants de la peinture est de s'attaquer au « sujet » qui les implique tous. L'homme, dans sa nudité éternelle ou dans sa tenue familière, est remis en honneur, et l'étude de ses aspects paraît vouloir se poursuivre à petites touches, patiemment et non plus comme du temps des fauves, par de vastes et allusives arabesques.

La salle n° 7 est significative de cette recherche méticuleuse de la vérité humaine. Si l'on n'y voit nulle oeuvre étonnante, on y peut découvrir de fort honnêtes travaux.

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Il n'est pas jusqu'à la médiocrité qui n'y devienne sympa- thique, tellement clic cherche peu à se cacher sous des dehors géniaux. On assiste par endroits à ce spectacle inattendu de peintres qui avouent leur faiblesse, et par des moyens si hum- bles que cette faiblesse en arrive à revêtir un charme touchant et puéril. Quelle différence entre cette salle, où presque toutes les œuvres attestent l'attention, l'application, le désir de bien faire, et ces salles d'avant la guerre, où le moindre apprenti tenait à affirmer, à l'aide de quelques hachures de vermillon et de vert émeraude son indomptable génie ! Les critiques ont insuffisamment souligné la probité picturale dont cette salle est particulièrement imprégnée. Ils ont négligé l'enseignement des ensembles pour étudier le détail et commenter les œuvres les plus brillantes. C'est ainsi que la salle 4 a hérité des éloges les plus pompeux. J'avoue être plus inquiet que ravi d'une louange aussi intempérante et je pense qu'il siérait aux expo- sants d'être moins satisfaits d'eux-mêmes, depuis que certains s'en déclarent ravis.

Mais si l'on a loué — nous dirons ainsi qu'il convenait — les travaux de MM. de Segonzac, Moreau, Cernez, Bissière, Lotiron, Cimmy, Favory. Simon Lévy, Calanis, Cleizes, Con- doin, Kisling..., etc., on a été moins prolixe ou plus mal inspiré au sujet de Maria Blanchard et de Jacques Lipchitz.

Maria Blanchard fut à dessein placée dans la salle 4 et un peu à l'écart, entre deux draperies qui l'isolent. Aussi bien son œuvre ne se rattache-t-elle aux bonnes toiles qui l'entourent que par la qualité Je la matière : l'esprit en est tout autre ; quant à l'introduire dans la salle où l'on groupa les productions des femmes peintres les plus notoires, c'était tout à fait impossible. Il y a dans cette pièce « de la peinture de femme » avec tout ce que cette expression comporte de légèreté, de charme et de finesse. Or, Mademoiselle Blanchard est une femme « qui fait de la peinture ». J'espère qu'on saisira le distinguo. On a fort rarement vu un cas pareil, et il est probable que de longtemps semblable mélange de fermeté dans l'exécution et de naïveté — j'ajouterai : de tendresse, malgré les apparences — ne se trouvera réalisé.

Si le public fut, en somme, peu charitable envers cette pein- ture ingénue, mais douloureuse à force de contraction, il n'est

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pas un peintre qui soit resté insensible aux qualités techniques de ce tableau. On vit même un vieillard célèbre par son humeur maussade, son esprit de dénigrement, et sa haine pour tout ce qui n'est pas Whistlcr ou Degas ; on vit ce peintre agressif s'attendrir et même courir — une heure trop tard — au bureau de vente.

La place me manque pour dignement célébrer la maîtrise de Maria Blanchard, le seul peintre de talent qui, après dix ans d'un travail forcené, avait, hier encore, le magnifique et rare honneur d'être dans la misère. Il me suffira d'indiquer aujour- d'hui que toutes les tonalités nacrées des impressionnistes sont utilisées par elle avec une science du dessin et une subtilité de touche dignes d'un primitif. '

Il convient de placera côté de Maria Blanchard le sculpteur Jacques Lipchitz, son égal au point de vue du talent, son compagnon dans l'incompréhension du public. Son œuvre est trop profonde, elle décèle trop de savoir, elle est trop orga- nisée pour séduire la foule des amateurs et des critiques. Le (< qu'est-ce que ça représente ? » est répété ici quotidiennement, et il ne vient à l'idée de personne (je devrais dire à la sensibilité de personne) que ces pierres sculptées n'ont à représenter que la cristallisation de la pensée poétique de l'artiste — laquelle pensée ne peut naître, soudaine ou lente, qu'au contact ou au souvenir d'une émotion de Nature. Le sculpteur n'a que faire de gestes ou de dentelles qui brisent anecdotiquement la lumière. II ne veut retenir du spectacle humain que des attitudes repo- sées, qui lui sont révélées par des éclairages plus ou moins intenses, et par des ombres plus ou moins denses. Une fois dans son atelier, il tâche à recréer ces architectures vivantes à l'aide de plans nets, groupés de façon à accueillir la lumière ou à s'y dérober selon une progression calculée. Il ne peut pas y avoir superposition de la réalité fluide et de l'oeuvre solide ; demandons seulement au sculpteur d'établir, entre la nature et nous, un système de correspondances, si tyrannique soit-il, qui nous puisse faire goûter l'émotion purement plastique qui

I. La « communiante » de Maria Blanchard date de 191 2 el est ina- chevée. J'ai vil chez Paul Rosenberg une toile récente représentant deux jeunes filles d'une beauté et d'une réussite indiscutables.

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s'est emparée de lui à l'occasion d'un spectacle naturel. Pour tout homme doué d'un peu de sensibilité les œuvres que Lip- chitz expose au Grand Palais correspondent, dans le domaine idéal de la sculpture pure, à des attitudes de Pierrots joueurs de flûte, personnages abstraits mais véridiqucs, dont la re- présentation n'est nullement destinée à authentifier l'existence réelle.

Ce sera la gloire de ce 32^ Salon des Indépendants d'avoir, en silence et dans l'ombre d'un vestibule, ou les plis d'un rideau, abrité les œuvres de ces deux techniciens inspirés.

ANDRÉ LHOTE

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��LES JARDINS, par André Véra, avec des bols de Paul Véra (Emile-Paul) '.

Depuis vingt ans, André et Paul Véra combattent fraternelle- ment pour une cause qui semble enfin près de triompher aujour- d'hui. Justice leur soit rendue. Ils furent des premiers à croire au style décoratif moderne, et à s'élever, par leurs manifestations, leurs travaux et leur exemple, contre cette période de désunion, d'individualisraes inventifs, de complaisance pour le caprice et l'excentricité, qui précéda la guerre : la période des a notations personnelles ». Nourris du plus solide classicisme français, ils eurent, dès leurs premiers tâtonnements, la nostalgie d'une dis- cipline professionnelle, d'une technique qu'ils ne trouvaient plus enseignée nulle part. Ils ne cessèrent, l'un et l'autre, de prêcher aux décorateurs modernes le renoncement au roman- tisme et à l'individualisme borné, mieux que l'union, la colla- boration féconde sous une même règle, dans cet effort commun qui gêne peut-être l'essor du génie, — encore n'est-ce point prouvé — , mais qui seul permet aux talents d'une époque de s'épanouir et de fructifier.

On sait que cet espoir est réalisé aujourd'hui, et qu'au len- demain de la guerre, à l'heure où se cherchaient toutes les forces nationales, une poignée de jeunes hommes, en parfaite communion d'éducation et de tendances, s'est groupée autour

I. Du même auteur : Le Nouveau Jardin (Emile-Paul, 1912).

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de l'architecte Louis Sue, pour former une laborieuse confrérie d'artisans ; leur œuvre naissante permet d'affirmer enfin la permanence des dons décoratifs de notre race, et la qualité, plus que jamais vivace, du goût français.

André Véra orienta spécialement ses recherches vers l'art abandonne des Jardins, et voici le second volume où il expose ses découvertes.

L'auteur nous met d'abord en garde contre cette commune erreur de confondre tout l'Art du Jardin régulier avec les réali- sations particulières de Le Nôtre. L'ordonnance des jardins du grand siècle, cérémonieuse, impersonnelle, relativement mono- tone en ses combinaisons, convenait parfaitement à cette époque d'unité monarchique où chacun empruntait religieusement le goût du Prince, sans l'interpréter ni l'adapter. Aujourd'hui au contraire, dans une société qui n'otfre que confusion, l'Art du Jardin doit répondre à la diversité des aspirations, des besoins, des fortunes, — ou continuer à n'être pas. Tout est donc à créer. Est-ce à dire qu'il faille écarter l'influence de Le Nôtre ? Non certes : il nous enseignera l'essentiel ; la méthode, les règles de composition. Depuis Le Nôtre, l'art paysager s'est exercé au hasard, sans progrès ; les plus remarquables réussites des xviiF et xix^ siècles ne sont qu'assemblements fortuits de motifs charmants ou majestueux, sans plan raisonné, sans volonté préexistante.

André Véra nous persuade que le génie contemporain peut et doit renouveler l'Art des Jardins, si toutefois l'enseignement d'un Le Nôtre, bien dégagé, bien assimilé, porte ses fruits. Car il ne s'agit pas de reproduire le passé ; rien ne serait plus vain ; il importe d'innover : or la création durable n'est possible qu'avec l'aide de la tradition, soutien, support de toute audace, cadence de toute inspiration rajeunie. Pas de tradition sans modernité ; mais pas de modernité sans tradition : il faut au jet d'eau sa pression, au génie créateur la contrainte salutaire des règles. Et quelles règles pour nous, aujourd'hui ? Fran- çaises : règles de la clarté et de l'harmonie, de l'intelligence, de la raison.

La majeure partie du livre jette sur ces généralités la lumière des exemples, et prouve que de telles espérances ne sont pas illusoires. Dans une suite de chapitres techniques, l'auteur

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ctudic pour nos jardins modernes cent possibilités ingénieuses, selon les climats ou les sites, selon les habitations, selon les besoins privés de chacun : depuis les résidences d'été, aux riches parterres, aux fraîches allées d'arbres taillés, aux rose- raies, aux treillages colorés garnis de plantes sarmenteuses, aux fontaines, aux terrasses, aux degrés, jusqu'aux petits jardins de ville, enclos de murs, dont les réalisations spirituelles enno- bliraient si facilement nos banlieues. Une profusion de plans et de dessins, dus au crayon intelligent de M. Verdeau, illustrent le volume de la façon la plus suggestive.

Des bois gravés par Paul Véra font à chaque page de ce texte un accompagnement harmonieux.

Quelques traits, et voici ressuscitée la transparence d'un verre chargé de roses trop lourdes ; une femme, coiffée d'un large parasol, assise sur deux cornes d'abondance croisées, et voici tout à la fois la richesse décorative d'une ornementation géométrique, la gravité hiératique d'une allégorie, et la plus directe, la plus moderne évocation du nu féminin. Pareil aux imagiers de jadis, Paul Véra laisse sa verve s'amuser à des détails accessoires dont l'ingénuité nous ravit : petits personnages qui peuplent les fonds, les coins, et qu'un geste vrai suffit à douer de vie, colombes roucoulantes courbant le col vers une gerbe de fleurs, ou bien, cabrées en éventail, lacérant de coups de bec le galbe d'un fruit. Aucun artiste contemporain ne fait plus souvent songer aux artisans du passé : il possède leur évidente probité, leur conscience un peu naïve, leur modestie ; comme eux, on le sent habité par le souci des conditions matérielles de son art ; comme eux, on le voit, de saison en saison, gravir les échelons du savoir technique, de l'expérience ; c'est d'eux qu'il a hérité cette humilité sereine, qui était le plus précieux apanage des maîtres-ouvriers du moyen-âge : ses motifs sont peu nombreux ; mais ce n'est pas indigence c'est seulement le contraire de l'abondance incohérente et suspecte dont s'enor- gueillissent tant de faux génies. Femmes aux formes volontiers lourdes, voluptueuses, enfants aux nus innocents, colombes, cornes d'abondance, corbeilles de fleurs, pyramides de fruits, animaux fabuleux ; c'est à peu près tout. Mais, peu variés, ces motifs lui appartiennent. Sa richesse n'est pas de poursuivre d'autres visions, mais de varier à l'infini les modulations de ces

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quelques thèmes authentiques, où s'affirment, non ses Hmitcs, mais au contraire h vigueur, la concentration et la permanence de sa personnalité.

Il ne faudrait pas que ce volume, à cause de sa présentation somptueuse, fût confondu avec les ouvrages de luxe qu'on fabrique pour les bibliophiles. C'est un livre ; il mérite d'être lu et médité. roger martin du g.\rd

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��LE CALUMET, édition définitive ornée de gravures sur bois par André Derain (Editions de la Nouvelle Revue Française) ;

LE LIVRÉ ET LA BOUTEILLE, poésies, par André Sal- mon (Camille Bloch).

Ceux qui datent de la publication du Calumet leur admira- tion pour M. André Salmon, sont heureux de voir rééditer un recueil devenu introuvable. Une époque y revit, avec ses modes esthétiques, ses querelles et ses inquiétudes. 11 s'en dégage un charme mélancolique : odeur des lilas de la Closerie de naguère, effluves des banquets littéraires et des bars du carrefour Buci, souvenirs d'un temps déjà légendaire où les peintres n'avaient pas encore accaparé toutes les tables des cafés et toutes les pages des jeunes revues. On relira avec le même plaisir le Festin nocturne, le Cuisinier des grâces, et surtout le beau poème du Zouave, aux couleurs vives comme celles des uni- formes, avant la fallacieuse suavité du bleu « horizon », de cruelle mémoire.

Sous ce titre : Le Livre et la Bouteille, sont réunies des pièces de caractère différent, et d'époques non moins diverses. Je préfère aux poèm.es que M. André Salmon écrit pour l'amuse- ment des peintres ceux qu'il compose pour le sien propre. Il ne m'en voudra pas de considérer, plutôt que « le côté peintre de l'aventure », l'aventure de son talent, le « côté poète ». C'est ce dernier, je crois bien, que l'avenir éclairera le plus volontiers.

Les poètes qui sont tristes ont raison d'aimer le cirque et les clowns, mais il ne faut jamais faire grimacer la poésie. M. André Salmon, chaque fois qu'une passion âpre l'anime,

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trouve des accents d'une énergie et d'une sonorité singulières, comme dans les strophes Je Costal l'Indien :

O père ton enfant perdu Ne couvrira pas ses blessures D'un lourd manteau de chevelures, Les oruerriers d'ici sont tondus.

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��Maître, les dévots de la Croix M'ont enseigné, dans ton langage, Ce qu'était la guerre du droit Vers laquelle un monde s'engage.

J'avais nus bras, mon cœur loyal. Ils ont voulu dans leur délire M' apprendre à frapper ? Non, à lire ! Et ces débiles m'ont fait mal.

Le recruteur était un traître Car on fait faire, il m'a menti Aux grands la guerre des petits Pour les marchands et pour leurs prêtres Et mal grisé d'un dernier chant J'attends que la mort me délivre Des blancs sensibles et méchants Oui font la guerre avec des livres.

Comptez, je vous prie, les poètes capables de tresser et de nouer aussi fortement le fil de la pensée et le rj'thme de la phrase, et convenez que le poète de Prikaz mérite de trouver un sujet à la mesure de l'indignation passionnée et de la pitié cruelle que notre époque lui inspire, et qu'il cache trop souvent sous le fard d'un pittoresque emprunté.

ROGER ALLARD

��POÈMES POUR ARICIE, par Lucien Dubech (Société littéraire de France).

La muse pudique de M. Lucien Dubech n'est pas la dondon dépeinte, en un sonnet fameux, par l'idyllique et vindicative

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Mme Deshoulières. Elle a les yeux clairs de Minerve et, de Marthe, le front sage et rassurant. Disciple de Malherbe, M. Lucien Dubech, en dépit d'une certaine chaleur d'âme, fait plutôt songer à Louis Racine et à ses honnêtes trans- ports.

Mais il V a de fermes accents dans l'Ode Rhénane qui clôt

le livre :

Les dynastes de Frauconie

Qui dans Spire sont au cercueil...

et la strophe finale :

A la poupe d'une vedette Quand tombait le jour émouvant J'ai vu passer, ombre muette Un drapeau gonflé par le vent...

Une langue sûre suffit à galvaniser un genre aussi usé que l'ode patriotique. Une République athénienne digne de ce nom ferait à M. Dubech qui professe le nationalisme intégral, la surprise de le nommer Poète-lauréat. Il aurait tôt fait d'éclipser dans cet emploi le pâle M. Fernand Gregh ; et l'on ne ris- querait plus d'entendre, sous prétexte d'honorer les morts, ces dames des Français, aux bras pléthoriques, déclamer de pompeux solécismes. R- a.-

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DRAGÉES, par Jules Laforgue (Editions de la Connais- sance).

Les « inédits » posthumes ont des partisans et des adversaires. Les uns et les autres ont eu, il y a un an, l'occasion de faire valoir leurs raisons, lors de la publication des Cloportes de Jules Renard. Celle des inédits de Laforgue leur en offre une nouvelle aujourd'hui. Il nous paraît assez vain d'invoquer des principes, là où il n'y a que des cas d'espèce à examiner. Un inédit peut introduire un écrivain dans la littérature : André Chénier, par exemple, ou plus près de nous Henri Franck. Ce sont, il est vrai, des cas exceptionnels. Mais on pourrait citer des inédits qui ont ajouté quelque chose à des figures déjà connues, comme ceux de Leopardi ou de Stendhal.

Les fragments, notes et impressions recueillis ici n'ajoutent

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aucun trait nouveau à la physionomie littéraire, piiilosophiquc ou morale de Laforgue. Mais ils éclairent le mécanisme de sa création littéraire et forment passerelle entre son œuvre et sa vie. On a donc eu raison de les publier.

La déformation définitive du réel selon son tempérament et sa poétique est immédiate chez Laforgue ; elle coïncide avec la sensation. 11 n'y a jamais simple enregistrement photogra- phique, réfracté et stylisé après coup. Il n'y a pas approxima- tion graduelle, aboutissant après un travail de plus ou moins longue durée à la découverte de l'image, comme sans doute chez Baudelaire et sûrement chez Mallarmé. Il n'y a pas non plus absorption passive, coupée d'illuminations fulgurantes, qui éclairent toute l'ombre voisine et autour desquelles tout se groupe, comme chez Hugo. Il y a prise de possession soudaine et en bloc ; il y a transfert de l'être ou de l'objet d'un milieu défini dans un autre milieu non moins défini ; ce qui baignait dans l'air tout à coup baigne dans l'eau par immersion brusque. Les paveurs des pages ii et 12, par exemple, n'existent qu'en fonction de l'orgue de Barbarie qui leur « fait un peu de musique mélancolique ». Tout et n'importe quoi s'insérait directement dans le Cosmos que Laforgue portait en lui. Ce n'était pas de fortuites coïncidences qu'il recherchait entre le monde réel et son monde idéal ; mais il pratiquait sur la réalité un perpétuel enlèvement des Sabines pour en repeupler son univers, l'égal en richesse et en variété de l'univers alors gauchement énuméré par les naturalistes. On pourrait retourner à son propos la boutade d'Edmond de Concourt. C'était quel- qu'un pour qui le monde extérieur n'existait pas. Ce père des impressionnistes ne fut jamais impressionniste, voilà ce que nous enseignent ces fragments. Tout était chez lui construction sur plan préétabli, avec une indifférence à peu près complète pour les matériaux employés.

Page ICI, Laforgue livre son secret, la clé de toute son œuvre. Voici : « Comment s'est passée noire puberté (carps et imagi- nation^ tout est là, tout vient de là.

Il y a une heure de nos quinze ans d'où dépendra notre caractère, notre mirage personnel de l'univers. »

Mort à vingt-sept ans, il est disparu trop tôt pour prévoir la crise de stabilisation de la trentième année, qui pourtant

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s'annonce déjà dans ses dernières lettres à sa sœur. Il a eu ses- quinze ans, éperdus et dominateurs devant la femme, la vie et le néant, jusqu'à sa mort. Un Rimbaud, plus génial, devance l'âge et a trente ans dès dix-neuf. Un Laforgue, tant sa puberté est riche, s'en alimente, s'en exalte, s'en torture et ne consent pas à l'épuiser. benjamin crémiel'x

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HISTOIRE DE FRANCE publiée sous la direction à' Ernest Lavissc. La Révolution. Tome I, par P. Sagnac. Tome II, par E. Parisot.

La grande histoire de France dont la première partie était arrêtée à la Révolution reprend aujourd'hui sa marche et sera conduite rapidement jusqu'à nos jours. Les deux premiers volu- mes de cette nouvelle série sont d'excellents précis qui rendront évidemment des services, mais qui sont loin d'être aussi vivants que la Rénolutiov publiée à la même librairie par M. Madelin. Il est douteux que la nouvelle série s'élève au-dessus des qualités estimables et moyennes de ces deux volumes par des œuvres qui vaudraient les Premiers Capétiens de Luchaire, le Philippe le Bel de M. Langlois, le Louis XÎV àc M. Lavisse. La différence des deux parties nous fera toucher du doigt la difficulté qu'il y a à écrire l'histoire contemporaine. A un point de vue qui n'a évidemm'ent rien d'historique, il est curieux de voir combien le parti-pris réactionnaire de M. Madelin rend plus, en verve et en vie, que la quasi-apologétique révolutionnaire de MM. Sagnac

et Parisot. a. t,

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L'HUMANISTE A LA GUERRE, par Pav.J Ca^in

(Pion).

Nous avons eu bien des livres de guerre, de bons, de médio- cres, de détestables. Il en naitra encore. Car il est impossible que, passé le temps de réaction et de désaffection inévitables et le désir d'échapper à l'obsession convenablement satisfait par quelques exercices gratuits, nombre d'écrivains, combattants, ou frères, ou fils de combattants, n'aillent pas puiser leur inspira- tion dans le souvenir de ces temps affreux, exaltants, opulents ; quoique nous en ayons, la guerre nous a marqués pour

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la vie. Du reste, ce fut plusieurs dizaines d'années après lui que Napoléon trouva ses poètes ; ainsi sans doute en sera-t-il pour nos soldats. En attendant le grand poème épique, gardons-nous de traiter avec dédain les documents authentiques, directs, qui s'accumulent un peu plus chaque jour et qui redressent ou nuancent l'image sommaire et banale, presque toujours faussée dans un sens ou dans l'autre par la passion du moment, que nous gardons en nous du cataclysme, je n'en connais pas déplus pondéré, de plus humain, de plus français que celui dont un « humaniste », inconnu de nous hier, étranger jusqu'ici à la lit- térature, nous fait aujourd'hui présent et qui est exclusivement composé de fragments de lettres et dénotes cursives écrites dans la tranchée ou au repos, de mars à septembre 191 5, sur le front des Haut-de-Meuse. M. Paul Cazin, homme calme, fut arraché brusquement à ses livres, à VOdyssce, aux Psaumes, à Diogène Laërce, pour être précipité dans la guerre en qualité de sous- officier d'infanterie. Il appartenait à une catégorie d'intellec- tuels singulièrement réduite en ces temps de spécialistes, d'au- to-didactes et de primaires. Un « humaniste » ; j'ai dit le mot et il est inscrit sur la couverture. Nous imaginons aussitôt un homme séparé du siècle, vivant parmi des choses mortes et mort lui-même. Que non pas. Dans la fréquentation assidue et exclusive des anciens, il se trouve qu'il a cultivé ce qu'il y a de plus subtilement vivant en l'homme tel que l'a modelé notre civilisation : la simplicité, la sagacité, la bonté et cette indiffé- rence qui est plus exactement politesse et qui cache, par modes- tie, un fond de générosité, de foi et de courage commun du reste à la majorité des Français. L'humaniste, c'est « l'honnête homme » : celui qui ne ment pas, celui qui ne se fait pas meilleur qu'il est (ni plus mauvais non plus, comme cer- tains dilettantes pervers de la sincérité romantique) ; celui qui ne met pas son point d'honneur à fronder les idées reçues, mais qui ne se défend pas de les examiner à part soi (il s'en voudrait de leur faire tort en public, si elles sont utiles au grand nombre ) ; celui qui accepte l'adversité, qui ne s'en réjouit pas, mais qui s'en accommode ; qui fait son devoir jusqu'au bout, se demande pourquoi, mais le fait et ne voudrait pour rien au monde ne point le faire ; celui en un mot dont l'esprit critique, excessive- ment aiguisé, loin de paralyser son action, l'exalte -— et préci-

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sèment en s'amusant d'elle. Remarquons-le en passant : à ce point de vue, il ne fait que réaliser à la millième puissance l'at- titude d'esprit naturelle au moindre « poilu » ; c'est bien de la même culture que celui-ci inconsciemment participe. Il doute et croit, il croit parce qu'il doute, et comme il croit, agit. Ainsi Montaigne a pu vivre en bon chrétien, pratiquer sa religion, se décider en toute certitude et dans ses écrits, par ailleurs, adopter l'attitude du doute philosophique. Paul Cazin au front, c'est Montaigne dans la tranchée, avec un peu plus de Bible en lui et le souffle d'Ezéchicl qui soulève de temps en temps la tempête autour du vaisseau d'Ulysse. Pour lui, comme pour Montaigne, comme pour le véritable humaniste, Ulysse n'est pas un mythe, mais un homme, mieux : un compagnon d'aventure ; un vers d'Homère ne représente pas quelque chose qui sonne juste et donne du plaisir, mais une pensée éternelle, actuelle, échappant par nature à toute prescription — et voici que la guerre lui donne l'occasion d'en contrôler la vérité active. Miracle ! la sagesse des siècles rejoint celle de nos soldats. Cazin recueille sur leurs lèvres telle et telle parole qui ne serait pas dépla- cée dans Xénophon et quand il se plaint de monter la garde avec de la boue jusqu'au ventre, il s'applique aussitôt la parole sacrée : Aquœ multœ non poiuerunt exlingucre carilaUm. Les grandes eaux n'auront pu éteindre l'amour. « Les grandes eaux, dit-il, image des grandes calamités » et justement d'une des pires calamités de cette guerre. Ainsi, en ce guerrier improvisé il ne naît pas une émotion, la plus imprévue, la plus insolite, comme la plus banale, qui ne trouve dans sa mémoire nourrie de textes un répondant, et sa culture devient un des ressorts principaux de son endurance ; j'imagine assez bien Péguy dans le même cas. Si en effet on pouvait songer à rapprocher de quel- que chose ces notes brèves, plaisantes, gaies, profondes, fleuries et pourtant simples, aisées et pourtant rares, d'une rareté qui ne . se fait pas voir, ce serait, pour l'allant et pour la qualité morale, sinon pour « l'écriture », des cahiers de Péguy. Cazin, non plus que Péguy, moins que Péguy peut-être, si fort entamé par Hugo, n'a pas été gâté par le moderne ; on sent qu'il ignore tout de nos modes, de nos grimaces, de nos discussions ; il naît, tout frais, d'un passé de culture ; les mots ont encore pour lui tout leur sens, et c'est en quoi, comme Péguy encore, il est si

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près du peuple. De sorte que ce livre, composé par un « rat de bibliothèque » est le plus vrai peut-être qui soit sorti de la tran- chée. Du point de vue de « l'humaniste » qui voit de haut, l'en- nemi (qu'il déteste) est moins détestable, l'horreur et l'enthousias- me se balancent et même, en fin de compte, la bonne humeur sait surmonter le désespoir. Il faut dire que cet humaniste est chrétien, chrétien encore tout plein de doutes, mais chrétien, et quand Homère ne lui suffit pas, il appelle le saint roi David à la rescousse. — Je donnerai deux citations. « Penses-tu que cela les gêne, les alouettes ?(il s'agit d'un bombardement). Elles sont des centaines à tournoyer dans ce soK^il pâlot qui ne chautTe guère les doigts et quand nous nous jetons pêle-mêle au fond du déblai, pour laisser passer un gros obus qui s'en va crever en hurlant de fureur, en deçà de nos lignes, quand les outils ces- sent de tinter et le cœur de battre, je les entends encore qui grisolent à perdre haleine. Et les troupiers, crois-tu que cela aussi les empêche de plaisanter ? » Voilà la note juste. Et maintenant cette belle prière : « \'ous êtes mon attente. Seigneur. \'ous êtes l'espérance de ceux qui n'ont plus rien à espérer. L'homme tien- drait à déshonneur d'être ainsi aimé le dernier et faute de mieux. Mais c'est votre gloire éternelle de recueillir les coeurs aban- donnés et les restes de la vanité. » \'oilà les paroles d'un homme, qui ne compose pas sa figure.

HENRI GHÉON

» »

YVONNE ET PIJALLET, par Don Werth (Albin- Michel).

Les documents littéraires sur l'évolution morale des individus au cours de la guerre abondent depuis M. Britling commence à voir clair jusqu'à Clérambault, sans oublier tout ce qu'on peut glaner dans les livres de combattants, ni un assez médiocre ouvrage en deux tomes de M. Léon Werth lui-même: Clavel soldat et Clavel che\ les Majors. Nous avons également toute une série de romans et de pièces de théâtre sur les répercussions économiques et sociales de la guerre, avec nouveaux-riches, nouveaux-pauvres, mariages bi-nationaux, etc., mais sur le désarroi intellectuel et moral de l'après-guerre, Yvonne et Pijallct est la première étude un peu poussée qu'on nous ait offerte

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jusqu'ici. C'est, en forme de conte, la méditation âpre et coura- geuse d'un bourgeois révolutionnaire, ballotté entre le scepti- cisme jouisseur et nihiliste du milieu où il vit et la fidélité à son idéal, se comprenant tour à tour comme le centre de l'univers et comme le rouage conscient et douloureux d'une société inique.

Le voici comblé par ce qu'il appelle l'amour : a Les jours qui suivirent, Pijallet ne souffrit pas de son époque, il ne souffrit pas des erreurs collectives, de la bêtise des hommes ou de leur duplicité. Sur la scène du monde, il improvisait une scène magnifique dont il était avec M"= Bussière l'unique acteur. Et le reste des hommes n'était que figuration. Ils allaient, elle et lui, dans une belle lumière. Les foules ondulaient à l'arrière-plan. Et ses amis n'étaient que des comparses, pour des scènes de r^pit et la commodité des répliques. »

Le voici à présent en proie à la douleur sociale, (découragé ou rebuté par les solutions dont Clavtl soldat et Léon Werth, collaborateur du Journal du Peuple, se satisfaisaient pendant la guerre) hésitant et amer au bord du bolchevisme : « Il n'y a pas de beauté dans la promiscuité. C'est une mollesse, un emputas- sement. La civilisation, ce n'est rien qu'un choix entre de petites nuances d'hommes, c'est la valeur qu'on accorde à des impondérables. La beauté du barbare, c'est une blague littéraire, comme la.vertu est une blague morale. Mais il faut choisir avec puissance les idées qu'on aime et les hommes par lesquels on se laisse toucher, »

Ou encore formulant cet acte de foi individualiste quand même : « Pijallet n'était pas de ces imbéciles qui déduisent le monde sur un principe et se mettent ainsi la cervelle en paix. S'il imaginait une transformation de la société, il fallait qu'il se représentât la modification qu'elle apportait à la vie des indi- vidus. »

Tel est le drame. S'il perd beaucoup de son eflkacité à ne pas quitter le plan cérébral, où M. Léon Werth (qui est un bon chroniqueur et un bon critique des mœurs, mais n'est pas un romancier), l'a maintenu, et à se diluer en trop d'épisodes d'inégale signification, il n'en est pas moins robustement exposé et traité avec une loyauté par instant très émouvante et toujours rsympathique.

24

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Il y manque une conclusion, mais ne pourrait-on la trouver dans la réapparition des Cahiers d'aujourd'hui, où M. Léon Werth reprend sa place, au milieu d'autres esprits libres ?

Vienne ton jour, déesse aux yeux si beaux. Par un matin vermeil de Salamine Anarchie, ô porteuse de jlamheaux...

\\ n'y 'a pas en France un seul bon roman socialiste. Le roman anarchiste au contraire nous a valu Jules Vallès, France, et le maître de M. Wertli, Mirbeau. Félicitons-nous de voir M. Werth aiguiller à nouveau le roman subversif vers l'anarchie, même s'il lui manque la puissance et ia verdeur -de Mirbeau, la vet^'e de Vallès, l'iro^nie supérieure de France et s'il a plus d'ongles que de patte.

Le curieux, c'est que cette littérature anarchiste — et Yvonne e1 Pijailet n'y manque pas — se relie à une tradition nettement pré-romantique, dont Voltaire, homme d'ordre, reste le modèle.

BENJAMIN CRÉMJEUX

  • *

sous LES MARRONNIERS EN FLEURS, par Henri Bachelin (Société littéraire de France).

Nous connaissions déjà deux Henri Bachelin : l'un obser- vateur impitoyable, sec, un peu grinçant, — de la lignée de Jules Renard ; l'autre — proche parent de Philippe — spec- tateur tour à tour révolté par l'injustice sociale et attendri par Ja vie des simples, qui comprimait son émotion et ses colères, ne les laissant fuser que rarement, mais alors d'un jet si fort •qu'il allait jusqu'au cœur.

Dans Sous les MaiTonniers en fleurs, nous trouvons oane troisième incarnation de Bachelin qu'à défaut d'une chrono- logie exacte de son œuvre, on serait tenté Je prendre pour la première en date.

L'évolution de Bac'helin est à rebours de la façon comnmne : il part d'un scepticisnitc un peu méprisant (au lieud^y aboutir), il aboutit à une transfiguration lyrique et idyllique du monde, qai est d'ordinaire au point de départ. Le diable se fait ermite. Qu'ayant dépeint en satirique amer comme il l'a fait dans ses premières œuvres la \ ic d'un séminaire, il s'en fasse aujourd'hui

�� � NOTES 371

l'é-vocateur ému, cela interloquera un peu ses premiers lec- teurs.

Ce n'est pas qu'un écrivain n'ait le droit de renouveler tota- lement ses manières de penser, de sentir et de s'exprimer. Mais il accepte le risque de déplaire à ceux auxquels il avait plu d'abord. Et si, comme c'est le cas pour Henri Bachelin, il se réduit en se renouvelant, au lieu de se compliquer et de s'enrichir, s'il cesse d'un coup de s'intéresser aux problèmes humains qui le tourmentaient jusqu'alors, pour se rallier sage- ment à Tordre établi, le risque est plus grave encore.

Le troisième Bachelin n'est d'ailleurs pas antipathique en soi, il n'a ni les lèvres pincées du premier, ni la pudeur à laisser transparaître son émotion et les révoltes un peu primaires du second. Il s'abandonne, il se livre. Il parle de son enfance et de l'enfance, comme nous nous lasserons sans doute un jour, mais comme nous ne sommes pas encore las d'en entendre parler. (( Quand j'essaie de jeter un regard en arrière sur les premières années de mon enfance, elles m'apparaissent comme un pays merveilleux qu'en pleine nuit j'ai traversé, bien avant le lever du soleil sur les champs et les maisons. De ci de là pourtant, un souvenir brille comme la lanterne qu'un homme d'équipe balance sur le quai... »

Il y a une école et des écoliers, une petite fille blonde, et enfin un petit garçon persécuté qui est le héros du récit et dont un camarade raconte l'histoire, à laquelle il est lui-même intimement mêlé, selon le procédé du Grand Meaulnes, de Fcrmina Marque^ ou de Vliiquièle Adolescence. Mais la trouvaille d'Henri Bachelin, c'est de n'avoir pas fait raconter la vie du plus fort par le plus faible, mais du plus faible par le plus fort, d'avoir glissé au premier plan un personnage de deuxième.

Signé d'un nom inconnu, ce petit livre aurait attiré sans tarder l'estime des lettrés.

Signé d'Henri Bachelin, il peut sembler un peu mince à ses admirateurs, et à ceux qui l'admirent, moins une concession un peu inattendue à un certain poncif néo-classique. Mais il ne s'agit peut-être que d'un délassement : dans ce cas, il faut le reconnaître charmant, d'une musique et d'une transparence de cristal. benjamin crémifijx

�� � 37-2 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LA CAUSE DU BEAU GUILLAUME, par Duranty (éditions de la Sirène)

LuSirhie a eu la main particulièrement heureuse en rééditant ce roman à peu près ignoré. 11 appartient à l'abondante série des Mœurs de Provitice que le roman réaliste multiplie au temps de Madame Bovary. Et s'il ne vaut évidemment pas le chef-d'œuvre de Flaubert, si malencontreusement dénigré par Duranty, il est infiniment supérieur aux romans de Champfleury. Le sujet a été traité bien souvent. C'est l'hostilité entre des paysans et un bourgeois établi parmi eux, le tout se terminant par des coups de fusil et un procès criminel, mais jamais il n'a été traité avec plus de soin, de mesure et surtout de psychologie. Rien de plus vivant, de plus justement avancé que le caractère de ce neurasthénique à accès de volonté, de ce sensitif et de ce faible qu'est Leforgeur, admirablement placé dans l'atmosphère même d'Emma Bovary (le roman fut écrit vers 1859). C'est moins carré et moins robuste que du Maupassant, mais peut-être plus fin. Même justesse et même solidité dans les portraits de paysans : le Volusien et le Guillaume sont parfaits. Pas l'ombre ici de cette déformation caricaturale qui appartient au génie des deux romanciers normands, et qui est puisée dans tout le naturalisme. Rien non plus de la qualité contraire, la sympathie émue ou gaie d'un Daudet. C'est juste et c'est vrai, simplement. Cela rappelle la Maitrese Servante des Tharaud et la vaut. Ceux qui se plaisent aux romans des deux frères se plairont à la Cause du Beau Guillaume, bien qu'elle manque de raccourci et que Duranty ait besoin de beaucoup de pages pour déployer sa psychologie. a. t.

��BARABOUR OU L'HARMONIE UNIVERSELLE, par André Bilîy. (La Renaissance du Livre).

On ne saurait refuser au livre de M. André Billy d'être spiri- tuel et amusant : lisez-le en chemin de fer, le voyage de Bara- bour vous fera oublier le vôtre, et vous arriverez à destination sans vous apercevoir de la route. Evidemment la formule est moins nouvelle qu'on ne l'a dit : on songe souvent au Protné- thée mal enchaîné et aux Cai'es du Vatican ainsi qu'au Nommé

�� � NOTES 373

Jeudi. Mais si d'autres font mieux réfléchir personne ne conte mieux que M. Billy. a. t.

  • *

LES CONTES DE PERRAULT, illustrés par Lucien Laforge (aux éditions de la Sirène).

Si Anatole France, pour clore dignement le Livre de mon ami, se plaît à retrouver les mythes solaires dans la Barbe-bleue, etc. par un travail inverse c'est au décor coutumier de l'enfance que Lucien Laforge emprunte les éléments de sa représentation. Ainsi ces Messieurs se trompent-ils, chacun à sa manière, et ne nous proposent-ils plus, l'un pédant, l'autre plat, que des contes rabâchés, qu'on annote ou réédite, au lieu de ces histoires mer- veilleuses, pour la première fois entendues quand on ignore ce qu'est une femme et qu'on imagine déjà les fées. Ce n'est pas dans ce livre d'étrennes que nous retrouverons le monde fuyant des ogres et forêts, où prenait une mystérieuse impor- tance cette pantoufle vraiment de verre, ou le futur du verbe choir au moment du danger. l. a.

��*

  • *

��Au Théâtre de l'Œuvre : LE COCU MAGNIFIQUE, de Crmnnielynck.

Nous avons eu en France un théâtre pessimiste. Nous avons un théâtre d'auteurs mal élevés. Entre les deux, — sauf quel- ques réparties de Jules Renard et quelques scènes de Max Jacob, — il manquait un théâtre déplaisant, au sens de « unpleasant » qu'emploie Shaw. La pièce de M. Crommelynck comble la lacune. C'est une très belle pièce, et puisqu'il s'agit d'art dramatique et qu'il convient de hausser le ton, c'est un chef- d'œuvre.

L'auteur a réussi une puissante et adroite synthèse de la jalousie. « La jalousie, dit La Rochefoucauld, est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient ». Sans doute ; mais le héros du drame s'en persuade par un bien curieux et désolant détour. Le sujet eût pu être traité par M. Sacha Guitry en de gra- cieux, veules et boulevardiers à-peu-près, ou parM. deCurel

�� � 374 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

avec une grandeur glacée. M. Crommelynck y a mis toute sa touguc, son sanguin réalisme flamand, et toute la maîtrise dra- matique d'un homme familier, jusque dans son hérédité, avec le théâtre.

Nous retrouvons en lui les magnifiques qualités d'audace et de conscience littéraires qui valent à la jeunesse belge son enri- chissement, et dont les preuves étonneront.

Une fois de plus il faut remercier M. Lugné Poë d'avoir su choisir et recréer une œuvre en même temps qu'il relevait le métier d'acteur. Une fois de plus il a su émouvoir et contrarier le public dit parisien, si remarquablement peu digne de sa répu- tation de public tolérant et attentif. paul morand

��*

  • *

��LA CHAUVE-SOURIS DE MOSCOU AU THEATRE FEMINA.

Le spectacle russe de la Chauve-Souris n'a pas suscité l'en- thousiasme que soulevèrent, voici dix ans, les premiers ballets russes, mais il s'est acquis une sympathie d'autant plus solide que la surprise et le goût de la nouveauté n'en constituent pas les éléments essentiels.

Les programmes de la Chauve-Souris nous séduisent parce qu'ils tirent leur attrait du passé. Osons dire le mot : c'est un spectacle très « Second Empire », voire « rococo ». Son succès est légitime en un temps où l'on se dispute les meubles Louis- Philippè. Le choix fait par le public parmi les quelque dix scènes mises sous ses yeux est décisif : sa faveur va sans hésiter à celles qui nous ramènent à trois quarts de siècle en arrière. Chose remarquable, les critiques et les profanes se sont trouvés d'accord : les uns et les autres ont loué surtout les Romances de Glinka, les Fiancées de Moscou, la poignante chanson tzigane. Trouve-t-on dans ces scènes quelqu'une de ces inven- tions extraordinaires qui, par surprise, nous enlèvent une part de notre libre jugement ? Non point. Ici ce sont deux jeunes femmes en blanches robes bouffantes et un jeune homme très lamartinien. Nos grand'mères du temps qu'elles étaient jeunes eurent mêmes costumes et mêmes soupirants. Là, ce militaire grotesque et bravache qui fait la cour aux fiancées de Moscou

�� � NOTES 375

n'est pas davantage un inconnu pour nous : c'est le cousin du Major de table d'hôle cher à Meilhac et à Halévy. Et le cancan qui termine cette courte scène eût ravi les mânes de Chicard. Enfin, après le rococo sentimental et le rococo burlesque nous avons le rococo tragique sous les espèces d'un officier et d'une femme à l'œil fatal qui chantent d'amour et de souffrance cependant qu'autour du cabinet où ils viennent de souper résonnent des cris joyeux et de tendres chansons.

Nous avons connu jadis quelque chose qui ressemblait fort aux créations de la Chauve-Souris. C'était dans le somnolent jardin du Palais-Royal. 11 y avait là un kiosque de jouets et de gâteaux que tenait une vieille femme douée d'une taille de carabinier. Elle avait sous l'Empire caracolé au Bois en compa- gnie des plus nobles amis. Déchue de son pouvoir sur les cœurs, elle régnait sur sa petite boutique qu'elle avait tapissée d'images d'Epinal : parmi les verdures violentes, des militaires éclatants voisinaient avec de nobles femmes aux costumes encombrants. Ces visions nous enchantaient et, aujourd'hui encore, nous les verrions avec plaisir : mais la vieille Amazone est morte et le kiosque fermé.

Ces images nous les avons retrouvées à la Chauve-Souris, présentées avec un goût sans défaut, douées au surplus de mouvement et de voix.

Nous n'irons pas jusqu'à dire qu'elles parlent puisque, s'ex- primant en russe, on ne les comprend guère. Mais le quasi mystère dont s'enveloppent leurs paroles est un charme de plus et maintient intacte cette stylisation que les directeurs de la Chauve-Souris ont donnée à leurs créations. On leur prête l'intention d'amoindrir ce mystère en mettant en français une partie de leur répertoire. Complaisance fâcheuse qui risque de nuire à l'attrait qu'exerce sur nous l'irréalité vivante de leurs images animées. michel de gramont

DEUX PIÈCES DE M. MAETERLINCK AU THÉÂTRE MOKCEY.

M'éîant exprimé avec un peu de vivacité au sujet de ['Intruse, je tiens à dire le plaisir que m'ont procuré les deux pièces de M. Maeterlinck jouées au théâtre Moncey. Il est vrai que le

�� � 37^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Botircrmeslre de Sliîmonde n'appartient que bien peu à ce que l'on appelle la « littérature ». C'est une œuvre de guerre, une œuvre de combat, ne disons pas une pièce écrite a en service com- mandé », mais enfin le travail d'un esprit mobilisé, qui prend soin, sous l'uniforme, de ne pas laisser paraître ses caprices personnels. Le drame pose avec honnêteté un de ces cas de conscience, terribles et sans complication, tels que la guerre en a tant fait naître et qu'un brave homme résout en acceptant de mourir, pour ne pas faire mourir d'autres à sa place. Ces trois actes auraient pu être signés de Sardou aussi bien que de Maeterlinck, et c'est en quoi précisément (ceci soit dit sans aucune ironie) réside leur mérite : l'etfacement de l'homme de lettres, à l'heure où il ne devait plus y avoir que des citoyens dressés contre l'ennemi.

Le Miracle de Saint Antoine est une petite œuvre charmante et qui pourra longtemps continuer à plaire. Peut-être M. Maeter- linck n'y attache-t-il pas lui-même plus d'importance qu'à un délassement entre deux grands ouvrages, mais ce délassement nous amuse et nous touche. Les mésaventures du pauvre Saint Antoine, revenu sur terre pour ressusciter une vieille demoiselle, houspillé par tout le monde, par les héritiers, les domestiques et par la ressusciîée elle-même, ce conte où se mêlent le bon sens, la farce et une pointe de poésie mystique, est dans la meilleure tradition flamande. Il diffère du Pendu dépendu d'Henri Ghéon, dont il est par ailleurs si proche, en ceci qu'il s'adresse à un public plus large. Rien n'était divertissant comme d'observer l'auditoire, fort populaire en ce théâtre de la périphérie, l'in- quiétude de quelques spectateurs quand l'auréole du saint se mit A luire, et leur rapide apprivoisement dès qu'ils comprirent qu'on pouvait ne point prendre au tragique ces aventures surnatu- relles. Quelques esprits forts ne furent tout à fait rassurés que lorsqu'un fantoche de médecin eut déclaré : Puisque M""^ Hor- tense parle de nouveau, c'est qu'auparavent elle n'était pas vraiment morte — et ils applaudirent avec vigueur. Mais, dans l'ensemble, c'était plaisir que de voir comme le bon peuple de Paris entre aisément dans un jeu d'esprit aussi subtil, comme il a vite fait d'en saisir l'ironie et, sans bien s'en rendre compte, la poésie délicate. jean schi.umberger

�� � NOTES 377

MARTIN EDEN, par Jack London (Edition Française Illustrée).

C'est une figure assez curieuse que celle de Jack London qui fut dans le sens le moins populaire du mot un aventurier possédant tous les goûts de ceux qui firent les délices des romantiques, la sensibilité toutefois l'emportant sur la passion. Depuis quelques années les œuvres de Jack London semblent connaître la faveur du public. Elles offrent d'ailleurs un intérêt inégal, car cet écrivain donna aux magazines de nombreuses nouvelles qui réunies en volumes n'apportent aucun élément de qualité dans notre langue. Les meilleurs livres de Jack London traduits en français sont : Vamour de la Vie, l'Appel de la Forêt, qui trouva par la suite bien des imitateurs de l'autre côté de l'Atlantique et cette histoire monotone, tragique et mélanco- lique de Martin Eden qui représente Jack London sous un des aspects qu'il connaissait le mieux. Dans ce roman qui est peut-être une autobiographie, l'esprit d'aventures du matelot Martin Eden se replie au contact d'une fille de la bourgeoisie. Cette fille est elle-même une curieuse figure sotiale. C'est le « rocher mou » où les forces du jeune homme viennent se briser. Il connaît cependant l'art de soigner ses attitudes et quelques paragraphes essentiels des bons manuels de civilité. La lutte de cet homme pour conquérir la gloire littéraire est un enseignement ; je ne le conseille toutefois qu'aux apprentis écrivains doués d'une force physique les mettant à l'abri des surprises. Les livres émouvants pris à la lettre, et en particulier les livres d'action ne valent rien au point de vue didactique. Martin Eden finit par connaître la fortune et la considération des éditeurs. Sa première joie, qui est commune à beaucoup de débutants, est de surprendre la stupéfaction de sa famille ; puis sa joie s'apaise, il demeure seul en présence de celle qu'il aimait. 11 la retrouve, et mieux armé par les propres armes qu'elle lui adonnées il s'aperçoit de la petitesse d'esprit de cette jolie bourgeoise. Il en résulte une immense déperdition de forces, et Martin Eden se supprime à bord d'un paquebot qui l'emmenait n'importe où.

Cette fin mélancolique, si elle n'est pas conforme aux besoins du roman, n'en demeure pas moins explicable. C'est le besoin

�� � 378 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de dormir que l'on éprouve après la solution, bonne ou mau- vaise, dune aventure compliquée. Martin Eden se noie comme Franck Brown le héros de Mandragore, las et sans arguments pour se défendre, conclut son histoire par ces mots : « Je veux rentrer chez ma mère. » 11 faut le talent des grands auteurs pour rendre sympathiques ces crises d'enfantilhige. London est de ceux qui puissamment organisés pour la lutte peuvent être vaincus sans déchoir ; mais que dire de ces faibles dont toute la vie ne fut qu'une plainte et qui réussirent à prendre dans l'art littéraire d'un pays une place, sinon honorable, tout au moins sympathique. pierre mac ori.an

��*

��LES CLASSIQUES DE UORIENT. (Bossard).

l. La légende de Nala et Damayanti, traduite du sanscrit par Sylvain Lévi, ornée d'illustrations par Andrée KarpeUs.

Le tome I de la collection des Classiques de l'Orient est dû au maître de l'indianisme français ; il nous présente une impeccable et pittoresque traduction de l'un des plus célèbres épisodes du Mahàbhârata (III, 52-79). L'amour conjugal s'y révèle aussi sincère, non moins ardent que dans d'autres littératures la passion coupable ; peut-être fallait-il goûter la douceur de la vie pure comme la goûtait l'Inde, pour exalter la mutuelle fidélité en une telle noblesse de caractères, avec un tel charme poétique. La chaste décence n'exclut ni le piquant du récit, ni la vivacité des sentiments : double vérité que le genre courtois ou romanesque devait volontiers méconnaître plus tard, en Orient comme en Europe.

IL La marche à la lumière (Bodhicary avatar a), poème sanscrit de Çàntidcva, traduit avec introduction par L. Finot. Bois dessinés et gravés par H. Tirman.

Le fondateur de l'Ecole Française d'Extrême-Orient nous apporte ici une version française d'un ouvrage du vif siècle, qui constitue en quelque sorte V Introduction à la vie dévote du Bouddhisme septentrional. Çàntideva y montre par quelle disci- pline spirituelle doivent passer les futurs Bouddhas pour réaliser, dans l'illumination souveraine, la perfection. La base théorique de la doctrine se compose du dogme mâdhyamika de

�� � LES REVUES 379

l'universelle vacuité ; mais cette thèse se double d'un prêche

ardent de la charité, caractéristique du grand Véhicule. Le

nirvana des premiers âges bouddhiques, tout négatif et, bien

qu'il prétende supprimer la personnalité, tout égoïste, cède la

place à la notion du bodhisattva, être miséricordieux, qui

n'aspire à s'évader de l'illusion qu'en délivrant du même coup

les autres hommes. L'individualité étant chose vaine, les

mérites du Saint peuvent s'étendre à autrui. Quiconque

s'intéresse à la valeur spéculative de ces doctrines devra se

reporter à la traduction antérieure de L. de la Vallée Poussin

{Revue d'Histoire et de Littérature religieuses, 1905- 1907), ainsi

qu'au commentaire ancien, publié par lui, du traité de Çânti-

deva. La traduction de M. Finot évite à dessein de présenter

l'ouvrage comme un manuel de dogmatique ; non moins

rigoureuse, certes, que la précédente, elle révèle une pensée

plus humaine, celle d'un moraliste autant que d'un scolastique.

M"« H. Tirman a réussi cette gageure, d'illustrer à l'indienne

un traité abstrait. p. masson-oursel

LES REVUES

André Gide a répondu à l'enquête de la Renaissance (8 jan- vier) sur h Romantisme et le Classicisme :

Je ne pense pas que les questions que vous me posez au sujet du classicisme puissent être comprises ailleurs qu'en France, la patrie et le dernier refuge du classicisme. Lt pourtant, en France même, y eut-il jamais plus grands représentants du classicisme que Raphaël, Gœthe ou Mozart ?

Le vrai classicisme n'est pas le résultat d'une contrainte extérieure ; celle-ci demeure artificielle et ne produit que des oeuvres académiques. Il me semble que les qualités que nous nous plaisons à appeler clas- siques sont surtout des qualités morales, et volontiers je considère le classicisme comme un harmonieux faisceau de vertus, dont la première est la modestie. Le romantisme est toujours accompagné d'orgueil, d'infatuation. La perfection classique implique, non point certes une suppression de l'individu (peu s'en faut que je ne dise : au contraire) mais la soumission de l'individu, sa subordination, et celle du mot dans la phrase, de la phrase dans la page, de la page dans l'œuvre. C'est la mise en évidence d'une hiérarchie.

Il importe de considérer que la lutte entre classicisme et romantisme

�� � 380 LA NOUVELLE REVUE IRANÇAISK

existe aussi bien i l'intérieur de chaque esprit. Et c'est de cette lutte même que doit naître l'œuvre ; l'œuvre d'art classique raconte le triomphe de l'ordre et de la mesure sur le romantisme intérieur. L'œuvre est d'autant plus belle que la chose soumise ét^iit d'abord plus révoltée. Si la matière est soumise par avance, l'œuvre est froide et sans intérêt. Le véritable classicisme ne comporte rien de restrictif ni de suppressif ; il n'est point tant conservateur que créateur ; il se détourne de l'archaïsme et se refuse à croire que tout a déjà été dit.

j'ajoute que ne devient p.is classique qui veut ; et que les vrais clas- siques sont ceux qui le sont malgré eux, ceux qui le sont sans le savoir.

��*

��Paul Valéry traite dans la Revue de Paris (i<= février), à propos de l'Adonis de La Fontaine, de la contrainte dans le vers :

Les exigences d'une stricte prosodie sont l'artifice qui confère au langage naturel les qualités d'une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs. Si elles n'étaient pas à demi insen- sées, et qu'elles n'excitassent pas notre révolte, elles seraient radicale- ment absurdes. On ne peut plus tout dire ; et pour dire quoi que ce soit, il ne suffit plus de le concevoir fortement, d'en être plein et enivré, ni de laisser échapper, de l'instant mystique, une figure déjà presque tout achevée en notre absence. A un dieu seulement est réservée l'ineffable indistinction de sou acte et de sa pensée. Mais nous, il faut peiner ; il faut connaître amèrement leur différence. Nous avons à poursuivre des mots qui n'existent pas toujours, et des coïncidences chimériques ; nous avons à nous maintenir dans l'impuissance, essayant de conjoindie des sons et des significations, et créant eu pleine lumière l'un de ces cauchemars où s'épuise le rêveur, quand il s'efforce indéfi- niment d'égaliser deux fantômes de lignes aussi instables que lui- même. Nous devons donc passionnément attendre, changer d'heure et de jour comme l'on changerait d'outil, et vouloir, vouloir.... Et même, ne pas excessivement vouloir.

Et plus loin :

Entendez-moi, je ne dis pas que le « délice sans chemin » ne soit le principe et le but même de l'art des poètes. Je ne déprise pas le don éblouissant que fait notre vie à notre conscience, quand elle jette brus- quemen dans le brasier mille souvenirs d'un seul coup. Mais, jusques _^ nos jours, jamais une trouvaille, ri un ensemble de trouvailles, n'on^^ paru constituer un ouvrage.

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J'ai seulement voulu faire concevoir que les nombres obligatoires, les rimes, les formes fixes, tout cet arbitraire, une fois pour toutes adopté, et opposé à nous-mêmes, ont une sorte de beauté propre et philosophique. Des chaînes, qui se roidissent à chaque mouvement de notre génie, nous rappellent, sur le moment, à tout le mépris que mérite, sans aucun doute, ce familier chaos, que le vulgaire appelle pensée, et dont ils ignorent que les conditions naturelles ne sont pas moins fortuites, ni moins futiles, que les conditions d'une charade.

C'est un art de profond sceptique que la poésie savante. Elle suppose une liberté extraordinaire à l'égard de l'ensemble de nos idées et de nos sensations. Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c'est à nous de façonner le second qui doit consonner avec l'autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n'est pas trop de toutes les ressources de l'expérience et de l'esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don.

��Henry Bidou écrit dans l'Opinion (29 janvier) à l'occasion de la reprise de Tristan et Isolde par la Société des Concerts du Conservatoire.

Il y a en ce moment dans l'univers une guerre entre deux musiques. Ce n'est pas entre la musique française et la musique allemande. Il faut l'aveuglement intéressé de M. Saint-Saens pour imaginer que ses exer- cices, d'ailleurs agréables et corrects, puissent être mis en balance avec les grandes œuvres des maîtres, soit allemands, soit français. La vérité est toute différente. Il existe une mauvaise musique internationale, en grande partie italienne et française, qui accapare la scène dans tous les pays du monde. J'ai été témoin, en Amérique du Sud, de cette lamen- table et ridicule usurpation. J'ai vu, dans un des plus beaux théâtres du monde, régner La Tosca et Manon. La vraie guerre est entre cette musique frelatée et l'art véritable, qu'il soit allemand, français, russe ou de quelque pays qu'il lui plaira. D'un côté, il y a les Puccini et les Massenet, de l'autre il y a les Beethoven, les Wagner, les d'Indy, les Franck, les Debussy, les Stravinsky : génies à la fois opposés et frater- nels, qui tous ont arraché un cri nouveau à l'éternelle nature. En por- tant en triomphe une œuvre comme Tristan, le public rend plus facile le chemin que devra faire le génie qui naîtra demain chez nous ; et en applaudissant Wagner, j'ai le sentiment que nous faisons une œuvre nationale.

��Du manifeste de }\hnneni : La Danse futuriste, qu'a publié

�� � l’EspRiT Nouveau (n" 3), et qui c annule toutes les danses passéistes », détachons la Danse de la Mitrailleuse :

Je veux exprimer toute l’émotion délirante du cri Savoia ! qui se déchire en lambeaux et meurt héroïquement sous le laminoir mécanique-géométrique inexorable du feu des mitrailleuses.

1er mouvement. — Avec les pieds (les bras tendus en avant) la danseuse imitera le martellement mécanique- du tap-tap-tap-tap-tap-tap-tap de la mitrailleuse. La danseuse montrera d’un geste rapide une pancarte imprimée en rouge : Ennemi à 700 tuctres.

2e mouvement. — Avec les mains arrondies en forme de coupe (l’une pleine de roses blanches, l’autre pleine de roses rouges), elle imitera 1 eclosion du feu au sortir du canon de la mitrailleuse. La danseuse aura entre les lèvres une grande orchidée blanche et montrera une pancarte imprimée en rouge : Ennemi à 500 mètres.

3e mouvement. — Avec les bras grands ouverts, elle décrira l’éventail tournoyant et arrosant des projectiles.

4e mouvement. — Le corps pivotera lentement, et les pieds martelleront les planches.

5e mouvement. — Elle accompagnera avec d’impétueux élans du corps en avant le cri de Savoiaaaaaaaaaaaaa !

6e mouvement. — La danseuse à quatre pattes imitera la forme de la mitrailleuse, noire-argent sous son ruban-ceinture de cartouches. Les bras tendus en avant, elle agitera fiévreusement l’orchidée blanche et rouge, comme un canon de mitrailleuse pendant le tir.

  • *

��MEMENTO

��L’Amour de l’Art (Janvier) : Lois d’hirmonie et de tradition, par E. Monod-Herzen.

Art et Df.coration (Janvier) : Les aquarelles de Signac, par L. Deshairs.

BELLES-LETrRES (Janvier) : Opinions et souvenirs sur Verlaine.

Le Bulletin de l.\ Vie artistique (ler Février) : Le centenaire de Méryon, par Tabarant.

Les Cahiers Catholiques (25 Janv.) : La guerre en espadrilles, par Alfred Butot.

Les Cahiers d’aujourd’hui (Janvier) : Questions militaires, par Valéry Larbaud ; Façons d’être jeune-politique d’abord, par André Salmon.

Les Cahiers idéalistes (Janvier) : Pour un ami tué, par Charles Vildrac ; Entrée dans Cromedeyre-le-Vieil, par Luc Durtain.

Le Divan (Janv.-Fév.) : Le rouge et le Noir au cinéma, par Doris Gunnell. MEMENTO 285

Les Ecrits Nouveaux (Février) : Moravagine, par Blaise Cendrars; L'art selon Saint Thomas d'Aquin, par Henri Ghéon.

L'Esprit nouveau (n° 3) : Gongora et Mallarmé, ou la connaissance de l'absolu par les mots, par Z. Milner; (n° 4) Le Purisme, par Ozenfant et Jeanneret; Fernand Léger, par Maurice Raynal.

Etudes (20 Janvier): Un prophète contemporain : Antoine le guérisseur, par Lucien Roure; Walt Whitman, par J. de Tonquédec.

La Gerbe (Janvier) :A propos du haï-kaï, par Jules Romains ; Vingt-quatre haï-kaï, par R. Druart.

La Grande Revue (Février) : De la médiocrité de la littérature présente, par René Lote.

Les Lettres (Déc.-Janv.) : Raffaëlla, par L. Martin-Chauffier ; (Févr.): Pour une semaine des écrivains catholiques.

Le Mercvre de France (15 Janv. ler Févr.) : Gazette d'hier et d'aujourd'hui, par Maurice Boissard.

L'Œil-de-Bœuf (Janvier) : Arrivée à New-York, par Fr. de Heeckeren.

La Renaissance (15 Janv. 5 Févr.): Le Politique et le Réel, par Georges Aimel.

Revue des Belles-Lettres (Janvier) : Au théâtre Pitœff, par Henri Tanner.

La Revue critique des Idées et des Livres (25 Janv.) : Les précurseurs de Nietzche, par A. Thibaudet.

Revue des Deux-Mondes (1er Février) : Un drame dans le monde, par Paul Bourget.

La Revue de l'Epoque (Février) : Le Semeur d'ivraie, par Fr. Viélé Griffin.

La Revue Hebdomadaire (15 Janv.) Emile Verhaeren, par André Gide; Stendhal et l'éducation des filles, par Jean Balde. (22 Janv.) : L'Allemagne informe et le traité, par ***...

La Revue Universelle (15 Janv.) : Réflexions sur un premier livre, par Charles Maurras ; l'Année dramatique, par Henry Bidou.

Le Thyrse (ler Février) : Le cocu magnifique, par Léon Ruth.

La Vie (15 Janv.) : Le chant de la sirène, par Daniel Thaly.

La Vie des Lettres (Décembre) : La ligne droite est morte, par Hans Pipp; (Janvier) : La Gérante, par Franz Hellens.

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�� � 384 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

��MEMENTO BlBLIOGRAPHiaUE,

Nous croyons intéresser nos lecteurs en leur offrant de temps en temps un bref aperçu des publications les plus importantes en langue étrangère.

��I. — Littérature anglaise.

A last Diary, par W. N, P. Barbellion. (Chatte and Windus, 97- 99, St. Martin's Lane, Loudon, W. C. 2.)

Noies on Lije and Letters, par Joseph Conrad. (Dent & C".)

Shakespeare's last years in London {1^86-1^92), par Arthur Ache- SON. (Quaritch.)

Letters of William James. 1 volumes. (Editées par son fils, Henry James, chez Longsman et Co, London.)

Things that hâve inierested me, par Arnold Bennett. (Chatto and Windus.)

The Captives (Roman), par Hugh Walpole. (Macmillan.)

Principles oj Probahility, par John Maykard Keynes, auteur de TJx Economie Conséquences of Peace. (Macmillan.)

IL — LirrÉRATURE allemande.

Der Spiegel, par Emil Strauss. (Ed. S. Fischer, Berlin, 1919.) Christian ^fl/w5f/w/<!,par jAKOBWASSERMANN.(Ed. S. Fischer, 1919.) Klingsors let:{ter Sommer, par Hermann Hesse. (Ed. S. Fischer, 1920.) Demian Die Geschichte einer Juqend, par Emil Sinclair. (Ed. S. Fis- cher, 1920.)

Die drei Sprùnge des Wang-Lun Chinesischer Roman, par Alfred Dô- Win. (Ed. S. Fischer, 1920.)

Himniel und Erde. Eine Tragédie, par Paul Kornfeld. (Ed. S, Fis- cher, 1919.)

Gestaltwandel derCotter, par Leopold Ziegler. (Ed. S. Fischer, 1920.) ■Hebraische Balladen, par Else Lasker. (Ed. Paul Cassiercr, 1920.) Die echten Sedemunds, par Ernst Barlach. (Ed. Paul Cassierer, 1920.)

��le GERANT : GASTON GALUMARD. ABBEVILLE. — IMPRIMERIE F. PAILLART.

�� � LETTRES

AVEC COMMENTAIRES

��« Charles !

« Après ce qui vient de se passer, j'éprouve le besoin de vous écrire. Hélas ! ce n'est plus le temps des culbutes sur la plage, le cadran de nos cœurs marque une heure plus grave. Vous l'avez compris, Charles ! Un auteur dont je ne sais plus le nom l'a dit : on ne badine pas avec l'amour ! Vous avez badiné avec le mien. Je n'ai plus de piano : pourquoi, ou plutôt pour qui ? Il y a trois sortes d'intérieurs : l'intérieur coquet, l'intérieur sérieux, l'intérieur artiste. Vous n'aimez pas le laqué blanc ! Vous avez la responsabilité des changements : mon intérieur était coquet. Nous avons commencé par des plaisanteries d'ombrelle sur la plage : aujourd'hui vous me dites que j'ai pesé sur votre destinée et que vous devriez être aux Chargeurs Réunis. Croyez-vous que ce ne soit rien d'avoir changé mon mobilier parce vous n'aimez pas le laqué blanc ? d'avoir vendu mon piano parce que je ne peux pas résister au besoin de tapoter. Vous me dites : « Tu m'as brouillé avec ma mère pour la vie. » Charles ! vous oubliez que je suis restée sept mois sans faire entrer un œuf dans la salle à manger sous prétexte que la vue d'un œuf vous donne des vomissements. J'ai l'esprit de sacrifice, Charles. Je suis

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�� � 386 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

blonde ; vous le savez, ma blondeur ne doit rien aux arti- fices du coiffeur: toutes les blondes ont l'esprit de sacrifice. Un ami à moi le disait — un de ceux que vous avez chassés par vos sarcasmes. C'était un homme charmant qui récitait agréablement les monologues. Il disait aussi que les che- veux qui ondulent naturellement sont un signe de patience. Ainsi, vous voyez comme il est intelligent. Vous avez chassé ma femme de chambre ou c'est tout comme. Cette fille vous déplaisait. J'avais un tapis de table en velours de Gênes : il est au grenier dans ma maison du Tréport, parce que vous l'avez brûlé avec votre cigare. Pensez-vous qu'une femme qui se pique d'élégance puisse conserver un tapis de table brûlé ? Elle ne le peut pas. Charles ! Je vous rends justice : vous avez cherché dans tout Paris une étoffe pa- reille à celle de mon tapis de table. Mais l'avez-vous trouvée ? non, Charles, vous ne l'avez pas trouvée. Dès lors à quoi bon ? Aujourd'hui vous venez me dire : « J'ai manqué pour vos beaux 5-eux un mariage de quatre cent treize mille francs ! -» Charles, au lieu de me remercier pour la noblesse de mes sentiments, vous me faites des reproches. Non 1 je n'ai pas voulu qu'un homme que j'ai aimé, que j'aime encore devînt vil à mes yeux de femme. D'où venait cet argent ? il venait de gains indignes de la réputation d'un homme à peu près... La pureté de mon amour vous a préservé d'une infamie. Mais croyez -vous que je ne connaisse pas votre mépris pour les femmes ? Croyez-vous que je n'en souffrais pas dans mon amour-propre ? Croyez- vous que je ne souffrais pas quand vous arriviez en retard de plusieurs minutes, sans égard pour une femme libre et aimante et qui s'était donnée, fière de tromper celui qu'elle n'aimait plus pour celui à qui elle le sacrifiait. Vous avez quelquefois du tact, Charles, Dieu merci, vous ne m'avez jamais reproché de vous avoir fait briser une amitié utile. Mais écoutez-moi, Charles, je n'ai pas besoin de tact. Je suis femme et la femme est un être de passion irréfléchie. Aristide que j'ai quitté pour vous était un

�� � LETTRES AVEC COMMENTAIRES 387

homme d'avenir et vous n'avez jamais réussi à entrer aux Chargeurs Réunis, malgré votre diplôme de docteur en droit. Je ne vous fais pas de reproche mais ne parlez pas de sacrifices à une martyre de l'amour. Ne vous permettez pas de vous plaindre alors que je n'ai même plus mon pauvre piano pour chanter d'un cœur brisé. Rachetez un piano, me direz-vous ! les pianos sont hors de prix et qui me rendra les doigts du couvent pour en parcourir le clavier. Dès lors à quoi bon ? c'est comme pour les plantes d'appartement. Qu'est-ce que je n'aurais pas donné pour conserver mon araucaria ? Mon araucaria vous déplaisait. C'est au point que j'avais envie de vous mettre, comme on dit le marché au poing : lui et moi ou rien ! mais je vous aimais et je suis une femme de tact. Je n'aime pas le ridicule. J'avoue que je vous ai aimé jus- qu'à sacrifier mes goûts artistiques. Les goût artistiques pounant, Charles, font la noblesse d'une vie de femme et c'est ce qui nous sépare de la bête. Ah ! non, ce n'est plus le temps des culbutes, ce n'est plus, ce n'est plus le temps des jeux d'ombrelle. Vous m'avez tyrannisée et c'est main- tenant que je m'en aperçois, tant il est vrai que l'Amour est aveugle.

« Vous m'écrivez : « Vous m'avez chassé de votre vie après avoir brisé la mienne ! » J'aime beaucoup votre ma- nière d'écrire et je conserverai toutes vos lettres malgré l'imprudence, car personne n'a rien à y voir. Mais quand vous ai-je chassé de ma vie ? Est-ce que ce n'est pas vous qui êtes parti parce que Aristide est revenu. Vous dites qu'Aristide est de nouveau mon amant. Quelles preuves avez-vous ? et quand même vous auriez des preuves qu'est- ce que ça prouverait ? Aristide est revenu parce qu'il n'habite plus Montfort-sur-Meu étant brouillé avec la famille de sa femme. Aristide est mon grand ami et si — ce que je ne veux pas supposer — si Aristide était ce qu'on appelle « un amant » je vous demande si c'est une raison pour me reprocher d'avoir brisé votre vie ? Suis-je

�� � 388 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

femme à briser la vie d'un homme ? où avez-vous pris que je fusse une femme sans cœur ? quand m'avez-vous vu faire souffrir qui que ce soit ? ne m'avez-vous pas vu faire l'aumône ? mon Dieu, demandez seulement à mes domes- tiques comme ils sont traités chez moi. Est-ce que j'ai fermé les yeux quand je me suis aperçue que Maria Vaillant me volait ? est-ce que je n'ai pas marié Yvonne avec le cocher de madame Protaize ? Est-ce que je fais une rente à ma mère ou non ? n'ai-je pas établi mon frère Edouard ? N'ai-je pas donné deux cents francs aux sinistrés du pa- quebot « l'Elan ». Alors? qu'avez-vous à me reprocher du côté cœur. Croyez -vous après cela que je sois femme à briser la vie d'un homme ? Ah ! non ! ce n'est plus le temps des culbutes et des jeux d'ombrelle ! nous sommes devant la vie comme deux malheureux qui se sont pris par amour. Et maintenant ! jugez-moi ! Non, Charles, ma maison ne vous est pas fermée, ne le croyez point. Vous me ferez toujours plaisir en venant me voir. Croyez que ce qui reste d'amour dans mon cœur me fera oublier la cruauté de votre dernière lettre et celle de votre attitude. « Celle qui est toujours votre amie,

« Anna Bourdin. »

Commentaire de la lettre

Il faut reconnaître que l'intérieur d'Anna Bourdin était coquet mais jusqu'à quel point doit-on admettre avec la maîtresse de Charles que celui-ci soit pour quelque chose dans le chambardement auquel il est fait allusion plus haut ? Non, Anna Bourdin, soyez franche ! n'est-ce pas vous qui avez été frappée de ce que madame Protaize vous avait dit : « Le laqué blanc ne se fait plus ! » De même pour le piano ! pourquoi rendre Charles responsable de ce dégoût du piano ? Charles aime la musique, mais avouez que la vôtre n'était pas supportable. Il n'est guère agréable d'en- tendre ânonner une chanson de Mayol avec un ou deux

�� � LETTRES AVEC COMMENTAIRES 389

doigts. Or jamais Charles n'a proféré une plainte au sujet de vos amusements musicaux, c'est vous, permettez-moi de vous le dire, c'est vous qui avez été un soir attristée par le talent de madame Protaize laquelle joue vraiment assez allègrement les valses, les tangos et même des fragments de Manon. Vous avez vendu votre piano par rage ou bou- derie, n'ayant ni le courage de travailler pour l'Art mu- sical, ni celui d'envisager froidement la supériorité évi- dente de votre amie madame Protaize dans ses exercices. Quant à la question des amis chassés par ce pauvre Charles, laissez-moi rire. Vous étiez à cette époque très amoureuse de Charles, je le sais ; vos amis essayaient de vous détacher de lui pour des raisons que je n'ai pas à appro- fondir ici : vous avez préféré l'amour à l'amitié, ce qui est très naturel, et pour établir l'autorité amoureuse, vous avez établi la solitude à deux. Je n'insiste pas sur la femme de chambre qui connaissait trop bien un passé que vous vouliez oublier. Je n'insiste pas davantage sur le tapis en velours de Gênes, les torts sont ici du côté de Charles, il a brûlé le tapis en velours de Gênes et qui plus est, il a menti en vous faisant croire à des démarches faites dans le but de le rem- placer : il n'en a pas fait une seule. Quant à l'araucaria, vous y teniez surtout p.-.rce que c'était un cadeau d'Aristide et c'était pour la même raison que Charles n'y tenait pas. Ne parlez donc pas de vos goûts artistiques au sujet de l'araucaria je vous assure que les goûts artistiques que je ne vous ai jamais déniés n'ont rien à voir avec ce cadeau d'Aristide. Je ne dénie pas non plus vos qualités de cœur, mais est-ce à moi de vous faire observer que briser la vie d'un homme par amour et faire la charité ou ne pas la faire cela ne vient pas des mêmes compartiments du cerveau ou du cœur ? vous le savez aussi bien que moi ; vous n'êtes pas innocente à ce point, ne serait-ce pas plutôt ici un peu de... comment dirais-je... de mauvaise foi. Charles vous reproche d'avoir brisé sa vie... nous allons examiner cette proposition tout à l'heure... que répondriez-

�� � 390 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

VOUS bien? c'est difficile. Allez-vous nier que vous avez brisé sa vie ? si vous étiez plus méchante que vous n'êtes, vous seriez flattée d'avoir eu la puissance de briser une vie (il y a beaucoup de femmes de cette force-là) mais vous n'êtes pas méchante. Si vous étiez aussi bonne que vous prétendez l'être, vous trouveriez dans votre cœur des mots consolateurs très doux. Mais vous êtes avant tout indifférente et Dieu sait ce qu'est l'indifférence d'une femme qui n'aime plus. Et dans votre indifférence vous n'éprouvez que le besoin de démontrer votre vertu.

Passons à Charles 1 Charles n'avoue pas, Charles n'a jamais voulu avouer qu'il est sujet au mal de mer ! quand on lui a proposé aux Chargeurs Réunis une place qui nécessitait des voyages dans les cinq parties du monde Charles qui aime le drame est venu pleurer dans les bras d'Anna Bourdin en jurant qu'il ne se séparerait jamais d'elle. Anna Bourdin a caressé sa tête chauve toute émue. ^ Voilà que Charles reproche à Anna d'avoir pesé sur sa destinée : Charles est injuste. Charles dit à Anna : « Tu m'as brouillé avec ma mère pour la vie !» Il y a du vrai dans cette assertion mais très indirectement. La mère de Charles fit des obsei'vations un soir à son fils parce qu'il sortait tous les soirs après le dînei. Charles répondit qu'il n'était plus un enfant. La mère de Charles voulut emmener Charles chez les Talabardon, gens qui ont des amis députés. Charles dont Anna espérait la venue, refusa d'accompagner sa mère. Sa mère lui dit en pleurant : « Avoue-le, Charles, tu as une liaison ! — Et quand même ce serait ! tu sais bien que je ne peux me marier puisque nous n'avons que juste de quoi vivre à deux. Penses-tu que je vais vivre en moine? » Sur ce la mère de Charles se trouva mal ou presque, Charles prit la porte et vint habiter chez Anna Bourdin en attendant de « trouver quelque chose ». On voit par ce qui précède qu'Anna Bourdin n'est pour ainsi dire pas respon- sable de la brouille du plus brave homme des fils avec la plus affectionnée des mères.

�� � LETTRES AVEC COMMENTAIRES 39 1

Parlons du mariage de quatre cent treize mille francs ! Ce mariage n'a pas plus existé en projet qu'autre- ment. La mère de Charles le jour où elle apprit que M"" Talabardon avait quatre cent treize mille francs pro- venant de sa grand'mère qui était aussi sa marraine, se mit dans la tète que son fils valait bien une pareille fortune par son intelligence et sa distinction native et acquise. Elle émit cette pensée devant Charles plusieurs tois, et Charles prit l'air de l'écolier puni. Un jour il déclara à sa mère qu'il ne se marierait pas parce qu'il ne voulait pas devoir sa fortune à sa femme. Charles vint raconter à Anna Bourdin qu'on voulait le mariera quatre cent treize mille francs et qu'il refusait parce qu'il n'aimait qu'elle. Ajoutons pour être véridique qu'Anna Bourdin répondit : « Accepte toujours, mon chéri, tu ne serais pas le premier mari qui jurerait fidélité devant le maire avec une arrière-pensée amou- reuse. » Voilà que Charles écrit à Anna : « J'ai manqué pour vos beaux yeux un mariage de quatre cent treize mille francs ! » Voilà qu'Anna lui répond : « D'où venait cet argent ? de gains indignes, etc.. » jetant l'opprobre et le discrédit sur l'honorable famille des Talabardon .

Finissons-en. Qu'est-ce qu'Aristide ? qui était Aristide ? Quelles sont les relations d'Aristide avec Charles ? Aristide est propriétaire à Montfort-sur-Meu et membre de la fa- mille Talabardon. C'est par lui que Charles a connu Anna Bourdin : « J'ai une petite femme, mon vieux, si tu voyais ça... une femme du monde, du vrai monde et pas une petite mijaurée. Non ! une femme intelligente, pia- niste. » Pendant un temps Charles fut un tiers distrayant devant un couple qui s'ennuyait. Un jour il y eut des silences, Aristide comprit qu'il était devenu une gêne et comme il était obligé de partir pour Montfort-sur-Meu, il s'éclipsa en galant homme. Lorsqu'il revint de Montfort- sur-Meu il tomba chez Anna et dans ses bras. Charles qui n'est pas un imbécile devina ou comprit ; comme il avait à ce moment selon son expression un petit roman ailleurs,

�� � 392 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

il fut indulgent pour celui d’Anna jusqu’au jour où l’héroïne de son « petit roman ailleurs » devint jalouse ; il se para de dignité, parla amèrement d’Aristide. Ces messieurs sont toujours de très bons amis Dieu merci. Charles a même lu à Aristide la lettre reproduite ici. Ils en ont ri ensemble au café.

II

��DEUX LETTRES ÉCRITES A QUINZE ANS D’INTERVALLE

A Mademoiselle Marie V..., chez ses parents,

Nouveautés, 15, rue du Pont-Tournant, E. V.

« Mademoiselle,

« Il est toujours flatteur de recevoir une lettre d’amour surtout dans cette ville ci où on s’ennuie tellement. Mettez- vous bien dans l’idée que si je ne vous ai pas répondu tout de suite ce n’est pas qu’il ne m’était pas agréable de faire plus ample connaissance avec une charmante demoiselle mais c’est que j’ai beaucoup à faire à cause de mon concours. Ah ! mademoiselle ! je ne suis pas une personne poétique, comme vous dites. Ce n’est pas une raison parce que vous m’avez rencontré avec votre honorable famille en train de regarder le coucher de soleil sur le chemin de halage pour que je sois ce que vous dites. Je ne dis pas que à l’occasion je ne pourrai pas vous faire des vers comme vous me faites l’honneur de me le demander, mais je vous avertis que je ne suis pas un Lamartine ni même un Victor Hugo dans le genre. Savez-vous ce que c’est que les drains en pierres sèches et les drains en tuyaux ? Ce sont des questions qui n’intéressent pas et pourtant les drains en pierres sèches ne se bouchent pas aussi facilement que les autres et c’est cette science des ingénieurs des Ponts et

�� � LETTRES AVEC COMMENTAIRES 393

Chaussées qui empêchent que vos charmants petits petons ne soient mouillés quand vous allez vous promener du côté de Port-Prijean. Vous voyez que je suis au courant de vos habitudes et qu'il y a longtemps que moi aussi je vous aime. Malheureusement je n'ai pas beaucoup la tête à l'amour et certainement j'aimerais mieux penser à vos jolis yeux changeants vert bleu qu'aux différentes espèces de dragage : le dragage à pelle simple, le dragage à treuil, le dragage à cuillère, le dragage à griffe, le dragage à grappin, à chapelet, sans parler des dragues à aspiration (tout ça n'est jamais qu'une affaire de prix de revient). Je vous expli- querai tout cela un jour quand j'aurai passé mon concours. C'est un concours sérieux et avec messieurs les examina- teurs la cote d'amour ne compte pas beaucoup — permettez- moi cette plaisanterie. Vous me faites l'honneur de me donner rendez-vous pour demain soir derrière le kios- que. Hélas ! mademoiselle ! c'est ma vie que vous me demandez là ! car je travaille avec Léonce Dupuis tous les soirs et il faudrait lui dire pourquoi et ainsi de suite. Donc à l'heure où je pourrais serrer votre mignonne petite taille dans mes pectoraux j'étudierai l'origine des Bateaux pom- peurs dans le Pontzen qui est le meilleur ouvrage sur la matière.

« Vous me direz à ça : Vous avez une bonne place, êtes- vous si ambitieux de vouloir passer un concours encore ? Ah ! mademoiselle ! Paris ! Paris ! depuis que je connais la Ville Lumière, je ne vis plus dans ce trou-ci. Quelles dis- tractions intellectuelles avez-vous dans notre ville : est-ce ici que j'aurai les premières représentations où l'on voit tous les journalistes au grand complet d'un seul coup d'œil et les concerts suaves avec de jolies dames en décolleté (pas si jolies que vous sûrement, petite mignonne) et les cirques en pierre alors que nous n'avons que des cirques en toile et encore ! une fois par an ! et les salons où on parle d'art, et où on fait la connaissance des ministres pour vous pis- tonner ou vous décorer ou n'importe. Eh bien, oui ! j'adore

�� � 394 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les couchers de soleil à la Corot mais pour cela il faut des rentes, ou sinon des rentes, de beaux appointements. Voilà pourquoi je passe le concours du Ministère des Travaux publics, me comprenez-vous ? certainement avec votre intelligence vous m'avez compris ! D'ailleurs je suis un peu inventeur et il me faut l'appréciation des hommes de l'art. J'ai inventé une machine pour désagréger les déblais provenant de fonds résistants de manière à en rendre le transport plus facile. Que ferais-je avec ma machine sur papier dans ce pays ? Vous avez ici un magnifique musée, je n'en disconviens pas, mais comment voulez-vous, n'est- ce pas, qu'on ait confiance que tous les tableaux ne soient pas plus ou moins faux, étant donné que les originaux doi- vent être au Louvre ou dans les capitales comme le British Muséum de Londres. Dès lors, qu'est-ce que l'amour pour un homme qui souffre ? une consolation passagère. Est-ce qu'un homme délicat peut demander à une personne qui croit en sa loyauté un moment de plaisir sans lendemain ? Le mariage, je ne peux le promettre étant donné que je ne suis pas mûr pour le mariage. Une heure de plaisir ! et ce n'est pas une réponse à l'amour que vous m'offrez avec franchise et ça prouve en votre faveur. Alors moi aussi je serai franc : j'ai mon concours et un concours ça n'attend pas !

« Oui ! votre mignonne petite taille, votre petite bou- che mignonne, et tout votre petit corps trottera dans ma cervelle la nuit comme le jour. Bien des fois je verrai votre céleste image entre le tableau noir et mes yeux mais je dois penser à l'avenir. Qui sait ? qui sait ? qui sait ?

« Celui qui vous aime et qui souffre sans adieu.

« Lucien Perette. »

COMMENTAIRE

L'auteur de cette lettre est digne de l'estime de celui qui la rapporte et de l'estime du lecteur. Loin de nous la pen-

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sée de mépriser les ambitieux : que l'ambition ici s'exprime avec quelque naïveté provinciale, que Lucien Perrette se fasse des illusions sur les charmes de la vie parisienne pour employé de ministère, cela n'est pas douteux mais qui ne reconnaîtra chez ce jeune homme des goûts élevés : plus de poésie qu'il ne le croit lui-même, plus d'amour des arts qu'il n'en entre souvent dans le cœur de nos dilettanti ; qui ne lui reconnaîtra cet amour du luxe et de la grande vie qu'on rencontre souvent uni à l'idéal le plus pur dans les âmes de l'élite. Il n'est pas douteux que ce garçon aime son métier. Le concours est important mais les dragages et les machines à déblaiement ont évidemment assez d'intérêt pour lui pour qu'il se soit donné la peine d'en inventer, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde. Honorons les gens qui aiment leur métier, ils sont la force de la France. Enfin, il sacrifie un amour réel au succès d'un examen : cet esprit de sacrifice est vraiment respec- table partout où il se trouve. Saluons l'esprit du sacrifice même quand il se fait à l'ambition.

Cependant il ne faudrait rien exagérer dans nos légitimes éloges. Lucien admire les duchesses mais il n'aime guère que les femmes de chambre, et s'il avait à choisir entre deux femmes de ces deux espèces, encore que sa vanité dût l'attirer vers la première, son instinct l'amènerait à la seconde. Marie V... n'est pas une femme de chambre. Lucien n'est d'ailleurs pas très bien portant ; et sa maladie est de celles qui se communiquent dans certaines circons- tances sur lesquelles il ne m'est pas permis d'insister. Admi- rons ensemble la délicatesse de Lucien. Admirons aussi les goûts qui l'entraînent vers Paris ; mais soyons véridiques.

Lucien est un peu ridicule et dans une ville où chacun l'est à sa façon, celle de Lucien se distingue. Lucien s'habille avec prétention bien que pauvrement, il a un gilet de soie verte que ses chefs eux-mêmes n'ont pu parvenir à lui faire abandonner. Il a un chapeau noir boléro qu'il pose tout en haut de la tête et des cravates Lavallière claires ; il a les

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muscles des cuisses très développés, il est très brun, mal rasé, porte un gros pince-nez. De plus il est toujours seul et silencieux sauf lorsqu'il tient un interlocuteur complaisant qu'il assomme de ses plaintes, de ses espoirs et de ses propos imagés. Cet ensemble fait rire de lui. Les gamins n'hésitent pas à crier « Au fou ! » quand il passe, ou à lui jeter au nez le nom d'une certaine Marie Maillon avec laquelle plusieurs personnes l'ont surpris un soir dans une posture scandaleuse.

Ces motifs sont assez forts pour pousser au travail des concours le malheureux Lucien Perette.

deuxième lettre de lucien (quinze ans après)

« Chère Marquise,

« Que je baise d'abord les jolis ongles roses qui bordent les lys de vos doigts ! merci ! merci ! merci ! je le répète à vos pieds ! Le ministre est un très brave homme et nous nous sommes très bien compris. Je crois que désormais j'ai en lui plus qu'un collaborateur (les grands travailleurs s'entendent toujours), un véritable ami : l'espèce en est rare, c'est Lafontaine qui l'a dit, si j'ai bonne mémoire. Momes- heim des Constructions métalliques du Creuzot m'est tout acquis et l'affaire de ma petite mécanique à déblai devient une cote de Bourse comme les autres cotes de Bourse. Certaine- ment je viendrai lundi. Comment voulez-vous que je me refuse au délicat plaisir de vous contempler dans l'exercice de vos devoirs de maîtresse de maison. Mais non ! pour- quoi vous moquer du marquis ! il est charmant ! Je vous assure que je le trouve charmant. Oui aussi pour le Lau- trec ! dites au marquis que puisque cette bagatelle lui plaît tant, je me ferai un plaisir de la lui offrir.

« Je demeure à vos pieds, belle marquise.

Votre fidèle et un peu jaloux,

« LUCIEN perette »

�� � LETTRES AVEC COMMENTAIRES 397

III

A PROPOS DE BACCALAURÉAT

« Mon cher Fils,

« Tu me dis par ta lettre du 1 5 courant que tu es surpris de ma conduite vis à vis de toi et que j'aie fait intervenir l'avoué de ta mère. Et en effet, mon cher fils, ayant eu des déceptions de ta part à cause de l'affection que j'ai pour toi et de la considération que j'avais pour ton caractère, je ne veux plus au moins provisoirement avoir affaire à toi. D'abord j'ai été étonné et contrarié que tu aies échoué à ton baccalauréat, mais voilà la troisième fois que tu échoues. D'abord c'était une malchance, la deuxième fois c'était à cause des courses de Deauville, cette fois c'est la haine d'un examinateur qui connaît la petite Juliette. J'en ai assez d'envoyer de l'argent à ta mère sous le prétexte de tes études. Sa susceptibilité plus ou moins justifiée par mes histoires de femmes m'a coûté assez cher. En tous cas que tout soit donc liquidé pour ce qui est de toi et de tes étu- des. Fais ce que tu voudras mais vous n'aurez plus un sou pour les études. J'ai prévenu les personnes qui nous ont vus ensemble que je ne paierai pas tes dettes ; ne pense donc pas à vivre de dettes comme Lucien Coudray. Tu aimes la grande vie, c'est bien, je t'en félicite. Eh bien, s'il te faut la grande vie, fais ta fortune comme moi. Quand je t'em- menais avec mes amis en auto, je croyais que tu faisais le nécessaire pour tes études en dehors de la fête ; j'avais de l'estime pour toi parce que je croyais que tu me ressemblais. Mais non ! Tu n'es qu'un « fils de patron » et je n'aime pas les « fils à papa ». Il est possible que ce soit ta mère qui t'ait complètement gâté avec les jésuitières à la mode de son temps. Mais ne disons pas de mal de ta mère : c'est un prin-

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cipe. Libre à toi de penser d'elle ce que tu veux selon le respect filial que tu lui dois. Cependant je connais les gens dits vertueux et tu les prendras pour le poids qu'ils valent si tu deviens l'homme que j'espère malgré tes échecs au début de la vie.

« Ne crois pas que j'agisse par mauvaise humeur contre toi ou contre ta mère ou par avarice. Je t'ai toujours traité comme un bon camarade ne te demandant pas que tu me traites autrement. Voilà mes principes : je n'aime pas la jésuiterie. Quant à l'avarice, il me semble que tu n'as paseu à te plaindre de mon avarice jusqu'à ce jour dans laquestion d'argent. Donc c'est dans ton intérêt que j'agis ; tu échoue- ras à ton baccalauréat tant que tu iras en ballade en auto avec nos petites amies et il faudra bien que tu restes chez ta mère quand tu n'auras plus d'argent. Tu sais aussi bien que moi combien les femmes et les ballades coûtent cher. Il est vrai qu'à toi... mais tu verras les femmes que ta auras quand mon auto ne sera plus là ni mon argent pour les taxis.

« Et puisque nous sommes sur le chapitre, permets-moi de te le dire : je ne suis pas content de toi, car il y a des choses qui ne se font pas d'homme à homme et surtout de père à fils. Je ne te parle pas d'honneur ! on ne parle pas d'honneur à un enfant de dix-sept ans ; je te parle conve- nance. Ah ! j'ai compris pourquoi tu ne voulais pas aller chez Maxims ! tu ne voulais pas te trouver entre Louise Duchamp et moi par crainte de l'attitude des copines qui plus ou moins méchamment t'aurait trahi. Mais tout se sait, apprcnds-le pour ta gouverne et je donne cinq francs à Ernest chaque fois qu'il me fait un rapport sur Louise Duchamp. Ah ! oui ! « Maxim's est un endroit démodé »- La vérité, je l'ai sue par Ernest, le garçon que tu connais, et la vérité est que Louise t'a emmené chez elle. Elle t'a dit : « Je serai toujours chez moi pour toi ! » Ce n'est pas pour faire de l'escrime ou de la boxe, je pense ? Or tu sais quel atta- chement j'ai pour cette femme puisqu'elle est la principale

�� � LETTRES AVEC COMMENTAIRES 399

cause de mon divorce et des malheurs de ta mère. Tu es au courant, donc c'était une raison pour ne pas accepter. Qu as-tu fait ? tout fier d'avoir plu — car je ne crois pas qu'elle te prenait pour l'argent — tu as oublié le respect que tu dois à ton père.

« Je ne me place pas au point de vue « cœur » . Laissons la question « chagrin ». Je sais assez le cas qu'on doit faire des sentiments, mais au point de vue « respect ». Ce n'est pas par les mômeries des jésuitières qu'on montre le res- pect qu'on doit à un père qui vous traite en camarade mais par une certaine attitude dans les grandes circonstances de la vie. Par rapport à cette femme qui est payée par ton père tu es devenu le monsieur qui ne la paie pas ! le mot, je ne l'écris pas, ne voulant pas insulter mon propre fils, tu devi- nes à quoi je pense. Ce n'est pas une question d'honneur à ton âge, c'est une question de respect de la famille, de res- pect filial. Voilà ce que j'ai à te dire. Oh ! certes, jeté féli- cite néanmoins de ton succès près de Louise ; ce n'est pas une femme facile et elle s'y connaît en hommes, mais je préférerais d'autres succès — en tous genres, tu me com- prends. Pour le baccalauréat si ta mère y tient, vous vous débrouillerez ; tu es d'âge à gagner ta vie, en somme. Et moi je ne tiens pas à te donner de l'argent pour que tu t'amuses avec les femmes que tu as connues avec moi et qui sont plus ou moins les miennes.

« Voilà des explications puisque tu en veux.

« Ceci dit, je t'embrasse paternellement en te souhaitant bonne chance dans la vie.

(( Ton père mécontent,

��***

��COMMENTAIRES

��Premières réflexions du jeune homme : « Son père est un mufiîe. Sa mère a dû en endurer de vertes avec un type de cet acabit. Certainement ! il fera sa fortune ! il n'est pas

�� � 400 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

plus bête que tous les crétins qu'on voit millionnaires. Il fera sa fortune pour sa mère qu'il ne quittera jamais. 11 ne voit d'ailleurs pas la nécessité d'être bachelier pour deve- nir riche.

Deuxièmes réflexions du jeune homme : Mon père ne vivra pas vieux s'il continue la vie qu'il mène. Je suis son unique héritier, je n'ai pas besoin de me la fouler.

Ceci dit il prend un taxi et vole vers Louise Duchamp pour la tenir au courant.

• Du côté de la mère : Une lettre de l'avoué l'informant que le père ne donnera plus rien pour les études du fils : le père est las, cela se comprend ! Hubert ne travaille pas. Hubert a reçu une lettre de son père, à la suite de laquelle il a été bien tendre pour sa mère. La mère est émue et heureuse. Elle paiera les études sur sa pension de divorcée. Quel bonheur qu'il échappe à l'influence de cet homme monstrueux. Elle pleure un peu, mais c'est de joie et de ten- dresse. Elle provoque une conversation avec Hubert qu'elle trouve cette fois glacial et entêté.

MAX JAœB

�� � LES NOUVELLES

LETTRES DE STENDHAL

A PAULINE

��Les lettres de Beyle à sa sœur sont apparemment les plus sincères qu'il écrivît jamais. De tous les points de l'Europe où le promènent son caprice, son ambition ou son amour, il envoie à cette petite provinciale les plus précieuses confi- dences. Elle ne lui répond guère. N'importe ! Sans se lasser, pendant vingt-cinq ans, il lui écrit. A quelle femme Sten- dhal fut-il jamais aussi fidèle ?

Nous possédions, dans la Correspondance éditée par A. Paupe, i66 lettres d'Henri Beyle à Pauline. Les 117 nouvelles lettres que nous révèlent MM. L. Royer et R. de la Tour du Viliard ne font, sur bien des points, que con- firmer ce- que nous savions déjà. Nous connaissions cette amitié singulière, où Beyle semble avoir concentré tout ce qu'il y avait en lui de sentiment familial sans emploi, — amitié fort peu caressante (à peine embrasse-t-il sa sœur, dans ses lettres), mais qui n'en parle pas moins, bien sou- vent, avec toute l'énergie de l'amour. A la façon dont Beyle aimait ses maîtresses, y avait-il pour lui tant de dif- férence entre l'amour et l'amitié ? C'est la belle âme de Victorinc, ou de Mélanie, ou même d'Angela, qui exalte son imagination, plus romanesque que sensuelle ; et n'écrit-il point à sa sœur : (( Henri ne trouvera jamais une plus belle âme que Pauline » ; « J'épouserais une autre Pauline, si j'en trouvais une qui ne fût pas ma sœur » ? Henri Beyle est un chaste. C'est pour cela que, sans danger aucun, il lui arrive de confondre tous les sentiments.

26

�� � 402 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais voilà un Stendhal qui nous était déjà familier. Ces nouvelles lettres ' nous permettent seulement d'ajouter quelques retouches légères à son portrait fraternel.

C'est ainsi qu'un jour elles nous font découvrir en lui un brave homme d'oncle tout prêt à gâter ses neveux : « A.ie donc des enfants, écrit-il à Pauline, que je puisse aimer autant que je vous aime » ; et il insiste : « Tâchez donc de me faire des neveux... » Mais Pauline ne voulut pas s'exécuter, et Beyle, vieillissant, n'aura point l'illusion d'une famille.

Nous le voj'ons aussi recommander à sa sœur la plus stricte observance de ses devoirs d'épouse. A vrai dire, si cet émule de Valmont, qui avait quelques maris sur la conscience, prêche à Pauline la fidélité conjugale, la morale n'y est pour rien. Plein de sagesse pratique et de froide raison, quand il s'agit des autres, Beyle a beau jeu pour montrer à sa sœur les dangers de l'adultère : n'est-elle pas entourée comme lui-même d'envieux à l'affût ? Car la nature les a faits tous les deux différents du commun des hommes, et vraiment d'une autre « espèce que ces ani- maux-là. »

Et c'est ainsi, nous le voulons croire, que François Périer- Lagrange, gnîce à Beyle, ne fut point un mari trompé.

On recueillerait, en lisant ces lettres, bien d'autres menus épisodes pour illustrer la vie d'Henri Beyle, et par surcroît mille détails matériels, dates, itinéraires, adresses, qui seront fort utiles à ses biographes, ou qui toucheront ceux qui aiment à vivre dans son intimité, — sans parler de maintes pensées aiguës, où nous savourtjns un beylisme • du meilleur cru.

Mais ces lettres apportent plus encore. Elles nous révèlent un Stendhal que jusqu'ici on pouvait seulement entrevoir, et par échappées, le Stendhal ambitieux, et homme d'argent.

I. Lettres à Pauline (Editions de h Connaissance).

�� � NOUVELLES LETTRES DE STENDHAL 403

Stendhal n'aime point l'argent pour lui-même, en avare, comme un paysan ou comme un bourgeois. Il est encore plus incapable, si par hasard il en possède, de l'étaler gros- sièrement, à la façon d'un Balzac. Ce n'est pas lui qui emplirait de ses comptes, de ses dettes et de son luxe, les lettres à sa maîtresse.

Pourtant, comme tous ceux qui ont des goûts délicats, Stendhal aime l'argent, seul moyen de les satisfaire. Ses lettres à sa sœur et à son beau-frère sont toutes pleines de calculs et de chiffres.

Mais Stendhal, même quand il fait son bilan, garde son âme de poète. Il bâtit, dans le rêve, sa fortune comme ses amours ; de chimériques hypothèses lui font ensemble espérer une maîtresse sublime et les plus copieux revenus. Et c'est ainsi qu'il se prépare, en fait de femmes ou d'argent, des désillusions parallèles.

Car Beyle, par la faute peut-être de son père (d'où sa haine féroce contre l'homme qui a tué tout l'infini de ses espérances : crime inexpiable, pour un rêveur), Beyle, malgré son imagination féconde, ne réussit point à faire fortune. Ce n'est pas faute du moins de combinaisons variées. Nous pouvons les suivre, au long de ses lettres, et en apprécier le succès. Il nous est ainsi permis de com- parer, pour la première fois, les projets de Beyle, et ses rentes.

Le 17. mars 1805, il expose à Pauline un de ses plans. Il va se faire banquier et s'associer son ami Mante : « Me voilà, ma chère amie, avec la perspective du plus bel état. Si nous vivons encore 40 ans l'un et l'autre, nous aurons 100.000 francs de rente chacun... » Dix ans plus tard, il avait 37.000 francs de dettes, et, pour les payer, de chan- celantes combinaisons.

A la vérité, nous savions déjà que Beyle n'était point devenu un capitaliste, mais nous croyions du moins qu'au temps de sa plus haute fortune, quand il était auditeur au Conseil d'Etat et inspecteur des b%iments de la Couronne,

�� � 404 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

il cumulait de copieux appointements. Les Lettres à Pau- line viennent bouleverser toutes nos idées sur le budget d'Henri Beyle. En 181 1 il ne gagnait pas plus de six à huit mille francs par an, et il en dépensait quinze mille. Les usuriers comblaient la différence.

C'est que M. de Beyle menait la fastueuse existence d'un dandy. Il déjeunait au café à la mode, promenait sur les boulevards un élégant cabriolet, et entretenait une chanteuse, qu'il nourrissait de perdreau froid. Cela encore, nous le savions, mais nous pensions qu'il le faisait pour son plaisir. Nous apprenons aujourd'hui que c'était pour plaire à ses chefs. Napoléon n'aimait point les gueux; il savait que les fortunes bien assises sont le meilleur soutien des gouvernements établis ; il lui plaisait que ses fonctionnaires fussent des fils de famille. Et Beyle bluffa, pour faire croire au gouvernement impérial qu'il était digne des plus hautes fonctions.

Les Lettres à Pauline nous ouvrent donc un jour nou- veau sur l'art de devenir préfet, au temps du Premier Empire, ou du moins sur la méthode que Beyle croyait la plus efficace, — et apparemment la plus agréable, — pour atteindre à ce but suprême de ses ambitions.

Car Beyle était ambitieux, et c'est le second aspect de son caractère sur lequel ces nouvelles lettres sont pleines de confidences révélatrices. Il était ambitieux comme il aimait l'argent, à sa manière. L'ambition, c'était pour lui d'abord l'amusement de sa fantaisie. Mais il se piquait bientôt à ce jeu. Et, par un devoir d'orgueil, comme il se jurait d'avoir une femme, il se promettait d'obtenir un grade ou une préfecture. S'il n'obtenait pas plus la femme que la place, il avait connu tout au moins l'âpre plaisir de la chasse, et il se jetait à un nouveau caprice. En pleine partie, l'ingéniosité de ses manœuvres, son entêtement passionné ', pouvaient

I. « J'ai eu, pendant quatre ans, une conduite suivie, je n'ai fait de dépenses que pour cela. Je n'ai pas agi un quart d'heure... sans songer au but que je voulais atteindra. »

�� � NOUVELLES LETTRES DE STENDHAL 4O5

tromper le spectateur. Mais lui ne s'y trompait pas; il savait bien qu'une heure de lecture, d'amitié ou d'amour, lui ferait oublier toutes ces « bêtises d'avancement et de fortune ». — « Tu me crois devenu un vilain ambitieux aux joues caves et ridées, à l'œil envieux..., écrit-il à Pauline. Pas du tout. Je suis plus joufflu que jamais... » Et il lui conte une escapade sentimentale digne d'un écolier.

Un jeu donc, un sport si l'on veut, parfois une fière escalade, — l'ambition n'était guère autre chose pour Henri Beyle.

Ajoutons qu'elle ne le rendait point servile. « On ne peut être avec honneur fonctionnaire public », déclare-t-il un jour, que si l'on est prêt à tout quitter dès qu'il vous faut agir contre vos « principes ».

Il quitta tout en effet, mais ce n'était pas de son plein gré. Du moins l'écroulement de sa fortune fut-il pour lui l'occasion de montrer un courage d'une qualité assez fine, une sorte d'épicurisme héroïque.

La chute de Napoléon, en elle-même, paraît l'avoir laissé assez indifférent. Beyle était de ceux qui s'enthousiasment surtout par le regret ou par l'espérance : de près, une observation trop aiguë ne leur laisse point assez d'illusion ; mais, à distance, leur imagination transfigure les hommes et les choses. Beyle, quoiqu'on en ait dit, ne semble guère avoir aimé Napoléon qu'à Sainte-Hélène. Il paraît sincère, lorsque, le 24 juin 1814, il écrit à sa sœur : «... vous vous laissez prendre zux blagues des journaux. Pour le bonheur de la France, les gens qu'on persécutait ont pris la conduite des affaires. Plus de massacre, plus de guerre ; la conscrip- tion ne viendra plus prendre l'artiste de 20 ans... »

Mais ce qui faisait « le bonheur de la France » apportait la ruine à Henri Beyle. En joueur trop confiant, il avait misé sur l'avenir ; il avait calculé qu'après cinq ou six années il était sûr de devenir préfet — et emprunté en con- séquence : <f... au bout du compte, j'obtiendrai une place - qui vaut 24.000 francs. J'y arriverai avec 36.000 francs de

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dettes, que je paierai en dix ans au plus. » Faute d'avoir prévu la Bérésina et Leipzig, en 1814 Beyle avait bien les 36.000 francs de dettes, mais il n'avait point de préfecture. Il n'avait même plus de place du tout. Sa situation était tragique. « Il faut se brûler la cervelle tout de suite, ou chercher à vivre comme je pourrai », écrit-il à sa sœur.

Beyle était courageux ; il chercha en effet à vivre, comme il pouvait. « Me voilà culbuté de fond en comble, au moment où on demandait tout pour moi. Ohimé ! Je vendrai mon mobilier et filerai dans deux mois. » Jolie crânerie d'un homme à qui quelques dures aventures, et l'approche répétée de la mort, avaient appris à jouir, sans illusion sur l'avenir, delà minute présente, et à ne point s'exagérer les accidents de la vie, — morale de poilu, que la guerre nous a de nouveau enseignée'.

Beyle se mit donc à combiner des ventes et de nouveaux emprunts, pour s'assurer quelques années à peine d'une existence précaire. « Il me faut 6.000 francs par an, écrit-il à Pauline, dont deux mille pour payer de gros intérêts. » — « Je n'ai d'autre ressource que de manger ce que me doit M. Gagnon, de vendre la maison, de payer mes créan- ciers, et, au bout de trois ans, de mourir de faim. » Mais aussitôt il lui parle de ses lectures, de M™'^ de Staël et d'Helvétius.

Déchu, ruiné, mais toujours fier, Beyle se résout donc à aller «vivre en pauvre diable » à Milan, à Rome ou à Venise, résidences économiques. Avant de partir, il écrit à Pauline : « Je vais commencer une rude épreuve, et qui peut être longue. » — «... dix ou vingt ans de misère viennent me tomber sur le corps. »

Et sans doute il va rencontrer, dès Turin, « une musi- que charmante », mais, à Milan, la sublime Angela, déçue peut-être de retrouver un amant aussi dénué et improduc-

��I «... ne jamais remettre au lendemain la jouissance que l'on peut se procurer le jour même, fût-ce celle d'avaler une huître. »

�� � NOUVELLES LETTRES DE STENDHAL 4O7

tif, l'accueille fort mal, l'envoie se promener à Gênes, et s'apprête à le tromper comme un homme qui ne mérite plus de ménagements.

Beyle a trop de pudeur pour étaler ses souffrances, même aux yeux de sa sœur. Mais ne nous y trompons pas, sa détresse est profonde. L'amour et l'argent, cruellement associés, comme il Qst d'usage, pour accabler le malheu- reux, lui font mener si dure vie, que de nouveau, et le plus sérieusement du monde, quand il aura vendu ses livres pour subsister, il songe à a quitter la compagnie, sans aller donner à Grenoble le spectacle inutile de sa misère ».

Cette détresse pitoyable, avant les Lettres à Pauline^ nous ne la connaissions guère. Dans sa correspondance avec ses amis, Beyle nous apparaissait tout autre ; nous imagi- nions que la Scala, et ses amours, suffisaient à lui faire oublier la médiocrité de sa fortune. Et sans doute, en effet, souvent l'oublia-t-il. Mais nous savons aujourd'hui tout le courage et toute la misère que la fierté d'Henri Beyle cachait à ses meilleurs amis, sous ses allures d'épicurien et de dilettante.

Bénissons pourtant de si bienfaisantes souffrances. La ruine de Beyle, et tous ses déboires, nous l'ont gardé tel que nous l'aimons. Si l'Empire avait survécu, si Beyle était devenu un important fonctionnaire, son heureuse fortune nous eût assurément gâté ce tendre rêveur. N'écrivait-il pas lui-même en 1810 : « Pour peu que ma vie actuelle dure..., je crois que mon cœur s'ossifiera tout-à-fait... On prend l'habitude d'afficher la dureté pour échapper au ridicule du tendre ». »

PAUL ARBELET

�� � GENS

��Notre-Dame des Belles Loqijes était une vierge en manteau bleu nichée dans le mur de la brasserie de M. Orner Locquart qui fabriquait la bière Notre-Dame, pur malt et houblon, en trois qualités : Bière forte. Bière de ménage, Bière en bouteilles. Les petits guenillons du quartier avaient nommé la vierge : Notre-Dame des Belles Loques, pour son vêtement de ciel étoile. Mor\'eux et recueillis, ils venaient à la porte aux camions regarder dans le mur de la cour la divine leur sourire. Leurs veux ravis faisaient dans leurs nippes noires et leurs cheveux raides une constella- tion claire qui gravitait vers les astres du manteau. Les gros rinceurs de fûts ne tourmentaient pas leur adoration. Les mignons contemplateurs l'interrompaient pour des galopades en plein ruisseau. Faire gicler l'eau sale sous leurs pauvres chaussures était une grande joie à cçs petits enfants. Si l'un pleurait pour une chute ou une griffade, quelque grande fille aimante le prenait à bras :

— Ne braie plus, viens voir la Dame des Belles Loques. M. Omer Locquart, homme de grande fortune, possédait quatre-vingts cabarets où buvaient les ouvriers du bâti- ment et ceux des usines ; il prétendait la Brasserie supé- rieure à la Boulangerie : « parce que les gens n'ont faim que deux fois par jour mais ont toujours soif. »

Il portait à sa cravate une fleur de lys faite de trois perles, car il n'aimait pas la République.

Elle est, disait-il, sans respect pour Dieu.

Elle veut maintenant empêcher l'alcool. Sous un gou-

�� � GENS 409

verncment où il n'y a plus de liberté pour la religion et pour le commerce, la France est malheureuse.

On lui avait une fois demandé de fermer un débit qu'il possédait en face du lycée, et où les jeunes gens prenaient, auprès des deux femmes qui servaient la bière, ce qui était très suffisant à empêcher la continuation de leurs études. M. Om^r Locquart avait répondu :

— J'ai payé mes contributions.

Il était le deuxième fils des Locquart, du Cambrésis, qui en avaient quatre et deux filles, tous richement établis.

La fortune de la famille avait commencé au grand- père Locquart, plaçant ses économies de petit brasseur en actions de la compagnie des mines de Bruay. Les petits-fils avaient retrouvé ce capital multiplié par vingt, mais ne s'en étaient pas contentés. Ils avaient créé des distilleries en acceptant comme actionnaires tous les petits cultivateurs de betteraves. Le conseil d'administration donnait de minimes dividendes, contre quoi les paysans n'osaient réclamer, par crainte que la distillerie n'achète plus leur récolte.

Les Locquart brasseurs et distillateurs avaient beaucoup d'estaminets près des puits de mines. Ils possédaient aussi une verrerie, un tissage, une sucrerie, un moulin. Ils installaient autour de ces lieux de travail assez de débits de boisson pour ne laisser à aucun autre brasseur la possibilité de reprendre tout ce qui était possible du salaire des souf- fleurs de bouteilles, des tisseurs de batiste, des ouvriers de sucrerie et de minoterie.

M. Omer Locquart s'était spécialisé dans la comman- dite des briqueteries. Il y prenait en plus de sa participa- tion d'intérêts, le droit exclusif de fournir la boisson sur les chantiers où les ouvriers viennent en avril et travaillent jusqu'en septembre. Ils font dur métier par équipes de sept depuis le démêleur qui bêche l'argile et l'amollit d'eau, jusqu'aux enfants qui prennent la brique moulée, la por- tent sécher sur le sol sablé. La couche d'argile utilisable est généralement de deux mètres, de sorte que le travail

�� � 410 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

s'étend loin du four pendant 15 à 20 ans que dure l'ex- ploitation. Quand la distance augmente entre la fouille de terre où travaillent les démêleurs et les tables du moulage, le travail est un peu ralenti, mais les hommes fatiguent plus et boivent mieux. Les bénéfices de M. Omer Loc- quart n'étaient pas seulement en proportion du nombre des briques moulées mais du nombre des litres absorbés.

Les équipes payées aux pièces accéléraient la besogne pénible aux petits porteurs. A deux par table, ils menaient à l'étendage les briques par paires, ce qui les faisait chacun aller, se baisser et revenir 250 fois dans l'heure, 3.000 fois par jour sur une distance de 20 à 100 mètres, soit 36 kilo- mètres à pieds nus. En plus du salaire aux pièces et du logis l'équipe reçoit une rondelle de bière : 160 litres par cent mille briques moulées. Le travail durant environ 150 jours ouvrables, le patron doit par équipe faisant 12.000 briques par jour, 2.880 litres de bière pour la cam- pagne d'avril à septembre. Aux chantiers de dix tables la brasserie Locquart fournissait dans la saison 1 80 pièces de 160 litres et en plus le genièvre. Presque tous les brique- tiers demandaient aux livreurs de la bière supplémentaire.

Des chantiers de cinq équipes où chaque personne buvait quatre litres par jour assuraient à M. Omer Locquart une fourniture d'un demi-million de litres de bière pendant la durée de l'entreprise. Ce rude métier de mouleurs de terre, demi-nus au soleil d'août, assoiffé les hommes. Leur nom- bre pouvait être réduit par le moulage mécanique, à quoi M. Omer Locquart était résolument opposé dans les entre- prises où il engageait ses capitaux. Toutes ses constructions d'estaminets et d'agrandissementde brasserie étaient montées en briques moulées à la main, par des ouvriers vêtus de boue dont chaque équipe de sept faisait en moyenne mille briques par heure. Ils buvaient encore la bière du dimanche aux estaminets installés par M. Locquart en face des chan- tiers. Le brasseur y logeait le contre-maître briquetier gagnant moins que les ouvriers aux pièces, mais qui repre-

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nait gain sur eux en leur versant la bière et surtout le genièvre, car les briquetiers ayant à domicile la boisson du repas prenaient au débit l'alcool boisson d'agrément. Le contre-maître verseur de liqueur détestait les hommes sobres qui lui laissaient peu en main, quand il leur réglait les acomptes de quinzaine donnés en attendant le calcul du total des briques moulées. La tactique du contre-maître pour obliger à boire est de ne payer que le samedi soir, à 9 heures ou 10 heures, les hommes assis chez lui depuis la fin de journée : 7 heures.

M. Locquart avait cependant une fois trouvé un contre- maître belge rebelle à une si habile organisation. Cet homme au visage taché de rousseur tenait la cantine de la briqueterie du marais de Wawrin :

— J'aimerais mieux, dit-il au brasseur, mille francs de plus par an pour être sur l'ouvrage que de tenir la cantine. Marche pas si vite, sais-tu, je te dirai quoi : il faut se tra- casser pour gagner des sous. Quand la femme est canti- nière elle doit rester le dimanche pour faire à manger aux pensionnaires. On ne peut jamais sortir, on ne gagne rien sur la nourriture, il faut saouler les hommes. Quand ils sont pleins ils gueulent. C'est des ruses tout çà.

M. Locquart avait méprisé ce discoureur qui voulait abo- lir sur son chantier la dîme du genièvre, car, disait le bras- seur : « s'ils ne boivent pas chez moi, ils boiront chez les autres. »

Son ambition était de débiter dans l'année plus de ron- delles de bière et de pipes d'alcool que son concurrent Saelens. Abreuveur de multitudes il savait la xjualité de gosier de chaque corporation : les verriers qui suent abon- damment ; les fileurs de lin au sec, avaleurs de poussières, et les fileurs au mouillé, avaleurs de buée. Il connaissait très bien son métier.

Aux ouvriers de plein air une bière douce suffisait et le genièvre à 40 degrés, aux ouvriers des industries à poussières et à haute température il fallait de la bière mor-

�� � 412 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dante et de l'alcool épicé. A dur métier, dure boisson.

M. Locquart savait taire boire le peuple.

Son dépit était que les noirs gens du fer préféraient la bière Saelens, mais il cherchait les occasions d'ouvrir de nouveaux estaminets devant les usines métallurgiques à côté des débits Saelens. Il fabriquait pour cela une bière forte, vinaigrée et mettait mariner du poivre en grains dans les pipes du genièvre qu'il tirait en bouteilles pour les débi- tants.

Amoureux de sa profession et de l'estime publique, il allait régulièrement à la messe le dimanche, il était pieux aux heures fixées, il accomplissait dans son commerce et sa religion ce qui était écrit. Cette honnêteté lui donnait un grand orgueil.

Il surveillait lui-même. la fabrication de la bière Notre- Dame si bien réputée dans le bâtiment et la brique- terie. Il goûtait les brassins et rougissait son fort visage à se pencher sur la bière bouillante dans les grandes cuves en cuivre, puis il élargissait dans la cour fraîche ses larges épaules et respirait à fond, content de sa marchandise expédiée en tonneaux marqués à feu de l'image de la vierge. Par les trappes des caves il les voyait alignés baver leur « purure » au trou de bonde où bougeait la mousse blanche. Dans la cour les chaînes de frottement roulant à l'intérieur des rondelles en lavage, faisaient un beau bruit de grande activité dans cette brasserie fumante, où tra- vaillaient quarante forts hommes aux bras nus.

Les enfants sous la voûte d'entrée durent fuir devant les solides chevaux noirs d'un camion qui menait la bière aux estaminets. La marmaille admiratrice de la Vierge en grand manteau, était le lundi nombreuse à la rue. Hélène Four- ment qui avait douze ans y menait son petit frère qui en avait trois. Le père venait de rentrer ivre, la mère disait : «Quand il est enbu, ce serait encore rien s'il dormait, mais il faut qu'il battille... »

Il frappait sur tout ce qui pouvait crier : le chat, la

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femme et les enfants que h mère mettait dehors parce qu'elle les aimait bien :

— C'est assez de ma figure pour les cliques, il n'y a pas besoin de leur cul.

Ainsi Hélène Fourment conduisait chaque lundi le petit Marceau devant Notre-Dame des Belles Loques.

L'enfant aux veux régalés d'azur tendait les bras vers le manteau fleuri d'étoiles et sa sœur disait :

— Guette-la, elle a une robe de beau temps.

Elle se serra contre le mur de la brasserie avec le petit Marceau car le père Fourment passait. Les bras levés et la tète portée en arrière il marchait par saccades, semblant devoir tomber sur le dos puis brusquement se remettait d'aplomb mais alors n'avançait plus. Enfin il se penchait lentement en avant et au point de choir, courait, les genoux lui battant la figure, il heurtait les murailles et leur hurlait :

— Ote-toi de là !

Il était vert de figure, ce qui est la couleur de l'espé- rance, il disait aux enfants :

— Je suis poli avec vous, moi, tas de salauds !

Eux suivaient sa folle allure, mais reculaient vite s'il s'arrêtait. Quand il recommençait à marcher, les grands prenaient les petits par la main et tous ensemble couraient derrière l'ivrogne. Comme il passait devant la brasserie, sa fille Hélène Fourment tourna le petit Marceau vers la Vierge radieuse :

— Regarde, la Dame des Belles Loques. Elle te rit. D'autres petits venaient s'abriter au coin de la porte

aimée par leur détresse, car c'était lundi jour de malheur pour eux, et de grand profit au brasseur.

Les enfants chassés des logis souillés où hurlaient des fous venaient à la Vierge bleu et or qui levait ses mains de bénédiction sur leur misère extasiée,

PIERRE HAMP

�� � L'ŒUVRE DE ROBERT BROWNING

��Le long poème de Browning dont nous donnons ici la tra- duction est extrait du recueil Dramaiis personœ — que Browning fit paraître en 1864 à l'âge de 52 ans (né en 18 12). Sludgc fait pendant au Bishop Bloiigratn's Apology, paru dans le recueil Men andlVomenen 1855. Les poèmes de Browning revêtent les formes les plus variées ; souvent même il invente des mètres nouveaux et se soumet aux rythmes les plus bizarres. Mais Blougram et Slitdge, le premier de loio vers, le second de 1525, sont l'un et l'autre écrits en pentamètres iambiques non rimes, forme classique et miltonienne adoptée par Browning le plus fréquem- ment et dans ses plus longs poèmes, comme la plus souple et se prêtant le mieux aux plus subtiles nuances de la confession. La partie la plus importante, et à notre avis, de beaucoup la plus intéressante, la plus particulière, de l'œuvre de Browning consiste en monologues dont S ludge est un excellent spécimen. Il met en scène les personnages les plus divers, de tous les pays et de toutes les époques ; mais principalement de la renaissance italienne, qui présentait le champ le plus riche à son investiga- tion psychologique, et l'exemple de toutes les passions. La ma- nière dont chacune des Dramatis persona^ se raconte rappelle parfois étrangement l'illogisme apparent et la logique profonde de certains des courts récits de Dostoïewsky, de Krotkaya par exemple, et c'est à cela seul que je trouve à les comparer.

« Avec Men and Womcn, — est-il dit dans la notice introduc- tive de la grande édition en 10 vol. de 1912 — Browning attei- gnit le sommet de son génie; tout au plus peut-on dire que certains des ^ohmts ^q Dramatis pcrsonse et quelques uns des livres du Book and thc Ring égalèrent ensuite les meilleurs des poèmes de ce recueil ; mais ils ne les surpassèrent point. »

�� � L ŒUVRE DE ROBERT BROWNING 415

Pourtant l'accueil qu'on fît à ce livre fut tiède. Sans doute les circonstances n'étaient pas favorables. Tennyson zvecMaud et In Memoriain, s'était emparé de la faveur du public. A côté de lui, pas de place sur le Parnasse. Au surplus la question de Crimée accaparait les esprits. Sébastopol venait d'être pris et l'on ne prêtait plus attention qu'à des poèmes où, comme dans Maud, l'on pût trouver quelque écho des événements du jour. Brow- ning était en Italie ; les Anglais se désintéressaient de lui. C'est pour la génération suivante qu'écrivait Browning — et pour tioiis.

Entre Men and Women (1855) et Dramalis Personx (1864) .se place le seul grand événement de la vie de Browning, la mort de sa femme (juin iSéi). La mauvaise santé de celle-ci, les soins donnés également à l'éducation de son fils, les événe- ments politiques avaient cependant ralenti considérablement sa production poétique, qui ne se ranima qu'en 1859.

C'est vraisemblablement vers cette époque que Sludgc fut composé.

11 n'est pas inutile, pour l'intelligence du poème, de rappeler comment il a pris naissance. - — Browning et sa femme rencon- trèrent à Florence, en 1857, le médium américain David Douglas Hume. M"'^ Browning, nerveuse, impressionnable, enthou- siaste, se passionna pour le spiritisme; Browning, qui aimait profondément sa femme et la connaissait, vit sans doute pour elle le danger des idées et des émotions où elle se laissait entraîner. Convaincu que le caractère de Hume ne méritait aucune confiance et que ses expériences ne pouvaient mener «1 rien, très conscient, d'autre part, de ses responsabilités d'homme et d'époux, il intervint, non sans violence, et fit cesser, brus- quement, toute relation avec Hume. A l'égard des médiums et de leurs adeptes, il garda une méfiance et une aversion compré- hensibles, mais il était d'un esprit trop ouvert, et il vouait à sa femme une trop tendre admiration, pour n'avoir pas compris l'attrait intellectuel et sentimental qu'elle pouvait éprouver. Aussi le poème de 5/«^/ff^ n'est-il pas, coni'ne on semble l'avoir cru, lors de son apparition, une simple att;ique contre le spiri- tisme. On y trouve à vrai dire une assez féroce caricature d'un personnage de médium et une satire des milieux spirites, mais tout entremêlées d'aperçus profonds sur les sentiments humains

�� � 41 6 ' LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que le spiritisme intéresse et de lumières projetées sur les pro- blèmes qui se posent dès que l'on touche aux mystères de la mort et de l'au-delà.

C'est, en quelque sorte, un examen général de la question, dans cette forme alTcctionnce par Browning et souvent employée par lui du monologue dramatiijuc. Pour qui sait l'employer, forme avantageuse entre toutes : son pittoresque permet l'ex- tension du poème au delà des limites admises ; son unité facilite le va-et-vient d'une pensée active qui réfléchit sur un même sujet, s'en écarte, y revient, et se permet toutes les digressions sans que le lecteur s'égare. Le monologue étant confié à un homme dépourvu de tout scrupule, l'intérêt de ce débat unilatéral s'en trouve singulièrement accru : le vrai y alterne avec le faux suivant les besoins de la cause, le mal s'y mêle avec le bien quand cet avocat de sa propre honte n'y voit plus clair lui-même, et nous nous renseignons sur sa psycho- logie intime lorsque nous perdons le fil logique de son discours. Cela permet en outre de mêler aux plus hautes préoccupations le grotesque le plus courant, le plus vulgaire ou le plus inat- tendu : cet homme parle pour soi et comme il pense, il ne s'adresse pas à la galerie ; sincérité basse mais vraie qui frappait beaucoup Browning, qu'il relevait partout et dont nous-mêmes découvrons plus d'un exemple dans la littérature anglaise, spé- cialement au théâtre. De plus c'est une facilité pour envisager une question sous tous ses aspects, franchement et presque cyniquement, c'est un moyen de se servir des avantages de la scène en évitant ses inconvénients, c'était enfin une façon d'échapper à la terrible censure victorienne (n'oublions pas la date de Sludgc), à une époque où le lecteur anglais se choquait de la moindre atteinte à ses préjugés et n'eût jamais compris en quoi Robert Browning, qui n'était point poète lauréat, pouvait se croire autorisé à parler, à penser et à écrire autrement que dans les limites d'une règle reconnue et suivie par le plus grand nombre. — Il faut avouer, d'ailleurs, que Browning profitait de certaines licences dues à la réputation d'obscurité qu'il s'était faite et dont il ne se formalisait pas. Un auteur difficile a de ces avantages.

ANDRÉ GIDE, PAUL ALFASSA ET GILBERT DE VOISINS

�� � MONSIEUR SLUDGE; LE MEDIUM

��Non, je vous en prie, Monsieur!... ne me dénoncez pas! pour cette fois! C'était la première et la seule,... je suis prêt à le jurer, — regardez-moi, voyez, je me mets à genoux, — la seule fois, je le jure, que j'aie jamais frau- dé!... Oui, sur l'âme de Celle qui nous entend (votre sainte mère, Monsieur !) tout, sauf ce dernier accident, était vérité pure... tout, sauf cette petite sorte de défail- lance. Et même cela, c'est votre propre vin. Monsieur, ce bon Champagne, — du Catawba ', si je ne me trompe... vous êtes si aimable, — qui m'inspira une pareille folie.

« Debout », dites-vous ? Toujours la menace de ce ter- rible visage? Vous êtes sans pitié?... Quoi! pas même pour l'amour d'EUe, l'âme sainte dont la douce haleine à l'instant évente ma joue, (vous ne sentez pas quelque chose, Monsieur?)... vous me dénoncerez ?

Allez donc, dénoncez ! Qui diable s'occupe de ce qu'il plaît à un querelleur de votre espèce de...

Aïe ! aïe ! aïe ! De grâce, Monsieur ! Vos pouces m'entrent dans le gosier ! Ch !... Ch !...

Ah bien ! vous avez fini maintenant, j'espère ? Seigneur Dieu ! Hier, Monsieur, je ne pensais guère, quand votre défunte mère prononça par mon entremise ces paroles de paix et vous émut si fort que vous me fîtes don (ce fut très gracieux à vous) de ces boutons de chemise, — mieux

I . Champagne américain de la Caroline.

27

�� � 4l8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vaut les reprendre, je vous en prie. Monsieur, — oui, je ne pensais guère que, sitôe après, une fraude de rien du tout, due à un verre de trop de son propre Champagne, change- rait mon meilleur ami en un gentleman furieux!

Pourtant, c'était maL je ne conteste pas le point; votre colère était juste : quelle que soit la raison qui m'ait mis en tête cette folie, je sais que je suis coupable. Il y a un esprit épais, crépusculaire et mal développé qui me garde une dent (je l'ai remarqué)... l'esprit d'un nègre, je pense, ou bien celui d'un émigrant irlandais ; vous-même expli- quiez le cas si bien, dimanche dernier. Monsieur, quand nous fîmes venir Franklin pour élucider certain point tou- chant ces actions du télégraphe; oui, et il jura... (ou bien était-ce Tom Paine'?)... en cognant la table près de l'endroit où j'étais accroupi, qu'il me jouerait avant long- temps un vilain tour. — Il disait vrai !

Ah ! je vois que votre figure s'éclaire ! J'en étais sûr ! Alors, pour cette seule fois... (ne retirez pas votre main ; à travers elle, certainement, je baise la main de votre mère) vous m'assurez de mon pardon ? — ou, du moins, de ne rien dire à personne? Réfléchissez, Monsieur: quel mal peut faire la pitié ? Ah ! si seulement l'ombre de la vénérée défunte voulait frapper ou frôler le bois de la table!... Qu'est-ce que c'est que ce bout de papier ?.,. Si nous pre- nions un crayon, qu'elle écrive ou fasse le moindre signe pour conjurer son enfant de pardonner?... Ah! Voilà! Hein?... Oh !... c'était votre pied. Monsieur, pas un cra- quement naturel ?

Répondez donc! Une, deux, trois... Voyez, j'attends pour dire « trois! »... Rien n'y fait? Aucun espoir pour moi ? Tout sera envoyé au Journal de Greeley - ?

Eh bien ! et si je vous racontais toute la fraude ? Sur

1. Un des champions de l'Indépendance Américaine.

2. La Tribune de New-York, journal fondé en 184 1 par Horace Greeley.

�� � mon âme ! toute la vérité, rien d’autre, et d’où le mensonge est venu ? De votre côté, vous engagez-vous à payer mon passage pour partir et à ne rien dire avant que je sois en sûreté à bord ? C’est en Angleterre qu’il faut aller, pas à Boston (soit dit sans offense!)... Je vois ce qui vous fait hésiter. Ne craignez rien ! je compte changer de métier et ne plus frauder... Oui, cette fois, vraiment, cela me pèse sur l’âme ! Soyez mon sauveur... après le ciel s’entend ! Je raconterai des choses singulières. Soixante billets de cinq feront l’affaire. Une bagatelle de plus, pourtant, comme viatique ! Chargeons la table de répondre... ?

Comme vous êtes changé !... Alors, tranchons la différence; disons trente de plus... Oui, mais vous me laissez les cadeaux.! Si non, j’affirmerai qu’ils sont cause de tout, que vous regrettiez votre bien et que, pour le ravoir, vous m’avez cherché querelle. — Marchez sur un reptile, il se retourne. Monsieur ! Si je me retourne, c’est de votre faute ! c’est vous qui m’y aurez forcé. Qui donc est obligé de renoncer à la vie sans essayer de se défendre ? En tout cas, j’en cours la chance. Hein ?

C’est dit ! Puis-je m’asseoir, Monsieur ?... Ah ! cette brave vieille table ! Vous me donnerez bien. Monsieur, le cigare et l’egg-nog du départ? J’ai été si heureux chez vous ! de bons sièges rembourrés, et des buffets sympathiques... Quelle fin à tant de soirées instructives ! (J’ai du feu...) Que voulez-vous! rien ne dure, comme Bacon est venu nous le dire... A votre santé!... mais ne vous fâchez pas ou je crie !

Tra la la la laire ! Tra la la la la ! Voyez-vous, Monsieur, il y a plus de votre faute que de la mienne : c’est tout de votre faute, curieux gens du monde ! Vous êtes des poseurs (sauf votre respect), vous aimez à paraître si malins, si intelligents, quand vous vous tenez par une patte au perchoir où vous vous juchez pour faire bouffer vos plumes. 420 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

oui, ce bout de vanité qui vous sert de perchoir et qui vous paraît sûr parce que vous l'avez clioisi. Oh! par ailleurs, vous êtes assez perspicaces ! Vous distinguez bien qui perd l'équilibre, qui glisse, qui, faute de pouvoir prendre pied, s'accroche par une aile, et qui ne peut se tenir droit sur le perchoir d'à côté qu'a choisi votre voisin, pas vous! En ce qui le concerne, pas moyen de vous tromper 1

Prenons un exemple : les hommes aiment l'argent, vous savez ça ? et ce que font les hommes pour le gagner ? Eh bien ! imaginez un pauvre garçon (mettons le fils d'un domestique de votre maison) qui, en écoutant aux trous de serrure, entend la compagnie faire des phrases sur les dollars, les billets de banque, etc., dire comme il est dur de les gagner, comme il est bon de les tenir, et ce qu'ils peuvent acheter, — si, tout à coup, il entre et s'écrie : « Moi, fai lin billet de ciiiq dollars ! », que lui répondez- vous ? Quel est le premier mot qui suit votre dernier coup de pied ? « Où Vas-in volé, coquin ? » Cela parce qu'il vous a trouvé descendu du perchoir (et il pourrait bien se payer votre tête), de ce bout particulier de sottise, que vous avez choisi. Monsieur, comme terrain d'exercice. Supposez qu'il essaie toute sa liste de mensonges :

Il a ramassé le billet par terre.

Son cousin est mort et le lui a laissé par testament.

Le Président le lui a jeté en passant à cheval.

Une actrice l'a troqué contre une mèche de ses cheveux.

Il a rêvé de veine et a trouvé sa chaussure enrichie.

Il a tiré de terre de l'argile et de cette argile a fait de l'or...

Comment traiteriez-vous ces possibilités ? Ne feriez-vous pas votre enquête, au plus vite, avec un nerf de bœuf? « Mensonges ! niensonges ! mensonges ! » crieriez-vous. Et pourquoi ? Est-il une seule de ces histoires qui ne puisse être la simple vérité ? La dernière peut-être, celle de l'argile changée en pièces d'or ? Voyons... passez-le moi mainte- nant, ce garçon, pour que je parle en sa faveur.

�� � MONSIEUR SLUDGE, LE MEDIUM 42 1

Combien de nos plus excellents philosophes, en d'afFreux bouquins où j'ai dû mettre le nez, ont dit que l'or peut être ainsi fait, l'ont vu faire ainsi, en ont fait ! Oh ! avec de tels philosophes vous prenez des formes, tandis qu'avec ce garçon...! Avec lui, vous décidez des vraisemblances en un clin d'œil et vous ne doutez pas un moment de la façon dont lui est venue son aubaine. Dans son cas, vous enten- dez, jugez et exécutez tout d'une haleine ; et la plupart des gens sensés feraient comme vous.

Mais que le même garçon, par le même trou de serrure, vous entende, vous et vos invités, faire d'autres belles phrases sur les signes et les prodiges et le monde invisible ; raconter que la sagesse méprise un vulgaire manque de foi davantage encore que la plus vulgaire crédulité, et com- ment des gens de bien ont désiré voir un esprit, et ce que Johnson avait coutume de dire et ce que faisait Wesley % et ce que pensait Ma Mère l'Oye, et patati et patata, — s'il fait irruption en criant : « Moi, Monsieur, j'ai vu un esprit ! » ah ! les façons changent ! Il vous trouve, cette fois, perché et paré : c'est une de vos idées, cela, qu'il peut y avoir des esprits. Il n'est plus question de nerf de bœuf à présent ! « Allons, raconte! N'aie pas peur de nous ! Prends ion temps et rappelle tes souvenirs. Et d'abord, assieds- toi. Que dirais-tu d'un verre de vin, mon garçon ? Et surtout, David (c'est bien là ton prénom ?), surtout, si cela arrive encore — c'est possible — ne manque pas de nous l'apprendre pendant que tu l'as encore présent à la mémoire. » Le garçon dit-il des bêtises, s'embrouille-t-il ici, bafouille-t-il là ; reste-t-il court ailleurs, comme font les commençants... tout est candeur, tout est prudence ! « Pas de hâte ! arréte- toi ! recueille-toi ! Nous coînprenons. C'est l'effet de la mauvaise mémoire, ou de la secousse bien naturelle, ou des phénomènes inexpliqués ! »

��I. Samuel Johnsou (1709- 1784), le grand érudit anglais ; John Wesley (1701-1795), fondateur de la secte protestante des Méthodistes.

�� � 422 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pardieu ! le garçon prend courage et trouve, n'ayez crainte, le plus court moyen de s'ouvrir tout grand votre cœur, de faire apparaître ce que j'appelle votre perchoir à paon, poste d'élection pour se pavaner, faire la roue et piailler. « Comme vous le pensiez bien, comme vous vous y attendiez, il est plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio'... », et ainsi de suite. Croyez-vous que David ne va pas comprendre à demi-mot, gagner en audace, vous caresser le dos plus prestement ? — S'il ébouriffe une plume : « Doucement, dira-t-on, patience. Les premières manifestations sont si faibles ! Le doute au surplus les tue, coupe court à tout, arrête les frais ! »

Voilà, Monsieur, votre manière. Ce garçon que vous avez, de telles peines prises avec lui (ou avec n'importe quel cerveau de valeur moyenne) pour lui apprendre... met- tons le grec, l'instruiraient bien vite à fond, en feraient un Person (Porson ?^ Merci, Monsieur !); à plus forte raison le rendront très habile dans l'art du mensonge. Vous n'in- terrompez jamais la leçon. Le feu une fois allumé, allez donc le laisser éteindre ! Vous avez des amis : impossible de cacher ce que l'on sait, surtout à ceux qui sont portés à chercher ailleurs leur nourriture spirituelle. Pourquoi ne feriez vous pas parade du bien légitimement acquis ? Celui qui découvre un tableau, déterre une médaille, tombe sur une première édition, celui-là, désormais, lui donne son nom, devient notable : à plus forte raison celui qui déniche un médium ? (f^ David est à vous, homme favorisé par la fortune f Aye:( pitié des âmes moins privilégiées. Souffre^ que nous profi- tions de votre chance ! » Et David tient le cercle, préside à tout, fait le récit de la vision, regarde dans la houle de cristal, se met à l'écriture spirite, entend les coups frappés, suivant le cas.

Remarquez, — je tiens à préciser, — que si j'appelle

��1. Hamlet, I. 5.

2. Richard Porson (1759-1808), le grand helléniste anglais.

�� � MONSIEUR SLUDGE, LE MEDIUM 423

tout cela des « mensonges » dans cette première phase, c'est simplement par égard pour la science : je nomme ces larves du nom de ce qu'elles seront plus tard, une fois de- venues libellules. Exactement c'est ce que les gens vertueux appellent ne pas dire la vérité ; mais jusque-là, cependant, la chose n'a pas atteint sa pleine croissance : c'est encore imaginer, faire des contes, inventer des balivernes (ce qui n'a jamais été d'intention bien criminelle), c'est l'habitude prise de raconter des histoires et d'astiquer tous les vieux bouts de fitits qui perdent leur éclat. On voit toujours quelque chose quand on ferme les yeux, ne fût-ce que des points et des lignes. Les tables sautent d'elles-mêmes de la façon la plus étrange, et les plumes, Seigneur Dieu ! sait-on jamais si on les conduit ou si c'est elles qui vous con- duisent ? Ce n'est que tremper un pied dans l'eau pour le retirer aussitôt, non pas y faire le saut qui oblige à plonger. Notez ceci, c'est important : écoutez pourquoi.

Je vais prouver que c'est vous qui poussez David jusqu'à ce qu'il plonge et cesse de grelotter.

Voilà votre cercle réuni : les deux tiers de vos invités, doués de cervelles pareilles à la vôtre, lèvent les yeux au ciel et s'écrient comme vous y comptez : « Seigtieur, qui Veut cru /» Mais il y en a toujours un pour prendre l'air raisonnable, sourire avec pitié et déclarer : & De votre sincé- rité, aiuun doute. Mais êtes-voiis aussi certain de celle de ce gar- çon ? En vérité, je reste rêveur. Pour ma part, je suis, je V avoue, plus avare de ma foi. » C'est très blessant. Monsieur I Eh quoi ! il veut faire des enquêtes, émettre des sentences, quand tout est fini, quand vous venez de fermer les yeux, d'ouvrir la bouche et de gober David d'un seul coup, vous ! Ce serait une terrible catastrophe. Alors on répète l'expé- rience, une fois, deux fois, une fois encore et l'on dit : « // a entendu, nous avons entendu, vous ave^ entendu, et eux aussi, iHJtre nière et votre femtnc, vos enfants et l'étranger qui est dans vos murs : est-ce exact, oui ou non .? » ... Et voilà pour lui, la brebis galeuse, le convive sans robe de noces, l'incrédule

�� � 424 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Thomas ! A votre tour de chanter victoire : « // est bien bonde nous croire si bêtes l Shidgc fraude? ... Laisse:(^nous le soin des précautions ! »

Aussitôt les autres font chorus. Thomas demeure confus, goûte en silence à quelque breuvage comme celui-ci, et se demande s'il est plus dur de fermer les yeux et de gober David en bon camarade ou d'aller ailleurs pour trouver en échange (sans egg-nog qui fasse glisser le morceau) un ali- ment tout aussi coriace. De l'autre côté de la rue, le capi- taine Sparks tient sa cour... Est-on mieux là ? N'a-t-on pas des histoires de chasse, des scènes de scalp et des exploits de la guerre du Mexique à avaler d'un trait, si l'on veut goûter en paix la chaleur du poêle, le rocking- chair et la compagnie du trio des charmantes filles de la maison ?

Le doute succombe ! Victoire ! Tout votre cercle est reconquis. Grâce au concours de ces esprits soumis, la prouesse de David s'arrondit, toutes les fissures se bou- chent, la moindre saillie est limée et polie : la boule est à point pour qu'on l'envoie rouler autour du monde et qu'elle revienne à David en fin de course, large de sept pieds, alors qu'elle n'avait au départ qu'un demi-pouce d'épais- seur. Admirable naissance que voilà du surnaturel auquel le pauvre David se trouve lié ! Vous n'avez emploj'é aucune arme que les lois réprouvent, sauf celles du diable, et néanmoins vous avez contraint David à vous tromper dorénavant jusqu'à plus soif, — et tout est sorti d'un seul demi-mensonge !

S'il y a eu un demi-mensonge, ou la centième partie d'un mensonge, c'est sa faute à lui, pensez-vous, — qu'il en porte la peine ! D'accord. Mais vous, résisteriez-vous mieux à sa place ? Trouveriez-vous le courage, — une fois calmé le premier émoi, une fois terminé cet inoftensif petit ouvrage d'imagination, — d'interrompre en disant : « Ceci devient sérieux^ il faut s'arrêter! Monsieur, je n ai jamais vu le moindre fantôme. Apprene:^ à vos amis que... eh bien! que je me suis

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payé leurs têtes et que j'ai trouvé la vôtre payée d'avance. J'ai vécu comme un coq en pâte durant ces trois semaines. Faites-le moi payer à coups de pied » ?

J'en doute fort. Interrogez votre conscience ! Nous ver- rons, dans douze mois d'ici, avec quel petit nombre d'em- bellissements vous aurez raconté à la toute-puissante cite de Boston cette passe d'armes entre nous, le premier coup de fleuret reçu de Sludge, qui ne connaissait rien à l'escrime. Monsieur ; de Sludge votre familier ! — J'ai menti, Mon- sieur, c'est entendu. Je me suis levé du repas où, dans le ruisseau, j'avalais des viandes de rebut et j'ai préféré vos canards sauvages : j'ai pris la mesure de celui qui les décou- pait, j'ai pesé le peu qu'il avait d'intelligence, je lui ai cha- touillé le cœur avec une plume de paon et, la semaine suivante, je me suis trouvé, frais et propre, faisant un diner fin, bien nippé, installé sur une chaise appU3'ée à des genoux de femmes ; toutes ces belles sourieuses me choyant, encourageant mon histoire à se dérouler et à sortir petit à petit de son trou : « La nuit dernière, à peine ctais-je couché bien au chaud, bien bordé, que j'entendis, comme on venait de me quitter, des coups frappes, tandis que passait une lumière subite. » ■^- « Avait-elle un peu la forme d'une étoile ? » — « Mon Dieu, Madame ... la forme de certaines étoiles. » — « C'est bien ce que nous pensions ! Et aucune voix ? Pas encore ? Efforcez-vous la prochaine fois d'entendre une voix ; nous pen- sons que. vous y arrivere:^. Du moins, c'est ce qu'ont fait les médiums de Pensylvanie. » Oh ! la prochaine fois, la voix arrive ! « Tout comme nous l'espérions ! » Celles qui espéraient ne sont-elles pas fières maintenant et contentes, et prodigues d'une reconnaissance toute naturelle ?

Cela va sans dire ! Donc, nous poussons au large ; à Dieu vat ! barque droite ! Nous filons, ayant une cataracte devant nous. Nous voici à mi-chemin du Fer-à-Cheval ' : arrête qui pourra la danse joyeuse des bouillons contre

I. Chute du Niagara.

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notre proue ! Les expériences valent à présent la peine qu'on les attende. Les esprits parlent sans crainte, révèlent le fond de leur pensée et font au médium d'honnêtes compliments : ils s'intéressent à son habit du dimanche, se plaisent à voir des bagues à ses doigts, — Demandez-vous comment vous accueilleriez toute une série de fêtes pareil- les ! Prenez le cheval le plus doux, mettez-le à l'écurie et bourrez-le d'avoine, un mois durant, puis menez-le par un beau matin d'avril au milieu de ses compagnons, en lui laissant le champ libre. Oui ou non, va-t-il caracoler, faire des écarts et des sauts de mouton ? A plus forte raison, un jeune homme dont les fantaisies jaillissent avec autant de vigueur que des champignons d'une couche à melons. Bientôt on en arrive à ceci : « Allons l'Esprit, maraud ! viens ! va ! cherche ! rapporte ! lis ! écris ! frappe ! rata- plan, et va te faire pendre ! »

Je suis débarrassé de tout souci ; tout est réglé ; votre cercle fait mes affaires ; je puis divaguer à la façon du derviche épileptique dont on parle dans les livres, écumer^ me jeter à plat ventre, mettre mes vêtements en lambeaux, peu importe : mes admirateurs, amis et compatriotes for- muleront des lois spirituelles, trouveront un sens juste à des choses fausses par la loi des contraires. Si François Verulam se présente comme Bacon, s'il va jusqu'à écrire son nom avec un y ou un k ', s'il dit qu'il a vu le jour à York et qu'il a rendu l'âme dans le pays de Galles sous le règne de Cromwell (comme je crains bien, Monsieur, qu'il l'ait pu dire avant que j'eusse trouvé le livre utilement ren- seigné) eh bien ! quel mal à cela ? Le cercle sourit aussi- tôt ; « Après tout, dit-on, vous voye\^, ce n'était pas Bacon ! Nous comprenons : le tour n'a rien que de naturel. L'indivi- dualité de tels esprits est difficile à mettre en évidence. Elles ont une tendame à se moquer , à railler, ces espèces mal évoluées.

I . François Bacon, baron Verulam (i 561-1626), le célèbre philosophe et homme d'Etat. La prononciation de son nom avec l'accent améri- cain peut être figurée en anglais par l'orthographe Bykon.

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Foye;(^-vous, leur momie ressemble beaucoup à une prison dont on a forcé la porte, tandis que le nôtre, ici-bas, reste clos, verrouillé , fermé de barres et n'a quune seule fenêtre. Notre ami Sludge est cette fenêtre, épaisse ou mince, claire ou ternie ; il est la intre de communication à laquelle, pour nous voir et se laisser voir, les esprits viennent regarder. Ils se pressent, se bousculent pour trouver une place, marchent sur les engelures de leurs voisins, se jouent mille tours. Si Bacon, fatigué d'attendre, s'écarte, voici Barnum qui surgit à la place : « Je suis votre homme, dit-il, je vous répondrai au lieu de Bacon ». — Essayons une autrefois ».

Ou bien on dit : « Ouest-ce quun médium ? C'est un moyen {bon, mauvais ou passable, mais le seul moyen^ par lequel les esprits peuvent parler. Parfois il comprend mal, il bafouille, et bégaie : il n'est jamais que leur Sludge et leur souffre- douleur ; ils le prennent ou le quittent. Mais ils doivefit se taire ou consentir que leur science ne s'exprime qu'à demi, à cause de son ignorance. Suppose^ que l'esprit de Beethoven veuille répandre la musique nouvelle dont il déborde, eh bien ! il tourne la mani- velle de l'orgue que voici, il vient moudre che:;^ Sludge, et ce qu'il a versé à la gueule du moulin comme trente-troisième sonate (Jiein, quelle idée /) sort de la trémie comme du Sludge battant neuf, sans plus : « l'Hymne des Shakers » en sol avec un fa naturel ou « la Bannière étoilée » avec une succession de quarte s pour accompagnement . »

Ah ! Monsieur^ de quels embarras ne m'avez-vous pas aidé à sortir, vous qui êtes sage ! Quant aux imbéciles, ces gens qui venaient voir, quant à vos invités... (notez bien ce mot) : avez-vous jamais vu des invités critiquer votre vin, vos meubles, votre syntaxe ou votre nez ? Alors pour- quoi critiqueraient-ils votre médium ? Où est la différence ? Prouver que votre vin est fait d'encre rouge et de gomme- gutte, prouver que votre Sludge est un trompeur, c'est dire que quelqu'un est un serin s'il a vanté leur authenticité. Des « invités» ! N'ayez crainte ! Ils feront la grimace (et encore, pas trop), puis ils vous laisseront dans votre gloire.

« Non, dites- vous, ils doutent quelquefois, et le font savoir. »

�� � Eh parbleu ! oui, ils doutent. Et qu’en résulte-t-il ? Vous en profitez pour triompher : (■<■ Bien entendu, ils doutent, voilà qui explique aussitôt V anicroche : ce doute a gêné notre viédiuni , a troublé son esprit si pur. Il les a payes de retour : jetc:{-y de la balle, sortira-t-il de la farine d’un moulin honnête ? » Là-dessus les fidèles applaudissent ; on cite à foison les cas analogues : « Un mauvais plaisant ayant, un jour, voulu qu’un médium appelât Jacques un esprit nommé Georges, « Jacques ! » cria le médium, — c était la preuve de la vérité! Bref, un coup qui touche le but prouve beaucoup, un qui le manque, davantage. Vous êtes convaincu par ceci ? Tant mieux. Vous ne l’êtes pas ? C’est alors le moment de lâcher la double bordée, puis... les grands moyens, dernière ressource. Prenez l’air sombre et important : « Vous nous traite-:^ d’idiots, direz-vous, par conséquent (pourquoi s’arrêter en chemin ?) de complices d’une canaillerie ? Et cela, nous l’entendons dans notre propre maison, de la bouche de notre invité qui trouve asse^^ de courage pour faire affront à un pauvre garçon exposé par notre bonne foi ! — Vous vous êtes bien fait entendre ? Entende^-j:aus un peu maintenant. Un homme seul n’en vaut pas tout à fait douze. Vous voye^ un trompeur ? Nous sommes dou:(e ici qui voyons un âne! Excusez si je fais ce calcul, et bonsoir ! » Le sceptique s’esquive, tous les rires éclatent... Sludge triomphant agite son chapeau.

Ou bien... il ne l’agite pas. Il y a quelque chose dans la vérité vraie (explique qui pourra) que l’on regarde avec un œil d’envie, comme fait le cheval qui reste mélancolique sous des râteliers bourrés de foin et ne veut pas manger parce qu’il aperçoit un sac d’avoine. Au diable cette vérité là ! Elle gâte toutes les douceurs que l’on offre à sa place. Il m’a semblé parfois, quand la susdite Société me choyait, me caressait, me cajolait ou m’engageait à prendre plaisir à ses taquineries (ce qui ne m’empêchait pas, croyez-le bien, de cracher par-dessus leurs épaules sur l’homme en fuite), il m’a semblé parfois que j’étais un enfant, mais un enfant terrible : sa nourrice, sa tante, sa grand’mère, le dorlotent. MONSIEUR SLUDGE, LE MEDIUM 429

le tiennent éloigné de la niche du chien, du soleil et du vent, des bonnes farces et de la saine boue ; on lui enjoint de se montrer gentil, gracieux et digne, mais lui, du coin de l'œil, regarde les enfants déguenillés du ruisseau, occupés à leurs jeux ; il voudrait être là-bas, avec eux, au milieu de l'ordure, faire des pâtés de crotte et rire à son aise et parler franc, et traiter bonne maman de vieille toupie (ce qu'elle est en effet). Je vous en ai voulu, je vous le dis, à vous, à eux, de ces embrassades, de ces sottises. Je grinçais des dents par désir de voir passer un honnête chien... C'est mal, je vous le dis, de détruire une âme ainsi !

Mais qu'est-ce qui demeure « ainsi » ? Qu'est-ce qui est fixé ? Où peut-on s'arrêter ? Nulle part. Couvez le men- songe, il en sort la fraude, lentement et sûrement filée, juste à votre taille. Monsieur. Moi, je m'arrêterais bien, mais vous, vous êtes pour le progrès : « Rien que du vieux ? jamais de neuf ? Rien que le parler d'usage, par la bouche, ou récriture par la main ? Je croyais, je l'avoue, que lui se dévelop- perait, deviendrait démontrable, rendrait le doute absurde, don- nerait des formes que nous pourrions voir, des fleurs que nous pourrions toucher. Personne ne doute de vous, Sludge ! Vous rêvez les- rêves, vous voye:^ les visions de l'esprit, les discours vous naissent dans la cervelle, sans conteste. Néanmoins, à cause des sceptiques, pour clore le bec à tous, nous voulons une manifestation extérieure. Les Pensylvaniens y sont bien arrivés, pourquoi pas Sludge ? Il peut faire des progrès avec le temps ».

Ah ! oui, il peut en faire ! Il voit son sort : on n'évite pas le destin. — C'est d'abord une vétille : « Eh ! David, entends-tu ? C'est toi qui as poussé la table ? Ton pied qui l'a fait craquer ? Cette fois, tu veux ...plaisanter, n'est-ce pas, mon gar- çon ? — « AT. . . non » — Et me voilà perdu, vendu, acheté, désormais. Le bon vieux train-train facile, le... quoi ?... le ... non ! pas si faux que cela en tant que fausseté !... le filage et le fin tracé... vous savez bien... en vérité, rien qu'une façon de faire du roman, de jouer la comédie, d'im- proviser, de feindre, mais à coup sûr pas l'absolue tromperie l

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De toute manière, il n'en est plus question, le sort en est jeté : « Trompeur » voilà mon nom dorcnavant ? Le fatal iilet de cognac versé dans votre thé a fixé ce que vous croyez être la saveur du Souchong : la boîte à thé cède le pas à la gourde.

Et puis, c'est si terriblement facile ! Oh ! ces tours qui ne peuvent être des tours, ces faits de passe-passe qui ne -sont à coup sûr pas d'un vulgaire escamoteur ! Non certes ! Un escamoteur ? Choisissez-moi n'importe quel métier sur terre auquel un homme puisse s'appliquer ; avec six mois de travail, je ferai vingt tours tenant du miracle aux yeux des gens ignorants de la perfection. Avez- vous vu souffler du verre . percer des tuyaux ? Tenez, ne fût-ce que ce biscuit que je casse, avez-vous jamais regardé le pâtissier en aplatir un sur le four ? Essayez d'en faire autant ! Croyez-moi : exercez-vous la moitié moins de temps, quand vos membres sont souples, à tourner, pousser et soulever une table, à faire craquer vos jointures, à faire agir vos pieds, à placer vos mains comme il convient, à commander des fils de fer qui tirent les rideaux, à manœuvrer le gant au bout de votre escarpin, — puis soufiîez les lumières et... voilà! voilà ! tout ce que vous désirez vous l'obtiendrez, j'es- père !... Pour ma part, je vis qu'on y glissait aussi facile- ment que dans un vieux soulier.

Maintenant, que l'on remette les lumières sur la table ! J'ai joué mon rôle. Prenez ma place pendant que je remer- cie et me repose.

« Eh bien ! Juge Humgruffîn, dites-moi, quel est votre ver- dict, à vous, la plus forte tête des Etats-Unis 1 Ave:^vous d^ouvert un trompeur ici ? Un instant... Voyons un peu... fai- sons d'abord une expérience, pour être impartial : je vais essayer de vous tromper, Juge ! La table penche : est-ce moi qui la fais bouger ?. . . Ecrive:^ ! Je pose ma main sur la vôtre : crie^ quand je pousserai ou dirigerai votre crayon, Juge ! » — Sludge triomphe encore. « Cela un coup frappé ? vous dit-on dans l'assistance. Vraiment ! Cela de la véritable écriture ? On dirait

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d'unebiilcine !... Ehhien ! sivous, Monsieur, un honune ('mi- nent... — et si le Juge n'était pas là, je dirais... mais peu importe ! — si vous, Monsieur, vous échotie^, si vous ne parve- nez pas à nous tromper, il y a peu de chances pour que Sludge y arrive ! »

Vous croyez^ Madame ?... Mais que serait-il advenu si votre éminent amphytrion avait pris, comme Sludge, Dieu à témoin qu'il n'usait d'aucune supercherie, lorsque vous étiez convaincue que l'auteur des coups frappés n'était autre qu'un certain enfant qui est mort, vous savez, et dont vos lèvres ont cru sentir le dernier souffle ? Hein ? C'est là un point capital. Madame. Sludge commence à votre prière avec votre mort le plus cher ; la petite voix se remet à zézayer, la main mignonne cherche de nouveau la vôtre, la pauvre image perdue revient, claire comme un rêve, cette image qui, si par hasard un mot la rappelait, amenait devant vos yeux le nuage coutumier, faisait à votre cœur rendre son ancien battement et souffrir son angoisse. Voilà bien la disposition qui convient pour une enquête, n'est-ce pas ? On se sent à l'aise avec Saûl et Jonathan, Pompée et César, mais avec son propre enfant qu'on a perdu... Je me demande' si, à l'instant où vous avez entendu choir la pre- mière pelletée de terre sur le bord de la tombe, vous vous sentiez l'esprit assez libre pour rechercher qui avait touché votre voile de deuil ou frôlé les volants de votre robe. Alors, il va sans dire, vous deviez être assommée et stupide; alors (comment en eût-il été autrement ?) votre souffle avec votre sang s'arrêtaient, votre cerveau réfusait tout service. Mais aujourd'hui, les mêmes causes n'ont plus les mêmes effets ! Tout est changé : la petite voix se remet à parler, et cependant vous êtes calme, vous êtes raisonnable, vous pou- vez essayer, sonder la vérité, en chercher les preuves. — « Des preuves ?... L'enfant na-t-il pas dit le nom de sa nour- rice et qu'il avait vécu six années et quil montait sur un cheval à bascule ?... Pas besoin d'autres preuves ! Jamais Sludge ne peut avoir appris cela ? »

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Ha ! il ne peut pas ? Vous le flattez. « H ne peut pas ? » Parlez pour vous ! Je voudrais bien savoir quel homme il m'est arrivé de voir une fois, — peu importe où, quand, pourquoi ni comment, — de voir une fois et de qui je ne me rappelle pas quelque chose dont il jurerait (cœur plein de sagacité !)que je « ne peux pas » le savoir. Eh quoi ! est- il possible que vous viviez dans le souffle de ce monde chargé de suie, de bavardages et de potins, est-il possible que vous y viviez une heure sans qu'un petit grain de suie se dépose sur votre nez ? La valeur d'un grain de suie, ni plus, ni moins : un fait échappé du courant des faits et par lequel vous apprenez ce qu'était quelqu'un, où il était, et quand, et pourquoi ? Vous ne dites pas aux gens : « Voye^^ ce qui vient de se coller à moi : Juge Hungruffin, vous notre plus éminent concitoyen, votre oncle était tailleur et votre femme qui comptait épouser Miggs, s'est rabattue sur vous, faute de mieux ! » Lui dites-vous ça, bien que vous le voyiez deux fois par semaine ? « Non, répondez-vous, quelle utilité de colporter ces choses ? Pourquoi faire ? » Mais, un jour, vous apercevez qu'il y a lieu de le faire, parce qu'un jour cela devient très utile, — c'est le jour où ce fait vous amène le Juge sur ses deux genoux goutteux aux pieds du surnaturel, et que cela prouve que Sludge sait, comme vous dites, une chose qu'il « ne peut pas » savoir. — Est-ce que désormais Sludge ne se tiendra pas le visage tendu du côté où souffle le vent ?

« Ne peut pas !... » Ecoutez un peu : je vais conter une histoire. Je connais un type à favoris, un étranger qui est professeur de musique ici et, faute de connaître un moyen meilleur, gagne ainsi son pain. Il dit que l'individu qui l'a dénoncé et forcé de fuir son pays pour échouer dans l'Ouest était un savetier bossu qui se tenait assis, cousant des semelles et chantant, en certaine cité lointaine... la ville de Rome..., dans une cave sur leur Broadway ', et cela tout le long du jour. Il ne posait jamais de questions, ne s'arrê-

I. Une des rues principales de New- York.

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tait jamais pour écouter ni regarder, ne levait pas le nez de sa pierre à battre. Il laissait le monde rouler autour de son escabeau et les nouvelles entrer dans son oreille qu'il sem- blait à peine dresser. Eh bien ! cet homme, voyez-vous, allait chaque dimanche toucher sa paye et recevoir les éloges du gouvernement. Pour deux dollars, à peu près, par semaine, il s'engageait à vous dire, au sujet d'un certain homme, certaine petite chose qui menait à beaucoup d'au- tres (parce qu'une seule vérité mène tout droit au bout du monde) et il vous rendait maître de cet homme, vous ayant appris quand il dînait et de quels plats, où il faisait sa promenade hygiénique et dans quelle rue. Son métier était de projeter ainsi son intelligence comme un fourmilier sa longue langue, douce, innocente, tiède, humide, impas- sible... et quand elle était tout encroûtée de petites bêtes, vite, son palais s'enrichissait de leur jus. — « Il ne peut pas, ce Sludge ! »

Je vais plus loin ; et je maintiens que l'imposture, ayant une fois atteint la profondeur convenable dans le pourri de vos natures, à vous tous (à moins que l'on ne soit fou, ou ivre... et encore !) je maintiens qu'il est impossible de tromper, — j'entends d'être découvert. Allez raconter à votre con- frérie ce premier faux pas que j'ai fait, toute l'histoire d'au- jourd'hui, comment vous avez surpris Sludge et agi de façon désagréable à son égard, jusqu'à ce qu'il fût forcé d'avouer et qu'ainsi il lui arrivât malheur ! Vous n'aurez pas de peine, je pense, à trouver la raison pour laquelle Sludge continue cependant à vous faire la nique.

Vous le leur avez dit, bon ! Que répliquent-ils aussitôt ? « Monsieur, ce jeune homme nicût-il avoué lui-mêiiie quil m avait trompé, je ne le croirais pas. Il se peut qitil trompe par- fois : c'est dans la nature du médium; ils sont ainsi faits, vains et vindicatifs, lâches, enclins à griffer... les chats aussi. lit pour- tant le chat est cette bête dont vous arrive:^ à tirer d'étranges étincelles en frottant son poil à rebours, il n'en va de même d'un chien, ni d'un lion, ni d'un agneau : c'est de la nature du chat.

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Monsieur ! Pourquoi pas du chien ? Demande^ à Dieu qui a créé ces bêtes. Pensez-vous qu un homme sain et bien équilibré... (à part : comme moi)... (à voix haute :) comme moi-même, soit du bois dont on fait un médium ? Sacreblcu, c'est de ces êtres ambigus, hystériques, hybrides, de cette équivoque et méprisable vermine que jaillit le feu ! Il nous faut les prendre comme ils sont, quitte à fious garder de leurs tours, car nous avons besoin de leurs services. Sludge vous a trompé. Monsieur — comment, je ne puis le dire n ayant pas été présent pour observer : il a été tenté par votre facilité à vous laisser faire — moi, il ne m'a pas trompé ! »

Merci pour Sludge ! Il me faut avoir de la reconnais- sance envers de tels patrons, n'est-ce pas ? puisque ce que vous venez d'entendre est ce que je pourrais dire de mieux. C'est un défi que vous me jetez : « Chien sauvage ?nal appri- voisé, donne nu coup de dents à tous les étrangers, mais rampe connue il convient au signe de ton maître ! Chat, montre à quoi servent les griffes, ne les rentre que pour moi seul ! Trompe les autres si tu peux, moi si tu l'oses ! » Et, mon très sage Monsieur, j'ai osé. Je vous ai trompé d'abord, je vous ai fait ensuite tromper les autres et votre fermeté de caractère si vantée m'a aidé à malmener l'incrédule. Vous vous êtes servi de moi ? Ne me suis-je pas servi de vous ? N'ai-je pas pris pleinement ma revanche ? N'ai-je pas persuadé aux gens qu'ils ne savaient pas leur propre nom ?... et, sur-le-champ, ils avouaient leur erreur. Qui donc tenait le rôle de l'imbé- cile quand à un cercle de gens sensés, saisis d'effroi, les yeux ronds, la bouche bée, Sludge présentait Milton compo- sant des chansons de nourrice et Locke raisonnant en cha- rabia, Homère écrivant le grec avec des ronds et des croix, Asaph mettant des noires et des trilles comme musique à ses psaumes ? J'ai fait crier un esprit en déguisant ma voix, puis bravement je reprenais ma voix naturelle, narguant les imbéciles; j'ai copié pendant une demi-page des gribouil- lages de fantômes, puis j'achevais de ma propre écriture sans la déguiser : « Je conçois ! disait-on, l'esprit se servait tout

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simplement de Shidge, et s'arrangeait de ce fonds imparfait ! » Non, ne me parlez pas de reconnaissance. Reconnais- sance de quoi ? D'être traité en singe savant ; d être encou- ragé à mal faire et à me moquer du monde, à gémir ou à bouder, à ricaner ou cà pleurnicher, à n'importe quoi, pourvu que le singe s'y retrouve et non l'homme. — Car alors toute disposition d'esprit se paie également d'une noisette. Maudite soit votre espèce supérieure et qui veut tout régenter ! Parce que vous détestez la fumée vous faites grimper des gosses dans votre cheminée pour la ramoner, vous forcez un médium à mentir pour vous descendre la vérité à coups de balai. Maudites soient aussi vos fem- mes, vos épouses, vos filles insolentes qui prennent feu ou se trouvent mal quand la main d'un homme serre la leur, mais qui, pour encourager Sludge, peuvent bien jouer avec Sludge puisqu'il n'est rien qu'un médium,» rien qu'une sorte de chose qu'elles doivent ménager, cajoler... Oh ! s'y laisser prendre serait par trop ridicule ! Mais je me suis vengé, elles ont eu ce qu'elles souhaitaient : elles demandaient la vérité toute nue, et voilà qu'elle est entrée d'un pas léger, s'est assise et les a invitées à la contempler ! Il ne leur restait plus qu'à rougir un peu et à pardonner. « Le fait est, disâient-Qlles, que les enfants parlent ainsi. Dans l'autre monde, toutes nos conventions sont infirmées, — peut^tre même négligées... cela rappelle un peu les anciennes gravures, ma chère ! Le fuge en possède une qu'il a rapportée d'Italie : une grande ville dans le fond, — sur un pont, un équipage de che- vaux de poste au trot — des groupes joyeux de voyageurs au bord du chemin, des paysans à leur travail, et, tout au premier plan, fort insouciantes {pourquoi pas?) , trois nymphes causant avec un cavalier, et pas un chiffon à elles trois : « Superbe ! » s'écrient les gens... Les habitudes célestes fie semblent pas très différentes. Que Sludge continue /Nous nous imaginerons que c'est dans une gravure. »

Si tels qui venaient chercher de la laine s'en sont retour- - nés tondus, quel tort leur ai-je fait ? C'est eux qui l'ont

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voulu : ils ont tenté l'aventure, couru le risque, joué à pile ou face et perdu, comme il arrive forcément à quelqu'un quand on joue. Ils se figuraient que moi seul devais perdre, — que j'étais un verre fumé utile pour observer le soleil en })rotégeant leurs yeux. Et si je m'étais trouvé être une plaque de fer rouge qu'ils eussent essayé de percer du regard et que, pour la peine, ils eussent perdu la vue, à qui la faute sinon à eux ? Au lieu que, de la façon dont vont les choses, leur perte équivaut à un gain : c'est d'autant plus honteux pour eux !

Ils ont jeté un coup d'œil dans le monde spirituel et tout ce monde-ci peut en être informé. Ils ont engraissé leur vanité qui, sans cela, serait morte de faim : quelle occasion meilleure de glousser sur un œuf d'or et, du coup, de se distinguer des autres oiseaux de même plume ? Eh bien ! pour cela, ils ont payé, et pas un prix exorbitant : à peine, sans compter d'agréables intermèdes, la valeur d'une pièce vulgaire. Lorsque vous achetez le talent d'un acteur, osez- vous demander à acquérir aussi son âme ? Tandis que mon âme à moi, vous l'achetez ! Sludge joue Macbeth, il est forcé d'être Macbeth ou vous n'écouteriez pas son premier mot. Une petite formalité suffit, qu'il jure être lui-même Macbeth, et dès lors il peut vivre son heure de parade et d'agitation ', pérorer, cracher en parlant, brandir son bou- clier, nul n'y trouve à redire. Pourquoi ne me permet- tait-on pas de faire des tours, Sludge étant Sludge ? — En voilà assez ! Nos comptes sont réglés. J'ai subi votre gali- matias, je me suis laissé zébrer par vous d'ocre et de carmin comme un bouffon, j'ai porté le costume bariolé dont, pour métamorphoser quelqu'un, vos respectables doigts avaient cousu les pièces... oui, j'ai gagné mon salaire, j'ai avalé le pain de ma honte... où en secouerais-je les miettes, sinon dans votre figure ?

Quant à la religion... mais je l'ai servie, Monsieur ! Je

I. Macbeth, v. 5.

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n'en démordrai pas. Avec mes « phénomènes » j'étalais l'athée les quatre fers en l'air, je donnais un coup d'épaule à saint Paul, ou tout au moins à Swedenborg. En réalité, c'est le bon moyen de déjouer ces fâcheux gaillards, — menteurs tous tant qu'ils sont, n'est-ce pas, ces sceptiques ? Pour les confondre, rien ne sert de faire le délicat : mentez vous-même ! Construisez, de votre côté de la ligne qui vous sépare d'eux, un arc-boutant, juste à la même distance que celle où, du leur, ils dressent leur contrefort ; là où les deux se rencontreront, en un point à mi-chemin, très au-dessus de nos têtes, là est la vérité ; donc choisissez votre place, entassez vos briques, mentez !... Oh ! toute honte a sa petite volupté. Ce que la neige perd en blanc, elle le gagne en rose :MissStokes devient... Rahab '... On ne perd pas au change ! Gloire à elle, pour le bien qu'elle a fait en ranimant la foi sous les côtes de la mort, en intimi- dant un jour ceux qui jusque-là ne s'étaient jamais laissé troubler, en nous débarrassant de toute la paillasse de leur vie par un charbon ardent pris sur l'autel ! Jadis de grands hommes ont passé des années et des années à écrire des livres pour prouver que nous avons une âme, sans parvenir à prouver grand'chose : Miss Stokes et son charbon ardent, voilà ce qu'il nous fallait, à vous, à moi ! Sûrement, pour parvenir à ce bon résultat, tout était permis : non seule- ment de cajoler Sludge, mais encore (à supposer qu'il lui échappât quelque petite friponnerie) de se refuser sagement à la voir. Ne louez-vous pas Nelson d'avoir mis sa lunette à son œil aveugle et d'avoir dit... comment donc ?... qu'il n'apercevait pas le signal qui le gênait ? Oui, parbleu !

J'irai plus loin : il y a un véritable amour du mensonge que les menteurs trouvent tout prêt pour les mensonges qu'ils font, comme sont prêts la main pour le gant et la langue pour les sucreries. Au mieux, une croyance n'est jamais pure et complète. Ceux qui sont le plus avant dans

I. Rahab, l'hôtelière qui, à cause de sa foi, ne périt pas avec les incrédules (Hébreux, xi, 31).

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le marécage, n'allez pas croire qu'ils se soient égarés là sans être avertis, sans avoir reçu au visage quelque éclaboussure qui leur ait fait serrer les dents et froncer le sourcil. Ils ont eu des doutes, soyez-en sûr, ils n'ont pas manqué d'invites loyales à éprouver du pied l'apparente solidité du sable. Mais comment s'arrêter ? Ils avaient engagé leur foi, avisé aussi leurs amis, il ne restait qu'un dernier pas à faire, on avait agité les mouchoirs et traité Sludge de noms d'ami- tié : il était plus facile de continuer d'avancer vers la terre promise pour rejoindre ceux qui, jeudi prochain, comptaient rencontrer Shakespeare ; mieux valait suivre Sludge, — avec prudence (oh ! bien sûr !) se tenant sur ses gardes (naturellement !), — mais en se dirigeant vers le centre du marécage, tout de même. A entendre les cris que vous jetez, dirait-on pas que j'ai pris Miss Stokes par la peau du cou et que je l'ai jetée à terre tout de son long, sa sotte tête la première !

Ecoutez ces nigauds, — c'est tout ce que je vous demande, — avant que j'aie commencé mon travail, avant que je les aie seulement touchés du bout du doigt ! Voici comme ils m'accueillent — écoutez, je vous en prie, car c'est du raisonnement ceci ! ... malheureusement je ne saurai pas imiter cette voix de bébé : « Dans toutes ces his- toires il doit y avoir un peu de vérité, peut-être pas plus gros quufie tête d'épingle, mais un peu tout de même. Un seul homme peut se laisser tromper y mille difficilement : qu'un seul trompeur soit capable de les duper tous les mille serait beaucoup plus miraculeux que tous les miracles reconnus par nous... » et cœtera. Puis, le Juge résume les faits, — ce qui ne lui arrive pas souvent, — vous prie de respecter les autorités qui s'élancent tout de suite au tribunal : comment ne remarquez-vous pas la nature limpide, la vie sans tache, l'honneur immaculé, le bon sens indiscutable du premier début, en écoutant son histoire ? Quoi ! outrager ce garçon que vous n'aviez jusqu'ici vu de votre vie parce qu'il est inquiété par des coups frappés ?

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Ces gens sont des imbéciles, oui ; mais que dire de ceux de l'autre camp qui, dans le fond de leur cœur, n'ont jamais cru un seul instant ? Hommes émasculés, vides de foi, qui ont joué avec la superstition à la manière des eunu- ques, sans rien risquer ; gens de sang-froid qui, voyant le profit à tirer du mystère, ont saisi l'occasion et soutenu Sludge... En prosélytes ? Non, grand merci, bien trop malins !... Mais en prometteurs d'impartialité, en partisans du demandeur, en hommes que leur bonne foi oblige à hisser Sludge jusqu'à l'Aréopage et à lui soutirer des dis- cours dont ils puissent s'emparer pour faire le critique et le cafard. Athènes ne traita-t-elle pas ainsi saint Paul ? ... En tout cas, il s'agit d' « une chose nouvelle », que la philoso- phie ne sait par quel bout prendre...

Et puis, il y a cet autre chercheur de perles dans les tas de fumier, — oui, votre homme de lettres qui enfile ses gants de Suède pour entreprendre Sludge avec élégance et discrétion, qui fait tomber un peu de la poussière de la doc- trine et en assaisonne (il connaît la recette) sa nouvelle ou son roman, qui croit à-demi, uniquement à cause de son livre, de l'œil du public fixé sur lui et de l'argent, seule chose solide que Dieu ait créée en ce monde ! Regardez-le. Essayez d'être trop hardi, trop grossier pour le maître ! Rien à faire ! Il est l'homme à qui plaît Tordure. Lancez-la à la pelle, éclaboussez-le en plein, il travaillera votre brun et en fera des beautés artistiques, n'ayez crainte ! Fournissez- lui la matière brute ; le jour où vous reconnaîtrez votre mensonge, vous lui tirerez votre chapeau : il sera en toilette, prêt à aller dans le monde ! Je dis « dans le monde », car c'est là qu'on goûte le succès : tous auront les égards qui conviennent, nommeront le mensonge vérité, sauf ce Monsieur silencieux, minaudier et doux qui a introduit l'étranger ; vous ne manquerez pas de soupirer : « Cmime c'est triste ! lui seul est incapable de saisir la portée de cette vérité à laquelle il a lui-nicme dcnné naissance I » Voilà qui a la vraie saveur du triomphe ! Cet homme-là verrait volon-

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tiers rouler la terre entière dans la fange du bourbier, afin de pouvoir seulement tremper le bout de son pinceau dans ce que j'appelle le plus beau des bruns et en colorer des histoires de fantômes, des contes spirites, bien plus puis- samment qu'avec la terre d'ombre et le bistre banals.

Pourtant, il me sem.ble qu'il y a une forme de sottise plus haïssable encore : c'est le sage de société, Salomon du salon, et dîneur-en-ville philosophe, le bel esprit qui se sert d'une doctrine comme d'un billot pour essayer dessus le tranchant de ses facultés et montrer combien d'opinions sensées il peut couper en morceaux durant l'instant cri- tique qui sépare la soupe du poisson. Ces gens-là furent mes protecteurs; et c'est à ces gens-là et à leurs pareils, dont le souvenir remonte en moi et me soulève le cœur, que j'aurais fait tort 1 De la reconnaissance à ces gens-là ? La reconnaissance, alors, d'une fille envers le gigolo et le maquereau, envers ses bons amis, depuis le loustic qui cherche des plaisanteries douteuses à répéter au cercle jus- qu'au décorateur de tabatières qui (l'honnête homme) se creusait inutilement la tête pour découvrir une Pasiphaé aussi « nature ». Tous et chacun la paient, lui font des cadeaux, la protègent de la police, — et comme elle les hait pour la peine ! Moi, de même. Et voilà pour le remords que j'ai de mon ingratitude envers un digne public !

Mais Dieu?... Oui, c'est une question grave. Eh bien ! Monsieur, puisque vous insistez.., (vraiment comme vous savez me forcer à tout dire 1 Je ne parle pas de vous, bien entendu, quand je dis « ces gens-là » : Moi vous haïr ! Mais cette miss Stokes, ce Juge !... Assez, merci... oui, du sucre... Merci, Monsieur).... Allons-y donc! Me croirez- vous, pourtant ? Vous avez entendu mes aveux, je ne m'en dédis pas d'un seul mot: j'ai trompé quand j'ai pu, j'ai imité des coups frappés en faisant craquer mes doigts de pieds, j'ai fait mouvoir de fausses mains, j'ai écrit, sans

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appuyer, des noms avec de l'encre sympathique^ obtenu des lumières odiques en frottant le phosphore des allumettes, etc.. Croyez cela; croyez ceci, sur le même témoignage, bien que j'aie l'air de redresser ce qui était de travers, de dédire ce que j'avais dit, de remettre debout ce que j'avais renversé. Je n'y puis rien : c'est la vérité. La vérité, on dirait que j'en vomis aujourd'hui. — Ce métier que je fais, je ne sais pas..., je ne suis pas sûr qu'il n'y avait pas, au fond, quelque chose, malgré les trucs et le reste. Vrai- ment, j'ai besoin d'éclairer mon propre esprit. Il y avait des trucs, c'est vrai, — mais ce que je vais ajouter est vrai aussi.

D'abord (ça ne vous frappe pas, Monsieur, quand vous remontez à l'origine ?), le premier fait qu'on nous enseigne est qu'il existe, au-delà de ce monde, un autre monde occupé non par des hommes mais par des esprits ; que beaucoup d'habitants de cet autre monde ont jadis séjourné ici, que tous ceux de ce monde-ci iront dans celui-là et que, par suite, nous qui sommes incarnés ici-bas, nous devons avoir, à connaître les façons de ce monde supérieur, exactement le même intérêt que (selon toute analogie probable) le peuple désincarné à regarder ce qui nous arrive, dans l'ancien monde, à nous ses fils, ses successeurs et tout ce qui s'en- suit. Oh oui ! sans doute ils ont des facultés accrues convenant à leur état nouveau, — anciennes amours paci- fiées, anciens intérêts mieux compris, — ils nous sur- veillent, ayant des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains pour assister, tout cela en proportion de leur état d'évolution : ils nous devancent, voilà tout. Ils font ce que nous faisons, mais de façon plus noble, ils usent de vaisselle plate (pour me servir d'une image) au lieu que nous mangeons dans de la faïence.

Cela étant admis, je demande maintenant quel peut être le mode de communication entre nous autres hommes, ici, et ces ex-hommes, là-bas. D'abord il y a les paroles de la Bible, puis l'histoire avec son élément surnaturel, — vous

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m'entendez — tout cela, nous l'avons sucé avec le lait maternel, nous avons grandi avec, enfin cela nous a pénétré jusqu'à devenir os de nos os et chair de notre chair. Vous le voyez, dès le départ, nous sommes en contact avec le miraculeux, nous savons, en tout cas, qu'il a existé autre- fois : quel est dans cette discussion qui va du connu vers le mystérieux, le premier pas que nous faisons, que nous sommes forcés de faire ? Evidemment celui-ci : « Ce qui a été jadis, pensons-nous, peut encore être aujourd'hui. Puis- que le fantôme de Samuel est apparu à Saûl, il va de soi que l'esprit de mon frère peut m'apparaître à moi. » Allez dire cela à votre professeur ! Que répondra-t-il ? D'où vient cette première ombre de doute sur son front naguère si brillant de foi ? « De telles choses ont été, dira-t-il, et assu- rément de telles choses peuvent être encore : mais je conseille la méfia?ice aux yeux, aux oreilles, à restomac et, par-dessus tout, à voire cerveau, a moins qu'il ne s'agisse de votre arrière-grand' mère, toutes les fois qu'on viendra vous proposer un fantôme. '» En fin de compte, on fait un compromis : C'est entendu, nous avons aujourd'hui un moyen de communication, tout comme au temps de Saiil ; seulement le moyen dif- fère : Comment, quand et où le trouver ? à nous de cher- cher. Je demande alors : n'est-il pas tout naturel qu'une personne née dans ce monde et ayant subi l'empreinte d'un tel enseignement débute avec la ferme espérance et le désir sincère de trouver sa part personnelle du secret, — bref son fantôme particulier ? J'entends une personne née pour regarder dans cette direction, car les natures sont diverses : voyez, par exemple,, l'espèce des peintres ; tel homme vivra cinquante ans sans savoir si l'herbe est rouge ou verte, — « // est absolument insensible à la cou- leur », dites-vous ; — tandis que tel autre, tout enfant, ramasse et met de côté des cailloux polis, à cause de leurs taches bleuâtres et de leurs veines rosées : « Donnez-lui sans tarder une boîte à couleurs... ! » De même, je suis né, moi,... vous ne me permettez pas de dire « médium »... mettons :

�� � voyant du surnaturel en tous temps, lieux et modes... cela va-t-il ?

Bien entendu nous avons été, au départ, tous les garçons de même âge et moi, munis du même fonds de vérités bibliques ; seulement ce que chez les autres vous nommez sentiment, instinct, raisonnement aveugle mais impératif, leur a de bonne heure enseigné que l’ancien monde avait une loi et le nôtre une loi différente, — « y^ un monde nouveau, des lois nouvelles, » se sont-ils écriés, — moi j’ai crié : « // nest pas d’autres lois que les anciennes, on les voit partout en action ! » ; et, à l’aide de ces lois, j’ai expliqué ma vie à la manière des Juifs, qui pour moi restait valable. C’étaient des esprits qui causaient les bruits, les fées qui agitaient les lumières, Santallam qui descendait, la nuit de saint Sylvestre, pour bourrer de gâteaux le bas pendu à mon lit, remplacer les souliers usés, nettoyer l’ardoise, maculée par les doigts, de l'addition à qui la veille il était arrivé malheur ’.

Cela ne pouvait durer longtemps : je découvris bien vite qui faisait ces prodiges et dans quel but, mais est-ce que j’en pris mon parti comme mes camarades ? Dorénavant, plus de surnaturel ? Pas le moins du monde. Qu’est-ce qui pousse les billes de billard ? Vous répondrez : « Une queue de billard » : « Oui, me suis-je dit, une queue de billard, mais quelle main appuyée à la bande a fait mouvoir la queue ? Quel agent invisible, hors du monde, a soufflé à ses marionnettes de faire ceci ou cela, leur a mis dans l’esprit les gâteaux, les souliers, l’ardoise, à ces mères et à ces tantes et même à ces maîtres d’école ? » Voilà le point où je me suis élevé d’un bond et où, depuis lors, je me suis tenu. Je raisonne exactement de même aujourd’hui, en toute sincérité, au sujet des événements imprévus de

I . En Angleterre et en Amérique, la coutume de mettre les souliers dans la cheminée la nuit de Noël est remplacée par celle d’exposer le 31 janvier les bas où les enfants croient que le vieillard Santallam vient déposer les cadeaux. 444 LA NOUVELLE REVUE FRAKÇALSE

plus grande importance, ce que vous appelez les pertes et les gains sérieux de ma vie. Que sais-je de votre monde et que m'importe ? Qu'il soit ou paraisse être, je m'en bats l'œil ! Ce qui m'importe, c'est moi-même ; moi-même, je suis l'entière et seule réalité au sein d'une foire, d'un marché public qui se presse alentour : les choses n'ont pas d'autre usage. Il est facile de dire qu'elles servent de vastes desseins pour le plus grand profit de leurs illustres indivi- dualités ; que ce soit vrai ou faux, ça m'est égal : toute chose peut avoir deux usages. Qu'est-ce qu'une étoile ? Un monde, ou le soleil d'un monde : mais ne sert-elle pas aussi de chandelle, d'horloge, de baromètre et d'almanach ? Les étoiles ne sont-elles pas mises là comme signes qu'il faut tondre nos moutons, semer le blé, émonder les arbres ? — La Bible le dit.

Eh bien ! j'ajoute un usage de plus à tous les usages reconnus, et je vous déclare que si j'aperçois la Grande Ourse aujourd'hui à minuit, elle me donne l'avertissement suivant: « Sludge ! va, sans perdre un jour de plus, te faire couper les cheveux ! » — Vous riez ? Pourquoi donc ? Cet avertissement donnerait-il trop de peine à Dieu ? Non ; mais Sludge paraît bien petit pour une telle faveur : Merci, Monsieur ! C'est là votre avis, ce n'est pas celui de Sludge. Vous et vos gens vertueux, vous vous ébahissez bien devant la Providence, vous allez bien chercher dans l'histoire pour nous y faire remarquer non seulement les complots-des-poudres déjoués, les couronnes maintenues sur les têtes des rois de façon suffisamment miraculeuse, mais aussi les grâces particulières ! ...Oh ! Monsieur ! vous m'avez parlé d'inventions de ce genre ! Vous m'avez raconté comment vous-même, certain jour mémorable, ne trouvant pas votre mouchoir, — juste au moment où vous veniez de sortir, vous savez ! — vous étiez rentré le prendre, aviez manqué le train, et, de ce fait, sauvé votre précieuse per- sonne du sort subi par les trente-trois autres que la Provi- dence avait oubliées. Vous me racontez ça, et vous me

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demandez ce que j'en pense ? Eh bien ! Monsieur^ puisque vous tenez à le savoir, — je pense ceci : si vous et la ville de Boston par-dessus le marché aviez été soufflés en l'air comme pelures d'oignons brûlées,... quelle importance ? Très grande pour vous, sans doute ; mais moi, indubita- blement, la coupe de mes cheveux m'intéresse davantage, parce que, si triste que puisse sembler cette vérité, Sludge est de toute importance pour lui-même. — Chaque année, vous réserviez ce jour-là pour une action de grâces spéciale (on n'est pas un païen !). Eh bien ! moi qui ne puis me vanter de l'avoir échappé belle comme vous, supposez que je dise : « Je ne remercie pas la Providence, ne lui devant pour ma part aucune gratitude y), vous me reprendriez aussi- tôt : « Ah ! mais vous lui en deve^, vous et fout homme vivant, pour les bienfaits reçus à toute heure du jour... Si seule- ment vous savie:^ ! Moi, fai vu ma grâce suprême : chacun à la sienne... Si seulement ils voyaient ! » Tout de même. Mon- sieur, pourquoi ne voient-ils pas ? « C'est quils ne veulent pas regarder — ou peut-être qu'ils ne peuvent pas . »

Alors, Monsieur, supposez que je puisse faire, que je veuille faire et que je fasse au microscope, comme il con- vient, l'examen de chaque heure avec son infinité d'in- fluences qui travaillent au profit de Sludge. Car tel est bien le cas : j'ai aiguisé ma vue jusqu'à apercevoir un signe providentiel dans le feu qui s'éteint, dans l'eau du thé qui bout, dans la pièce de dix cents qui adhère à la poche trouée. Dites que ce sont des idées que je me fais, que de tels faits sont trop infimes pour occuper la Provi- dence, et, du coup, ces mêmes remerciements que vous me soutirez deviennent un paiement démesuré : remer- ciements de quoi, si rien ne nous protège ni ne nous guide, nous pauvres hommes ? Non, non. Monsieur ! Il faut mettre votre orgueil de côté et vous résoudre à admettre Sludge aux bénéfices ! Ma vie se règle sur les signes et les présages. J'ai regardé le toit où les pigeons se posent : « Si c'est l'oiseau du bout, le blanc, qui s'en-

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vole d'abord, j'avouerai tout quand il me rossera ; mais pas si c'est le bleu «, voilà ce que je m'étais dit, la semaine dernière, pour le cas où vous me surprendriez ; c'est le blanc qui s'envola, — et, vous voyez. Monsieur, j'avoue ! Peut-être sont-ce là des façons capricieuses que la Provi- dence me réserve à moi seul, comment savoir ? « C'est peu probable », dites-vous. Voyons, était-il plus probable que ce monde-ci, seul entre tous les autres, les millions de je ne sais quoi, serait justement choisi pour la confection d'Adam et toute la suite de l'histoire ? Pourtant l'histoire est vraie, vous savez. Cette argile indigne fut ainsi honorée jadis ; pourquoi ne serait-il pas honoré de même, l'indigne Sludge ? Sommes-nous trafiquants en mérite ? Faisons- nous étalage de haillons immondes ? Tout ce que vous pouvez opposer à mon privilège c'est qu'avec vous on ne s'y est pas pris de même, — ce dont je ne doute pas.

Ma chance est toute gratuite : je suis rompu aux signes de tête et aux clignements d'yeux, je n'ai pas besoin qu'on me convoque officiellement. Vous, vous avez un domestique, vous criez son nom, vous sifflez, vous battez des mains, vous frappez du pied ou tirez le cordon de sonnette : c'est tout un ; il comprend que vous avez besoin de lui, le voilà qui arrive. J'arrive de même à un coup frappé. Vous, Monsieur, vous attendez la voix de la son- nette, vous ne bougez pas avant d'avoir perçu le tintement clair de la raison ou l'appel bref de la nature ou ce rire traditionnel qui avait coutume d'égayer le visage de votre mère levé vers le ciel : hors ceux-là, vous pensez qu'il n'y a pas d'appels authentiques, pas vrai ? — ... Eh bien ! quand vous les aurez entendus, vous y répondrez, vous vous lèverez précipitamment, vous irez à grands pas silencieux vous présenter, et vous trouverez Sludge arrivé avant vous, Sludge qui avait bondi au bruit du doigt frappant sur la cloison !... De nous deux, je considère que c'est moi l'homme le plus religieux. La religion, c'est tout ou rien ; ce n'est pas qu'un sourire de satisfaction.

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Monsieur, ou un soupir vers le ciel — une qualité spéciale à l'argile fine comme la blancheur ou la légèreté, c'est plu tôt l'essence même de l'essence, la vie de la vie, le moi du moi. Je vous dis que les hommes se refusent à le voir ; quand ils s'y décideront, ils comprendront. Moi, je ne vois rien d'autre : mes yeux, mes oreilles, ma bouche, ne sont que regard et qu'attente ; rien ne m'échappe, tout m'est une indication, un instrument, une aide. Tout cela est absurde, et cependant, au fond, il y a quelque chose, je le sais : Jusqu'à quel point ? Pas de réponse ! Qu'est-ce que ça prouve ? Tout compte fait, l'homme reste un homme, voué à sa pauvre part de maladroite besogne ; mais si quelque chose se fait, de ce genre, le cas se présente-t-il de même que si rien ne se fait ? — Admettons qu'en devinant le sens de l'appel qu'a frappé le doigt, je me trompe neuf fois sur dix... Et si la dixième fois je tombe juste ? Si la dixième pelletée de quartz pulvérisé me livre la pépite ? Je ramasse, je broie, je crible le tout, et négli- geant l'insuccès, je saute sur la réussite.

Ainsi, pour vous en donner une idée, (rira bien qui rira le dernier !) quand je vois un homme pour la première fois, qu'est-ce que je fais ? — Je compte les lettres qui forment son nom et, suivant que le chiffre est pair ou impair, je conclus et m'oriente. Votre respectable nom est Hiram H. Horsefall, — et n'ai-je pas en vous trouvé un patron ? « Vais-je tromper cet étranger ?» — Je prends des pépins de pomme, j'en fourre un dans chaque coin de mon œil et si celui de gauche tombe d'abord (pour vous. Monsieur, celui de gauche resta en place), je suis averti, il faut cette fois lâcher l'affaire. Vous, Monsieur, qui souriez, vous sentant bien au-dessus de ces sottises, vous jugez les gens par d'autres règles : vos règles ne sont-elles jamais en défaut ? Dites-moi, de grâce, par quelle règle avez-vous jugé Sludge jusqu'ici ?

Oh ! soyez-en sûr, vous faites des bévues, tout le monde en fait, tout comme moi, et dans des matières beaucoup

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plus simples que celle-ci ! Par exemple, j'ai connu deux fermiers, l'un, prétendu sage, qui étudiait les saisons, fouillait dans les almanachs, alléguait les températures de rosée, enregistrait les gelées, et qui déclara, comme résultat de ses travaux, que l'été suivant serait plutôt humide... Ce fut la sécheresse. Son voisin prédit cette sécheresse, sauva son foin, son blé, gagna ainsi cent pour cent. D'où venait sa science ? De ce que, dans les derniers jours de mars, une génisse tavelée raidissait sa queue vers le soir, et, je ne sais comment, il se mit dans la tête que cela annonçait la sécheresse ! Je ne m'attends pas à ce que tout homme puisse en faire autant : un tel baiser se reçoit par faveur. Il faut, pour cela, se donner un certain tour d'esprit spécial, — faire prendre un pli à la chair aussi. Soyez paresseusement éveillé, la bouche ouverte comme mon ami le fourmilier qui laisse tous les atomes mal surveillés de la nature se fixer sur sa langue, et d'un coup les avale ! Croyez que vous êtes en ce monde le seul, celui pour qui le monde a été fait ; attendez qu'il vienne vous chatouiller la bouche... Alors vous verrez l'essaim bourdonnant des mouches actives, nuées de coïn- cidences, éclore, grandir, se reproduire, se multiplier et vous donner à manger tout votre saoul.

Je n'ai pas la prétention de m'affecter de votre sourire, Monsieur, oh ! je vois bien ce que vous pensez ! Une intimité pareille, un commerce aussi suivi, un échange de services aussi déclaré, cette sympathie étroite de l'infini- ment grand avec l'infiniment petit que dénote ici une succession de signes et de présages, de bruits et de feux, — comment les concilier avec le texte traditionnel et auguste du « Nom grand et terrible » ? Le Saint des Saints s'abaisse-t-il à de tels jeux d'enfants ?

Je vous en prie, Monsieur, suivez-moi un moment, et je tâcherai de vous répondre. Le « Magnum et icrribile » (est-ce bien dit ?), c'est avec ça que les gens ont débuté aux premiers jours ; et tous les actes qu'ils tenaient pour probants

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étaient les coups de tonnerre, les éclairs, les tremble- ments de terre, les cyclones, dirigés sans conteste contre les hommes dont ils causaient la mort. Là, et là seulement, ils voyaient la Providence à l'œuvre, — ce que voyant, il était naturel que les têtes se missent à trembler, les mains à se tordre, les genoux à s'entrechoquer au souffle de la pre- mière lettre du Nom. — Même, je me suis laissé dire que les Juifs se refusent à l'écrire, oui, aujourd'hui encore, ou à la prononcer tout haut (vous savez mieux que moi si c'est vrai). Une fois passé chaque accès d'épouvante, les hommes allaient se blottir (parce qu'il faut bien que les gens, une fois nés, vivent) hors de son influence et de son contrôle, dans un coin du monde resté dans l'ombre, lieu sûr que la peur n'avait pas atteint. C'est là qu'ils regardaient alentour, qu'ils reprenaient haleine et se sentaient vraiment « chez eux », si l'on peut dire. Quant au courant des choses ordi- naires, à la vie quotidienne, ils méprisaient cela comme il sied ; aucun Nom ne poursuivait l'homme, du sommet de la montagne où régnent les feux jusqu'au pied où se trouve son trou de souris personnel, dans lequel il mangeait, buvait, en un mot vivait : telles étaient les affaires ordi- naires de-l'homme — trop petites pour mériter le tonnerre, ' « petites », disaient les gens, « petites », ils y insistaient avec complaisance en ces grands jours ! Un grain de sable, un brin d'herbe... quoi de plus méprisable qu'un brin d'herbe, sauf peut-être la vie de la mouche ou du ver qui s'y nourrissait. Ceux-là étaient « petits », les hommes étaient grands. Eh bien ! Monsieur, l'ancien état a, depuis lors, quelque peu changé et le monde aujourd'hui a pris un autre aspect. Quelqu'un retourne notre lunette, ou bien y met une nouvelle lentille : l'herbe, le ver, la mouche deviennent gros ; nous nous apercevons que les grandes choses sont faites de petites etque les petites vont en dimi- nuant jusqu'à ce qu'enfin, derrière elles, paraisse Dieu. Par- lez de montagnes maintenant ? Non, nous parlons d'une motte de terre qui s'accumule en montagne, des infiniment

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petits qui peuplent la motte et de Dieu qui les créa. Le Nom surgit derrière une cellule, la plus simple des choses créées : rien qu'un sac qui est à la fois bouche, cœur, jam- bes et ventre, mais qui vit cependant et qui sent et qui,, concluons-nous, ne pourrait faire ni l'un ni l'autre s'il était encore simplifié d'un degré. Le petit devient l'effrayant et l'immense ! La foudre ?... allons donc ! ne parlez plus de Cl ! Une bouteille en étain, un bout de soie graissée, avec un brin de fil de fer et un bouton de cuivre, — et vous avez delà foudre pour un dollar ! Mais la cellule... la vie de la plus petite des choses?

Non, non \ Ceux qui prêchent et qui enseignent essayent autre chose et, cette fois, se rapprochent de la vérité. Ils écartent le tonnerre et l'éclair : « C'est une erreur, disent-ils, la foudre ne tombe ni pour effrayer, ni pour amuser, mais pour faire un bien appréciable^ comtne en font les marées, les variations du vent et autres pJjénomênes naturels, — par « bien », il faut entendre un bien pour Yhonmie, pour son corps ou son âme. Directement ou indirectement, toute chose est destinée à Vhomme, voilà un point réqlé. Que notre texte soit à l'avenir : « nous sommes Ses enfants y) . Et les voilà qui dis- courent de l'intention et des moyens, de tout ce qui entre- tient le jeu d'un incessant amour... Voyez le livre qui a reçu le prix Eridgewater.

Disons amen ! Eh bien ! Monsieur, je vous pose une question. Je suis un enfant ? Soit! sans perdre de temps, je vous prends au mot : comment vais-je bien jouer mon rôle d'enfant ? Pensez à votre sainte mère. Monsieur... viviez- vous avec une pensée de ce genre-ci pour vous tracasser ? « // est en son pouvoir de ni étrangler, de me poignarder ou di. m' empoisonner ; elle peut me mettre à la porte ou m' enfermer à clef ; elle peut même ne pas s en tenir au présent mais encore me dépouiller dans ï avenir de la fortune qui me revient (puissiez- vous en jouir longtemps, Monsieur !), pour tout dire, elle peut désenfanter l'enfant que je suis ». Vous n'avez jamais eu de pareilles idées ? Moi non plus. Moi, qui m'avouant

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enfant avec franchise dès le début, ne puis à la fois avoir peur et me sentir rassuré. Par conséquent, ne craignez rien : sachez ce qui pourrait être, sans doute, mais sachez aussi que cela ne sera pas, du moins dans mon cas à moi qui suis l'héritier légitime du royaume, ainsi que vous le proclamez. Mais croyez-vous que je m'arrête là ? Vous étonnere^-vous que j'ose prétendre à trouver l'habit et le service auxquels a droit l'héritier légitime, si cherchant les signes qui s'appli- quent à une telle personne, je les reconnais aussitôt pour irrésistibles ?

Convenez que cet hommage, un fils y a strictement droit et (sans vous arrêter aux signes de tête, aux coups frappés, ni aux clins d'œil) que c'est purement et clairement le surnaturel qui s'avance et rend hommage. Oui, bien entendu, j'ai des pressentiments, mes rêves se réalisent. Je vois un ami qui siffle, tout vêtu de blanc, gai comme pin- son et j'apprends qu'il est mort. Je prends en grippe un chien qui longtemps fut mon favori ; je le vends ; il devient enragé la semaine suivante et se met à mordre. Je gage que cet étranger va s'amener aujourd'hui, que je n'ai pas vu depuis trois ans : le voilà qui frappe à la porte. Je parie qu'il y a' soixante pêches sur cet arbre, que je ramasserai un dollar au cours de ma promenade, que le cousin du frère de votre femme s'appelle Georges — et je gagne sur toute la ligne. Ah ! ici vous vous cabrez ! Il y a don et don, pensez-vous, vous voudriez distinguer entre la prédiction de Washington et la démangeaison que Sludge sent à son coude quand, au whist, il doit jouer atout. Pour Sludge, dites-vous, c'est trop absurde !

La démarcation il faut bien la tracer.

Mais je ne la mets pas là où vous la placez...

Dieu nous garde, je deviens poète ! Il est temps de finir. — Comme vous m'avez fait parler. Monsieur ! — Je demande seulement ceci : Suis-je ou ne suis-je pas l'héritier ? Si je le suis, alors, Monsieur, rappelez-vous que ce personnage

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(à en juger par ce que nous lisons dans le journal) a besoin, en plus d'un chevalier tout doré pour promener sa cou- ronne, d'un autre serviteur, — un duc, je pense, — qui lui tienne son egg-nogg tout prêt. Je ne vois pas pourquoi il se priverait de services, puisque, dans la maison de son père, les domestiques abondent.

Assez causé ! Mon erreur est de proclamer une vérité trop évidente. Eh quoi ! en est-il un seul de ces gens qui se disent incrédules, de vos gens intelligents, qui n'a pas rêvé son rêve, rencontré sa coïncidence, bronché sur un fait qu'il ne peut expliquer, que (vous dira-t-il en souriant) il est trop philosophe pour considérer comme surnaturel, en vérité, — qu'il nommera donc une énigme, un problème, et dont il sera fier ? Il vous recommandera toutefois de ne pas cesser d'être sur vos gardes, parce qu'un fait, vous savez, ça ne suffit pas à bâtir un système ni à prouver que ceci est une fuite occa- sionnelle d'esprit sous la matière. Voilà le genre ! De même que les peaux-rouges sauvages ont recueilli, morceau par morceau, le fait en Californie, je veux dire le belorgisant sous le gravier, l'ont amassé, mais jamais n'ont bâti de sys- tèmes et n'ont creusé le sol, de même que les hommes rai- sonnables présentent dans le creux de chacune de leurs paumes une poignée d'expérience, un fait étincelant qu'ils ne peuvent expliquer ; et, parce que tout le reste de leur vie est explicable, « qu'est-ce que ça prouve ? » disent-ils. Au lieu que moi, je saisis le fait, la parcelle d'or, et je rejette le sale résidu de vie ; j'ajoute cette parcelle à la par- celle que chacun des cent mille imbéciles de philosophes du même genre a découverte, — cela jusqu'au moment où je vois l'or, tout or, rien que de l'or : vérité sans conteste bien qu'inexplicable ; et voilà le miraculeux qui apparaît banal ! Les autres imbéciles croyaient à la boue, et ne reconnaissaient pas l'or qu'ils voyaient : était-ce si étrange ? Tous les hommes naissent-ils capables de jouer les fugues de violon de Bach, de terminer l'assaut avec le fleuret en quarte, de sauter leur hauteur, de découper le gigot avec

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un sabre, de dessiner un cinq en patinant, de blouser la rouge au billard, de se couper les ongles en nageant, de couvrir à la rame un mille en cinq minutes, de se hausser de trois pieds en l'air à l'aide du bras gauche, de faire de tète des additions de cinquante chiffres, etc.. .caries exem- ples abondent ? La veine aidant, Sludge voit les faits spi- rites que ses compagnons s'efforcent en vain de voir, peut rivaliser avec ces gens-là et prendre sa part des avantages ! Mais sa part, aussi, des inconvénients ! Réflcchissez-y tout seul : moi, le courage me manque. Monsieur, et le feu est en cendres. Toute médaille a son revers, chacun sait ça. Oh ! Monsieur, nous sommes égaux, vous et moi ! Le gaillard aux longues jambes, si ses longues jambes gagnent la course, a le bras court et peu de cervelle : pensez-vous que j'échappe au sort commun ? Je suis né avec une chair si sensible, une âme si éveillée que, l'entraînement aidant l'une et l'autre, je devine ce qui se passe derrière le voile, tout comme la grue captive sent la saison des amours dans les îles où vit sa race, et, par quelque nuit de lune, se livre à des danses solitaires, comme si votre cour intérieure était un plant d'épices ; c'est de la même façon que je sais ce qui se passe dans le monde des esprits. Tandis que vous, aveu- gle comme une taupe à ce point de vue, vous pouvez, en compensation, Monsieur, serrer le poing et m'envoyer rouler par terre : vous pouvez monter ce sacré cheval que vous avez, si chaud avec une bouche si dure ; rire quand il fait des éclairs ; jouer avec le grand chien ; dire tout ce que vous pensez, même si quelque ami doit en prendre ombrage, ne jamais vous vanter, ne jamais fanfaronner, ne jamais rougir... En un mot, vous avez du courage et moi je suis un lâche... Voilà ! — Je lésais, je n'y peux rien... Sottise ou non, devant le danger, je suis paralysé, ma main n'est plus une main^ ma tête n'est plus une tête. Vous pouvez sourire et passer votre pipe dans l'autre coin de votre bouche : vos dons ne sont pas les miens. Voudriez-vous d'un échange ? Non, mais vous ajouteriez volontiers les miens aux vôtres : par-

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bleu ! Moi aussi parfois, je soupire, j'ambitionne d'être plus solide, de pouvoir dire la vérité sans flancher, de garder mon sang-froid devant la menace, de tenir moins à me bien vêtir, à provoquer l'étonnement des étrangers, à manger de bonnes choses. Quand je veux m'amuser, je ferme les yeux et je m'imagine dans ma tête que je suis tantôt le Pré- sident, tantôt Jenny Lind, tantôt Emerson, tantôt le Benicia Boy ' et tout le monde civilisé s'émerveille et adore... Je sais que c'est de la sottise et pis encore : je sens que ces habitudes vous sapent, criblent l'âme, mais je ne puis me guérir... découragement, désespoir, et puis, hé là ! presto ! un tour de roue, le dessous vient au-dessus, le destin donne pleine compensation : Sludge sait et voit et entend cent choses qui vous échappent à tous. J'ai mon goût de vérité tout comme ma teinte de mensonge ... C'est du vice, à coup sûr, mais vous avez aussi vos vices : je suis satisfait.

Quoi, Monsieur ! Vous refusez de me serrer la main ? ... « Parce que je triche ! Parce que vous ave^ découvert ma triche- rie ! » Voilà de quoi faire sacrer un apôtre ! Mais, quand je

triche.

En désir, en action, et suis pris sur le fait, Etes-vous ou, plutôt, suis-je très sur du fait ?

(Encore des vers ! Que voulez-vous, je me sens comme inspiré !) Parfaitement, je n'en suis pas sûr ! Peut-être suis-je innocent comme l'enfant qui vient de naître. Com- ment il débuta, ce don que j'ai, peu importe ; ce qu'il est devenu finalement aujourd'hui, voilà la question : répondez à cela! Peut-être, si j'avais vu quelle main tenait la mienne et où elle me conduisait, serais-je mort de peur, et ainsi je fus amené à croire que je me conduisais tout seul. Si, d'un toit à l'autre, je posais une planche large de six pouces, vous ne feriez pas un pas pour traverser la rue, même à l'appel de votre mère, mais moi, malin, si je colle du

��I. Jenny Lind, cantatrice suédoise qui fit en Amérique une tournée célèbre dirigée par Barnum ; le Benicia Boy, pugiliste nègre.

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papier de chaque côté de la planche et vous jure qu'elle est un pavé solide, vous traverserez, en sifflotant un air, ne sachant pas que Beacon street s'étend à cent pieds au-des- sous. J'ai marché de cette façon : J'ai pris le papier trompeur pour de la pierre. Je me sentais poussé à mettre en route une chose qui, le départ donné, courait vraiment toute seule. Ainsi la bière coule une fois le siphon amorcé ; lancez le cerf-volant, il prend le vent et flotte par ses propres moyens. Ce morceau de vérité, ne le laissez pas pourrir inerte, faute du levain d'un mensonge salutaire venu à point. Mettez un œuf de plâtre sous la poule qui glousse, louablement déçue, elle en pondra un vrai tous les jours, durant six semaines. J'ai dit mon mensonge, et j'ai vu la vérité venir à sa suite : merveilles qui ne sont pas de mon fait. Tout n'était pas tromperie. Monsieur, j'en suis cer- tain. Je ne sais vraiment pas si parfois je pousse votre main quand l'écriture spontanée s'étend si loin, ni si mon genou soulève la table à toute cette hauteur, ni pourquoi l'encrier ne tombe pas du bureau qui penche, ni pourquoi l'accor- déon joue une valse plus jolie que celle que je pourrais tapoter au piano, ni pourquoi je parle tellement plus que je ne comptais faire et décris tant de choses que je n'ai jamais vues. Je vous assure, Monsieur, que dans un sens, je me refuse à rien croire : chacun peut tricher, veut tri- cher et triche ; mais, dans un autre sens, je suis prêt à croire, moi-même, que toute tromperie est inspirée et qu'un germe de vérité anime tout mensonge.

Peut-être demandez-vous pourquoi je m'abaisse jusqu'à tricher du tout si je sais un moyen de m'en passer ? Je vais vous dire.

Il y a toujours un étrange et doux sentiment de sacrifice à s'avilir l'âme dans un noble but. N'est-ce pas Hérodote (je voudrais tant savoir le latin !) qui décrit l'holocauste de la virginité du pays que demandaient les vieux riches égyp- tiens ? (je n'en ai qu'une idée vague... aidez-moi, Mon- sieur !). Cela représentait une intention dans l'univers, un

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jour dans la vie, une heure dans le jour... après quoi, la pureté et un voile jeté sur le passé pour jamais. Eh ! ils comprenaient pas mai de choses, là-bas, dans cette cité sur le Nil... ou ailleurs ! J'ai toujours juré qu'après le men- songe d'un instant et le gain hnal, je m'en tiendrais à la vérité : ceci. Monsieur, ce fait tout simple, tout rond, touche au fond même de la question ; admettez-le, vous aurez la clef de bien des énigmes. Aussi bien, en fin de compte, pourquoi me donner du mal pour tant faire reluire les choses ? Qu'est-ce que ça me fait ? Je trompe pour me défendre, voilà une réponse à un monde de trompeurs ! Tromper ? à coup sur. Monsieur ! le monde mérite-t-il rien d'autre ? Qui donc le prend comme il le trouve et remercie son étoile ? N'a-t-il pas besoin d'être arrangé, tourné, fourbi et poli ? Vos soi-disant grands hommes acceptent-ils une seule vérité dans l'état où on la trouve, ou s'essayent-ils à la remettre à neuf ? — Qu'est-ce que votre monde ? Vous êtes né ici, vous qui, je me hâte de le dire, êtes un des mieux partagés, que ce soit pour la tête et le cœur, le corps et l'âme ou pour tout ce qui leur vient en aide. Eh bien ! regardez en arrière : laquelle de vos facultés est parvenue à sa plénitude, s'est fait rendre justice entière, en croissant par temps de pluie, en attendant son heure, en solidifiant son développement quand le sol était mort, en lançant ses pousses, ens'étendantde tous côtés, la saison venue ?... Jamais cela n'arrive ! Vous avez poussé, et le froid vous a mordu ; vous vous êtes endormi quand le soleil vous invitait à bourgeonner ; chacune de vos facultés a entravé sa voisine et, en fin de compte, tout ce que vous pouvez dire en votre faveur c'est : « J'eusse été un arbre sublime sous d'autres climats. » Et pourtant celui-ci était le climat qui vous convenait, si vous aviez su prévoir les saisons.

Jeune, on a de la force à revendre, comme en ont les sources profondes. Vieux... oh ! alors, en effet, voye