La Nouvelle Revue Française/Tome 12
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
REVUE MENSUELLE
DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE
————
PARIS
35 & 37, RUE MADAME, 35 & 37
1914
��PREMIÈRE PARTIE
��" Apprécions sans vertige retendue de mon innocence. "
A. R.
��Rimbaud commence par la colère et par l'injure. De son âme, c'est ce qui vient d'abord à notre rencontre. C'est ce qu'il nous faut essuyer d'abord, si nous voulons nous approcher de lui. Impossible de le comprendre si l'on hésite devant ce flot d'insultes, si l'on tâche de le tourner. Car, ainsi qu'un grand fleuve s'annonce jusqu'en pleine mer par de la boue, Rimbaud est naturellement précédé par cet immense salissement.
Rimbaud n'était pas seulement irritable ; il n'y avait pas seulement à craindre de lui donner quelque motif
^ La longueur de cette étude nous oblige à ne pas la donner ici dans son intégrité. On la trouvera complète dans le volume de lettres et d'ébauches inédites de Rimbaud que les éditions de la Nowvelle Renjue Française se proposent de publier prochainement. Elle lui servira de préface.
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d'emportement. II ne vous attendait pas ; il prenait les devants, il se ruait sur vous d'abord et sans daigner s'expliquer. L'injure lui venait si spontanément à la bouche qu'il ne savait pas résister à sa montée. Elle était comme une fonction en lui, avec sa volupté spécifique. Il en possédait toutes les ressources, tous les secrets ; il en avait le tour, les façons de commencer, les vocatifs ; elle était chez lui à l'état jaillissant.Bien que, pour ce qui touche à Rimbaud, l'autorité d'Edmond Lepelletier soit des plus suspectes, nous pouvons cependant lui emprunter ici une anecdote. Il raconte qu'un jour, " pour faire plaisir à Verlaine ", il invita Rimbaud chez lui : " D'abord il ne desserra pas les dents pendant toute la première partie du repas, n'ouvrant la bouche que pour demander du pain ou à boire, d'un ton sec, comme à une table d'hôte ; puis, à la fin, sous l'influence d'un bourgogne énergique, dont Ver- laine lui versait largement, il devint agressif. Il lança des paradoxes provocateurs et émit des apophtegmes destinés à appeler la contradiction.il voulut notamment me plaisanter en m'appelant " salueur de morts ", parce qu'il m'avait aperçu soulevant mon chapeau sur le passage d'un convoi. Comme je venais de perdre ma mère, deux mois aupara- vant, je lui imposai silence sur ce sujet, et le regardai de certaine façon qu'il prit en assez mauvaise part, car il voulut se lever et s'avancer, menaçant de mon côté. Il avait pris nerveusement et sottement sur la table un couteau à dessert, comme une arme sans doute. Je lui collai la main à l'épaule et le forçai à se rasseoir, en lui disant que je sortais de faire la guerre, etc. " ^ Il est
' Paul Verlaine, par Edmond Lepelletier, Mercure de France, pp. 260-262.
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inutile de citer la suite de ce passage, où la dignité, la bravoure et le désintéressement de M. Lepelletier s'expri- ment de la façon la plus comique. Retenons-en simplement que plus tard Rimbaud ne parlait jamais de son hôte qu'en l'appelant : " salueur de morts, ancien troubade, pisseur de copie. "
Mais ce n'était là de sa part qu'amusement. Son inspira- tion injurieuse avait un fonds plus tragique. Les lettres qu'il écrivait à son ami Delahaye nous laissent sentir de quelle profondeur en lui surgissaient les paroles ordurières, quel affreux plaisir il y goûtait, avec quelle plénitude, quelle dilection, quel profit il les crachait : " Ce qu'il y a de certain, c'est merde à Perrin. Et au Comptoir de l'Uni- vers, qu'il soit en face du square ou non. " ^ " N'oublie pas de chier sur la Renaissance^ journal littéraire et artistique, si tu le rencontres. " ^ Il y a davantage ici que la grossièreté de l'adolescence. Le ton est plus grave et plus furieux ; les mots tiennent plus fortement à l'être de celui qui les prononce ; ils le secouent davantage en s'échappant de lui. C'est presque le transport d'une satis- faction organique. Quelle anormale compétence dans la façon dont il encanaille les mots les plus bénins en leur forgeant des désinences incongrues ! ^ On dirait qu'il leur
^ Lettre de juin 1872 à E. Delahaye, dans la Nouvelle Renjue Française du i" octobre 19 li, numéro XLVI, p, 579.
' Ibidem^ p. 580. Il faut noter que cette Renaissance venait de publier les Corbeaux. C'est donc à lui-même que Rimbaud adresse ici ses injures.
• Voir ibidem : Juimphe, Parmerde^ absotnphe, tra'vaince, caroio- polmerdiSf au lieu de : Juin, Paris, absinthe, tra'vaille, carolopoUtain, — et dans une autre lettre à Delahaye (p. 5 3 du présent numéro) : contemplostate, au lieu de : contemplation.
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rend la forme qu'ils doivent avoir pour lui, qu'il les rétablit dans leur indignité originelle. Jamais homme n'eut plus naturelle la faculté de travestir, de défigurer, de souiller.
Mais il n'est pas horrible seulement par ses paroles. Son âme se tient derrière ses injures, pareille à elles, plus effrayante encore, s'il est possible. Et d'abord, il est d'une insensibilité incroyable. C'est un monstre. Il est incapable d'éprouver aucun des sentiments normaux de l'humanité. Il ne reconnaît rien pour respectable ; il est absolument dépourvu d'égards, c'est-à-dire qu'il ne trouve rien vers quoi l'on ait quelque raison de se tourner. Toutes les habitudes sociales de notre cœur lui sont incompréhen- sibles. Point de tradition pour lui, point de liens forgés par les siècles. Son âme est seule dans le temps ; elle est traversée par le souffle désert de la totale liberté. A la place des innombrables ménagements qui emplissent la nôtre, il y a en elle comme un vide, mais un vide brûlant, féroce, une sorte de flamme négative. Il signe une de ses lettres : " ce sans-cœur de Rimbaud. " ^ Même s'il l'a voulu ironique, il faut prendre le mot à la lettre. Il est privé de ce lieu intérieur où les sentiments naissent, fleurissent, s'entretiennent, se développent, de cette petite maison de la conscience avec ses habitants qui vont et viennent, entrent et sortent, font leur petit remue-ménage
- Lettre à M. Izambard, publiée dans le Jean-Arthur Rimbaud^ le
poite de M. Paterne Berrichon (Librairie du Mercure de France), p. 9ï. Comparez le mot que cite Ernest Delahaye dans son Rimbaud (Revue Littéraire de Paris et de Champagne, 1901), p. 30 : "Ce qui fait ma supériorité, c'est que je n'ai pas de cœur. "
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plein de mesure et de civilité. Pas de terrain moral dans cette âme ; les semences qui y tombent, ne rencontrent rien qu'une dévorante absence par quoi tout de suite elles sont volatilisées.
Rimbaud parle de sa mère non pas grossièrement, mais avec une sécheresse brutale, avec une aridité impitoyable : " La mother m'a mis là dans un triste trou. " ^ " La mère Rimb {sic) retournera à Charlestown, etc. " ^ Elle ne lui est rien et son indifférence pour elle semble tranquille, com- plète, sans restrictions intimes, sans remords. Il refuse de tenir compte de ses volontés, et de cette insoumission, il ne pense même pas à s'expliquer avec elle. C'est à un étran- ger qu'il écrit : "... J'ai fini par provoquer d'atroces ré- solutions d'une mère aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb. — Elle a voulu m'imposer le travail perpétuel, à Charleville (Ardennes) ! Une place pour tel jour, dirait-elle, ou la porte. — Je refusai cette vie ; sans donner mes raisons : c'eût été pitoyable. " ^
Même indifférence à l'égard de la patrie : " Quelle horreur, que cette campagne française ! " ^ Au moment où les Allemands pénètrent en France, il se plaint, avec une amertume qu'il ne soupçonne nullement d'être déplacée, que Paris n'envoie plus de livres aux libraires de Charle- ville. Et voici sous quelles couleurs lui apparaît l'héroïsme de ses concitoyens :
1 Lettre de mai 1873 à E. Delahaye, p. 52 du présent numéro. ' Ibidem, p. 53 du présent numéro.
' Lettre d'août 18 71, publiée par M. Paterne Berrichon dans le Mercure de France du 16 déc. 191 3, p. 730.
- Lettre à Delahaye de mai 1873, P- 53 du présent numéro.
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" Charleville, 25 août 1870. Monsieur,
Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville !
— Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n'ai plus d'illusions. Parce qu'elle est à côté de Mézières — une ville qu'on ne trouve pas — parce qu'elle voit péré- griner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule prudhommesquement spadassine, bien autrement que les assiégés de Metz et de Strasbourg ! C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme ! C'est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers et tous les ventres, qui, chassepot au cœur, font du patrouillo- tisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève 1... Moi, j'aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe. " ^
Il est visible qu'il ne comprend pas. Ce qui se passe sous ses yeux n'a pas de sens pour lui ; il ne perçoit pas le motif de cette agitation ; elle lui apparaît comme vidée du sentiment qui la provoque ; car de ce sentiment il ne peut se faire aucune image, son âme ne lui en fournissant pas d'équivalent. A la place des humbles mouvements du patriotisme, il ne trouve en lui qu'un aflfreux désintéresse- ment plein de rire.
- Lettre i M. Izambard, publiée par M. Paterne Berrichon dans
11 Nowvellt Revue Française du i*' janvier 191 2, pp. 24-25. Com- pare» l'anecdote racontée par Erneit Delahaye à la page 27 de son RimhauJ.
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Bien mieux : de la haine. Il n'est pas seulement insensible : il y a en lui une véritable fureur, un profond besoin de vengeance. Il est tourné contre nous ; il nous abhorre de toutes ses forces, de tout son cœur : " La chaleur n'est pas très constante, mais de voir que le beau temps est dans les intérêts de chacun et que chacun est un porc, je hais l'été qui me tue quand il se manifeste un peu. " ^ Il considère tout être comme quelqu'un d'abord dont il faut se venger. Il s'approche, il met la main sur lui, il a un droit sur lui, il vient lui faire payer sa dette. Et comme il voit qu'on n'en peut rien tirer, il l'accable de sarcasmes et de malédictions.
Aucun moyen ne lui paraît trop bas pour satisfaire son grief. Il faut parler sans crainte de l'hypocrisie et de la lâcheté de Rimbaud. Sournois, oui, puisque cela peut être une arme. Darzens raconte que, dans un dîner de littéra- teurs où Verlaine l'avait introduit, Rimbaud, légèrement pris de vin, se mit à rythmer d'un mot malsonnant les vers que récitait un poète. Carjat, après une vive alterca- tion, l'ayant mis à la porte, Rimbaud attendit la fin du repas et, lorsque son adversaire sortit, se précipita sur lui avec une canne à épée, dont il lui fît une blessure heureu- sement peu grave. ^ Certains ont prétendu cette anec- dote controuvée et il est important d'indiquer ici que Verlaine en tous cas en donne une version toute difFé-
1 Lettre à Delahaye de juin 1872, Nouvelle Re<vue Française du i*' oct. 1912, p. 578.
^ Voir le Reliquaire d'Arthur Rimbaud, Genonceaux éditeur. L'anecdote se trouve dans la Préface de Rodolphe Darzens, p. XXVL Elle est reproduite, avec quelques variantes, dans le Paul Verlaine d'E. Lepelletier,
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rente. * Pourtant, telle que la rapporte Darzens, elle ne me paraît pas absolument invraisemblable. Quels scrupules pouvait-il y avoir pour une colère aussi fondamentale que celle de Rimbaud ? Les convenances, la mesure et l'espèce de dignité que nous avons l'habitude de garder jusque dans l'assouvissement de nos rancunes, c'est parce que celles-ci sont toujours particulières, limi- tées, définies : pour les satisfaire nous ne sortons qu'un instant de l'état de paix ; nous savons bien que nous y rentrerons tout à l'heure ; aussi essayons-nous d'en con- server le plus possible les grandes lignes, d'en respecter les exigences autant que nous le permet notre crime. Mais chez Rimbaud la haine est totale, absolue, infinie,; c'est elle qui pose toutes les lois, qui donne sa direction et sa forme à toute la conduite ; il n'y a pas d'autre voix que la sienne ; le seul devoir est de la contenter à tout prix ; ainsi toute lâcheté est permise, pourvu qu'elle soit efficace,
- " Rimbaud eut le tort incontestable de protester d'abord entre
haut et bas contre la prolongation d'à la fin abusives récitations. Sur quoi M. Etienne Carjat, le photographe-poète de qui le récitateur était l'ami littéraire et artistique, s'interposa trop vite et trop vivement à mon gré, traitant l'interrupteur de gamin. Rimbaud qui ne savait supporter la boisson, et que l'on avait contracté, dans ces *' agapes " plutôt modérées, la mauvaise habitude de gâter au point de vue du vin et des liqueurs, — Rimbaud qui se trouvait gris, prit mal la chose, se saisit d'une canne à épée à moi qui était derrière nous, voisins immédiats, et„par dessus la table large de près de deux mètres, dirigea vers M. Carjat qui se trouvait en face ou tout comme, la lame dégaînée qui ne fit pas heureusement de très grands ravages, puisque le sympathique ex-directeur du Boulevard ne reçut, si j'en crois ma mémoire qui est excellente dans ce cas, qu'une éraflurc très légère à une main. " (Préface aux Po/sifs Compléta d'Arthur Rimbaud, édition Vanier.)
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pourvu qu'elle aide un peu à calmer cette immense soif.
Rimbaud est toujours en état de légitime offense. Tant pis pour nous si nous sommes en repos ! Lui est en guerre. Nous sommes ses ennemis, même si nous ne le voulons pas. Nous avons beau tourner vers lui le visage le plus bienveillant : il cherche pendant ce temps comment il pourra nous faire du mal. Si par hasard il nous trouve en proie à quelque tourment, c'est toujours autant de pris ! Il s'en félicite avec un transport cruel. Regardez-le qui exulte affreusement ! En pleine occupation allemande il écrit : " J'ai été avant-hier voir les Prussmans à Vouziers... Ça m'a ragaillardi. " ^ Et il ne pense pas à retenir ce cri épouvantable et sublime : " Je souhaite très fort que l'Ardenne soit occupée et pressurée de plus en plus immodérément. " ^ Sa haine à des ressorts d'acier. Il ne se fatigue pas de se lever contre nous. Il est toujours prêt à porter son accusation, avec la même grande joie impitoyable, toujours prêt à poursuivre et à condamner. D'autant plus d'occasions on lui en offre, d'autant plus il se réjouit. Inépuisablement en lui surgit le rire qui déteste. Encore 1 s'écrie-t-il avec triomphe. Vous voyez, je suis toujours là ; vous pouvez y aller, je ne vous manquerai point.
Sa fureur est telle qu'elle le tient jusque dans le plaisir. Il faut entendre le son rageur, sifflant, ironique, indigné que prend le mot " délicieux " chez Rimbaud. Il semble dire : " Voilà ce que vous avez trouvé, c'est bien ! je le prends ; mais ne pensez pas que je vous pardonne davan-
- Lettre à Delahaye de mai 1873 (p. 53 du présent numéro.)
- Lettre à Delahaye de juin 1872, Nowvelle Re^vue Française du
1" octobre 191 2, p. 579.
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tagc cette volupté que le reste. Toute ma colère y demeure contractée. Je vous ferai payer ça. "
Pour bien comprendre la haine de Rimbaud, il faut y noter un caractère singulier : c'est qu'elle ne s'occupe pas de son objet. Elle se complique d'une indifférence trans- cendante pour les êtres auxquels elle s'attaque : elle ne fait entre eux aucune distinction, elle ne les connaît pas ; elle ne sait rien que se précipiter.
Ses strophes bondiront : Voilày voilày bandits ! ^
Rimbaud se rue au hasard, il frappe à tort et à travers, sûr que ses coups, où qu'ils portent, seront toujours mérités. Dans Paris se repeuple, le voici parti pour une sorte d'apologie de la Commune et de furieuse diatribe contre les Versaillais. Mais au bout de la première strophe, il ne voit plus de différences, il ne sait plus à qui il en a ; c'est à tout le monde ; sa haine saute en lui dans tous les sens, elle est comme une boussole affolée. L'esprit de vengeance chez lui, c'est en même temps l'esprit de vertige. Dès qu'il entre dans sa colère, tout se met à chanceler et à tournoyer autour de lui :
Qu'est-ce pour nous, mon cœur, que ces nappes de sang Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris De rage, sanglots de tout enfer renversant Tout ordre ; et r Aquilon encor sur les débris ;
Et toute vengeance ? — Rien /... Mais si, toute encore, Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats :
- Paris te repeuple, Œwvres d'Arthur Rimbaud, édition définitive,
librairie du Mercure de France, p- 58.
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Périssez ! Puissance^ justice^ histoire : à bas !
Ça nous est dû. Le sang î le sang ! la flamme d^or !
Tout à la guerre^ à la vengeance^ à la terreur. Mon esprit î tournons dans la morsure : Ah ! passez, Républiques de ce monde ! Des empereurs. Des régiments, des colons, des peuples : assez ! ^
Cette impartialité de la fureur, cette égalité de la rage trahissent l'étrange détachement où est Rimbaud des objets qu'il harcèle avec le plus d'acharnement. Il les déteste, il les attaque, mais en même temps, il les main- tient à distance, il leur impose un espace d'avec lui où viennent s'égaliser toutes leurs petites différences, se perdre les nuances et les degrés de leur ignominie. Il nous poursuit, il s'attache à chacun de nous, mais en même temps il recule, il se sépare de nous tous, il se tient à l'écart dans un étonnement scandalisé. Il y a je ne sais quel silence et quel retranchement au fond de ses injures. Nous n'avons même pas l'idée de nous justifier devant lui, tellement nous sentons que " ce n'est pas pour ça " qu'il nous en veut. Au fond il n'a rien à débrouiller avec nous. Nous ne sommes là que pour recevoir sa haine. Il ne sait pas qui nous sommes ; qui croirait l'avoir offensé, lui donnerait à rire. Il a toujours l'air de ne vouloir s'ex- pliquer qu'avec quelqu'un que nous ne voyons pas. C'est vers ce spectateur invisible qu'il se tourne sans cesse ; il nous montre à lui simplement, il nous présente et ça suffit.
L'ironie de Rimbaud n'a rien à faire avec l'esprit.
- Les Illuminations : Vertige, dans les Œuvres, p. 1 1 1 .
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C'est une certaine façon pleine d'arrière-pensée de nommer les choses, le choix indifférent de Tune d'entre elles pour l'énoncer, un air de dire : "Voyez-moi ça, hein ! ", un silence sur un mot, une façon d'en appeler aux dieux, de les prendre à témoins en se taisant sur quelque chose. Comme le plus parfait éloge est quelquefois de ne rien dire, ainsi la moquerie de Rimbaud est de cueillir au hasard n'importe quoi et de l'entourer de sa réticence. Le ton de sa voix indique assez tout le scandale qu'il trouve dans l'objet choisi : s'il vous plaît de regarder, vous verrez du joli ; mais ça serait la même chose, si nous avions pris à côté ; on ne comprend vraiment pas pour- quoi l'on se plaindrait, puisque tout est de la même qualité que ça, voyez donc ! " Je n'ai rien de plus à te dire, la contemplostate de la nature m'absorculant tout entier : je suis à toi, ô Nature, ô ma mère ! " ^
y Nous apercevons maintenant quelle est la véritable essence de la haine de Rimbaud. C'est une révolte non pas d'ordre social, mais d'ordre métaphysique.
f' Il faut se garder de prendre Rimbaud pour un bohème;
il ne faut pas le croire lorsqu'il se peint lui-même dans ses premiers vers " débraillé comme un étudiant " ^ ; il est bien autre chose qu'un voyou. Le visage ébouriffé et désordonné que lui prête Fantin-Latour, s'il n'est pas sans vraisemblance, cependant risque de suggérer une fausse interprétation de sa révolte. La bohème est une protesta- tion contre la société et ses usages, contre la hiérarchie
» Lettre à Delahaye de Mai 1873 (P* 53 du présent numéro).
- A la musique, Œuvres, p. 370.
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des classes, contre Torganisation que les hommes se sont eux-mêmes imposée ; elle prétend renverser tout ce qu'il y a d'artificiel dans la vie, tout ce qui est surajouté à la simple nature. Mais elle accepte certains commencements, les fondations de l'édifice et tout au moins l'existence ici-bas. Rimbaud refuse tout en bloc : c'est contre la condition humaine qu'il s'élève, bien mieux contre la condition physique et astronomique de l'Univers. Là est l'insupportable : dans tout. Etre vivant : voilà l'horreur I Etre là, subir, admettre, durer : voilà ce qui ne se peut faire sans honte, sans exécration, sans vengeance ! Il y a quelque chose qui vous tient à la gorge, qui vous étouffe. Il y a une impossibilité positive et comme agressive à " être au monde " ^ La colère de Rimbaud, c'est une intolérance, au sens médical du mot. Il ne peut rien " garder ", tout son organisme est en défense et dans un état de malaise et de rejet primitif, fondamental, permanent. Il suffoque, il se tourne et se retourne indé- finiment ; en vain toujours. Ses fugues continuelles sont les sursauts de cette intolérance métaphysique. L^endroit où il se trouve a pour lui quelque chose de brûlant, la place qu'il occupe le chasse comme avec une main ; il n'a pas besoin, pour n'y pouvoir rester, de la méchanceté des hommes ; le seul fait d'y être situé, la simple station en ce point sont en eux-mêmes assez épouvantables pour l'obliger à fuir.
D'un bout à l'autre de cette lettre à Delahaye dont nous avons déjà cité plusieurs passages, on sent bien l'espèce de
^ " Nous ne sommes pas au monde. " Une Saison en enfer : Délires I : Vierge Folle^ dans les Œuvres, p, 277.
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folie que la présence en un lieu donne à Rimbaud, on sent peser cette masse invisible qui, partout où il se tient, l'écrase, contre laquelle il n'a pas trop de toute sa fureur: " Mais ce lieu-ci ; distillation, composition, tout étroir tesses... " ^ " En ce moment j'ai une chambre jolie sur une cour sans fond, mais de trois mètres carrés. — La rue Victor Cousin fait coin sur la place de la Sor bonne par le café du Bas-Rhin et donne sur la rue Soufflot à l'autre extrémité. — Là, je bois de l'eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j'étouiFe. Et voilà. " ^ Le monde est sur lui comme sur sa chambre l'énormité des étages supérieurs. Il est occupé à le subir. Voyez-le attelé à son mal comme à une besogne. Il est là dans sa chambre à ne rien faire, à peiner, à écouler silencieusement sa haine. Courbé, grimaçant, abruti, il crache, il dit non, il boude monstrueusement.
Ce n'est encore qu'un enfant, mais un grand martyre lui a été confié : " J'ai avalé une fameuse gorgée de poison. — Trois fois béni soit le conseil qui m'est arrivé ! — Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier, " ^ C'est maintenant que nous entendons bien le ton de sa voix: non pas seulement rauque et crapuleux, mais le soulèvement de tout son être y a passé ; c'est quelqu'un de travaillé jusque dans ses profondeurs qui parle ; et par une souf- france absolument unique et solitaire. Ses cris n'ont aucun
' LetUT à Dclahaye de Juin 1872, dans la Nouvelle Re'vue Fran- faiu du i" Oct. 19 12, p. 578. ' Ibidem^ p. 580. • Une Saison en enfer : Nuit de l' Enfer ^ Œuvres p. 270.
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rapport avec la plainte et la revendication. " Toujours même geinte, quoi ! " ^ s'écrie-t-il sans doute. Mais en même temps il ne songe qu'à s'aliéner tous ceux qui pourraient être tentés de lui porter secours. Il les chasse, il les bafoue, il se fait aussi repoussant que possible pour que leur pitié n'aille pas s'égarer vers lui. Il veut être seul : " Peut-être que tu aurais raison de beaucoup marcher et lire. Raison en tous cas de ne pas te confiner dans les bureaux et maisons de famille. Les abrutissements doivent s'exécuter loin de ces lieux-là. " ^ Il s'établit délibérément hors de toute consolation, de toute sympathie humaine. Car — et voici que nous touchons au secret de Rimbaud — le mal dont il souflFre, ce n'est pas une injustice dont il puisse souhaiter la réparation ; c'est un tourment personnel, réservé, qui lui a été donné en partage comme un mystérieux privilège.
��II
��Pour bien comprendre la nature de ce privilège, il nous faut considérer cette âme de plus près, il faut la débrouiller plus profondément que nous n'avons su faire jusqu'ici. Tâchons d'atteindre en elle le caractère qui nous donnera la clef de ses humeurs et de son génie.
Et d'abord remarquons un second visage de Rimbaud, que le premier ne doit pas nous cacher. Ce n'est pas seulement ce sale gamin. Il y a aussi l'enfant irréprochable.
^ Lettre à Delahaye, p. 579. ^ Ibidem, p. 579.
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Il y a le beau visage derrière la figure chiffonnée. Cela n'apparaît que si Ton fait attention, que si l'on sait prendre patience quelques instants. On dirait une de ces gravures qui découvrent un second aspect pour peu que le regard veuille y mettre quelque insistance. Oui, à seconde vue, Rimbaud se révèle d'une beauté extraordinaire : ses traits, lorsqu'ils ne sont pas plissés par la haine, ont une har- monie, une justesse et une netteté incomparables. On trouve rarement une aussi pure, aussi pleine et inflexible adolescence.
Ne négligeons aucune des apparences revêtues par cet être étrange. Il y a le mendiant qui, de la mansarde que lui avait offerte Théodore de Banville, lançait par la fenêtre dans la cour ses haillons pleins de vermine. Mais il y a aussi, et en même tempSy le bon élève, le lycéen bien noté, honneur du collège de Charleville. C'est Rimbaud qui conquiert le prix de vers latins au concours académique de 1869. Et nous voyons, à cette occasion, le principal du collège le traiter avec cette faveur à la fois paternelle et légèrement intimidée que les maîtres témoignent aux élèves de premier ordre. ^ Au reste Rimbaud était en excellents termes avec ses professeurs : ils lui prêtaient des livres et lui, se plaisait en leur compagnie. Il ne semble pas avoir jamais appartenu à l'espèce des " chahu- teurs". Il avait même le léger brin de pédantisme, si caractéristique du bon élève : un certain penchant à la citation, une prédilection pour les mots savants. ^ Ses juge-
- Voir Jean-Arthur Rimbaud, le poète, par Paterne Berrichon
(Libr. du Mercure de France) pp. 37-41.
• Il emploie sans cesse : carolopolitain pour : habitant de Charle- ville.
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ments littéraires, même les moins perspicaces, ont un ton d'assurance un peu doctorale ; il écrit, parlant de Louisa Siefert (?) : " J'ai là une pièce très émue et fort belle : Marguerite. " Et l'ayant citée (hélas !), il ajoute : " C'est aussi beau que les plaintes d'Antigone àvuju^^r? dans Sophocle. " ^
Je le vois, au milieu de ses camarades, vêtu sans élégance, mais soigneusement, avec une veste confortable et un petit col blanc, — l'un de ceux qui portent au collège l'odeur de la maison. Il y a, malgré tout, en lui quelque chose de l'enfant sage. Dans une lettre à M. Izambard, Madame Rimbaud écrira: "Est-il possible de comprendre la sottise de cet enfant, lui si sage et si tranquille ordinairement ? " ^ On ne voit pas qu'il ait jamais été bruyant. Il était de ceux qui disparaissent avec un livre pour toute la journée et dont les parents se demandent tout à coup : " Mais où est-il donc ? " On pourrait presque dire qu'il était timide.
Même dans ses effiisions les plus orduriéres, je crois reconnaître l'enfant bien élevé qui dit des " gros mots " par insatisfaction. Sa crapule, si réelle, si profonde soit- elle, n'est que l'expression au dehors de sa hauteur et de sa distinction. Il est l'élève le plus mal embouché de tout le collège, mais c'est parce qu'il est le meilleur, le plus complet, le plus hardi, celui dont les sentiments ont le plus d'élan, de liberté, d'exigence. Derrière l'enfant courbé de colère et d'injure, il faut voir l'enfant droit,
^ Lettre à M. Izambard du 25 Août 1870, dans la Nowvelle Renjue Française du i" Janvier 191 2, pp. 26-27.
2 Lettre citée par M. Paterne Berrichon dans Jean- Arthur Rim- baud, le poète, p. 79.
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vierge, inentamé, " n'ayant jamais aimé de femmes, — quoique plein de sang. " ^
La virginité de Rimbaud. Peu nous importe après tout le problème de sa chasteté physique ! L'âme en tous cas qui vivait dans ce corps, était vierge. Mais en accueillant ce mot, gardons-nous de le laisser évoquer, comme il en a l'habitude, des images tendres et fragiles ; il faut au contraire lui donner son sens le plus dur, le plus terrible. L'âme de Rimbaud, c'est une âme qui n'a pas subi l'humiliation de l'étreinte, qui n'est alourdie, ralentie par aucun souvenir honteux, forte de toutes ses forces, violente, injurieuse, armée. La virginité en elle est pareille à la guerre. " Apprécions sans vertige l'étendue de mon innocence ! " ^ Rimbaud, c'est l'être innocent entre ceux à qui on peut faire reproche : " Je n'ai point fait le mal. Les jours vont m'être légers. Le repentir me sera épargné."' Osez donc venir témoigner contre lui. Mais c'est lui au contraire qui s'avance sur vous. Il porte sur son visage l'éclat de son privilège ; son regard tombe ici et là, étincelant, sauvage. Monstre de pureté et de perfection ! Son épouvantable jeunesse, cette enfance-prodige ne sont point un accident en lui, un moment, un passage, mais son âme même. Il a été construit pour demeurer un enfant à travers la vie, — un enfant avec son cœur intact et méchant, avec son innocence et sa tyrannie.
On peut le dire presque sans métaphore : Rimbaud c'est l'être exempt du péché originel. Dieu l'a laissé
- Les Déserts de l* Amour, avertissement, dans les Œuvres, p. loa.
' Une Saison en enfer : Mauvais Sang, dans les Œuvres, p. 267. ' Ibidem, p. 265.
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s'échapper de ses mains sans l'avoir fléchi, faussé, blessé, sans l'avoir préparé par les mutilations nécessaires aux conditions de la vie terrestre ; il a oublié de lui ôter quelque chose dans l'âme. Rimbaud est venu entier, parfait, c'est-à-dire fait complètement, de tous les côtés, sur toutes les faces, — parfait, non pas dans l'ordre du bien, mais dans celui de l'être. L'ange l'emporte sur l'homme par autre chose que la pureté et la sagesse : il contient une dose plus forte de réalité, une plus grande quantité d'existence. A cet égard Rimbaud est un ange. Un ange furieux. Il n'a pas été touché, il porte intacte la ressemblance de Dieu, il conserve toute la dépense que Dieu a faite en lui. Quelque chose de débordant, encore que d'invisible, émane de tout son être. Il y a dans son apparition ce je ne sais quoi de flamboyant et de saturé qui décèle les personnes surnaturelles. Il est le messager terrible qui descend dans l'éclair, tout debout, l'exécuteur d'une parole inflexible, le porte-glaive.
Si l'on consent à reconnaître ici l'image véritable de Rimbaud, tout devient clair dans son attitude. Et d'abord son intolérance, l'impossibilité à " être au monde " dont il souffre. Car il n'est pas fait pour demeurer ici-bas ; il n'est pas au niveau de notre vie ; il n'est pas disposé pour ses questions, il ne les entend pas et celles qu'il pose n'ont pas de réponses en elles. — N'allons pas nous le repré- senter comme un incompris, que froisse la grossièreté d'ici-bas et qui rêve d'un paradis où sa délicatesse serait respectée ; mais au contraire il ne peut s'accoutumer à la bénignité de nos mœurs terrestres. Il ne s'en va pas de la poitrine ; il n'est pas au-dessous de la vie ; mais au
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contraire il la déborde, il ne peut s'y réduire, y rentrer, s'y tasser. Ça ne s'arrange pas : les deux pièces n'ont pas été faites l'une pour l'autre : " Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé. " ^ Il se débat à la renverse dans ce cloaque où s'il pouvait du moins disparaître ! Mais non ! il surnage irrémédiablement, il n'arrive pas à enfoncer. Et comme elle fait son tourment, sa merveilleuse innocence fait aussi son indiflPérence pour l'humanité entière, sa colère et sa haine. En effet, comment cet être intact et despotique ne serait-il pas mortellement dégoûté par notre aptitude à la misère, par notre amitié avec la douleur, par cette sorte de basse aisance à vivre, d'accep- tation à l'avance de cela même qui va nous désoler ? Joie ou malheur, nous sommes ceux pour qui ça fonctionne bien. Le bonheur, après tout, n'est pour nous que supplé- mentaire ; ' ce n'est que par acquit de conscience que nous nous plaignons de ne le pas obtenir ; la proportion si infime pour laquelle il entre dans la vie, au fond est justement calculée. En d'autres termes, nous sommes dans une harmonie profonde avec cette vie ; nous nous arrangeons toujours avec elle, quelque tour qu'elle nous joue ; nous lui sommes complices. Voilà ce que Rimbaud exècre en nous, lui qui de tout son être est en malaise
' Lettre à M. Izambard du 25 Août 1870, Nouvelle Rrvue Française du i" Janvier 1912, p. 25.
- " Je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur ", dira
Rimbaud dans la Saison en enfer {Délires II : Alchimie du rerbe. Œuvres, p. 294) j c'est-à-dire : je vis que les hommes sont toujours heureux, et quoi qu'il leur arri've, d'une sorte de bonheur médiocre, fixe, constant, qui n'a pas besoin d'aliment. Autrement dit î ils ne dennent pas au vrai bonheur, à celui qui leur serait apporté du dehors comme un message, une récompense, une vérité.
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avec elle, lui qui, du fait même qu'il respire, la condamne et la rejette, lui pour qui — joie ou malheur — elle est toujours offensante. Du même mouvement dont il repousse la vie, il est tourné contre nous qui l'acceptons. Nous faisons partie de ce vaste système du tant bien que mal oi!i il est pris, nous sommes le peuple des " infâmes in- firmes ". ^ Il nous hait sans mesure, il a pour nous la férocité distante et impitoyable d'un être d'une autre race, voué à des vertus et à des exigences différentes. Quelle excuse pourrait-il accepter ? Il ne peut pas entrer avec nous dans des considérations. Tant pis pour nous ! Il ne fallait pas fléchir. Il ne nous connaît pas. Tout a été décidé dans le principe. Qu'est-ce que ça peut lui faire, maintenant, ce qui nous arrive ? — Il est séparé de nous d'une manière constitutionnelle. Vraiment, de lui à nous, il n'y a que la haine qui puisse passer. Comment échangerait-il normalement ses sentiments avec les nôtres ? Ce n'est pas la même monnaie. Nous avons la recon- naissance, la pitié, l'amour, tout ce qui se partage, tout ce qu'on éprouve dans une ignoble communauté. Mais lui, il a l'innocence avec ce qu'elle a d'acide, de brûlant et de privé ; elle le divise d'avec nous ; elle entretient sa colère, comme une flamme qui ne dépense pas, dans une constante intensité ; elle nourrit cette prodigieuse solitude, d'où sans trêve il lance sur nous les éclairs de son insulte.
III
Nous tenons maintenant le secret de Rimbaud et du même coup la clef de sa poésie. Il ne nous reste qu'à
Poème liminaire de la Saison en enfer. Œuvres, p. 251.
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nous en servir, c'est-à-dire à poursuivre et à reconnaître dans toutes les parties de son œuvre Tidée d'innocence.
Mais disons d'abord, pour éviter toute méprise, sous quelle forme nous devons nous attendre à trouver cette idée exprimée, de quelle façon il importe d'interroger, d'ausculter l'œuvre qui la contient et à quelle sorte de confession il faut l'amener. — Rimbaud n'a rien d'un philosophe ; il est absolument impropre à la réflexion abstraite ; il ne sait pas isoler ses pensées les unes des autres, ni les exposer dans l'ordre où elles s'enchaînent véritablement : " Moi je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler ! " ^
Rien de ce qu'il pense n'aboutit à la distinction ; pas de développement, d'épanouissement, d'explication ; tout reste non pas vague, mais immédiat et enveloppé. Lorsque Rimbaud entreprend d'exposer ses théories esthétiques, * il ne peut le faire que par des déclarations subites et entières, que par une série d'explosions idéologiques ; il attend qu'une certaine quantité de pensée se soit accu- mulée en lui, pour la lâcher d'un seul coup ; ses formules ne résument pas, elles chassent, elles produisent ; au lieu de servir au rassemblement de la pensée, c'est à sa projec- tion. Il ne faut donc pas demander aux poèmes de Rimbaud de nous livrer un système philosophique, tout abouti et avoué, ni même une description abstraite de l'idée d'innocence. Cette idée n'est pas dans l'œuvre, si on l'y cherche, si on veut l'en extraire. Mais il faut la
' Une Saison en enfer : Matin, Œuvres, p. 304. « Voir Lettre du 15 mti 1871, dans la Nowvelle Revue Française do i* oct. 1912, p. 570.
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sentir simplement, la toucher comme un vaste corps présent ; ses membres se confondent avec ceux de l'œuvre elle-même ; ou plutôt l'œuvre tout entière n'est que son incarnation.
Au fond ce que dit Rimbaud n'a pas de sens ; je veux dire : de sens vers nous. Son but est prochain, immédiat, égoïste. En écrivant il ne travaille 'qu'à se débarrasser de son innocence. Elle l'étoufFe; l'imperfection de ce monde la maintenant en lui comprimée, elle pèse contre les parois de son âme. Pour échapper au supplice de ce conti- nuel effort intérieur, il tâche de la dégager, de lui trouver une issue, de lui rendre de l'espace, au moins en imagina- tion. Son œuvre est ainsi comme une région plus vaste qu'il ouvre à sa propre innocence, comme une habitation à sa taille qu'il lui construit, comme un corps glorieux qu'il lui fournit. Elle n'a pas d'autre raison d'être que d'ofirir une matière à son âme irréprochable, que de la recevoir, de la revêtir et de la soutenir. Tout y est calculé, non pas pour satisfaire le plus complètement possible l'intelli- gence du lecteur, mais pour arrêter, fixer, absorber le plus possible de cette innommable perfection qui emplit le cœur du poète.
Il est clair qu'une telle œuvre ne peut ni ne doit être étudiée suivant les méthodes habituelles de la critique. Il convient non pas de l'analyser, mais de la palper, de la constater pour ainsi dire dans toutes ses parties. Pas d'opération à lui faire subir, pas d'extraction à tenter. Tâchons seulement d'y reconnaître partout l'innocence. — Elle est composée de motifs semblables à des thèmes musicaux, de groupes d'images qui reviennent de temps en temps et se chassent les uns les autres. Essayons seule-
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ment en regardant chacun d'eux tour à tour avec une attention un peu insistante, de le faire apparaître comme un des visages de cette innocence immanente à Toeuvre entière.
A vrai dire ce procédé tout modeste et respectueux ne pourra convenir jusqu'au bout à notre étude qu'en s'en- hardissant un peu vers la fin. Car d'une représentation toute poétique et figurative, nous verrons Rimbaud passer peu à peu à une expression de plus en plus précise et textuelle de son innocence, et les derniers poèmes de la Sahon en Enfer nous obligeront à une analyse détaillée et abstraite.
�� ��Il est un motif qui revient sans cesse dans l'œuvre de Rimbaud ; c'est le motif de l'être solitaire, d'une autre race, sans parenté, sans fonction, sans aucune attache avec l'humanité : " A vendre les corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descen- dance ! " 1
Dans V Avertissement des Déserts de V Amour ^ Rimbaud déjà se présentait lui-même comme un être absolument retranché et absent de notre vie : " Ces écritures-ci sont d'un jeune, tout jeune homme, dont la vie s'est développée n importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît, fuyant toute force morale... " ^
Les étranges habitants qui peuplent les Illuminations ne
��* Lti Illuminations : Solde^ p. 246.
- Les Désertt de l'Amour : Avertissement^ p. 10:
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sont assignés à aucune patrie, ne sont astreints à aucun lieu ni à aucun temps. Il faut noter le perpétuel emploi du mot tout dans ces poèmes. C'est l'adjectif indéfini ; il indique la complète absence de bornes, de restrictions, de détermination : " Enfant, certains ciels ont affiné mon optique ; tous les caractères nuancèrent ma physiono- mie... " ^ " Toutes les possibilités harmoniques et archi- turales s'émouvront autour de ton siège... " ^ Le poète, sans cesse, nous apparaît placé en un point mystérieux où il est au niveau à la fois de tout ce qui existe, où son âme devient égale à toutes les époques, à tous les mondes et circule, avec une prodigieuse aisance, à travers les civilisa- tions : " Exilé ici, j'ai eu une scène où jouer les chefs- d'œuvre dramatiques de toutes les littératures. " ^ " Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans, j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j'ai appris l'histoire. A quelque fête de nuit, dans une cité du Nord, j'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. " ^ Il est en tout, parce qu'il n'est en rien ; il ne s'épanouit qu*en dehors de nos limites : " J'ai horreur de la patrie. " ^
Dans la Saison en Enfer le thème de la solitude entre les hommes reprend une force nouvelle ; il devient le motif du païen et du nègre : " Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France ! — Mais non, rien. — Il m'est bien évident que j'ai toujours été de
- Les Illuminations : Jeunesse^ p. 235.
^ Les Illuminations : Veillées, p. 195. ' Les Illuminations : Fies, p. 236.
- Ibidem, p. 238.
- Une Saison en enfer : Mawvais Sang, p. 261.
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race inférieure. " ^ " Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ; sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? " ^ " Le sang païen revient. " ^ " Oui, j*ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre."*
Par tant d'insistance sur son isolement, qu'est-ce donc enfin que Rimbaud prétend insinuer ? — Qu'il est séparé de nous d'une façon constitutionnelle, qu'il n'est pas construit sur le même modèle que nous. Sous une forme plus claire, plus avouée que dans tous les thèmes précé- dents, c'est la perpétuelle idée de son innocence que nous voyons ici reparaître, une fois de plus. Païen, c'est-à-dire antérieur à la rédemption *, c'est-à-dire encore antérieur au péché. Il veut dire qu'il n'a pas subi cette déchéance que nous passons notre vie à essayer de rattraper. L'abîme entre lui et nous, c'est qu'il n'a pas besoin d'être racheté ; le baptême n'a pas de sens avec lui ; il l'a reçu quand même j on le lui a imposé sans comprendre que c'était un poison pour lui : '* Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! " ^ — Même ainsi enrôlé de force, il ne peut pas suivre notre sort. Il demeure indiflPé- rent à nos inquiétudes et à nos occupations. S'adressant à cette innocence qu'il porte en lui comme une personne
- Une Saison en enfer: Mawvais Sangy p. 258.
- Ibidenty p. 259.
- Ibidem^ p. 260.
- Ibidem^ p. 264.
- C'cit le »cn« du : " Je n'ai jamais été chrétien, " que nous
trouverons plus loin.
- Une Saison en enfer : Nuit de Venfer^ p. 271.
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différente de sa personne humaine, il lui dit : " Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, CCS malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. " ^ Dans toutes nos démarches il trouve quelque chose d'empêtré et d'infirme : " Et l'embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides ! " ^ Il passe auprès de nous, seul, distrait, railleur, plein d'un épouvantable loisir : " Mais qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. " ^ Il nous regarde, courbés sur la besogne, en proie au travail, qui justement est la punition du péché originel et dont, ainsi, de par son exemption merveilleuse, il se trouve dispensé ; il nous regarde et il rit : " J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n'aurai jamais ma main. " ^ Il rit: "Jamais je ne travaillerai. " ' Et tout à coup il nous aperçoit mieux ; il nous découvre rangés en cercle autour de lui, et il a peur : il est pris ; que lui veulent tous ces visages incompréhen- sibles ? " Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple- ci ; je n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui
- Les Illuminations : Phrases^ p. 188.
' Les Illuminations : Soir historique^ p. 218. ' Une Saison en enfer : Mawvais Sang, p. 258.
- Ibidem, p. 257.
^ Une Saison en enfer : Délires I : Fierge folle, p. 278. Cf. même poème, p. 281 : "Il ne travaillera jamais," et dans les Illumina- tions : Fertige, p. 1 1 2 : " Jamais nous ne travaillerons. "
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chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n*ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez. " ^ Il recule avec son regard flamboyant ; sou- dain transfiguré, il est Tange aux abois ; il refuse, il se retranche, il interdit qu'on s'approche. Comment s'expli- querait-il ? Il ne peut rien plaider ; il n'a rien à montrer que sa forme intacte ; il est devant nous sans armes et scandaleux.
Nous voilà maintenant presque au corps à corps avec l'innocence de Rimbaud. Dans la Saison en Enfer elle ne prend plus de symboles pour se manifester. Elle se montre elle-même, elle s'explique suivant une logique capricieuse, mais parfaitement définie, et qu'il nous faut essayer de déchiffrer.
Comment ne pas la reconnaître d'abord dans le motif de l'Enfer ? Une saison en enfer : c'est-à-dire le temps que l'être sans péché demeure avec nous. L'enfer de Rimbaud n'est pas ailleurs qu'ici-bas. " J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut... Et c'est encore la vie ! " * " Je me crois en enfer, donc j'y suis. " ' " Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas 1 " * "La théologie est sérieuse, l'enfer est certainement en bas, " ^ L'enfer est simplement d'être maintenu en ce monde par la pesanteur, d'être engagé au milieu de nous. Il est immédiat, présent, tangible. Pas besoin de voyage
- Uni Saison en enfer : Mauvais Sangy p. 264.
' Une Saison en enfer .• Nuit de V enfer ^ p. 270-271.
' Ibidem^ p. 271.
- Une Saison en enfer : V Impossible ^ p. 298.
- Une Saison en enfer .• Nuit de V enfer, p. 272.
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pour s'y trouver ; il n'est pas le lieu de la punition du péché, mais au contraire l'horreur d'être plongé innocent au sein du péché : " Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice : j'ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection. " ^ Voilà justement la source du supplice qu'endure Rimbaud : il la porte avec lui ; elle est sur place. Une chose d'ailleurs prouve que cet enfer se confond avec la vie, c'est qu'il n'est pas définitif; on peut en sortir, comme jadis sortirent des limbes les âmes délivrées par Jésus : " Pourtant aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes. " ^
De plus, la nature même des souffrances qu'on y subit nous indique quel il est et où il le faut situer. D'un bout à l'autre la Saison en Enfer est le poème du malaise et de l'intolérance. Cela ne paraît pas seulement à ce qui s'y trouve exprimé. La seule disposition des phrases, leur allure entrecoupée, leur interrogation dans tous les sens, la variété des tournures qu'elles essaient, et leur piétine- ment, leur perpétuel faux départ, tout en elles évoque les tâtonnements de quelqu'un qui cherche une attitude où se reposer et ne la trouve pas. L'être parfait tâche à se faire une place, à se caser au milieu de nous ; il s'adresse partout et partout il se sent repoussé : " A qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? — Dans quel sang marcher ? " ^ " Bah !
- Une Saison en enfer : Nuit de Venjer^ p. 271.
' Une Saison en enfer : Matin, p. 304.
' Une Saison en enfer : Mawvais Sang, p. 262.
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faisons toutes les grimaces imaginables. " ^ Il a beau s'ofirir à tout, se jeter dans tous les sens ; il ne peut pas ; U ne sait pas ; et d'ailleurs on n'a pas besoin de lui ; il se retrouve vacant et brisé, seul avec son mal, qui est d'être intact : " Ah ! je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfec- tion. " ' Pour ne pas souffrir il faudrait qu'il pût se tenir un peu au dessus de la vie, dans un état d'imperceptible légèreté. Mais mystérieusement toujours quelque chose vient le renfoncer. Il a beau vouloir s'évader : " On ne part pas. " ' De nouveau il est en proie aux mille mor- sures de l'imperfection, aux cruelles atteintes de la médiocrité terrestre : " C'est l'enfer, l'éternelle peine ! " * Et de nouveau la brûlure du contact avec la vie le réveille, le fait sursauter : " C'est le feu qui se relève avec son damné ! " ^
Si nous demandons par quoi la vie est ainsi corrosive pour cette âme, voici la réponse : comment sa dureté
- intraitable " ^ ne sentirait-elle pas comme du feu la
rencontre avec ce monde fléchi, entamé, plein d'usure et d'ancienneté ? La flamme qui la brûle, c'est la facilité, l'arrangement, le tant bien que mal de toutes choses : " Pour le corps et pour l'âme — le viatique — on a la
- Une Saison en enfer .• Nuit de V enfer, p. 274.
- Une Saison en enfer : Mawvais Sang, p. 262.
- Ibidem, p. 261.
- Une Saison en enfer : Nuit de P enfer, p. 270.
- Ibidem, p. 274.
- Cf. " Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui
•e referme toujours le bagne, " (Une Saison en enfer : Mauvais Sang, p. 163.)
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médecine et la philosophie, — les remèdes de bonne femme et les chansons populaires arrangées. " ^ Tout ici-bas est coutume et institution. L'institution est un compromis avec l'imparfait, une réparation à l'édifice croulant du monde au moyen d'habitudes accumulées. Elle pousse sur des ruines et ne se soutient que par sa complication infinie. Il ne faut pas y aller trop fort avec elle ; il faut prendre sa pente, épouser sa rampe glissante et polie, se laisser conduire à son antiquité. Voilà les ménagements dont l'obligation saisit Rimbaud d'impa- tience et de folie : " Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s'habiller, travailler. " * Tout ce qui nous donne aisance et douceur, tout ce qui nous facilite la vie, c'est là justement le poison qui l'attaque et le dévore : "Quant au bonheur établi, domestique ou non... Non, je ne peux pas. " ^ En tout ce qu'il touche, il trouve je ne sais quoi de bénin et de malade qui le fait hurler : " Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements 1 " * " Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respec- tables qu'ils demandent à être bouillis. " ^ De là ce per- pétuel effort pour s'échapper de la civilisation, pour quitter l'Europe : " Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes
' Une Saison en enfer : Mawvais Sang^ p. 260.
^ Ibidem, p. 265.
' Ibidem, p. z6j-6%.
- Une Saison en enfer : L'Impossible, p, 299.
^ Une Saison en enfer : Matcvais Sang, p. 264-65.
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poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, — comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. " ^ Cette imagination, c'est une issue à l'enfer ; elle s'élève devant les yeux du poète comme un moyen de calmer son âme en refaisant autour d'elle le climat inflexible dont elle a besoin.
Mais Rimbaud va nous montrer maintenant d'une façon plus précise et plus complète la délivrance de l'être intact, ou plutôt, d'abord, sa légèreté parmi nous, l'espèce de détachement comme métaphysique de toutes ses dé- marches. Tandis que tout à l'heure il nous le présentait dans son contact intolérable avec le monde, il nous le fait entrevoir à présent qui surnage à la surface de la vie, qui ne s'y laisse pas réduire, ni tasser : " La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au dessus de l'action, ce cher point du monde."* Dans le poème intitulé Vierge Folky c'est l'innocent qui reparaît sous les traits de cet être savant, cruel, inemployé, qui erre comme une ombre et comme un démon, avec ses reproches, ses promesses, ses confidences incompréhensibles, trop élastique pour cette vie, retenu en elle par à peine on ne sait quel monstrueux petit oubli. On le voit passer sans bruit ; il a repris son mystérieux volume et ce développement que notre voisinage lui rendait impossible ; il tient à peine à nous ; il ne peut rester une minute en repos ; on dirait
' Une Saison en enfer : Mawvais Sang, p. 260-61. • Ibidem^ p. 268.
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qu'il n'y a plus de place pour lui en ce monde qu'à la condition qu'il ne demeure pas un instant au même en- droit. Il se cache, il bondit, il disparaît : " Les nuits, souvent, ivre, il se poste dans les rues ou dans des maisons, pour m'épouvanter mortellement. " ^ Son génie intérieur le chasse de partout. Il a cette intolérance du lieu que nous avons remarquée chez Rimbaud. Même, il a com- muniqué à sa compagne un peu de son absence d'ici-bas : " Quelle vie ! la vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. " ^ " Avec ses baisers et ses étreintes amies, c'était bien un ciel, un sombre ciel où j'entrais... " ^ S'il ne nous a pas encore quittés complètement, c'est qu'il a une mission. Celle qui s'est égarée avec lui se demande : " Seules, sa bonté et sa charité lui donneraient- elles droit dans le monde réel ? " * Et lui : " Il faut que j'en aide d'autres : c'est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant, chère âme. "^ Cette charité dont il parle si souvent ^, cette espèce de sollicitude maternelle qui se mêle à sa cruauté ^, elles sont d'une espèce étrange, sans
1 Une Saison en enfer : Délires I : Vierge folle ^ p. 278. 3 Ibidem, p. 277. 3 Ibidem, p. 280. < Ibidem, p. 281.
- Ibidem, p. 280-281.
- " C'est notre sort, à nous, cœurs charitables. " {Une Saison en
enfer : Délires I : Vierge folle, p. 282.) Cf. "O mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant ! " {Une Saison en enfer : Mawvais Sang, p. 262.)
^ " Ses délicatesses mystérieuses m'avaient séduite. " {Vierge folle, p. 277.) ".Il avait la pitié d'une mère méchante pour les petits enfants. " {Ibidem, p. 278.) "Ses manières de jeune mère, de sœur aînée." {Ibidem, p. 282.)
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rien de moral, toutes métaphysiques. Sa mission est purement de désorientation. Le secours qu'il vient nous apporter, c'est de nous rendre le séjour ici-bas impossible. Il a été envoyé simplement pour se montrer à nous, pour passer au milieu de nous avec sa perfection insoutenable, pour nous faire sentir notre abjection et nous la reprocher sans paroles, par sa seule présence : " Et que me voulait- il avec mon existence terne et lâche ? Il ne me rendait pas meilleure, s'il ne me faisait pas mourir. " ^ Il est venu priver de sens et de vertu tout ce qui nous entoure, resti- tuer aux perfections de ce monde leur originelle infirmité : " Il m'attaque, il passe des heures à me faire honte de tout ce qui m'a pu toucher au monde, et s'indigne si je pleure. " ^ Il n'explique pas ses violences, ses paroles jamais ne découvrent les raisons de ses insultes ; mais il est là, il vit à côté de nous, il palpite différemment comme un être chû d'une autre planète. Nous assistons à son tourment énigmatique et sacré ; il souffre sous nos yeux de la maladie sans nom qui s'attaque aux prodiges : et nous recevons les éclaboussures de son martyre. C'est là tout l'avertissement qu'il nous donne ; c'est là le seul présent de sa charité. En effet, devant cette angoisse soli- taire et méprisante qui l'agite, une interrogation peu à peu se forme en nous qui est le commencement de l'impossi- bilité au monde : "A côté de son cher corps endormi, que d'heures des nuits j'ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s'évader de la réalité. " ' Cela ne s'apaisera plus. Le sentiment de quelque chose de perdu s'est mêlé à notre
- Une Saison en enfer : Délires I : rierge Jolie, p. 280.
- Ibidem f p, 282.
' Ibidem, p. 279.
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sang : " Ce poison va rester dans toutes nos veines. " ^ Et en pleine obscurité, au plus profond de la plus épaisse ignorance, voici que nous ne pensons plus qu'à une chose, qui serait d'en être délivrés : " Un jour peut-être il dis- paraîtra merveilleusement ; mais il faut que je sache s'il doit remonter à un ciel, que je vois un peu l'assomption de mon petit ami ! " ^
L'étrange messager n'aura pas tiré en vain sur les faibles liens qui l'attachent encore parmi nous, il finira bien par retrouver complète cette indépendance qu'il a abdiquée à moitié pour nous venir en aide. Ainsi apparaît l'idée de la restitution à un état primitif, du retour à l'innocence.
Elle se montre déjà dans les Illuminations^ mais encore enveloppée et symbolique ; elle n'est encore que l'idée d'un rétablissement d'ordre social, d'un bouleversement des mœurs. Il y a pour l'humanité une espèce de lueur en avant, un avenir, quelque chose qui s'ouvrira un jour, non pas un plus grand bonheur, mais un plus grand espace, un élargissement de l'existence : " Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps. " ^ " O monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux. " ^ Un moment plus vaste, plus limpide, plus aigre montera sur l'horizon de l'histoire ; une révolution changera les conditions de la vie : " Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? " ^ — Mais déjà Rimbaud
^ Les Illuminations : Matinée d'ivresse, p. 183.
^ Une Saison en enfer : Délires I : rierge folle, p. 283.
' Une Saison en enfer : L'Eclair, p, 302.
- Les Illuminations : Génie, p. 1 7 1 .
' Une Saison en enfer : Délires I : Fierge folle, p. 279. Bien que
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nous indique le sens secret de ces évocations confuses ; nous le voyons se demander: "Se peut-il... que les accidents de féerie scientifique et des mouvements de frater- nité humaine soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ? " ^ Et tout naturellement, dans Royautéy à l'image d'une de ces transformations de la vie sociale, il mêle des sensations claires, pures, rafraîchissantes, une sorte de candeur physique qui trahissent l'objet dont obscurément est préoccupé son esprit et qu'il tâche à signifier : l'avènement de l'innocence :
" Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : " Mes amis, je veux qu'elle soit reine ! " " Je veux être reine ! " Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient l'un contre l'autre.
" Et en effet ils furent rois toute une matinée, où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l'après-midi où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes. " ^
A la fin, dans les Illuminations mêmes, le motif de la restitution se précise, se rapproche de son sens textuel : " J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engage-
Tatmosphèrc en soit toute différente, il faut rapprocher cette vision : " Et, une heure, je suis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux ftntômcs des monts où l'on a dû se retrouver. '* {Les Illuminations : filles /, p. 206.)
' Les Illuminations : Angoisse^ p. 181.
' Les Illuminations : Royauté^ p. 224.
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ment de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. " ^
Mais il n'éclate sous sa forme vraiment explicite que dans la Saison en Enfer. On le voit se développer à mesure qu'on avance dans le poème. Il se dégage du motif de l'enfer, il passe au travers de l'oppressante atmos- phère du début et peu à peu, en grandissant, il la dissipe. La composition de l'ouvrage est essentiellement drama- tique ; il s'y passe quelque chose en effet ; il y a une action, qui est la recherche par l'âme d'un état où l'inno- cence soit de nouveau possible. La façon dont l'image de cet état peu à peu se détermine, se fixe, impose sa véritable nature : voilà ce qu'il nous faut maintenant raconter.
Elle est devant les yeux de Rimbaud au moment même où il étouffe le plus sérieusement. Il ne sait pas d'abord si c'est l'image d'une réalité, ou seulement un fantôme consolateur. Simplement il la voit et il y trouve apaisement.
Mais il ne peut s'empêcher de la presser, de vouloir la comprendre. Et sa première erreur [P Impossible) est de croire qu'elle n'est que le souvenir d'un état passé, d'une sagesse oubliée : " Je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'occi- dent. " ^ " Je retournais à l'Orient et à la sagesse première et éternelle. " ^ Mais tout de suite il s'aperçoit que sa vision est de quelque chose de plus ancien que l'histoire,
' Les Illuminations : Fagabondsy p. 241.
■ Une Saison en enfer -. L'Impossible, p. 298.
^ Ibidem, p. 299.
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de plus profond que l'Orient, de plus éternel que le passé : " C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques ! " ^ Et déjà il ne peut plus admettre, comme les philosophes le lui suggèrent, que sa vision n'est qu'une idée confortable et sans réalité. Il en sent au contraire maintenant l'objet tout prochain et qui dure encore. Un petit effort suffirait — lui semble-t-il — pour l'amener en contact avec ce règne de l'innocence qu'il a cru un moment perdu au fond des siècles. Un peu plus de vivacité dans l'esprit, un regard plus lucide...
" — Mais je m'aperçois que mon esprit dort. S'il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !... " '
A la fin, son attention, pendant quelques secondes, semble récompensée :
" O pureté ! pureté !
C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté ! " ^
Une chose du moins, à la fin de ce poème, est acquise pour l'âme : c'est qu'une demeure pour l'innocence existe encore quelque part.
Dans r Eclair Rimbaud l'entrevoit à nouveau ; mais il pense ne pas pouvoir l'atteindre : " Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par delà la nuit, ces récompenses futures,
- Une Saison en enjer : Vlmpossible, p. 300.
' Ibidem^ p. 300. ' Ibidem^ p. 301.
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éternelles... les échapperons-nous ?... " ^ Quelque chose lui manque ; les moyens sont trop simples ou trop difficiles ; il a gâché ses forces : " Ma vie est usée " ^ Il ne saura plus s'en servir que pour s'amuser, que pour " quereller les apparences du monde. " ^
" Alors, — oh ! — chère pauvre âme, l'éternité serait- elle pas perdue pour nous ! " *
Pourtant il se rassure (Matin). Car de nouveau la vision vient se placer devant lui, dans l'avenir. Bien qu'il ne puisse pas évaluer avec exactitude à quelle distance, il sait du moins qu'il n'y a besoin que d'avancer pour la rencontrer, pour s'emparer du bonheur qu'elle promet. II la voit enfin se fixer et l'attendre :
" Du même désert, à la même nuit toujours mes yeux las se réveillent à l'étoile d'argent, toujours, sans que s'émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cœur, l'âme, l'esprit. Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre ?
" Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie. " ^
La certitude du poète désormais est parfaite. Il sait que l'image qui le hantait est celle d'une réalité future.
^ Une Saison en enfer : V Eclair , p. 302.
' Ibidem^ p. 303.
^ Ibidem, p. 303.
- Ibidem, p. 303.
" Une Saison en enfer : Matin, p. 305.
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Il faut pourtant que cette image subisse une dernière purification, achève de se dépouiller de tout élément symbolique. La vision du retour à rinnocence, telle que nous venons de la considérer, est encore mélangée avec l'idée d'une transformation sociale ; le mouvement qui nous rapproche de notre délivrance est le même que " la marche des peuples. " Dans V Adieu qui ferme la Saison en Enfer^ Rimbaud comprend enfin que l'objet où tend son âme ne peut être atteint par aucun progrès terrestre, que l'état de pureté auquel il aspire comme à une dignité perdue, c'est tout simplement l'état de paradis, et ce qui l'en sépare, simplement ce qui lui reste à vivre :
"L'automne déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons. " *
C'est maintenant tout droit dans le Paradis, qu'aux moments de lucidité, pénètre son regard :
" — Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. " ^
En même temps que la réalité de ce qu'il a si long- temps imaginé, et sous des formes si diverses, lui apparaît enfin évidente, inévitable et paisible, le poète prend conscience de la vanité de ses inventions : " J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. " ' Tout cela
• Une Saison en enfer : Adieu^ p. 306.
• Ibidem^ p. 307.
• Ibidentt p. 307.
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n'était qu'en attendant, que comme substitut. Ou plutôt tout cela n'était que la plus stricte réalité ; rien de poé- tique, c'est-à-dire de créé, dans toutes ces images ; voici qu'elles se confondent tout à coup avec ce paradis enfin contemplé face à face : " J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée ! " ^ Il ne reste plus qu'une chose à faire : vivre, suivre le même chemin que tout le monde, mener son devoir jusqu'au bout, passer dans le travail ce temps encore qu'il y a jusqu'à mourir : " Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! " ^
D'ailleurs la certitude de la vision que Rimbaud contemple suffit maintenant à apaiser le martyre qu'il souffrait ici-bas. Puisqu'il sait que son innocence trouvera sans faute un jour le climat dont elle a besoin, il cesse de sentir la violence qui lui est faite en ce monde : " Les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. " ^ Dès maintenant, après le terrible " combat spirituel " ^, il est en communication directe avec son bonheur futur et le souffle déjà en parvient par instants jusqu'à lui : " Cependant, c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et, à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splen-
- Une Saison en enfer : A dieu ^ p. 307.
' Ibidem, p. 307.
' Ibidem, p, 308.
- Ibidem, p. 308.
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dides villes. " ^ L'être innocent connaît maintenant son avenir ; la patience descend en lui et l'endurcit ; il ren- ferme soigneusement ses cris et ses sursauts ; il a assez de savoir. Son occupation désormais, c'est uniquement d'at- tendre " son jour " '\ — le jour où il pourra reprendre toute la place dont il a besoin, où, pour contenir son âme intacte, un corps intact et glorieux lui sera donné : " Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. " ' C'est sur l'apaisement de " cette promesse surhumaine faite à son corps et à son âme créés " ^ que se termine la Saison en Enfer.
L'idée d'innocence explique, comme nous venons de le voir, toute l'œuvre de Rimbaud. Elle explique même davantage : le renoncement de Rimbaud à poursuivre cette œuvre, son étrange et soudaine mort poétique. Il y a dans le brusque silence de ce génie de dix-neuf ans un mystère qu'on a tenté d'éclaircir par les hypothèses les plus diverses. Je ne pense pas qu'on puisse en venir à bout par la seule considération de la biographie du poète. C'est dans la nature même de son œuvre qu'il faut chercher les raisons pour quoi il ne l'a point continuée. Écrire ne fut jamais pour lui qu'un moyen, — le moyen de se débarrasser de son âme, de projeter hors de lui le mal merveilleux dont il était atteint. Les Illuminations le fixèrent à la façon dont certains corps fixent les gaz, en s'en imprégnant. Dans la Saison en enfer^ Rimbaud voulut
- Une Saison en enfer : Adieuj p. 308.
- Les Illuminations : Génies p. 1 70.
- Une Saison en enjer : AdieUy p. 309.
- Les Illuminations : Matinée d* ivresse, p. 183.
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le fixer en un autre sens, ainsi qu'un médecin fait pour une maladie: par l'exploration ; il comptait bien découvrir, en même temps que sa véritable essence, le remède qui l'en guérirait à jamais. Nous avons vu qu'il y réussit ; nous avons vu naître et se développer sous son regard la vision du paradis. Lorsqu'il l'eut enfin conquise dans toute son évidence, il ne lui resta plus qu'à en attendre l'accomplissement. Auprès de cette formidable espérance, quel sens pouvait garder à ses yeux la littérature? Sitôt la Saison en Enfer publiée, il en détruisit l'édition, comme on jette un instrument dont on ne se servira plus. Et qu'avait- il besoin qu'elle fût lue ? Il lui suffisait de l'avoir écrite. Par elle, il savait maintenant tout ce qu'il avait voulu savoir. Par elle, il avait saisi, en figure, le bien que toute son âme désirait. Cette promesse contre son visage ^, c'était assez désormais pour lui. Tant il l'avait bien comprise, il pouvait même l'oublier. Elle avait passé dans son sang ; il n'avait plus que faire des phrases et des mots qui l'avaient découverte et portée jusqu'en lui.
��*
��Si cette explication d'un silence si extraordinaire paraît insuffisante, qu'on veuille bien prendre patience. Nous tâcherons de la compléter à la fin de cette étude. La certitude de sa délivrance future n'est assurément pas la seule raison du renoncement poétique de Rimbaud, parce
" Comparez : " La douceur fleurie des étoiles, et du ciel, et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous." (Les Illuminations : Mystique, p. 173J
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que ridée d'innocence n'est pas le seul contenu de ses poèmes. Son œuvre est tout de même autre chose que le réceptacle de son intraitable perfection, autre chose qu'un corps pour son âme. Si nous nous sommes bornés jusqu'ici à cette façon de la considérer, c'était pour éviter toute distraction dans notre analyse. Il convient maintenant de reprendre l'étude de Rimbaud à un nouveau point de vue. Nous avons examiné ce qui de lui-même avait passé dans son œuvre ; il faut voir maintenant ce que celle-ci contient du monde, ce qu'elle a, si l'on peut dire, avalé non plus du sujet, mais de l'objet. — C'est en même temps changer d'attitude à son égard : au lieu de nous dévouer à l'éclaircir, à en rendre compte, à faire apparaître son unité, nous allons y chercher notre bien, l'exploiter à notre usage, la mettre en coupe. Devenons résolument égoïstes : ce n'est plus à servir Rimbaud que nous nous engageons mainte- nant, mais à le rançonner.
(à suivre.) Jacques Rivière.
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TROIS LETTRES INÉDITES
DE RIMBAUD
Elles sont, de divers lieux, adressées à M. Ernest Delahaye, son ami d’enfance ; et, de même que celles parues dans le numéro de la Nouvelle Revue Française d’octobre 1912, elles nous ont été communiquées par M. Henri Saffrey, bibliophile. Le ton de familiarité bouffonne qui y est employé pourra, à d’aucuns, paraître grossier, cynique, voire méchant. Nous le tenons, nous, pour très délicat, pour mieux délicat que des civilités, que des mondanités, le plus souvent hypocrites. Car, outre qu’il est de complaisance, ce ton cache à peine, sous le masque sarcastique, truculent et irrité, des résonances très profondes d’angoisse, çà et là se trahissant, et l’écho de cette charité, de cette bonté, de cet esprit de sacrifice dont ceux qui ont bien connu Arthur Rimbaud de son vivant ont apporté le témoignage : le destinataire de ces trois lettres-ci, en particulier.
La première, mai 1873, est datée de Roche (Ardennes), où la famille Rimbaud, savons-nous, surveillait à ce moment-là la reconstruction des bâtiments d’exploitation agricole détruits, quelques années auparavant, par un incendie. Arthur a dix-huit ans. Le « livre païen », ou « livre nègre », dont il parle n’est autre que la Saison en Enfer ; et point n’est besoin de réfléchir beaucoup pour se rendre compte que la partie du livre à laquelle il travaille est le considérable chapitre intitulé Mauvais Sang. Le présent document approuve donc ce que, à une époque où il n’était pas encore tombé sous nos yeux, nous avons écrit à ce sujet dans Jean-Arthur Rimbaud, le Poète. Est-il nécessaire de faire remarquer que la façon badine dont Rimbaud parle de son travail est démentie par ces mots du premier post-scriptum : « Mon sort dépend de ce livre » ?
Dans cette lettre, on verra jusqu’à quel point l’auteur de la Saison en Enfer s’intéressait aux Romances sans Paroles de Verlaine,[1] — car c’est des Romances sans Paroles qu’il s’agit au troisième alinéa, — et que, non content, selon le propre aveu du Pauvre Lélian, de l’avoir « poussé beaucoup à les faire », il s’occupait, avec Ernest Delahaye, de leur trouver un imprimeur à Charleville.
L’on constatera aussi, toujours à propos de Verlaine, que Rimbaud n’accepta pas sans hésitation le rendez-vous à Bouillon, en suite duquel rendez-vous, eut lieu, le 25 mai, le dernier départ des deux amis pour l’Angleterre, départ précédant d’un mois et demi le drame de Bruxelles.
La deuxième lettre, février 1875, a été écrite de Stuttgart. Rimbaud, après des séjours en diverses villes et surtout à Londres, où sa mère et l’une de ses sœurs avaient demeuré un certain temps avec lui, se trouvait en Allemagne depuis le 13 de ce mois de février. Ce serait donc de la seconde quinzaine du mois qu’il faudrait au juste dater la lettre, et la date du 15 mentionnée en son cours se rapporte évidemment au mois de mars. Cela, d’ailleurs, se vérifie tant par la première des Lettres publiées en volume au Mercure de France que par des documents conservés par la famille.
On sait que Verlaine, peu après sa sortie de la prison de Mons, chercha à joindre Rimbaud. Le sachant à Stuttgart, il y courut, sans avis préalable, pensant sans doute causer à son ancien camarade une heureuse surprise. Il l’imaginait de manières invariées, et c’est pourquoi — nous tenons ces détails de Verlaine lui-même — il se présenta à lui sous un accoutrement plutôt romantique. Mais le Bateau ivre s’était plus assagi que Sagesse. Rimbaud, très correct en la pension de famille qu’on lui avait choisie, accueillit Verlaine froidement ; et si, sur les instances larmoyantes de ce dernier, afin d’avoir la paix, il consentit à une excursion hors de la ville, ce fut pour gagner la Forêt-Noire et lui infliger là ce que, par délicieux euphémisme, il appelle une « remonstration ».
Une phrase, dans cette lettre, est troublante. C’est celle où Rimbaud dit n’avoir plus qu’une semaine de Wagner et regretter un argent payant de la haine, ainsi que le temps employé à rien. En marge, parmi des dessins, on lit ces mots : Wagner verdammt in Ewigkeit (Wagner damné pour l’éternité) ! S’agit-il du grand musicien, ou tout simplement d’un habitant de Stuttgart avec lequel Rimbaud est en rapports ? Le lecteur interprétera comme il l’entendra. Nous lisons là, nous, entre autres choses, l’opinion exprimée beaucoup plus tard par Nietzsche sur l’auteur de Parsifal. Au reste, Rimbaud, qui, selon la juste et forte expression de Paul Claudel, n’était pas de ce monde, devait nécessairement, vivant en France, détester les Français, et, vivant en Allemagne, haïr les Allemands.
Enfin, n’oublions pas qu’en 1875 il a vingt ans. Le rapprochement de cette lettre avec la partie de Jeunesse intitulée Vingt ans (page 234 de l’édition nouvelle des Œuvres) et aussi avec la partie intitulée Guerre, qui suit, devient, sous un certain rapport, suggestif. Faudrait-il en conclure qu’en réalité certaines illuminations sont postérieures à la Saison en Enfer ?
La troisième lettre, 14 octobre 1875, a été envoyée de Charleville. À cette date, le destinataire, M. Ernest Delahaye, était, croyons-nous, professeur au collège Notre-Dame à Rethel, où Verlaine, qui lui succéda, devait, un peu plus tard, colliger Sagesse. Dans cette lettre, l’initiale V. désigne Verlaine ; le « Loyola », c’est Verlaine aussi, et le mot « grossièretés » se rapporte, sans nul doute, à des vers réguliers de Cellulairement. Il y aurait certes lieu de s’étonner de l’appréciation, si l’on ne savait l’horreur nourrie par Rimbaud, après 1873, à l’endroit de ce genre de littérature, horreur qu’il conserva jusqu’à la fin, à ce point que le seul aspect typographique de vers réguliers le mettait en colère. Néanmoins, malgré sa réprobation des vers et sa volonté, manifestée ailleurs, de ne plus revoir Verlaine, il aimait à recevoir — on le constatera — les communications de celui qu’il avait autrefois, avant même de le connaître personnellement, qualifié de vrai poète.
Il n’a plus, dit-il — est-ce à regret ? — d’activité à dépenser du côté de la littérature.
I
Cher ami, tu vois mon existence actuelle dans l’aquarelle ci-dessous.
Ô Nature ! ô ma mère !
[Dans le ciel, un petit bonhomme avec une bêche en ostensoir et ces mots lui sortant de la bouche : « ô nature ô ma sœur ! » — Par terre, un bonhomme plus grand, en sabots, une pelle à la main, coiffé d’un bonnet de coton, dans un paysage de fleurs, d’herbes, d’arbres. Dans l’herbe, une oie avec ces mots lui sortant du bec : « ô nature ô ma tante ! »]
Quelle chierie ! et quels monstres d’innocince (sic), ces paysans. Il faut, le soir, faire deux lieues, et plus, pour boire un peu. La mother m’a mis là dans un triste trou.
[Le hameau de Roche, vu de la maison où a été écrite la Saison en Enfer et où les exemplaires de la brochure livrés par l’imprimeur ont été détruits. En bas du dessin, ces mots : « Laïtou, mon village. »]
Je ne sais comment en sortir : j’en sortirai pourtant. Je regrette cet atroce Charlestown, l’Univers, la Bibliothè., etc… Je travaille pourtant assez régulièrement ; je fais des petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. C’est bête et innocent. Ô innocence ! innocence ; innocence, innoc… fléau !
Verlaine doit t’avoir donné la malheureuse commission de parlementer avec le sieur Devin, imprimeux (sic) du Nôress[2]. Je crois que ce Devin pourrait faire le livre de Verlaine à assez bon compte et presque proprement. (S’il n’emploie pas les caractères emmerdés du Nôress[2]. Il serait capable d’en coller un cliché, une annonce !)
Je n’ai rien de plus à te dire, la contemplostate de la Nature m’absorculant tout entier : Je suis à toi, ô Nature, ô ma mère !
Je te serre les mains, dans l’espoir d’un revoir que j’active autant que je puis.
Je rouvre ma lettre. Verlaine doit t’avoir proposé un rendez-vol au dimanche 18, à Bouillon. Moi je ne puis y aller. Si tu y vas, il te chargera probablement de quelques fraguements (sic) en prose de moi ou de lui, à me retourner.
La mère Rimb. retournera à Charlestown dans le courant de Juin. C’est sûr, et je tâcherai de rester dans cette jolie ville quelque temps.
Le soleil est accablant et il gèle le matin. J’ai été avant-hier voir les Prussmans à Vouziers, une sous-préfecture de 10.000 âmes, à sept kilom. d’ici. Ça m’a ragaillardi.
Je suis abominablement gêné. Pas un livre. Pas un cabaret à portée de moi, pas un incident dans la rue. Quelle horreur que cette campagne française. Mon sort dépend de ce livre, pour lequel une demi-douzaine d’histoires atroces sont encore à inventer. Comment inventer des atrocités ici ? Je ne t’envoie pas d’histoires, quoique j’en aie déjà trois, ça coûte tant ! Enfin voilà !
Prochainement je t’enverrai des timbres pour m’acheter et m’envoyer le Faust de Goethe, biblioth. populaire. Ça doit coûter un sou de transport.
Dis-moi s’il n’y a pas de traduction de Shakespeare dans les nouveaux livres de cette biblioth..
Si même tu peux m’en envoyer le catalogue le plus nouveau, envoie.
II
Verlaine est arrivé ici l’autre jour, un chapelet aux pinces… Trois heures après on avait renié son dieu et fait saigner les 98 plaies de N. S. Il est resté deux jours et demi, fort raisonnable et sur ma remonstration s’en est retourné à Paris, pour, de suite, aller finir d’étudier là bas dans l’île.[3]
Je n’ai plus qu’une semaine de Wagner et je regrette cette argent (sic) payant de la haine, tout ce temps foutu à rien. Le 15 j’aurai une Ein freundliches Zimmer[4] n’importe où, et je fouaille la langue avec frénésie, tant et tant que j’aurai fini dans deux mois au plus.
Tout est assez inférieur ici — j’excèpe (sic) un : Riessling, dont j’en vite un ferre en vâce des gôdeaux gui l’onh fu naîdre, à ta sandé imperbédueuse. Il soleille et gèle, c’est tannant.
[En haut de la lettre, à gauche, une maison de quatre étages protégée par une clôture et entourée d’arbustes ; une voiture, d’où sort un petit bonhomme empressé, arrêtée devant ; sous le tout, en biais, ces mots : Wagner verdammt in Ewigkeit ! expectorés par un personnage fantastique occupant toute la marge de gauche.
Au bas de la lettre un paysage de ville où se voient, à gauche, des pieux et des bouteilles formant oriflammes, sur lesquels sont écrits ces mots Riessling, Fliegende blatter ; et, de gauche à droite, une espèce de cirque avec, en dessous, des sortes de montagnes et, encore en dessous, ces mots : vieille ville ; puis des maisons avec des squares, des arbres, un tramway qui roule vers le haut et en tournant, et, encore plus haut, des étoiles et un croissant noir. Tout ce fouillis parsemé, de Riess, Riessling en lettres capitales.]
III
Reçu le Postcard et la lettre de V. il y a huit jours. Pour tout simplifier, j’ai dit à la Poste d’envoyer ses restantes chez moi de sorte que tu peux écrire ici, si encore rien aux restantes. Je ne commente pas les dernières grossièretés du Loyola, et je n’ai plus d’activité à me donner de ce côté-là à présent, comme il paraît que la 2e « portion » du « contingent » de la « classe » 74 va-t-être appelée le trois novembre suivnt ou prochain : la chambrée de nuit :
On a faim dans la chambrée —
C’est vrai……
Émanations, explosions,
Un génie : Je suis le gruère !
Lefebvre : Keller !
Le génie : Je suis le Brie !
Les soldats coupent sur leur pain :
C’est la Vie !
Le génie : — Je suis le Roquefort !
— Ça s’ra not’mort…
— Je suis le gruère
Et le brie..… etc.
On nous a joints, Lefèvre et moi… etc.
De telles préoccupations ne permettent que de s’y absorbère. Cependant renvoyer obligeamment selon les occases les « Loyolas » qui rappliqueraient.
Un petit service : veux-tu me dire précisément et concis — en quoi consiste le « bachot » ès-sciences actuel, partie classique, et mathém., etc. — Tu me dirais le point de chaque partie que l’on doit atteindre : mathèm., phys, chim, etc. et alors des titres immédiats, et le moyen de se procurer des livres employés dans ton collège par ex. pour ce Bachot à moins que ça ne change aux diverses universités : en tous cas de professeurs où d’élèves compétents, t’informer à ce point de vue que je te donne. Je tiens surtout à des choses précises, comme il s’agirait de l’achat de ces livres prochainement. Instruct. militaire et « Bachot », tu vois, me feraient deux ou trois agréables saisons ! Au diable d’ailleurs ce « gentil labeur. » Seulement sois assez bon pour m’indiquer le plus mieux possible la façon comment on s’y met.
Ici rien de rien.
— J’aime à penser que le Petdeloup et les gluants pleins d’haricots patriotiques ou non ne te donnent pas plus de distraction qu’il ne t’en faut. Au moins ça ne « chlingue pas la neige », comme ici.
À toi « dans la mesure de mes faibles forces. »
P. S. — La corresp : « en passepoil » arrive à ceci que le « Némery » avait confié les journaux du Loyola à un agent de police pour me les porter ! 58
��COMMENT L'AMOUR
COLORE LE TEMPS
��Je sais que tout ceci n'est qu'un prêt usuraire : Le charme du secret et du lit défendu^ V âpre ardeur d'un baiser rapide et téméraire^ Et r adieu d'un beau corps à mon cou suspendu.
Ainsi je vais tâchant h divertir l'attente Du créancier fatal qui peut venir demain^ Et mon toit chaque nuit est pareil à la tente Qu'on déploie et reploie au bord du grand chemin.
��II
��J'ai vainement cherché du secours dans les livres. Qu'ils sont pâles! qu'ils sont auprès de ma douleur Privés de sang^ si loin de l'obscure chaleur Qu'entretient sous la peau la tristesse de vivre l
�� � COMMENT L AMOUR COLORE LE TEMPS 59
Ils nous parlent de haut dans un langage clair Quiy le même pour tsus^ nest donc vrai pour personne : Pourquoi la chose écrite a-t-elle toujours Pair Uune femme sans cœur qui discute et raisonne f
��III
��La paix, mais c'est le bruit qui nous en fait P aumône !
Fracas assourdissants, feux du soir, où choisir
Un asile plus sûr pour rêver à loisir
Que dans votre incendie et dans votre cyclone f
Sans le pavé qui prend toute peine à merci. Ou pourrions-nous creuser à notre aise un souci. Et divaguer tout haut, et dans la brume étreindre Le bonheur attendu qui semble toujours poindre ?
��IV
��Appuyée a mon bras ma douleur m'accompagne. Lorsque sur le trottoir je rencontre un ami Qui me vante un tableau qu'il a vu en Espagne, Elle discrètement se détourne a demi.
Mais je sens que son œil en dessous me surveille. Et quand déjà mon cœur franchit les cols la-bas. Elle se penche et glisse un mot dans mon oreille... Nous revoici marchant tous deux du même pas.
�� � 6o LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
��Tout bouillonnant de bruit et de lumière crue^ * Comme un vase clos^ plein d'un liquide qui bouty Le petit café bar où je m'endors debout Toujours semble au moment d'éclater dans la rue.
Ma vie aussi concourt à créer cet air chaud : Sur la mousse fumante^ à chaque instant^ mon rêve Gonfle une bulle d'or qui resplendit et creve^ Et mon cœur à Paris ajoute un soubresaut.
��VI
��Comme un gland détaché retourne au sol immense^ Au noir humus profond qui nourrit la forêt^ Mon âme en s' endormant s'enfonce et disparaît Dans la grande misère et la grande démence.
Paris dans son giron berce alors mon sommeil^ Son âpre suc répare obscurément ma forcCy Et la 'graine^ au matin^ déchirant son écorce^ Un nouvel arbre naît qui verdit au soleil.
VII
Un matin je m'éveiîle^ ah ! je suis libre ^ seul! Et sous l'arche du pont le saphir étincelle^ Et dans mon sein ma vie est plus chaude que celle Qui bourdonne en été dans les fleurs du tilleul !
�� � COMMENT l'amour COLOJRE LE TEMPS 6l
Quel souci hier encor me voilait la lumière^ Comme un souffle ternit Veau pure d'un miroir? O soleily ô miracle ! il m'est donné de 'boir Le jour ^ et cette fois est comme la première !
vni
Mon sang n'avait qu'un cri : " Délivré^ délivré ! " Et je marchais.., La nuit cependant est venue y Brusquant sous une averse au fond d'une avenue Le départ du rayon qui m'avait enivré.
C'est un frisson pareil au retour de la fièvre^ L'heure où Paris rallume a la hâte au travers Des arbres dépouillés ses feux tremblants d'hiver^ Et tout l'ancien dégoût me remonte à la lèvre.
��IX
��Vous dites y mes amis : " François sait rire. " Eh ! oui. Je ris, et vous pensez que ma plume exagère. - Ne devinez-vous pas sous la mousse légère Comme un trésor de peine à chaque heure enfoui ?
Ne comprenez-vous pas la grande politesse Qui met mon âme au ton de vos propos joyeux ? Mais au seuil de mes vers la mascarade cesse. Et mon visage alors est nu pour tous les yeux.
�� � 62 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
X
Ah ! du moinSy mon amour^ épuisons V amertume^ Goûtons dans cet excès comme une autre douceur^ Fiions h nos plaisirs le mal qui nous consume^ Et dans notre tourment cherchons notre bonheur.
Regardé cette rose : elle est d'un sombre rouge^ Et le parfum qui brûle en son creuset profond Est si fort quon croirait le voir soudain qui bouge Et s'échappe en fumée et se brise au plafond.
��XI
��Flambe donCy ô douleur^ et renais de ta cendre^ Grand feu dans la grand' salle ^ honneur de mon château! N'arrêtez pas^ ô jours ^ de monter^ de descendre Avec le battement régulier d'un marteau y
Pour que mon cœur frappé qui bondit et qui souffre ^ Mêlant les cris de l'âme aux soupirs de la chair ^ Résonne chaque soir sur l'enclume de fer ^ Et dans l'obscurité darde un long jet de soufre.
XII
Lorsque dans le brouillard les onze c$0ps tardifs ^'envolent lourdement de la tour la plus proche^ Onze fois étonné ^ mon esprit se raccroche Onze fois au dernier de nos instants furtif s.
�� � COMMENT l'amour COLORE LE TEMPS 63
Tout veut me retenir^ tout rn implore et me touche : Le silence^ un reflet du foyer ^ la pâleur Du drap défait dans V ombre et la molle chaleur^ Et ce pli du sommeil dans le coin de ta bouche^
XIII
Mais quelquefois^ pareil au chardon qui frissonne^ Murmure sous mon front un désir irrité De me lever ^ de fuir avant que F heure sonne^ Pour détourner le cours de la fatalité.
Dénouant en secret tous mes liens d esclave^ Dans tes bras^ au milieu d'un long baiser souvent^ le songe au pur contact qui rafraîchit et lave^ A Pazur de la nuit^ à Peau du ciel^ au vent,..
XIV
J'ai pour voisin^ jailli des vapeurs de la berge ^ Un peuplier droit comme un mât^ robuste et fin ^ Qui devant ma maison se balance sans fin Et dédie à la lune un amour clair et vierge.
Rien ne peut en^idir son rêve gracieux^
On dirait que l'hiver le rend même plus vaste^
Et sa légèreté demeure grave et chaste^
Parce qu'elle est sans cesse un élan vers les deux.
�� � 64 LA NOUVELLE REVUE. FRANÇAISE
J'ai pour conseil encore et pour tuteur bizarre Un vieux h akau pensif dont le plat-bord reluit *'
Juste sous ma fenêtre et que y entends la nuit Respirer en tirant un peu sur son amarre.
Sa coque tout bas chante et dit dans sa chanson La douceur de V ennui ^ le repos dans F épreuve^ Au point qu'en le voyant si calme sur le fleuve Je me sens tout confus comme un jeune garçon,
XVI
— Ehl quoi^ me dira-t-on^ voila qu'une péniche Apres un peuplier vous occupe à son tour !
Quelle part F une et l'autre ont-ils dans votre amour Et dans cette douleur dont vous êtes si riche ?
— Rien que la part du rêve et d'un rêve assez fou : Dépouiller l'homme enfin ^ mais garder de la vie
La sève ou le reflet^ ce qui fait qu'on envie
Et l'arbre et le bateau^ jusqu'à l'humble caillou.
XVII
Ah ! s'évader un soir de notre chair brûlante^ Pour s'en aller quêter le silence et la paix Dans une autre enveloppe où l'âme obtuse est lente Comme un jour endormi derrière un verre épais I
�� � COMMENT l'amour COLORE LE TEMPS 6^
Lorsque y tard dans la nuity seul avec les fanttmeSy Je lis pour détourner mon cœur de trop souffrir^ Ne plus sentir ce front qui bat entre mes paumes^ Ne plus penser^ et cependant ne pas mourir I
XVIII
Las de suivre les jeux de la flamme dans Vâtre^ Tai passé mon habit — pourquoi pas faire honneur A mes ennuis autant quun autre à son bonheur ? — Ety cravaté de blanCyje m'en fus au théâtre.
C'était dans le plus vaste et le plus décoré : Les stucs et les velours semblaient d'une voix bête Jurer du haut en bas : " La vie est une fête ! " Quel cauchemar ! le pire : un cauchemar doré,
XIX
S'il est un lieu d'exil^ c'est pendant un entr'acte Un foyer d'Opéra somptueux et fané y Ou pend du plafond roux un lustre surannéy Clair symbole du temps qui croule en cataracte,
La mort la comme ailleurs n'accorde aucun sursisy MaiSy l'effroyable vieilky elle y fait la coquettCy Ety tout du long des murs y rangés sur la banquette y Au milieu des vivants des spectres sont assis.
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XX
Vâme exilée ici Vest moins que la musique. Pauvre musique en pleurs dans un vide éternel^ Qui persiste^ en dehors de toute loi physique^ Lorsque la salle est comble — absurde et solennel!
O musique captive^ ô musique vendue A ces barbares Turcs comme une esclave^ toi I Toi, la grande vestale et la fille du roi, 'Pareille sous le rouge a la femme perdue !
XXI
" Chacun de vos huitains semble un flot qui déferle. Dira l'un, on ne sait comment les relier, " n autre : " Ton vers eût-il la belle eau d'une perle, Il faut encore un fil pour bâtir un collier î "
— O trop logique esprit, que ton discours me peine î De sa voix, de ses yeux, de son tendre proM, Ariane a formé précisément un fil Qui partout où je vais se déroule et m' enchaîne.
XXII
Entrer dans un café, bâiller à F Opéra, Prendre un morne intérêt a quelque assaut de boxe. Tout cela c'est douleur d'amour, sans paradoxe. Car en des soirs pareils mon cœur souvent Dleura.
�� � COMMENT l'amour COLORE LE TEMPS 67
V heure la plus navrante est V heure où Von s^ amuse. Nos pères Pont bien su, qui gravaient dans le bois, Ayant posé sa f aulx pour jouer du hautbois. Sous un toquet à plume une horrible camuse,
XXIII
Loin de m' emprisonner dans une tour d'ivoire. L'amour et la douleur mainte fois m'ont conduit Dans ces déserts ou seuls les astres de la nuit Contemplent la cité du pauvre, énorme et noire.
Tout tremblant je passais les portes derrière eux. Et longtemps nous errions par la ville interdite. L'amour me disait : " Vois ", et la douleur: " Médite ", Et depuis ces soirs-là j' ai pitié des heureux,
XXIV
Une pitié de prince, orgueilleuse et tranquille, Sachant que le bonheur n'apprend rien en effet. Qu'il n'est pire indigent qu'un être satisfait. Et qu! une joie égale est sotte ou puérile.
Si nous pesions nos jours dans nos deux poings fermés, Dans l'un mettant le rire et dans l'autre les larmes, De quel côté seraient les souvenirs aimés. Ceux qui devant la mort sont nos dernières armes ?
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XXF
O pauvre, ô roi des rois, comment les murs d'un Louvre Pourraient-ils contenir le trône où tu f assieds ? Les mondes sont couchés entre ses quatre pieds. De sorte que, le soir, sa grande ombre les couvre.
D'autres peuvent singer ton farouche appareil En négligeant leur barbe ou se drapant de bure. Je i offre une souffrance, hélas ! à ma mesure. Qui ne va pas plus haut. Seigneur, que ton orteil,
XXVI
Rien que cela : poser ma tête sur ton sein. Mon amour, c'est mon doux, c'est mon cruel partage. Ma joie et mon remords, et c'est bien davantage : Le toucher qui m'inspire ou trouble mon dessein,
La chaleur de ce corps que mes lèvres chérissent. Ce parfum qui m'accueille et, lorsque je m'en vais. Me suit, ce feu jaloux, sombre, inquiet, mauvais. Voilà tout le climat ou mes songes fleurissent,
XXVII
Lorsque j' avais quinze ans, je ne comprenais point Pourquoi le bien-aimé dit à la bien-aimée : " Ta grâce est redoutable à l'égal d'une armée. " Mais ces mots entraînaient ma rêverie au loin,,.
�� � COMMENT l'amour COLORE LE TEMPS 69
Depuis il m' a paru que V ardente hyperbole N"* exprimait pas assez combien V amour estforty Combien sous son regard la chair est lâche et folle ^ Et je dis : " Redoutable à l'égal de la mort, *'
XXVIII
Redoutable minute^ ô minute de joie Ou le silence ému semble avoir tressailli^ Lorsque^ dans la lueur d'un tison qui rougeoie^ Hors de ses voiles^ nue^ Ariane a jailli l
Ah! mes esprits peureux prennent déjà la fuite ! Et maintenant ma chair est seule et tremble un peu De voir^ de bas en haut coloré par le feu ^ Ton corps d'un rose ardent comme une terre cuite,
XXIX
Mieux qu'aucun texte grec^ la rougeur d'une braise^ La beauté d'une femme et l'élan du désir^ Dans Paris pluvieux^ en l'an mil-neuf-cent-treize ^ M'ont révélé ton sens antique^ ô dur plaisir !
Tour que l'instinct sacré parlât dans ce poème^ Je n'ai point déterré le satyre cornu^ Mais à force d'amour j'ai rejoint^ j'ai tenu Dans mes bras un moment Aphrodite elle-même.
�� � yO V LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
XXX
C'est un soir, un éclair ouvrant son aile énorme Comme un grand oiseau bleu redressé sur son nid, La terre h sa clarté parut vieille et difforme. Et voici qu effrayé notre cheval hennit.
Il n'a plus reconnu sous ce manteau livide Le chemin qu il faisait chaque jour plusieurs fois. Le vent se tut, la feuille eut peur au bord du vide. Fuis un rire terrible éclata sur les bois,
XXXI
Orage de Pété, ton souvenir m'enseigne Que mon âme est la sœur de ce pauvre animal. Mais plus mystérieux, plus profond est mon mal. Et plus caché l'éclair dont la pâleur me baigne.
Tout a changé, la route et le calme horizon. Mes devoirs les plus doux, mes plus chères idées Prennent en un clin d'œil des figures ridées. Est-ce que Dieu veut rire aussi sur ma maison ?
XXXII
— Permettez, interrompt une voix ironique. Vous nous parliez tantôt avec force chaleur Des conseils de P amour, des leçons du malheur. Maintenant tout n'est plus que tonnerre et panique.
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— Eh ! bien oui, la pensée est vive sous le fouet. Le vent souffle^ mon cœur comme une feuille y plonge^ Mais c'est dans F ouragan une feuille qui songe ^ A la fois du destin F élève et le jouet,
XXXIII
couleurs^ sons, odeurs, hors de votre atmosphère Nos passions mourraient dans un vide glacé. Et c'est vous que le temps amalgame pour faire Nos souvenirs d'amour quand l'amour a passé.
Thésaurisez, mes yeux, dans votre chambre noire ! Allez, mes sens, allez, faites votre moisson, Tour les jours de disette et la froide saison Où mon cœur sans désirs vivra sur ma mémoire I
XXXIV
Accueille l'humble image et le bruit familier : Peut-être un jour n' auras-tu pas d' autre fortune Que d'évoquer ce pas furtif dans l'escalier Ou cet angle du toit éclairé par la lune.
Rends grâce au dieu caché dans le plus bref instant. Garde pour lui ton âme inclinée et ravie, La plus longue vertu ne pèse pas autant: C'est cela ton amour et c'est cela ta vie,
François Porche.
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Dans la cour de l’immeuble où nous avions loué un appartement, M. et Mme de Guermantes avaient une demeure formant hôtel sur laquelle j’acquis assez vite des renseignements, grâce à Françoise. Car les Guermantes qu’elle désignait souvent, par les mots de en dessous, en bas, étaient sa constante préoccupation, depuis le matin où, jetant, pendant qu’elle coiffait maman, un coup d’œil défendu, irrésistible et furtif dans la cour, elle disait : « Tiens, deux bonnes sœurs ; cela va sûrement en dessous » ou « Oh ! les beaux faisans à la fenêtre de la cuisine, il n’y a pas besoin de demander d’où qu’il deviennent, le Duc aura-t-été à la chasse », jusqu’au soir, où entendant un bruit de piano, un écho de chansonnette, elle tirait cette conclusion : « Ils ont du monde en bas, c’est à la gaieté ! »
Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l’intérêt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, était celui où, la porte cochère s’ouvrant à deux battants, Mme de Guermantes montait dans sa calèche. C’était habituellement peu de temps après que nos domestiques avaient fini de célébrer cette sorte de Pâque solennelle que nul ne doit interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant laquelle ils étaient tellement « tabous » que mon père lui-même ne se serait pas permis de les sonner, sachant d’ailleurs qu’aucun ne se serait pas plus dérangé au cinquième coup qu’au premier et qu’il aurait ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise (qui depuis qu’elle était une très vieille femme, se faisait, à tout propos, ce qu’on appelle une tête de circonstance) n’eût pas manqué de lui présenter toute la journée une figure couverte de petites marques cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors mais d’une façon peu déchiffrable le long grimoire de ses doléances, les raisons profondes de son mécontentement.
Les derniers rires du festin sacré une fois achevés, Françoise qui était à la fois, comme dans l’église primitive, le célébrant et l’un des fidèles, se versait un dernier verre, détachait de son cou la serviette, la pliait en essuyant à ses lèvres un reste d’eau rougie et de café, la passait dans un rond, remerciait d’un œil dolent « son » jeune valet de pied (qui, pour faire du zèle, lui disait : « Voyons, madame, encore un peu de raisin ») et allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu’il faisait trop chaud « dans cette misérable cuisine ». En jetant avec dextérité dans le même temps qu’elle tournait la poignée de la croisée et prenait l’air, un coup d’œil désintéressé sur le fond de la cour, elle y dérobait furtivement la certitude que la duchesse n’était pas encore prête, et couvait un instant de ses regards passionnés et dédaigneux la voiture attelée. Puis, cet instant d’attention une fois donné aux choses de la terre, elle levait les yeux au ciel dont elle avait d’avance deviné la pureté en sentant la douceur de l’air qui venait d’entrer par la fenêtre et regardait à l’angle du toit la place où des pigeons, pareils à ceux qui décoraient le faîte de sa cuisine, à Combray, venaient faire leur nid au dessus de la cheminée de ma chambre et dont, à chaque printemps, je retrouvais, soudain éclos, le roucoulement matinal, comme un cocorico adouci, transposé et mauve.
— Ah ! Combray ! Combray ! s’écriait Françoise, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les gorge-rouges, au lieu d’entendre cette misérable sonnette de notre jeune maître qui me fait tout le temps courir le long de ce satané couloir. Hélas, pauvre Combray ! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors je ne les sentirai plus tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort je crois que j’entendrai encore ces trois coups de sonnette qui m’auront damnée d’avance dans ma vie.
Mais elle était interrompue par les appels de Jupien, le giletier, celui qui avait tant plu autrefois à ma grand’mère le jour où elle était allée voir Mme de Villeparisis, et n’occupait pas un rang moins élevé dans la sympathie de Françoise, et qui, ayant levé la tête en entendant ouvrir la fenêtre, cherchait déjà depuis un moment à attirer l’attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu’avait été Françoise affinait alors pour un instant le visage ronchonneur de notre vieille cuisinière alourdie par l’âge, la mauvaise humeur et la chaleur du fourneau et c’est avec un mélange charmant de réserve, de familiarité et de pudeur, qu’elle adressait au giletier un gracieux salut mais sans lui répondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle n’eût pas osé les braver jusqu’à causer par la fenêtre. Elle lui montrait la calèche attelée, en ayant l’air de dire : « Des beaux chevaux, hein », mais en réalité parce qu’elle savait qu’il allait lui répondre, en mettant la main devant la bouche :
— Vous aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et même peut-être plus qu’eux, mais vous n’aimez pas tout cela.
Et Françoise après un signe modeste, évasif et ravi qui pouvait signifier : « Chacun son genre, ici c’est à la simplicité », refermait la fenêtre de peur que maman n’arrivât. Ces « vous » qui eussent pu avoir plus de chevaux que la Duchesse de Guermantes s’ils avaient voulu, c’était nous, mais Jupien avait raison de dire « vous » car — comme ces plantes qu’un animal à qui elles sont entièrement unies nourrit d’aliments qu’il attrape, mange, digère pour elles et qu’il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu, — Françoise vivait en symbiose avec nous ; c’est nous qui avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d’élaborer les petites satisfactions d’amour-propre dont était formée — en y ajoutant avec le droit reconnu d’exercer librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne, la petite gorgée d’air à la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir son neveu — la part de contentement indispensable à sa vie. Aussi notre départ d’un immeuble que nous avions longtemps habité (et « où on était si bien estimé de partout »), l’installation dans une nouvelle maison où les premiers jours, le concierge ne nous connaissant pas, Françoise avait cessé momentanément de recevoir les marques de considération nécessaires à sa bonne nutrition morale, l’avaient jetée dans un état de dépérissement pendant la durée duquel elle faisait continuellement entendre des lamentations. « C’est l’ennui ! » disait-elle quand on l’interrogeait sur son mal, et elle donnait au mot ennui ce sens si fort qu’il garde dans les tragédies de Corneille et dans les lettres des soldats qui se suicident par regret de leur fiancée, de leur village, par « ennui ». Mais elle se releva rapidement du sien, car Jupien (« De bien bon monde ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent bien sur la figure ») lui procura un plaisir, aussi vif et plus raffiné que celui qu’elle aurait eu si nous avions pris une voiture, en sachant tout de suite comprendre et enseigner dans toute la maison que si nous n’en avions pas, d’équipage, c’est que nous ne voulions pas.
Et quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant l’air de ne pas s’occuper de lui, et en lui désignant seulement d’un air détaché une chaise, pendant qu’elle continuait son ouvrage, Françoise mettait si habilement à profit les quelques instants qu’il passait dans la cuisine, à attendre la réponse de maman, qu’il était bien rare qu’il repartît sans avoir indestructiblement gravée en lui la certitude que « si nous n’en avions pas, c’est que nous ne voulions pas ». Si elle tenait tant d’ailleurs à ce qu’on nous sût riches, ce n’est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fût aux yeux de Françoise le bien suprême. Mais la vertu sans la richesse n’était pas non plus son idéal. La richesse, selon Françoise, était pour la vertu comme une condition nécessaire, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite et sans charme. Françoise les séparait si peu qu’elle avait fini par prêter à chacune les qualités de l’autre, à exiger quelque confortable dans la vertu, à reconnaître quelque chose d’édifiant à la richesse.
Une fois la fenêtre refermée elle commençait en soupirant à ranger la table de la cuisine.
— Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, j’avais un ami qui y avait travaillé ; il était second cocher chez eux. Et je connais quelqu’un, pas mon copain alors, mais son beau-frère, qui avait fait son temps au régiment avec un piqueur du Baron de Guermantes.
— La duchesse doit être alliancée avec tout ça, c’est de la même parenthèse, disait Françoise. C’est une grande famille que les Guermantes ! ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille à la fois sur le nombre de ses membres et l’éclat de son illustration, comme Pascal, la vérité de la Religion sur la Raison et sur l’autorité des Écritures. Car n’ayant que ce seul mot de « grand » pour les deux choses, il lui semblait qu’elles n’en formaient qu’une seule, et son vocabulaire avait ainsi par endroits un défaut qui projetait de l’obscurité jusque dans la pensée. — Je voulais demander à leur maître d’hôtel si c’est eux qui ont leur château à dix lieues de Combray, mais c’est un vrai seigneur, un grand pédant, qui ne cause pas, on dirait qu’on lui a coupé la langue. Ah ! si c’était à moi le château de Guermantes, on ne me verrait pas souvent à Paris. Faut-il tout de même que des maîtres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur et Madame, en aient des idées pour rester dans cette misérable ville quand ils seraient libres d’aller à Combray. Qu’est-ce qu’ils attendent pour prendre leur retraite puisqu’ils ne manquent de rien ; d’être morts ? Ah ! si j’avais seulement du pain sec à manger et du bois pour me chauffer l’hiver, il y a longtemps que je serais dans la pauvre maison de mon frère à Combray. Là-bas on se sent vivre au moins, on n’a pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend les grenouilles chanter à plus de deux lieues.
— Ça doit être vraiment beau, madame, s’écriait le jeune valet de pied avec enthousiasme comme si ce dernier trait avait été aussi particulier à Combray que la vie en gondole à Venise.
— Au moins on sait dans quelle saison qu’on vit. Ce n’est pas comme ici qu’il n’y aura pas plus un méchant bouton d’or à Pâques qu’à la Noël, et que je n’ai pas seulement un petit angélus quand je lève ma vieille carcasse. Là-bas on entend chaque heure, ce n’est qu’une pauvre cloche qui sonne, mais tu te dis, voilà mon frère qui rentre des champs, tu vois le jour qui baisse, tu as le temps de te retourner avant d’allumer la lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu’on ne pourrait seulement pas plus dire que les bêtes ce qu’on a fait.
— Il paraît que Méséglise aussi c’est bien joli, madame, interrompait le jeune valet de pied au gré de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenaît par hasard de nous avoir entendu parler, à table, de Méséglise.
— Oh ! Méséglise, disait Françoise avec le large sourire qu’on amenait toujours sur ses lèvres quand on prononçait ces noms de Méséglise, de Combray, de Roussainville : ils faisaient tellement partie de sa propre existence qu’elle éprouvait à les rencontrer au dehors, à les entendre dans une conversation, une gaieté assez voisine de celle qu’un professeur excite dans sa classe en faisant allusion à tel personnage contemporain dont ses élèves n’auraient pas cru que le nom pût jamais tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-là étaient pour elle quelque chose qu’ils n’étaient pas pour les autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties ; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de l’esprit, parce qu’elle retrouvait en eux beaucoup d’elle-même.
— Oui tu peux le dire, mon fils, c’est assez joli Méséglise, reprenait-elle en riant finement ; mais comment que t’en as entendu causer, toi, de Méséglise ?
— Comment que j’ai entendu causer de Méséglise ? mais c’est bien connu ; on m’en a causé et même souvent, répondait-il avec cette criminelle inexactitude des informateurs qui chaque fois que nous cherchons à nous rendre compte objectivement de l’importance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous met dans l’impossibilité d’y réussir.
— Ah ! je te promets qu’il fait meilleur là sous les poiriers que près du fourneau.
— Mais c’est à Combray même, chez une cousine de Madame, que vous étiez placée, alors ?
— Oui chez Mme Octave, ah ! une bien sainte femme, mes pauvres enfants, et où il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, que vous pouviez arriver dîner à cinq, à six, ce n’était pas la viande qui manquait et de première qualité encore, et du porto blanc, et du porto rouge, tout ce qu’il fallait. Comme nous disait M. le curé, s’il y a une femme qui est sûre d’aller près du bon Dieu c’est bien celle-là. Pauvre Madame, je l’entends encore qui me disait de sa petite voix : « Françoise, vous savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que si je mangeais ».
Elle leur parlait aussi d’Eulalie comme d’une bien bonne personne ; depuis qu’Eulalie était morte, elle avait en effet complètement oublié qu’elle l’avait peu aimée durant sa vie.
Mais déjà depuis un quart d’heure maman disait :
— Mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire ! Voilà plus de deux heures qu’ils sont à table.
Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Françoise, son valet de pied, le maître d’hôtel entendaient les coups de sonnette non pas comme un appel, et sans songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s’accordent quand un concert va bientôt reprendre et qu’on sent qu’il n’y aura plus que quelques minutes d’entr’acte. Aussi quand les coups commençaient à se répéter et à devenir plus impatients, nos domestiques se mettaient à y prendre garde et, estimant qu’ils n’avaient plus beaucoup de temps devant eux avant la reprise du travail, à un tintement de sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir et prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette devant la porte, Françoise montait ranger ses affaires dans son sixième, et le maître d’hôtel ayant été chercher du papier à lettres dans une chambre expédiait rapidement sa correspondance préparée.
Malgré la morgue de leur maître d’hôtel, Françoise avait pu dès les premiers jours m’apprendre que les Guermantes n’habitaient pas leur hôtel en vertu d’un droit immémorial mais d’une location assez récente, et que le jardin sur lequel il donnait, du côté que je ne connaissais pas, était assez petit et semblable à tous les jardins contigus ; et je sus enfin qu’on n’y voyait ni gibet seigneurial, ni moulin fortifié, ni sauvoir, ni colombier à piliers, ni four banal, ni grange à nef, ni châtelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants, non plus que péagers, ni aiguilles, chartes murales, ou montjoies. Mais un ami de mon père avait rendu quelque individualité à cette demeure déchue en nous disant un jour de Madame de Guermantes : « Elle a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle a la première maison du faubourg Saint-Germain. » Sans doute le premier salon, la première maison du Faubourg Saint-Germain, c’était bien peu de chose auprès des autres demeures que j’avais successivement rêvées.
D’ailleurs mon esprit était embarrassé par certaines difficultés, et la présence du corps de Jésus-Christ dans l’hostie ne me semblait pas un mystère plus obscur que ce premier salon du faubourg Saint-Germain situé sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre entendre battre les meubles le matin. Mais la ligne de démarcation qui me séparait du faubourg Saint-Germain, pour être seulement idéale, ne m’en semblait que plus réelle ; je sentais bien que c’était déjà le faubourg Saint-Germain, le paillasson des Guermantes étendu de l’autre côté de cet Équateur et dont ma mère avait osé dire, l’ayant aperçu comme moi un jour que leur porte était ouverte, qu’il était en bien mauvais état. Au reste, comment leur salie à manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenêtre de notre cuisine, ne m’auraient-ils pas semblé posséder le charme mystérieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d’une façon essentielle, y être géographiquement situés, puisque, avoir dîné dans cette salle à manger, c’était être allé dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respiré l’atmosphère, puisque ceux qui, avant d’aller à table, s’asseyaient à côté de Mme de Guermantes sur le canapé de cuir de la galerie, étaient tous du faubourg Saint-Germain. Sans doute ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, à certaines soirées, on pouvait voir parfois trônant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des élégants, l’un de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour à tour pour les personnes qui ne les connaissent pas, quand elles cherchent à se les représenter, l’aspect d’un tournoi et d’une forêt domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, dans la galerie obscure, il n’y avait qu’eux. Ils étaient, en une matière précieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. Même pour les réunions familières ce n’était que parmi eux que Mme de Guermantes pouvait choisir ses convives, et dans les dîners de douze, assemblés autour de la nappe servie, ils étaient comme les statues d’or des apôtres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consécrateurs, devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui s’étendait entre de hautes murailles, derrière l’hôtel, et où l’été Mme de Guermantes faisait après dîner servir les liqueurs et l’orangeade, comment n’aurais-je pas pensé que s’asseoir entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises du fer, — douées d’un aussi grand pouvoir que le canapé de cuir, — sans respirer du même coup, les brises particulières au faubourg Saint-Germain, était aussi impossible que de faire la sieste dans l’oasis de Figuig, sans être par cela même en Afrique. Et il n’y a que l’imagination et la croyance qui peuvent différencier des autres certains objets, certains êtres, et créer une atmosphère. Hélas ces sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiosités locales, ces ouvrages d’art du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute jamais donné de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de tressaillir en apercevant, de la haute mer, (et sans espoir d’y jamais aborder) comme un minaret avancé, comme un premier palmier, comme le commencement de l’industrie ou de la végétation exotiques, le paillasson usé du rivage.
Mais si l’hôtel de Guermantes commençait pour moi à la porte de son vestibule, ses dépendances devaient s’étendre beaucoup plus loin au jugement du Duc qui tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acquéreurs de biens nationaux, dont l’opinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit à sa fenêtre, descendait à la cour, selon qu’il avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston écossais de couleur rare, à longs poils, en petits paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval qu’il avait acheté. Tout le quartier du reste — et cela jusqu’à de grandes distances — ne paraissait au duc qu’un prolongement de sa cour, une piste plus étendue pour ses chevaux. Après avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes ; le piqueur courait le long de la voiture en tenant les guides, la faisait passer et repasser devant le Duc, arrêté sur le trottoir, debout, immense, habillé de clair, le cigare à la bouche, la tête en l’air, le monocle curieux, jusqu’au moment où il sautait sur le siège, menait la bête lui-même pour l’essayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maîtresse aux Champs-Élysées. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux couples qui tenaient plus ou moins à son monde : un ménage de cousins à lui, qui, comme les ménages d’ouvriers, n’était jamais à la maison pour soigner les enfants car dès le matin la femme partait à la « Schola » apprendre le contre-point et la fugue, et le mari à son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repoussés ; puis le baron et la baronne de Norpois, habillés toujours en noir, la femme en loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour pour aller à l’église.
Un jour que M. de Guermantes avait eu besoin d’un renseignement qui se rattachait à la profession de mon père, il s’était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander, et dès qu’il apercevait mon père en train de descendre l’escalier en songeant à quelque travail, et désireux d’éviter toute rencontre, le Duc quittait ses hommes d’écuries, venait à lui dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair précieuse, il le menait en laisse, fort ennuyé et ne pensant qu’à s’échapper, jusqu’au delà de la porte cochère.
Un jeune poète lyrique comme Bloch, s’il a pris un fauteuil pour entendre la Berma, ne pense qu’à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner, à se concilier le voisin que le hasard lui a donné, à poursuivre d’un sourire intermittent le regard fugace, à fuir d’un air impoli le regard rencontré, d’une personne de connaissance qu’il a découverte dans la salle et qu’après mille perplexités il se décide à aller saluer au moment où les trois coups en retentissant avant qu’il soit arrivé jusqu’à elle, le forcent à s’enfuir comme ses Pères les Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs qu’il fait lever. Au contraire c’était parce que les gens du monde — à ce gala de l’Opéra-Comique pour lequel j’avais eu une place — étaient dans leurs loges (derrière le balcon en terrasse), comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eût été enlevée, ou dans des petits cafés où l’on va prendre une bavaroise sans être intimidé par les glaces encadrées d’or et les sièges rouges de l’établissement, c’est parce qu’ils posaient une main indifférente sur les fûts dorés des colonnes qui soutenaient ce temple de l’art lyrique, c’est parce qu’ils n’étaient pas émus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptées qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu l’esprit libre pour écouter la pièce si seulement ils avaient eu de l’esprit. On n’avait mis en vente que les fauteuils et la Princesse de Parme avait placé, parmi ses amies, toutes les loges.
S’élevant à peu de hauteur au-dessus de l’orchestre, où j’étais, les baignoires ne montraient d’abord que ces ténèbres parmi lesquelles on rencontrait d’un coup comme le rayon d’une pierre précieuse qu’on ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux célèbres, ou comme un médaillon d’Henri IV détaché sur un fond noir le profil incliné du Duc d’Aumale. Mais presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours, s’étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant au fur et à mesure que le spectacle s’avançait leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l’une après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et s’élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscure où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbés l’ondulation d’un flux ; après, commençaient les fauteuils d’orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et plane, les yeux limpides et réfléchissants des déesses des eaux. Car les strapontins de la rive, les formes des monstres de l’orchestre, pouvaient tout au plus s’y peindre suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu’elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d’âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d’adresser un sourire ou un regard : les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elle se penchaient vers eux, elles leurs offraient des bonbons ; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui tardive, souriante et confuse venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les divines sœurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les œuvres des hommes amenait les déesses curieuses qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes.
Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la Princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un banc de corail, à côté d’une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu’un rayon aurait pratiquée, obscure et perpendiculaire, dans le cristal ébloui des eaux…… Et quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu’au plafond du théâtre où étaient peintes de froides allégories, c’était comme si j’avais aperçu, grâce au déchirement miraculeux des nuées coutumières, l’assemblée des Dieux en train de considérer le spectacle des hommes, sous un vélum rouge, dans une éclaircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Tandis que je contemplais cette apothéose momentanée avec un trouble que mélangeait de paix le sentiment d’être ignoré de ces Immortels, la Duchesse, qui m’avait vu une fois avec son mari, mais avait dû oublier mon visage et mon nom, se trouvait par la place qu’elle occupait dans la baignoire, regarder les Madrépores anonymes et collectifs du public de l’orchestre dans lequel je sentais heureusement mon moi dissous ; mais au moment où, en vertu des lois de la réfraction, avait dû venir se peindre dans le courant impassible et bleu de ses yeux, la forme confuse du protozoaire dépourvu d’existence individuelle que j’étais, je vis une clarté les illuminer : la Duchesse, de déesse devenue femme et me semblant tout d’un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantée de blanc qu’elle tenait appuyée sur le rebord de la loge, l’agita en signe d’amitié ; mes regards se sentirent croisés par l’incandescence involontaire et les feux des yeux de la Princesse qui les avait fait entrer à son insu en conflagration en les bougeant pour chercher à voir à qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci qui m’avait reconnu, fit pleuvoir sur moi l’averse étincelante et bleue de son sourire.
Maintenant tous les matins, bien avant l’heure où elle sortait, j’allais par un long détour me poster à l’angle de la rue qu’elle descendait d’habitude et quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais d’un air distrait, regardant dans une direction opposée et levais les yeux vers elle quand j’arrivais à sa hauteur mais comme si je ne m’étais nullement attendu à la voir.
Mais je n’aurais pu dire à quoi je reconnaissais Madame de Guermantes, car chaque jour dans l’ensemble de sa personne, la figure était autre comme la robe et le chapeau.
Pourquoi tel jour voyant s’avancer de face sous une capote mauve, une douce et lisse figure aux charmes distribués avec symétrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait résorbée, apprenais-je par une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de Guermantes ? pourquoi ressentais-je le même trouble, affectais-je la même indifférence, détournais-je les yeux de la même façon distraite que la veille à l’apparition de profil, dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d’un nez en bec d’oiseau, le long d’une joue rouge, sous un œil perçant, rappelant quelque divinité égyptienne ? Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans l’apercevoir, quand tout d’un coup, au fond d’une boutique de crémier cachée entre deux hôtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se détachait le visage confus et nouveau d’une femme élégante qui était en train de se faire montrer des « petits suisses » et, avant que j’eusse eu le temps de la distinguer venait me frapper comme un éclair qui aurait mis moins de temps à m’atteindre que le reste de l’image, le regard de Madame de Guermantes ; une autre fois ne l’ayant pas rencontrée et entendant sonner midi je me disais que ce n’était plus la peine de rester à attendre ; je reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbé dans ma déception, regardant sans la voir une voiture qui s’éloignait, je comprenais tout d’un coup que le mouvement de tête qu’une dame avait fait de la portière était pour moi et que cette dame dont les traits dénoués et pâles ou au contraire contendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, ou au bas d’une haute aigrette, le visage d’une étrangère que j’avais cru ne pas connaître, était Mme de Guermantes par qui je m’étais laissé saluer sans même lui répondre. Et à cause de ces apparitions successives de visages différents occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste, dans l’ensemble de sa toilette, mon amour n’était pas attaché à telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient selon les jours la place des autres et qu’elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer mon trouble pourvu qu’à travers elles, à travers le nouveau collet et la joue inconnue, je sentisse que c’était toujours Mme de Guermantes. Ce que j’aimais c’était la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c’était elle, dont l’hostilité me chagrinait, dont l’approche me bouleversait, dont j’aurais voulu capter la vie et exterminer les amis ! Qu’elle arborât une plume bleue, qu’elle montrât un teint enflammé, ses actions avaient toujours pour moi la même importance. Même le visage que, avant de m’endormir, je me représentais clair et blond étant le plus souvent quand le matin je le voyais de près, rouge et sombre, bientôt le désir qui chaque soir me décidait de ne pas manquer de sortir le lendemain, ce ne fut plus celui de retrouver une tête d’or mais de revoir une peau couperosée.
Je n’aurais pas senti moi-même que Madame de Guermantes était excédée de me rencontrer chaque jour que je l’aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et de pitié, qui était celui de Françoise quand elle m’aidait à m’apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes affaires je voyais s’élever un vent contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui pouvait nous arriver de désagréable, un pouvoir dont la nature m’est toujours restée obscure. Peut-être n’était-il pas surnaturel et aurait-il pu s’expliquer par des moyens d’informations qui lui était spéciaux ; c’est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les aient apportées à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité transmises, non par télépathie, mais de colline en colline à l’aide de feux allumés. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maîtresse exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et avaient-ils répété ses propos à Françoise.
Mais plus probablement la crainte, l’attention et la ruse avaient fini par donner de nous à notre servante, cette sorte de connaissance intuitive et presque divinatoire que le matelot a de la mer, le gibier du chasseur et le malade de la maladie. Je n’ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation secrète sans avoir trouvé d’avance sur le visage de Françoise, des condoléances toutes préparées ; et si, dans ma colère d’être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse mais visible et à la conscience qu’elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres, comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait ? du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’est au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même avait de peine à douter, quand elle l’avait lu « sur » le journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque pût, contre une demande adressée par la poste, envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de faire rapporter cinquante pour cent sur tout capital. Mais, la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans le dernier volume de cet ouvrage, par une personne qui me fut plus chère), que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement, sans attendre les paroles et sans même tenir ensuite aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, dans ce temps-là, il m’arrivait souvent de dire des choses où je ne mettais nullement la vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actions, fort bien interprêtées par Françoise. Mais pour cela il eût fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, — comme chez tout le monde — commandées d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, — par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre, ces besognes urgentes et chétives.
Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Le pensait-elle vraiment ? L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être afin qu’on ne prît pas la fille de Jupien pour la remplacer. Toujours est-il que je compris l’impossibilité de savoir d’une manière directe et certaine si Françoise m’aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui me donna l’idée qu’une autre personne n’est pas devant nous immobile et visible, avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard, comme un jardin avec toutes ses plates-bandes au delà d’une grille, mais que d’elle, il n’existe pas pour nous de connaissance directe, et tout au plus une inductive et d’ailleurs fort trompeuse, les paroles et même les actions ne nous donnant que des renseignements insuffisants et généralement contradictoires sur cette ombre à jamais mystérieuse où nous ne pouvons pas pénétrer et où nous imaginons tour à tour avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l’amour.
J’aimais vraiment Mme de Guermantes ; le plus grand bonheur que j’eusse pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d’elle, n’ayant plus de maison où habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. J’imaginais qu’elle le faisait. Que de fois je me suis raconté cette histoire ! Mme de Guermantes m’y disait des choses si tendres que je ne pouvais pas cesser de lui savoir gré même une fois que j’avais fini de lire, que j’avais refermé, mon roman intérieur, d’ailleurs purement d’aventures, stérile et sans vérité. Dans le jugement général que, une fois l’illusion dissipée, je portais sur le caractère de Madame de Guermantes, je faisais entrer en ligne de compte la douceur des mots que, dans ma rêverie, je lui avais fait prononcer.
J’étais allé retrouver Saint-Loup dans la ville où il était en garnison. C’était, dans le nord, une de ces petites cités aristocratiques et militaires entourées d’une campagne étendue où par les beaux jours flotte dans le lointain une sorte de buée intermittente et sonore qui révèle les changements de place d’un régiment à la manœuvre comme un rideau de peupliers par ses sinuosités dessine le cours d’une rivière qu’on ne voit pas. Et l’atmosphère, (même dans les rues, les avenues et les places) finit par y contracter une sorte de perpétuelle vibratilité musicale et guerrière ; le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s’y prolonge en vagues appels de clairon indéfiniment ressassés, aux oreilles hallucinées, par le silence.
Un souvenir, un chagrin, sont choses mobiles. Un moment on ne les apercevait plus, aussitôt ils reviennent, de longtemps ils ne vous quittent plus. Il y avait des jours où je ne pensais plus à Mme de Guermantes. Mais certains soirs en traversant la ville pour aller vers le restaurant où dînait Saint-Loup, j’avais peine à marcher, on aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d’un être est substitué aux viscères, il semble qu’il tienne plus de place qu’eux, on le sent perpétuellement, et puis quelle ambiguïté d’être obligé de penser une partie de son corps. Seulement il semble qu’on vaille davantage. À la moindre brise on soupire d’oppression mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S’il était clair, je me disais : peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles, et qui sait si en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : « Une bonne nouvelle, ma tante m’a écrit, elle voudrait te voir, elle va venir ici. »
Tout en m’acheminant vers le restaurant je me disais : « Il y a quatorze jours que je n’ai vu Mme de Guermantes. » Et aussitôt ce n’était plus seulement les étoiles et la brise mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Je me disais : « Elle n’attendra peut-être pas plus longtemps pour venir à résipiscence. Quatorze jours, c’est long. » Et je ne songeais pas qu’elle, elle n’attendait pas, et que ces quatorze jours de séparation, immenses à travers le microscope de mon regret qui m’avait permis d’en compter chaque dixième de seconde, étaient infimes, peut-être pur néant, et resteraient tels, même quand à eux se seraient ajoutés cent fois quatorze jours, pour Mme de Guermantes qui pendant tout ce temps n’avait pas pensé, ne penserait pas une seule fois à moi. Chaque jour était maintenant comme la crête mobile d’une colline incertaine, d’un côté de laquelle je me sentais descendre vers l’oubli, tandis que de l’autre je pouvais, si j’y retombais, être entraîné par le besoin de revoir Mme de Guermantes. Un jour je me dis : « Il y aura peut être une lettre ce soir » et en arrivant dîner j’eus le courage de dire à Saint-Loup :
— Tu n’as pas par hasard des nouvelles de Paris ?
— Si, me répondit-il, d’un air sombre, elles sont mauvaises.
Je respirai quand je compris que ce n’était que lui qui avait du chagrin et que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse.
J’appris peu à peu qu’une querelle avait éclaté entre lui et elle, soit par elles, soit qu’elle fût venue un matin le voir entre deux trains et sans que je l’eusse su.
En tous cas maintenant c’est par correspondance que leur différend se poursuivait. Elle lui déclarait qu’elle allait le quitter. Il lui écrivait à tout moment. Il avait beau savoir qu’elle ne lui avait jamais rien livré de ses pensées, qu’il ne la connaissait pas, que s’il pouvait essayer d’induire ce qu’elle désirait, ce qu’elle voulait, c’était seulement de ses actions et jamais de ses dires qui n’étaient même pas assez uniformément mensongers pour qu’il suffît d’en prendre le contrepied, malgré cela il attachait à eux une importance extraordinaire. Aussi quoique persuadé qu’il avait fait pour elle tout ce qui était possible, dans un moment comme celui-ci où elle était méchante avec lui, il éprouvait le besoin de lui demander, de la supplier de lui écrire ce qu’elle pouvait avoir à lui reprocher et si en effet elle finissait par formuler un reproche, immédiatement, il se mettait durant de longues pages à y répondre, à le réfuter. Pourtant bientôt, il cessa d’écrire à sa maîtresse, car il ne voulut pas transiger sur certains points et crut devoir soit sincèrement, soit par feinte accepter une rupture. Peut-être le tourment de quitter sa maîtresse pouvait lui sembler moindre que celui de rester avec elle dans certaines conditions. Et même s’il lui était plus cruel, peut-être jugeait-il cette inflexibilité nécessaire à maintenir ce qu’il croyait qu’elle avait encore pour lui de respect et d’amour. L’idée qu’il était brouillé avec sa maîtresse s’échappait à tout moment du cerveau de Saint-Loup en tourbillons épais, mon ami s’habituait à cette atmosphère oppressante, il aurait peut-être fini par y vivre. Mais parfois il avait à l’état de veille de ces courts répits comme le sommeil en donne. Puis tout d’un coup Robert apercevait de nouveau en lui, il venait toucher comme pour la première fois, cette idée qu’il était brouillé avec sa maîtresse. Il lui semblait découvrir cette idée, il la trouvait nouvelle ; les trois semaines pendant lesquelles il l’avait connue ne pouvaient être en effet qu’un rêve car elle était trop cruelle et trop en contradiction avec le souvenir des années passées pour qu’il eût réussi déjà pendant trois semaines à en supporter la souffrance et à en admettre la possibilité. Pourtant cette idée restait bien en lui à la même place, il s’éloignait d’elle, y revenait, étouffait en lui-même, aurait voulu s’échapper hors de son corps, hors de la vie.
Il ne dormait plus un instant la nuit. Une fois il s’assoupit chez moi, vaincu par la fatigue. Mais tout d’un coup il commença à parler, il voulait courir, empêcher quelque chose, il disait : « je l’entends, vous ne, vous ne… » Il s’éveilla. Il venait de rêver, me dit-il peu après, qu’il était à la campagne chez le maréchal des logis chef. Il avait remarqué que celui-ci avait tâché de l’écarter d’une certaine partie de la maison. Il avait deviné que le maréchal des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux que Robert savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait distinctement entendu les petit cris que sa maîtresse avait l’habitude de pousser à certains moments voluptueux. Il avait voulu forcer le maréchal des logis de le mener dans la chambre. Et celui-ci le maintenait pour l’empêcher d’y aller, tout en ayant un air digne, froissé de cette indiscrétion et que Robert me dit qu’il ne pourrait jamais oublier.
— Mon rêve est idiot, ajouta-t-il, encore tout essoufflé.
Mais je vis bien que pendant l’heure qui suivit il fut plusieurs fois sur le point de télégraphier à sa maîtresse que la réconciliation était faite. Puis son rêve s’effaça un peu de son esprit. Il ne savait rien d’elle, il avait beau à chaque instant attendre une lettre, son ordonnance ne lui en apportait plus jamais. Restant sans aucune nouvelle, Robert formait toutes les suppositions. On a dit que le silence était une force, dans un tout autre sens il en est une terrible aussi aux mains de ceux qui sont aimés. Il accroît l’anxiété de celui qui attend. Rien n’invite tant à s’approcher d’un être que ce qui sépare de lui, or quelle plus infranchissable barrière que le silence ? On a dit aussi que le silence était un supplice, — et capable de le rendre fou, — pour celui qui y était astreint dans les prisons. Mais quel supplice, — plus grand que de garder le silence, — de l’endurer de ce qu’on aime ! Robert se disait : « Que fait-elle donc, pour qu’elle se taise ainsi ? Sans doute elle me trompe avec d’autres. » Et il l’accusait. Et il se disait encore : « Qu’ai-je donc fait pour qu’elle se taise ainsi. Elle me hait peut-être, et pour toujours. » Et il s’accusait. Ainsi le silence l’affolait en effet, par la jalousie et par le remords. D’ailleurs, plus cruel que celui des prisons, ce silence-là est prison lui-même. C’est une clôture immatérielle sans doute mais impénétrable, cette tranche interposée d’atmosphère vide que les rayons visuels de l’abandonné ne peuvent que traverser. Est-il un plus terrible éclairage que le silence qui ne nous montre pas une absente mais mille, et chacune se livrant à quelque autre trahison. Parfois dans une brusque détente, ce silence, Robert croyait qu’il allait cesser à l’instant, que la lettre allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il épiait chaque bruit, il était déjà désaltéré, il murmurait : « La lettre ! La lettre ! » Puis après avoir entrevu cette oasis imaginaire de tendresse il se retrouvait piétinant avec désespoir dans le désert réel du silence sans fin.
Pour moi, sans rien savoir il me semblait impossible que la maîtresse de Saint-Loup eût réellement l’intention de le quitter. Lui-même ne savait qu’en penser. Il souffrait d’avance sans en oublier une, toutes les douleurs d’une rupture qu’à d’autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens qui préparent toutes leurs affaires en vue d’un départ qui ne s’effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se situer le lendemain, s’agite momentanément, désincarnée, détachée d’eux, pareille au cœur qu’on enlève à un malade et qui continue à battre. En tout cas c’est sans doute l’espérance d’une prochaine réconciliation qui lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu’on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort. Et comme l’habitude est de toutes les plantes humaines celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la première sur le roc en apparence le plus désolé, il aurait peut-être en pratiquant d’abord la rupture par feinte fini par s’y accoutumer sincèrement. Tous les matins il venait chez moi l’œil distrait et fixe et ces jours où il souffrit tant, l’un après l’autre, dessinèrent dans mon esprit comme la courbe magnifique et dure de quelque rampe en fer forgé d’où Robert restait à sonder ce mystère qui l’avait toujours préoccupé, ce que pensait réellement sa maîtresse, ce qu’elle était, mais qui était maintenant devenu autrement urgent et douloureux puisque ce qu’il fallait déchiffrer ce n’était plus seulement ce qu’elle pensait, mais ce qu’elle voulait, ce qu’elle avait résolu, puisque ce qu’elle était au fond, et particulièrement ce qu’elle était par rapport à lui, — son amie pour toujours ou son esclave haineuse, — n’était plus seulement une essence intime sur laquelle on pouvait disserter, mais allait devenir une réalité effective traduite en actes.
Enfin il reçut cette lettre de réconciliation qu’il avait bien, je pense, imaginée plusieurs milliers de fois, mais c’était la première que la lettre n’était pas suivie du doute si elle viendrait jamais ; doute si anxieux qu’il avait toujours obligé Robert à interrompre une seconde sa pensée et par là faisait que cette idée de réconciliation possible ou de rupture peut-être définitive, Robert l’avait à tout moment abandonnée et ressaisie, plutôt qu’elle n’était restée en lui immobile. En tous cas, se rapprochant en un sens du monde de l’esprit, puisque elle était une idée, par son caractère de perpétuelle présence, par le nombre prodigieux de fois qu’elle s’était présentée chaque jour à Robert, elle tenait plutôt de la vie corporelle, organique, elle avait la fréquence et l’inlassable renouvellement des mouvements de la respiration et des battements du cœur. Et peut-être seule la souffrance, comme elle lui avait donné son rythme en y introduisant des intermittences, l’avait-elle rendue consciente comme ces sensations vitales et profondes que nous ne remarquons que si elles deviennent douloureuses.
Il reçut cette lettre où son amie lui demandait s’il consentirait à pardonner. Aussitôt qu’il sut la rupture évitée, il vit les inconvénients d’une réconciliation. D’ailleurs il souffrait déjà moins et avait presque accepté une douleur dont il se disait maintenant qu’il lui faudrait peut-être dans quelques mois retrouver la morsure. Pourtant il n’hésita pas longtemps. Et peut-être n’hésita-t-il que parce qu’il était certain maintenant de pouvoir reprendre sa maîtresse : de le pouvoir, donc de le faire.
Je revins à Paris pour me délivrer de ce fantôme insoupçonné jusque-là (que m’avait évoqué ma conversation avec elle par le téléphone) d’une grand’mère vieillie (elle qui pour moi n’avait jamais eu aucun âge), résignée à ne pas me voir, attendant une lettre de moi dans l’appartement vide. Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j’aperçus, quand entré au salon, sans que ma grand’mère fût avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J’étais là, mais plutôt je n’étais pas encore là puisqu’elle ne le savait pas ; et, comme une femme qu’on surprend en train de faire un ouvrage qu’elle cachera si on entre, elle était livrée à des pensées qu’elle n’avait jamais eues devant moi. De moi, par ce privilège qui ne dure qu’un instant, au moment du retour, d’assister brusquement à notre propre absence, — il n’y avait là que le témoin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus. Hélas ce qui se fit, mécaniquement, dans mes yeux, au moment où j’aperçus ma grand’mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessant amour, lequel avant de laisser les images que nous présentent leur visage arriver jusqu’à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette, les applique, sur l’idée que nous nous faisons d’eux, depuis toujours.
Comment puisque les joues, les épaules de ma grand’mère je leur faisais signifier ce qu’il y avait de plus délicat et de plus permanent dans son esprit, comment n’en eussé-je pas omis ce qui en elle avait pu épaissir et changer, alors que même dans les spectacles les plus indifférents de la vie, notre œil, chargé de pensée, néglige, comme ferait une tragédie classique, toutes les images qui ne concourent pas à l’action, et ne retient que celle qui peut en rendre intelligible le but. Mais qu’au lieu de notre œil ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons dans la cour de l’Institut au lieu de la sortie d’un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s’il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. Il en est de même quand quelque ruse du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse d’accourir comme elle fait d’habitude pour nous cacher ce que nous ne devons jamais contempler, quand elle est devancée par nos regards, qui arrivés les premiers sur place et laissés à eux-mêmes, fonctionnent mécaniquement à la façon d’un appareil photographique, et nous montrent au lieu de l’être chéri qui n’existe plus depuis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la mort nous fût révélée, l’être nouveau que cent fois par jour elle revêtait d’une chère et menteuse ressemblance. Et, — comme un malade qui ne s’étant pas regardé depuis longtemps, et composant à tout moment le visage qu’il ne voit pas, d’après l’image idéale qu’il porte de son moi dans sa pensée, recule en apercevant dans la glace, au milieu d’une figure aride et déserte, l’exhaussement oblique et rose d’un nez gigantesque comme une pyramide d’Égypte, — moi pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais regardée que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », les personnages de roman dont les dernières années sont isolées et attendrissent, pour la première fois, et seulement pour un instant car elle disparut bien vite, j’aperçus sous la lampe, sur le canapé, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.
Ayant laissé à Paris, malgré le printemps commençant, les arbres des boulevards à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi dans le village de banlieue où habitait sa maîtresse ce fut un émerveillement de voir chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C’était comme une de ces fêtes singulières, poétiques, éphémères et locales qu’on vient de très loin contempler à époques fixes, mais une fête donnée, celle-là, par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n’étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour ensoleillé mais encore si froid, que c’était de la neige, fondue ailleurs, qui était restée après les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour d’une blancheur plus vaste, plus unie, plus certaine, comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.
Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce trajet. Je sentais ce qu’elle était pour lui, et je me rendis même compte que lui dont les sentiments étaient pourtant d’habitude si délicats envisageait la possibilité de faire un brillant mariage, rien que pour avoir des sommes d’argent énormes et que vaincue par une richesse pareille, elle renonçât à l’idée de le quitter.
Seule elle avait des racines en lui ; l’avenir qu’il avait dans l’armée, sa situation mondaine, sa fortune personnelle, sa famille même, tout cela qui ne lui était certes pas indifférent comptait pour rien auprès des moindres choses qui concernaient sa maîtresse. C’était à elle qu’il pensait sans cesse. C’était de là que lui venaient toutes ses inquiétudes et par moments une ineffable douceur. Seul, ce qui avait rapport à elle avait pour lui du prestige, à éclipser non seulement les Guermantes mais tous les rois de la terre. Je ne sais pas s’il se formulait à lui-même qu’elle était d’une essence supérieure à tout, mais il n’avait de considération, de souci, il ne pouvait éprouver de véritable fièvre que pour ce qui la touchait. Par elle, il était capable de souffrir un martyre, de connaître des délices, peut-être de commettre un crime. Il n’y avait d’intéressant, de passionnant pour lui que ce que pensait sa maîtresse, que ce qui était dissimulé, — discernable tout au plus par des expressions fugitives, — dans l’espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si on s’était demandé à quel prix il l’estimait, je crois qu’on n’eût jamais pu imaginer un prix assez élevé. Car pour la garder il eût certainement sacrifié avec joie n’importe quelle fortune et tout ce que la fortune sert seulement, et peut ne pas suffire, à procurer, comme par exemple, une grande situation mondaine. S’il ne l’épousait pas, c’était pour la garder, pour la retenir chaque jour par l’attente du lendemain. Il savait en effet qu’elle ne l’aimait pas. Sans doute l’amour, semblable, malgré quelques diversités, chez tous les hommes, le forçait bien, par moments, puisque c’est une des manifestations morbides les plus essentielles à ce mal, à croire que sa maîtresse l’aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour pour lui n’empêchait pas qu’elle ne restât avec lui qu’à cause de l’argent qu’il lui donnait et que le jour où elle n’aurait plus rien à attendre de lui elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise.
Pour gagner la maison qu’elle habitait, nous longeâmes un petit jardin, sans doute vide et inhabité hier encore comme une propriété qu’on n’a pas loué, mais rempli maintenant par la floraison récente des branches des cerisiers et des poiriers ; et l’on ne pouvait s’empêcher de regarder avec curiosité ces nouvelles venues par lesquelles il était peuplé et embelli et dont à travers la grille on apercevait les belles robes blanches arrêtées au coin des allées.
— Écoute, puisque je vois que tu regardes tout cela, reste-là, me dit Robert, mon amie habite tout près, je vais aller la chercher.
En l’attendant je fis quelques pas ; je passai devant d’autres modestes jardins. Je voyais en plein air, çà et là, à la hauteur d’un petit étage, suspendues dans les feuillages, souples et légères dans leur fraîche toilette mauve, de jeunes touffes de lilas, qui se laissaient balancer par la brise sans s’occuper du passant qui levait les yeux jusqu’à leur entresol de verdure. Mais ce n’était pas mes yeux seuls qui les regardaient. Car j’avais reconnu en elles les pelotons violets disposés à l’entrée du parc de M. Swann, derrière la petite barrière blanche, pour les chauds après-midi de printemps, et, pour moi, cette ravissante tapisserie provinciale n’appartenait pas seulement au monde que nous observons froidement avec nos yeux. Elle en faisait commencer un autre dont nous sentons que la vision, — seule chose ici-bas qui nous enrichit, nous donne le sentiment de la plénitude intérieure et de la joie, — s’étend aussi dans notre cœur.
Je revins auprès des poiriers. Saint-Loup n’était pas encore là. Tout à l’heure devant les lilas j’avais pensé à Combray et dans ce jardin-ci c’était bien aussi les fleurs de Combray, — les fleurs qui avaient fait rêver mon enfance de tels enchantements que je ne croyais plus que, dans ce monde médiocre, elles réellement existassent, c’était bien ces fleurs-là — de poiriers, de cerisiers, que je voyais attachées aux arbres au dessus de l’ombre propice à la sieste, à la lecture, à la pêche.
Tout à coup Robert parut, accompagné de sa maîtresse, et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l’amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité plus mystérieusement enfermée dans un corps humain que le Saint des Saints dans le Tabernacle était l’objet inconnu sur lequel l’imagination de mon ami travaillait sans cesse avec le désespoir de l’appréhender jamais, en soi-même, derrière le voile des regards et de la chair, — dans cette femme je reconnus à l’instant celle que, dans la maison de passe où je n’avais jamais voulu d’elle, j’avais surnommée « Rachel quand du Seigneur » et qui disait à la maquerelle :
— Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu’un, vous me ferez chercher.
La pitié que j’aurais dû éprouver pour Robert ne fut pas le sentiment qui m’envahit alors. Non, si les larmes me vinrent aux yeux, ce fut plutôt par l’excès de la joie que me donna l’apparition au fond de moi d’une sorte de vérité confuse encore, mais qui dépassait Robert et son amie.
Je me rendais compte de tout ce que nous pouvons ajouter au petit visage d’une femme si c’est avec l’aide de notre imagination que nous l’avons connue d’abord ; et inversement à quels éléments matériels, misérables et dénués de prix peut se réduire pour un autre homme, ce qui est pour nous le but de tant d’élans, l’objet de tant de rêveries. Je comprenais que la femme qui dans la maison de passe m’avait été offerte pour vingt francs sans me paraître les valoir ni être qu’une prostituée quelconque désireuse de les gagner, pouvait représenter pour Robert plus que des millions, plus que le Jockey, plus qu’une belle carrière, s’il avait commencé par chercher en cette femme un être difficile à saisir, à garder. Ce qui m’avait été offert en quelque sorte au départ, ce visage consentant, ç’avait été pour Robert un point d’arrivée vers lequel il s’était dirigé à travers combien d’espoirs, de doutes, de rêves.
Il les avait à jamais agglutinés, pour en faire quelque chose d’unique, d’indivisible, d’indestructiblement précieux, à ce visage qui me semblait à moi interchangeable avec tant d’autres, et sous lequel je n’aurais pas eu la curiosité de chercher une personne, à ces regards, à ces sourires, à ces mouvements de lèvres, pour moi seulement significatifs d’un acte général et d’une habitude professionnelle.
Nous voudrions aller dans d’autres planètes, dans d’autres mondes. Mais ces autres mondes existent près de nous, infiniment différents, et pourtant voisins ou même faisant occuper une seule place à leurs orbes immenses. Sans doute c’était le même mince et étroit visage de cette femme que nous voyions en ce moment, Robert et moi. Mais nous ne le voyions pas dans le même monde. S’il eût appris le peu qu’elle était pour les habitants d’un autre monde, et que chacun pouvait l’avoir, il eût cruellement souffert, mais elle n’aurait pas perdu pour lui de son prix, car il n’était pas en son pouvoir de sortir du monde où il la voyait et qui mettait devant elle un voile de caresses, lui ajoutait une substructure de soupçons. Nous étions arrivés à ce visage par deux routes différentes qui ne communiqueront jamais et hors desquelles on ne peut se projeter soi-même. Comme une mince feuille soumise aux colossales pressions de deux atmosphère, ce visage était le point de rencontre de deux infinis. Nous ne le regardions pas, Robert et moi, du même côté du Mystère. Et ces jours où il avait tant souffert, ne sachant pas si elle allait le quitter, ces jours qui avaient dessiné devant moi comme une courbe magnifique, métallique et dure au dessus de laquelle Saint-Loup se penchait vers l’Inconnu, maintenant (tant il était probable que pendant ces jours-là cette femme n’avait voulu que se rire de lui, ou se l’attacher davantage, à moins qu’une fortune si inespérée lui eût tourné la tête) il me semblait en voir se profiler ironiquement l’ombre inconsistante et exactement inverse.
Robert vit que j’avais l’air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d’en face. Et leur beauté me touchait aussi. Ces arbustes que j’avais vus dans le jardin, en les prenant pour de charmantes étrangères ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand dans un autre jardin elle vit une forme et « crut que c’était le jardinier ». Gardiens des souvenirs de l’âge d’or, garants de la promesse que dans la réalité même la splendeur de la poésie et de l’innocence peuvent resplendir et être la récompense que nous nous efforcerons de mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées au-dessus de l’ombre, n’était-ce pas plutôt des anges ? Nous traversâmes le village. Les maisons en étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient l’air d’avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence chargées de fleurs.
C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être d’un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Sur quelque brigand que nous tombions au coin d’un bois, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible sinon à notre malheur, du moins à son intérêt. Mais demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles peuvent avoir autant de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre. Les malaises de ma grand’mère passaient souvent inaperçus à son attention, toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour tâcher de les guérir, elle s’efforçait en vain de les comprendre. Mais si les phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et insaisissables à la pensée de ma grand’mère, ils étaient clairs et intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu’eux et de ceux à qui l’esprit humain a fini par s’adresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les réponses d’un étranger on va chercher quelqu’un du même pays qui servira d’interprète. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s’apaisera bientôt, Cottard que, contre mon désir, on avait appelé auprès de ma grand’mère, ordonna — un jour où du reste elle ne se trouvait pas plus mal qu’elle n’était depuis plusieurs semaines déjà — qu’on prît sa température. Dans presque toute sa hauteur, le tube du thermomètre qu’on alla chercher était vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond de sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand’mère. Nous n’eûmes pas besoin de l’y laisser longtemps ; la petite sorcière n’avait pas tardé à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrent avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu’eût pu faire sur elle-même l’âme de ma pauvre grand’mère eussent été bien incapables de lui fournir ; 38, 3. Pour la première fois nous ressentîmes quelque inquiétude. Nous secouâmes bien fort le thermomètre pour effacer le signe fatidique, comme si nous avions par là pu abaisser la fièvre de ma grand’mère en même temps que la température marquée. Hélas il fut bien clair que la petite sibylle dépourvue d’âme n’avait pas donné arbitrairement cette réponse, car le lendemain, à peine le thermomètre fut-il replacé entre les lèvres de ma grand’mère que presque aussitôt, comme d’un seul bond, belle de certitude et de l’intuition d’un fait pour nous invisible, la petite prophétesse était venue s’arrêter, au même point, en une immobilité implacable, et nous montrant encore ce chiffre 38, 3, de sa verge étincelante. Elle ne disait rien d’autre mais nous avions eu beau désirer, vouloir, prier, elle ne semblait pas nous attendre et que ce fût son dernier mot avertisseur et menaçant.
Alors pour tâcher de la contraindre à nous donner une autre réponse, nous nous adressâmes à une autre créature du même règne, mais plus puissante, qui ne se contente pas d’interroger le corps, mais peut lui commander, la quinine. Nous n’avions pas fait baisser le thermomètre au-delà de 37 ½ dans l’espoir qu’il n’aurait pas à remonter au-dessus. Nous fîmes prendre de la quinine à ma grand’mère et remîmes alors le thermomètre. Comme un gardien implacable à qui on montre l’ordre d’un supérieur auprès de qui on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en règle répond : « c’est bien je n’ai rien à dire du moment que c’est comme ça, passez », la vigilante tourière ne bougea pas cette fois. Mais morose elle semblait dire : à quoi cela vous avance-t-il ? Puisque vous connaissez la quinine, elle me donnera l’ordre de ne pas bouger, une fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais, allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancé. Mais, en attendant, comme une parque montanément vaincue, elle tint immobile son fuseau d’argent. Hélas d’autres créatures inférieures, que l’homme a dressées à la chasse de ces gibiers mystérieux qu’il ne peut pas poursuivre au fond de lui-même, nous apportaient tous les jours avec une cruauté involontaire un chiffre d’albumine faible mais assez fixe pour que lui aussi parût en rapport avec quelque état persistant que nous n’apercevions pas.
Le Docteur du Boulbon ayant déclaré que ma grand’mère n’avait rien, devait « prendre sur elle » et mener la vie de tout le monde, je la décidai, sur les instances de ma mère, à faire avec moi une première sortie. Comme nous venions d’arriver aux Champs-Élysées je la vis qui sans me parler se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagé de vert, semblable aux bureaux d’action du vieux Paris, et dans lequel avaient été installés des Water Closets. Françoise s’y arrêtait souvent, au temps où je jouais avec Gilberte. La tenancière de l’établissement, vieille dame à perruque rousse et à joues plâtrées que Françoise assurait être une marquise tombée dans la misère avait alors l’habitude de m’ouvrir un cabinet, en me disant : « Vous ne voulez pas entrer ? En voici un tout propre, pour vous ce sera gratis », peut-être tout simplement comme les demoiselles de chez Boissier ou de chez Gouache, quand maman entrait faire une commande, me faisaient l’offre « pour rien » d’un des bonbons qu’elles avaient sur le comptoir sous des cloches de verre, (ce qui ne me causait d’ailleurs que des regrets, car maman me défendait d’accepter) ; ou peut-être moins innocemment comme telle vieille fleuriste qui voulait toujours me donner une rose et me faisait les yeux doux. En tous cas si la marquise avait du goût pour les garçons très jeunes, en leur ouvrant la porte de ces cubes souterrains comme les hypogées égyptiennes et où les hommes sont accroupis comme des sphinx, elle devait chercher dans ses générosités moins l’espérance de nous corrompre, que le plaisir de se montrer vainement prodigue envers ce qu’on aime, car je n’avais jamais vu d’autre visiteur auprès d’elle qu’un vieux garde forestier du jardin. Ce fut encore lui que je retrouvai quand, suivant ma grand’mère qui la main devant sa bouche, avait probablement une nausée, je montai les degrés du petit théâtre rustique, édifié au milieu des jardins. Au contrôle, comme dans ces cirques forains où le clown, prêt à entrer en scène et tout enfariné, reçoit lui-même à la porte le prix des places, la « Marquise », percevant les entrées, était toujours là avec son museau énorme et irrégulier enduit de plâtre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas qu’elle me reconnut. Le garde délaissant la surveillance des verdures à la couleur desquelles était son uniforme, causait, assis à côté d’elle. « Alors, disait-il, vous êtes toujours là. Vous ne pensez pas à vous retirer. » « Et pourquoi que je me retirerais Monsieur. Voulez-vous me dire où je serais mieux qu’ici où j’aurais plus mes aises et plus de confortable. Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction ; c’est ce que j’appelle mon petit Paris ! mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, Monsieur, il y a en un qui est sorti il n’y a pas plus de cinq minutes, c’est un magistrat tout ce qu’il y a de plus haut placé. Eh bien, Monsieur, s’écria-t-elle avec ardeur, comme prête à soutenir cette assertion par la violence, si l’agent de l’autorité avait fait mine d’en contester l’exactitude, depuis huit ans, tous les jours que Dieu a faits, comme trois heures sonnent, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l’autre, il reste plus d’une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il n’est pas venu. Sur le moment je ne m’en suis pas aperçue. Mais le soir quand tout d’un coup je me suis dit : « Tiens mais ce monsieur n’est pas venu. Il faut qu’il soit mort. » Ça m’a fait quelque chose parce que je m’attache quand le monde est bien. Aussi j’ai été bien contente quand je l’ai revu le lendemain, je lui ai dit : « Monsieur il ne vous était rien arrivé hier. » Alors il m’a dit comme ça qu’il ne lui était rien arrivé à lui, que c’était sa femme qui était morte et qu’il avait été si retourné qu’il n’avait pas pu venir. Hé bien il avait l’air triste assurément, mais il avait l’air content tout de même de revenir. On sentait qu’il avait été tout dérangé dans ses petites habitudes. C’est tel que je vous le dis. Monsieur, ajouta-t-elle d’un ton plus doux en constatant que le protecteur des massifs et des pelouses l’écoutait avec bonhomie sans songer à la contredire, gardant inoffensive dans son fourreau une épée qui avait plutôt l’air de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut rustique.
Et puis, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le monde dans ce que j’appelle mon salon. »
Enfin ma grand’mère sortit et songeant qu’elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l’indiscrétion qu’elle avait montrée en restant si longtemps, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la marquise et je m’engageai dans l’allée mais lentement pour que ma grand’mère pût facilement me rejoindre et continuer avec moi. C’est ce qui arriva bientôt. Je pensais que ma grand’mère allait me dire : « Je t’ai fait bien attendre, j’espère que tu ne manqueras tout de même pas tes amis, » mais elle ne prononça pas une seule parole si bien qu’un peu déçu je ne voulus pas lui parler le premier ; enfin levant les yeux vers elle, je vis que tout en marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l’autre côté. Je craignis qu’elle n’eût encore mal au cœur. Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l’aspect désordonné et mécontent, rouge et préoccupé d’une personne qui vient d’être bousculée par une voiture ou qu’on a retirée d’un fossé. « J’ai eu peur que tu aies eu une nausée, grand’mère ; te sens-tu mieux ? lui dis-je. » Sans doute pensa-t-elle qu’il lui était impossible, sans m’inquiéter, de ne pas me répondre. « J’ai entendu toute la conversation entre la marquise et le garde, me dit-elle. C’était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu qu’en termes galants ces choses là étaient mises. » Voilà le propos qu’elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse, son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même qu’elle n’eût fait d’habitude et comme pour montrer qu’elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais cette phrase je la devinai plutôt que je ne l’entendis, tant elle la prononça d’une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l’expliquer la peur de vomir. « Allons, lui dis-je assez légèrement pour n’avoir pas l’air de prendre trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au cœur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-Élysées une grand’mère qui a une indigestion. » « Je n’osais pas te le proposer, me répondit-elle. Mais ce sera plus sage. Pauvre chéri à qui je fais manquer ses rendez-vous. » J’eus peur qu’elle ne remarquât la façon dont elle prononçait les mots : « Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, puisque tu as mal au cœur c’est absurde. Attends au moins que nous soyons rentrés. » Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle comprenait que je m’étais aperçu qu’elle venait d’avoir une petite attaque.
Nous retraversâmes l’Avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je la fis asseoir sur un fauteuil et j’allai chercher un fiacre. Elle au cœur de qui je me plaçais toujours pour juger la plus insignifiante des personnes qui passaient, elle m’était maintenant fermée, elle était elle-même devenue une partie du monde extérieur, plus qu’à ces passants j’étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, mon inquiétude. Je ne pouvais pas lui en parler avec confiance. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins, que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n’était pas morte encore. J’étais déjà seul. Elle était déjà une étrangère. Et même ces allusions qu’elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu’elles sortaient du néant de ce même être qui demain peut-être n’existerait plus, pour qui elles n’auraient plus aucun sens, de ce néant incapable de les concevoir que ma grand’mère serait bientôt.
Nous disons bien que l’heure de la mort est incertaine mais quand nous disons cela nous nous représentons cette incertitude comme un espace vague et assez lointain, et nous ne pensons pas qu’elle ait un rapport quelconque avec la journée déjà commencée et puisse signifier que la mort — ou sa première prise de possession partielle de nous, après laquelle elle ne nous lâchera plus jusqu’à — pourra se produire dans cet après-midi même, si peu incertain, avec l’emploi de toutes ses heures réglé d’avance. On tient à sa promenade pour avoir dans un mois le total de bon air nécessaire, on a hésité sur le choix d’un manteau à emporter, du cocher à qui faire signe, on est en fiacre, la journée est tout entière devant vous, courte, parce qu’on veut être rentré à temps pour une amie ; on voudrait qu’il fît aussi beau le lendemain ; et on ne se doute pas que la mort qui cheminait en vous dans un autre plan, au milieu d’une impénétrable obscurité, a choisi précisément ce jour là pour entrer en scène, dans quelques minutes, à peu près à l’instant où la voiture atteindra les Champs-Élysées. Peut-être ceux que hante d’habitude l’effroi de la singularité particulière à la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant à ce genre de mort là — à ce genre de premier contact avec la mort — parce qu’elle y revêt une apparence connue, familière, quotidienne. Un bon déjeuner l’a précédé et la même sortie que font des gens bien portants. Un retour en voiture découverte se superpose à sa première atteinte, et si malade que fut ma grand’mère, en somme plusieurs personnes auraient pu dire qu’à 6 heures, quand nous revînmes des Champs-Élysées elles l’avaient saluée, passant en voiture découverte, par un temps superbe. Même Legrandin nous donna un coup de chapeau, en s’arrêtant, l’air étonné. Moi qui n’étais pas encore détaché de la vie, je demandai à ma grand’mère si elle lui avait répondu, lui rappelant qu’il était susceptible. Ma grand’mère me trouvant sans doute bien léger, leva sa main en l’air comme pour dire : « Qu’est-ce que cela fait ? cela n’a aucune importance ! »
Oui, on aurait pu dire tout à l’heure que, pendant que je cherchais le fiacre ma grand’mère était assise sur un banc, avenue Gabriel, qu’un peu après elle avait passé en voiture découverte. Mais eût-ce été bien vrai ? Le banc, lui, pour qu’il se tienne dans une avenue, — bien qu’il soit soumis aussi d’ailleurs à certaines conditions d’équilibre, — n’a pas besoin de vie. Mais pour qu’un être vivant se tienne, même appuyé, même en s’appuyant sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas d’habitude plus que la pression atmosphérique, parce qu’elle s’exerce dans tous les sens. Mais peut-être si on faisait le vide en nous et qu’on nous laissât supporter la pression de l’air, sentirions-nous pendant l’instant qui précéderait notre destruction, le poids terrible auquel rien ne ferait plus équilibre. De même, quand les abîmes de la maladie et de la mort s’ouvrent en nous et que nous n’avons plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se rue sur nous, alors soutenir même la pesée de nos muscles, même le frisson qui dévaste nos moelles, nous tenir immobile dans une situation stable que nous croyons d’habitude n’être rien que la simple position négative d’une chose, mais qui, si l’on veut que la tête reste droite et le regard calme, exige une véritable énergie vitale, cela devient l’objet d’une lutte aussi épuisante, aussi désespérée, que de se tenir accroché par le petit doigt au balustre d’un balcon, au-dessus du vide.
Et si Legrandin nous avait regardé de cet air étonné, c’est qu’à lui comme à ceux qui passaient alors, dans le fiacre où ma grand’mère semblait assise sur la banquette qui ne pouvait arrêter son corps précipité, elle apparut sombrant, glissant à l’abîme, se retenant désespérément aux coussins qui ne pouvaient arrêter son corps précipité, les cheveux en désordre, l’œil égaré, incapable de plus faire face à l’assaut des images que ne pouvait plus porter sa prunelle. Elle apparut, bien qu’à côté de moi, plongée dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait déjà reçu les coups dont elle portait les traces quand je l’avais vue tout à l’heure aux Champs-Élysées, son chapeau, son visage, son manteau dérangés par la main de l’ange invisible avec lequel elle avait lutté.
Le soleil déclinait ; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait à longer avant d’arriver à notre rue et sur lequel l’ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture, se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans une terre cuite de Pompeï. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir ma grand’mère en bas de l’escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma mère. Je lui dis que ma grand’mère rentrait un peu souffrante, ayant eu un étourdissement. À mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit à un désespoir immense et déjà si résigné, que je compris que depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour incertain et fatal. Elle ne me demanda rien ; il semblait, de même que la méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très malade, surtout d’une maladie qui peut affaiblir l’intelligence. Ma mère tremblait, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire qu’on allât chercher le médecin, mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre, sa voix s’arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand’mère attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu’elle nous entendit, se redressa, se tint debout, fit à maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec sa mantille en dentelle blanche lui disant que c’était pour qu’elle n’eût pas froid dans l’escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop l’altération du visage, la déviation de la bouche ; ma précaution était inutile : ma mère s’approcha de grand’mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu’à l’ascenseur, avec des précautions infinies où il y avait, avec la peur d’être maladroite et de lui faire mal, l’humilité de qui se sent indigne de toucher à ce qu’il connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux, et ne regarda pas le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne pût pas s’attrister en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille. Peut-être par crainte d’une douleur trop forte qu’elle n’osa pas affronter. Peut-être par respect, parce qu’elle ne croyait pas qu’il lui fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement de l’esprit dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus tard intacte l’image du vrai visage de sa mère, rayonnant d’esprit et de bonté. Ainsi montèrent-elles l’une à côté de l’autre, — scandalisant presque, par leur froideur, Françoise qui eût voulu qu’elles se jetassent en pleurant dans les bras l’une de l’autre, — ma grand’mère cachée dans sa mantille blanche, ma mère détournant les yeux.
… Maintenant ma grand’mère sentant qu’on ne la comprenait plus, renonçait à dire un seul mot et restait immobile. Quand elle m’apercevait elle avait une sorte de sursaut, comme ceux qui tout d’un coup manquent d’air ; elle voulait me parler, mais n’articulait que des sons inintelligibles. Alors domptée par son impuissance même, elle laissait retomber sa tête, elle s’allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s’occupant d’une action toute matérielle comme de s’essuyer la main avec son mouchoir. Elle ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation constante. Elle voulut sans cesse se lever. Mais on l’empêchait de le faire de peur qu’elle ne se rendît compte de sa paralysie. Un jour qu’on l’avait laissée un instant seule, je la trouvai debout en chemise de nuit qui essayait d’ouvrir la fenêtre. Peut-être mue par l’un de ces pressentiments, que nous lisons parfois dans le mystère de notre vie organique si obscure et où pourtant il semble que se reflète obstinément l’avenir, elle m’avait dit à Balbec le jour qu’on avait sauvé malgré elle une veuve qui s’était jetée à l’eau, qu’elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d’arracher une désespérée à la mort qu’elle a voulue et de la rendre à son martyre. Nous n’eûmes que le temps de saisir ma grand’mère, elle soutint contre ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans son fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure qu’avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu’on avait jeté sur elle quand elle s’était livrée.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, gémissant, hagard, ce n’était plus son regard d’autrefois, c’était le regard maussade d’une vieille femme qui radote.
À force de demander à ma grand’mère si elle ne désirait pas qu’elle la coiffât, Françoise finit par se persuader que ma grand’mère lui avait demandé de le faire. Elle apporta des brosses, des peignes, de l’eau de Cologne, un peignoir. Elle disait : « Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée que je la peigne, si faible qu’on soit on peut toujours être peignée. » C’est-à-dire on n’est jamais trop faible pour qu’une autre personne ne puisse, en ce qui la concerne, vous peigner. Mais quand j’entrai dans la chambre, je vis entre les mains cruelles de Françoise ravie comme si elle était en train de rendre la santé à ma grand’mère, l’éplorement d’une vieille chevelure qui n’avait pas la force de supporter le contact du peigne, et cette tête — pour qui garder une seconde la pose qu’on lui donnait eût demandé un effort surhumain, — qui s’écroulait dans un tourbillon incessant d’épuisement et de douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait avoir terminé s’approchait et je n’osai pas la hâter en lui disant : « C’est assez », de peur qu’elle me désobéît. Mais en revanche je me précipitai, quand, pour que ma grand’mère sût si elle se trouvait bien coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus d’abord heureux d’avoir pu l’arracher à temps de ses mains, avant que ma grand’mère, de qui on avait jusque là soigneusement éloigné tout miroir, n’aperçût par mégarde une image d’elle-même qu’elle ne pouvait se figurer. Mais hélas, quand un instant après je me penchai sur elle pour baiser ce beau front qu’on avait tant fatigué, elle me regarda d’un air étonné, méfiant, scandalisé : elle ne m’avait pas reconnu.
��RÉFLEXIONS SUR LA LITTERATURE
��LA VIEILLESSE D'HÉLÈNE, par Jules LemaUre (Calmann-Levy).
M. Jules Lemaître a loué, dans les Lettres a un Ami, les vieux bonapartistes, ceux qui menèrent et goûtèrent la vie parisienne avant 1870, des anecdotes qu'ils savent raconter, et des années enviables dont ils demeurent les témoins. Le temps, n'est pas très éloigné, où des vieillards aussi plaisants, contant, dans les cercles, à des jeunes gens le Paris de leur âge mûr, celui du XIX® siècle à sa fin, rappelleront avec complaisance qu'en leur temps, le dimanche soir, un Parisien ne se couchait pas sans avoir lu les douze colonnes du Sarcey sur papier blanc et les douze du Lemaître sur papier rose. La semaine parisienne n'eût pas été une table complète sans cette salière, sel de cuisine d'un côté, sel fin de l'autre. Gros sel et sel blanc, sachant qu'ils se complétaient, vivaient en bons termes, et M. Lemaître ne désignait le Francisque devenu alors une institution nationale qu'en l'appelant du nom que donnait Jacques Tournebroche à l'abbé Coignard : " Mon bon maître. " Un jour, un lecteur écrivit aux Débats pour se déclarer agacé et indigné de mots qu'il jugeait une ironie sournoise. M. Lemaître se défendit dans un feuilleton que nous conservent les Impressions de Théâtre, protesta de son affection pour Sarcey, et termina en disant qu'il n'était pas peu fier d'avoir été salué par le bon maître, un soir, comme son héritier présomptif, en ces termes savoureux : " Allez, allez, après moi c'est vous qui serez la vieille bête ! "
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Cette ancienne page des Impressions me revenait à la mémoire en relisant dans la Vieillesse d*Hélène^ une autre ancienne page des mêmes Impressions, écrite il y a bien un quart de siècle, En marge de VAbbesse de Jouarre, et que, non sans un subtil et mélancolique dessein, M. Lemaître a voulu replacer dans son livre d'aujourd'hui.
" Il y avait autrefois, dans une ville de l'Inde, un vieillard très saint, nommé Touriri, qui dès son adolescence s'était appliqué à dompter sa chair afin d'entrer vivant dans la paix du Nirvana. Mais un jour, ayant lu des livres étrangers, il reconnut la vanité de son entreprise et cessa de croire à ce qu'enseigne le Bouddha. Même il écrivit des ouvages où il démontrait que le Bouddha n'avait point fait de miracles et qu'il n'était pas Dieu. Mais, en même temps, il professait une sagesse si haute et si sereine, et ses écrits avaient tant de grâce, qu'il se fit, dans la ville et dans tout le royaume, un grand nombre de disciples et d'admirateurs.
" Cependant, Touriri continuait à vivre dans la chasteté, afin que nul ne pût dire que c'était l'attrait des plaisirs grossiers qui l'avait fait renoncer à ses premières croyances. Mais, à mesure qu'il avançait en âge, il paraissait aimer beaucoup les, femmes, et il parlait d'elles sans nécessité dans tous ses livres, comme si elles l'eussent préoccupé très vivement. Et il écrivait sur elles des choses si douces, si caressantes et si délicates, que tous ceux qui le lisaient en étaient charmés et troublés jusqu'au fond de leur cœur.
" Or, un jour, une veuve de trente ans... "
Ce Touriri, qui avait vers 1889 la figure d'Ernest Renan, voici que, pareil à ce portrait de l'artiste que les sculpteurs allemands mettaient au pied d'une chaire à prêcher quand ils l'avaient achevée, M. Jules Lemaître, le plaçant à la fin de la Vieillesse d'^Hélène, nous y laisse cette fois reconnaître sa figure à lui. Il paraît d'abord au lecteur que l'auteur a tout simple- ment continué à donner des Contes en Marge, à exploiter comme
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La Fontaine un genre qui est devenu son modique, mais délicat et parfait domaine. Et cependant, si l'art reste le même, cette troisième gerbe n'est pas faite du même blé que les deux autres. Sarcey avait prédit à M. Lemaître qu'il serait un jour " la vieille bête " : entendons cela en tout bien tout honneur. Comme ce pauvre diable qui était si malheureux qu'il en devint Polonais, M. Lemaître doit convenir qu'il a réalisé la prédiction de Sarcey, au point qu'il en est devenu royaliste, la dernière chose évidemment que Sarcey eût prévue. Je ne sais pas si, après ce petit conte de Touriri, Renan lui a écrit : " Quand vous aurez mon âge, vous ferez votre Abbesse de Jouarre, à côté de laquelle la mienne ne paraîtra plus qu'une très petite sœur converse. " En tout cas la Vieillesse d^Hélèney vieillesse de l'Hélène intime et spirituelle qui fut l'âme de M. Lemaître, c'est, comme lui-même nous l'indique imperceptiblement du doigt par ce retour de Touriri, son Abbesse de Jouarre.
Il est d'ailleurs très curieux et très élégant de voir chacune des trois séries de Marges, pour la fantaisie apparente, dessiner une figure qui n'appartient qu'à elle, et qui marque, dans la sagesse du conteur trois nonchalants étages. Au vrai, la pre- mière série seule rend le son clair de la vraie sagesse, et chacun presque de ses contes est composé, comme une eau très pure, transparente et souriante, de ces deux éléments fluides, la clairvoyance et l'indulgence. Il y a beaucoup de mal dans le monde, les belles chimères ne font qu'ajouter à ce mal ou du moins n'en diminuent rien, et, pour alléger un peu son poids, pour obtenir un peu de bien, vaut seulement une sagesse usuelle, faite de bon sens et de mesure, humble de cœur et industrieuse des mains. C'est la leçon de Thersite, du Premier Mouvement^ de VÈcole des Rois, de la Seconde Vie des Sept Dormants, de presque tous les autres contes aussi. Dans V Innocente diplomatie d^Hélène, la Tyndaride, qui n'est pas encore la vieille Hélène, s'assortit à ce chœur par les plus françaises des fines et bonnes manières. Et tout le recueil se placerait sous l'invocation de Sainte Marthe :
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" On sait que cette sainte si raisonnable et si modérée devint, par la suite, la patronne la plus populaire des Méridionaux. Ainsi le voulut l'indulgente ironie divine. " N'oublions pas que la plupart de ces contes sont contemporains de l'excursion de Jules Lemaître dans la politique, alors qu'avec de candides artifices, il avait rêvé de faire de la Patrie Française une sainte Marthe, qui, après avoir tué la Tarasque, fût devenue la patronne des Méridionaux et de nous. Espérons qu'il nous donnera un jour les Mémoires de sa vie sur ces temps et sur d'autres : en tout cas voilà dans ces premières Marges les mémoires de son imagination.
La seconde série contient bien, avec V Enfant Jésus et le Bon Maçon, un souvenir de la période des bonnets à poil et des bonnes élections. Mais, dans son ensemble, elle réalise avec indépendance et souplesse toutes les significations du titre : elle s'ouvre, en guise de préface, par la lecture académique 5«r les Vieux Livres, et, cette fois, M. Lemaître s'efforce de donner à ses contes un tour historique, objectif, de nous faire penser aux livres mêmes à l'occasion desquels il les écrit. En marge de Vilkhardoin met en présence, simplement, l'âme occidentale sérieuse, simple et forte, l'âme grecque passionnée de subtilités et mère des hérésies. Le Renégat ne vise qu'à évoquer la figure de Saint-Louis. Panurge marié et Dulcinée mènent le Don Quichotte et le Pantagruel à la conscience claire, à l'intelligence désabusée et tranquille qui les achève comme la fumée du soir sur le toit d'une maison humaine. Mère et file, La Fontaine chez les Voleurs, le Journal du duc de Bourgogne nous font pénétrer aussi délicatement dans le cœur de Madame de Sévigné, de La Fontaine, de Fénélon. Cette seconde série est du temps où M. Jules Lemaître, passé des conférences politiques aux conférences littéraires, étudiait, un peu pour eux-mêmes. Racine, Fénélon, Chateaubriand. Il cherche, dans les vieux livres, l'âme de ces vieux livres : il ne leur demande pas, ou leur demande moins, de nous révéler, la sienne.
�� � Mais des vingt-trois contes de la Vieillesse d'Hélène, une vingtaine redisent à peu près la même sagesse : qu’il n’y a de vrai que l’amour, que tout revient à l'amour, que ne pas faire l'amour c’est immanquablement faire des bêtises, et que faire l’amour c’est peut-être bien, c’est même sûrement, faire une bêtise encore, mais que c’est au moins faire la bêtise suprême, et que c’est d’être la suprême qu’elle se révèle admirable et devient la sagesse. Touriri I " parlait des femmes sans nécessité dans tous ses livres, comme si elles l’eussent préoccupé très vivement ". Touriri II, Touriri fils de Touriri, lit des livres qui n’en parlent pas toujours, qui, à son avis, n’en parlent pas assez, et il les conduit doucement à en parler, il s’appuie sur leurs fictions pour les solliciter et les achever dans le sens qui par- dessus tout l’occupe. Les marges des vieux livres, dans lesquelles il écrit, ressemblent alors à celles des livres neufs qu’achètent les collégiens : les premières feuilles de leurs Géorgiques portent dans les blancs les notes attentives dont les peuplent la bonne volonté d’octobre et les oracles rendus par le professeur sur la grammaire ou la prosodie ; mais le quatrième chant, expliqué dans les mois chauds de l’année qui finit, ne reçoit plus sur ses pages que des profils de minois tendres, et des nez retroussés sous des chignons vastes...
La vieillesse est misérable, parce que sont assis, qui la tourmentent, à ses côtés, les fantômes décharnés de l’Amour, et même, comme deux Dioscures noirs, ses fantômes alternés et jumeaux, l’un qui flétrit Hélène et l’autre qui empoisonne Pénélope. " Hélène de Sparte, fille du Cygne et de Léda, était depuis cinquante ans la belle Hélène. " Elle est " pleine de souvenirs " d’amour, elle a été aimée des hommes, c’est elle maintenant qui veut aimer, et qui, repoussée avec mépris, traitée de " vieille enragée" par un beau capitaine des gardes " eût donné toute sa gloire pour n’être qu’une fille de quinze ans, simplement gentille. " Des artifices de toilette, l’obscurité double du crépuscule et d’un grand chapeau, lui font ses quinze 130 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ans pour un petit pâtre qui l'aime ainsi, qui la voulant voir de près la poursuit et va la saisir. " Alors l'héroïque fille du Cygne et de Léda, tirant un poignard de sa ceinture, le plongea tout entier dans son cœur avant d'être touchée par les mains de l'enfant et pour qu'il ne connût pas sa vieillesse. " — Puis voici, à l'autre bout d'Homère, la vertueuse gardienne de sa foi, assise au foyer d'Ulysse. Quand son époux revenu tue tous les prétendants, elle commençait à aimer le dernier arrivé, le seul modeste et bien élevé d'eux tous, Aristonoos. Certes " elle s'enorgueillit d'être demeurée fidèle ", mais aussi, conti- nuant d'être la sage Pénélope, " comme elle était encore plus triste qu'avant le retour d'Ulysse, on croyait que cette tristesse lui venait de sa piété et qu'elle était convenable à sa vertu. "
Ingres, dans V Apothéose qui entoure le vieillard aux yeux vides, ayant assis, à ses pieds, l'Iliade rouge entre des armes et la verte Odyssée sur une rame, groupe à ses côtés les génies humains qui lui tendent leur œuvre. Les derniers Contes en Marge mettent sur son trône fragile la vieillesse au cœur desséché, entre cette trop mûre Hélène qui se tue et cette Pénélope d'espoirs morts, de taciturne deuil. Et le conteur veut que toutes les vieillesses humaines, et celles-là surtout du génie, s'approchent du fantôme pour lui porter la même confidence, pour que leur vie à eux aussi s'exhale dans un peu de cette amertume. Voici Racine aux répétitions d'Esther, qui ne fait et qui ne dit et qui n'entend avec ces petites filles que les sottises que vous devinez, et qui désormais, pour être sûr de lui, n'ira à Saint-Cyr qu'avec M. Despréaux. Voici La Fontaine, tout à fait déréglé, à soixante-sept ans occupé par des jeannetons, par des fillettes qui n'étaient point de Saint Cyr, et qui " se disait que l'amour — et il entendait par là l'amour physique — était de beaucoup la meilleure chose qu'on eût dans cette vie dépourvue de signification ; qu'il en était plus sûr en vieillissant et en se souvenant," — mais qui ne peut supporter que Madame de La Sablière mette un cilice pour
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faire pénitence à sa place, et qui aime mieux faire pénitence lui-même. Voici Bossuet en personne, qui, ainsi que Socrate dans ses derniers jours traduisant en vers sur l'ordre du dieu les fables d'Esope, s'est mis à traduire le Cantique des Cantiques " parce que la méditation du Cantique des Cantiques^ c'est la volupté permise aux saints. Et il intitulait sa traduction le Saint Amour. " Un petit neveu de douze ans, met la main sur ces vers dans le bureau de son oncle, et, comme il les trouve très tendres, il les envoie à Marie de Pécouel, qui a quatorze ans, et qu'il aime bien, et la fillette, très effrayée, très troublée, demande à Monsieur de Meaux de la confesser, lui remet les vers. " M. de Meaux ne continua pas sa traduction du Cantique des Cantiques. .r Voici Renan, Touriri et les marges de V Abbesse... Dans cette anthologie des vieillesses illustres, toutes ces vieillesses ne sont pourtant pas tendues pareillement du même côté : pour la vieillesse de Corneille, M. Lemaître a donné à son anecdote un tour généreux et délicat, ne se permet pas d'oublier que Corneille est Corneille.
Ce sont les contes d'une soirée d'automne dans la vallée du Loir. Ils sont en finesse et en réticences ; derrière ces brumes transparentes tremble une conscience quelque peu troublée, et, comme sous leur hasard apparent, les trois gerbes sont fort adroitement composées, il semble que les deux derniers des nouveaux contes, la Vierge Sarrasine et les Grands Souliers répondent en fin du livre à ce que sont au début, dans les deux marges de V Odyssée, Hélène et Pénélope. Une statue de Vierge, sculptée avec le souvenir d'une femme d'Orient par un imagier qui avait rapporté de la croisade une concubine mahométane, est habitée par un démon, et cette statue fait tomber sur ceux qui la prient tous les malheurs mêmes qu'ils lui demandent de détourner. Elle est désensorcelée un jour qu'elle est priée par une jeune fille tout innocente, et que la vision de la jeune fille a purifié l'imagier de ses mauvaises ardeurs. Puis c'est le conte de la petite fille à qui l'ange de
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Noël n*apporte rien parce qu'elle a mis au pied du poêle, non des souliers à elle (qui d'ailleurs n'en a pas), mais d'énormes souliers de charretier (que d'ailleurs elle a volés), et qui trouve le bonheur quand elle a rendu les gros souliers. De sorte que le livre se termine, en somme, par de la sagesse authentique tout de même, une sagesse qu'on n'osait plus espérer. La vieillesse d'Hélène et celle de Pénélope se sont évanouies pour laisser la place à la fraîcheur et aux sources de jeunesse : un regard bleu exorcise les fantômes luxurieux d'Orient, — et Célestine nous indique la vraie science du bonheur et du malheur : la vie triste et manquée est celle qui a demandé au sort qu'il jette ses dons en les plus disproportionnées chaussures, les hommes avides et sans goût lui tendent à remplir des souliers trop grands qui ne sont pas les leurs.
Dans Panurge marié, M. Jules Lemaître faisait boire à Panurge " ce vin blanc de Vouvray qui sent jusqu'à la dernière goutte le pressoir et la vendange, et qui continue, même en bouteilles, à vivre sa vie propre et à subir l'influence des saisons, tour à tour sec et sucré, pétillant ou paisible, suivant que là-haut, sur le sol pierreux, la vigne sa mère porte des fleurs ou des grappes. " Les deux dernières bouteilles, je veux dire les deux derniers contes, sont du sucré et du paisible, et de fait il y a, tout de même, souvent, dans certaines de ces bouteilles, un excès de sucre qui doit plaire aux vieilles dames gourmandes ; mais les vrais amateurs, les fins buveurs, savent aussi où trouver leur part. Remarquez que le vin de M. Lemaître, si docile " dans sa transparente prison de verre", aux influences des saisons, se comporte beaucoup moins bien en tonneaux : il m'arrive parfois de relire quelques Contemporains, et je retrouve à chaque bouteille débouchée la plénitude de leur corps et la fraîcheur de leur bouquet,; mais le Rousseau, le Racine, le Chateaubriand, si j'en tire une page dans ma tasse d'argent, me paraissent tout de suite d'une année inférieure (outre que, pour les besoins de la conférence, le jus de la grappe y est quelque peu chaptalisé).
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Pareillement si le tiers au moins des Contes ont toute la savou- reuse substance des vins de 1906 et de 191 1, si les deux autres tiers sont encore, à des degrés divers, fort agréables, la seule fiction que M. Jules Lemaître nous ait donnée en cercles, son roman des Rois ne nous a offert, quand nous l'avons goûtée, qu'un jus fade et douteux. Ne souhaitons donc plus qu'ajouter à ces rangées de Vouvray encore des bouteilles neuves qui deviendront de vieilles bouteilles. Après tout, cette sagesse en bouteilles ne diffère pas en nature de la sagesse des énormes foudres rabelaisiens, et le Panurge marié où Pantagruel démontre délicatement à Panurge qu' " il est donné à tous maris d'être cocus, mais non pas à tous d'être trompés ; cela n'est donné qu'à ceux qui avaient droit de compter que leur femme leur serait fidèle, " a pour dernier mot le même qui couronne le " Panurge à marier " du grand François : Buvons !
Albert Thibaudet.
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��NOTES
��LA LITTERATURE
��DANS LE CLOAQUE, par Maurice Barrés (Emile Paul, 2fr.).
Que M. Maurice Barrés soit déplacé au Parlement, la chose est sûre et il le sait mieux que personne. Je ne jurerais pas qu'il n'en souffre point quelquefois. Son goût de l'action ou si l'on aime mieux de la pensée active, essaie cependant de s'y satisfaire : oh ! il s'y satisfait de peu. Sa qualité d'opposant ne permet pas au romancier de V Energie Nationale d'assumer un rôle plus intéressant et moins vain que celui de protestataire... Si médiocre pourtant que soit condamnée à demeurer là son influence effective, on ne regrette pas toujours de l'y voir s'être fourvoyé. Malgré la suspicion, la '* distance ", dont pour son talent même il est dans ce milieu l'objet, de t-emps en temps il élève la voix et ose monter la question à son véritable étiage. On ne le suit pas ; on l'écoute — et certaines bonnes con- sciences de parlementaires moins jacobins puisent dans ses interventions inutiles une sorte de rassérénement. Au fait, il n'est pas à la Chambre pour agir ; ni même pour parler : il est présent, il enregistre ; c'est le " témoin " de nos mauvaises mœurs. N'ayant droit à aucune ambition gouvernementale, il »c sent libre de ses mouvements et de ses jugements ; il n'ab- dique jamais sa supériorité intellectuelle et naturellement se place " sub specie aetcrnitatis ". C'est le délégué de l'Histoire.
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Le député en mal de portefeuille, qu'il ait à le défendre ou à le conquérir, n'a pas souci, hélas ! de la postérité ; cynique au rire lourd, à courte vue, abêti par ses convoitises, il vit dans le présent. Tout de même, je ne suis pas sûr qu'au dernier de ses jours, ayant pris honorablement sa retraite, il considère avec in- différence le portrait sans ménagements qu'aura tracé de lui un écrivain de race et qui, autant qu'on peut prédire l'éternité à aucune œuvre, le déshonore à tout jamais. J'aime à me figurer qu'à certains moments de séance où sa bassesse passe l'excès, il se dit : " Il est là " et réprime un petit frisson en rencontrant l'implacable regard du juge. — Voilà une tâche enviable et M. Barrés, croyez- le, l'a assumée sans répugnance. Il entre, avec un haut-le-cœur " dans le cloaque ", mais il aime son haut-le-cœur. Au fond, la même attraction morbide qu'exercent sur lui Venise et Tolède, les villes mortes, sanglantes et pourries, l'a conduit au Palais-Bourbon et il savoure le spectacle honteux d'une " grande séance ", comme il ferait celui d'une course de taureaux. Mais le dégoût auquel il se complaît, au lieu de susciter quelque rêverie poétique au rythme prenant et flexible qui déforme parfois l'objet, réveille en lui le don de la froide invective, sèche et dure comme un constat. Une des principales qualités de son talent, c'est la sûreté du coup d'oeil, la prise directe sur les choses visibles, qu'il s'agisse d'un paysage ou d'un homme, quand il consent à l'objectivité. Nulle part elle ne remplit mieux et plus complètement son rôle que dans les tableaux politiques ; ils sont presque toujours puissants et magistraux : on se souvient de Leurs Figures^ des Scènes du Nationalisme... — Mais là encore on jugeait trop sensible la passion du partisan. Boulan- giste, anti-panamiste, nationaliste, anti-dreyfusard, M. Barrés écrivain perd à se mêler à la lutte. C'est autre chose, cette fois. Dans le chaque, l'impuissance de son parti le place hors du jeu, en un détachement supérieur qui laisse aux faits toute leur force, qui les présente à point et les laisse parler tous seuls. La commission d'enquête de 19 14 n'aura pas été une ridicule
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parade, puisqu'elle nous aura valu à tout le moins des morceaux comme celui-ci : " Nous n'assistons pas là à des chocs de systèmes, mais à des luttes de personnalités. Je regarde MM. Caillaux, Briand et Barthou. Pourquoi se battent-ils ? Ils sont si bien faits pour collaborer ! Ce sont des intelligences capables de s'engrener les unes dans les autres comme les roues d'une montre. Il ne manque que l'horloger pour monter, ajuster l'instrument. Nous vivons en parlementarisme et la règle du jeu, c'est la bataille, etc. " Je citerais tout le chapitre. Et qui oubliera, l'ayant lu, le portrait de M. Monis, lequel " semble caché dans un sac de pommes de terre " ?
H. G.
��LE ROMAN
��UN CABINET DE PORTRAITS par Ernest Tisserand (Nouvelle Revue Française, 3 fr. 50).
On a pu lire ici, signés de M. Ernest Tisserand, une suite de curieux morceaux qui ont pris place dans son Cabinet de Portraits ; ils nous donnent une idée juste sinon complète de l'ouvrage et me retirent le droit et le plaisir d'en parler moins brièvement. — Le mot " portraits " ne me satisfait pas. Il peut induire en erreur le public. " Portraits imaginaires " aurait à mon gré plus d'exactitude. Je ne conteste nullement les qualités d'observation aiguës et variées dont M. Tisserand dès son début fait preuve. Il possède un répertoire d'images puisées directe- ment dans la vie que pourraient lui envier bien des écrivains plus mûrs. Mais la pleine objectivité n'est pas de son âge ; il y parviendra quelque jour. En attendant je ne puis considérer ses personnages comme des êtres qu'il a coudoyés et sur lesquels il aurait mis la main, mais comme des reflets de lui-même. C'est
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le jeu, tout le jeu, étalé au grand jour, des possibilités qu'il sent au fond de soi, contradictoires et étranges. Il donne une forme visible, mouvante, humaine, fortement synthétique à chacune de ses inclinations, de ses tentations, de ses folies. Il a un cerveau de romancier, aride de dédoublement et il faut avouer que sa collection de types, conçus à peu près tous a priori, est d'une assez étonnante variété. Tous sont nés invincible- ment d'un sentiment poussé à bout : Anselme, ou l'insatisfait, qui a tout et toujours " espère " ; le médecin " perturbateur " qui renverse l'ordre du monde ; Sulpice ou le faux-criminel, que sa mauvaise conscience fait s'accuser d'un crime dont il n'est que capable ; et celui que l'horreur du laid pousse à tuer ; et le chaste que l'amour obsède, etc., etc.. Le procédé est peut-être facile et à la longue fatigant. Mais M. Tisserand sait le diversifier ; il y incorpore aisément toute la gamme des émotions humaines, de la terreur à la mélancolie ; il arrive même qu'il y échappe, en des morceaux souples et authentiques qui sentent la réalité. Il a de l'ironie et de la poésie. En mûrissant il perdra cette outrance, cette continue cruauté à la Mirbeau, qui parfois nous offusque. Nous avons confiance en son avenir.
H. G.
��LE THEATRE
��AU VIEUX COLOMBIER : L'EAU DE VIE, par Henri Ghéon. — LA NUIT DES ROIS de Shakespeare, traduite par Th. Lascarîs.
Comme le Pain joué naguère au Théâtre des Arts était une tragédie populaire, VEau de Vie porte en sous-titre : tragédie rustique. Ces mots ne tendent point ici à quelque classification
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scolaire, mais définissent, dans son inspiration même, la pièce de Henri Ghéon. Mais il faut s'entendre sur le sens du terme tragédie. " On confond trop souvent, écrivait quelque part Henri Ghéon, l'art sacré, total, populaire, l'art de " plein air " des Grecs, avec Tart créé par Racine, art nuancé, discret, subtil, art en dedans qui ne s'adresse qu'à l'élite. " C'est bien ici d'un art de plein air qu'il s'agit ; et " populaire " ou " rustique " ne désignent pas tant le faubourg et la ferme où l'action se passe, qu'ils ne cherchent à déterminer le genre même de la peinture, la tonalité générale de la fresque. Jules Renard a dessiné des figures de paysans, il a écrit des histoires naturelles qui sont le con- traire de "rustiques"; il a fait preuve d'un art menu, net, intelligent et contenu. L'art de VEau de Vie veut être tout l'opposé : large, simple, emporté dans un grand mouvement ; il ne fait appel qu'aux éléments psychologiques les plus courants, les plus faciles à reconnaître, les moins cérébraux ; il peut se passer de cette attention aiguë, rapide qu'on demande d'une élite^intellectuellement entraînée. Le Pain a été joué de faubourg en faubourg au cours d'une tournée électorale ; VEau de Vie pourrait être représentée sur quelque "Théâtre du peuple", et là seulement, cet effort de réaction contre ce que notre théâtre a de trop fignolé, de trop savant, de trop mondain, cette protestation contre — si j'osais dire — le "théâtre de chevalet" prendrait tout son sens et sa portée.
Tragédie, VEau de Vie l'est par son sujet, par cette fatalité de l'hérédité et du vice, plus forte que les volontés indivi- duelles et qui entraîne une famille vers son anéantissement. Il y a là un équivalent du Destin antique, une force aveugle qui donne le sentiment de la faiblesse de l'homme et qui finit par le broyer. Cette pièce est encore tragédie parce qu'elle est, avant tout, lyrique. Elle marque une étape de ce grand mouvement qui s'efforce depuis vingt ans à trouver un terrain d'entente, à amener une réconciliation entre le réalisme scénique et la poésie. Écrite il y a déjà quinze ans (deux actes en parurent dès 1900
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dans VErmitage) la pièce d'Henri Ghéon était un des premiers appels vers un art qui serait une "exaltation du réel." Lyrisme de Faction, lyrisme de la forme. Un rythme indiscontinu emporte les scènes, commande le mouvement des mots et des répliques entrecroisées, les soulève dans une croissante ivresse. \JEau de Vie est entièrement écrite en vers irréguliers, soutenus de rimes et d'assonnances, groupés en strophes. Le spectateur a pu, distrait par la couleur et le mouvement du spectacle, ne pas percevoir ce délicat travail prosodique ; mais il y a été sensible sans le savoir. Ce frémissement, ce dialogue serré, dru, sans matière morte, tout nerfs et muscles, ce bondissement des répliques : tout cela n'appartient pas à la prose. Là où le dialo- gue est par trop coupé, cet effet musical est perdu pour l'oreille. N'en est-il pas de même avec l'alexandrin, chaque fois qu'il est brisé en courtes répliques ? Mais dans un cas comme dans l'autre, l'obscur travail de versification garde une raison d'être, puisqu'il ménage les transitions et permet aux morceaux plus amples et plus proprement lyriques de prendre sans à-coup leur essor. On ne saurait trop admirer le tact avec lequel les rythmes larges se dégagent d«s rythmes confus, et le lyrisme libre, du parler quotidien, pour s'y perdre à nouveau l'instant d'après. Dès que les vers peuvent s'éployer, leur martellement, leur balan est irrésistible. " Misère ! crie le père Fossard en désignant son fils infirme,
Et dire que ça a vécu
— Par quel abus !
Quand on a des mains qui ne peuvent pas prendre
Il n'est pas permis de les tendre I
Quand on a des jambes de laine
Comme ses bas.
On ne marche pas !
Quand on a de Veau dans les veines
En fait de sang.
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Au premiers froids
On casse comme la pierre gélive !
Et quand on n^est pas fait pour vivre.
On ne vit pas !
Simplement.
Ceux qui l'ont entendu n'oublieront jamais l'accent de Dullin prononçant ces mots, ni la carrure épique que prenait son personnage dans ces moments puissants.
\JEau de Vie est en quelque sorte une tentative de drame choral. Si Ton en excepte l'infirme Lucas contre qui se déchaîne la catastrophe, la robuste famille du vieux Fossard ne forme qu'un bloc. Les individus n'y sont qu'à peine différenciés. Ce qui compte c'est cette forte vie collective, cette rude promis- cuité autour d'une seule femme. Il n'y avait pas place pour des récits ou des explications ; ce qu'il s'agissait de rendre, c'est le bourdonnement de cette ruche sauvage et rien ne s'y prêtait comme ces haletantes répliques dont on n'aurait su distinguer, le plus souvent, de quelles bouches elles étaient parties. L'effet s'est trouvé si violent qu'il a, plus d'une fois, dépassé ce que l'auteur voulait nous infliger d'angoisse, et que tous nos nerfs se crispaient blessés par une trépidation intolérable. C'était dépasser la mesure de ce que le public peut supporter d'horreur et d'énervement.
Quel curieux déplacement la réalisation scénique fait subir au centre de gravité d'une pièce ! Il y a du vrai dans ce que rabâchent les pères Sarcey de l'indispensable habitude des planches. Certains éléments, discrets et subordonnés dans le livre, font les importants sur la scène et tirent à eux toute l'attention. Il en est ainsi de tout facteur réaliste. Nous avons vu le Testament du Père Leleuy avec son vieillard qui mourait sur la scène, prendre des airs de drame beaucoup plus noir que l'auteur ne l'avait pensé, et de même, dans VEau de Vie, le dosage du réel et du lyrisme s'est trouvé faussé aux dépens de
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la poésie. Il suffisait du patoisement pour que la beauté verbale fût comme couverte d'un voile, et en regard de la précision que prenaient matériellement certaines figures, le mouvement diony- siaque n'était plus assez fort pour motiver leurs gestes. C'est ainsi que le rôle du petit Lucas, qui est la partie faible de l'œuvre, perdait sa consistance et n'offrait plus à l'action un assez ferme point d'appui. Sa révolte contre les siens paraissait toute en paroles et ne répondait plus à ce que le reste de la pièce avait pris de réalité.
UEau de Vie, après quinze ans, reste une hardie tentative pour mettre en œuvre de nouveaux moyens d'expression dramatique. Déjà dans un ancien article sur la Noblesse de la Terre de M. de Faramond, Henri Ghéon louait l'auteur d'avoir introduit dans sa pièce le chœur parlé. Il a tenté lui-même l'expérience avec un parti-pris plus résolu. Quant au vers libre " qui commande le geste, qui crée le mouvement, qui est par essence dynamisme, action, drame ", sa cause n'est plus à plaider. UEau de Vie, dans ses parties amples, en montre les ressources de force et d'accent. Phocas le Jardinier fera voir, l'an prochain, quel fluide et racinien dialogue un poète comme Francis Vielé-Griffin peut en tirer.
��Le Théâtre du Vieux Colombier a clos sa première saison sur un triomphe. Il est réconfortant de penser que c'est avec une comédie de Shakespeare, c'est-à-dire une pièce de réper- toire à la disposition de qui veut la prendre, que c'est en jouant cette œuvre, sans luxe de décors, sans tapage ni "clou" d'aucune sorte, que le Vieux Colombier a remporté son plus beau succès. Voici démenti, une fois de plus, le préjugé routi- nier qui écartait de nos programmes quelques unes des plus belles œuvres dramatiques, sous prétexte qu'elles n'étaient pas du " théâtre " et que le public n'y prendrait pas d'intérêt. Le
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public peut être injuste à l'égard de drames noirs ; il ne l'est jamais en face des chefs-d'œuvre souriants. Mais il faut que la jeunesse de ces chefs-d'œuvre ne soit pas affublée du morne appa- rat des scènes officielles, ni glacée par le jeu de vieux messieurs et de vieilles dames qui en détiennent les rôles comme des viagers ou des bureaux de tabac.
Quand on n'a lu XdiNuit des Rois que dans les traductions couran- tes, dans la raboteuse version de François Victor-Hugo ou dans les molles paraphrases de Montaigu ou de Guizot, on est tout étonné de découvrir Tadorable poésie, la vie qui frémit d'un bout à l'autre de cette pièce. La folle fantaisie y reste toujours cohé- rente, la préciosité y demeure émue. Il y a parmi la libre trame des images, de brusques ouvertures sur les profondeurs de la passion, mais si rapides, si discrètes, qu'on hésite si vraiment il faut donner aux paroles légères le sens qu'on a entr'aperçu ; et sans cesse on se demande, tant Shakespeare semble attacher peu de prix à ses trouvailles, si ce n'est pas nous qui prêtons trop de signification à de fortuites rencontres de syllabes. Il en résulte une sorte de plaisir anxieux et délicat, une allégresse exquise, aussi près du fou rire que des larmes.
Les représentations du Vieux Colombier avaient lieu sajis coupures. Des scènes comiques qu'on présente comme intradui- sibles, pas une n'était sautée ; pas une réplique même ne man- quait. Tant il est vrai que les mots, que les calembours de Shakespeare jaillissent le plus souvent des caractères mêmes, et qu'à côté d'une certaine drôlerie qui peut difficilement passer d'une langue à l'autre, il subsiste dans les plaisanteries et les coq-à-l'âne un fond éternel de comique et de vérité. L'action pas un instant n'a paru traînante ou confuse. Bien que cette folle comédie garde toutes les marques de l'invention la plus libre et presque de l'improvisation, elle est dessinée avec un si juste instinct, toutes les parties se balancent si parfaitement, l'émotion et le rire alternent avec un tact si sûr, que bien des
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pièces plus laborieusement composées n'approchent pas de cette perfection.
Ajoutons que décors et costumes étaient admirablement propres à diriger l'esprit du spectateur vers ce qui est le centre, l'essence, l'âme ailée de la pièce. Je disais ici même le plaisir que m'avait causé une représentation de la hluit des Rois au Savoy Théâtre de Londres ; mais combien l'interprétation et les costumes en eussent parus ternes et conventionnels en regard de ce qu'on a pu voir au Vieux Colombier ! Là, la fantaisie de M. Duncan Grant avait composé des costumes oii se mêlaient toutes les contrées et tous les siècles : ceci faisait penser à Pisanello, cela au temps de Cromwell ; on apercevait une femme enveloppée dans le voile rose d'une Tanagra près d'un duc à couronne d'or qui semblait emprunté aux figures d'un jeu de cartes. Et le tout se fondait si heureusement, excluait si franche- ment tout souci d'érudition et de réalité géographique, que le fragile quiproquo de l'intrigue ne venait buter contre aucune préoccupation de vraisemblance et qu'on se laissait tout natu- rellement transporter dans le royaume de la passion et de la poésie.
" La Nuit des Rois, écrivait M. Léon Daudet, appartient au dernier cycle du génie shakespearien. Composée vraisemblable- ment peu d'années avant la mort du poète, elle correspond à cette conception féerique et amère de l'existence qui paraît être le plus haut point de sa philosophie. Il se fit à ce moment, dans son esprit capable de tout embrasser, une sorte de fusion entre le rêve et le réel, fusion à la fois sensible et volontaire, qui lui permet de se jouer au dessus de la passion, de la douleur et du destin, dans une sorte d'atmosphère mélancolique, dans une griserie lucide. Alors il se complaît aux travestissements, aux supercheries de sexe et de costume, aux rencontres impré- vues, dans des contrées imaginaires, de tempéraments disparates qui, par leurs conflits ou leur juxtaposition, composent une trame brillante et troublante. Il s'amuse à justifier les règles
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de la morale par les hallucinations de la joie ou du simple plaisir, à mettre la sagesse dans le vin et la malice dans la folie. Il avive d'une parole ailée, rapide comme un regard d'amante, la souplesse délicate de ses héroïnes ; car nul n'a exprimé comme lui ce qu'il y a de diapré, de mouvant et de sous-entendu dans l'esprit féminin, qui participe de l'eau et du feu, et la caressante fantaisie de ces cœurs instables, s'ils ne sont éperdument fixés. La tigrerie des filles de Shakespeare, forcément voilée chez les victimes telles qu'Ophélie, Cordélia, ou Desdémone, apparaît clairement dans les féeries, où elles peuvent s'en donner à cœur joie, être elles-mêmes, courir, bondir, rire et pleurer à leur aise, parmi la complicité d'une nature peuplée de lutins et de sylphes, d'épisodes mutins et railleurs à leur ressemblance. Manifestement, ce qui plaît a Shakespeare, à ce moment frénétique de sa courte vie, c'est non plus le caractère fixe et rigide, mais le type ondoyant et divers comme messire André, le fantoche en lisière du tragique, l'être construit de diverses possibilités. Il accumule les péripéties d'apparence inextricable pour avoir le plaisir de les débrouiller, non plus par la mort et le sang, mais par le rire et les baisers. Il enchevêtre les problèmes du cœur jusqu'au moment où il se fondent, s'évanouissent dans une solution très simple, à laquelle personne, sauf lui, n'avait songé. "
— Il est amusant de rapprocher cette page parue dans VJction Française, des jugements prononcés presque au même moment, sous les auspices du plus grand éditeur d'auteurs étrangers, par M. Georges Pellissier. * On lit dans sa préface :
" Ayons le courage de le dire, ce dieu du théâtre est un très mauvais dramatiste. Nous montrerons qu'il taille ses pièces à coups de hache, que l'invention lui manque, que son pathétique relève en général du mélodrame et son comique de la farce, qu'il n'observe le plus souvent ni la vérité matérielle, ni la
- Shakespeare et la superstition shakespearienne (Hachette, 3 fr. 50).
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vérité morak,, qu'il ne sait pas composer un personnage^ qu'il substitue des effets de scène ou des déclamations ampoulées à l'analyse psychologique, qu'il prend enfin la place de ses acteurs pour parkr lui-même par leur bouche. " Rien que cela ! Et au long de 303 pages, M. Georges Pellissier démontre. Le mieux qu'on pourrait faire h l'égard d'un tel livfe, c'est de le passer sous silence. O» pardonne à Tolstoï ses bizarres pam- phlets sur Wagner et Shakespeare ; on peut bion pardonner quelque chose à M. Georges Pellissier. Mais vraiment il apporte à son réquisitoire une obstination, une lourdeur, un appareil scolaije qui empêchent qu'on le fasse bénéficier d'une indul- gence acquise auX généreuses boutades. Avec un ricanement de triomphe, M. Georges Pellissier dénonce les grands coups de génie à côté des petites négligences. Il divise les caractères de Shakespeare en personnages incohérents, personnages mal repré- sentés, traîtres " abominablement pervers et invraîsemblablemeiît naïfs ", enfin femmes, parmi lesquelles, trouvent seules grâce à ses yeux Portia " dont Plutarqxie a d'ailleurs fourni tous les traits ", M™^ Ford et M'^'^ Page, et encore la nourrice de Juliette. On ne devrait que sourire ; mais quand vous lisez que, tout le long de son rôle, Desdémone " montre une niaiserie et une inertie vraiment incroyables", vous ne pouvez pas empêcher de sentir le sang vous monter à la figure.
Et à quoi rime ce déchaînement d'un homme pacifique ? Faut-il y chercher une querelle de boutique, et cet emporte- ment contre le plus grand poète n'est-il que le coup de boutoir d'un défenseur du latin aux abois ? Ce serait une bien mala- droite tactique ; car si jamais il fallait choisir entre Shakespeare et tous les auteurs latins mis bout à bout — eux qui ont si peu de moelle à nous faire goûter et dont les traductions peuvent nous donner une image suffisamment fidèle — je sais bien, dis-je, s'il fallait à toute force choisir, de qui je ne me laisserais pas priver.
J.S. 10
�� � 146 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
L'OTAGE de Paul Claudel au Théâtre de FŒuvre.
La représentation de V Annonce faite a Marie, celle de V Echange, nous avaient déjà fait constater quel accent profond et péremptoire rendent à la scène les drames de Paul Claudel. C'est aussi qu'il s'agit d'œuvres si nourries de vie, si chargées d'humanité, et portées par une force lyrique si sensible, que l'épreuve scéniquc ne fait qu'accuser en elles la vie, l'humanité, la beauté lyrique.
Cette impression n'a pu être que confirmée par la représen- tation de V Otage qu'a réalisée avec beaucoup de bonheur le Théâtre de l'Œuvre. Une action serrée, et solidement fondée sur des contingences historiques et matérielles, destinait d'ailleurs tout particulièrement V Otage au théâtre. Trois actes, formés chacun de deux scènes, révèlent une simple et sévère ordonnance, une construction évidente comme celle des trois porches de la cathédrale gothique, chacun divisé par le meneau de pierre. Le poète a systématiquement rejeté ce faux mouvement dramatique, basé sur l'accumulation des scènes, sur la complication volon- taire de l'action et de la péripétie. L'événement extérieur agit comme une pierre jetée dans une eau dormante : l'onde circulaire s'élargit et se propage jusque dans les régions les plus lointaines. Chaque scène s'approfondit en elle-même, elle est menée jusqu'à son dernier terme, jusqu'à sa dernière conséquence. Ainsi le mouvement dramatique est-il assuré par le développe- ment pathétique des sentiments ; c'est eux qui constituent l'armature vivante du drame, qui le portent, qui l'abreuvent comme d'une eau souterraine ; nous entendons d'abord la phrase prononcée, mais il semble qu'un concert de résonnances nous révèle, par delà la signification immédiate, tout le monde imprécis des pensées informulées, des hésitations, des doutes qui se résolvent dans l'affirmation ou dans le refus. Ce n'est pas un personnage vivant à cet instant précis qui nous parle, c'est l'être qui a déjà vécu toute une vie de joies et de douleurs,
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l*être chargé de toutes ses expériences, et qui les concentre dans une parole actuelle. Il n'est besoin que de citer la scène des fiançailles héroïques, et celle, atroce et sublime, où le Curé Badilon conduit Sygne à vouloir de sa propre volonté le plus dur sacrifice ; de tout son effort, le vieux prêtre l'assure que nulle obligation ne la contraint, et que seul son propos délibéré va la mener à l'acceptation ; dès qu'elle s'en approche, il l'en détournerait presque, il l'aiderait à hésiter ; mais elle s'avance encore et ne résiste plus.
Comme dans la cathédrale française, la simplicité, la nudité de la construction s'allie à la surabondance du détail lyrique, au foisonnement des images. Le poète appelle à son aide toutes les similitudes que lui présente le monde et qui viendront ainsi fortifier le drame psychologique ; comme Antée, il trouve des forces nouvelles en foulant la vieille terre. Il faut insister sur le caractère sensible, sensuel, de l'image poétique chez Claudel ; le monde est pour lui un spectacle toujours nouveau dont il confronte les divers aspects. L'image est choisie voisine et prochaine ; elle est empruntée à l'ordre des saisons, à la culture de la terre, à tout un passé légendaire et traditionnel ; elle est visible, familière, et facile à situer dans son cadre naturel : de là cet accent français, champenois même que l'on reconnaît si nettement dans V Otage, comme dans V Annonce faite a Marie.
La représentation de V Œuvre tirait un intérêt particulier du fait que Paul Claudel avait à cette intention modifié le dénoue- ment de son drame. Il semble bien n'avoir pas été conduit par le souci d'augmenter la valeur purement scénique du dernier acte. Et l'on doit regarder le motif qui l'a décidé comme parfaitement noble. Nous n'avons plus entendu le Curé Badilon exhorter en vain Sygne au pardon, et se heurter sans cesse à ce mouvement nerveux qui la force de répondre : Non, à toutes les paroles du vieux prêtre. Scène troublante, dans laquelle il semblait que Sygne, ayant épuisé la coupe des douleurs, en eût conservé la soif, et l'impossibilité même
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d'espérer. Son sacrifice accompli était trop grand pour qu'elle pût s'en affranchir et le dominer. Mais comment pouvait-elle répondre : Non, à l'abbé Badilon H comment pouvait-elle mourir pardonr^e, puisqu'elle n'avait point pardonné à son mari ? La nouvelle version nous présente une scène étrange et douloureuse entye Sygne et Turelure. Georges est tué, et Sygne va mourir. Turelure, qui retrouve dans son passé de moinilloo des exhortations pieuses^ et des citations sacrées, impose à Sygne, comme dernière torture, l'obligation de lui pardonner. Mais, de tout son visage douloureux, elle répond : Nqn. Le complet renoncement est encore trop lourd pour elle. Mais il insiste avec une froide cruauté :
TuRËLURE. — ' Tu tiens bon, Sygne. Mais tu ne peux nje cacher ces larmes qui coulent de tes yeux.
{Silence. Ellg pleure.)
Croyez-vous que je ne vous comprenne pas ?
{Silence.)
Vous ne voulez pas me pardonner. Vous nç voulez pas que ce prêtre vous impose le pardon.
Vous voulez bien me donner votre vie, la mort était une chose trop bonne pour me la laisser,
Mais non point me pardonner. Et pourta^it c'est la condition nécessaire de votre salut.
{Silence.)
Turelure, lentement, comme sHl épelait sur sas lèvres. — Je n'en puis plus, dites-vous î
{Silence.)
Turelure, de même. -*- " Tout - est - épuisé -jusqu'au fond. Tout - est - exprimé - jusqu'à - la - dernière-goutte. " Non, cela n'est pas.
Le devoir reste.
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Alors, par une admirable invention, où se mêlent le tragique et le bouffon, Turelure, héritier du nom et des biens des " Coûfontaine, parle au nom de la vieille race ; c'est lui mainte- nant, à demi-dupe de lui-même, qui crie : Coûfontaine^ adsum. Et Sygne ne peut résister à l'appel ; elle ne voit plus quel est celui qui le profère, elle se lève pour obéir au cri de guerre.
Turelure. — ...Coûfontaine ! Coûfontaine ! M'cntends-tu ? Eh quoi ! tu refuses ! tu trahis !
Lève-toi, quand tu serais déjà morta ! c'est ton suzerain qui t'appelle ! Eh bien, tu fais défection ?
Lève-toi, Sygnc ! lève-toi, soldat de Dieu ! et donne-lui ton gant,
Comme Roland sur le champ de bataille, quand il remit son poing à l'Archange Saint Michel..
Lève-toi et cris : ADSUM. Sygne ! Sygne !
{Enorme et railleur au-dessus d^elle)
COÛFONTAINE, ADSUM ! COUFONTAINE, AD- SUM !
{Elle fait un effort désespéré comme pour se lever et retombe),
Turelure, plus bas et comme effrayé. — COUFONTAINE, ADSUM.
{Silence.
Il prend le flambeau et fait passer la lumière
devant les yeux qui restent immobiles et
fixes. Le rideau tombe ^
Cette fin nouvelle, on le voit, s'accorde mieux avec le caractère de Sygne, " soldat de Dieu ". Et dès lors il ne convient pas de rechercher, si elle est plus ou moins favorable que la
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première à l'intérêt scénique. Mais pourquoi avoir supprimé la scène finale, cette étonnante entrée du Roi de France, des corps de l'Etat, des Rois de l'Europe, qui venaient se grouper en une vivante image d'Epinal aux couleurs brutales et naïves, et cachaient comme un bruyant rideau les corps de Sygne et de Georges de Coûfontaine, et tout le drame ? Cette scène eût-elle été comprise par le public éminemment raisonnable que constituent les Parisiens ? Je ne sais ; elle atteste pourtant, dans une œuvre comme V Otage, l'admirable liberté du génie de Paul Claudel.
Il convient d'ajouter que le rôle de Sygne de Coûfontaine a trouvé dans M*"® Eve Francis une interprète émouvante. Les autres rôles étaient tenus par MM. Lugné-Poe, Savoy, Barbier et Froment.
André Fernet.
��LA MUSIQUE
LA SAISON RUSSE : LE ROSSIGNOL, opéra en trois tableaux à^lgor Stravinsky, d'après le conte à' Andersen. — LE COQ D'OR, opéra en trois tableaux de Rimsky-Korsakozv. — LA LÉGENDE DE JOSEPH, ballet en un acte de Richard Strauss sur un livret de Hugo von Hoffmansthal et du Comte Harry Kessler (Opéra).
Il arrive à Stravinsky une assez étrange aventure. Après avoir écrit une œuvre qui était la réalisation magnifique d'une esthé- tique jusque là embryonnaire et confuse, voici qu'il en écrit une autre pour démontrer cette esthétique, et pour la démon- trer mot à mot, minutieusement, petitement, avec une applica- tion qui rappelle la façon écolière et indigente dont on la manifestait avant lui. Il me fait penser à un général qui aurait oublié complètement qu'il vient de remporter une grande vie-
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toire, et qui prendrait les dispositions les plus savantes, les plus détaillées et les plus privées de génie pour s'assurer l'avantage sur un ennemi disparu. — En réalité, nous sommes, je crois, en présence d'un cas de reconnaissance, mais d'une reconnaissance que je ne puis m'empêcher de trouver des plus intempestives. Il est incontestable que certains des principes sur lesquels le Sacre du Printemps était fondé, avaient été esquissés d'abord par les cubistes et les futuristes. Stravinsky semble s'en être aperçu après coup et, tout ému de cette coïncidence, que l'unité de tendances d'une même génération suffit à expliquer, il s'est cru obligé de revenir vers ces précurseurs impotents, d'écouter leurs petits conseils, d'accepter leurs petits axiomes, de recueillir leurs petites découvertes et, pour les remercier, d'écrire le Rossignol. Trop de dévouement! C'est à Messieurs les Futuristes de rattra- per Stravinsky, s'ils le peuvent, non pas à Stravinsky de les attendre.
Est-ce à dire que le Rossignol ne vaille pas plus cher que les élucubrations des disciples de Marinetti ? J'aurais honte de le laisser croire, fût-ce un instant. Un artiste du rang de Stravinsky, même s'il y travaille, ne réussira jamais à se ravaler si bas : même acharné à se rendre médiocre, il ne peut que faire sem- blant. Dans le Rossignol le génie ressort par toutes les coupures, comme l'eau d'un sol saturé ; l'œuvre abonde en trouvailles incomparables. Il n'en est pas moin vrai que dans son essence elle est assimilable aux œuvres cubistes et futuristes : d'abord, comme elles, elle insiste avant tout sur ses intentions, elle montre au dehors les principes qui devraient être cachés dans ses fondations, elle affirme ce qu'elle veut être au lieu de laisser paraître ce qu'elle est. De plus ces intentions et ces principes, ce sont ceux du cubisme le plus strict, du futurisme le plus orthodoxe.
Que Stravinsky ait voulu faire du Rossignol une démonstra- tion, nous en trouvons l'indice dans la manière dont il l'écrivit.
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Il en commença la composition vers 1909; mais après avoir achevé le premier acte, il abandonna son ouvrage ; c*est seulement cette année qu'il Ta repris et terminé. Sujet abandonné : je crains bien que cela ne veuille dire ici : sujat qui ne s'imposait pas par lui-même, avec une suffisante exigence, à l'esprit du musicien. Sujet repris voudrait dire alors : sujet dans lequel le musicien a vu, après coup, à un moment où il avait cessé com- plètement d'en subir l'attraction, un moyen de faire connaître ses nouvelles préoccupations, un véhicule pour les découvertes d'ordre technique qu'il pensait avoir réalisées dans l'intervalle. Quoiqu'il en soit de ces inductions, il est visible en tous cas que le sujet, ici, est indiffèrent à l'auteur ; il demeure passif au sein de son imagination, il n'élève aucune prétention, il ne cherche pas à se faire reconnaître et accepter pour lui-même. Nous voilà bien loin de la pesée particulière, autonome, nomi- nale, de l'appel étroit et fixe que le Sacre du Printemps a dû exercer sijr Stravinsky ! Le Rossignol se tient inerte dans sa main. Et en effet le conte d'Andersen a si "peu réclamé" que le voici devenu à peu près méconnaissable ; dans la traduction que nous en donne le musicien, je ne retrouve ni sa naïveté ailée, ni sa gentille ironie ; il est traité avec le même despotisme désinvolte dont Nijinski fit preuve naguère envers la musique de Debussy.
A vrai dire, ce n'est pas proprement d'avoir déformé le conte d'Andersen, que je fais grief à Stravinsky. — Il arrive assez souvent qu'un grand artiste aperçoit dans l'œuvre déjà connue, classée, bien explorée d'un prédécesseur, à moitié engagé dans ses contours, et pourtant différent d'elle, pareil à quelque mons- trueux parasite, un nouveau sujet. N'est-ce pas de cette façon par exemple que Wagner a distingué dans le Roman de Tristan, et qu'il en a ej^irpé, son Tristan et Isolde ? Le conte d'Andersen eût très bien pu ne faire que receler pour Stravinsky un sujet inédit, qui l'eût attendu comme son libérateur et qui, à peine démêlé de ses liens, lui eût sauté dessus. Et en effet, en deux
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OU trois endroits du Rossignol, on touve l'indication d'une œuvre noire, horrible et mesquine comme les entrailles de la Chine. Si elle se fût développée et épanouie, nous eussions bien facilement accepté les infidélités faites au conte. Mais elle reste à l'état de simple possible.
Pourtant, même sans avoir découvert dans le conte d'Ander- sen un nouveau sujet, Stravinsky, à la rigueur, eût encore eu la permission de le déformer, si c'eût été pour les besoins d'une recherche personnelle, pour sa propre édification, pour fixer un point de technique encore obscur à ses propres yeux. — Je n'en veux nullement à Nijinski de ses deux coups d'état contre k musique de Debussy ; au moment où il les perpétrait, il était en pleine période d*' expériences ; il travaillait à la conquête d'une nouvelle manière chorégraphique ; ifl était dans la situa- tion difficile de celui qui va trouver et ne pouvait voir, dans tout ce qui lui tombait sous la main, que des moyens. Le parti qu'il a pris d'ignorer les suggestions de la musique et de con- stuire son ballet pour ainsi dire à part, était un renoncement héroïque à la réussite immédiate, pour rendre possible dans l'avenir une réussite plus haute. — Mais Stravinsky est dans un cas tout différent : au moment où il écrit le Rossignol, il est en pleine possession de sa manière ; il l'a déjà portée à sa perfection. L'autorité qu'il prend sur son sujet est donc tout arbitraire ; elle ne lui est inspirée que par le plaisir de faire voir tout purs et comme à vide les procédés qu'il a en main et qu'il préconise. Ce que je lui reproche expressément, c'est d'avoir considéré son sujet comme un moyen non pas de s'instruire, mais de nous instruire, comme une chaire où nous faire la leçon. Leçon, bien entendu, la plus subtile, la plus élégante et raffinée qui se puisse imaginer. (Et même on voit le professeur sourire à l'avance de ce que la plupart n'y comprendront rien.) Leçon tout de même. Le Rossignol est écrit contre le public ; ce qui en somme est une façon d'être écrit pour le public. On était trois au moment où l'œuvre s'élaborait ; en plus de l'auteur et
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du sujet, il y avait nous autres les futurs auditeurs, et nous jouions notre rôle, à notre insu, dès ce moment-là. L'auteur pensait à la relation de Tœuvre avec nous et il déclinait insen- siblement à la rendre aussi imprévue, aussi piquante que pos- sible ; il calculait, il escomptait notre réaction, et son action, c'est-à-dire sa musique oubliait peu à peu d'être tout à fait elle-même pour devenir celle que nous n'attendions pas ; il devinait tous les points sur lesquels nous nous préparions à l'accueillir et il s'efforçait de passer à côté. C'est une grande tentation pour tout artiste intelligent que de s'amuser un peu avec ceux dont il se sait suivi et guetté. Stravinsky n'a pas su y résister. Le Rossignol n'est pas à proprement parler une œuvre ; c'est, à la façon des toiles cubistes, un petit code esthétique, excessivement malin, et même profond par endroits, plein de déclarations capitales et imperceptibles, et de professions de fois d'une précision imperturbable, destinées sans doute à nous faire réfléchir, mais d'abord à nous déconcerter.
Refusons de nous laisser déconcerter et puisqu'il y a leçon, arrangeons-nous pour la bien comprendre. Le principe que Stra- vinsky prétend insinuer, est celui-là même que cubistes et futu- ristes proclament d'un commun accord : il faut renoncer à flatter la sensibilité ; l'art nouveau doit être intellectualiste, ne s'adresser en nous qu'à la faculté de représentation. La musique doit donc cesser d'être pathétique. Et pourquoi ne serait-elle qu'une perpétuelle invitation aux débauches du cœur ? Elle a de mauvaises manières : elle s'approche trop près de nous pour nous parler, elle nous tutoie trop facilement, elle fait trop souvent appel à nos sentiments, elle met trop d'insistance à nous entraîner, à nous conduire aux égarements sacrés. Bee- thoven est le dieu de la passion, c'est entendu. Mais il est entre tous le modèle à ne pas suivre. Laissons-le en proie à sa grande âme. Pourquoi s'imaginer que la musique doive forcément avoir, comme chez lui, un caractère moral ? Pourquoi ne serait-elle
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pas, au moins pour un temps, aussi inerte et aussi brute que les voix de la nature ? Il ne s'agit pas de la rendre descriptive ni pittoresque, mais simplement, au lieu d'humaine, minérale.
Il faut éviter d'émouvoir : tel est le principe. En voici les conséquences :
D'abord le musicien devra renoncer à la répétition des thèmes. En effet la répétition est un moyen d'attenter à la sen- sibilité. Lorsqu'une mélodie revient pour la seconde fois, elle trouve en nous des chemins plus profonds qui se sont préparés pour elle en son absence ; elle devient plus intime, plus iné- luctable ; l'habitude affaiblissant notre résistance, elle coule tout de suite au plus bas de notre âme, dans la région où nous ne sommes que trouble et frémissement. — Pour éviter ces atteintes indiscrètes, chaque objet ne sera donc nommé, autant que pos- sible, qu'une fois ; il n'y aura pas de rentrée des thèmes. Le musicien s'interdira avant tout de profiter du temps et des effets qu'il nourrit ; il proscrira ces suspensions et ces retours, ces oublis et ces rappels, ces apaisements et ces crises qui sont les mouvements mêmes du pathétique.
De plus chaque objet sera énoncé à part de tous les autres et comme environné de blanc. Il ne s'agit pas d'émouvoir, mais de signifier. C'est un mot que nous dit le musicien, et il supprime la phrase qui le ferait entrer en nous, qui le porterait jusqu'à notre âme. Il montre simplement ; il prend tour à tour chacune de ses idées et nous la présente un instant : sitôt que nous avons eu le temps matériel, ou plutôt légal, de la com- prendre, il la retire ; il n'en donne que juste ce qu'il faut pour que l'intelligence puisse dépister ce qu'il veut dire ; tout de suite il coupe le courant, pour qu'il n'aille pas, plus loin que l'esprit, mettre en danse nos facultés d'émotion. De là vient le caractère abrégé de sa musique : à la ressemblance des toiles cubistes et futuristes, elle a l'air d'un recueil d'échantillons. Il faut la feuilleter plutôt que la sentir ; il faut examiner ce qu'elle contient et tourner soi-même la page, lorsqu'on a vu.
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Nous ne devons pas nous attendre à partir avec elle. Elle est immobile et refuse de nous porter. Elle manque complètement de pente, de vitesse, de branle. Rien n'y est disposé pour permettre le passage. Entre deux objets différents, même s'ils sont à côté l'un de l'autre, pourquoi, demande Stravinsky, vouloir créer un lien factice ? Cela n'aurait de sens que si je voulais toucher mon auditeur, ménager son émotion, en garder un peu pour la suite, utiliser le trop-plein de son âme, en un mot l'entretenir dans un état sentimental où je l'eusse d'abord placé. Mais mon dessein est tout contraire. Je laisserai donc chaque chose où elle est ; je la ferai paraître à son tour, et en son lieu, sans la faire entrer dans aucun ensemble, sans la rattacher ni à ce qui précède, ni à ce qui suit. Je procéderai par articles.
Et en effet la musique du Rossignol fait penser tout entière à ces lanternes du deuxième acte, si soigneusement posées à terre, les unes à côté des autres, à intervalles bien égaux, et bien exactement isolées : elle a quelque chose de " posé là ", de " suc place", de " pas plus loin que ça ". Nulle part elle ne se répand ; en tous ses points elle est comme retenue au cantonnement. L'économie y est poussé jusqu'à l'insulte. Rien de plus admi- rable à la fois et de plus exaspérant que son perpétuel minimum. Au fond, c'est le chant d'un rossignol qui s'étrangle. Sitôt que sa voix va s'élancer, le musicien lui tord un peu le cou : ses roulades sont ainsi proférées dans un état de transe, dont il est impossible que son bourreau ne se soit pas, à part lui, considé- rablement amusé. — Il me semble d'ailleurs apercevoir que les raisons pour lesquelles Stravinsky à repris le sujet du Rossignol sont exactement les raisons contraires de celles que le lui avaient fait choisir d'abord. Si nous en croyons le premier acte, qui représente la conception primitive de l'œuvre, il avait été séduit naguère par les invitations à l'épanouissement et aux arabesques mélodiques que lui proposait le personnage du rossignol. Mais lorsqu'il revient à son sujet, c'est pour refuser ces invitations, pour
�� � se prouver à lui-même, et surtout pour prouver aux autres, qu’il faut les refuser. La démonstration, pense-t-il, sera d’autant plus frappante que le titre de l’ouvrage fait davantage attendre improvisation, essor et caprice. [6] Tenons notre rossignol en laisse, empêchons-le de s’évader vers l’ampleur et vers le pathétique et nous marquerons ainsi, avec une évidence décisive, l’avènement de l’art nouveau qui doit être un art sec, net, étroit et mécanique.
Telle est la leçon du Rossignol. Et j’avoue d’abord qu’elle me ravit ; les principes ici proposés me sont tout particulièrement sympathiques ; même, comme bon tour joué à ceux qui leur sont hostiles, l’œuvre de Stravinsky m’amuse infiniment. Rien de plus drôle que la monstrueuse brièveté du dernier acte ! Tandis que le rideau se ferme lentement dix minutes au moins plus tôt qu’on ne s’y attendait, on voit les spectateurs entrer dans un ébahissement d’autant plus comique qu’ils n’osent pas se l’avouer. Comme théoricien, je me sens tout réjoui de cette malice et je ne puis m’empêcher de penser : " Ça leur apprendra ! " — Mais enfin c’est une bien courte joie, et qui ne compense pas celle que m’eût donnée une œuvre véritable. De même je crains que le plaisir que goûte Stravinsky à la déception de ses auditeurs ne puisse remplacer la satisfaction qu’il eût éprouvée s’il eût créé quelque chose. A la révolution qu’il prétend opérer je ne trouve rien à redire ; mais je lui reproche de l’avoir opérée en négatif, alors qu’il pouvait le faire en posi158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
tif. Au lieu de vouloir indiquer les nouvelles valeurs par la négation des anciennes, que ne les a-t-il directement proposées? Au lieu de vouloir priver la musique de pathétique, que n'a-t-il tout simplement écrit une musique non-pathétique ? Il est tout naturel qu'un pauvre cubiste qui n'a que Tidée de ce qu'il faut faire et qui ne peut rien tirer de lui pour servir de matière à ses innovations, s'acharne à mutiler celle que lui fournit le passé et pense inventer à force de suppressions. Mais Stravinsky dispose de ressources extraordinaires. Il est dans la musique contemporaine, par excellence, le créateur. Sous la seule appli- cation de son esprit, l'impossible s'éveille à l'existence ; là où il pense, aussitôt se forme un nœud confus, pareil à l'embryon d'un monde, et qui bientôt sera un être musical nouveau. Même dans le Rossignol^ on voit de temps en temps émerger de l'orchestre des monstres sonores, entiers, vivants, armés de tous leurs membres, et d'origine insoupçonnable. Pourquoi donc le musicien ne s'en est-il pas remis à son invention, comme il avait déjà fait dans le Sacre ^ du soin de changer les valeurs ? Justement ce qu'il trouve de lui-même, c'est quelque chose d'absolument privé d'expression, de vibration, de trémolo, c'est de l'admirable mécanique musicale ; cela rend un son brut, matériel et borné. Ah ! il n'a pas à craindre de se laisser aller au pathétique. A l'heure actuelle son inspiration est aussi naturelle- ment inhumaine que celle de Moussorgsky était naturellement humaine. Qu'il cède, sans calcul, à son formidable pouvoir créateur ! Et nous entendrons monter de l'ombre un étrange tumulte physique qui fera une bien plus belle démonstration que toutes les petites proscriptions du Rossignol !
Lorsque Stravinsky consentira de nouveau à faire usage de son génie, du même coup, qu'il le veuille ou non, il redeviendra émouvant. Car, lorsqu'il prétend s'interdire de toucher ses auditeurs, c'est qu'il manque à faire une distinction capitale. Il a raison de ne pas chercher à émouvoir, mais il a tort de cher- cher à ne pas émouvoir. Il a raison de refuser les caresses que
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la musique adresse ordinairement à notre sensibilité, mais tort de s'appliquer à rebuter celle-ci par tous les moyens. En effet il y a une émotion qu'un artiste, même s'il ne veut pas éveiller les grandes passions humaines ^ui sommeillent dans notre cœur, ne peut renoncer à inspirer, sous peine de se nier pour ainsi dire lui-même. Toute création positive déclenche dans notre âme une certaine émotion immédiate, aveugle, presque automatique. C'est un choc tout pur, sans aucun rapport de qualité avec le contenu de l'œuvre ; c'est de l'admiration, au sens étymologique du mot ; c'est le sentiment brusque et neuf qui nous saisit lorsque nous nous trouvons en face de quoi que ce soit de tiré du néant ; c'est une part de l'émerveillement que dut éprouver le premier homme lorsqu'il contempla pour la première fois l'œuvre du Créateur. Il y entre de l'étonnement, de la reconnaissance et de la joie. Cette émotion-là, plus que personne aujourd'hui Stravinsky est désigné pour nous la faire éprouver ; il n'a pas le droit de nous en frustrer. — Mais je sais qu'il ne nous en frustrera pas. Et si le Rossignol ne m'a pas donné tout le con- tentement que j'en attendais, du moins il n'a pas diminué ma confiance : c'est tout de même de Stravinsky que, dans l'état actuel de la musique, nous pouvons espérer avec le plus de raison les plus belles surprises.
��Au point de vue proprement chorégraphique, la Saison Russe n'a présenté, cette année, qu'un intérêt très médiocre. L'absence de Nijinski s'est révélée plus grave encore que je ne m'y attendais : elle a creusé un vide énorme. Il faut le dire hautement : Le ballet russe, c'était Nijinski ; lui seul animait toute la troupe ; il en était l'inspirateur, au sens propre, même lorsqu'il se bornait au rôle d'interprète : maintenant qu'il se retire, tout se dégonfle ; la Karsavina, sans lui, n'est qu'une danseuse agréable ; elle ne retrouve pas, seule, cet esprit, cet
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accent, ce pathétique que nous lui avons connus. — Nijinski était plus que l'inspirateur de cette troupe < il en était le remords. C'est lui qui forçait les autres à n'être pas contents à moitié, lui qui les empêchait de profiter de leur succès, de retomber dans les voies ouvertes, de se jeter dans les bras du pliblic. C'est lui qui les obligeait à la recherche et, si j'ose dire, à la gaffe : l'an dernier, déjà, la lutte était évidente entre la tendance de certains membres de la troupe — lesquels ? je ne sais — à " faire du ballet russe " et la ferme volonté qu'avait Nijinski de ne plus " en faire. " Le frein ôté, et Fokinc revenu, l'entreprise a versé tout entière dans le sens du plus facile.
J'ai fait naguère un grand éloge d« Fokine ; j'ai même parlé de scvn génie. Hélas ! je me trompais. Comme danseur, il est agile et adroit ; mais il manque complètement d'expression. Il s'est lui-même soumis, cette année, à une épreuve redoutable, et dont il n'a pas su se tirer à son avantage : il a joué Petrouchka. Ah ! combien la scène de la puison, où Nijinski mettait un tragique si profond, avec Fokinc devient pâle et vacante ! Son interprétation du chef-d'œuvre de Stravinsky, c'est comme si 4'on enlevait les paroles d'une mélodie : l'air y est toujo.urs, mais ça ne dit plus rien.
Qviant à Fokine inventeur de danses, son importance m'appîi- raît aujourd'hui considérablement diminuée. Au fond il ne sait pas faire naître la danse de la musique ; dans ses ballets, on se promène sur la musique, on marche dessus, on la piétine pres- que au hasard ; oti ne la reçoit pas par en dessous, elle ne passe pas dans le corps, elle ne le conduit pas, ni ne l'inspire. Elle est pour Fokine un prétexte plutôt qu'une loi. Il l'écoute, elle lui donne le ton ; et dans sa tête il invente, avec des éléments déjà trouvés, un tableau de mouvements, qui lui correspondra, qui produira une impression symétrique. Il la traduit d'ensem- ble, en une seule fois, et ne cherche à lui être fidèle que par le dehors, qu'en conservant à sa chorégraphie la même couleur. — En réalité Fokine est surtout un très habile metteur en scène.
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��Il s'entend beaucoup plus à éblouir qu'à émouvoir. Ce qu'il excelle à composer c'est un spectacle.
C'est pourquoi sa réussite la moins contestable, cette année, a été le Coi^ d^Or, qui n'était ni un opéra, ni un ballet, mais un spectacle. Bien que la présentation qu'il en a faite pût être considérée à certains égards comme un travestissement de l'œuvre, j'avoue y avoir pris un plaisir extrême. Et d'ailleurs la musique de Rimsky-Korsakow ne donnait-elle pas toutes les permissions? Facile et heureuse (il est vraiment étonnant que ce soit une œuvre de vieillesse), à deux doigts de la banalité, mais préservée d'y tomber par je ne sais quelle ingénuité charmante, c'est une musique de bonne humeur et qui, moins sourcilleuse que les héritiers du maître, n'a fait que sourire aux libertés qu'on a prises avec elle. Sans doute le parti adopté par Fokine de distribuer chaque rôle en double, à la fois à un chanteur immobile et à un danseur plein de gestes, avait dans le fond quelque chose d'un peu lourd et ambitieux. Et en effet la dis- position des chanteurs habillés de vêtements somptueux et massés sur deux estrades latérales qui formaient comme deux marges solennelles autour du texte animé, donnait peut-être un aspect un peu trop monumental à cette œuvre fragile. — Mais combien la mise en scène centrale était spirituelle, naïve et joyeuse ! Et avec quelle intelligence les décors de M^^^ Nathalie Gontcharova accusaient le caractère émerveillé et enfantin de la musique !
Hélas ! c'est sans doute à la platitude, à la vulgarité terne et prétentieuse de la musique de Richard Strauss qu'il faut attri- buer l'ennui que dégageait la Légende de Joseph. Fokine sans doute en était aussi responsable, car il déploya ici, sans mesure, cette volonté d'art à tout prix, cette recherche des effets magni- fiques qui perçaient dans le Coq d^Or sans réussir à le gâter. Mais à ses mauvais penchants, c'est qu'il ne rencontrait, cette fois, aucun obstacle. Bien au contraire tout les encourageait. Nous lui avons reconnu le don de bien sentir et de traduire
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avec exactitude la couleur de la musique qui lui est confiée.
Si dans la Légende de Joseph, sa mise en scène et sa chorégraphie
étaient d'une couleur si laide,la faute originelle en est donc bien
à Strauss. C'est en lui qu'a pris sa source le mauvais goût dont
Tœuvre était ruisselante et qui empêcha de goûter comme il
eût fallu le décor de M. Sert et de bien distinguer les hautes
intentions que le Comte de Kessler avait mises dans son livret.
Deux autres spectacles complétaient la série des " créations ":
Papillons ne fut qu'une assez morne parodie du Carnaval.
Je n'ai pas vu Midas.
J. R.
��LETTRES ALLEMANDES
ANTHOLOGIE DES POÈTES LYRIQUES ALLE- MANDS DEPUIS NIETZSCHE, par Henri Guilbeaux (Figuière).
DAS POETISCHE BERLIN, par Heinrich Spiero (Georg Muller, Munchen, 2 vol).
GEDANKENGUTAUSMEINENWANDERJAHREN, par Max Dauthendey (Albert Langen, MUnchen, 2 vol.)
L'ouvrage de M. Henri Guilbeaux n'est pas seulement une anthologie, c'est encore un manifeste. Assez dédaigneux des qualités " universitaires ", de la recherche patiente et méthodique, du contrôle des faits, des synthèses lentement élaborées, peu enclin à la minutie du philologue et aux raffinements de l'esthète, ou simplement de l'homme de goût, l'auteur se contente d'avoir du tempérament. Il veut agir, et tout lui parait préférable à l'inertie : " dynamisme ", " poésie dynamique ", voilà des mots qu'il répète avec une satisfaction visible. Il se démène, se débat, frappe à droite, à gauche, pour aider au triomphe des
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Allemands qu'il aime. Quelques Français déjà se sont mis à les aimer à travers lui : c'est un hommage que nous tenons à lui rendre, le plus beau, le seul.
M. Guilbeaux en effet nous choque par plus d'un côté* Préoccupé d'abattre les frontières, il abuse de la grosse artillerie. Certes, nous sommes en France trop délicats. Les goûts et les dégoûts que nous entretenons témoignent souvent d'une suffi- sance qui nous paralyse. L'accueil que nous faisons aux poètes " barbares " est trop poli, d'une politesse qui tient à distance. Avons-nous cependant commis envers les Allemands un déni de justice aussi monstrueux que M. Guilbeaux le laisse enten- dre ? Ignorons-nous aucun de leurs grands noms ? Avons-nous tardé à accueillir aucune des manifestations essentielles de leur pensée ? Du naturalisme allemand il n'y avait que Hauptmann à retenir. Or il ne commença de percer qu'en 1889, de triompher qu'en 1892, et dès 1893 Antoine jouait ses drames. Il faut relire dans la Fme BUhne de 1893 les articles où des écrivains encore si discutés chez eux se réjouissaient de trouver en France une intelligente sympathie. Dès l'apparition du Modemer Musenalmanach auf das Jahr 1893, Henri Albert introduisait auprès des lecteurs du Mercure: Bierbaum, Dehmel, Hartleben, Holz, Liliencron, Schlaf, Scheerbart, c'est-à-dire avec les modernes de la première heure les repré- sentants d'un lyrisme qui allait prendre le pas sur la littérature sociale et la prose naturaliste. Nietzsche qui jusqu'en 1890 était demeuré inconnu de ses compatriotes au point de songer à ne publier plus qu'en français, allait nous apporter des aspirations allemandes une synthèse si éclatante et si totale qu'aujourd'hui encore n'ignorant rien de lui nous ignorerions à peine quelque chose de l'Allemagne.
Sur ce point on ne nous apporte pas de révélation. Reste le gros de la troupe. Nous le connaissons mal, encore que nombre de poètes aient fait l'objet d'études remarquables comme celle que M. Andler a consacrée à Liliencron. Mais l'ensemble
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continue de nous échapper et c'est lui qui importe ici plus peut-être que les individus. S'il n'y a pour nous que demi-mal à ignorer tel ou tel des littérateurs allemands, nous ne saurions nous désintéresser de la littérature allemande. Elle est actuelle- ment plus que la nôtre l'expression de l'esprit public. Ses représentants, qu'ils le veuillent ou non, d'instinct se subor- donnent à une tendance collective. Ils travaillent à une œuvre commune, très une malgré l'apparente anarchie. Sur des chemins divers tous ils se sont mis en quête du " Neuland ". Chacun à sa façon tâche à cet idéal d'une commune culture qui rendrait à l'Europe, fondues au creuset germanique, toutes les richesses anciennes. La " Kulturpolitik " qui entraîne dans un même élan penseurs, poètes, artistes, artisans, commence de faire sentir chez nous, presque à notre insu, des effets dont l'importance historique nous étonnera un jour. Ce mouvement nous avons le devoir de le connaître.
M. Guilbeaux n'en dit pas un mot. Il se défend d'avoir cherché à introduire dans son travail un ordre fictif. Les poètes, il nous les présente par ordre alphabétique : ce classement semble s'être imposé impérieusement à son esprit, et pour des raisons autres encore que celle d'objectivité, car M. Guilbeaux n'a point de l'impartialité un souci exagéré. Les tendances lui importent à lui aussi, mais ce sont les siennes propres qu'il poursuit, et non celles qu'un labeur calme pourrait aider à découvrir chez les poètes dont il s'agit. Homme de parti il lutte pour son parti, et si généreux que soit son rêve de fraternité sociale et politique, il lui met sur les yeux un bandeau.
On croirait à l'entendre que les poètes allemands n'ont eu d'autre idéal que celui du socialisme et celui de Whitman ou de Verhaercn. Or le mouvement social qui entraînait un Holz, un Schlaf, un Mackay, un Paul Ernst, Hauptmann à vingt ans, ne se prolongea guère au delà de 1890, date où apparaît l'individualisme aristocratique dont Dehmel même a subi la profonde influence. Pour Whitman ce n'est qu'en 1892 que
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commença la diffusion de ses œuvres et les Allemands y cherchèrent surtout, selon la propre expression de Schlaf, " le sentiment intime et exultant d'être relié au tout ", une nouvelle " religion ", une nouvelle possibilité de cette synthèse que la science demeurait impuissante à faire. C'est la même religiosité panthéistique qui tout récemment les rapprocha de Verhaeren en qui ils retrouvèrent une source d'inspiration à laquelle s'est toujours abreuvée la poésie germanique. Il ne faut donc point nous faire un devoir politique de rendre accueil pour accueil. Il est douteux que le torrent d'amour universel dont on nous parle soit de nature à rompre toutes les digues, que l'ivresse poétique devienne aussi une ivresse politique et fasse de chaque panthéiste un bon Européen. Il est tant de manières d'être Européen, outre celle qui consiste à penser " l'Europe c'est moi ! " Sans doute il vient parfois de l'autre côté du Rhin un appel comme celui du Festsptel de Hauptmann auquel nous ne pouvons rester sourds. Sans doute un Dehmel, un George, un Rilke brûlent-ils d'une ardeur qui est la nôtre aussi. Mais en nous tendant les mains il faut que nous sachions bien, que nous sachions tout.
Or M. Guilbcaux sait ou du moins renseigne mal. Nous lui reprochons moins de prendre les Moderne Dichtercharaktere, une simple anthologie, pour une galerie de portraits, de dater de 1898 les Blâtter fur die Kunst qui sont de 1892, d'abandonner George à la " compagnie d'un excessif maniérisme dans son palais isolé " où " personne ne songe à interrompre ses médita- tions extra-humaines ", et de comparer sa poésie à un " manchon de bec Auer ", que d'avoir une naturelle répugnance pour ce qui est profond, une secrète horreur de ce qui ne livre pas son or au conquistador qui passe. Il n'est point le guide que nous aurions voulu. La sérénité, le loisir, le labeur lui ont manque pour étudier les détours de la sylve germanique où de plus avertis se sont égarés. Encore qu'il ne se trouble pas, il nous trouble, et il nous trompe en se trompant.
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Même alors qu'il croit traduire il trahit. S'en tenant à une puérile substitution des mots aux mots sous prétexte de littéral ité, il défigure l'image, déforme le vers, fausse l'idée. Il est dupe d'une fidélité superficielle qui lui fait traduire " Wein her " : " du vin ici"; " es wur eine, die " : " il était une qui ", comme si l'on s'attachait à dire : Nicole, apportez-moi mes pantoufles : " herbringen mir meine PantofFel ", alors que la bonne adaptation irait droit aux représentations — et non plus aux mots — et les "traduisant" une seconde fois, susciterait en nous, avec des tournures de notre langue, des états identiques à ceux qu'y déterminerait l'original si nous le pouvions lire. Point n'est besoin pour cela de donner au français une saveur d'étrangeté qui n'est point dans le texte allemand, ni de faire fi des rapports grammaticaux qui sont là non pour la joie des grimauds mais pour répondre à des nécessités internes. Un accusatif de mouvement par exemple met entre les mots allemands une relation qui tient au mouvement de la pensée elle-même, et traduire " Mein Sohn, in deinen Wiegentraum zornlacht der Sturm " par " mon fils, dans ton rêve du berceau (in deinem...) la tempête rit en courroux ", ce n'est point rendre cet élan, si caractéristique chez Dehmel, de la tempête qui jette l'éclat de son rire et de sa fureur dans le rêve de l'enfant au berceau. Ainsi le mot à mot, outre qu'il fait violence aux deux langues, détruit le rythme que M. Guilbeaux pourtant se flatte d'avoir rendu. Souvent il fait violence à la pensée même, comme dans cette traduction de Hofmannsthal, où tous les mots de l'original se retrouvent, mais le sens ? Il s'agit du vent de printemps :
[Er] hat sich geschmiegt ... Il s'est courbé
In zerrtlttetes Haar Dans des cheveux en désordre
Und Ktihlte die Glieder Et a fraîchi les membres
Die atmend glUhten Qui s'enflammaient en respirant
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Er flog mit Schweigen II a volé dans le silence
Durch fliisternde Zimmer Par la chambre murmurante
Und lôschte im Neigen II a éteint en s'inclinant
Der Ampel Schimmer La lueur de la lampe.
Pour terminer signalons Das poetische Berlin de Heinrich Spiero, le second volume surtout. Il oriente nettement le lecteur dans l'histoire intellectuelle de Berlin depuis 1866. En un résumé succinct l'auteur a su évoquer fidèlement les luttes du naturalisme et du symbolisme dans la capitale, c'est-à-dire presque toute l'histoire des lettres allemandes depuis 40 ans.
Gedankengut aus meinen Wanderjahren de Dauthen dey- complète le tableau de cette évolution. Ici c'est un poète qui raconte ses souvenirs, sa vie tantôt en Suède, tantôt à Munich, Berlin, Paris. Avec beaucoup de couleur, de bonhomie, d'humour, il évoque la bohème littéraire et les artistes qu'il fréquenta depuis 1892. C'est moins la foire sur la place que des figures isolées, saillantes, caractéristiques, qui revivent ici : Dehmel, Stefan George, Przybyszewski, et aussi les peintres, qu'une solidarité étroite unissait aux écrivains d'alors. Dauthen- dey lui-même est tout entier dans ce roman de l'histoire, avec sa fraîcheur d'impressions, son pittoresque sans apprêt, sa poésie, sa spontanéité.
��DIVERS
��LE FILM DE L'EXPÉDITION SCOTT (Théâtre Réjane).
Le film de l'expédition Scott est d'une beauté si grave, il donne au cinéma une si pleine et si haute raison d'être, qu'il
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ne s'agit plus d'y chercher un amusement, mais une émotion humaine entre les plus grandes.
Déjà les " chasses aux grands fauves " qu'on nous avait montrées l'an passé au Casino de Paris, dépassaient de beaucoup par leur ensemble, leur authenticité et par leur intérêt documentaire ce que l'on a coutume de voir au cinéma. Mais le voyage polaire a, par lui-même, une noblesse dont est dépourvu le voyage équatorial. Est-ce là un préjugé puritain? Il est évident que l'exploration dans les glaces est, sinon plus difficile, du moins plus âpre, plus sévère, plus dépourvue de toute récompense sensuelle. «Mais il y a plus. Les difficultés vaincues sont d'un autre ordre. Elles ressortissent davantage du calcul et de la prévision. L'aventurier qui subsiste en tout voyageur, cède le pas à l'homme de science. Scott ne lutte pas parmi des intrigues de clans nègres, des moustiques et des miasmes ; il n'a contre lui que les forces loyales de la nature ; il n'a besoin de s'appuyer que sur des camarades. Le jeu ne se joue qu'entre blancs — et entre blancs d'élite. On peut s'y montrer sublimes comme dans une tragédie et beaux joueurs comme dans le match le plus chevaleresque.
L'opérateur de l'expédition s'est surtout consacré à l'étude de la faune polaire. Quand des cinématographies nous permet- tent d'approcher de si près la vie des animaux, on ne se défend pas d'une sorte d'émotion religieuse, comme devant la célébra- tion de mystères vénérables. On n'oubliera jamais le glissement du phoque s'enfonçant dans son trou de glace, ni la naïve sociabilité du petit peuple des pingouins. Mais il y a peut-être plus beau encore : ce sont les vues montrant la banquise craquant et se disloquant sous les coups de proue du Terra Nova, et les blocs de glace rebondissant le long des flancs du navire. Et les simples vues d'icebergs, les simples portraits de ces hommes héroïques, dans leurs tentes ou parmi leurs chiens, devaient suffire à attirer tous ceux qui ont le goût du courage et de la grandeur. — Un jeune conférencier faisait, pour expliquer
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ces projections, d'extraordinaires dépenses d'esprit et d'accent anglais. II n'arrivait pas à nous empêcher d'être émus presque jusqu'aux larmes. J. S.
��«
��UN FILM SENSATIONNEL DE M. D'ANNUNZIO A ROME.
Las de jouer les Coriolan, M. Gabriele d'Annunzio vient de consentir à rentrer dans son ingrate patrie. Il y rentre triom- phalement, mais à vrai dire tacitement, par le cinématographe. D'énormes affiches à ses couleurs pavoisent Rome, et l'on y lit : Cabirta. Si ce titre ne vous dit rien, sachez que tel est le nom d'une suivante de Sophonisbe, prétexte gracieux et " anacréon- tique " comme l'apothéose qui termine le film, à nous montrer Rome et Carthage, Annibal passant les Alpes, Massinissa dans son camp, des forteresses magnifiques dont la toile clouée, cepen- dant, tremble au vent, des guerres et des machines de guerre, des cortèges, des meurtres et des évasions. Sauf la palpitation de la toile, c'est d'une magnificence inutile, incohérente et sans beauté. Quelque Bakst de cinéma aura présidé à la mise en scène, bien que M. d'Annunzio en réclame sur le programme toute la responsabilité et tout l'honneur. On ne peut croire qu'il ait apporté tant de soins à une si pauvre chose et que la misère du libretto conçu par lui ne l'ait pas découragé radi- calement. Du moins la partition spéciale arrangée pour accom- pagner l'action, a dû rasséréner son âme ; à son service, au service de Cabiria, on a mis presque tout Wagner ; à colosse, colosse et demi — et quand les consuls romains délibèrent l'orchestre fait entendre le chant d'épreuve de Walther au premier acte des Meistersinger ; le contraste est irrésistible. On réclame Cabiria sur la scène du Châtelet, en dialecte carthagi- nois, pour la prochaine saison de Paris. — Et cependant les journaux ne tarissent pas d'éloges sur le compte du grand poète italien, créateur du " film artistique..." On dit que M. Bataille suivra. H. G.
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��LES REVUES
��Il paraît un peu partout des fragments inédits de Stendhal et le moindre a de l'intérêt ; mais il en est peu d'aussi lourds de sens que celui que publie la Revue Bleue du 6 juin. Il est daté du 7 janvier 1806.
Samedi soir 4 janvier, j'ai peut-être eu le plus fort accès de passion que j'aie jamais éprouvé. Il était si fort et me laissait si peu la i bcrté d'être attentif que, quoiqu'il n'y ait que trois jours, je l'ai presque oublié.
La passion mise en jeu était l'ambition. Une lettre de mon grand-père, reçue la veille ou l'avant- veille, la réveilla. Ici le mot est propre : je relisais VA'vare^ j'avais parfaitement senti les premiers actes ; la lettre arrive, je la lis comme par manière d'acquit ; je reprends ensuite ma lecture, mais je n'étais plus attentif, j'étais à me figurer le bonheur que j'éprouverais si j'étais auditeur au Conseil d'Etat ou tout autre chose.
Ces sentiments roulèrent dans mon âme. Enfin, le samedi soir, dînant par extraordinaire avec M[élanie], je devais être le plus heureux des hommes par l'amour ; il me sembla entièrement éteint, et peu à peu je devins d'une ambition forcenée et presque furieuse. J'ai honte d'y penser, je me trouvais de plain-pied avec les actions les plus ambitieuses que je connaisse.
A Grenoble, entendant my great father speaJ^ng of my sister Pauline^i possible death^ je vis que les caractères étaient bien aisés à peindre, qu'il fallait tout bonnement se supposer désirable ou haïs- sable ce que ce personnage désire ou hait, et raisonner sainement sans jamais reculer devant les résultats étranges ou outrés en appa- rence auxquels un raisonnement juste pourrait conduire. J'écrivis cela sur mon Molière.
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Voilà pour les passions observées dans les autres. Avant-hier me prouva qu'il en était absolument de même pour les passions que nous ressentons. Pour peindre un ambitieux, il faut supposer qu'il sacrifierait tout à sa passion. Eh ! bien, j'ai honte de le dire, samedi soir j'étais comme cela. / did thtnk to spesar my old 'vicina por hanjing per me il crédita dei suoi brothers^ je me sentais capable des plus grands crimes et des plus grandes infamies. Rien ne me coûtait plus. Ma passion me dévorait, elle me fouettait en avant, je périssais de rage de ne rien faire à l'heure même pour mon avancement, j'aurais eu plaisir à battre M[élanie], avec qui j'étais. Le lendemain, la passion diminua, le deuxième jour elle devint raisonnable. J'y pense encore aujourd'hui 9 janvier ; j'ai beau lire Saint-Simon pour voir (au perfectionnement près) à quoi je me soumettrais en deve- nant auditeur au Conseil d'Etat, je ne le désire pas moins au fond du cœur.
Nous lisons d'autre part dans le Divan de mai (Deuxième séjour de Stendhal à Paris, 1804) :
Le bonheur de la passion de la gloire gagne à la solitude, mais toutes les autres passions s'y perdent, leur bonheur devient bien plus difficile.
��La rédaction des Ecrits Français a posé a quelques écrivains inégalement notoires cette indiscrète question : " Votez-vous ou bien vous abstenez-vous ? Et pour quelles raisons ? "
M. Remy de Gourmont écrit à ce sujet dans la France (9 mars).
Il serait pourtant curieux de savoir s'il y a une majorité d'absten- tionnistes parmi la jeunesse littéraire d'aujourd'hui, comme je suis à peu près sûr qu'il y en avait et qu'il y en a toujours une parmi les littérateurs de mon âge. C'est là un état d'esprit qui n'a pas dû beaucoup changer et que, pour ma part, je m'explique assez bien. C'est presque un aveu. Oui, je le reconnais : quoique je sois fort attaché à un régime qui^ Jusqu'ici^ a garanti ma liberté d'homme et ma liberté d'écri'vain, ce dont je lui suis très reconnaissant, je n'ai
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jamais voté. Mais il est probable que je ne me serais pas abstenu sous un régime qui les eût menacées ou même discutées. Baudelaire s'est vanté, peut-être mensongèrement, d'être descendu dans la rue et d'avoir fait le coup de feu en 1848. J'ai senti parfois que j'aurais au moins de telles velléités contre un régime destructeur de la liberté. Mais le vote m'a toujours paru une opération beaucoup plus grave : comment choisir entre Dupont et Durand ?
Ce sont là raisons égoïstes. Nous nous plaisions à croire cet état d'esprit disparu.
��*
��L'Occident publie d'amusants souvenirs de M. Ambroise Vollard sur Zola et Cézanne. Nous transcrivons cette anecdote parue au numéro de mai :
Un jour que Cézanne me montrait une petite étude qu'il avait faite de Zola pendant sa jeunesse, vers 1860, je lui demandai à partir de quel moment Zola et lui s'étaient brouillés. " Il n'y a jamais eu de fâcherie entre nous, me dit-il : c'est moi qui ai cessé, le premier, d'aller voir Zola. Je n'étais plus à mon aise chez lui avec les tapis par terre, les domestiques, et l'autre qui travaillait maintenant sur un bureau en bois sculpté. Cela avait fini par me donner l'impression, quand j'allais chez mon ami, que je rendais visite à un ministre. Il était devenu, (excusez un peu, M. Vollard, je ne le dis pas en mauvaise part !) " un sale bourgeois ".
Il reprit : Je n'allais donc plus que rarement chez Zola, — car cela me faisait bien peine de le voir devenu si gnolle, — quand, un jour, le domestique me dit que son maître n'y était pour personne. Je ne crois pas que la consigne me concernât spécialement ; mais j'espaçai encore davantage mes visites... Et ensuite, Zola fit paraître V Œuvre.
Cézanne resta un moment sans parler, ressaisi par le passé ; puis il continua :
— On ne peut pas exiger d'un homme qui ne sait pas, qu'il dise des choses raisonnables sur l'art de peindre : mais, nom de D..., —
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et Cézanne se mit à taper comme un sourd sur une table, — com ment -peut-il oser dire qu'un peintre se tue parce qu'il a fait un mauvais tableau ? Quand un tableau n'est pas réalisé, on le f... au feu, et on en recommence un autre !
Pendant qu'il parlait, Cézanne allait et venait dans l'atelier comme une bête en cage. Tout à coup il s'arrêta, et, saisissant un portrait d'après lui-même, qu'il avait enlevé du châssis pour agran- dir la toile, il essaya de le déchirer ; mais comme ses doigts tremblaient et qu'il n'avait pas sous la main le couteau à palette si précieux pour ce genre d'exécutions, il fit un rouleau de la toile, le cassa sur son genou et le jeta dans la cheminée !
Cézanne dit encore : " Zola n'était pas un méchant homme, mais il vivait sous l'influence des événements ! " Et par ce mot, il se peint tout entier, lui, son labeur et sa sagesse.
La revue méditerranéenne I'Aloès promet d'être savoureuse si elle répond à la présentation qu'en a faite Francis Jammes dans ce curieux morceau :
Un de mes oncles habita le Mexique au temps où les fleurs de feu éclataient dans la forêt vierge.
Il y escortait des convois d'or qu'il défendait des Indiens qui parlementaient solennellement, des plumes bariolées au sommet de la tête et d'autres dressées comme des arêtes le long de l'épine dorsale et les chevaux trépignant auprès d'eux.
Quand le soleil baissait les gens du convoi que commandait mon oncle apercevaient l'exploitation, la maison longue et basse si triste dans l'isolement, île déserte entourée de terre de tous côtés.
La large hospitalité faisait un geste. Le vieux colon aux cheveux de coton prononçait : " Cavaliers, soyez les bienvenus ! '*
Et la jeune créole assise sur le banc ne parlait poin*, mais ses yeux plus noirs qu'elle n'était pâle semblaient glisser de haut en bas.
On mangeait des patates, des haricots noirs de la Vera-Cruz, du canard au chocolat. On fumait après chaque plat. Le rhum circulait.
A l'aube repartaient les gens de l'escorte coiff'és du feutre gris, large, rond, dur, où s'enroulait un serpent d'or. Les vestes étaient
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de cuir comme les visages. Les pantalons s'ouvraient comme des éventails à l'envers sur les bottes, au dessus d'étriers monstrueux.
Cette fille avait reçu un coup de poignard à la face. On avait envoyé à Mexico, préparée dans l'huile bouillante, la tête d'un malfaiteur. Le cuisinier lisait Virgile. On pissait dans des pots de chambre d'argent massif.
Mon oncle avait rapporté du Mexique un album que j'ai feuilleté, tout fait de plumes de colibris disposées en tableaux. L'un de ces tableaux représentait un Indien à genoux recueillant à l'aide d'un tuyau le suc d'une plante dont les feuilles ressemblaient à des poignards glauques et dentelés.
Mon oncle me disait : " L'Indien extrait de cette sorte d'artichaut géant une boisson incomparable. C'est le vin de I'Aloès. "
- *
Mémento :
— La Revue de Paris (15 mars et i®*" juin) : "L'illusion héroïque de Tite Bassi ", par M. Henri de Régnier ; la suite du " Stendhal " de M. Léon Blum.
— 3°ïe Cahier Vaudois : " Tell ", drame en 4 actes de M. René Morax.
— Le Temps Présent (i®"" juin) : " Lettres inédites de Beau- marchais " à son père et à sa sœur Julia (i 746-1 765).
— Le Feu : " Hommage à Mistral ".
— Le Mercure de France {i^^ ]mn) : " Les Noces d'Atalante", par Francis Vielé-Griffin.
— La Phalange (20 mars) : " Lettres philosophiques " de Henri Franck.
— Fers et Prose (janvier-mars) : Des lettres de Ch. van Lerberghe, les " Nocturnes " de Paul Fort, et la réédition des " Chants de Maldoror ".
— Les Marches de PEst (mai) : " Hommage au Danemark : Ogicr le Danois ", un conte d'Andersen.
— La Renaissance Contemporaine (10 mai): "Le Sacre du Printemps ", par Jean Huré.
�� � LES REVUES 175
— V Effort Libre (mai) : " Gens ", par Pierre Hamp.
— Le Masque (série III) : De curieux dessins de James Ensor.
— Les Lettres ( 1 5 mai) : " Des conditions d'une littérature catholique ", par Philippe Rambaud.
��Revues Anglaises :
— The English Review (Londres). — Avril : Poèmes de : Georges Gissing (posthume), Stephcn Phillips, H. T. W. Bousfield, etc. Une nouvelle de Grant Watson : " An Ordinary Corpse. " — Mai : " The veils of Isis, " par Frank Harris, et la fin du roman de H. G. Wells.
— The New JVeekly. — 30 Mai : une nouvelle de W. L. George : " The little Brown Slave ". Critique des livres par E. M. Forster, J. B. Mauson, Edvv^ard Garnett ; du théâtre (la dernière pièce d'Israël Zangv^rill) par R. A. Scott-James.
��Revues Italiennes :
— Rassegna contemporanea (Rome). — 10 Avril : "Il fan- tasma", nouvelle de Francesco Chiesa.
— La Voce (Florence). — 13 Avril : étude sur les Frammenti lirici de Clémente Rébora, publiés à la Librairie de la Voce. — 28 avril : intéressants articles de Guiseppe Prezzolini, notam- ment : " CoUaborazione al Mondo ".
— France-Italie (Florence et Paris). — i^"" Avril : une étude de Louis Chadourne sur Carlo Dossi.
��Revues Espagnoles :
— Nosotros (Buenos- Ayres). — Avril : fragment d'un roman de Mario Bravo ; " la leyenda del Kacuy ", poème tragique en trois actes, de Carlos Schafer Gallo.
�� � 176 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Cuba contemporànea (La Havane). — Avril : Etude sur Eugenio Maria de Hostos, par R. Blanco-Fombona. — Mai : préface pour une anthologie de poètes cubains, par Ricardo del Monte.
��* «
��Revues Allemandes.
Il nous faut regretter la mort prématurée d'Henry Bauer. Le jeune savant auquel M. Henri Lichtenberger adresse un regret ému, préparait une étude : " Nietzsche et Pascal " dont la Revue Germanique publie un fragment. En Pascal Nietzsche avait trouvé à la fois Tami et l'adversaire idéal, le juge et l'antagoniste de sa propre pensée : " Pascal und ich ! " — Pascal, dit Henry Bauer, pose dans toute sa netteté tragique le problème de l'instinct et de la raison... et il le résout au profit de l'instinct... Mais l'instinct pour lequel opte Pascal n'est point celui de l'Artiste : " Dans l'Art, dit Nietzsche, l'homme jouit de lui-même comme d'un être parfait. Il est permis d'imaginer un état contraire, un instinct spécifiquement anti- artistique, une manière d'être qui appauvrirait, amincirait, anémierait toutes choses... C'est le cas du vrai chrétien, de Pascal. " " Le christianisme a sur la conscience d'avoir corrompu beaucoup d'hommes entiers, par exemple Pascal. " " Lourdauds, oh lourdauds que vous êtes avec votre prétentieuse pitié, qu'avez- vous fait là ? Etait-ce un travail pour vos mains ? Voici que vous m'avez mutilé et gâché mon plus beau marbre ! "
— Trois jeunes revues : Die Argonauten , à Heidelberg, Dai Forum y à M Un ich. Die Kleine Revue, à Strasbourg, ont commencé de paraître. La première rappelle Stefan George, la seconde invoque Flaubert. Die Kleine Revue peut devenir l'organe du jeune mouvement esthétique qui semble se dessiner en Alsace.
Le Gérant : André Ruyters.
Imp. Sainte Catherine, Quai St-Pierre, 12, Bruges (Belgique).
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��LA MARCHE TURQUE
a M, A, G.
Pour vous f arrache a mon carnet de route et je copie^ en postscriptum aux insuffisantes lettres que je vous adressais de là-bas^ ces feuilles plus insuffisantes encore. Je me proposais de les compléter^ de les para- chever ; je ne puis. On note au jour le jour .^ en voyage^ avec r espoir^ une fois de retour de recomposer h loisir les récits.^ de retracer soigneusement les paysages ; puis on s aperçoit que tout V art quon y met ne parvient qua diluer V émotion première^ dont r expression la plus naïve restera toujours la meilleure. Je transcris donc ces notes telles quelles et sans en adoucir la verdeur. Hélas ! les jours les mieux remplis et par les émotions les plus vives sont aussi ceux dont rien ne reste sur ce carnet^ ceux où je neus temps que de vivre.
��A contempler l'aridité du sol, l'immense terrain vague entre Andrinople et Tchataldja, on s'étonne moins que les Turcs ne l'aient pas plus âprement défendu. Des lieues et des lieues se déroulent sans une habitation, sans une âme. Le train accepte tous les détours que lui proposent les méandres d'un petit cours d'eau, et ces •ourbes continuelles l'obligent à une extrême lenteur.
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Pas un tunnel, pas un pont, pas même un remblai. Un ingénieur qui voyage avec nous, m'explique que le baron Hirsch chargé de l'entreprise, était payé à tant le kilo- mètre. Une fortune !
Des chiens errants accourent de loin vers le train ; on leur jette, du wagon restaurant, les restes du repas dans des sacs de papier qu'ils déchirent.
Entre les touffes d'iris sans fleurs et de roseaux, sur les bords d'un fossé demi-plein d'une eau grise, collées contre la vase, des tortues, des familles de tortues, des hordes de tortues, plates, couleur de boue ; on dirait des punaises d'eau.
Joie de revoir enfin des cigognes. Voici même quelques chameaux. De-ci, de-là, de flamboyantes touffes de pivoines sauvages — que notre voisine, une riche Arménienne de Brousse s'obstine à prendre pour des coquelicots.
Mon compagnon entre en conversation avec un jeune turc, fils de pacha, qui revient de Lausanne où il "appre- nait la peinture " ; voici sept mois qu'il a quitté pour la première fois sa famille ; il y rentre avec un volume de Zola sous son bras : Nana^ qu'il dit "beaucoup aimer" ainsi que "les livres de Madame Gyp. " Il se déclare
- jeune Turc " de tout son cœur, et croit à l'avenir de
la Turquie ; mais cela me retient d'y croire.
i®"" mai.
Constantinople justifie toutes mes préventions et rejoint dans l'enfer de mon cœur Venise. Admire-t-on quelque architecture, quelque revêtement de mosquée, on
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apprend, (et Ton s'en doutait) qu'elle est albanaise ou persane. Tout est venu ici, comme à Venise, plus qu'à Venise, à coup de force, à coup d'argent. Rien n'est jailli du sol ; rien d'autochtone ne se retrouve au dessous de cette écume épaisse que fait le frottement et le heurt de tant de races, d'histoires, de croyances et de civilisations.
Le costume turc est ce qu'on peut imaginer de plus laid ; et la race, vraiment, le mérite.
O Corne d'or, Bosphore, rive de Scutari, cyprès d'Eyoub! au plus beau paysage du m.onde je ne saurais prêter mon cœur, que je n'y puisse aimer le peuple qui l'habite.
2 mai.
Joie de quitter Constantinople, qu'il appartient à d'autres de louer. Riante mer où les dauphins exultent. Aménité des rives de l'Asie ; grands arbres proches, où viennent s'ombrager les troupeaux.
Samedi, Brousse.
Jardin de la Mosquée de Mourad P*" où je me suis assis, non au bord de cette vasque ruisselante, centre de la terrasse en balcon, mais tout à gauche de la terrasse, sur la margelle de marbre d'une autre vasque plus petite qu'abrite un kiosque de bois peint. Une simple ouverture ronde, du cœur profond et frais du bassin, pousse un gonflement d'eau qui palpite, silencieuse éclosion de la source au dessus de laquelle longuement je reste penché. Au fond du bassin également, mais sur le côté, une autre bouche exacte boit. Dans ce plateau de marbre, où l'eau
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se repose un instant, de minuscules sangsues se promènent.
Sur le mur blanc de la mosquée s'agite Tombre d'un platane. A la manière de Sienne, mais selon un tout autre esprit, un arceau simple et presque sans relief sur- monte et fiance deux plus jeunes arceaux. Dans le retrait du relief, les nids d'un peuple d'hirondelles. A mes pieds le vert Sahel de Brousse, où s'étend la paix lumineuse. Il fait tranquille. L'air est inefiàblement limpide ; le ciel, clair comme ma pensée.
Ah ! ah ! recommencer à neuf, et sur de nouveaux frais ! Eprouver avec ravissement cette tendresse exquise des cellules oii filtre l'émotion comme un lait... Brousse aux épais jardins, rose de pureté, rose indolente à l'ombre des platanes, se peut-il que ne t'ait point connue ma jeunesse ? Déjà ? Est-ce un souvenir que j'habite ? Est-ce bien moi qui suis assis dans cette petite cour de mosquée, moi qui respire, et moi qui t'aime ? ou rêvé-je seulement de t'aimer ?.. Si bien réellement j'étais, aurait-elle volé si près de moi, cette hirondelle ?
Dimanche. Brousse.
Dès que j'aime un pays, c'est pour souhaiter d'y vivre. Mais ici je ne ferais point d'amis. Ma solitude ne s'appa- rente qu'aux arbres, qu'au bruit des eaux courantes, qu'aux ombres que tressent les treilles au dessus des rues du marché. Le peuple est laid ; c'est l'écume que les civili- sations ont laissée.
Cinq petits juifs nous accompagnent aujourd'hui de la Mosquée Verte jusqu'au bazar et à l'hôtel. Chacun d'eux semble de race différente, et de deux seulement on
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devinerait qu'ils sont juifs. Ce sont des juifs d'Espagne, ainsi que tous les juifs de Brousse. Ils fréquentent l'école française et parlent notre langue avec une déconcertante abondance. Ils demandent à notre compagne : — " C'est vrai, Madame, que dans la France chaque chien possède un maître ? " — et encore : — '* Dans la France, n'est-ce pas, l'eau n'est pas bonne et on ne peut boire que du vin ? "
Chacun d'eux se propose de gagner Paris dans deux ans, après un premier examen, puis, là-bas, de pousser plus loin ses études à l'école juive orientale d'Auteuil, pour enfin devenir Monsieur.
Mardi.
Le premier jour je n'achetai qu'une petite coupe de porcelaine, vieille et qu'on eût cru venir d'un Orient plus lointain. Elle est grande à tenir dans la main. Des dessins bleuâtres couvrent un fond de jaunâtre blanc craquelé.
Rien de plus décevant d'abord que ce bazar où nous fîmes ce premier jour une promenade désenchantée. Au dessus des boutiques banalisées, les écharpes de soie uni- formément bariolées nous faisaient fuir. Mais le second jour nous entrâmes dans les boutiques...
Ce second jour j'achetai trois robes ; l'une verte et l'autre amarante ; chacune striée de fils d'or. La verte a des reflets violets; elle convient aux jours de méditation et d'étude. L'amarante a des reflets d'argent ; j'en ai besoin pour écrire un drame. La troisième est couleur de feu ; je la revêtirai les jours de doute, et pour aider l'inspiration.
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Ces robes obligèrent l'achat de chemises orientales, aux larges manches non boutonnées ; puis des souliers turcs à semelle concave, où le pied se sent étranger.
Comme je m'en revenais du bazar, je vis, ce matin-là, dans l'étroite rue qui fuit au loin vers la montagne, deux mulets chargés de neige ; elle avait été recueillie sur l'Olympe; une étoffe de laine l'enveloppait à demi, la soutenait et la préservait du contact pénétrant des cor- dages ; de chaque côté du mulet on aurait dit un bloc de marbre.
��J'ai découvert, un peu au dessus de la ville, un lieu de repos délectable ; l'herbe où s'étendre est fraîche ; un rideau de hauts peupliers y répand une ombre légère. Devant moi se déploie la ville ; à mes pieds le torrent qui la traverse et que tantôt je remontai, loin, m'enfon- çant dans ce ravinement dernier de l'Olympe, aride et laid, mais qui me promettait un peu plus haut, aperçu de très loin, un troupeau de chèvres que paissait sans doute un berger. Ah ! que d'heures ainsi je perdis, sur les pentes de l'Apennin ou de l'Aurès, à suivre les brebis ou les chèvres, auprès des pâtres, pâtre moi-même, écoutant le chant de leur rustique flûte murmurer à mon cœur :
Utinam ex vobis unus.,.
Brousse. La Mosquée Verte.
Lieu de repos, de clarté, d'équilibre. Azur sacré ; azur sans rides ; santé parfaite de l'esprit...
Un dieu exquis t'habite, ô mosquée. C'est lui qui
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conseille et permet la suspension spirituelle, au milieu de l'ogive et la rompant, de cette pierre plate, là, précisé- ment là où devraient se rencontrer les deux courbes, à cet endroit secret, actif, qui prennent aise, à ce lieu de coïn- cidence et d'amour, qui font trêve et s'offrent à se reposer. O sourire subtil ! Jeu dans la liberté précise ! Que tu en prends donc à ton aise, délicatesse de mon esprit !...
Longtemps j'ai médité dans ce saint lieu, et j'ai com- pris enfin que c'est ici le dieu de la critique qui attend nos dévotions, et que c'est à l'épuration qu'il invite.
Brousse. Mercredi.
Cette nuit une étrange, incompréhensible rumeur nous a réveillés ; sorti du plus profond sommeil j'ai d'abord cru aux préparatifs de mes voisins qui devaient partir vers 6 heures ; mais, regardant ma montre, j'ai constaté qu'il n'était que 3 heures du matin. Non ; le bruit venait du dehors ; des gens couraient, poussaient des cris, et à travers ces cris distincts on percevait une grande clameur continue faite d'une masse d'appels et de lamentations ; puis des détonations sourdes, d'autres plus claires, coups de feu d'autant plus inquiétants qu'ils partaient à la fois de différents quartiers de la ville. Un instant j'ai pu croire à une émeute, un massacre (à quoi l'on peut toujours s'attendre dans ce pays), une Saint-Barthélémy d'Armé- niens, de Grecs, de juifs... ou d'étrangers. J'ai couru à ma fenêtre : une grande lueur inégale et rouge éclairait tragiquement les hauts arbres ; ces coups de feu étaient un tocsin d'incendie.
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Le foyer semblait tout proche ; je me suis habillé en hâte. A quelque cent mètres de l'hôtel, c'était une distillerie et un débit de boissons qui brûlaient. Le feu, quand je suis arrivé, battait son plein ; la foule s'empres- sait dans un désordre indicible, avec des vociférations, des hurlements que je ne sais s'ils devaient exprimer la terreur ou exciter à l'ouvrage ceux qui couraient portant de l'eau dans de misérables bidons de zinc à demi-crevés. D'autres maisons étaient proches, en bois pour la plupart, et le souvenir des derniers incendies de Stamboul hante encore les esprits... J'eus une demi-heure durant, un spectacle rare ; puis les pompes sont arrivées ; non point une ou deux, mais, presque à la fois, huit ou dix, répondant à l'appel des coups de feu, de tous les postes de la ville. Et, comme ici l'eau surabonde, l'incendie a vite été cir- conscrit puis maté. L'aurore paraissait quand je suis retourné dormir.
9 mai. En route pour Nicée.
J'aurais quitté Brousse avec moins de regrets il y a quelques jours ; cette petite ville est d'un charme, d'une beauté très mystérieusement captivante. Tout d'abord j'y recherchais trop mes souvenirs d'Algérie et je me désolais de n'y trouver ni musiques, ni vêtements blancs, et rien que de hideux visages... Mais comment oublier désormais cette promenade du soir, hier, à l'heure des muezzins, et prolongée jusque dans la nuit, par ces ruelles silencieuses, coupées de cimetières en jardin ; et cette vue enfin sur la ville entière, baignant, flottant dans une fumée bleue que perçaient les hauts minarets...
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Nous avons quitté Brousse dès cinq heures. Le temps était couvert ; une brume assez épaisse voilait les derniers plans, comme ce rideau de tulle gris qu'on fait tomber dans les féeries pour changer la toile de fond. Les arbres au bord de la route en paraissent plus énormes encore. Au dessous de ces grands arbres qui surgissent du brouil- lard par instants, une culture continue de petits mûriers nains occupe en rangs serrés les environs immédiats de Brousse. Plus loin ce sont des champs, puis d'assez vastes espaces vides. La route enfin s'élève lentement et les espaces labourés se font plus rares. Les Grecs, les Arméniens cultivent ces champs ; presque jamais les Turcs ; de sorte que, sans l'immigration, resterait à peu près à l'abandon la terre. C'est du moins ce que nous affirme notre drogman, juif de Buenos- Ayres, qui parle toutes les langues excepté l'hébreu, sujet du sultan, italien d'origine malgré son nom allemand, si difficile à prononcer qu'il a dû prendre un nom de guerre.
Nicolas porte un costume de globbe-trotter : nicker- bocker, guêtres de cuir verni. Son fez est doublé d'une coiffe ; il le soulève souvent pour s'éponger, car il a la sueur facile, et découvre un chef rond et ras. C'est sur les conseils d'un médecin de ses amis qu'il se rase : au Caire il avait mal aux yeux, à cause des mouches et du sable ; alors ce médecin lui a dit : rasez-vous et, tous les matins, trempez- vous les yeux dans du jus de citron. Depuis ce jour il est toujours rasé et n'a plus jamais mal aux yeux.
Il porte beau, se rengorge, est familier avec les autorités du pays, obséquieux avec les étrangers, hautain avec les inférieurs, fort de tout l'argent des touristes qu'il accom-
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pagne. Sur quoi que ce soit qu'on l'interroge, il a réponse prête et continue de répondre longtemps après qu'on ne le questionne plus.
Comme la montée se fait plus rude, nous descendons de voiture. Nicolas accoste les gens sur la route. Ici c'est un berger ; plus loin un bûcheron qui plie sous un fagot et sourit en nous voyant passer. Nicolas pointant du doigt vers son visage :
— Regardez ses dents ! Et jamais il ne les lave. Charmant jeune homme ! Extra-extra ! Sont tous comme ça dans ce pays. J'en ai jamais vu un pareil. Regardez ce qu'ils sont contents de voir des étrangers. Ça est intéressant. Rien que ça vaut le voyage. Etc.
A propos de tout et de n'importe quoi il répétera ces formules.
Emotion de découvrir dans la montagne le daphné buissoneux de Cuverville, tout en fleurs. La flore n'est pas très dépaysante : je retrouve les cistes de l'Esterel, mêlés aux églantiers de Normandie. Mais chaque plante ici paraît plus robuste et plus pleine, étalant un feuillage intact. Sans doute ces plantes doivent leur parfaite santé à la grande abondance d'oiseaux qui les débarrassent des insectes.
Que d'oiseaux ! chaque arbre en est peuplé ; le brouil- lard pénétré de leurs chants mélancoliques. Les Turcs religieusement les protègent. A Brousse sur la place du marché circulent tranquillement deux vieux vautours pelés et quatre cigognes blessées. On en voit partout, des cigognes ; elle m'amusent comme au premier jour et me consolent un peu de l'absence des chameaux.
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Vers neuf heures le brouillard s'est levé, puis entr'ouvert après que nous eûmes doublé la montagne et nous avons pu voir derrière nous tout le massif neigeux de l'Olympe.
D'abondantes pluies ont défoncé la route. Certes elle est pavée par endroits, à la manière des routes du Roi ; mais les pavés alors sont si inégaux, si énormes, si mal enfoncés, que le mieux est de quitter la route et de faire sa piste à côté. On a confié la réfection d'une partie de cette route à un Français que nous avons rencontré tout à l'heure. Il était à cheval et nous a escortés quelque temps ; puis il nous a laissés à l'extrémité de sa con- cession, nous prévenant que la route allait " devenir mauvaise ".
Elle côtoyait d'abord une immense étendue maréca- geuse, naguère cultivée paraît-il, mais au milieu de laquelle, il y a quatre ans, des sources inopinément ont jailli cou- vrant les cultures d'une eau sans écoulement, d'une eau morte, où les roseaux ont remplacé les céréales et les grenouilles les moineaux. Elles font d'un bord à l'autre de l'horizon un extraordinaire vacarme ; et nous nous demandons si les faucons qui planent au-dessus des bords du marais s'en nourrissent, car il ne semble pas qu'il y ait là pour eux rien d'autre à chasser. Parfois pourtant s'envole une poule d'eau ou une sarcelle. Sans doute dans le milieu du marais hante un plus étrange gibier ; des pélicans, dit-on ; et mes regards obstinément fouillent l'épaisseur des joncs, des roseaux dont les hampes sèches et les aigrettes fanées de l'an passé suspendent une sorte de nuage roux au-dessus des fraîches lances vertes.
A Yeni Cheir cependant nous retrouvons une route
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meilleure ; mais nous avons perdu tant de temps que nous n'arriverons à Nicée qu'à la nuit.
Oh ! que la lumière était belle ! quand, ayant franchi le col, je découvris l'autre versant... J'avais laissé mes compagnons regagner les voitures et continué seul à pied la montée, biaisant, pressant le pas, désireux d'arriver avant eux au col et de m'y attarder un instant ; mais il se reculait sans cesse, comme il advient dans les montagnes où la hauteur qui paraît la dernière en cache une autre plus lointaine, d'où se découvre encore une nouvelle élévation. C'était l'heure où les troupeaux rentrent qui animent les pentes du mont, et je marchais depuis long- temps dans l'ombre où chantaient avant de s'endormir les oiseaux.
Sur l'autre flanc tout était d'or. Le soleil se couchait par delà le lac de Nicée vers lequel nous allions descendre, qu'éblouissait l'horizontal rayon. On distinguait, à demi- caché par la verdure, le petit village d'Isnic, trop au large dans les murs de l'antique cité. Pressées par l'heure, nos voitures sans frein dévalèrent d'un train de chute, dédai- gnant les lacets, coupant court au gré de périlleux raccourcis. Je ne comprends plus bien ce qui fait verser les voitures, puisque les nôtres n'ont pas versé... Au pied du mont, les chevaux se sont arrêtés pour souffler ; une source était là, et je crois qu'on les a fait boire. Nous étions repartis de l'avant. L'air était étrangement tiède; des nuées d'éphémères dansaient dans la dorure du cou- chant. A notre droite, bien que le ciel fût déjà sombre, on ne voyait pas une étoile ; et nous nous étonnions que pût briller déjà si fort Vénus, unique, au dessus de Tem-
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brasement du ciel. Comme nous allions franchir la porte d'Hadrien, la lune a commencé de paraître par dessus l'épaule du mont, la pleine lune, énorme, subite et surprenante comme un dieu. Et depuis ma première arrivée à Touggourt, je ne crois pas avoir goûté d'émotion plus étrange que cette entrée de nuit dans le petit village d'Isnic, honteux, moisi, décomposé de misère et de fièvre, blotti dans ses décombres solennels et dans son trop énorme passé. ,
Après un bref repas fait des provisions que nous avions emportées de Brousse, nous sommes ressortis dans la nuit. Le clair de lune était doux et splendide. Fondrières au sortir de l'auberge ; le sol semble pourri. Devant la porte un enfant immobile, appuyé contre le mur ; son visage est rongé d'un chancre. Nous nous aventurons au hasard. A l'extrémité d'une rue défoncée l'espace s'ouvre ; devant nous de larges fleurs pâles, dont on n'aperçoit pas la tige, de-ci de-là faiblement se balancent et semblent flotter : c'est un champ de pavots. Non loin une chouette pleure sur la ruine d'une mosquée ; l'oiseau s'envole à notre approche... Nous retournons vers le mystérieux village assoupi ; pas un feu ; pas un bruit ; tout semble mort.
��10 mai.
En voiture jusqu'à Mekedje ; puis en wagon jusqu'à Eski Cheir. Plaine immense et sans agréments, où règne en toute sûreté la lumière. Parfois un grand troupeau de ces buffles noirs que déjà nous admirions à Constanti-
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nople ; des cigognes. Mon oeil goûte inlassablement l'inépuisable attrait de l'espace.
12 mai.
A 5 h. du matin départ d'Eski Cheir où nous avons passé la journée de la veille. Le train s'engage dans la passe mystérieuse que l'on distinguait au sud-ouest de la ville. Vallée étroite entre des monts de terre rouge effritée ; monts point très hauts, et de hauteur partout égale, comme passés à la toise, qui s'achèvent en table ; sans végétation aucune. Noblesse étrange de cette vallée sous ce ciel admirablement pur.
Bientôt les collines, aux deux côtés de la rivière, s'abaissent encore ; le sommet des collines s'argente ; quelques pins font une moucheture à leurs flancs. On entre enfin dans une sorte de plaine semée de singulières efflorescences rocheuses. De loin en loin quelques villages, chacun d'eux doublé d'un cimetière planté de menhirs.
Puis de nouveau le pays change. Le sol perd sa rougeur. Une mince rivière que bordent de petites berges abruptes, hésite en maints détours entre les larges plis du terrain. De grands labours s'étendent, jusqu'au pied de ces étranges sursauts rocheux, qui, de loin en loin, crèvent la terre par surprise, sortes de citadelles grises, baroques, que verdit un peu le lichen et que tapisse aux endroits plans un gazon ras. La terre est cultivée, mais oii sont les cultivateurs ? Aussi loin qu'on peut voir, et depuis assez longtemps, plus un être, plus un village, plus même une tente isolée.
�� � LA MARCHE TURQUE ICI
Afîoun Kara Hissar.
'* Le château noir de rOpium ". Empire du morne e de la férocité. Alentour de la ville, de grands champs de céréales, mais pas trace des champs de pavots dont parle Joanne et qui sont, prétend-il, si beaux au mois de mai.
Notre train rapatrie grande quantité de soldats. Ceux que nous avons trouvés dans le train en montant à Eski Cheir viennent de Constantinople ; ils ont fait la guerre des Balkans, et sortent enfin à présent des hôpitaux ou des prisons. Ceux qui montent à Afioun Kara Hissar reviennent par Smyrne du Yemen, après avoir réduit une insurrection des Arabes. Terriblement réduits eux-mêmes. La plupart sont loqueteux, sordides ; quelques uns sem- blent moribonds. Nicolas nous appelle pour nous en montrer un qui n'a plus qu'une guêtre et, à l'autre jambe, qu'un soulier ; qui n'est plus vêtu que de hardes. Son pantalon de toile, déchiré, retombe sur la jambe sans guêtre. Sa maigreur est hideuse et sa faiblesse telle qu'on a dû le hisser dans le train. Sur le quai de la station d'Afioun, d'abord, il restait assis sur un sac ; un camarade était penché vers lui, et sans doute lui proposait quelque nourriture, à qui le moribond répondait en balançant la tête ; son regard me rappelait celui d'un chameau aban- donné le long de la piste entre M'reyer et Touggourt qui, un instant, souleva la tête pour regarder passer notre voiture, puis qui la laissa retomber ; à la fin il accepte un peu d'eau, ou je ne sais quoi, que l'autre soldat lui fait boire, et pour remercier il essaie un sourire, grimace affreuse qui découvre toutes ses dents.
— Madame a vu comme il est vêtu, dit Nicolas. Sont
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tous comme ça dans l'armée turque. J'en ai jamais vu un pareil !
A une petite station après Aki Cheir, nous le vîmes descendre. Il semblait n'être pas sûr de devoir descendre là. Etait-ce bien là son pays ? On eût dit qu'il ne le recon- naissait pas. Il n'était reconnu par personne. Il fît le salut militaire en passant prés d'un chef, qui ne lui rendit pas son salut. Une grande quantité de gens était venue du village, distant de plusieurs kilomètres. Le train s'arrêta quelque temps et nous vîmes tout ce monde repartir joyeusement dans des voitures, emmenant les nouveaux arrivés. Nous nous attendions à le voir monter dans l'une d'elles; mais non, et quand aux abords de la station ne resta plus personne, de notre train qui s'éloignait nous le vîmes faire quelques pas en avant sur la route, puis demeurer là, tout droit, tout seul sous le soleil.
La voie s'élève assez rapidement jusqu'aux hauteurs d'où l'on domine la plaine immense qui s'étend vers le nord jusqu'à Angora. Le soleil se couche tandis que nous fran- chissons la passe qui mène dans l'autre plaine, celle de Koniah qui s'étendra jusqu'au Taurus. L'ombre l'emplit déjà. Quand on arrive à Koniah il est nuit close.
��Koniah.
��Madame M. de S. est ici la seule femme, comme nous sommes les seuls touristes. Les gens qui prennent leur repas près de nous sont ici pour affaires -, de toutes les
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nationalités ; mais rien qu'à les voir on comprend qu'ils ne viennent pas à Koniah pour des prunes.
L'hôtel est à côté de la gare et la gare est loin de la ville ; un petit train y mène à travers la plus morne ban- lieue... Mais avant de parler de Koniah, je dois dire à quel point je m'étais monté l'imagination sur cette ville. C'est aussi que je croyais encore (et j'ai du mal à ne pas croire) que plus on va loin plus le pays devient étrange. Il n'y a pas très longtemps que le chemin de fer permet d'aller presque aisément à Koniah. Avant de partir, j'avais vu la photographie d'admirables restes de monuments seldjou- cides que je devais trouver ici. D'après eux je construisais toute la ville, somptueuse et orientale à souhait. Je savais enfin que c'était la ville des derviches, quelque chose comme un Kairouan turc...
Et sitôt après le dîner, l'esprit affamé de merveilles et prêts à toutes les stupéfactions, G. et moi nous étions sortis dans la nuit ; nous ne savions pas que la ville était si distante et la solitude autour de l'hôtel nous surprit. Quelques lumières aux côtés d'une large avenue étaient celles de médiocres cafés et de quelques échopes sans caractère ; puis un espace béant plein de nuit. A quelques centaines de mètres pourtant une clarté beaucoup plus vive nous attira ; quelque casino, pensions-nous ; non ; c'étaient les lanternes-phares d'une auto — celle d'Enver- Bey, apprîmes-nous le lendemain, qui va de ville en ville s'assurer des forces dont dispose encore la Turquie. Mal- gré toutes les promesses qu'il put faire de ne reprendre point la guerre avant cinq ans, ce voyage ne nous dit rien qui vaille et nous entendons circuler, depuis que nous sommes en Anatolie, les bruits les plus inquiétants.
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Nous rentrâmes ce premier soir fort déconfits de notre exploration nocturne. Le lendemain, levé dès avant cinq heures, je pris le premier train pour la ville.
Il faut bien finir par avouer que Koniah est de beau- coup ce que j'ai vu de plus hybride, de plus vulgaire et de plus laid, depuis que je suis en Turquie, comme il faut avouer enfin que le pays, le peuple tout entier dépasse en infirmité, en informité l'appréhension ou l'espérance. Fallait-il venir ici pour savoir combien tout ce que vis en Afrique était pur et particulier ? Ici tout est sali, gauchi, terni, adultéré. Certes Koniah se banalise un peu plus chaque année, surtout depuis que l'atteint le Baghdad Bahn ; surtout depuis qu'un décret de police vient d'ordonner, pour des raisons de salubrité, la démolition de toutes les maisons à toit plat et leur reconstruction selon un modèle à toit de tuiles; mais il faudrait, je suppose, remonter, non pas de vingt ou de cinquante ans en arrière, mais bien de quelques siècles pour retrouver à Koniah quelque authen- tique et particulière saveur. Pour ajouter à sa disgrâce, (je devrais dire plutôt : à sa défaveur dans mon esprit) Koniah par sa position par rapport à la montagne voisine et à la plaine, rappelle irrésistiblement Biskra. Mais combien ces montagnes sont moins belles, et de couleur et de formes, que les monts de l'Hamar Khadou; combien moins belle que le désert, cette plaine; moins beaux ces arbres que les pal- miers, et que les Arabes ces Turcs.
Dans tout le vaste pays parcouru, à peine avons-nous rencontré de-ci, de-là, quelque costume ou quelque figure sur qui le regard eût plaisir à poser, de quelque Tzigane, ou Kurde, ou Albanais amené jusqu'ici on ne sait par quelle aventure. Pour les autres, tant Turcs que Juifs, tant
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Arméniens que Grecs ou que Bulgares, tous ces porteurs de fez me paraissent également laids ; et chacune de ces races aux vocations si diverses que conglomèrent en une tourbe épaisse chaque côté de la Turquie si parfois Tune d'elle peut éveiller ma sympathie, c'est lorsque j'apprends qu'on l'opprime.
L'aspect général de la ville m'indispose même contre les quelques fragments de la Koniah du treizième siècle qui subsistent intacts. Non pour me les faire trouver moins admirables, peut-être, mais pour me persuader encore mieux que ce ne sont pas là fleurs du pays. L'art exquis de ces faïences et de ces sculptures, comme tout ce que l'on trouve en Turquie de propre, de solide et de beau, vient d'ailleurs.
J'ai grand amusement à retrouver sur une place notre drogman qui prétend connaître si bien Koniah. Il n'est pas encore 6 heures. Je le soupçonne fort de venir ici pour la première fois : vite il apprend son rôle avant que nous ne soyons levés.
Enver Bey quitte Koniah ce matin à onze heures. Un train spécial l'emmène. Nous assistons à son départ. On nous laisse pénétrer sans difficultés sur le quai de la gare, oii déjà sont rassemblés maints représentants du pays, des affaires et de la Compagnie. L'un d'eux est en chapeau haut de forme ; les autres portent le fez ; tous ont l'air de croupiers. Enver Bey, dans une petite salle qui donne sur le quai, attend l'heure du départ ; il est entouré de son état-major tudesco-turc ; par la porte ouverte on les voit assis devant une table ; d'autres, officiers de moindre
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importance et reporters de journaux, se tiennent debout et respectueusement écartés ; on distingue à la droite d'Enver le général allemand von Liman.
Devant nous défilent successivement des boys scouts, ou je ne sais quoi d'analogue, en jerseys bleu-tendre, jaune- serin et vert-chou ; les plus petits sont en tête ; les derniers portent des instruments de musique occidentale ; ils marchent au pas de parade, tous déjà laids comme des turcs ; puis des sociétés de gymnastique ou de tir, future vigueur du pays, grotesques et hideux, mais qu'on sent déjà prêts à se faire tuer pour " la cause. " Enver Bey repartira content.
Il reçoit maintenant la députation des derviches. Ceux- ci que deux landaus ont amenés, sont reconnaissables à la bombe au café qui les coiflFe ; certains sont assez dignes, d'aspect noble, et ne dépareraient point la cérémonie du Bourgeois ; avouons même que quelques uns d'entre eux ont un admirable visage. Ils viennent s'incliner devant ce nouveau ministre et protester sans doute de leur dévouement et de leur fidélité ; leur grand chef escortera Enver Bey jusqu'à Afioun, avec les généraux et les journalistes.
Les diverses députations se rangent tout le long du quai de la gare. L'heure a sonné. Enver monte en vi^agon ; il est de taille bien prise et de démarche très assurée ; on sent qu'il ne regarde jamais de côté. Liman suit, très grand, un peu trop rose, un peu trop gras, les cheveux grisonnants, mais bel homme ; puis derrière eux la foule des notables se presse... Je crois assister à une scène de cinématographe.
Le wagon s'est empli. Enver Bey reparaît à la fenêtre
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et commence une série de petits saluts de la main tandis que le train s'ébranle lentement aux sons de la polka des roses exécutée par des instruments de cuivre avec une bouffonne profusion de couacs.
Cet après-midi nous allons à la Mosquée des Derviches. Un jardin clos l'entoure ; faisant face à l'entrée de la Mosquée, une suite de petites salles, qui sont je crois les chambres des derviches célibataires, ouvrent sur le jardin, qu'elles enclosent. D'autres salles plus grandes et de plus bel aspect sont réservées aux dignitaires. Avec une cour- toisie exquise l'un de ceux-ci, au nom du chef des der- viches, nous invite à nous asseoir un instant. Nous entrons dans une sorte de kiosque, largement ouvert de deux côtés sur le jardin, à l'extrémité du bâtiment où sont les logements des derviches.
Aucun meuble ; point d'autres sièges que ces bancs latéraux où nous nous asseyons. Ah ! combien volontiers, déchaussé, je m'accroupirais sur ces nattes, à la manière orientale, ainsi que je faisais dans la Mosquée Verte !... On nous offre le café. A travers le drogman j'exprime nos regrets de n'être point à Koniah le jour qu'il eût fallu pour assister à une de leurs cérémonies bi-mensuelles. C'est, plus encore que leur danse au tournoiement mono- tone et que avions pu voir à Brousse, leur musique que je regrette. Je voudrais connaître l'âge de cette musique, et si dans tous les couvents de derviches elle est la même ? Quels sont leurs instruments?... Pour répondre à mon insistance, l'un des derviches va chercher deux longues flûtes de bambou, à embouchure terminale, et un carnet assez volumineux qu'ils me tendent, où, récemment,
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ils ont transcrit selon la notation classique le répertoire complet de leurs airs. Je doute si le dessin de leurs subtiles arabesques mélodiques n'a pas beaucoup souffert de cette notation et s'ils n'ont pas dû, pour le clouer sur notre gamme, souvent détériorer la mélodie. Est-ce d'après cette transcription qu'ils vont jouer de leurs instruments ou chanter désormais?...
Sur ma prière, aimablement ils commencent à souffler dans leurs roseaux ; mais l'une des flûtes est trop sèche et s'anime mal ; l'autre, qu'elle suivait à l'unisson, s'es- souffle ; et bientôt prend fin ce concert de complaisance, au demeurant fort ordinaire.
Nous ressortons dans le jardin. Il est plein du parfum des fleurs et des rires discrets d'un jet d'eau. En regagnant la mosquée nous passons non loin des autres salons des derviches ; ils forment baie sur le jardin ; ce n'est qu'un large alvéole, recueil d'ombre et de méditation. Dans plusieurs de ces alcôves nous voyons assemblés des derviches, assis à la mode persane, comme dans une miniature.
Ce sont sûrement de très saintes gens, ces derviches, mais au grand calme de ce lieu si peu d'austérité est mêlée, ce jet d'eau conseille si peu la prière, qu'on ne s'étonnerait pas beaucoup si le miniaturiste avait pris fantaisie çà et là d'ajouter quelques bayadèrcs.
Dans la mosquée, une salle vaste et claire est consacrée aux tournoyantes pratiques de ces Messieurs. Tout à côté s'ouvre une salle non moins vaste, mais plus obscure, que les tombeaux de saints illustres sanctifient. D'ignobles tapis modernes couvrent le sol. Du plafond pend un nombre incroyable de lanternes et lustres de toutes sortes;
�� � LA MARCHE TURQUE 199
tous outrageusement neufs et du plus abominable goût. Si peut-être pourtant je m'approche d'une suspension de cuivre qui me paraît d'art byzantin, je m'aperçois presque aussitôt qu'elle est moderne, de vulgaire travail et d'indiscret éclat. Le derviche qui nous accompagne m'ex- plique alors que la vraie lampe est partie en Amérique et que ceci n'est qu'une copie que le collège des derviches a accepté à la place. Il dit cela comme une chose toute naturelle, sans gêne aucune, et prêt je pense à accepter quelque nouveau troc de ce genre — si seulement restait encore dans ce lieu vénérable quoi que ce soit qui valut d'être convoité.
De Koniah à Onchak.
A la station de S on entasse dans les wagons de
troisième de notre train quantité de recrues, insoumis ou déserteurs. Des mères sanglotent sur le quai. Eux affectent une grande insouciance, et le wagon s'emplit de rires et de chants joyeux. Ils ont gardé pour la plupart leur costume de la campagne, divers, mais de couleurs chaudes et vives et faisant à travers le bariolage, d'un bout à l'autre du wagon, une plaisante et riche harmonie.
A la station qui précède Ak-Cheir montent deux russes, moujiks dont la mise, le visage, dont tout l'aspect surprend étrangement ici. Le bas de leur visage est noyé dans une barbe épaisse ; un chapeau de feutre mou est rabattu sur leurs yeux ; de grandes vareuses les couvrent, qui tombent sur leur culottes brunes, presque jusqu'à leurs bottes couvertes de boue. Ils sont beaucoup plus grands et plus forts que tous ces Turcs mais l'expression de leur
�� � 200 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
regard est timide, enfantine presque, et d'une douceur telle que lorsqu'il se pose sur vous on voudrait leur ouvrir son cœur. Ce sont, nous dit le drogman, des pêcheurs du poissonneux Akchéhr-Gheul, l'étang que nous venons de longer. La voiture qui les amenait au train a été atta- quée, et le cocher, qu'on hisse à présent dans le wagon, a reçu une charge de pistolet ou de fusil dans la figure. Il semble moribond. Nous nous approchons de lui, G. et moi ; traversant la pouilleuse foule qui encombre le cou- loir. Il est tout affalé par terre, la tête appuyée à la hauteur de la banquette, penché en avant comme pour vomir ; il rend le sang assez abondamment par la bouche ou le nez, on ne sait trop, car son mouchoir, attaché en bandeau, lui cache le bas du visage. A peine si les Turcs du vi^agon l'ont regardé, bien qu'il soit Turc lui-même. A la station d'Ak-Cheir, on le descend, inerte, sans connaissance, mort peut-être, couvrant de sang l'épaule du débardeur qui l'emporte.
A partir d'Afioun Kara Hissar nous quittons la ligne par où nous étions venus, et nous nous dirigeons vers la côte occidentale. Le pays bientôt semble s'humaniser ; c'est-à-dire que les plis du terrain sont moins vastes et les terres plus cultivées...
Je ne prends plus plaisir à ces notes et délaisse bientôt complètement mon carnet. Je ne l'ai repris ni à Ephèse, ni à Smyrne où nous nous attardâmes encore quelques jours ; après quoi je fus précipité vers la Grèce, de toute la force même de mon aversion pour la Turquie. Si là-bas je recommence à écrire, ce sera sur un autre carnet.
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C'est de Turquie qu'il est bon de venir, et non de France ou d'Italie pour admirer autant qu'il sied le miracle que fut la Grèce — avoir été " sur ces terres déses- pérées longtemps coutumier d'errer, le défait et le las voya- geur" des Stances à Hélène qui se sent ramené comme chez lui " vers la gloire que fut la Grèce ".
L'instruction même que je tire de ce voyage est en proportion de mon dégoût pour ce pays. Je suis heureux de ne point l'aimer davantage. Lorsque j'aurai besoin d'air du désert, de parfums violents et sauvages, c'est au Sahara de nouveau que je m'en irai les chercher. Dans cette malheureuse Anatolie l'humanité est non point fruste, mais abîmée.
Fallait-il aller plus loin ? Jusqu'à l'Euphrate ? Jusqu'à Bagdad ? — Non ; je n'en ai plus le désir. L'obsession de ces pays, qui me tourmentait depuis si longtemps, est vaincue ; cette atroce curiosité. Quel repos d'avoir élargi sur la carte les espaces où l'on n'a plus souci d'aller voir ! Trop longtemps j'ai pensé, par amour de l'exotisme, par méfiance de l'infatuation chauvine et peut-être par mo- destie, trop longtemps j'ai cru qu'il y avait plus d'une civilisation, plus d'une culture qui pût prétendre à notre amour et méritât qu'on s'en éprît... A présent je sais que notre civilisation occidentale (j'allais dire : française) est non point seulement la plus belle ; je crois, je sais qu'elle est la seule — oui, celle-même de la Grèce, dont nous sommes les seuls héritiers.
" M'ont ramené comme chez moi vers la gloire que fut la Grèce ". — Sur le bateau qui nous mène au Pirée, déjà je me redis ces vers des Stances à Hélène. Mon cœur
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s'emplit de paix, de rire et de sérénité. Craignant l'admi- ration bruyante de mon compagnon, je sors de ma valise un petit livre anglais et j'abrite mon émotion derrière une demi-lecture. Pourquoi me mettre en frais ? Ma joie n'a rien d'aigu. Je suis si peu surpris d'être ici ! Tout m'y paraît si familier 1 Je m'y parais si naturel ! J'habite éperdûment ce paysage non étrange ; je reconnais tout ; je suis " comme chez moi " : c'est la Grèce.
29 Mai.
En mer adriatique.
Calme voluptueux de la chair, tranquille autant que cette mer sans rides. Equilibre parfait de l'esprit. Souple, égal, hardi, voluptueux, tel le vol à travers l'azur brillant de ces mouettes, l'essor libre de mes pensées.
30 Mai.
Entre Vérone et Milan.
A quel point peut influer sur le plaisir que nous y prenons la position géographique des pays — pour nous faire trouver, suivant la disposition de notre esprit, plus beau le plus lointain, ou au contraire le plus proche... Pour être de si facile accès vais-je aimer moins ces souriants abords du lac Majeur ? où l'eau surabondante semble céder à regret à la terre. Débordée, elle suintait et scintillait à travers l'herbe ; le ciel était chargé d'humeur, et, comme nous traversions l'averse, au dessus de ce printemps éploré, au dessus de l'ivresse des feuilles, d'un bout à l'autre de mon ciel, la belle écharpe d'Iris s'est posée.
André Gide.
�� � 203
��POÈMES^
��CHANT d'adonis
��Réveillé sur le sable brûlant par les flots
Dont f adore Vodeur^
Et dont ma chair savoure avec lenteur
Les écumeux sanglots,,.
En vain vous étincelez^Jlux et reflux du rivage^ Car je ne vous regarde pas ! Ma pensée veille au large
A F horizon des mers Ou parmi ses oiseaux et dans ses brumes diaphanes
T attends quelle gonfle et s'éclaire
La plus lointaine^ la plus nouvelle et plus belle
Vague /...
En vain votre souffle fidèle^
D'une saveur amere^
Rafraîchit mon visage ;
^ Extraits de Dieu l'Obscur.
�� � 204 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
En vain pour me séduire ^Jiot s émouvants sur le sable ^
Elancés de rochers en rochers
Vous m'avez avoué votre désir ^ sans espérer,,.
Elle apparaît^ rieuse^ au large
La plus lointaine^ la plus nouvelle et plus belle
Vague,,, — Une autre
Vague !
Absorbez-moi^ reposez-moi^jïots sacrés du rivage^
Exultez^ si je le veux !
Jusqua vous soulever a marée haute^
Me recouvrant^ avec un grondement
De tonnerre heureux !
— Ne redoute jamais F harmonieux rivage
Ni la chaleur de son soleil
Dont tu serais moins belle^
Vague nouvelle
Vague lointaine !
�� � POEMES 205
��LA VERANDAH
Une grande végétale émeraude en vérandah^
De sa pénombre embaumée de mourantes açokas
Je contemple les deux
Dont Pazur est blanchi par le feu^
Et ce gouffre compact et mouvant de cobalt^
Pur enfer ^
Le soleil du tropique à midi sur la mer^
Le mouvement de la lumière !
Oh ! je sais la fin du jour^ l'absence
Du soir^ la sublime impatience
De toutes les étoiles /...
Tous les gros diamants des nuits équatoriales.,.
Rien ne distrait le calme^
Qu'une ondulation de palmes,,.
Elle se propage
A r infini^ sur les rivages^ J'en recueille F écho silencieux.
�� � 2o6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Ah ! quune ancienne amertume
Imprègne ma solitude^
Je m'enfonce
'Dehors^ dans F au-dehors ! pour me mêler au songe
Des gigantesques ombres,,.
Et reviens en chantant tendrement
Les plus belles voyelles^
Et courant sous les palmes
Vers r immense clairière de la mer !,,,
�� � POEMES 207
��l'angoisse
��A vingt ans ! Et tu nas que vingt ans,,. Tu t'épanouis dans le plus éphémère printemps !,,,
Sais-tu quen ce grave moment^
Amour j je sens que le printemps lui-même
A sa jeunesse et son printemps ! Sur ta bouche que j'aime
Goûterai-je
Le printemps du printemps !
Avrils Avril! Pour toi^ P heure est fragile,,,
— Ce visage limpide aussi nu que ton corps !
J'ai peur de ta beauté qui vient d'éclore^
Avrils et qui palpite encore,,.
Rien n est plus beau que ton corps !
�� � 208 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Oh ! je saurais humer la lumière
De sa première fleur ouverte^
Humanité
Parfaite
Quune rosée
Humecte !
Amour ^ voici la dernière heure
Oti le parfum de la fraîcheur
Couvre encore le parfum de ton cœur /...
André Baine.
�� � 209
��RIMBAUD '
DEUXIÈME PARTIE Fragments
��** Ce ne peut être que la fin du monde en avançant. "
A. R.
��I
��Il convient d'abord de nous familiariser avec l'aspect objectif que nous venons de découvrir à l'œuvre de Rimbaud. Jusqu'ici elle nous est apparue comme le pro- duit immédiat de son âme, comme une sorte de dépôt psychologique. Mais il suffit de la regarder sous un angle un peu différent pour y voir un recueil d'expériences, un document sur le monde extérieur.
Et même un document brut, uniquement orienté vers l'objet. Elle ne s'occupe pas de nous, elle nous tourne nettement le dos. De même que son auteur, elle est complètement dépourvue d'égards, c'est-à-dire qu'en aucun point elle ne s'incline, elle ne se dérange vers nous. Aucun effort pour faire passer dans notre esprit les spectacles qu'elle représente, aucune relation avec nous ; ces poèmes sont écrits au mépris de toute sociabilité ; ils sont le con- traire même de la conversation. Ce n'est pas seulement
^ Voir la Nouvelle Revue Française du i^^ Juillet.
��I
�� � 2IO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
parce que Rimbaud, comme nous Tavons déjà remarqué, poursuit en eux des fins égoïstes. C'est surtout parce qu'ils regardent vers un objet difficile et ne s'occupent qu'à l'imiter aussi textuellement que possible. On y sent quelque chose de fidèle à on ne sait quoi. Ce sont des témoins. Ils sont disposés comme des bornes qui auraient servi à quelque repérage astronomique. Il faut prendre le petit livre des Illuminations comme un carnet qu'un savant aurait laissé tomber de sa poche et qu'on trouverait plein de notations mystérieuses sur un ordre de phéno- mènes inconnu. Nous n'étions pas là. Nous passons par hasard. Nous ramassons ces reliques inestimables qui ne nous étaient pas destinées.
Et comment Rimbaud songerait-il à s'adresser à nous alors qu'il ne sait pas ce qu'il dit ? On croirait par instants qu'il raconte n'importe quoi. Ses mots défilent devant nous dans une espèce de hasard ; on ne reconnaît nulle part cette intention bien méditée, cette volonté d'écrire ceci et non point cela, qui paraissent dans tous les ouvrages de l'esprit, même dans les plus médiocres. A cet égard la Saison en Enfer peut, à première vue, être considérée comme un insignifiant et insupportable bavardage : les phrases y semblent naître les unes à côté des autres sui- vant les prétextes les plus fortuits, selon le caprice le plus vain. — La vérité est non pas que Rimbaud ne sait ce qu'il dit, mais qu'il ne sait ce que c'est qu'il dit. L'incohérence de son langage n'est que le reflet de l'igno- rance où il est de quelle est l'espèce de chose dont il parle. Il lui est impossible de nous viser, de préparer pour nous ce qu'il va dire, parce qu'il ne le tient pas à l'avance, parce qu'il ne l'apprend qu'au moment où il le profère.
�� � RIMBAUD 211
Ses paroles naissent trop près de son esprit pour qu'il puisse les entendre avant de les avoir prononcées. Il assiste à ce qu'il exprime ; il le voit apparaître devant lui, mais pas plus que nous il ne reconnaît d'où cela vient, ni ce que c'est : " Car Je est un autre ; si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée ; je la regarde, je l'écoute ; je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, on vient d'un bond sur la scène ^ ". Il est au bord de ce qu'il lui faut expri- mer, non pas au centre : il le touche, il le tente, il le provoque. Et cela répond par des sursauts imprévisibles, par des révélations spontanées.
Rimbaud ne possède pas son objet, ne l'entoure pas, mais simplement l'interroge :
Tout notre embrassement nest qiCune question *.
Il l'a si peu en main qu'il n'a d'autre moyen de le trouver que de l'attendre : " Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'oii viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? ^ " C'est au fond qu'il est par rapport à ce qu'il voit justement en état de sommeil. Le grand ange échappé sans défauts des mains de Dieu, sa chute ici-bas pourtant l'a stupéfié. Cet " esprit " lumineux, en prenant un corps, s'est émoussé et assombri ; il est entré dans une demi-surdité, dans le bourdonnement étouffé et impuissant du rêve :
- Lettre du 15 mai iSyx, dans la Nouvelle Revue Française du
i*r oct. 1912, p. 571. ^ L&s Sœurs de Charité^ Œuvres, p. 70. ' Les Illuminations : Villes /, Œuvres, p. 206.
�� � 212 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
" Je m'aperçois que mon esprit dort... S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale^. " Il est pareil à 1'
Aveugle trréveillée aux immenses prunelles '.
" Il eut son âme et son cœur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes... Se rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans légendaires, — braves pourtant et circoncis ! ' " Sa mémoire a été frappée ; on dirait qu'elle a été privée d'un de ses hémisphères ; le contact avec la matière lui a fait perdre non pas ses images, mais la conscience du monde auquel elles appar- tiennent : " N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d'or, trop de chance ! Par quel crime, par quelle erreur ai-je mérité ma faiblesse actuelle? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades déses- pèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil ^ ".
Il a lâché prise et maintenant il ne retrouve plus qu'à travers je ne sais quel engourdissement le royaume d'où il a été divisé. Des spectacles qu'il lui arrive encore de contempler, il n'est pas plus maître que d'une chose qui se passerait à distance. Souvent, en même temps qu'il les note, il indique l'intervalle qui les sépare de lui : "Il y a une troupe de petits comédiens en costume,
' Une Saison en Enfer : L'Impossible^ p. 300.
2 Les Sœurs de Charité^ Œuvres, p. 70.
' Les Déserts de l'Amour^ avertissement, Œuvres, p. 102.
- Une Saison en Enfer t Matin, p. 304.
�� � RIMBAUD 213
aperçus sur la route à travers la lisière du bois ^. " Ses visions sont pour lui comme un événement latéral : " Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de Tombre, je vous vois, mes filles! mes reines! ^ " Elles sont au bout de son atteinte. Couché sur le flanc, de ses deux bras tendus, il parvient tout juste à les toucher. C'est un reflet qui passe et que rien n'empêchera de s'évanouir : " Dans les villes la boue m'apparaissait soudai- nement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine ^. " Ce manque de prise et d'embrassement n'est nulle part mieux exprimé que dans le poème intitulé Aube. On y voit, d'une façon sensible, fuir l'objet sans nom dont le poète tâche de s'emparer. Pour- suite vertigineuse et vaine, effort, sans cesse déçu, pour con- tourner l'insaisissable, et qui ne s'achève que par cette demi- réussite : " En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps ^. "
Nous apercevons maintenant, d'une façon bien claire, à la fois que l'œuvre de Rimbaud contient quelque chose de différent de son âme, un élément extérieur, et que nous ne devons pas compter sur Rimbaud pour nous expliquer ce que c'est. Il ne peut l'exprimer que tel quel et tout juste ; il le possède d'une façon trop précaire pour
1 Lei Illuminations : Enfance^ p. 201.
^ Les Illuminations 1 Phrases^ p. 190.
^ Une Saison en enfer : M awvais Sang, p. 263. Comparez: "La lampe de la famille rougissait Tune après l'autre les chambres voisines. " {Les De'serts de V Amour, Œuvres, p. 104.)
- Les Illuminations : Aube, p. i86.
�� � 214 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pouvoir y ajouter des renseignements. C'est déjà bien beau qu'il le retienne pour nous, qu'il l'empêche de passer. — A nous donc de déchiffrer le document ! Voici qu'il nous est remis tout brut entre les mains. Regardons- le, scrutons-le sur toutes ses faces. Il y a là-dedans quelque chose dont, à force de patience et d'adresse, il nous sera peut-être loisible de prendre connaissance. Il y a ici un message obscur dont il faut tâcher de nous emparer. Plus simplement essayons de déterminer, puisque Rimbaud ne le sait pas lui-même, ce que c'est qu'il voit et qu'il nous montre.
��II
��Il faut saisir les plus minces indications.
" A gauche, le terreau de l'arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles... Derrière l'arête de droite, la ligne des orients, des progrès ^ ". On trouve souvent, dans les Illuminations^ ce souci de diviser le spectacle, de le distribuer, de le démembrer^. Et en effet tout ce qui nous est présenté ici, est à l'état rompu et dans un commencement de dissociation ; ce sont les débris de quelque chose que voici devant nous : " Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? ^ "
1 Les Illuminations : Mystique, p. 172.
- Comparez : " L'ancienne Comédie poursuit ses accords et divise
st^iàyWts." {Les Illuminations '. Scènes, -ç. 165.) "L'opéra-comique se divise sur notre scène à l'arête d'intersection de dix cloisons dressées de la galerie aux feux. " {Ibid. p. 166.) ** A droite l'aube d'été, etc. " {Les Illuminations : Ornières, p. 1 74.)
' Les Illuminations : poème sans titre, p, 228.
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Quand les objets apparaissent encore dans leur ordre naturel, les uns à côté des autres, cependant déjà ils ne se regardent plus ; ils nous sont montrés au moment où ils perdent contact, où chacun, sans avoir bougé, rentre en solitude : " Assez connu. Les arrêts de la vie. — O Rumeurs et Visions ! ^ "
Plus souvent encore nous les apercevons déplacés et, si j'ose dire, déménagés. Ils ne sont plus à leurs niveaux respectifs ; on les a changés d'étagère : " Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets ^ ". " Au dessus du niveau des plus hautes crêtes, une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus...'" Rimbaud est hanté par l'idée des différences de hauteur : " Qu'on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux, avec les lignes du ciment en relief, — très loin sous terre... A une distance énorme au dessus de mon salon souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent... Moins haut sont des égouts. Aux côtés rien que l'épaisseur du globe ^ ". " Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j'ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C'est le prodige dont je n'ai pu me rendre compte : Quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l'acropole ? ^ " Les étages se multiplient et toute corres-
^ Les Illuminations : Départ^ P- 231
^ Les Illuminations : Filles /, p. 2 04
' Les Illuminations : Filles I, p. 205
- Les Illuminations .• Enjance, pp. 202 et 203.
^ Les Illuminations : Filles II y p. 212. Comparez: "Et leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet hôtel..." {Les Illuminations : Promontoire, p. 217.) "A sa vision esclave, l'Allemagne s'échafaude vers des lunes. "(So/V^zV/or/çM^p. 2 19).
�� � 2l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
pondance cesse. La dislocation en hauteur du paysage fait que ses éléments ne s'abouchent plus ensemble : " Là encore, les maisons ne se suivent pas ^. "
Un hiatus se forme, un vide mystérieux et sournois coule entre les choses et vient les détromper d'être ensemble. Il y a dans Rimbaud un motif qu'on pourrait appeler de la lézarde ou de la brèche. Dans un coin du tableau tout à coup il se produit quelque chose qui attente à sa solidité, une infraction imperceptible qui rampe, descend et s'agrandit, une déchirure qui s'ouvre et se propage. C'est toujours par en-haut que l'image est envahie : " Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait- elle au coin de la voûte ? ^ " Déjà, dans ses premiers poèmes, Rimbaud aimait à noter la pénétration de l'air ou du jour dans l'épaisseur des choses :
Sous un golfe de jour pendant du toit ^.
Vers la chandelle^ aux trous du toit coulait Vair blanc *.
Dans les Illuminations^ "l'inévitable descente du cieP" devient plus fréquente encore.
Je sais que c^est Toi qui dans ces lierres Mêles ton bleu presque de Sahara ^.
On trouve sans cesse dans la vision et, la plupart du temps, vers le sommet, un bras de mer ou quelque gouffre
' Les Illuminations : Filles //, p. 213.
' Les Illuminations : Enfance^ p. 203.
' Les Toètes de sept anSy Œuvres, p. 64.
- Les Premières Communions, Œuvres, p. 80.
' Les Illuminations : Jeunesse, p. 232.
" Les Illuminations : Bruxelles^ p. 147.
�� � RIMBAUD 217
d'espace : " Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer sans bateaux roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants \ " " Peut- être des gouffres d'azur, des puits de feu ? ^ " Ces abîmes d'en-haut, ce sont les manifestations du vide dont souffre le spectacle, dont il est secrètement atteint, — et qui finira par le dévorer ; car cet étrange mal ne reste pas inactif: il travaille au contraire à désorganiser toute la région où il s'est pris : "Un soufHe ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, — brouille le pivotement des toits rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croisées^. " Et les objets qui tout à l'heure nous semblaient si bien tenir ensemble, se détachent, se désagrègent : " La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes, de frises, de bandes atmosphériques et d'accidents géologiques * . " Si vous pouvions attendre jusqu'au bout, de tout ce monde familier qui nous entoure, il ne resterait plus rien: " Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie ^. "
Dispersion, désagrégation, chaos mystérieux. Pourtant les morceaux de ce quelque chose qui nous est montré brisé, nous les reconnaissons : " C'est, certes, la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la
1 Les Illuminations: Filles II, p. 212. Comparez: "L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. " {Les Illuminations .• poème sans titre, p. 228).
' Les Illuminations : Enfance, p. 203.
- Les Illuminations : Nocturne njulgaire, p. 191.
- Les Illuminations : Veillées, p. 194.
- Les Illuminations : poème sans titre, p. 228.
�� � 21 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
salle même où les dessus de portes sont des bergeries roussies avec des armes et des lions ^ ". Tout ce qui passe sous nos yeux nous l'avons déjà vu, nous pouvons le nommer. D'où vient donc l'étrange désordre où nous le retrouvons et quel est le spectacle enfin dont les Illumi- nations nous ouvrent l'accès ? Quel est l'objet que nous montre Rimbaud ?
Non pas un autre monde, mais celui-ci en tant que l'autre le désorganise. Non pas une contrée inconnue, mais nos alentours les plus immédiats, saisis d'incohérence par le voisinage formidable de l'au-delà. Les meubles d'une chambre, les arbres que l'on aperçoit par la fenêtre: mais ils nous apparaissent un peu plus loin que nous n'avons l'habitude de les voir, pris déjà dans la zone d'attraction du surnaturel. Comme une comète, en entrant dans les parages d'un grand astre, se raréfie, se lézarde, se déchire et rend au néant, les éléments dont elle est faite, c'est ainsi que les Illuminations surprennent notre monde en train de céder à l'autre ; c'est à sa panique, à sa débâcle qu'elles nous font assister. Les précautions que nous avions prises pour boucher tous les interstices, brusquement se révèlent inutiles. Le foyer s'est approché par derrière ; la resplendissante face invisible est là tout près, qui laisse filtrer ses rayons. Tout chancelle et faiblit. Nous n'avons pas bougé, mais l'irrésistible gravitation fait son œuvre autour de nous.
Mille citations pourraient être alléguées ici, attestant que cet évanouissement du monde naturel devant l'autre, est bien le drame que nous dépeignent les Illuminations,
- Les Déserti de P Amour, Œuvres, p. 105.
�� � RIMBAUD 219
Sans cesse le paysage ordinaire, celui où nous étions enfermés, comme miné par quelque immense flot sou- terrain, doucement s'efFrite, s'efFondre, passe à autre chose : " Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement Tombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit^". On s'aperçoit tout à coup que là où on allait mettre le pied, il y a quelque chose qui bouge et clapote, une transparence indéfinie :
Eh ! r humide carreau tend ses bouillons limpides ! Peau meuble d^or pâle et sans fond les couches prêtes. Les robes vertes et déteintes des fillettes font les saules^ d^ou sautent les oiseaux sans brides ^.
Tout endroit devient un lieu pour autre chose.
Boulevard sans mouvement ni commerce^ Muet^ tout drame et toute comédie^ Réunion des scènes infinies "*.
Se placer en un point, c'est au bout d'un moment ne plus y être, " puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été ^". Regarder un objet, c'est le voir s'ouvrir, se creuser, disparaître devant ce qu'il cachait : " La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d'aurore cette fois ' ".
A vrai dire, nous ne sortons pas tout à fait ; nous
^ Les Déserts de l' Amour, Œuvres, p. 107.
^ Les Illuminations : Mémoire, p. 135.
- Les Illuminations : Bruxelles, p. 149.
- Les Illuminations : Génie, ■^. 169.
- Les Illuminations : Veillées, p. 195.
�� � n’allons pas réellement jusqu’à l’autre monde. Mais nous quittons le premier état des choses : " Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tous cas rien des apparences actuelles ^. " Nous faisons un pas et, au lieu de tomber sur la suite, quelque chose s’est mis là dont ce n’était pas la place, quelque chose avec quoi la transition est à la fois facile et absurde : " Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, — je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés ^. " En somme, des objets habituels, par je ne sais quelle mystérieuse déception, nous glissons sans cesse à leur désordre.
Ce désordre, on le voit se ranimer, derrière le voile de la réalité immédiate, comme s’il était quelque chose de plus ancien et de plus vrai que ses éléments : " C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers. — La jeune maman trépassée descend le perron. — La calèche du cousin crie sur le sable. — Le petit frère (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d’oeillets. — Les vieux qu’on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées^." Cela remonte tout seul, comme se dressent " les vieux qu’on a enterrés. " Le monde retrouve sa vieille incohérence fondamentale ; il échappe aux catégories ; les choses ne sont plus tout à fait astreintes à elles-mêmes ; elles
• Les Illuminations : Veillées^ p. 196.
- Les Illuminations : Nocturne Vulgaire, p. 191. Comparez : " Un pont conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. " {Les Illuminations : Villes II, p. 212.)
’ Les Illuminations : Enfance^ pp. 19S-99. RIMBAUD 221
renaissent à Ténormité confuse de la pure existence, celle que l'esprit n'a point encore distinguée ni construite. Je ne sais quoi de double se fait jour en elles : " Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage. ^ " Elles reprennent d'étranges coutumes qu'il y avait entre elles et qui n'étaient pas faites pour être regardées par nous. Elles s'accouplent selon des modes parfaitement gratuits :
Les chars d* argent et de cuivre^ Les proues d^ acier et d* argent Battent Vécume^ Soulèvent les souches des ronces y etc ^.
Elles reparaissent avec toutes les franchises monstrueuses dont elles jouissaient du temps de leur inutilité. Cessant d'être déterminées à telle ou telle fin, elles reviennent toutes mélangées de possibles qui leur font comme une seconde et inexplicable nature : " A chaque être plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce Monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens \ "
Le retour au chaos. Nulle part mieux que dans Enfance n'en sont exprimées les approches et, si l'on peut dire, les affres. Nulle part on n'assiste d'une façon plus saisissante à la crise de notre monde sous l'appel de l'autre. On le voit pris de malaise et comme de pauvreté ; il se vide, il devient désert :
" Les Illuminations : Veillées, p. 194. Les Illuminations : Marine, p. 159. ' Une Saison en Enfer : Délires II : Alchimie du Verbe, p. 294.
�� � 222 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
'* On suit la route rouge pour arriver à l'auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. — Le curé aura emporté la clef de Téglise. — Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes. D'ailleurs, il n'y a rien à voir là-dedans.
Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans en- clumes. L'écluse est levée. O les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules ! ^ "
Une sorte de silence se fait autour de nous, à la fois pesant et vide ; tout se recueille sur place ; tout se sépare de la vie et de ses rumeurs. Nous voici " bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays^". Une attente plane, une aspiration surnaturelle absorbe tous les bruits. Le paysage devient ingrat, et si maigre, si diaphane qu'on le sent tout prêt à être distribué ; il est en proie à l'extrémité : ^ " Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde en avançant * ".
" La fin du monde, en avançant " : tel est bien l'objet mystérieux sur lequel portent les observations de Rimbaud
- Les Illuminations : Enfance y p. 199.
^ Les Illuminations : Barbare^ p. 167.
' L'idée d'extrémité ou de confins se retrouve sans cesse dans Rimbaud : "Ces derniers potagers..." {Les Illuminations: Métro- J>olitain, p. 215). " Ces parfums pourpres du soleil des pôles." ijbid.)
- Par une route de dangers, ma faiblesse me menait aux confins du
monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons. " {Une Saison en Enfer : Délires II : Alchimie du Verbe ^ p. 294).
- Les Illuminations t Enfance^ p. zo2.
�� � RIMBAUD 223
et que fixent et retiennent les notes de son carnet. Tel est bien le spectacle que, sous mille formes diverses, nous trouvons représenté dans les Illuminations.
��III
��[Cependant on peut contester qu'il y ait vraiment, contenu dans les Illuminations, un objet réel, extérieur. — Interprétation subjectiviste de l'œuvre de Rimbaud : les visions du poète ne sont que des produits artificiels, obtenus par un surmenage méthodique de son cerveau. — Textes sur lesquels s'appuie cette interprétation. — Discussion de ces textes. — Ils témoignent au contraire en faveur de l'objectivité des visions.]
��IV
��[Preuves directes de l'objectivité des visions. — Première preuve : Nous les reconnaissons. — Deuxième preuve : Le style de Rimbaud est orienté vers un objet, suppose un terme, une réalité extérieure.]
Ce n'est pas seulement le style tout fait qui témoigne de la réalité des visions de Rimbaud ; c'est encore, c'est surtout le style en travail, l'opération par laquelle il se forme et se détermine. Par une heureuse chance, les brouillons de deux des principaux chapitres de la Saison en Enfer nous ont été conservés. On les trouvera à la suite de cette étude. En les comparant au texte définitif que nous avons eu soin de placer en face, on en compren- dra du premier regard, et sans presque avoir besoin de les lire, la leçon. Les blancs dont la page de droite est parsemée, ne se trouvent pas en réalité dans l'édition des Œuvres ; nous avons dû les introduire pour maintenir la
�� � 224 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
correspondance des deux versions. C'est dire combien, sous sa forme dernière, le texte de Rimbaud est plus serré, plus étroit, plus condensé ; pour aboutir à sa perfection, il se dépouille presque d'une phrase sur deux. Et à Tinté- rieur de chaque phrase le même travail de réduction se poursuit.
En voici quelques exemples :
��ÉBAUCHE
" Général, roi, disais-je, si tu as encore un vieux canon sur tes remparts qui dégringolent, bombarde les hommes avec des morceaux de terre sèche... ^ "
Je réfléchis au bonheur des bêtes ; les chenilles étaient les foules sans nom, les petits corps blancs des limbes... [Deux lignes sans équivalent dans le texte définitif. ] Heureuse la taupe, sommeil de toute la virginité ^.
...M'avertissait avec le chant du coq ^.
- p. 232 du présent numéro.
- p. 234 du présent numéro.
- p. 242 du présent numéro.
��TEXTE DÉFINITIF
" Général, s'il reste un vieux canon sur tes rem- parts en ruines, bombarde- nous avec des blocs de terre sèche. "
��J'enviais la félicité des bêtes, — les chenilles qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité.
��...M'avertissait au chant du coq.
�� � RIMBAUD 225
��Tais-toi, c'est l'orgueil ! à présent ^
Ah ! mon Dieu ! Mon Dieu. J'ai peur, pitié ^.
��Orgueil.
��Pitié ! Seigneur, j'ai peur.
��Mais il ne faut pas considérer ces transformations de la phrase au seul point de vue de la quantité. Dans le texte définitif il n'y a pas seulement moins de mots que dans l'ébauche ; il y a aussi une allure nouvelle de ces mots, une rigueur, qui jusque-là n'était pas sensible, de leur groupement. — Nous avons trop insisté sur l'absence de toute cadence lyrique dans la période de Rimbaud pour qu'il ne soit pas nécessaire de revenir maintenant sur cette remarque et de la corriger. Il est vrai que son style ignore l'amplitude poétique, le déroulement verbal à longue échéance. Mais gardons-nous d'en conclure qu'il est amorphe. De même que sa musicalité est intérieure aux mots et comme prise dans leurs syllabes, de même la phrase, si courte soit-elle, est possédée par un rythme qui la tient et la commande comme un démon secret. C'est un de ces " rythmes instinctifs ", avec lesquels Rimbaud se flattait de parler à tous nos sens et que la comparaison du brouillon au texte définitif met en pleine lumière. En passant de l'un à l'autre en effet, nous les voyons naître, s'accuser peu à peu et partout à la fois. Au sein de la masse verbale, vague et lentement tournoyante, que nous présentent les ébauches, une mesure entreprend de se faire sentir, une démarche brève s'empare des phrases sans
^ p. 246 du présent numéro. ^ p. 246 du présent numéro.
��� � 226 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAIS?
direction : une vivacité immédiate, une sorte de nécessité sur place :
��L'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énerve- ment.
��L'action n'était qu'une façon démonstrative de gâcher une activité de vie: seulement^ moi ^ je laissais en tâchant y au hasard sinistre et doux, un énervement, déviation erreur ^.
Non seulement l'amas des mots s'est réduit, mais en même temps il s'est organisé, articulé, mis en forme, et, si l'on peut dire, mis en train. Au désordre et à la dispersion succèdent non pas le balancement incantatoire de la poésie lyrique, mais une cadence nette et bien formée, quelque chose d'extraordinairement réveillé. La définition et l'activité ont pénétré jusqu'au cœur de la phrase et elles l'imprègnent si bien que parfois le rythme s'en présente à notre mémoire bien avant que nous ne retrouvions les mots qui la composent. C'est de cette façon du moins que, pour ma part, je subis l'obsession de Rimbaud. Le début ai! Enfance yZ. chaque fois qu'il revient me tenter et m'appeler, c'est sous la forme d'un mystérieux ensemble de syllabes comptées, comme une modification complexe, mais bien déterminée, du temps : " Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexi- caine et flamande ; son domaine azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vais- seaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques ^. "
' p. 236 du présent numéro.
' Lei Illuminations : Enfance ^ p. 197.
�� � RIMBAUD 227
Faut-il voir dans révolution du style de Rimbaud vers la brièveté une simple mise au point technique ? N'est-ce que pour rendre sa phrase plus harmonieuse que le poète s'est appliqué à la resserrer ? Je pense que c'est pour la rendre plus vraie. Oui, l'espèce d'élaboration qu'il lui fait subir, nous le montre aux prises avec un objet qu'il veut saisir, dont il se rapproche peu à peu. D'autres écrivains ont procédé par condensation ; mais non pas d'une façon continue ^ tantôt ils ramassaient, mais tantôt aussi ils développaient les données premières de leur inspiration. Rimbaud, pas une seule fois, n'ajoute une ligne à ses ébauches. Son mouvement est toujours le même : il revient, il regagne le plus de terrain possible sur ce qu'il a d'abord énoncé. C'est qu'il cherche, c'est qu'il y a quelque chose, là, au milieu même de toutes ces paroles émises, qu'il veut trouver.
S'il avait forgé ses visions de toutes pièces, il eût recouru certainement à l'amplification ; nous l'aurions surpris en train d'étendre et d'enrichir ses "idées"; nous aurions assisté à ses trucs de production ; ses brouillons nous seraient apparu comme en deçà du texte définitif, ils en auraient indiqué les linéaments, ils en auraient formé le squelette. Mais au contraire, tels que les voici sous nos yeux, leur pauvreté — d'ailleurs incontestable — consiste, bien plutôt que dans leur maigreur, dans leur abondance, dans le surcroît et la foison des phrases ; il y a en eux comme une faiblesse d'ensemble ; on sent que quelque chose est dissous dans tous ces mots, qu'il va falloir faire cristalliser.
Plus précisément, le travail du poète, tel que nous le découvrons ici, n'est pas pour faire naître quoi que ce
�� � 228 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
soit, mais pour empêcher quelque chose de passer. Cette masse confuse des brouillons, cette dépense de phrases soudaine et désordonnée, c'est le réseau qu'il jette tout de suite sur l'objet entr'aperçu pour l'entraver n'importe comment et d'abord le retenir. Mais une fois qu'il a créé autour de lui une région d'embarras et qu'il l'a mis ainsi en réserve, à l'abri de la fuite, son effort n'est plus que pour le rejoindre. L'approche commence, — une approche de partout à la fois, une précision croissante sur tous les points, une marche de concentration, un appel à distance des mots les uns par les autres, une détermination réci- proque et convergente des éléments les plus éloignés de la phrase. C'est alors que nous voyons tomber toutes les propositions qui n'intéressent pas véritablement l'objet. Nous sentons celui-ci au bout de toutes les économies qui s'accomplissent presque automatiquement sous nos yeux ; son pouvoir immobile s'exerce sur les mots qui l'assiègent ; il les décime sans bouger. Et ceux qui succombent témoignent de sa présence avec la même évidence que ceux qui restent.
L'apparition du rythme dans la phrase coïncide avec l'instant où elle touche l'objet. Nous avons remarqué que le rythme, chez Rimbaud se faisait jour intérieurement ; au lieu de s'élancer d'un jet comme une plante folle et de chercher au dehors les mots qui le soutiendront, nous le voyons sourdre par places entre les mots déjà assemblés; il n'est rien qu'une sorte de disposition immédiate que prend la phrase et qui manifeste au dehors l'état profond où elle entre au même moment. Cette allure morcelée, ces accents si nettement, si strictement marqués, ce jeu si serré des temps forts et des temps faibles, ne sont-ils pas
�� � RIMBAUD 229
dans une secrète, mais évidente correspondance avec les accidents et, si Ton peut dire, le relief d'un objet? Le rythme est ici la répercussion au dehors du choc intérieur des mots heurtant enfin la chose qu'ils enveloppaient. Il remonte avertir le lecteur que la rencontre vient de se produire, que la phrase vient d'obtenir sa vérité.
��[Nouvelle explication du renoncement poétique de Rimbaud; il était soumis à l'instabilité de la connaissance directe, de l'intuition pure ; de même qu'il était abordé sans avertissement par ses visions, de même il en pouvait être abandonné.]
Cette union foudroyante et fortuite avec les choses, qui à certains égards est une infériorité puisqu'elle le met dans la dépendance de l'extérieur, est pourtant la raison de l'éminente dignité de Rimbaud. C'est par là qu'il est un prodige sans équivalent dans l'histoire des littératures; ou plutôt par là qu'il est hors de toute littérature. Avec lui, pour la première fois, on est sorti des mots, pour la première fois on a dépassé les constructions de la pensée. Lui-même, avec une lucidité parfaite, a su définir la nouveauté de son intervention : " L'intelligence univer- selle a toujours jeté ses idées naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains. Auteur, créateur, poète, cet
�� � 230 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
homme n'a jamais existé ^ "Il y a d'un côté les " fruits du cerveau ", les "livres" auxquels aboutit le fonctionne- ment autonome del'esprit.La littérature est un ensemble de résultats naturels, obtenus par une bonne surveillance de notre intelligence. Pour " en faire ", il suffit d'observer la correction dans les passages et les enchaînements auxquels nous inclinons spontanément, qui sont en nous comme formés à l'avance. Ainsi nous élevons-nous peu à peu à une œuvre, et qui peut être très haute. — Mais en face de ces travaux et de ces réussites, tout seul de son côté, il y a Rimbaud : " auteur, créateur, poète ", cet homme a existé. Quelqu'un nous a menés hors de l'esprit, nous a fait faire quelques pas menacés au delà de nos abris naturels. Que m'importe après tout la beauté de ce livre ! Que m'importe ce qu'on y peut trouver à louer ou à reprendre ! Pour moi, il n'est qu'un événement, un accident prodigieux survenu à l'humanité. Je ne le choisis pas dans ma bibliothèque pour passer le temps, ni pour m'émouvoir, ni pour ranimer de chères heures oubliées. Mais je vais le chercher comme un péril dont j'ai pris l'habitude, je le connais, à sa place, comme une porte basse et sournoise, par où m'échapper dangereusement. A chaque fois je m'aventure en lui un peu plus loin ; je n'y rencontre point d'obstacle, en effet, qui, quelque jour, tout à coup, silencieusement, ne cède et ne se délie. Et s'ouvre alors un horizon nouveau. J'ai dépassé l'impossible. Si bien que parfois la peur me vient de m'en aller par là.
Jacques Rivière.
- Lettre du 15 mai iZy 1, Nouvelle Revue Française du i" octobre
1912, p. 571.
�� � 231
��EBAUCHES
D'UNE SAISON EN ENFER
D'ARTHUR RIMBAUD
��Ces ébauches nous ont été communiquées par M. F. A. Cazals^ qui les tient de Verlaine. Cette provenance indique qu elles ont été rédigées pendant le séjour que fit Rimbaud avec Verlaine à Londres^ c est-à-dire en Juin ou Juillet 1873.
Elles sont écrites sur deux feuilles séparées : le brouillon de /'Alchimie du Verbe occupe le recto et le verso de la première ; celui de Nuit de l'Enfer [qui porte le titre de Fausse Conversion) simplement le recto de la seconde. Le verso de celle-ci porte — titre aux pieds — le texte original du po}me : Cette saison, la piscine des cinq galeries était un point d'ennui. Ce détail semble indiquer que ce poterne était bien destiné à faire partie de la Saison en enfer et peut-être à en former le prélude.
�� � 232
��EBAUCHES
DÉLIRES II : ALCHIMIE DU VERBE
Enfin mon esprit devint ^
de Londres ou de Pékin ou*
qui disparurent pourris du
de réjouissance populaire. Voilà
des petits ^ comme des
J'aurais voulu le désert crayeux
J'adorai les boissons tiédes, les boutiques fanées, les vergers brûlés. Je restais de longues heures la langue pen- dante, comme les bêtes harassées : je me traînais dans les ruelles puantes, et les yeux fermés, je m'offrais au * soleil Dieu de feu, qu'il me renversât : " Général, roi, disais-je, si tu as encore un vieux canon sur tes remparts qui dégringolent, bombarde les hommes avec des morceaux de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! Dans
les salons frais ! Que les araignées à la Fais
manger sa poussière à la ville ! Oxyde les gargouilles. A l'heure . . . . du ^ sable de rubis les
' Déchirure. Les points indiquent que les lignes continuaient.
- Mots barrés sur le brouillon. Dans la suite tous les mots en
italiques représentent des mots barrés.
- Au dessus de la ligne : fourmille.
- Mots ajoutés au dessus de la ligne, puis barrés : priais le.
' Au dessus de la ligne : boudoirs brûlants. — Au dessous de la ligne : emplis.
�� � 233
��TEXTE DEFINITIF DÉLIRES IL ALCHIMIE DU VERBE
��J'aimai ^ le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.
" Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante... "
��^ Page xgo des Œuvres, Mercure de France ^ 1912,
�� � 234 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Je portais des vêtements de toile. Je me corrodais ^ du plâtre ^ juillet ^ cassait des pierres sur les routes balayées toujours. Le Soleil souverain descendait ^ vers une merde, dans la vallée au centre de la terre, le ^ moucheron enivré à la pissotière de l'auberge isolée, amoureux de la bourrache, et qui se dissout au rayon ®
- FAIM ^
Je ^ réfléchis au bonheur des bêtes ; les chenilles étaient les foules sans nom, les petits corps blancs des limbes : V araignée romantique ^ Vomhre romantique envahie far Vauhe opale ; la punaise, brune personne, attendait sa passionne ^^. Heureuse la taupe ^^, sommeil de toute la virginité !
Je m'éloignais du contact. Etonnante virginité, parais- sait ^^ rire avec une espèce de romance
��1 Mot douteux, presque illisible sur le brouillon.
' Mot douteux. Au dessus de la ligne : poitrine,
' Mot barré. Au dessus de la ligne, mot non barré : allais.
- Au dessus de la ligne : daignait.
- Au dessus de la ligne : son.
- Au dessus de la ligne : soleil.
' La présence de ce titre précédé d'une étoile indique que les vers le portant (page 290 des Œuvres) devaient prendre place ici. ® Au dessus de la ligne : ai.
- Au dessus de la ligne, non barré : faisait.
'** Mot douteux.
" Au dessus de la ligne : lesours.
" Mot douteux, presque illisible dans le manuscrit.
�� � UNE SAISON EN ENFER 235
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !
��FAIM
��j'enviais ^ la félicité des bêtes, — les
chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !
��Mon caractère ^ s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances :
��1 Page 288 des Œuvres.
' Suite du texte précédent, p. 288.
�� � 236 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
- CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR ^
Je crus avoir trouvé raison et bonheur. J'écartais le ^ ciel, Tazur, qui est du noir, et je vivais étincelle d*or de la lumière Nature. C'était très sérieux. J'exprimais le plus bêtement
- iTERNITi '
Et pour comble De joie, je devins un opéra fabuleux
- AGE d'or*
A cette période^ c'était c'était ma vie éternelle, non écrite, non chantée, — quelque chose comme la Provi- dence à laquelle ^ on croit ^ et qui ne chante pas.
Après ces nobles minutes, stupidité complète. Je vis une fatalité de bonheur dans tous les êtres : l'action n'était qu'une façon ^ démonstrative de gâcher une activité ^ de vie : seulement^ moty je laissais en tâchant^ au hasard sinistre et doux, un énervement, déviation erreur. La nwrale était la faiblesse de la cervelle.
® êtres et toutes choses m'apparaissaient
d'autres vies autour d'elles. Ce monsieur
- La présence de ce titre précédé d'une étoile indique que les
vers le portant, pages 144 des Œuvres, devaient prendre place ici.
' Au dessus de la ligne : du.
' Ici devaient prendre place les vers qui figurent pages 142 et 143, des Œuvres.
- Voir pages 153, 154, 155 des Œuvres.
- Au dessus de la ligne : les lois du monde.
- Au dessus de la ligne : le silence.
' Au dessus de la ligne : pas la vie mais une.
- Au dessus de la ligne : sa vie.
" Déchirure.
�� � UNE SAISON EN ENFER 237
CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR ^
Enfin ^, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel Tazur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :
Elle est retrouvée ! Quoi ? l'Eternité.... etc.
Je devins ^ un opéra fabuleux :
��je vis ^ que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblcssse de la cervelle.
A chaque être ^, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange.
��1 P. 289. ' P. 282.
��» P. 294.
- Suite du texte précédent.
�� � 238 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
un ange. Cette famille n'est pas
n sa vie. Avec plusieurs hommes
re moment d'une de leurs autres vies
visoire plus de principes. — Pas un des
sophismes que .... la plus informée, et bien d'autres, et d'autres ^
Je ne pouvais plus rien. Les hallucinations étaient tourbillonnaient trop. Mais maintenant je n'essaierais ^ pas de me faire écouter. Un mois de cet exercice : ma santé ^ s'ébranla ^. J'avais bien autre chose à faire que de vivre. Les hallucinations étaient plus vives, plus épouvantes la terreur venait ! ^ Je faisais des sommeils de plusieurs jours, et, levé continuais les rêves partout ^
- MÉMOIRE ^
Je me trouvais mûr pour la mort ®, et ma faiblesse me tirais jusqu'aux confins du monde et de la vie, va le tourbillon dans la Cimmérie noire, parmi ^ des morts, où
^ Au dessus de la ligne, avec un signe indiquant qu'ils doivent entrer entre : informée et : et bien d'autres, on lit les mots suivants : Je pourrais les redire tous et d'autres. Au dessous de la ligne on lit : Je sais le système.
' Au dessus de la ligne : ne voudrais.
• Au dessus de la ligne : je crus.
- Au dessus de la ligne : fut ébranlée.
- Au dessous de la ligne : plus.
• Au dessus de la ligne : les plus tristes les plus égarés.
' Ici devaient prendre place les vers qui figurent sous ce titre à la page 134 des Œuvres.
Au dessus de la ligne : le trépas.
��8
• Au dessus de la ligne : patrie.
�� � UNE SAISON EN ENFER 239
Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies. — Ainsi j'ai aimé un porc.
Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu'on enferme, — n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.
��Ma santé ^ fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je conti- nuais les rêves les plus tristes.
��J'étais ^ mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons.
��^ Suite du texte précédent, p. 294.
�� � 240 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
un grand va près ^ une route apercevais dangers laissé presque toute Tâme aux * embûches ^ épouvantes
- CONF DU MARCH *
Je voyageai un peu. J'allai au nord. Je rappelai ^ mon cerveau à toutes mes odeurs féodales, bergères, sources sauvages. Je voulus connaître ^ la mer anneau magique ^ sous ^ Veau lumineuse *, comme si elle dût me laver d'une pour me laver de ces aberrations souillure, je voyais la croix consolante. J'avais été damné par l'arc-en-ciel et les magies ^^ religieuses ; et par le Bonheur, ma fatalité ^^, mon ver, et qui
- Mot douteux, presque illisible. Au dessus de la ligne : cap.
Sans doute il faut réunir les deux mots et lire : cyprès.
- Au dessus de la ligne : chez une.
' Au dessus de la ligne : sur un.
- Ce titre, illisible et qu'on pourrait aussi bien transcrire :
conform du march, indique que devait s'intercaler à cette place un poème qui jusqu'ici n'aurait pas été retrouvé j à moins que, Rimbaud changeant volontiers ses titres, les vers en soient ceux \n\xx.\Ai% Michel et Christine ^ qui figurent aux pages 122, 123 et 124 des Œuvres et qui présentent en effet un caractère d'orageuse migration pour finir sur une vision de calme mystique, de paix religieuse.
^ Au dessus de la ligne : fermai mon.
^ Au dessus de la ligne : j'aimais la mer.
' Au dessus de la ligne et barré : bonhomie de Vor,
- Au dessus de la ligne : dans et au dessus de ce mot : isoler les
principes.
^ Au dessus de la ligne : éclairée. '° Au dessus de la ligne : féeries. " Au dessus de la ligne : mon remords.
�� � UNE SAISON EN ENFER 24I
��Je dus voyager \ distraire les enchantements assemblés dans mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver :
��Suite du texte précédent, p. 295.
�� � 242 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Quoique le monde me parut très nouveau^ à moi qui avais rêvé toutes les impressions possibles ^ : faisais ma vie trop immense pour aimer bien réellement^ la force et la beauté.
Dans les plus grandes villes, à Taube, à matines ', quand pour les hommes forts le Christ vient *, sa dent, douce à la mort, m'avertissait avec le chant du coq
- BCONV ^
Si faible, je ne me crus plus supportable dans la société, qu'en force de ^ quel malheur ^ ! Quel cloître possible pour ce beau dégoût ?
Ça se disp ^ cela s'est passé peu à peu.
Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style.
Maintenant je puis dire que l'art est une sottise.
Les grands ^ poètes est aussi facile, l'a . . . ^° est une sottise.
Salut à la beau.
' Au dessus de la ligne : énervais même aprh que me disais,
' Au dessous de la ligne : sincèrement.
' Au dessus de la ligne : ad matutinum.
- Au dessus de la ligne : au Christus venit.
' Ce titre, aux brouillons, avait d'abord été par Rimbaud écrit : COnv (pour conversion, sans doute). Une surcharge remplaça le C par un B. Il faudrait donc lire : Bonheur, et le poème ainsi désigné est évidemment celui qui commence par O Saisons, Ô châteaux, pages 151 et 152 des Œuvres.
• Au dessus de la ligne, avec un signe indiquant qu'il faut le placer après : de, on lit le mot : bienveillance.
' Au dessus de la ligne : pitié. ^ Sic. Sans doute : dissipe. ' Au dessus de la ligne : chants. 1» Illisible.
�� � UNE SAISON EN ENFER 243
ma vie ^ serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq, — ad matutinum^ au Christus venit^ •— dans les plus sombres villes :
O saisons, ô châteaux * !
��Cela '^ s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.
��* Suite du texte précédent, p. 295. ' Voir page 295.
' P. 296. Ces mots qui viennent immédiatement après le poème: O saisons, ô châteaux ! forment la fin de V Alchimie du Verbe
�� � 244
��FAUSSE CONVERSION
Jour de malheur ! J'ai avalé un fameux verre ^ de poison. La rage du désespoir m'emporte contre tout, la nature, les objets, moi, que je veux déchirer. Trois fois béni soit le conseil qui m'est arrivé. Les entrailles me brûlent, la violence du venin tord mes membres, me rend difforme. Je meurs de soif. J'étouffe. Je ne puis crier. C'est l'enfer, l'éternité de la peine. Voilà comme le feu se relève. Va, démon, va^ diable^ va^ Satan, attise le. Je brûle bien ^. C'est un bel et bon enfer.
J'avais entrevu le salut la conversion, le bien, le bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision : on n'est pas poète en enfer. Dès qui tait r apparition des milliers de formes ' charmantes, un admirable concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je !
Ah ! les nobles ambitions! ma haine. Je les...* l'exis- tence enragée; la colère dans le sang, la vie bestiale, l'abêtissement du malheur des autres, qui m"* importe le plus le malheur, car mon malheur, et c'est encore la vie : Si la damnation est éternelle. C'est encore la vie encore. C'est l'exécution des lois religieuses. Pourquoi a-t-on semé une foi pareille dans mon esprit. On les^ parents ont fait mon
- Au dessus de la ligne : gorgée.
' Au dessus de la ligne : comme il faut.
- Au dessus de la ligne : d'âmes.
- Mot illisible.
- Au dessus de la ligne : mes.
�� � 245
��NUIT DE L'ENFER
J'ai avalé une fameuse gorgée de poison ^. —
Trois fois' béni soit le conseil qui m'est arrivé ! — Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier. C'est l'enfer, l'éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !
J'avais entrevu ^ la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la vision ? l'air de l'enfer ne souffre pas les hymnes ! C'étaient des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ?
Les nobles ambitions !
��Et c'est ^ encore la vie ! Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n'est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j'y suis. C'est l'exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents,
��' p. 270 des Œuvres.
2 Suite du texte précédent.
' Suite du texte précédent, p. 271,
�� � 246 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
malheur, et le leur, ce qui m'importe peu. On a abusé de mon innocence. Oh 1 l'idée du baptême. Il y en a qui ont vécu mal, qui vivent mal, et qui ne sentent rien ! C'est mon baptême et ma faiblesse dont je suis esclave. C'est la vie encore ! Plus tard les délices de la damnation seront plus profondes. Je reconnais bien la damnation. Un homme qui veut se mutiler est bien damné n'est-ce pas? Je me crois en enfer donc j'y suis. Un crime, vite, que je tombe au néant, par la loi des hommes.
Tais-toi. Mais tais-toi ! C'est la honte et le reproche à côté de moi ; c'est Satan qui me dit que son feu est ignoble, idiot; et que ma colère est affreusement laide. Assez. Tais-toi ! Ce sont des erreurs qu'on me souffle à l'oreille, les magies, les alchimies, les mysticismes, les parfums maudits^, les musiques naïves. C'est Satan qui se charge de cela. Alors les poètes sont damnés. Non, ce n'est pas cela.
Et dire que je tiens la vérité. Que j'ai un jugement sain et arrêté sur toute chose. Que je suis tout prêt pour la perfection. Tais-toi^ c'est l'orgueil ! à présent. Je ne suis qu'un bonhomme en bois, la peau de ma tête se dessèche. Ah ! mon Dieu ! Mon Dieu. J'ai peur, pitié. Ah ! j'ai soif. O mon enfance, mon village, les prés, le lac sur la grève, les clairs de lune quand le clocher sonnait douze. Satan ^ est au clocher... que je deviens bête. O Marie, Sainte Vierge. Faux sentiment, fausse prière.
��» Au dessus de la ligne : faux. ' Au dessus de la ligne : le diable.
�� � UNE SAISON EN ENFER 247
VOUS avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! — L'enfer ne peut attaquer les païens. C'est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine.
��Tais-toi,^ mais tais-toi! C'est la honte, le reproche, ici: Satan qui dit que le feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. — Assez !... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles. —
��Et dire ^ que je tiens la vérité, que je vois la justice : j'ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfec- tion... Orgueil. — La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur, j'ai peur. J'ai soif, si soif ! Ah ! l'enfance, l'herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze... Le diable est au clocher, à cette heure. Marie ! Sainte-Vierge !... — Horreur de ma bêtise^.
��^ Suite du texte précédent.
- Le poème continue.
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Cette nouvelle du Comte de Gobineau que nous publions aujourd’hui, parut en feuilleton dans le National, durant les mois de janvier et de février 1847. Mais qui feuillette encore le National ? Il eût été vraiment dommage de ne pas tirer de l’oubli cette œuvre alerte et vivante qui appartient à l’époque la plus laborieuse de l’existence de notre auteur.
On peut en effet, sans trop d’arbitraire, diviser la vie intellectuelle de Gobineau, en trois périodes : la première et la dernière plus spécialement littéraires ; la seconde presque exclusivement consacrée aux travaux d’ethnologie et d’anthropologie. Une tragédie, des vers, de nombreux romans illustrent les deux périodes qui vont de 1844 à 1853 et de 1876 à 1877. Entre 1853 et 1876 s’insèrent l’Essai sur l’inégalité des races humaines, la Lecture des textes cunéiformes, le Traité des écritures cunéiformes, les Religions et les Philosophies dans l’Asie centrale. Trois ans en Asie, l’Histoire des Perses, — bref tous ou presque tous les ouvrages scientifiques de Gobineau.
Ces dates ont leur enseignement et, mieux que de longs commentaires, dévoilent tout un pan de la psychologie de l’auteur de l’Essai. Voici un jeune homme frémissant d’enthousiasme, d’une prodigieuse activité littéraire, dont la belle fièvre ne s’apaise et ne se satisfait que dans la création intellectuelle. Et c’est V Alexandre, le Prisonnier chanceux. Ternove, la Chronique rimée de Jean Chouan, les Adieux de Don Juan, MADEMOISELLE IRNOIS 249
les Aventures de "Nicolas Belavoir, celles de Jean de la Tour Miracle, VJbbaye de Typhaine, — autant d'œuvres où une observation singulièrement perspicace se mêle à une fantaisie toute de verve et de premier jet. Ce sont là plus que des gammes et des exercices de style. A parcourir ces ouvrages de jeunesse nous avons conscience de pénétrer une des personna- lités les plus originales du XIX^ siècle, et de peser au moins deux chefs-d'œuvre.
Et voilà l'admirable : Gobineau ne s'est pas cherché. Dès ses débuts, il se trouve et se réalise selon sa loi. Son mode d'expres- sion seul se transforme avec l'âge ; car dans Ternove et dans V Abbaye de Typhaine, par exemple, nous découvrons en substance les idées de V Essai et tout le système ethnologique de notre sociologue. Le fond persiste si la forme change. Au plan litté- raire se superpose le plan scientifique, et pour un temps, l'artiste cède la parole au savant. A partir de 1876, Gobineau revient à sa forme préférée, celle du conte et du roman. Dans les Nouvelles Asiatiques, les Souvenirs de voyage, les Plé'tades, la Renaissance et Amadis il condense sa longue expérience d'obser- vateur en perpétuel éveil et de psychologue désabusé.
Ainsi donc, à suivre de près notre auteur, à l'écouter vivre et à le comparer avec lui-même, on s'aperçoit que le savant a fait la plus grande place à la forme imaginative et a toujours préféré, pour se réaliser, la nouvelle et le roman à l'œuvre didactique.C'est de quoi on commence à se convaincre, grâce à nos efforts persévérants. Beaucoup découvrent un écrivain délicat, un conteur exquis, un psychologue raffiné où ils s'attendaient à ne trouver qu'un professeur, voire un savant doublé d'un diplomate. On se rend compte que Gobineau est plus près d'un Stendhal et surtout d'un Mérimée que d'un Fustel de Coulanges ou d'un Tocqueville. Le spectre d'un Gobineau penché, entre deux rapports d'ambassadeur, sur de gros livres d'érudition, consumant sa vie à déchiffrer des hiéroglyphes comme un enfant des rébus, balayant la poussière des biblio-
�� � 250 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
thèques pour la secouer ensuite autour de lui, — commence à rentrer dans l'ombre, comme d'ailleurs la légende d'un Gobineau amateur et dilettante, ami des paradoxes et s'amusant à mystifier ses contemporains. La vérité est plus souriante à la fois et plus belle. Qu'on cède enfin la place à la vraie physio- nomie morale d'un artiste extrêment avide de science, mais sans raideur, d'un lettré doué d'une magnifique culture, grand voyageur, causeur aimable, pessimiste parce qu'observateur et quand même idéaliste parce qu'ami de la Beauté. Durant sa longue carrière de diplomate — de diplomate par accident — Gobineau s'est reposé de travaux officiels, de rapports ministé- riels, de mémoires fastidieux, en composant des œuvres pleines de vie, d'humour et de psychologie. Comme tout homme de génie il eut — qu'on me passe l'expression — deux ou trois bateaux. Ceux-ci même ne sont dénués ni de style ni d'élégance et, s'ils prennent l'eau, aujourd'hui, par quelques fissures, encore voyons-nous combien peu il faudrait pour les rendre imperméables, et comme ils gardent fière allure !
Du moins, dans Mademoiselle Imoisy il serait difficile, je crois, de trouver le mauvais Gobineau, j'entends le systématique et l'homme à thèse. Voici une œuvre exclusivement littéraire. Cette nouvelle appartient à la première période de la vie de Gobineau, celle oii, désireux de gagner son pain et la gloire avec sa plume, le futur auteur des Plé'iades, sans chercher plus loin, collabore aux journaux, inonde les périodiques de ses productions, contes, nouvelles, romans en prose ou en vers, et ne se fie qu'à sa fantaisie, guidée déjà par un sûr instinct d'observateur. Elle met en lumière les deux qualités maîtresses de notre écrivain : le don de psychologie et cette froide et terrible ironie dont il ne se départira jamais, étant juste le contraire d'un moraliste.
Tancrède de Visan.
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��MADEMOISELLE IRNOIS
��CHAPITRE I
Monsieur Pierre-André Irnois fut un des marchands d'argent qui, sous la République, firent le mieux leurs affaires. Sans arriver aux splendeurs quasi fabuleuses des Ouvrard, M. Irnois devint très opulent, et, ce qui le distingua surtout de ses confrères, c'est qu'il eut le talent de conserver son bien. Enfin, il n'imita pas Annibal : il sut vaincre d'abord, puis conserver sa victoire ; sa race, si elle eût duré, eût pu le comparer à Auguste.
Dans sa sphère, son élévation avait été plus étonnante encore que celle de l'adopté de César. M. Irnois était parti de rien. Ce n'est pas là ce qui m'émerveille ; mais il n'avait pas l'ombre de talent ; il n'avait pas l'ombre non plus d'astuce ; il n'était que médiocrement coquin.
Quant à se faufiler auprès des grands ou des petits, à capter d'utiles bienveillances, il n'y avait jamais songé, étant bien trop brutal, ce qui remplaçait chez lui la dignité. Mal bâti, grand, maigre, sec, jaune, pourvu d'une énorme bouche mal meublée, et dont la mâchoire massive aurait été une arme terrible dans une main comme celle de l'Hercule hébreu, il n'avait dans sa personne rien qui, par la séduction, fût de nature à faire oublier les défec- tuosités de son caractère et celles de son intelligence.
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I
M. Pierre-André Irnois fut un des marchands d’argent qui, sous la République, firent le mieux leurs affaires. Sans arriver aux splendeurs quasi fabuleuses des Ouvrard, M. Irnois devint très opulent, et, ce qui le distingua surtout de ses confrères, c’est qu’il eut le talent de conserver son bien ; enfin, il n’imita pas Annibal : il sut vaincre d’abord, puis conserver sa victoire ; sa race, si elle eût duré, eût pu le comparer à Auguste.
Dans sa sphère, son élévation avait été plus étonnante encore que celle de l’adopté de César. M. Irnois était parti de rien ; ce n’est pas là ce qui m’émerveille ; mais il n’avait pas l’ombre de talent ; il n’avait pas l’ombre non plus d’astuce ; il n’était que médiocrement coquin ; quant à se faufiler auprès des grands ou des petits, à capter d’utiles bienveillances, il n’y avait jamais songé, étant bien trop brutal, ce qui remplaçait chez lui la dignité. Mal bâti, grand, maigre, sec, jaune, pourvu d’une énorme bouche mal meublée, et dont la mâchoire massive aurait été une arme terrible dans une main comme celle de l’Hercule hébreu, il n’avait dans sa personne rien qui, par la séduction, fût de nature à faire oublier les défectuosités de son caractère et celles de son intelligence. Ainsi, matériellement et moralement, M. Pierre-André Irnois ne possédait aucun moyen de faire comprendre comment il avait pu réaliser une énorme fortune et se placer au rang des puissants et des heureux. Et pourtant, il était arrivé à avoir six hôtels à Paris, des terres bâties dans l’Anjou, le Poitou, le Languedoc, la Flandre, le Dauphiné et la Bourgogne, deux fabriques en Alsace et des coupons de toutes les rentes publiques, le tout couronné par un immense crédit. L’origine de tant de biens n’était explicable que par les étranges caprices de la destinée.
M. Irnois, ai-je dit, avait eu son berceau fort bas ; tout le monde, du moins, le croyait, et lui comme tout le monde ; mais, par le fait, on n’en savait rien ; il ne s’était jamais connu ni père ni mère, et avait commencé sa carrière sous la livrée de marmiton, dans les cuisines d’un bon bourgeois de Paris. De là, chassé pour avoir laissé brûler une rôtie confiée à ses soins un jour de gala, il avait erré quelque temps, soumus aux tristes fluctuations du vagabondage. Le pauvre diable s’était ensuite raccroché à un emploi de laquais chez un procureur, et, bientôt congédié comme trop insolent et un peu voleur, il avait manqué mourir de faim, une nuit fatale que le guet le ramassa, expirant d’inanition, sous un des piliers des Halles, où il s’était traîné après avoir en vain cherché, dans les bourriers d’alentour, quelque honteux comestible.
On voulut l’envoyer aux Iles. Il s’échappa, se cacha dans le jardin d’une dame philosophe et philanthrope, et, découvert, raconta son histoire. Par bonheur, cette dame avait ce jour-là autour d’elle plusieurs personnes invitées à dîner, et parmi ces convives, M. Diderot, M. Rousseau de Genève, et M. Grimm.
Le récit du vagabond déguenillé servit de texte heureux à différentes considérations trop justes, hélas ! sur l’ordre social. M. Rousseau de Genève embrassa publiquement Irnois en l’appelant son frère ; M. Diderot l’appela aussi son frère, mais il ne l’embrassa pas ; quant à M. Grimm, qui était baron, il se contenta de lui faire de la main un geste sympathique en l’assurant qu’il voyait en lui l’homme, ce chef-d’œuvre de la nature. L’expression de cette grande vérité, reconnue par toute la compagnie, ne suffisait pas au pauvre diable. Par le plus étonnant des hasards, en le renvoyant, on pensa à lui faire donner une soupe et un lit. Le lendemain matin, la maîtresse de la maison l’avait déjà oublié, et certainement aurait donné ordre de le mettre dehors si on lui eût rappelé le chef-d’œuvre de la création, l’homme que la veille elle avait si philosophiquement accueilli ; mais une vieille intendante lui trouva les épaules suffisamment plates pour y mettre des charges de bois, et les bras assez longs pour scier des bûches. Il gagna ainsi sa vie jusqu’au jour où il redevint laquais. C’était une fortune ; c’était de là qu’enfin l’aigle devait prendre son vol.
En peu de temps, Irnois passa du service de la dame philosophe à celui d’un comte dévot, puis d’une marquise intrigante, puis d’un turcaret ; ce turcaret, le voyant suffisamment inepte, le jugea digne de recevoir les droits à la porte d’une petite ville. Voilà Irnois commis ; c’était une belle position pour ce malheureux. Il ne sut pas la garder, il tint mal ses comptes ; il fut chassé. Alors il voulut revenir à Paris, et dans le trajet il lui arriva une aventure qui semblera peu probable, mais qui n’en est pas moins véritable. Qu’on se souvienne en la lisant qu’Irnois était destiné à devenir le favori de la fortune.
Comme il avait gagné quelque petit argent dans sa gestion, il avait acheté un pauvre cheval gris dont il comptait se défaire à l’arrivée. Un matin qu’il était parti de fort bonne heure de sa couchée, il arriva au rond-point d’un grand bois vers le moment où l’aube commençait à poindre. C’était au mois d’octobre, le temps était brumeux, le jour fort terne, et, enveloppé dans sa cape, son chapeau sur les yeux, Irnois était loin d’avoir chaud. Par conséquent. son âme, peu virile d’ordinaire, n’avait pas grande fermeté. Que devint donc l’ex-commis, parvenu au débouché du rond-point, lorsqu’il vit à l’entrée de l’avenue qui lui faisait face, et par laquelle il devait absolument passer, un groupe d’hommes à cheval !
Irnois n’hésita pas en sa pensée ; il les reconnut pour voleurs, et qui plus est, voleurs de grand chemin. Il songea à fuir ; mais s’il tournait les talons, ces misérables allaient sans doute mettre d’horribles mousquets en état et le cribler de balles ! Il frissonna d’horreur et resta planté sur sa selle, son cheval retenu fermement.
Les cavaliers placés de l’autre côté du rond-point, le voyant ainsi immobile, attendirent quelque temps, en l’observant, mais comme il ne bougeait pas (il n’aurait pas remué pour un empire !), ils prirent leur parti après un colloque animé, et un d’entre eux s’avança vers Irnois. Celui-ci se crut à sa dernière heure et allait tirer sa bourse pour la donner, lorsque le cavalier mettant son chapeau à la main lui dit avec une extrême politesse : — Monsieur, ce bois n’est pas ce que vous croyez ; on vous aura fait quelque faux rapport, veuillez en être convaincu ; mais dans notre désir de vous être agréables ; nous vous offrirons cinq mille livres ; c’est en conscience tout ce que nous pouvons faire.
Irnois, à cet étrange discours, pensa que les brigands voulaient ajouter la raillerie à la férocité et se proposaient de l’égorger en riant. Sa peur redoubla, et s’il ne se fût cramponné des deux mains à l’arçon de sa selle, il serait certainement tombé de cheval. Le cavalier, le voyant muet, ne commit aucune violence, salua au contraire, et retourna vers ses compagnons.
Irnois, dont les dents claquaient, s’aperçut bientôt que deux hommes se détachaient de nouveau du groupe et se dirigeaient vers lui. Ils l’abordèrent non moins poliment qu’avait fait le premier, et l’un d’eux prit la parole :
— Allons, monsieur, dit-il, vous avez décidément l’esprit prévenu ; ne parlons plus de cinq mille livres ; mettons-en dix et concluons.
« Oh ! les scélérats ! se disait Irnois au comble de l’épouvante, les scélérats ! »
Pourtant, cette fois encore, il ne lui arriva aucun mal. Les cavaliers, après avoir attendu inutilement sa réponse, s’éloignèrent, et la conférence recommença entre eux et leurs compagnons. Enfin, toute la bande se dirigea vers Irnois qui, pour le coup, se tint assuré d’être arrivé à sa dernière heure. Mais quelle fut sa stupéfaction, quand le cavalier qui lui avait parlé d’abord lui dit :
— Monsieur, vous êtes au moment d’avoir une mauvaise affaire !
— Ah ! monsieur, répondit Irnois d’un air lamentable, que je vous aurais de reconnaissance si vous vouliez bien m’en tenir quitte !
Le cavalier se mit à rire.
— Je vois, monsieur, que vous êtes plaisant, et savez la valeur des choses. Mes associés et moi, nous voulons agir rondement avec vous. Voici, ajouta-t-il, en tirant un portefeuille de sa poche, vingt mille livres ; ne nous en demandez pas plus. Cette coupe de bois est une bonne spéculation sans doute ; mais elle deviendrait détestable si votre désistement nous coûtait davantage.
Irnois, malgré l’épaisseur de sa judiciaire, comprit alors que ces affreux scélérats étaient des marchands de bois qui voyaient en lui un adjudicataire rival. En effet, on leur en avait annoncé un. Il s’empressa de prendre les vingt mille livres, plus sa part d’un excellent déjeuner, et il renonça de grand cœur à tout ce qu’on voulut.
Ces vingt mille livres se comportèrent vaillamment dans ses mains. Le gouffre de l’agiotage ne lui engloutit pas le plus mince écu ; il eut beau aller de l’avant avec l’imperturbable témérité de la sottise, tout lui réussit ; et si bel et si bien qu’il fit douter plusieurs fois certains vétérans de la Ferme générale s’il n’était pas un génie financier de premier ordre.
Heureusement pour lui qu’avec ces succès il n’était encore que petit compagnon, lorsque la Révolution arriva. Son humble tête n’appela pas la foudre, dont il eût peut-être mérité les éclats ; il se cacha et avec lui ses pistoles, et il ne sortit de son trou pour friponner la République que lorsque le fort de la tourmente fut passé. Il réussit assez dans le tripotage des assignats ; pourtant ses triomphes dans ce genre ne furent rien, comparés à ses exploits dans les fournitures de souliers ; il avait eu le bon esprit, par couardise, de se mettre à l’abri derrière quelques esprits aventureux, auxquels il se contentait de prêter de l’argent et qui, eux, agissaient en leur propre et privé nom auprès du gouvernement. Il vit arriver des monts d’or dans ses caisses, et au comble de l’enivrement, Bonaparte était déjà consul à vie qu’il se considérait encore comme le plus grand homme du siècle.
Un beau jour il prit femme. La compagne qu’il choisit pour perpétuer sa race était la fille d’un spéculateur comme lui, Mlle Maigrelut ; et ce ne fut pas la moindre faveur de son étoile que de la lui avoir donnée simple, sotte et ennemie du faste et des plaisirs, comme lui-même était. Avec elle il épousa, en quelque sorte, Mlles Catherine et Julie Maigrelut, les sœurs, que la ruine et la mort de leur père firent tomber bientôt dans son ménage. Il ne s’en plaignit pas. Il avait, comme il se plaisait à le dire, de quoi tremper la soupe pour tout le monde, et, aimant peu les assemblées, les visites, les plaisirs mondains, et sentant que la capacité de l’esprit de Mlles Maigrelut et de Mme Irnois se haussait précisément à la hauteur du sien, il trouvait du charme dans leur société, ce qui le dispensait de sortir de chez lui.
Tel était M. Irnois, telles étaient les compagnes de sa solitude. Quant à la vie qu’il menait, il faut en parler ici. M. Irnois, avec tous ses hôtels, ses grands biens, ses immenses revenus, n’avait jamais pu se faire au luxe, et se trouvait gêné dans les grands appartements. On l’accusait d’avarice, et l’on était injuste ; s’il ne dépensait pas, c’est que cela ne l’amusait point. Il habitait au second étage d’une maison sise dans le quartier des Lombards. On sait ce que sont les demeures humaines dans ce coin de Paris. Toutes les chambres étaient uniformément carrelées de rouge, hors le salon parqueté ; toutes les chambres étaient uniformément sombres, hors les chambres à coucher, plus sombres que tout le reste, parce qu’elles donnaient sur la cour. Les meubles étaient d’acajou dans les grands appartements, de noyer dans les petits ; le velours d’Uttrecht jaune régnait partout en maître, et quelques pendules dorées, représentant Flore et Zéphyre ou l’Amour attrapant un papillon, sous verre, étaient les dernières limites de la magnificence Irnois. D’objets d’art, il n’y en avait pas d’autres que le portrait à l’huile du maître du logis, épouvantable création de quelque barbouilleur d’enseignes. Le domestique se composait d’une cuisinière, d’une grosse femme de confiance et d’un petit garçon mal vêtu et jamais peigné qui cumulait des emplois d’importance très diverse, tantôt fendeur de bois, tantôt commissionnaire, tantôt secrétaire intime, tantôt laquais. Voilà l’organisation de ce ménage où M. Irnois ne trouvait rien à changer, où il trônait en despote, parlant fort, grondant fort ou rechignant du matin au soir.
Mais ainsi que dans ces vallées étroites, stériles, affreuses, que la nuit couvre d’ombres épaisses, et où le voyageur marche d’un pas chancelant et effrayé, il finit toujours par apparaître quelque clarté lointaine qui vous rend la joie, ainsi, dans l’antre de M. Irnois, il y avait une clarté ; clarté faible et douteuse, il est vrai, mais charmante cependant pour les yeux qu’elle éclairait et qui n’avaient pas besoin d’un grand jour. Dans cet appartement obscur et maussade, peuplé de gens désagréables, il y avait, comme dans toutes les choses humaines, un bonheur où s’allait échauffer le peu de poésie de ces grossières cervelles, un bonheur où se confondaient toutes les affections. Quel lien commun auraient eu les cœurs de Mlles Maigrelut, de Mme et de M. Irnois sans ce point lumineux de leur vie ? Le cent de piquet sans doute, c’est bien quelque chose ; le reversis encore ; mais avec la meilleure volonté du monde, ce n’est pas tout ; et ce que le cent de piquet et le reversis ne suffisaient pas à donner de chaleur, de vie et de douceur à ce cercle bourgeois, c’était Emmelina qui le donnait.
Emmelina ! Quand on avait dit Emmelina dans la maison, on avait tout dit : maîtres et valets pensaient tout le jour à procurer à Emmelina la plus grande satisfaction possible. Sans Emmelina, il n’y avait rien ; avec elle il y avait tout. Père, mère, tantes, servantes et secrétaire intime riaient, pâlissaient et pleuraient tour à tour, suivant l’accent avec lequel ce nom : Emmelina, était prononcé le matin par la grosse Jeanne, la femme de confiance, à son sortir de la chambre sacrée.
La passion de tous ces honnêtes gens pour l’être chéri n’était pas identique, de même valeur et de même poids. M. Irnois faisait peu de bruit de son affection, n’en parlait jamais que je sache, mais la ressentait plus vivement, plus sérieusement que personne. La seule manière dont il manifestât son amour pour sa fille était de ne pas la rudoyer comme il faisait les autres. Il aimait Emmelina sans trop le savoir ; et comment l’aurait-il su, lui qui, de sa vie, n’avait réfléchi ni aux choses, ni aux hommes, ni à lui-même ? Sa fille ne pouvait l’empêcher d’être maussade, mais elle pouvait le rendre vingt fois plus désagréable qu’il n’était d’ordinaire, et cela, par le seul fait que, le matin, il n’aurait pas été réveillé par un rapport satisfaisant sur l’état de santé d’Emmelina. Bref, il l’aimait passionnément.
Mme Irnois, de tempérament calme, que dis-je ! glacial, et n’ayant de sa vie éprouvé la moindre sensation vive (sans quoi elle n’eût jamais voulu entendre parler d’épouser monsieur son mari), Mme Irnois passait une grande partie du jour à tenir sa fille sur ses genoux, à l’embrasser, à la caresser, à lui dire tous les riens que lui présentait son imagination. Ces riens n’étaient pas jolis, ils n’étaient pas variés, surtout ils n’avaient rien de spirituel. Mme Irnois était aussi complètement nulle que peut l’être une bourgeoise vieille, laide et ignorante ; mais elle faisait de son mieux pour amuser sa chère enfant ; elle sentait son cœur se fondre quand elle la regardait, et ne pouvait pas la regarder sans l’embrasser.
Sous ce rapport, sa tendresse ressemblait beaucoup à celle de Mlles Maigrelut, tantes maternelles d’Emmelina, seulement un peu plus jaseuses que leur sœur mariée. Mlles Maigrelut étaient tout ce qu’on peut désirer de plus parfait comme types de vieilles filles. On les eût lâchées l’une et l’autre au milieu d’une ville de province, qu’elles eussent développé avec une puissance inouïe une méchanceté de tigre et de vipère ; mais leur séjour constant au sein de la solitude, dans une claustration presque absolue, avait maté ces natures dangereuses, et toute leur ardeur s’était tournée en dévouement servile et convaincu pour Emmelina.
Ainsi aimée, ainsi adorée et servie, Mlle Irnois atteignit sa dix-septième année ; c’est le moment où commence l’anecdote que j’ai à raconter. Elle avait donc ce bel âge de jeunesse qui est comme la porte dorée de la vie. Il est temps de dire ce qu’elle était et de la montrer entourée de sa cour, à savoir de son père maigre et jaune, de sa mère grosse et commune, de ses tantes sèches, effilées et bavardes, et de ses servantes qui ne valent pas l’honneur d’une description.
On s’attend sans doute à entendre un récit merveilleux de perfections inouïes, à contempler une jeune fille douée par les fées de tous les charmes de la beauté et de l’esprit… Nous allons voir !
II
Emmelina, cet ange, cette divinité, cet objet de tant de vœux, était, à dix-sept ans, une pauvre créature de la taille d’une fille de dix ans, et qu’un sang mauvais avait privée tout à la fois de croissance, de conformation régulière, de force et de santé. Sans être précisément bossue, elle avait la taille déjetée, et, en plus, sa jambe droite était moins longue que sa jambe gauche. Sa poitrine était comme enfoncée, et sa tête, penchée de côté par le vice de sa taille, s’inclinait aussi en avant. Avait-elle au moins un joli visage pour contrebalancer quelque peu d’aussi grands défauts ? Hélas ! non : sa bouche n’était pas bien faite ; ses lèvres trop grosses lui donnaient un air boudeur ; sa pâleur maladive ne lui seyait pas bien ; seulement ses grands yeux bleus étaient assez beaux et touchants, et sa chevelure, blonde comme celle d’une fée, était incomparable. Aussi dans la maison parlait-on souvent de ses magnifiques cheveux ; les cheveux d’Emmelina étaient le point de comparaison favori auquel on aimait à rapporter ce qu’on voulait louer le plus.
La pauvre fille, ainsi maltraitée par la nature, avait grand-peine à marcher et à changer de place ; elle était un peu comme un roseau, toujours pliée et affaissée, sur elle-même, et la vieille Jeanne, sa bonne, qui l’avait portée enfant, la portait encore, toute grande demoiselle qu’elle était. Elle n’aimait pas à marcher, elle y trouvait trop de peine et de fatigue ; puis elle ne s’y était jamais accoutumée ; de telle sorte que, lorsqu’il s’agissait de passer d’une chambre dans une autre, on entendait la petite voix douce d’Emmelina :
— Jeanne ! porte-moi !
Et Jeanne la portait.
On pourrait croire que, se voyant ainsi adorée, adulée et obéie, Emmelina était gâtée, très volontaire, capricieuse et toujours en dépense de fantaisies et de volontés. Mais point. Elle passait à peu près tout le jour dans le silence et sans rien faire. Sa mère aurait aimé à la voir s’occuper, mais jamais on n’avait pu obtenir cela d’elle. La broderie, la tapisserie ne la séduisaient pas ; l’éclat des laines et de la soie lui importait peu ; elle n’avait aucun goût de toilette ; elle ne songeait jamais à la parure, et jamais elle ne s’était demandé si sa figure était belle ou laide ; son tempérament était apathique ; jamais elle ne voulait ni ne désirait rien ; elle ne paraissait pas s’ennuyer, mais elle ne s’amusait pas non plus. Une fois, on l’avait conduite à l’Opéra ; l’événement avait fait époque dans la maison. M. Irnois, sa femme, ses deux belles-sœurs et Jeanne avaient été très frappés de la magnificence du spectacle ; Emmelina seule n’avait rien témoigné et n’en parla point dans la suite. Véritablement, elle avait peu de part à la vie, et, dans ses grands jours d’activité, elle prenait un ourlet, toujours le même.
D’éducation intellectuelle, elle n’en avait reçu aucune ; d’ailleurs, personne autour d’elle ne l’avait même jugé nécessaire. Seulement, la tante Julie Maigrelut, qui, de temps en temps, feuilletait assez volontiers un roman de M. Ducray-Duminil, ou de Mme de Bournon-Malarme, lui avait appris à lire, et elle se servait de cette science pour prendre quelquefois Peau d’Ane ou le Chat Botté dans le volume de Perrault ; elle avait commencé par là avec son institutrice, et elle ne s’était jamais risquée seule à aller plus loin. À dix-sept ans encore, elle prenait Peau d’Ane, ou le Chat Botté et passait toute une journée dans sa compagnie. Elle n’y rencontrait pas grand charme, mais non plus grande fatigue, et il ne lui en fallait pas davantage.
Tous les jours, à huit heures, Jeanne, qui couchait dans sa chambre auprès de son lit, s’en approchait pour savoir comment elle avait dormi, demande quotidienne à laquelle Emmelina répondait quotidiennement :
— Bien, Jeanne.
Mais son teint plus ou moins pâle, ses yeux plus ou moins battus étaient les véritables témoins que Jeanne interrogeait. La consultation terminée, Jeanne se rendait tout en courant chez M. et Mme Irnois, où elle communiquait ses sentiments, où elle déclarait combien de fois Emmelina avait bu pendant la nuit ; si le bulletin était mauvais, M. Irnois devenait plus loup que de coutume, et sa voix furibonde allait porter la terreur jusqu’au fond de la cuisine. Mlles Maigrelut savaient alors à quoi s’en tenir sur la marche de toute la journée, et venaient par leurs glapissements prendre part à la désolation générale. Si, au contraire, les déclarations de Jeanne étaient favorables, si Emmelina n’avait demandé à boire que deux fois, M. Irnois était plus économe de jurons et d’invectives, et chacun se ressentait de cette bénignité.
Alors Jeanne retournait habiller la jeune fille ; ce n’était pas une toilette charmante comme celle des Grâces ; on lui mettait quelque robe de mérinos en hiver ou de toile en été, avec un bonnet qui tenait ses beaux cheveux enfouis, et l’affaire était faite jusqu’au moment de se coucher.
Habillée, Emmelina recevait dans son fauteuil les bonjours et les mamours de toute la famille, et la brusque accolade de son père ; après déjeuner, il était assez dans ses habitudes de dire à sa mère :
— Maman, je vais m’asseoir sur tes genoux.
— Viens, mon cher ange, répondait Mme Irnois. La pauvre enfant malade se couchait sur le giron de sa mère et souvent s’y endormait, ou veillait sans rien dire en se laissant couvrir de baisers qu’elle ne rendait pas.
On ne viendra sans doute pas demander, maintenant, si Emmelina avait de l’esprit. Non, certes elle n’en avait pas, la malheureuse fille ! ni rien qui ressemblât à l’agitation de l’intelligence. Qu’est-ce que l’esprit, sinon de savoir deviner et exprimer les rapports réels ou factices qui existent entre les choses ? L’esprit ne saurait se développer au milieu de la solitude, ni avec la compagnie des imbéciles, et il n’était personne dans la maison de M. Irnois dont le contact pût permettre à Emmelina d’avoir de l’esprit. Puis, comme on ne lui avait rien appris, elle n’avait nulle matière à exercer son intelligence ; partant, sa conversation, si, par hasard, quelqu’un fût venu la solliciter, n’aurait eu rien que de très vulgaire.
Voici donc mon héroïne : contrefaite, point jolie de visage, sans esprit, et la plupart du temps silencieuse ; maladive, et trouvant son plus grand bien-être à se tenir couchée sur le sein maternel, comme un enfant de quatre ans. Il n’y a rien, dans une telle peinture, qui séduise beaucoup. Mais le portrait n’est pas achevé tout à fait, puisqu’il n’a rien été dit de cette disposition rêveuse qui faisait le désespoir de toute la maison Irnois, et qui non seulement formait le trait principal du caractère d’Emmelina, mais était même tout son caractère.
La pauvre fille, sans avoir ni la conscience ni le regret de ses imperfections physiques, était, comme tous les êtres mal conformés, vouée à une profonde et incurable tristesse, en apparence sans cause, mais que la réaction du physique sur le moral explique trop complètement. De cette tristesse irréfléchie, qui ne faisait que jeter un voile sombre sur l’existence de Mlle Irnois, il ne s’exhalait jamais aucune plainte ; mais, lorsque dix-sept ans étaient arrivés, et avec cet âge les développements mystérieux de l’être, tout l’essaim de pensées printanières qui ; à cette époque de la vie, s’élancent et accourent autour de l’âme était venu faire entendre des bourdonnements bien mélancoliques. Emmelina, jeune fille, était devenue plus silencieuse encore qu’Emmelina enfant. Bien qu’elle ne connût pas le travail intérieur de son être, qu’elle fût très loin de pouvoir l’analyser, elle en restait mal à l’aise, elle en restait malheureuse, elle aspirait à ce bien inconnu que les dieux de la jeunesse, le blond Vertumne et la fraîche Pomone dispensent en souriant ; mais elle y aspirait avec souffrance, et volontiers aurait éprouvé le désir de mourir, si elle eût su se poser à elle-même une question.
Néanmoins, sa tristesse devenait tous les jours plus profonde. Une cause extérieure était venue donner à cette âme déshéritée plus de souffrance avec plus de vie. Tout à l’heure nous en parlerons en détail.
Emmelina avait renoncé à chercher protection sur les genoux maternels ; elle préférait maintenant passer sa journée à une fenêtre de sa chambre qui donnait sur la cour, et ne voulait plus guère aller dans le salon. Par une singularité qui étonnait tout le monde, elle sembla pendant quelque temps avoir plus de force et de santé qu’on ne lui en avait jamais vu. Ses joues avaient même eu pendant quelques jours une teinte rosée qui avait paru, aux yeux charmés de toute la maison, réaliser l’idéal des doigts de l’Aurore. Pourtant, elle ne voulait plus sortir de sa chambre, et, dans sa chambre, n’aimait que le coin de la fenêtre choisie. La si douce Emmelina, bientôt, alla plus loin encore ; chose inouïe, elle eut une volonté ; elle prétendit rester seule : elle renvoya mère, bonne et tantes sans pitié, et un jour, qu’inquiète d’innovations si étranges Mme Irnois essayait quelques observations timides, Emmelina, prodige effrayant ! Emmelina frappa du pied et fondit en larmes. Toute la famille fut consternée pendant deux jours ; mais M. Irnois défendit de la manière la plus sévère qu’on osât se permettre de contrarier sa fille. L’arrêt était rendu en termes véritablement terribles ; mais le juge était redoutable ; et, comme personne ne contestait la justice du fait, on se mit à obéir avec une ardeur rare chez ceux qui obéissent. Ainsi Emmelina resta libre de passer de longues journées seule dans sa chambre, assise dans un fauteuil, à l’angle de sa fenêtre, y faisant… personne ne savait quoi.
Cependant elle avait dix-sept ans. M. Irnois s’était marié, si j’ai bonne mémoire, vers juillet ou août 1794. Ce n’était pas trop une époque convenable pour songer au mariage ni à aucune joie ; mais le brave capitaliste n’avait pas l’âme très sensible aux dangers de la patrie, et il s’était uni sans remords à Mlle Maigrelut. À l’époque où je prends mon histoire, on était donc en 1811, et si l’ancien fournisseur vivait très retiré, son existence n’était pas pour cela inconnue. L’éclat de l’or est tout aussi évident que celui du soleil, et un coffre-fort bien rempli ne saurait se dérober à la connaissance, à l’admiration et à la convoitise des citoyens d’un grand Etat. En vain M. Irnois habitait le quartier des Lombards, en vain sa porte, soigneusement fermée aux hommes graves comme aux freluquets, ne s’ouvrait presque pour personne ; on savait de point en point combien il y avait d’écus dans la maison numéro tant, on était pleinement édifié sur les habitudes du logis, et l’on avait une parfaite connaissance de l’existence de Mlle Irnois, laquelle, en sa qualité d’unique héritière des gros biens paternels, tenait attachées au bout de sa ceinture virginale les clefs de la caisse. Or, quel serait l’heureux mortel vainqueur du dragon (le père Irnois) et possesseur des pommes d’or (la grosse fortune) ? C’était une question que l’on s’adressait volontiers dans quelques cercles des plus élevés de ce temps-là.
L’époque actuelle a la réputation mauvaise ; on lui reproche d’aimer l’argent avec excès ; mais, pour ne pas être injuste envers elle, il faut avouer que la passion du pécule a dévoré bien des hommes avant que notre génération apparût sur la scène du monde, et que, sous l’Empire, on pouvait trouver sans peine des personnages qui, tranchant par leurs convoitises sur les passions guerrières du temps, s’abandonnaient au goût des capitaux avec autant de verve que nos hommes de bourse les plus acharnés. Dans ce temps-là, certains grands messieurs, spéculant sur la gloire nationale, aimaient à mettre la main dans les caisses de l’étranger. Il y en eut aussi d’autres qui mirent leurs espérances de fortune dans la conclusion de riches mariages, ni plus ni moins que les illustres roués de la Régence, et, par une circonstance toute particulière à cet âge, ces gens-là surent détourner souvent à leur profit l’action de la puissance impériale, en faisant intervenir la volonté du maître dans des unions qui, sans ce secours quasi divin, n’auraient jamais pu se conclure. Sans doute je ne prétends pas dire que Napoléon se soit fait, de gaieté de cœur, le soutien d’ambitions aussi basses ; mais il voulait, en principe, que les grandes fortunes revinssent aux grands emplois, et, comme il arrive fréquemment sur cette terre,
Où les plus belles choses
Ont le pire destin,
que les plus beaux principes y ont aussi quelquefois des applications fâcheuses, plus d’une avidité subalterne profita des sentiments de l’Empereur, et se faufila, par leur moyen, dans des familles qui ne voulaient pas l’accueillir.
Il y avait, en 1811, au Conseil d’Etat, un certain comte Cabarot dont les services étaient fort appréciés, et qui était en effet un homme de mérite. Petit avocat avant la Révolution à je ne sais quelle cour souveraine, il avait sucé avec le lait, dans la famille de basoche dont il était issu, une érudition judiciaire vraiment profonde. Dès son plus bas âge, Cabarot avait entendu parler chicane ; les coutumes, la loi romaine, toutes les lois imaginables, lombardes, bourguignonnes, franques, et jusqu’à la loi salique, avaient été les constantes occupations données à son cerveau par l’auteur de ses jours. Petite merveille donc s’il se fut trouvé à trente ans, dans le barreau, un des hommes les mieux instruits. Envoyé à la Convention, mais orateur peu disert et trembleur parfait, il s’était rejeté dans la pratique silencieuse des affaires. Sous le Directoire, le citoyen Cabarot s’était fait remarquer dans les bureaux des ministères. On l’avait employé avec succès à toutes sortes de besognes : dans ce temps-là les gens de plume devaient être un peu des Michel Morin. Cabarot avait été ministre plénipotentiaire, puis commissaire de je ne sais quoi, puis chef de division à la Justice, puis beaucoup d’autres choses. Bref, Bonaparte, le voyant si expert, le prit et le mit dans le Conseil d’Etat, où sa vaste érudition en matière légale acheva de le rendre agréable au maître. On l’avait fait comte.
Encore une fois, Cabaret était… je veux dire le comte Cabarot était un homme érudit et distingué par ses connaissances pratiques. Mais il était aussi perdu de mœurs que savant et habile. Je ne puis, ni n’en ai la moindre envie, entrer dans les détails de son existence intérieure. Il me suffira de dire que la société qu’il voyait, réunion de généraux, d’hommes de son métier, de diplomates, tous gens peu bégueules, riaient volontiers de ses habitudes, et que le prince Cambacérès lui accordait une part dans ses confidences.
Le comte Cabarot, avec tant de mérites et la faveur de César, n’était pas riche pourtant : tout au plus comptait-il trente mille francs de revenu, qui auraient bien semblé une montagne d’or à son père, le pauvre homme, mais qui ne lui suffisaient pas. Ajoutez à ce chiffre vingt mille francs de dettes par an environ, et vous conviendrez que ce n’était pas assez.
Le comte Cabarot, un jour qu’il travaillait avec sa Majesté Impériale et Royale, osa lui toucher respectueusement quelques mots de sa profonde détresse.
Le souverain des mondes, pour me servir d’une expression orientale, ne répondit à cette plainte touchante que par des reproches, peut-être mérités, sur les horribles voleries de M. le comte. M. le comte s’excusa de son mieux et revint à la charge, si bien qu’il lui fut demandé ce qu’il voulait.
— La main de Mlle Irnois mettrait le comble à mes vœux, répondit le conseiller d’Etat en s’inclinant.
Là-dessus explication sur ce qu’était Mlle Irnois : comme quoi, au physique, elle était probablement peu jolie (il était loin de le savoir au juste), mais aussi comme quoi au moral elle avait quatre ou cinq cent mille livres de rentes, et qu’une telle union comblerait le plus humble et dévoué sujet de sa Majesté Impériale et Royale, etc., etc.
Par bonheur, le comte Cabarot, en homme d’esprit et parfaitement informé, s’était pressé d’agir ; il savait vaguement que la fille avait dix-sept ans et qu’avec les vertus qu’il se plaisait lui-même à signaler en elle, il ne se pouvait pas qu’avant un mois l’attention de bien d’autres céladons de son genre ne se fût éveillée aussi. En effet, on y pensait déjà, mais on ne se hâta pas assez ; le comte Cabarot fut plus alerte.
La puissance auguste qu’il implorait se montra de son côté bénévole. Cabarot ne quitta le cabinet qu’en emportant un ordre adressé à M. l’aide de camp de service, ou tel autre personnage qui alors transmettait les volontés impériales, de commander à M. Pierre-André Irnois de se présenter à trois jours de là devant son souverain.
Le comte Cabarot se vit transporté au septième ciel ; jamais il n’avait été aussi heureux depuis le jugement de Tallien qui l’avait regardé de travers.
III
Le comte Cabarot était un trop fin diplomate pour faire prématurément confidence à ses meilleurs amis de l’espoir charmant qu’il avait conçu. Il gardait, au contraire, la réserve la plus complète le soir de ce beau jour où l’Empereur lui avait daigné promettre d’intervenir en sa faveur. Mais, malgré cette discrétion, un si complet épanouissement dilatait son laid visage, élargissait sa face plate, que le prince archichancelier, non moins que M. d’Aigrefeuille et autres, ne purent s’empêcher d’en faire la remarque.
— Faites-moi le plaisir de me dire ce qui charme si fort Cabarot ce soir ? se disait-on.
C’était bien simple : le tendre Cabarot pensait à sa prochaine union avec Mlle Irnois.
Ici quelque lecteur s’imaginera peut-être que le comte, n’ayant jamais vu sa belle ni entendu parler de ses infirmités, se préparait à lui-même une douloureuse reculade. On croira peut-être qu’il n’aurait pas voulu d’une jeune femme dans l’état de la pauvre Emmelina. Qu’on se détrompe. Il faut ici connaître le comte Cabarot tout entier. Pour six cent mille livres de rente, et même pour beaucoup moins, il aurait donné sans hésiter sa main à Carabosse, avec tous les travers de taille et les monstruosités d’humeur de cette fée célèbre. Le comte Cabarot était un homme positif.
Je dis donc que ce soir-là, dans le salon du prince Cambacérès, il fut adorable d’esprit et de gaieté. Lorsque, la foule s’étant retirée, il n’y eut plus autour de la cheminée qu’un petit nombre d’intimes, il se mit à raconter une foule d’aventures plus ou moins risquées, avec un goût, un tact, un mordant qui lui valurent des applaudissements unanimes. Il était si heureux !
Dans la maison de la rue des Lombards, la sensation ne fut pas absolument la même. Lorsque la missive impériale avait été remise à M. Irnois, M. Irnois avait ressenti une profonde terreur. L’idée de paraître devant son souverain n’avait pas fait naître en lui ce sentiment d’orgueil qui gonfle aujourd’hui la poitrine de tout officier de la garde civique enlevé pour la première fois au tonneau obscur où croupit son raisiné, pour briller, astre nouveau, dans les régions lumineuses d’un bal de la cour. M. Irnois était comme tous les gens à argent de ce temps-là : il n’aimait pas le contact du pouvoir ; le mot gouvernement le faisait frissonner ; il ne voyait, dans les hommes dépositaires de l’autorité, que des ennemis-nés de sa caisse, des harpies toujours en quête de spoliations. Il manqua tomber de son haut lorsqu’un gendarme lui remit le hatti-schérif qui le mandait au palais.
Il arriva pâle et la figure renversée dans son salon, où bavardaient sa femme et ses belles-sœurs, et bien que ce fût chose assez rare chez lui que de parler de ses affaires ou de demander conseil, il se planta au milieu de l’aréopage féminin, et, tendant sa lettre d’un air désespéré, il s’écria :
— Mille noms d’un diable ! regardez quel pavé me tombe sur la tête !
Six yeux s’illuminèrent de curiosité ; six bras s’étendirent ; six mains armées en tout de trente doigts crochus voulurent se saisir de l’épître qui bouleversait à tel point le cerveau du maître du logis.
Mlle Julie Maigrelut fut la plus agile ; elle s’empara de la lettre et la lut rapidement tout haut, puis elle se laissa tomber dans son fauteuil, en s’écriant :
— Ah mon Dieu !
Mlle Catherine Maigrelut saisit au vol le précieux papier tombé des doigts de sa sœur et s’écria de même après l’avoir lu tout haut :
— Ah mon Dieu !
Mme Irnois, ne pouvant croire ce qu’elle avait entendu deux fois déjà, récita ainsi que ses deux-sœurs le contenu de la lettre, et donna comme elles des témoignages évidents de sa désolation profonde.
Les trois femmes pensèrent un instant qu’il ne s’agissait de rien de moins que de faire un très mauvais parti à M. Irnois.
L’ancien fournisseur fut cependant plus brave que ses compagnes et les assura que, suivant toutes probabilités, les choses n’en viendraient pas là. D’ailleurs, ce serait par trop inique. Jamais il n’avait mal parlé d’aucun gouvernement, et de celui de l’Empereur moins que de tout autre ; ses contributions avaient toujours été régulièrement payées. Sans doute il y avait eu jadis quelque peu à redire dans la manière dont il avait chaussé les régiments ; mais toutes ces peccadilles étaient passées depuis longtemps, et d’ailleurs il n’avait jamais été en nom dans les fournitures. Décidément l’Empereur ne pouvait lui vouloir le moindre mal ; que lui voulait-il donc ?
Mlle Julie Maigrelut fut la première à ouvrir un avis important sur cette question nouvelle ; je dis nouvelle, parce que du noir on était passé au rose. Elle insinua que l’Empereur mandant son frère, son frère innocent comme un agneau, il fallait absolument que ce fût pour le récompenser ; mais récompenser de quoi ?
— De son immense fortune, répondit aussitôt Mlle Catherine Maigrelut.
— Elle a raison, dit Mlle Julie.
— Elle a cent fois raison, murmura Mme Irnois.
— Me récompenser ? s’écria le richard, de quelle manière ? On ferait mieux de me laisser tranquille, ventre-bleu !
— Je ne serais pas étonnée, mon frère, reprit Mlle Julie, que Sa Majesté Impériale voulût vous faire duc ou maréchal de l’Empire ! Vraiment ! un homme si riche que vous, il n’y aurait rien de surprenant !
— Vous êtes trois sottes ! cria M. Irnois d’une voix tonnante. Pour devenir maréchal, il faut avoir été soldat ; il me nommera plutôt baron ! Enfin n’importe ! Je veux que la peste m’étouffe, si je suis bien amusé d’aller parader dans ces Tuileries ! Comment faudra-t-il m’habiller ?
Ce fut encore une délicate question. On ouvrit et l’on repoussa beaucoup d’avis ; enfin, on se rangea au seul raisonnable, qui fut d’appeler le tailleur et de le consulter. On n’avait que trois jours devant soi ; la précipitation ne pouvait être trop grande.
La désolation de M. Irnois fut sans bornes, lorsqu’il apprit le soir même qu’à toute force il lui fallait endosser habit brodé, culotte de casimir, bas de soie blancs, souliers à boucles, chapeau à claque, et se faire friser, et s’embrocher d’une épée, et mettre des gants ! Cependant, il se soumit ; et, tout en jurant et en se démenant comme une mécanique, il s’abandonna aux soins du malheureux, du trop malheureux artisan chargé de donner des grâces à sa personne.
La maison était sens dessus dessous, et cependant Emmelina ne prenait pas la moindre part aux terribles événements déchaînés autour d’elle. Lorsque la lettre du château avait été montrée par son père à sa mère et à ses tantes, elle était seule dans sa chambre, suivant son usage ; le soir, elle entendit parler autour d’elle de ce qui allait advenir ; on lui dit même (ce fut Mlle Catherine) :
— Tu ne sais pas, Emmelina ? Ton père qui va après-demain à la cour… C’est joli ça, ma petite !
Emmelina sourit doucement, en regardant qui lui parlait ; mais elle ne répondit pas, et ne parut même avoir compris que médiocrement ce qui lui avait été dit. Sa mère la contempla avec anxiété, puis leva les yeux au ciel en soupirant profondément. Dans ce moment, Mme Irnois ne fut plus la grosse et sotte bourgeoise que nous connaissons, mais une espèce de Niobé, tant il y avait de vraie et profonde douleur dans ce regard lancé vers les régions où l’on va si souvent en vain demander soulagement.
Emmelina, de jour en jour, devenait plus absorbée. Elle n’était pas plus triste ; mais elle parlait encore moins, et ne s’intéressait plus à rien absolument ; ni le bavardage de ses tantes, ni les caresses de Jeanne, ni Peau d’Ane, ni l’ourlet ne pouvaient plus rien sur elle ; les tendresses mêmes de sa mère ne semblaient plus lui tenir à cœur : autrefois du moins, elle les cherchait ; maintenant elle paraissait plutôt les éviter, car elle les recevait avec indifférence ou montrait même en être impatientée.
Et cependant, était-elle malheureuse ? Ce n’était pas croyable, car elle avait parfois sur la bouche et dans les yeux comme un fin sourire, comme une flamme subtile qui dénotait un bien-être infini. Quand on la regardait à la dérobée, on la voyait plongée dans une sorte d’extase qui semblait l’enivrer des plus ardentes délices : elle ressemblait alors à une des saintes du Moyen Age, et si les gens de son entourage eussent su ce que c’est que l’intelligence, ils en auraient vu la plus sublime expression sur cette physionomie inspirée. Il fallait que cette puissance de l’exaltation fût pourtant bien vive, car Jeanne tombait quelquefois dans des contemplations muettes devant sa maîtresse, et restait partagée entre l’admiration et une secrète terreur. Quand elle s’arrachait à cet état si étrange pour elle, elle sortait de la chambre sur le bout du pied, sans faire de bruit, et s’en allait dans la cuisine s’écrier :
— Jésus ! Jésus ! que Mademoiselle Emmelina ressemble à la Sainte Vierge !
La grande crise qui avait lieu autour de la jeune extatique ne produisit donc aucune impression sur cette imagination perdue dans une autre sphère, et M. Irnois dut se passer, dans ses hautes préoccupations, des sollicitudes filiales. Du reste, il n’en sentit pas le vide ; il ne pouvait être exigeant, et il était d’ailleurs si absorbé, suspendu entre la crainte et l’espérance, écoutant tour à tour les conjectures de son conseil privé et les importantes communications de son tailleur, qu’il n’avait pas le temps de chercher à diviser ses pensées entre sa présentation à l’Empereur et la tranquillité trop complète de sa fille ; il lui eût été d’ailleurs impossible de rêver à la fois à deux choses différentes.
Enfin il arriva, ce grand jour où, aux yeux émerveillés de toute la maison, dont les locataires, avertis, s’étaient ameutés sur les différents paliers, M. Pierre-André Irnois franchit le seuil de sa porte en grand costume de cour, suivi du secrétaire intime qui, laquais ce jour-là, descendait l’escalier en se laissant glisser le long de la rampe pour arriver plus vite à la voiture de louage et ouvrir la portière.
M. Irnois, le riche capitaliste, était d’autant plus laid et disgracié de la nature en cette circonstance mémorable, que sa toilette était plus somptueuse et étalait davantage la prétention de faire ressortir des avantages physiques. Je ne puis m’empêcher en courant de jeter un coup d’œil détracteur sur ces pauvres bas réduits à envelopper… ce qu’ils enveloppaient ! sur cette pauvre culotte de casimir flottant en plis malgracieux autour de ces cuisses qu’on devinait décharnées, sur ce corps maigre orné d’un jabot et d’un habit marron brodé d’argent, sur cette pauvre et déplorable épée !
La voiture roula comme elle put, car elle était fort antique et délabrée, et atteignit les abords du Carrousel. En ce temps-là, on aimait fort le luxe, et le souverain, qui voulait ranimer le commerce, en ordonnait l’étalage. M. Irnois ne fut pas autorisé à faire rouler son équipage sur la noble poussière de la cour impériale ; il mit pied à terre, et, sa lettre d’audience à la main, gagna, non sans quelque risque, à travers les voitures et les chevaux, l’escalier d’honneur.
Il y avait grande réception. À côté de l’aide de camp de service qui appelait le nom de tous les présentés, se trouvait un homme d’une quarantaine d’années assez laid, mais portant physionomie fine, madrée et spirituelle. C’était le comte Cabarot, fort inquiet de l’arrivée de son futur beau-père. L’aide de camp, ayant jeté les yeux sur la lettre d’invitation et sur le personnage qui l’avait remise, lança un regard significatif au conseiller d’Etat. Celui-ci toisa fixement son futur beau-père…
Mais au lieu d’assister ainsi à une réception impériale, ce qui est un bien trop grand honneur pour ce petit récit, mieux vaut nous en retourner dans la sphère plus humble du salon de Mme Irnois.
Là, plus de splendeurs, assez de magnificences, plus de cette pompe un peu théâtrale comme on l’entendait sous l’Empire. Une lampe brûle assez tristement sur un guéridon au milieu de l’appartement. La tante Julie tricote, la tante Catherine tricote, et Mme Irnois tricote aussi. Emmelina est auprès du feu dans son fauteuil, et, les yeux fixés sur les charbons, considère, probablement en y plaçant l’acte qui se joue lentement dans sa tête, le monde igné dont la flamme change à chaque instant les formes.
L’inquiétude est à son comble ; tout le monde parle à la fois. Jeanne a servi longtemps de messager entre les terreurs du salon et celles de la cuisine ; mais les émotions sont trop vives, la cuisine monte au salon, et à entendre parler roi, empereur, maréchal, baron, duc, prison et mort, on se croirait dans une réunion politique.
Enfin, un violent coup de sonnette se fait entendre. Le cri de oh ! très prolongé s’échappe de toutes les bouches ; la cuisinière court ouvrir. M. Irnois se précipite dans le salon, pâle, non, blême ! les yeux flamboyants, et jurant contre toutes les divinités de l’Olympe, à part le Styx qu’il ne peut nommer, ne le connaissant pas. Certes, depuis les jours où le bourgeois, le comte, le procureur, la dame philanthrope, ses anciens maîtres, lui donnèrent son congé, il n’avait pas été plus démonstratif dans sa colère et dans son dépit ; mais, aux emportements de son langage se mêlait un sentiment profond de frayeur qui n’échappa à aucun des témoins de cette scène émouvante.
Enfin, M. Irnois, ayant beaucoup juré, lança son chapeau à claque à la tête du secrétaire intime, s’assit brusquement devant le feu, et, ayant mis à la porte, par un dernier éclat de voix, tous les échappés de la cuisine, il commença à satisfaire la curiosité trop surexcitée de sa famille.
— Au nom de tous les saints, s’écriaient les trois femmes, dites-nous ce qui vous est arrivé !
— Je suis un homme perdu, ruiné par d’affreux scélérats, s’écria M. Irnois ; voilà ce qui m’est arrivé, mille noms d’un… ! Ah ! mon Dieu ! dans quelle affreuse position je suis ! Vous ne savez pas ce qui se passe ? Eh bien donc, j’entre dans les Tuileries : une cohue, un bruit, une chaleur dont on ne se fait pas l’idée ! J’étais pressé de voir l’Empereur, pour savoir ce qu’il me voulait et m’en retourner. J’arrive dans un dernier salon ; on m’avait ôté ma lettre des mains, je ne sais qui, je ne sais comment ; j’étais ahuri ! Un grand homme, tout brodé, avec des épaulettes et un grand ruban rouge en travers, me pousse par l’épaule, car, ennuyé de tout ce fracas, je ne bougeais pas plus qu’un terme. Je ne voyais plus rien ! et je me trouve nez à nez avec l’Empereur !
— Avec l’Empereur ! répéta l’assistance, à l’exception d’Emmelina qui n’écoutait point.
— Silence donc, bavardes infernales que vous êtes ! s’écria M. Irnois, en donnant un grand coup de pied dans les bûches, violence qui fit tressaillir, puis soupirer sa fille. Silence donc ! Oui, l’Empereur ! Et il me dit, cet Empereur, en me montrant du doigt un homme placé derrière lui : « Préparez-vous à marier votre fille à M. le comte Cabarot ; je le fais ambassadeur ! » Ma foi, dans le premier moment, sans trop savoir ce que je disais, je m’écriai : « Donner Emmelina à ce… » Je n’allai pas plus loin, car l’Empereur me jeta un regard, oh ! quel regard ! Il me sembla que la terre s’enfonçait sous moi, que j’allais être emprisonné, fusillé, égorgé, massacré ! Je me trouvai près de m’évanouir ; et il parait même que je m’affaissais, car je fus soutenu dans les bras d’un misérable !… C’était, le croiriez-vous, ce misérable auquel l’Empereur veut que je donne Emmelina, qui osait m’empêcher de tomber ! Je le regardai d’une façon !… comme l’Empereur m’avait regardé ; mais cela ne lui produisit pas le même effet. Au contraire, il me fit une grimace en façon de sourire, et me dit : « Mon cher Monsieur Irnois, notre connaissance arrive un peu brusquement ; mais n’en soyez pas moins sûr de mes respects ; nous avons des amis communs ! — Je ne crois pas, lui répondis-je avec ce ton que vous me connaissez, je n’ai pas d’amis ! » Il ne fut pas étonné ; et il me dit en me saluant : « J’irai présenter mes hommages respectueux à Mme Irnois demain, sans faute. — Je serai sorti ! m’écriai-je. — L’Empereur vous ordonne de rester chez vous, toutes les fois que je vous en avertirai », me répliqua-t-il en me regardant dans les yeux. J’eus peur, et je m’en revins. Concevez-vous une pareille position !
— C’est monstrueux ! s’écrièrent les femmes.
— Il vient demain, le monstre ? demanda Mlle Julie.
— Demain ! dit M. Irnois.
— Eh bien ! je suis d’avis, poursuivit la vieille fille, qu’on lui dise son fait en trois mots : « Vous n’aurez pas Emmelina ! vous ne l’aurez pas ! ah dame ! »
— Sotte que vous êtes ! hurla M. Irnois ; il ira chercher la gendarmerie, et je serai traîné en prison !
— Aimez-vous mieux la mort d’Emmelina ? dit la mère.
— Non, répondit M. Irnois ; mais, quand je serais coffré, cela n’empêcherait pas le mariage.
— Que faire donc ? dit Mlle Catherine.
— Emmelina, dit la mère d’une voix pleine de larmes et en se mettant à genoux devant sa fille, Emmelina, on veut te marier ! Emmelina, on veut t’emmener d’ici, mon cher amour ! réponds-moi, que veux-tu que je fasse ?
IV
Tout le monde fut consterné, lorsque à la question de sa mère, on vit Emmelina soulever doucement la tête de côté et dire avec un sourire ineffable de douceur et des regards brillants :
— Oui, maman, je veux bien m’en aller.
— Comment, dit M. Irnois, tu veux bien t’en aller ?… Qu’est-ce que cela signifie ?… Tu veux nous quitter pour suivre ce Cabarot que tu ne connais pas ?
— Si fait bien, répondit la pauvre fille en secouant la tête d’un air joyeux ; si, je le connais !… Je veux m’en aller avec lui.
Chacun se regarda ; mais plus on faisait d’efforts pour comprendre, moins on y parvenait. Il ne semblait pas possible qu’Emmelina, toujours enfermée dans la maison, ne sortant jamais, eût pu connaître l’époux que la volonté impériale imposait à ses parents.
— Mais, dit Mme Irnois, où l’as-tu vu ?
— Ah ! ah ! répondit Emmelina fixement… et puis elle s’arrêta, réfléchit et reprit : je ne veux pas le dire.
— Ne la contrariez pas, dit la tante Julie. Elle aura sans doute rêvé quelque chose, et demain, vous la verrez plus raisonnable : car elle est pleine d’esprit, cette petite Emmelina. N’est-ce pas, mon bijou, que tu seras demain plus raisonnable ?
— Je veux bien m’en aller avec lui, reprit Emmelina… Quand est-ce que je partirai ?
— Ah ! mon Dieu ! dit Mme Irnois, élevez donc les enfants pour qu’ils soient aussi ingrats ! Cette petite, qui est adorée ici, et qui ne songe qu’à suivre le premier malotru !… Emmelina, vous nous faites beaucoup de peine !
Emmelina resta fort insensible à cette plainte ; elle souriait, elle riait, elle frappait ses mains l’une contre l’autre ; elle était en proie à une agitation nerveuse, telle que jamais on ne lui en avait vu une pareille. Tout le monde autour d’elle était confondu.
M. Irnois ne savait que penser, et était tout prêt à lancer des volcans de jurons. Sans y avoir beaucoup songé, il se croyait sûr de l’éternel attachement de sa fille ; il avait construit sur la mauvaise santé de cet enfant tout un édifice d’espérances que le moment présent faisait crouler. La garder constamment auprès de lui avait été le bonheur sur lequel il avait le plus fermement compté, L’heure présente était bien cruelle. Il se promenait de long en large dans l’appartement ; mais il ne disait rien ; il était trop affecté pour pouvoir parler. Les deux tantes et la mère pleuraient à chaudes larmes. La jeune fille n’y faisait pas la moindre attention.
Ce fut ainsi que la soirée finit dans une consternation profonde d’un côté ; de l’autre dans une joie qui ne cherchait pas à se contenir. Jamais on n’avait entendu chanter Emmelina. Quand Jeanne vint la prendre dans ses bras pour l’emmener coucher, on l’entendit gazouiller des notes confuses aussi gaies que l’oiseau puisse en conter aux arbres des bois.
À peine Emmelina sortie, la bombe éclata : M. Irnois tomba dans un accès de colère et de désespoir qu’il ne chercha plus à contenir ; et les femmes, bien que faisant chorus avec lui, ne purent esquiver une bonne partie de ses reproches. Il les accusa d’avoir reçu Cabarot en son absence, d’avoir souffert que Cabarot lui enlevât l’affection de sa fille, d’avoir par sottise féminine monté la tête à une enfant innocente ; il les accusa, bref, de son mieux, et elles se défendirent autant qu’elles purent. Au fond, elles se croyaient ensorcelées, comme aussi leur fille et nièce ; car jamais de leur vie elles n’avaient aperçu l’ombre d’un homme qui s’appelât Cabarot, et deux heures auparavant elles auraient encore juré qu’Emmelina ne le connaissait pas plus qu’elles. Mais, maintenant, elles ne savaient plus à quoi s’arrêter. C’était donc une désolation générale, mêlée de curiosité ; car, enfin, il devait y avoir un mot à l’énigme, et le temps, certes, le ferait connaître.
Le lendemain à midi, le secrétaire intime, remplissant les fonctions d’introducteur, annonça dans le salon qu’un monsieur demandait à voir Mme Irnois.
— Comment s’appelle-t-il, ton monsieur ?
— Il dit qu’il s’appelle le comte Cabarot.
— Ah ! grands dieux du ciel ! s’écria toute l’assemblée ; monsieur Irnois, faites entrer ce monsieur !
M. Irnois alla en rechignant, mais poussé par la sainte terreur de l’autorité impériale, au-devant de son futur gendre ; il le trouva dans l’antichambre, se débarrassant de son carrick.
Le comte Cabarot avait fait une toilette de fiancé ; il avait pensé que la parure la plus soignée semblerait à la famille dans laquelle il s’introduisait une preuve d’égards ; comme il les savait fort bourgeois, il avait aussi étalé ses ordres et ses croix sur sa poitrine, dans le but de les éblouir quelque peu.
« Ma façon de m’introduire auprès de leur fille, s’était-il dit, est un peu vive ; maintenant que nous sommes entré au moyen d’un coup d’éclat, c’est d’une bonne politique que d’atténuer l’effet produit par des procédés convenables. »
Il mit tout à la fois en œuvre ce système de conduite aussitôt que la longue figure de M. Irnois se présenta à lui. Le train du corps penché en avant, la tête rejetée en arrière, les yeux, les joues, la bouche, tout souriant, les deux mains affectueusement tendues.
— Eh ! bonjour donc, monsieur ! s’écria-t-il ; permettez-moi l’indiscrétion de venir vous troubler si vite ! Je n’ai fait que vous entrevoir hier au château, et, je l’avoue j’avais le désir le plus vif de vous serrer la main ! Voulez-vous bien me conduire auprès de votre charmante famille ? Je brûle de lui être présenté.
— Monsieur, dit l’ancien fournisseur, vous pouvez me suivre si vous voulez. Madame Irnois, et vous, mesdemoiselles Maigrelut, voilà le comte Cabarot dont l’Empereur m’a parlé.
Le conseiller d’Etat salua plus bas qu’il n’avait fait pour le maître du logis, et en agitant sa main droite d’une manière tout à fait galante et respectueuse. Quand il releva les yeux, il chercha à deviner laquelle de ces trois personnes était la proie qu’il convoitait ; mais il comprit bientôt que la tante Julie, la plus jeune des trois sœurs, n’avait pas un profil de seize ans. Il se résolut à patienter ; puis il engagea l’entretien.
— Mon Dieu, mesdames, dit-il d’une voix doucereuse, vous voyez en moi un homme tout rond, tout d’une pièce, qui vous demande la permission d’être à son aise au milieu d’une famille qu’il estime. Sa Majesté l’Empereur, dont la sagesse et la haute bonté égalent la puissance, a daigné penser que je pourrais, par ma position, mon caractère, mes principes, assurer le bonheur de mademoiselle votre fille, qui, par son esprit et par ses grâces, est digne de tout respect. Ne pensez-vous pas que cette auguste approbation, en me comblant de reconnaissance, vous donne en même temps des garanties certaines de ce que je suis ? Non, l’Empereur, notre glorieux maître ne voudrait pas sacrifier le bonheur d’une personne aussi intéressante que Mlle Irnois. Veuillez me considérer, madame, comme un fils respectueux et dévoué, et, bien que notre connaissance soit un peu nouvelle, agissez-en avec moi comme vous feriez envers un ancien serviteur.
« Voilà, se dit-il en lui-même après avoir débité ce discours, qui ne peut manquer de plaire à ces pleutres. Je leur mets la bride sur le cou ; nous allons devenir compères et compagnons. »
Quelques seigneurs de la Cour Impériale avaient une forte tendance à se poser en très véritables magnats devant les autres classes de la nation.
Mme Irnois salua légèrement le comte et lui répondit :
— Vous êtes bien bon ; je ne désirais pas marier ma fille.
— Ah ! mon Dieu ! pourquoi, chère dame ? Elle a seize ans, elle doit avoir seize ans ; n’est-ce pas l’âge où le cœur commence à…
— Vous ignorez peut-être dans quel état de santé est notre Emmelina ?
— J’ai ouï dire, en effet, que vous aviez conçu quelques inquiétudes sur sa poitrine, continua Cabarot de l’air doucereux qui, pensait-il, lui réussissait si bien. Sans doute une croissance hâtive, le développement précoce de l’intelligence. Il ne faut pas trop vous inquiéter, chère et bonne dame ; vous ne devez pas douter du soin avec lequel je soignerai cette belle fleur ! »
Toute la famille regardait le comte d’un air effaré. Évidemment, il ne connaissait pas Emmelina ; il ne l’avait ni vue ni entretenue, et c’était la vérité : Cabarot avait bien su vaguement que de par le monde il existait un richard nommé Irnois, et que ce richard avait une fille, mais il s’en était tenu à ce renseignement, et il ne s’était nullement enquis du caractère, de la santé, de la beauté que pouvait avoir la femme dont il convoitait la dot.
Mais alors, comment Emmelina pouvait-elle être tombée amoureuse folle d’un homme qui parlait si aveuglément de sa croissance trop hâtive et du développement précoce de son intelligence ? Voilà ce que M. Irnois et les trois femmes se demandaient avidement des yeux.
— Monsieur, reprit Mme Irnois, vous n’êtes pas, je crois, bien informé de ce qui touche notre pauvre enfant. Elle est contrefaite, je dois vous le dire.
— Ah ! madame, quel blasphème proférez-vous là ? s’écria Cabarot qui vit se peindre dans son imagination le profil d’une bosse. Je suis bien certain que vous exagérez quelque léger défaut tout à fait insignifiant. D’ailleurs, serait-il vrai que mademoiselle votre fille pût manquer absolument de beauté, que sont les fragiles avantages des charmes physiques dans la vie du ménage ? Ses grâces et son esprit…
— Sans doute, dit M. Irnois, mais elle ne dit jamais mot !
— Les vertus dont elle est douée ! s’écria le comte Cabarot avec un redoublement d’enthousiasme, oui, ses vertus, voilà ce qui m’attache à elle ! Croyez-moi, je n’ai jamais ambitionné qu’une épouse vertueuse et sage ! Mais ne pourrais-je voir la belle et touchante Emmelina ? ne me sera-t-il pas permis de déposer à ses pieds mêmes l’hommage de mon cœur ? Vous comprenez mon impatience et…
Une crainte subite vint serrer le cœur de Mme Irnois :
— Je vous avertirai d’une chose, dit-elle.
— Et de laquelle ? s’écria le comte prêt à souscrire à tout, à ne se laisser arrêter par aucune difficulté, à accepter toutes les conditions, au moins provisoirement.
— Je vous prie de remarquer que ma fille est une enfant, et qu’il ne faut pas supposer mal des manières qu’elle pourra avoir avec vous. Elle sera peut-être un peu plus affectueuse qu’il n’est d’usage.
« Peste ! songea Cabarot, il paraît que c’est une égrillarde ! On y veillera. »
Il ajouta tout haut :
— Caractère franc et sans façon : c’est un gage de bonheur à ajouter à tant d’autres.
— Je vous avertis, poursuivit Mme Irnois, qu’elle est prévenue en votre faveur, et cela je ne sais comment, car elle ne sort jamais, et je ne sache pas qu’elle vous ait jamais vu.
— C’est un effet de la sympathie, s’écria Cabarot en riant ; mais encore, ne pourrai-je la voir ? Nous causerons de tout cela fort à loisir ! Je brûle de lui être présenté.
— Catherine, dit Mme Irnois, va je te prie dire à Jeanne de l’apporter.
Ce mot : l’apporter, donna un frisson au comte Cabarot. Il pensa qu’on venait de lui parler de difformité. Il se figura les choses au pire. De quelque philosophie qu’il fût doué, il eut un moment d’hésitation. Il fut sur le point de se poser lui-même son mariage comme une question et d’admettre des causes de rupture ; heureusement, cette crise ne dura pas. Il se rappela sur-le-champ qu’une auguste volonté avait été compromise par lui dans cette affaire, et que reculer, c’était, en quelque façon, faire mépris des bienfaits du maître ; que d’ailleurs il épousait fort peu la fille et beaucoup la dot ; qu’avec une fortune comme celle dont il aurait la jouissance, il aurait la pleine liberté de loger sa femme aussi loin de lui qu’il voudrait, et même de la reléguer à la campagne, si le séjour dans un même hôtel venait à lui déplaire.
Le comte Cabarot avait à peu près terminé les réflexions que l’on vient de voir plus haut quand la porte s’ouvrit, et la tante Catherine reparut.
— Voici Emmelina, dit-elle, en reprenant sa chaise et son tricot.
En effet, derrière elle entra Jeanne, portant la jeune fille dans ses bras. Ce fut une scène singulière.
Au moment où l’on vit la vieille domestique et son vivant fardeau, la pauvre malade parut rouge comme une cerise, les yeux pleins d’une ivresse angélique, belle, très belle, tant elle avait d’émotion et d’amour répandus sur tous les traits. Mme Irnois avait bien fait de prévenir le comte, car le premier mot d’Emmelina fut de s’écrier :
— Où est-il ? Où est-il ?
Et elle étendait ses deux bras, et elle se penchait en avant avec une passion indicible.
« Vrai Dieu ! se dit le comte Cabarot, elle est horrible cette malheureuse éclopée, et furieusement vive ! »
Et comme il avait bien réfléchi, ainsi qu’on l’a vu, et qu’il s’était cuirassé contre les dégoûts probables de l’aventure, il se précipita bravement au-devant de sa fiancée et voulut lui prendre les mains pour les baiser avec autant de feu qu’il en était capable.
Mais Emmelina ne le regarda seulement pas, et, retirant ses mains comme on fait à un importun, s’écria :
— Où est-il donc ?
— Mais devant toi, dit sa mère, voilà M. Cabarot avec qui tu veux t’en aller.
Emmelina se jeta en arrière dans les bras de Jeanne, en poussant un cri d’horreur et d’effroi.
— Je ne le connais pas, dit-elle en pleurant. Ce n’est pas lui, Jeanne, ce n’est pas lui !
Elle se mit à sangloter. Son père la prit dans ses bras, elle le repoussa. « Laissez-moi », dit-elle.
On la plaça dans son fauteuil, et elle continua à pleurer sans vouloir lever la tête ni regarder son fiancé, qui maintenait toujours avec soin sur ses lèvres son sourire courtois et soumis.
Au fond du cœur, le comte Cabarot était impatienté outre mesure.
« Quoi ! pensait-il, ce n’est pas assez d’avoir une femme bâtie comme celle que voilà, il faut qu’outre toutes ses difformités je lui découvre encore une affection pour quelque fat ! J’aurai bien à faire avec cette petite personne si je veux lui redresser l’entendement ! Mais patience ! j’en viendrai à bout. »
Le salon de Mme Irnois était cependant une vraie tour de Babel ; on ne savait plus qu’y devenir. Après quelques sanglots, après s’être tordu les mains, Emmelina, le visage noyé de larmes abondantes, était devenue pâle, pâle comme la mort, ses yeux s’étaient subitement ternis, elle était tombée à la renverse dans le fauteuil et s’était évanouie.
— Voilà ma fille qui se meurt ! s’écria Mme Irnois.
— Mille tonnerres ! hurla le fournisseur.
Les deux tantes imitèrent les parents en accourant avec précipitation autour de la malade.
Cabarot ne fut pas moins leste. Cette scène douloureuse rentrait pour lui dans les choses prévues. Il ne s’était pas attendu à en être quitte à moins, car il avait trop d’esprit pour supposer que l’affaire de son mariage, déterminée si brusquement par une volonté d’en-haut, se pourrait conclure sans quelque récri du côté de l’indépendance violentée.
Il offrit gracieusement son flacon pour faire revenir à elle son adorable Emmelina, comme il lui plut de s’exprimer ; mais le flacon n’y faisait rien : Emmelina restait sans connaissance.
— Mon Dieu ! dit Mme Irnois en levant les épaules et en regardant Cabarot en face, tout ce monde qui est là autour d’elle lui fait plus de mal que de bien.
Cabarot ne crut pas devoir jouer la sourde oreille ; il pensa en avoir assez fait pour un premier jour.
— Ah ! madame, s’écria-t-il d’un ton soumis, que je suis malheureux de ne pouvoir encore revendiquer un droit à prodiguer ici mes soins ! Mais je comprends du moins vos inquiétudes maternelles, et je me retire. Adieu, madame ; adieu, mesdemoiselles, à demain. Recevez mes profonds respects.
Il saisit la main de Mme Irnois et la baisa avec effusion ; il fit la même faveur aux mains sèches et tannées des deux vieilles filles ; il glissa un napoléon dans les doigts de Jeanne ; puis, en se retournant, il prit M. Irnois par le bras et l’entraîna avec lui vers la porte. Bien lui prit de le tenir ferme, car, s’il n’eût dépendu que de sa volonté, le futur beau-père n’aurait pas suivi son futur gendre.
— Que me voulez-vous ? dit M. Irnois, arrivé dans l’antichambre à la remorque, ne voyez-vous pas qu’il faut soigner ma fille ?
Cabarot prit un ton mitoyen entre la débonnaireté et la raideur impérieuse :
— Mon cher monsieur, j’ai vu mademoiselle votre fille, et elle me convient sous tous les rapports. J’obéirai très aisément à l’Empereur. À quand fixons-nous la signature du contrat ?
— Diable ! vous allez vite !
— C’est mon usage. Et d’ailleurs, l’Empereur le veut.
— Mais l’Empereur ne sait pas que ma fille est malade !
— Nous la soignerons. Il faut en finir. L’Empereur n’aime pas les résolutions qui traînent.
— Mais si Emmelina ne veut pas de vous ?
— Ce sont là des caprices de jeunes filles auxquels des hommes sages tels que vous et moi ne doivent pas s’arrêter. Comme père, il doit vous suffire d’avoir une confiance entière en ma probité.
— Mais je ne vous connais pas !
— Et comme sujet, reprit Cabarot d’une voix haute et grave, vous devez obéissance à l’Empereur.
Irnois sentit passer dans ses membres un frisson d’épouvante. Il se trouva si fort à la discrétion de Cabarot qu’il fut sur le point de tomber à ses pieds et de lui demander pardon.
— Eh bien ! à quand le contrat ? reprit l’impassible épouseur.
— Quand vous voudrez.
— Je vais donc passer sur-le-champ chez mon notaire et lui donner ordre de s’entendre avec le vôtre. Nous serons aisément d’accord. Vous n’avez pas d’autre héritier que la future comtesse Cabarot ? C’est très bien ! Adieu donc et à demain !
— Je voudrais, s’écria Irnois, quand le conseiller d’Etat ne fut plus à portée de l’entendre, que tous les diables pussent te tordre le cou dans la nuit !
V
La pauvre Emmelina demanda aussitôt après le départ du comte à rentrer dans sa chambre, et toute sa famille était vraiment trop affectée et étonnée pour avoir la force de contrarier, même
no match
modifierpar une simple observation, les volontés de celle qui produisait sur tous ses entours à peu près l’effet touchant d’une martyre.
L’évanouissement s’était dissipé comme tout se dissipe, mais en laissant la jeune fille une torpeur physique et une sorte de désolation dont on pouvait aisément se rendre compte en la regardant. Elle était beaucoup plus pâle que d’ordinaire, et ses yeux avaient perdu l’éclat particulier dont tout le monde avait été si surpris autour d’elle depuis quelque temps. Evidemment, à l’exaltation avait succédé l’abattement ; au délire d’une espérance inconnue, un désespoir dont il était impossible de concevoir la cause. On n’y comprenait rien ; et, pour tout dire, ce fut presque avec satisfaction que Mme Irnois et ses sœurs virent s’éloigner l’objet de toutes leurs tendresses ; car, en sa présence, on ne pouvait qu’accumuler des questions qui restaient sans réponse ; et, en son absence du moins, on avait toute liberté d’épuiser les différentes séries de commentaires et de suppositions dont les imaginations féminines ne sont jamais privées. C’était peu de chose sans doute pour arriver à la découverte de la vérité ; mais c’était beaucoup pour se consoler d’un mal que l’on croyait irrémédiable, puisqu’on en ignorait la source et qu’on ne prévoyait pas même pouvoir la découvrir.
— Avec toute autre qu’Emmelina, disait la mère désespérée, il y aurait un moyen quelconque d’obtenir des confidences ; mais cette petite fille est tellement taciturne que jamais on ne parviendra à la faire parler, Et cependant, comment se résoudre à ignorer pourquoi elle était si joyeuse depuis quelque temps, pourquoi l’idée d’épouser M. le comte a paru d’abord lui faire si grand plaisir, et enfin pourquoi, lorsqu’elle a vu ce même prétendu qu’elle attendait avec tant d’impatience, elle est tombée dans un tel chagrin, et n’a seulement pas voulu le regarder ? A-t-on jamais imaginé des parents plus malheureux que nous ? Pour moi, je ne crois pas qu’il en existe ; et si j’avais jamais pu prévoir que ma propre fille manquerait à ce point de confiance envers moi, j’aurais maudit mille fois déjà le jour où elle est née.
— Ne dites pas de sottises ! s’écria M. Irnois qui rentrait dans la salle à la fin de cette tirade. Cette petite me paraît assez désolée sans qu’il soit besoin de l’accabler d’injures. Je voudrais pour tout au monde n’avoir pas fait fortune et que l’Empereur n’eût jamais entendu parler de moi. Je ne serais pas forcé de donner mes écus à ce M. Cabarot.
Tandis que père, mère et tantes se désolent à loisir et se chamaillent entre eux, suivons Emmelina dans sa chambre. À peine y est-elle arrivée, à peine s’est-elle placée dans son fauteuil dans l’angle ordinaire de la fenêtre, qu’elle renvoie Jeanne, et lorsqu’elle se trouve seule, bien seule, elle ouvre les battants de cette croisée que presque toujours on laissait fermée ; ses yeux glissent un regard avide dans l’intervalle, et à mesure qu’elle contemple un point sur lequel semblent fixées toutes les forces de son âme, la rougeur reparaît sur ses joues, le feu, l’animation dans ses prunelles, le sourire sur ses lèvres, l’existence, la vie dans tout son être. La malheureuse fille ne semble plus vivre de sa vie ordinaire. Il semble, à la voir, qu’elle soit en quelque sorte transfigurée ; c’est bien la même personne, si l’on veut, ce n’est plus le même individu ; c’est bien Emmelina, mais ce n’est plus Emmelina boiteuse, bossue, contrefaite, disgraciée de la nature, Emmelina au cerveau faible, ignorante, apathique ; ce n’est plus même un corps, si l’on veut bien me permettre de poursuivre aussi loin que possible l’image de ce qu’elle me produit à moi, l’auteur, à moi qui la vois : elle ressemble à ces chérubins dont parlent les écrivains mystiques de l’Eglise, qui sont tout amour, toute passion et que, pour cette cause, on ne représente qu’avec une tête entourée d’ailes de flamme.
Telle apparaît Emmelina ; c’est un visage de chérubin enflammé de tendresse. Oui, de tendresse ! Puisque nous sommes seuls avec elle dans sa chambre, c’est le moment de savoir tout ce qui se passe en elle depuis quelques semaines.
Comme il a été dit au commencement de cette histoire, la maison de M. Irnois, située dans une des ruelles du quartier des Lombards, donnait, quant aux chambres à coucher, sur une cour assez sombre. Cette cour était, comme on le pense bien, carrée et entourée des trois autres côtés de bâtiments fort élevés et percés de fenêtres, comme était aussi la face dans laquelle s’enterrait le logis du modeste millionnaire.
Au cinquième étage, vis-à-vis les deux fenêtres de la chambre à coucher d’Emmelina, et par conséquent trois étages au-dessus d’elle, était une mansarde de fort méchant aspect, placée juste à la naissance du toit, qui n’était pas faite pour attirer longtemps le regard. Mais à cette triste fenêtre travaillait tout le jour un jeune ouvrier, tourneur … On commence, j’imagine, à entrevoir où nous allons en venir.
Et, en vérité, ce jeune ouvrier était remarquablement joli ; à peine devait-il avoir dix-huit ans ; des cheveux blonds bouclés naturellement, une physionomie de fillette, et d’autant plus qu’il prenait très bien l’air fort timide et réservé lorsque par hasard il venait quelqu’un dans sa mansarde pour lui parler, pour lui faire quelque commande, par exemple. D’ailleurs, le petit ouvrier était joyeux comme un pinson, chantait tout le jour à gorge déployée, et passait même quelques instants, quelques quarts d’heure de sa journée assis sur le rebord de sa fenêtre, à manger son déjeuner ou son dîner, en regardant chez les voisins. C’était moins un garçon qu’un vrai moineau, tant il était haut niché, gai, chantant, agile et remuant.
Voilà la cause des émotions d’Emmelina.
Il s’était passé naturellement bien du temps avant que la fille de M. Irnois eût levé ses yeux nonchalants jusqu’à la mansarde du cinquième, et lorsqu’elle l’avait fait pour la première fois, elle n’avait eu certes aucun pressentiment de ce qui allait advenir à son cœur. Cette pauvre nature stagnante n’avait pas assez de force en elle-même pour rêver ni pour désirer ; une passion vive ne pouvait commencer pour elle à l’instant, sur le coup ; les passions de ce genre n’appartiennent qu’aux êtres vivaces, qui sont toujours pressés par instinct de se mettre en action. Emmelina n’était pas, tant s’en fallait, de ces êtres-là.
Mais sur les âmes qui ne sont que faibles et qui ne sont pas gâtées, il est plusieurs choses qui n’emploient jamais vainement leur puissance : la gaieté, la jeunesse et la beauté. Quand Emmelina ; dans ses longues heures d’oisiveté, eut contemplé quelquefois son jeune voisin, elle trouva, à ce spectacle d’un être si différent de ce qu’elle était elle-même, une sorte de satisfaction qui, dans cette nature incomplète se manifesta par un bienêtre inanalysé. Du moment qu’elle éprouva quelque plaisir à contempler le voisin, ce lui devint un but, une préoccupation constante, une nouveauté exquise ; car jamais encore elle n’avait joui de ce bien, de s’attacher à quelque chose ; sa mère, son père, ses tantes, sa bonne, son ourlet et son Chat botté ne constituaient pas dans son existence des accidents causés par elle-même, et ne lui produisaient pas plus d’impression que l’air qu’elle respirait. Mais pour sa nouvelle connaissance, ce fut tout différent. Elle l’avait en quelque sorte créée, imaginée elle-même. Personne n’était intervenu dans le plaisir qu’elle se forgeait, et elle trouva bientôt une jouissance infiniment délicate, la plus grande, qu’elle eût jamais goûtée, à regarder ce petit jeune homme.
Emmelina n’agissait jamais par volonté réfléchie ; toutes ses actions étaient, comme celles des êtres guidés par la raison moins que par l’instinct, des résultats d’une impression embrumée dont jamais elle n’eût su donner la cause ni aux autres ni à elle-même. Aussi ne fût-ce ni par dissimulation ni par crainte qu’elle s’appliqua dès les premiers moments à se cacher à tout ce qui l’entourait. Lorsque Jeanne, ou quelque autre personne était auprès d’elle, elle ne soulevait pas les rideaux ordinairement fermés de sa fenêtre ; et en cela elle poussait la précaution bien loin, car jamais on ne se fût imaginé, même l’eût-on vue tout le jour regardant vers la mansarde, qu’elle attachait l’intérêt le moindre à l’individu du jeune ouvrier.
Eh bien ! c’est pourtant ce qui avait fini par arriver. Le développement physique d’Emmelina avait été précoce plus qu’il ne l’est d’ordinaire dans nos climats ; ce fait n’est pas rare chez les personnes que la nature a d’ailleurs maltraitées ; il était difficile qu’un je ne sais quoi plus tendre ne se mêlât pas bientôt à la curiosité qui attirait les regards de Mlle Irnois du côté de la joyeuse mansarde. Avoir les yeux fixés sur cette benoîte croisée lui devint enfin un besoin impérieux, et ce fut alors qu’elle commença à vouloir rester seule dans sa chambre. Aux premiers jours de sa contemplation mystérieuse, elle n’avait voulu confier son plaisir, tout petit qu’il fût, à personne ; aux jours de sa joie, de son ivresse, de son bonheur, le mystère fut commandé plus impérieusement encore par le vœu secret de son âme. Il lui devint si nécessaire, le contraire lui parut si odieux, si mortel pour le sentiment qui l’animait, que son caractère prit une nouvelle allure ; ce fut à ce moment qu’elle eut ces accès de volonté dont chacun s’étonna, et qu’elle habitua parents et domestiques à ne pas entrer chez elle avant d’avoir prévenu par un coup frappé à la porte ; alors, avertie, elle se rejetait en arrière dans son fauteuil, poussait sa croisée et recevait le visiteur bien ou mal, suivant sa disposition du moment, plus souvent mal que bien, car on la troublait ; bref, elle vivait pour la première fois.
Ce grand mystère dont elle entourait sa passion montre bien qu’il y entrait quelque chose des sens. L’âme a sa pudeur, sans doute ; mais cette pudeur-là n’est, chez les amoureux, qu’un reflet des flammes qui brûlent ailleurs dans leur être.
Un jour, Emmelina reçut une impression bien inattendue et bien singulièrement obscure d’un événement qui paraîtra fort naturel. Il commençait à se faire tard ; c’était vers huit heures du soir en été, et l’on sait qu’à ce moment, bien que la clarté du ciel soit encore assez pure, le cristal des airs commence pourtant à se mélanger de quelques teintes plus ternes. La journée avait été chaude, et tout le jour Emmelina avait vu son tourneur, la figure échauffée par le travail, les cheveux en désordre et sa chemise entrouverte, sans cravate, livrant sa blanche poitrine aux souffles d’air qui peuvent s’égarer au-dessus des toits de Paris.
À ce moment, le jeune homme était assis sur le rebord de sa fenêtre, jambe de-ci, jambe de-là, occupé à brosser, avec une délicate attention, sa casquette de dimanche. Tout à coup, à un signe de tête accompagné d’un sourire qu’il adressa au fond de sa chambre, Emmelina put comprendre que quelqu’un entrait, quelqu’un d’ami, en vérité, car l’ouvrier ne se dérangea pas autrement ; au contraire, il se mit à brosser sa casquette avec plus d’entrain qu’auparavant, et même, quand la casquette eut atteint son plus haut degré de lustre, il attira à lui un habit qui, sans doute, était posé sur une chaise dans l’intérieur de la chambre, et fit subir à cet ornement futur de son corps la même opération dont il venait de faire les frais pour l’ornement de sa tête.
Ces menus détails ne sont rien pour le lecteur, et pas davantage pour l’auteur de ce récit, on peut le croire ; mais ils faisaient toute la vie d’Emmelina.
L’ouvrier en était peut-être à son dixième coup de brosse sur la manche de son habit, et au mouvement de ses lèvres, on voyait qu’il causait et riait avec la personne qui était entrée dans la chambre, quand cette personne apparut à son tour aux yeux d’Emmelina.
C’était une jeune fille assez jolie, une grisette. Elle était gentiment atournée comme pour une partie de plaisir. Son bonnet étalait une magnificence luxuriante de rubans roses dont la teinte assez vive luttait sans désavantage avec la couleur relevée de ses joues. Cette bonne fille riait du meilleur rire ; ce qui peut donner à croire également -que la conversation avec l’ouvrier était fort plaisante dans le sens que les modernes donnent à ce mot, ou fort plaisante dans la signification plus gracieuse que lui prêtaient nos aïeux.
La grisette tenait à la main un pot de giroflées et le posa en cérémonie sur le bord de la fenêtre. Puis elle rentra dans l’intérieur de la chambre et revint avec un vase plein d’eau dont elle arrosa largement les pétales bruns et jaunes de l’odorante fleurette, tandis que les gouttes tombaient en pluie sur le mur. Et quand c’en fut fini avec les fleurs, l’ouvrier prit la tête de sa jolie connaissance et l’embrassa sur les deux joues sans qu’elle se défendit beaucoup.
Emmelina voyait tout. Elle n’eut pas de la jalousie ; non, ce ne fut pas un sentiment jaloux qu’elle éprouva. Son orgueil, sa colère ne s’allumèrent pas contre la grisette ni contre le jeune homme ; elle ne ressentit pas de haine ; elle n’eut pas l’amertume cruelle d’un amour qui se croit méconnu ou trahi ; mais une tristesse profonde mêlée d’un mystérieux redoublement de curiosité envahit tout son être. Dans ce baiser si joyeusement donné et reçu il y eut pour elle tout un monde de secrets, dont il fut impossible à son innocence et à son imagination privée d’ailes, hélas ! de découvrir le mot. Le voile qui lui cachait ce qu’elle aurait voulu savoir s’agita mais ne se déchira pas, et elle pleura longtemps, tout le reste de la soirée, sans savoir pourquoi elle pleurait. Du reste, elle avait conçu si peu d’humeur et était même si peu portée de mauvaise volonté contre la grisette qu’en ouvrant sa fenêtre le lendemain, elle désirait vaguement la revoir.
Il y a un conte de La Fontaine dont je suis quasiment fâché d’introduire le titre jovial dans cette pudique et un peu mélancolique histoire ; mais il rend si bien, si justement ce que je veux expliquer, quoique dans un sens différent sans doute, que je n’ai pas le courage de me priver de son secours : Comment l’esprit vient aux filles.
Beaucoup de filles ont l’esprit allègre avant que l’amour soit accouru pour lui délier les jambes. Emmelina, comme on sait, la pauvre enfant, n’était pas de ce nombre, et même l’amour ne pouvait pas se vanter de lui donner de l’esprit. Il ne lui apprit ni la ruse ni la réflexion ; mais il lui découvrit, comme nous l’avons vu, le secret d’avoir une, volonté, celui de désirer quelque chose, celui de trouver en elle-même un ardent plaisir. Non, ce ne fut pas de l’esprit que l’Amour lui donna. Le cadeau du dieu fut-il meilleur, fut-il pire ? Je laisse ce point à décider aux philosophes et aux femmes. Il lui donna une âme.
Elle n’en avait point auparavant, ou, si l’on veut absolument me contredire, l’âme dont l’avait gratifiée la nature à sa naissance était si pesante, si engourdie, si bien liée dans les nœuds misérables d’une conformation imparfaite, que c’était tout comme si elle n’eût pas existé. Maintenant qu’Emmelina aimait, cette âme avait reçu le feu de vie, et s’était, non pas dressée debout, car il semblait que dans ce corps tortueux la voûte fût trop surbaissée pour que l’âme pût s’y développer à son aise, mais elle s’était, en se repliant sur elle-même, donné une énergie et une ardeur tout extatique dont la puissance eût vraiment effrayé tous ceux qui auraient pu la contempler, je veux dire là comprendre.
Emmelina, encore une fois (j’y insiste parce que ce point est essentiel pour que l’histoire de Mlle Irnois soit bien comprise), Emmelina ne cherchait en aucune façon à se rendre compte du comment et du pourquoi de ce qui se passait en elle. Elle ne savait pas même le nom du sentiment qui possédait son être tout entier d’une manière aussi étrange. Faut-il pousser l’aveu jusqu’à l’extrême ? Avant le jour où elle avait, pour la première fois, contemplé avec un bonheur vraiment épanoui le jeune homme à sa fenêtre, elle n’avait eu aucune vie morale, elle était presque idiote ; à dater de ce moment, elle était devenue une sorte d’extatique.
Aussi indifférente qu’autrefois au reste des événements de la vie, elle existait dans le coin de passion qui s’était ouvert pour elle ; elle ne souhaitait rien, ne prévoyait rien ; elle aimait comme un chien aime son maître, sans passé, sans avenir, sans exigence, sans gaieté même à vrai dire, car la puissante sensation par laquelle son être était dominé ne saurait avoir pour nom un des mouvements, un des états ordinaires de l’âme. Elle n’était pas heureuse ; si je l’ai dit, je me suis trompé : elle était plus qu’heureuse, elle était vivante ! Vivante, oui ! mais dans son amour seulement ; car, de tout autre côté, plus morte que jamais.
Voilà dans quelle situation se trouvait Emmelina le soir où elle accepta avec un bonheur si vif l’idée de quitter sa famille pour suivre le comte Cabarot, singularité qui excita tant de surprise.
VI
Ainsi possédée par cette passion si fervente et d’un caractère presque mystique, Emmelina plus que jamais, ignora ce qui se passait autour d’elle ; et à cette remarque faite dans le chapitre précédent, que son intelligence ne s’accrut nullement en raison du progrès de l’exaltation de son âme, je pourrais ajouter qu’elle devint encore plus nulle que par le passé sur tous les points qui tiennent à l’existence ordinaire. Ainsi, autrefois, dans son fauteuil, sur le sein de sa mère, dans les bras de Jeanne, elle prenait quelquefois part à la vie de tous, un incident réussissait parfois à la frapper ; il arrivait (rarement sans doute, mais enfin il arrivait quelquefois) qu’un mot l’attachait, et alors elle souriait ou donnait une marque quelconque de plaisir.
Du moment qu’elle fut amoureuse, cette faible part à l’existence commune lui fut aussi retirée. Elle devint comme les gens dont parle l’Evangile, qui ont des oreilles et des yeux, mais qui ne voient ni n’entendent ; M. Irnois et le reste de l’aréopage traitaient cela d’indifférence croissante ; les dignes bourgeois se trompaient : c’était impuissance. L’amour avait fait pour cette nature embrumée tout ce qu’il avait pu ; il s’en était emparé, il l’avait absorbée, il l’avait introduite dans son univers, et l’avait absolument détachée de tout ce qui n’était pas lui.
Pour Emmelina, l’univers entier, c’était l’espace qui s’étendait de son fauteuil à la fenêtre de l’artisan, distance immense qu’en un élan passionné son désir franchissait vingt fois le jour, mais que sa volonté ne songeait pas, ne pouvait pas songer à détruire par les moyens matériels dont son pauvre esprit ne suffisait pas à lui révéler l’existence.
Quand on lui proposa de quitter la maison paternelle et d’aller vivre ailleurs avec un être différent de tous ceux qui l’entouraient, elle ne fit pas réflexion que cet être pouvait être différent aussi de celui dont elle était possédée. Comment aurait-elle pu imaginer cela ? J’ai dit que c’était son univers. N’est-il pas évident que la création pour elle ne comptait qu’une seule personne ? Les paroles de sa mère firent éclater dans son âme un cantique de béatitude, de bonheur infini ; elle ne supposa pas même qu’il lui fût possible, matériellement possible, de changer d’existence sans commencer une autre vie qui eût pour but unique l’artisan. Lui faire comprendre le contraire, si on l’eût essayé, aurait été à ce moment impossible, oui impossible ! Et comment faire concevoir à cette folle qui n’avait qu’un flambeau mystique qu’elle était la fille d’un millionnaire, qu’un conseiller d’Etat recherchait sa main, que le chef d’un grand empire disposait d’elle pour récompenser des services politiques, et qu’il lui fallait se préparer à devenir une grande dame ? On aurait pu tenter cette explication, mais elle n’aurait eu d’autre succès que de frapper l’oreille inattentive d’Emmelina par un déluge de paroles aussi peu comprises les unes que les autres. Il ne fallait, pour faire entrer la réalité dans cette tête barricadée, rien moins que le contact du fait lui-même. Il fallait que le comte Cabarot parût en personne. C’est ce qui avait eu lieu.
On a vu ce qui en advint. L’illusion d’Emmelina, brutalement heurtée, rendit, comme un vase d’airain, un son strident et plaintif dont la vibration était effrayante. Mais enfin ce son, si longtemps qu’il se prolongeât, finit par cesser ; les plaintes, les larmes s’arrêtèrent, l’oubli vint avec la disparition de l’objet qui avait causé la douleur, et, obstinément, Emmelina retomba dans son illusion.
Quand elle se retrouva à sa croisée, qu’elle eut tiré le rideau, ouvert le vitrage, et qu’à vingt pas d’elle l’être aimé, courbé sur son établi, lui apparut, elle perdit la pensée de Cabarot et du reste aussi complètement que si elle ne l’eût jamais eue. Tout son bonheur lui revint avec les flammes accoutumées, et, avec le même abandon, la même confiance, la même extase que la veille, elle se laissa aller à cette contemplation qui gonflait de vie sa pauvre poitrine et usait par son ardeur le peu d’existence que le sort avait départi à cette organisation maltraitée.
On est peut-être curieux de savoir si une passion aussi véhémente, aussi belle, avait produit quelque effet sur l’être qui en était l’objet. D’ordinaire, ce me semble, le lecteur d’une histoire s’intéresse à celui qui a l’initiative en amour, et n’aime pas à le savoir opprimé ni malheureux. Cette disposition bienveillante n’aura pas ici grande satisfaction. La seule sensation que fit Emmelina sur son voisin fut toujours celle d’une petite personne fort désœuvrée et très curieuse qui, grâce à l’immense fortune de son père, pouvant vivre dans la fainéantise (je me sers presque des expressions de l’ouvrier), passait son temps à voir ce qui se passait chez les voisins. Il s’en expliquait quelquefois dans ces termes avec sa bonne amie Francine, la petite lingère au pot de giroflées.
— A-t-on de la chance, s’écriait-il, de pouvoir employer ainsi toute sa journée les bras croisés, dans un bon fauteuil, à ne rien faire et à regarder en l’air ! c’est, ma foi, une profession qui me conviendrait !
Francine était femme, et ses idées plus vives arrivèrent plus près de la vérité.
— Veux-tu que je te dise ? déclara-t-elle un jour à son amant, je suis sûre que Mlle Irnois en tient pour tes beaux yeux !
— Allons donc ! répondit l’ouvrier. Une bossue comme elle, et qu’en outre on dit idiote ! Le diable m’enlève si j’en voudrais avec tous ses écus !
Franchement, il ne croyait pas à l’amour qu’il inspirait. M. Irnois était fort connu dans le quartier, et l’ouvrier nourrissait pour lui ce profond respect que l’argent ne mérite pas en général, mais obtient le plus souvent, et sans le demander. Aussi le petit tourneur se fût-il bien gardé d’offenser un homme aussi respectable et aussi puissant ; mais il ne fallait pas moins qu’une telle autorité pour l’empêcher de faire des niches à Emmelina. Quelquefois même, le turbulent garçon secoua le frein de la crainte jusqu’au point de chanter malicieusement, quand Emmelina le regardait trop longtemps, quelque chanson délurée, dans le but de la faire retirer de la fenêtre. Mais, à sa grande surprise, ce moyen n’avait jamais réussi. C’était tout simple : la jeune fille ne comprenait pas un mot à ces badineries, et ne se sentait impressionnée que par le ton joyeux de la romance.
— Ma foi, disait le tourneur, elle est tout de même assez effrontée, Mlle Irnois : je lui chante des drôleries à faire dresser les cheveux sur la tête, et elle ne sourcille pas !
— Gamin, s’écriait Francine, est-ce que tu ne rougis pas de débaucher les jeunesses ? Je te dis que la pauvre bossue perd la tête pour toi.
Francine n’aimait pas Emmelina.
Ainsi les amours de notre héroïne n’étaient pas de celles qu’on peut nommer fortunées ; il s’en fallait bien.
Quelques jours avant le mariage du comte Cabarot, de grands événements arrivèrent toutefois pour cet amour ; c’était bien peu de chose, mais l’importance des faits est toute relative. Racontons-les comme ils se sont passés et sans rhétorique.
La cuisinière eut le malheur de casser une chaise dans son antre, M. Irnois, au fond de son cœur, ne détestait pas ces incidents domestiques qui donnaient lieu à son éloquence de s’exercer pleinement. Chaque matin, en robe de chambre, il faisait la visite du maître par toute la maison, et lorsqu’il remarquait un détail défectueux, tel qu’une serviette hors de place, une bouteille débouchée, une bûche mal placée, il commençait un discours ab irato qui portait la terreur dans l’âme des coupables.
Pour éviter d’être foudroyée par une de ces pièces oratoires, la cuisinière, ayant cassé sa chaise, prit conseil du secrétaire intime et de sa fidèle compagne Jeanne, puis elle monta en hâte trois étages et alla conter son méfait à l’ouvrier tourneur.
Celui-ci s’empressa de mettre à la disposition de la belle désolée, son talent, ses outils et son bois, et il entra ainsi dans l’appartement de M. Irnois, où il n’avait jamais mis le pied. Le hasard voulut qu’au moment où Emmelina traversant l’appartement, non pas portée, mais appuyée sur Jeanne, essayait dans son domaine une de ses promenades qu’elle ne consentait plus à faire que lorsque le tourneur n’était pas à sa fenêtre, et qu’elle l’avait attendu longtemps en vain, elle se trouva face à face avec le jeune homme.
Le coup fut électrique. En le voyant à quelques pas devant elle, Emmelina éprouva une sensation comparable à celle de ces gens à qui l’on met une vive lumière devant les yeux. Elle poussa un cri et rejeta sa tête en arrière. Dans ce mouvement brusque, son bonnet mal attaché tomba, son peigne se défit, ses beaux cheveux blonds se déroulèrent en boucles innombrables sur ses épaules. Soudain on vit aussi s’animer ses grands yeux, et je ne crains pas de dire qu’avec toutes les imperfections de sa personne, elle eut à ce moment une exquise beauté.
Oui, exquise, c’est le mot qui convient. Il ne pouvait être question, pour la pauvre enfant, d’un de ces triomphes de grâces réelles qui l’eussent fait admettre par le berger troyen à lutter sur le mont Ida avec les trois déesses. Mais si, douée de l’expression sublime qu’elle eut à ce moment, elle eût été, sur le bord d’une fontaine, rencontrée par quelque voyageur allemand, celui-ci l’aurait prise pour une de ces séduisantes ondines dont les charmes surnaturels passaient avec raison pour irrésistibles.
À cette apparition singulière, le jeune homme s’effraya presque. Il ôta respectueusement son bonnet, hésita une minute, regarda Emmelina, croyant qu’elle allait dire quelque chose ; mais elle ne dit rien. Elle se contentait de le regarder avec l’expression la plus poignante que l’on puisse se figurer. Elle restait la tête rejetée en arrière, les yeux fixés sur lui, se tenant au bras de Jeanne qu’elle serrait avec force, et ne trouvant pas un seul mot à articuler. Ce qu’elle éprouvait n’était pas, à la vérité, facile à dire. Des personnes plus habiles que la jeune fille à reconnaître leurs sentiments, à démêler leurs impressions, n’en seraient certainement pas venues à bout, si elles se fussent trouvées sous le poids de la passion véhémente qui dominait à cette heure Emmelina. Elle était plongée dans une situation analogue à celle des extatiques qui, par la force de la prière, se sont comme élevés au-dessus du sol.
L’ouvrier, voyant que Mlle Irnois ne lui parlait pas, se dit en lui-même : « En voilà une folle ! »
Il gagna la porte, l’ouvrit, passa, la referma, et descendit l’escalier pour gagner l’autre corps de logis où était sa chambre.
Emmelina se mit à pleurer.
— Qu’as-tu, ma petite ? demanda la vieille Jeanne. Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? pourquoi regardais-tu ce garçon comme tu as fait ? Est-ce qu’il te donnait peur ?
— Oh non ! dit Emmelina, en cachant son front dans les bras de sa fidèle servante.
— S’il ne te faisait pas peur, reprit cette dernière, pourquoi t’es-tu détournée ? Tu voudrais peut-être que je le rappelasse ?
Emmelina attacha ses beaux yeux sur la vieille femme, et lui dit d’une voix profonde et tremblante d’émotion :
— Oui, rappelle-le !
Jeanne ne comprit pas, à coup sûr, le sentiment qui faisait parler la jeune malade.
Elle courut vers l’escalier et appela l’artisan. Celui-ci s’empressa de remonter.
— Mademoiselle veut vous voir, lui dit la vieille femme. Tiens, mon Emmelina, le voilà revenu ce petit jeune homme ! Veux-tu lui parler ? Qu’est-ce que tu as à lui dire ? Veux-tu que je lui parle pour toi ?
— Oui, dit Emmelina.
— Que faut-il lui dire ?
C’était une scène enfantine. Dans l’esprit de la vieille domestique et dans celui du tourneur, il ne s’agissait que de distraire puérilement un enfant malade ; mais que ces apparences étaient vaines et insolemment fausses ! Tandis que Jeanne s’épuisait en propositions et en observations niaises, Emmelina se livrait tout entière à la contemplation passionnée de ce qu’elle aimait. Son âme était absorbée par le bonheur étrange de l’amour qui vit pour lui-même. Combien cet amour-là peut-il durer chez les êtres ordinaires ? Peu de temps, sans doute, si même il existe jamais ; mais ce n’est pas d’une telle question qu’il s’agit ici. Pour Emmelina, c’était le bonheur complet, l’extase entière.
Elle n’avait ni écouté ni entendu la série de questions que Jeanne avait adressées en son nom : partant, elle n’y répondit rien. Ce que voyant, la domestique se mit à causer pour son propre compte avec le tourneur.
Jeanne questionna le jeune ouvrier sur son âge, sur son état, sur sa situation.
Emmelina faisait grande attention aux réponses. Elle sourit d’une façon tout émue quand le petit voisin se plaignit de la dureté du temps et de la peine qu’il avait à gagner sa vie, et qu’il ajouta :
— Ma foi, il y a des moments où on me donnerait un peu plus d’argent que je n’en gagne, que je serais fort content !
Emmelina prit la parole et dit à Jeanne :
— Allons dans ma chambre.
— Oui, ma petite… Eh bien ! adieu, mon garçon, à revoir !
— Non ! dit Emmelina.
— Tu veux qu’il vienne dans ta chambre avec nous ?
— Oui, dit Emmelina.
— Allons, jeune homme, venez !… Mademoiselle a aujourd’hui de singulières idées.
Quand le trio fut arrivé dans le sanctuaire :
— C’est ici que je demeure ! dit Mlle Irnois, en regardant l’ouvrier avec une tendresse indicible.
— Ah ! oui, mademoiselle ! répondit celui-ci.
Au fond, ce qu’on lui disait lui était parfaitement indifférent, et il ne comprenait pas pourquoi la fille du millionnaire l’avait fait entrer. Tout ce qu’il croyait deviner, c’est que cette petite personne, fort désœuvrée et dont il croyait déjà connaître l’esprit curieux, cherchait à distraire son oisiveté en le retenant.
Pendant qu’au lieu de regarder la chambre, comme l’observation d’Emmelina semblait l’y engager, il se livrait à ces réflexions peu flatteuses pour celle qui en était l’objet, Emmelina s’était approchée de son secrétaire, avait pris une petite boite qui était dedans et en avait tiré une vingtaine de napoléons.
— Donne-lui cela, dit-elle à Jeanne.
— Voilà bien un miracle ! s’écria celle-ci… Prenez, mon cher ami ; vous êtes la première personne à qui Mademoiselle ait donné, car elle ne pense d’ordinaire à âme qui vive !… Ne soyez pas honteux, allez ! Elle pourrait vous en jeter dans la poche cent fois plus sans se faire tort. Elle ne connaît pas sa fortune, ni son père non plus ne la connaît pas, le pauvre homme !
L’ouvrier se perdit en expressions de reconnaissance. Emmelina s’assit dans son fauteuil, et, la tête appuyée sur sa main, elle parut se perdre dans la plus délicieuse des rêveries.
Elle ne regardait pas le jeune homme ; elle vivait tout en elle.
Mademoiselle va s’endormir, dit Jeanne tout bas ; allez-vous-en !
L’autre ne demandait pas mieux, et, ses vingt louis dans la main, le cœur joyeux, il s’esquiva.
Quand Emmelina releva la tête et ne le trouva plus, elle se mit à pleurer ; mais ce fut sans amertume : son cœur était comme fatigué par l’excès de bonheur ; elle pleurait sans doute de cette séparation subite ; mais comme elle venait de goûter la plus grande joie qu’elle eût connue de sa vie, elle n’était pas accessible encore à une véritable douleur. Ses larmes coulaient sur ses joues, comme il arrive quelquefois après un rêve délicieux dont on regrette le prestige, tout en goûtant encore quelque volupté secrète dans l’examen de cette joie évanouie.
— C’est bien étonnant, c’est bien étonnant, murmurait la vieille Jeanne, assise à ses pieds ; je ne l’ai jamais vue ainsi.
Au bout d’une demi-heure, Emmelina pencha sa tête dans son fauteuil et s’endormit réellement. Elle respirait doucement, comme un enfant de six ans aurait pu faire, et la plus exquise sérénité se peignait sur son front lisse, uni et légèrement coloré.
Puis un bruit la réveilla…
On apportait, de la part de M. le comte Cabarot, une riche corbeille de mariage, rapidement improvisée.
Mme Irnois la porta elle-même à sa fille ; mais Emmelina ne la regarda point, sourit en tournant sa tête de l’autre côté dans son fauteuil, et fit effort pour se rendormir. Etait-ce qu’elle poursuivait un rêve, ou qu’elle se reposait de son bonheur ? Je ne sais.
VII
Comme on voit, le cher comte n’avait pas perdu de temps. Après sa visite essentielle à son notaire, n’ayant plus qu’à disposer de ses moments jusqu’au dîner, il avait visité les marchands. Il s’était fait un point d’honneur de réussir vite, en semant l’or à profusion, à composer une corbeille d’un goût bon et magnifique. M. Cabarot aimait à courir les magasins ; il avait la prétention d’exceller dans le choix des ajustements féminins, et visait à la réputation d’oracle de l’élégance et du bon goût.
M. Cabarot fit merveilles dans les boutiques ; châles, dentelles, belles étoffes, tissus précieux, bijoux et diamants, il alla tout voir ; il choisit avec réflexion, mais aussi avec promptitude, et, comme on voit, en peu d’heures il pouvait envoyer à Mlle Irnois le somptueux résultat de ses galants efforts.
On a vu à quel point ce cadeau avait été peu apprécié.
La lettre qui l’accompagnait ne fit pas plus d’effet. Elle était cependant conçue dans les termes les mieux faits pour attendrir le cœur d’une cruelle et faire ressortir la réputation d’homme d’esprit que possédait le comte ; mais dans la maison, on avait trop de prévention contre lui pour être fort sensible à ses démonstrations passionnées, et sa lettre, après avoir passé dans les mains et sous les yeux des trois vieilles dames, fut jetée sur une table sans qu’on jugeât à propos de tourmenter Emmelina en la lui faisant lire.
— Puisqu’il faut qu’elle se marie, la malheureuse, dit Mme Irnois, laissons-lui au moins les derniers moments de sa liberté. Je n’ai pas grande idée de ce M. Cabarot, ou plutôt j’ai l’idée qu’il n’est pas fort honnête homme. Malheureuse enfant ! À quoi sert à M. Irnois tout l’argent qu’il a amassé ? Si j’avais su que cet argent dût me préparer tant de malheurs, je n’en aurais jamais été si fière !
M. Irnois était rentré avant l’arrivée de la corbeille. Il avait raconté avec douleur le résultat négatif de sa démarche auprès de Cabarot, et, comme tous les gens dont l’esprit n’est pas très actif et dont la nature physique est grossière, il avait à peu près pris son parti du chagrin qui lui arrivait. Il aimait certainement beaucoup sa fille, mais cet amour ne pouvait cependant le transformer, et une des qualités les plus admirables en lui, un des ressorts de sa fortune avait été la facilité avec laquelle il avait plié le cou sous tous les échecs. Lorsqu’il était envahi par quelque infortune irréparable, jamais il ne se gendarmait, ne se passionnait, ne se révoltait. Il baissait la tête en laissant le flot passer. Voyant que l’Empereur voulait que le comte Cabarot épousât sa fille, il s’était représenté la grande puissance de l’Empereur et avait cédé ; plus tard, il lui était venu l’idée que, moyennant finances, le fiancé pourrait lâcher la main de sa fille ; il avait fait une tentative de ce côté-là, la tentative n’avait pas réussi ; il se résignait ; ses murmures, ses jurons ne prouvaient rien contre cette vérité ; il avait beau crier, il était désormais hors d’état de résister et la pauvre Emmelina était perdue.
Pour Cabarot, il avait bien de l’esprit, de cet esprit sarcastique, incrédule, mauvais, déshonnête, qui est souvent le partage des gens vieillis dans les affaires ; il devait enthousiasmer de vieux diplomates, de vieux hommes d’Etat, mais il était horriblement laid, et ne pouvait raisonnablement produire une impression satisfaisante sur une jeune fille ; à plus forte raison sur Emmelina dont le cœur était préoccupé comme on l’a vu.
Le lendemain du jour, qui était un dimanche, où Emmelina vit l’ouvrier dans sa chambre, les bans furent publiés à la mairie. Ils furent proclamés aussi à l’église.
Tout Paris sut désormais officiellement que le comte Cabarot allait épouser Mlle Irnois. Le chiffre de la fortune apportée en dot par la fiancée, les espérances surtout se trouvèrent plus formidables qu’on ne l’avait cru. M. Irnois était immensément riche. « Comment se peut-il, se disaient les rivaux dépités, que ce polisson de millionnaire ait su se cacher si bien dans son trou, et que Cabarot ait été le premier à le déterrer ? »
Outre le bonheur d’épouser Mlle Irnois, le comte eut celui de voir doubler sa renommée de fin diplomate, tant cette négociation entreprise par lui dans son intérêt particulier lui fit d’honneur sous le rapport de la discrétion avec laquelle elle avait été conduite, des augustes moyens qu’il avait su employer, et, finalement, de l’éclatant succès qu’il avait remporté. On en parla dans ce sens en bon lieu, et plus que jamais l’ambassade qui lui était promise lui fut assurée.
Il allait tous les jours faire sa cour à sa future. Je l’ai déjà dit, il détestait les moyens violents et tout ce qui y ressemblait. Avec ses intimes, il ne se cachait plus de l’impression que lui produisait tout ce qu’il voyait chez sa chère belle-mère ; mais il faisait tout comme s’il eût été transporté d’aise, une fois qu’il se trouvait dans la maison de sa future.
— Un soir surtout, il en causa à cœur ouvert. C’était en petit comité, chez M. le baron R… Il était deux heures du matin ; on avait joué un jeu d’enfer, et, après souper, cette fine fleur des gens d’esprit de l’époque se délassait en faisant un doigt de conversation.
— D’honneur, s’écria un des convives, Je ne conçois pas votre conduite, mon cher Cabarot. Car d’aller épouser la fille d’Irnois, étant ce qu’elle est, c’est déjà bien fou ! J’ai pris des informations en tapinois, et la pauvrette, m’a-t-on dit, serait plutôt bonne à mener à l’hôpital qu’à l’autel ! Mais, outre que vous l’épousez, vous y allez tous les jours ! C’est d’une patience dont je ne vous aurais jamais cru capable.
Cabarot enfonça ses mains dans ses poches jusqu’aux coudes, et prenant un de ces airs que l’on appelle moitié figue moitié raisin, il se laissa aller à quelques menus propos qui ressemblaient assez à des confidences.
— Eh ! dit-il, je mérite les compliments ! Il est certain que je ne manque pas de longanimité, et qu’il y a bien des moments où je suis tenté d’envoyer au diable ma future famille.
— Ils ne sont pas aimables, hein ? dit le maître de la maison en riant.
— Comme vous le dites, mon cher, reprit Cabarot ; je viens d’y faire une séance de deux heures, et j’ai failli me jurer à moi-même que la première de mes actions en sortant de l’église serait de me brouiller avec mon beau-père.
— Et la seconde ? demanda quelqu’un.
— D’en faire autant avec ma belle-mère.
— La troisième probablement de leur renvoyer votre femme, s’écria un autre interlocuteur.
— Ne devançons pas l’avenir, poursuivit Cabarot ; l’impatience m’emportait ; mais me voyez-vous pendant deux heures, assis dans un fauteuil à peu près comme je suis là, ayant devant moi la fille qui pleure ; à ma droite, deux tantes qui gémissent ; à ma gauche, la mère qui fond en larmes ; derrière mon dos, le père qui se promène en maugréant ? Et pendant deux heures, je suis là le sourire sur les lèvres, blâmant doucement cette sensibilité exagérée, faisant des mamours de tous les côtés, et feignant de pleurer de compagnie quand je n’ai pas sur les lèvres un sourire de bénignité.
— Je m’étonne de votre mansuétude, dit le baron R…, car puisque vous épousez décidément, vous n’avez pas besoin de vous torturer à plaisir en voyant ces gens-là tous les jours.
— Eh ! dit Cabarot, ma mansuétude m’a déjà servi à quelque chose.
— À quoi, bon Dieu !
— À m’obtenir la confiance de la petite.
— On dit qu’elle ne parle jamais.
— De fait, elle n’est pas bavarde, et je ne me plaindrai pas d’elle sous ce rapport. Mais elle articule quelquefois de petites phrases, et la preuve, c’est qu’elle m’a honoré d’un colloque. Vous voulez savoir ce qu’elle m’a dit ?
— Volontiers ! dit le baron.
— Ce matin, comme j’écoutais toutes les lamentations, voilà ma petite personne qui tout à coup, sèche ses larmes et se met à me regarder fixement. Je n’ai, je vous l’avoue, jamais eu de fatuité. À vingt ans, j’étais laid et le savais ; jugez si à quarante-cinq j’ai des prétentions à me mettre à côté d’Adonis ! Cependant, j’ai eu quelquefois en ma vie occasion de reconnaître que la beauté ne fait pas la séduction, ou du moins que la séduction s’en passe aisément. Sans donc être trop effrayé de cet examen, je m’empressai de donner à ma physionomie cette expression entrante qui attire tout d’abord la confiance.
— Oui ! dit en riant un des écouteurs, et que vous aviez le jour où Tallien sembla témoigner l’envie de vous faire décréter d’accusation.
— N’insistons pas sur le passé. Bref, la petite n’imita pas le tribun, et avec une candeur toute virginale, elle me tendit la main.
— Peste ! dit le baron ; elle vous tendit la main ?
— Oui, et s’écria…
— Voyons ce qu’elle s’écria.
— Elle s’écria : « Donnez-moi de l’argent pour lui ! — Pour lui ? » dis-je un peu étonné. On m’expliqua alors qu’il y avait dans la maison une espèce de petit ouvrier qui avait fait entendre à Mlle Irnois ces plaintes banales sur sa situation, que font toujours ces gens-là, et que depuis ce moment elle allait demandant partout, à père, mère, et, comme vous voyez, au futur, les moyens de satisfaire à sa charité un peu mal dirigée.
Je m’empressai de profiter de cette circonstance inattendue pour faire ma cour. J’affirmai à Mlle Irnois que non seulement je lui donnerais tout l’argent qu’elle pourrait désirer pour son favori ; mais que j’irais moi-même m’informer de la situation de ce jeune homme. Comme je vis qu’elle m’écoutait avec attention, je crus utile de pousser jusqu’au dithyrambe : « Quoi de plus intéressant, m’écriai-je, pour une âme sensible, que la vue de la jeunesse luttant courageusement contre le malheur ? Est-il rien de plus admirable qu’un pauvre garçon gai, content au milieu de l’infortune ! Ah ! s’il est un Dieu qui protège l’innocence, ce Dieu, sans doute, n’a pas de plus grandes délices que… » Je vous avoue que je m’entortillai un peu dans mes phrases ; mais je ne le regrettai pas, tant ma belle semblait mettre d’attention à m’écouter. Je poussai presque jusqu’à l’extravagance, et pour couronner l’œuvre j’offris d’aller m’informer sur l’heure même de la situation du malheureux. Un empressement marqué accueillit ma proposition, et je m’élançai vers la mansarde. Je ne trouvai point, comme je m’y attendais, quelque maroufle mourant de faim, mais un petit gaillard frétillant, qui me fit l’effet d’un véritable héros de guinguette.
— Ah ! mon pauvre Cabarot ! s’écria le baron en éclatant de rire, est-ce que ?…
— Ce fut précisément l’idée qui me vint, reprit le comte. Je me dis comme vous : « est-ce que ?… » Et je fis causer l’ouvrier. Il me rassura, quant au passé, et ne me laissa pas sans inquiétude sur les dispositions de ma future. Quand je dis sans inquiétude, c’est une façon de parler ; car je vous assure, et vous me croirez, que l’amour fidèle de Mme la comtesse Cabarot serait pour moi un bien grandement inutile. Mais il paraît que la petite personne a les passions vives, et que j’aurai ainsi mille raisons pour la tenir en chartre privée, ou pour la mettre à l’écart, comme il me conviendra mieux.
Vous voyez donc que je n’ai pas tort de faire l’empressé, puisque je dois à cette façon d’agir de précieuses notions sur le caractère de ma prétendue.
On rit beaucoup de l’avenir conjugal qui paraissait réservé à Cabarot : ce pauvre Cabarot ! On fit succéder aux observations particulières sur le cas présent des observations générales sur les femmes, qui, dirent ces messieurs, avaient toutes, spirituelles ou sottes, malades ou valides, un fond natif de perversité contre lequel l’éducation luttait en vain. Les habitants de ce salon avaient peu d’estime pour la belle moitié du genre humain.
L’époque du mariage avançait rapidement. Emmelina ne s’en occupait point. Elle avait même pris un certain goût pour Cabarot, depuis la visite du conseiller d’Etat chez le jeune tourneur. M. Irnois en avait tiré la conséquence que sa fille n’était pas fâchée de se marier ; et Mlles Maigrelut abondèrent dans son sens, en déclarant qu’après tout il n’était pas désagréable de devenir comtesse et grande dame. Mme Irnois seule, à demi éclairée par un instinct qui fait le mérite et la gloire de la sarigue, concevait des doutes et même des inquiétudes graves. Emmelina, encore une fois, ne s’occupait de rien, et passait toute sa journée à sa fenêtre, occupée à regarder l’artisan.
Voici la fin de l’histoire qui approche ; je voudrais lui enlever toutes les apparences du mélodrame. Le mélodrame n’est pas vrai ; la vérité seule est triste.
Le matin du jour marqué pour le mariage, Cabarot arriva de très bonne heure, avec ses témoins. M. Irnois avait convoqué les siens : deux hommes de son espèce. On se réunit dans le salon. Grâce au comte, il régnait une espèce de gaieté ; d’ailleurs, Mlles Maigrelut avaient fini par le trouver aimable, pour des pastilles qu’il leur avait quelquefois apportées.
On habilla la mariée en blanc, avec une couronne et un bouquet de fleurs d’oranger, comme c’est l’usage. Elle s’impatienta beaucoup, parce que tous ces dérangements inaccoutumés l’empêchèrent de se mettre à la fenêtre. Quand il fallut sortir, elle éprouva un grand déplaisir, et lorsque M. Cabarot s’avança au-devant d’elle, en grand costume, et lui prit la main, qu’elle vit des visages inconnus et une sorte de solennité répandue partout, elle parut réfléchir et comprendre qu’il se passait quelque chose qui méritait son attention.
À la mairie, elle devina, à ce qu’il paraît, ce qu’on lui disait et toute la portée des paroles, car elle devint blanche comme sa robe. Quand le magistrat lui demanda le oui sacramentel, elle avait la tête baissée et ne répondit rien ; mais on n’y prit pas garde, et la cérémonie s’acheva.
À l’église, on la soutenait pour la faire marcher ; le comte était fort gai et poli. Il avait désormais toute assurance de n’avoir pas perdu sa peine, et il fut jugé galant homme par les promesses qu’il fit à Mme Irnois de considérer, comme il fallait, l’état de souffrance de sa fille.
Le moment de la séparation fut assez pénible. Comme je l’ai dit, Emmelina comprenait ce qui avait lieu, et en ressentait profondément l’ébranlement ; mais elle ne dit rien. On lui trouva beaucoup de fièvre, et M. Cabarot fit promptement venir un médecin. L’homme de l’art se montra surpris qu’on eût marié une fille ainsi conformée et qu’on eût choisi surtout un moment où elle était visiblement en proie à une réelle souffrance.
On coucha la mariée, et une garde-malade s’installa à côté d’elle. Le lendemain, en se réveillant à demi de la torpeur dans laquelle elle avait été comme ensevelie, Emmelina appela Jeanne. Ce fut une figure inconnue qui se présenta. Ainsi, tout était chagrin pour une âme qui n’avait pas besoin d’être violemment secouée pour être anéantie.
Emmelina voulut se lever. On se récriait. Elle insista en pleurant. Enfin l’on céda, et à demi habillée, elle se traîna jusqu’à la fenêtre, et leva le rideau. On devine ce qu’elle allait chercher.
Au lieu de voir la mansarde et l’ouvrier, elle aperçut le jardin de son hôtel.
Elle se laissa aller dans les bras de la femme qui la soutenait et perdit toute connaissance. On cria, on appela, on porta la comtesse sur son lit. Le médecin accourut et secoua la tête.
Ce qui se passait depuis la veille ne créait pas une maladie mortelle, mais développait rapidement toutes les causes de dissolution déposées par une constitution viciée dans ce pauvre être.
Au milieu de la journée, le comte Cabarot vint demander des nouvelles de sa femme. Il renvoya les gens de service, s’établit près du lit, puis au bout d’une demi-heure il rappela les domestiques et s’en alla.
Le médecin avait eu raison de secouer la tête. La comtesse traîna encore huit jours. Tous les matins, elle faisait ouvrir sa fenêtre pour voir si elle apercevait la mansarde ; puis, trompée, elle soupirait.
Elle ne fit pas une plainte et ne prononça pas un seul mot qui pût donner à connaître ce qui se passait en elle.
Le huitième jour, elle mourut.
Le comte Cabarot lui fit des obsèques magnifiques. Il héritait de tout ce qu’elle avait apporté en dot. Par suite de sa prudence et de ses bons procédés, il obtint de M. Irnois la confirmation des dispositions dernières qu’avant de mourir Emmelina avait signées en sa faveur.
La mère, les tantes, le père tombèrent dans un chagrin qu’on ne saurait exprimer ; mais chacun autour d’eux les trouvait plus à féliciter qu’à plaindre.
— Ce n’était vraiment pas une femme, disaient les voisins en levant les épaules.
Les voisins avaient raison. Mlle Irnois était une âme. Sa vie n’avait pas été pareille à l’existence ordinaire des enfants des hommes. Si, par un hasard difficile, j’en conviens, elle eût pu rencontrer ce que réclamait son organisation, un amour angélique comme le sien, elle eût peut-être atteint à une intensité de bonheur que pourront comprendre ceux qui savent à quel point de perfection arrivent les facultés laissées aux gens mutilés.
Les aveugles entendent mieux que personne ; les sourds voient plus loin.
Emmelina n’avait que le pouvoir d’aimer, et elle aima bien !
MADEMOISELLE IRNOIS 293
— " Mais si Emmelina ne veut pas de vous?"
— " Ce sont là des caprices de jeunes filles auxquels des hommes sages tels que vous et moi ne doivent pas s'arrêter. Comme père, il doit vous suffire d'avoir une confiance entière dans ma probité. "
— " Mais je ne vous connais pas ! "
— " Et comme sujet, reprit Cabarot d'une voix haute et grave, vous devez obéissance à l'Empereur. "
Irnois sentit passer dans ses membres un frisson d'épou- vante. Il se trouva si fort à la discrétion de Cabarot, qu'il fut sur le point de tomber à ses pieds et de lui demander pardon.
— " Eh bien ! à quand le contrat ? reprit l'impassible épouseur ".
— " Quand vous voudrez. "
— " Je vais donc passer sur le champ chez mon notaire et lui donner ordre de s'entendre avec le vôtre. Nous serons aisément d'accord. Vous n'avez pas d'autre héritier que la future comtesse Cabarot ? C'est très bien ! Adieu donc et à demain ! "
— " Je voudrais, s'écria Irnois, quand le conseiller d'Etat ne fut plus à portée de l'entendre, que tous les diables pussent te tordre le cou dans la nuit 1 "
(A suivre). Comte de Gobineau.
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��REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE
��PREMIERES ŒUVRES, par Gustave Flaubert, tomes i et t (Fasquelle).
Voici deux volumes compacts remplis par tous les manuscrits que Flaubert entassa dans ses tiroirs jusqu'en 1842. Ils ne nous apportent sur l'homme et son génie aucune révélation. Ils confirment simplement, sans l'enrichir, le portrait assez simple qui ressort des romans et de la Correspondance. Renan, assez malin, lorsqu'il voulut publier, de son vivant la principale de ses œuvres de jeunesse, V Avenir de la Science, l'appela son vieux Pourana. Les Premières Œuvres de Flaubert, c'est son vieux Pourana romantique. Elles constituent une contribution, qui eût été déjà fort banale dès cette époque, à la physiologie d'un jeune homme atteint d'encéphalite romantique entre 1836 et 1842. Et tout ce Flaubert-là se trouvait déjà dans les Jeunes- France de Gautier. Tel drame en cinq actes, Loys XI, est un griffonnage de collège : il sert au moins à nous montrer que la passion malheureuse de Flaubert pour le théâtre, celle qui nous a valu le Candidat et le Château des Cœurs, remontait à son enfance, à son goût pour les cartonnages et les actrices du théâtre de Rouen. Marrh, qui est de 1839, est un informe champignon poussé au pied de Faust, mais aussi une première ébauche de la Tentation de Saint- Antoine. Les Mémoires d\n Fou et Novembre forment deux esquisses de la même œuvre, un roman autobio- graphique, ou simplement un roman de la puberté, fortement inspiré de la Confession d^un Enfant du Siècle. On n'y voit Flaubert qu'à l'état erotique, colérique ou dégoûté. Presque
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dans la même page il écrit à trente lignes d'intervalles : "J'aimais pourtant la vie, mais la vie expansive, radieuse, rayonnante ; je l'aimais dans le galop furieux des coursiers, dans le mouvement des vagues qui courent vers le rivage ; je l'aimais dans le batte- ment des belles poitrines nues, dans le tremblement des regards amoureux..., dans le soleil couchant, qui dore les vitres et fait penser aux balcons de Babylone où les reines se tenaient accou- dées en regardant l'Asie, " et ensuite : " Je suis né avec le désir de mourir. Rien ne me paraissait plus sot que la vie et plus honteux que d'y tenir. " Il n'y a pas là de contradiction, mais toujours les deux versants du génie de Flaubert, son être d'ima- gination, son être de réalité. Dans ces deux courts romans, il est successivement, et sans illusion de sa part, Emma Bovary, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet : personnages peu com- pliqués. L'homme ne se modifiera plus, ne s'enrichira guère.
Il n'en est pas de même de l'écrivain. L'essentiel de Flaubert, sa goutte de pourpre, c'est son style : le reste, un coquillage qui se sentait broyé par la vie pour servir à cette œuvre de choix ! A ce point de vue, ces deux volumes deviennent intéressants. Ils nous font connaître, dans ses racines et ses origines, ce style. Ils nous font toucher la nature primitive de laquelle et contre laquelle Flaubert l'a construit.
On peut en obtenir une clarté sur une question que M. Remy de Gourmont a posée et traitée autrefois dans un de ses livres les plus aigus : le Problème du Styky — et qu'il appelle, à cause de l'occasion qui la soulève, la question Taine. Il s'agissait du style de Taine, et de certains aphorismes tranchants émis par M. Faguet dans l'une de ses Histoires de la littérature française (elles ne sont pas encore numérotées). " Le style de Taine, disait M. Faguet, est un miracle de volonté. Il est tout artificiel. On sent que non seulement il n'est pas l'homme, mais qu'il est le contraire de l'homme. Ce logicien, qui a vécu dans l'abstrac- tion, a voulu se faire un style plastique, coloré et sculptural, tout en relief et en images, et il y a réussi. Et c'est pour cela
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que Taine est un modèle ; car, puisque le style naturel ne s'apprend pas, il reste que c'est dans Taine et dans les écrivains qui lui ressemblent que Ton apprendra le style qui se peut apprendre. "
La ** question Taine " est donc celle de savoir si un style peut naître de la volonté. Mais, entre parenthèses, et avant d'aborder cette question formelle, je dirai que, sur la question matérielle, celle de Taine lui-même, je ne suis ni de l'avis de M. Faguet, qui est aux antipodes de la vérité, ni tout à fait de celui de M. Gourmont. Volontaire et artificiel, ou non, le style de Taine n'est point d'abord un style plastique, tout en relief et en images, mais avant tout un style oratoire. " Taine, dit M. de Gourmont, est nettement un écrivain sensoriel. " Oui, mais il l'est secondaire- ment, et son écriture sensorielle ne figure jamais qu'un moyen, au service d'une fin oratoire. In historia orator, le mot dont il épigraphie son Tite-L'we s'applique à lui. Pour que son style mobilise, déploie, exploite toutes ses richesses, il faut que ces richesses soient disposées en vue d'un ordre logique, en vue d'une preuve. Quand on y regarde de près, c'est la même édu- cation classique, celle de Cicéron et du Conciones, qui produit Cousin et Taine, la forme oratoire vide et la forme oratoire pleine : la baudruche et le marbre ont ici des lignes pareilles. Tout chez Taine est orienté vers la preuve, vers la thèse ; homme complet, sensitif éveillé, qui enregistre facilement dans ce qu'il écrit l'apport abondant de sa mémoire émotive, il n'admet cet apport sensuel que pour le faire passer en maçon- nerie, en architecture. Lorsqu'il peint pour peindre, dans Graindorge, dans le Voyage en Italie, le dessin de sa phrase reste le même, mais rien ne vit, rien ne chante, le livre devient pesant, artificiel, il ennuie. Taine ne donne sa mesure, il n'est lui-même, que dans ce qu'il appelle un palais d'idées, et seul de son temps il a réussi à construire de ces palais très amples, très équilibrés, dans le goût de la Renaissance : artiste complet il en est à la fois l'architecte et le décorateur ; dans les substruc-
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tions visibles, l'appareil à bossages avec ces petits faits entassés et distincts, rappelle le Palais Pitti, et la peinture puissante des plafonds est d'un Bolonais qui se voudrait Vénitien. Mais toute la décoration est subordonnée à l'architecture, à une architecture logique, oratoire et probante. Quand ses images ne prennent pas place dans un ordre, c'est de l'or qui devient charbon. Le " logicien qui vit dans l'abstraction ", qui aurait pour contraire son " style plastique, coloré et sculptural, tout en reliefs et en images ", n'existe, comme M. de Gourmont nous le montre, que dans l'imagination de M. Faguet, et d'ailleurs, depuis Parménide et Platon, il n'y a pas eu de plus grands créateurs d'images que les logiciens de génie vivant dans l'abstraction, ayant comme le chêne de la fable, la tête voisine du ciel et les pieds vers l'empire des morts. Seulement, le " visuel " et le ** sensoriel " que M. de Gourmont voit dans Taine, ne fournissent à ce style que le sang en mouvement dans un corps vigoureux, pondéré, puissant et dont l'essence est de disposer des preuves, de faire agréer des raisons. Aussi un tel style, où le visuel et le sensoriel sont subordonnés, semble par là, en tant même que style, fort différent d'un style où le visuel et le sensoriel sont le primordial et l'essentiel, celui d'un Hugo dans sa prose (comparez les Choses Vues aux Carnets de Voyagé), d'un Michelet (comparez les Origines et V Histoire de la Révolu- tion), d'un Gautier (comparez les deux Voyages en Italie y celui de Gautier qui a conservé ses couleurs, comme un tableau vénitien, celui de Taine qui a poussé au noir). Les Origines de la France contemporaine, si opposées à Michelet, n'ont qu'un pendant, qu'un analogue, dans la littérature française, c'est l'autre chef-d'œuvre de l'histoire oratoire, VHistoire des Varia- tions. Si Bossuet avait conservé dans son Histoire toute la flamme imagée de ses premiers Sermons, si cette flamme avait fait partie de sa bonne conscience, s'il l'avait cultivée et développée, les deux livres se ressembleraient bien davantage.
Venons à la question générale qui est, en somme, une discus-
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sion du mot célèbre de BufFon. M. Faguet admet que le style peut être, ainsi que chez Taine, le contraire même de Thomme. M. Remy de Gourmont n'a pas de peine à relever, en ce qui concerne Taine, la légèreté de ces affirmations, qui ont pour source une phrase de Sarcey, à montrer avec quelle naïveté pataugea dans cette source douteuse un M. Albalat, qui, '* ébloui, suit des yeux " M. Faguet, " le boit " et, auteur de VArt d^ écrire enseigné en vingt leçons, de la Formation du style par r assimilation des auteurs, nous assure que "Taine, d'abord écrivain abstrait, avait plus tard coloré son style artificiellement. " Comme il enseigne, dans ces deux livres, à colorer ainsi un style quelconque, l'exemple de Taine sert, à point, de réclame (vingt mille lettres d'attestation) à notre marchand de poudres colorantes. M. de Gourmont, lui, dit avec beaucoup de bon sens : " BufFon faisait de la science. Le style est P homme même est un propos de naturaliste, qui sait que le chant des oiseaux est déterminé par la forme de leur bec, l'attache de leur langue, le diamètre de leur gorge, la capacité de leurs pou- mons... Il y a bien deux sortes de style ; elles répondent à ces deux grandes classes d'hommes, les visuels et les émotifs. " Le style, pour lui, est donné, comme d'ailleurs tout l'homme, dans la nature sensible de l'homme, il est sécrété par une sensibilité. On sait que M. de Gourmont représente chez nous, très singu- lièrement, un délégué du XVIIP siècle, comme Brunetière tenait jadis la place d'un délégué du XVII®. Son sensualisme est dérivé des mêmes sources que celui de Taine lui-même. L'explication d'un style, ou même de quoi que ce soit, par une volonté autonome, lui paraît le comble du non-sens. Louant M. Victor Giraud d'avoir, dans son livre sur Taine, jugé " irrecevable " l'opinion de M. Faguet, M. de Gourmont écrit : " La raillerie de M. Giraud est presque muette, mais elle est profonde. Il appartient à une génération qui n'ignore plus (comme celle de M. Faguet) le mécanisme physiologique de la pensée et qui sait que la volonté n'est pas autre chose
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qu'un état de tension nerveuse, parfaitement involontaire. " Les assurances ici de M. de Gourmont, mises au compte de la génération entière où florit M. Giraud, ne seront sans doute pas partagées par les philosophes ; le contraste entre ces termes dogmatiques et le fond de la phrase qui indique un pur aveu d'ignorance, une démission de la psychologie, leur paraîtra peut-être singulier. S'il est excellent, comme le fait à bon droit l'intelligence de M. de Gourmont, de relier la critique à la psychologie, encore ne faut-il pas fournir à la critique précisé- ment comme certitudes les incertitudes de la psychologie. Que la volonté libre, capable de créer, soit une illusion ou soit une vérité, que l'état de tension nerveuse soit la volonté elle-même, ou qu'il l'accompagne, toujours est-il que, pratiquement, certain style nous apparaît, plus que certain autre, impliquer une volonté réfléchie, une réaction contre Vhabitude. La nature de certains hommes suppose une assez grande facilité à réagir contre leurs habitudes, ou, si l'on veut (ce qui d'ailleurs ne serait pas la même chose), à contracter des habitudes nouvelles, rapides, momentanées : les anciens louaient Alcibiade, le plus Athénien des Athéniens, d'être vite devenu très Spartiate à Lacédémone, très Asiatique chez les Perses. Or la littérature nous offre de tels exemples. Il est des écrivains qui n'ont qu'un style, il en est qui ont plusieurs styles, tantôt espèces d'un même genre, tantôt véritablement des genres différents. Et il en est chez qui telle forme de style appartient à la mauvaise conscience, leur figure, comme l'accent de leur pays natal, un ennemi contre lequel ils luttent. Complexité que je voudrais signaler, mais que je ne me flatte pas de débrouiller.
M. de Gourmont nous dit, avec Buffon, que le style c'est l'homme, et l'homme élémentaire, sensitif, que le propos de Buffon est le propos d'un naturaliste. Et M. de Gourmont a pleinement raison en tout ce qu'il affirme, mais il a tort en une part de ce qu'il nie, tant sur Buffon que sur le style. Buffon est un naturaliste, mais il parle sur le style en humaniste classique.
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Le Discours sur le style est un discours de réception à l'Académie, et il a recueilli, dit-il courtoisement à ses trente-neuf auditeurs, ses observations en lisant leurs ouvrages. Entendez en lisant les bons auteurs français, la dignité de l'Académie venant, ainsi que le disait Mallarmé, de ce qu'elle représente, dans le présent, à la façon d'une cavalcade historique, le cortège de nos grands maîtres. Ses observations sur les écrivains, sur les hommes, il ne les expose point comme il fait de ses observations sur les oiseaux ou les quadrupèdes. Le style c'est l'homme, non l'animal, c'est l'homme non seulement en tant que sensibilité, mais en tant que contresensibilité, c'est à dire en tant qu'intelligence et que volonté. Buffon ne pense point comme La Mettrie. Le sensua- liste pur qu'est M. de Gourmont niait tout à l'heure, très péremptoire, toute volonté. Et voici ce qu'il écrit de l'intelli- gence (tout ce que je cite dans ces pages est tiré du Problème du Style) : " Le raisonnement au moyen d'images sensorielles est beaucoup plus sûr que le raisonnement par idées.... La logique de l'œil et la logique de chacun des autres sens suffisent à guider l'esprit.... La philosophie, qui passe vulgairement pour le domaine des idées pures (ces chimères !) n'est lucide que conçue et rédigée par des écrivains sensoriels... Qu'est-ce qu'une doc- trine, sinon la traduction verbale d'une physiologie ? " (Une doctrine n'est qu'une physiologie, dit M. de Gourmont ; un arbre, disait Hegel, croît par syllogismes : ces deux contraires paradoxaux disent à peu près la même chose.) En tout cas, lorque BufFon écrit que le style c'est l'homme, il entend, natu- rellement, l'homme volonté consciente, autant que l'homme sensibilité spontanée, l'homme tel qu'il se pense comme fin, tel qu'il se formule à lui-même comme idéal.
Ce qu*il nous faut à nous, c'est aux lueurs des lampes La science conquise et le travail dompté, Cest le front dans les mains du vieux Faust des estampes, Cest P obstination et c^est la volonté.
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Evidemment, il n'existe pas de style qui soit " un miracle de volonté ", qui soit " tout artificiel ", qui soit le " contraire de l'homme ". Mais il n'est pas de style non plus où n'inter- vienne une volonté, un artifice, une réaction de l'homme contre lui-même. En d'autres termes, sans poser ici des absolus, il est possible de fixer, par des exemples, deux limites, l'une qui figure l'extrême de naturel et de spontané dont le style soit capable, l'autre qui pose son extrême possible de volonté et d'artifice. Mais ne nous fions pas aux apparences pour dire d'un style qu'il est naturel ou artificiel : le style des Provinciales paraît plus naturel, plus immédiat que celui des Pensées, et pourtant les Provinciales ont été extrêmement travaillées, chacune récrite plusieurs fois, tandis que les Pensées sont généralement des notations rapides, sans artifice littéraire. Le style de Renan semble jeté dans la fraîcheur et le négligé d'une nature fraîche ; je le crois plus artificiel et laborieux que celui de Taine, qui donne précisément (et nous avons vu comme cette apparence a trompé) l'idée de l'artificiel et du laborieux. Pour faire, à beau- coup près, dans un style la part du spontané et du volontaire, voici, je crois, de quelle pierre de touche il faut user. Si le style des œuvres littéraires est le même que celui des lettres ou écrits analogues, le style sera dit plus naturel ; et plus grand sera l'écart entre les unes et les autres, plus le style sera dit artificiel. Or le style de Taine dans sa Correspondance et surtout dans ses Carnets de Voyage en France, notes jetées sans ratures sur ses calepins, écrites pour lui-même, ne difi^ère pas en nature de celui de Y Intelligencs et des Origines. Mais il manque la tension oratoire, élément d'ailleurs capital chez lui. Ce qui est artificiel chez Taine, c'est le style de telle œuvre scolaire, telle que sa thèse sur la Fable (à peu près rien du La Fontaine) " écrite, dit M. de Gourmont, avec le souci de ne pas déplaire à M. Géruzez. " De ce point de vue le type du style naturel, nous pourrons le voir dans la prose de Voltaire, qui est exactement la même, qui a exactement la même
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perfection, dans V Essai sur les Mœurs et dans n'importe laquelle de ses lettres. Et le type du style artificiel, on le verra dans Guez de Balzac, incapable d'écrire le moindre billet sans en faire pour la postérité une œuvre péniblement littéraire. Mais il n'existe pas de style absolument naturel, puisque jamais on n'écrit tel quel ce qu'on voit, ce qu'on sent, ce qu'on sait, puisque le style est cela même qui, en nous, réduit, par une opération plus ou moins longue, toutes les fractions de la réalité à un dénominateur commun. Il n'existe pas non plus de style absolument artificiel parce que le style a toujours son origine et ses éléments dans une sensibilité de l'œil et de l'oreille. L'écart entre le style littéraire, que l'on écrit, et le style mécanique, que l'on rédige, une fois mesuré pour chaque prosateur, et posé comme son équation personnelle, donnerait lieu à des inductions curieuses. Voyez Mallarmé et Rimbaud. Le style de Divagations est infiniment plus spontané qu'on ne croit : les lettres de Mallarmé, ses premières chroniques, toute son œuvre en appa- rence exotérique, est écrite dans ce même style précieux, aux ponctuations et aux coupes originales, qu'il ne peut s'empêcher de mettre dans ses moindres billets et dont on retrouve tous les tours jusque dans un livre de classe, les Mots Anglais. De Divagations à ces documents, le style ne diffère, comme on l'a vu pour Taine, qu'en tension, et le principal du travail consiste, comme le confessait délicieusement l'auteur, à y " remettre de l'obscurité. " De Rimbaud, nous avons un volume entier de lettres : rien, absolument rien, dans ces notations sèches, pas même une tache de couleur ou une coupe de phrase, ne rappelle la moindre chose des Illuminations ou à^JJm Saison en Enfer. La cloison étanche est parfaite. C'est que Rimbaud, la brute de génie la plus étonnante qui soit dans aucune littérature, n'a jamais je ne dirai pas même aimé, mais connu que lui : le reste des hommes, sans exception, sont devant lui comme des nègres. Écrit-on à des nègres ? Écrit-on même pour des nègres ? Publier c'est écrire pour les autres. L'idée n'en
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pouvait même venir à Rimbaud. Madame Aurel a dit à peu près que le métier littéraire appartient de droit aux femmes (comme tout le reste !) parce que l'œuvre littéraire n'est qu'une variante de la lettre d'amour, et que, pour la lettre d'amour, à elles la cocarde ! Eh bien, personne ne fut moins femme que Rimbaud (de même qu'aucun homme ne fut plus femme que Verlaine) et la seule idée d'adresser son œuvre, comme une lettre d'amour, au public, ainsi que le fait chacun sur le trottoir littéraire, lui paraissait la plus inepte bouffonnerie. Il ne pouvait " écrire " une lettre quelle qu'elle fût. Aussi son œuvre, écrite pour lui seul, sans idée d'un public quelconque, est-elle la plus sincère, la plus chimiquement pure de toute prostitution, qui existe. Aucun style n'est plus naturel que son style direct, brûlant, tout en lumière. Ainsi l'écart entre deux natures d'écrits, très faible chez Mallarmé, presque infini chez Rimbaud, témoigne, chez l'un et l'autre, d'une égale, d'une paradoxale sincérité : mais l'une tournée en partie vers autrui, l'autre réservée exclusivement à soi, concentrée sur soi.
En principe tout écrivain possède donc deux styles, qui tantôt figurent deux espèces assez rapprochées d'un même genre, tantôt, exceptionnellement, font deux genres différents. Et même, quand on dit que l'un est plus naturel que l'autre, il faut s'entendre sur le sens du mot naturel, ou plutôt distinguer ses deux sens très différents, même opposés. On peut appeler naturel le style qui vient naturellement, c'est-à-dire sans effort, presque sans réflexion, qui est incorporé à une habitude. On peut appeler au contraire naturel le style qui exprime la vraie et profonde nature de l'homme, et qui implique parfois, pour être ramené à la lumière, un effort complexe, un forage difficile. Le style c'est tantôt l'homme automate fait d'habitudes, tantôt l'homme social fait d'influences, tantôt l'homme individuel fait de conscience et de volonté. Le premier côtoie le péril du procédé et du gaufrier, où tombe un Zola, le deuxième court le risque du cliché où se complaît délicieusement tout médiocre,
�� � le dernier effleure l'obscur ou l'ultra-violet d’un Mallarmé et d’un Rimbaud. L’incapacité d’écrire en clichés est aussi congénitale, aussi naturelle chez Mallarmé, que la nécessité d’écrire en clichés l’est chez la plupart des scribes, et le besoin d’en lire chez la presque totalité des lecteurs.
Mais si en principe tout écrivain possède deux styles, il arrive aussi qu’il en possède plus de deux. Afin de ne pas compliquer la question, je ne fais pas intervenir ici le style de la poésie. Il faut noter pourtant que, lorsqu’un bon auteur écrit en prose et en vers, son style de prose peut être le contraire même de son style poétique. Ainsi pour Voltaire. On dira peut-être que sa prose exprime sa nature, et que dans ses tragédies il rédige un devoir scolaire, on le dira à tort. Voltaire adorait le théâtre, pleurait aux pièces des autres, à ses propres pièces, s’y donnait plus, corps et âme, qu’à sa correspondance. Alors ? M. de Gourmont, sans songer d’ailleurs à Voltaire, nous fait comprendre cela très finement : " Dans un début de roman aussi vulgaire que : C était par une radieuse matinée de printemps^ il peut y avoir une émotion vraie. Cela affirme, sans aucune contradiction possible, que l’auteur n’est pas un visuel, n’est pas un artiste, mais non pas qu’il soit dépourvu de sensibilité ; au contraire, il est par excellence un émotif ! Seulement, incapable d’incorporer cette sensibilité personnelle en des formes stylistiques de formation originale, il choisit des phrases qui, l’ayant ému lui-même, doivent encore, croit-il, émouvoir ses lecteurs. Il est même inutile de supposer un calcul là où il n’y a, en réalité, que l’association ingénue d’un mot et d’un sentiment... Tout mot, toute locution, les proverbes mêmes, les clichés, vont devenir pour l’écrivain émotif des no)aux de cristallisation sentimentale. " Voilà exactement ce qui se passe chez Voltaire poète tragique, précisément parce qu’il est un émotif, quand il fait des tragédies, alors qu’il est le contraire quand il écrit V Essai sur les Mœurs ou Candide. Le style poétique de Victor Hugo et son style de prose ne diffèrent pas moins, l’un et l’autre restant REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 3O5
des styles de génie, et Choses Vues réalisant dans son genre la même perfection que le Satyre. De même Musset. Lamartine au contraire.
Par là nous arrivons au cas de Flaubert, qui est très complexe. Si Flaubert a vécu tout entier pour son style, nous pouvons croire que ce style lui demeurait un peu extérieur, qu'il allait vers ce style, l'incorporait à lui, plus qu'il ne le dégageait de lui. La part de volonté y paraît plus grande que d'ordinaire, et c'est pourquoi dans Flaubert nous reconnaissons des styles fort différents. J'en distinguerai au moins trois : celui des premières œuvres jusqu'à Madame Bovary, tel que nous le montrent les Mémoires d^un Fou, 'Novembre, la première Tentation, style très facile, peu original, abondant en clichés, d'un rondouillard intermédiaire entre le Chateaubriand de 1802 et la Confession d^un Enfant du Siècle ; — le style des grands romans, de Madame Bovary à Bouvard, discipliné et savant, le vrai style de Flaubert ; — le style de la Correspondance, plein de fantaisie, tout en verdeur et en exubérance, l'étoffe riche où il coupait en geignant les vêtements de ses personnages. S'il s'était épanoui en liberté au lieu de se restreindre en profondeur, il eût trouvé sa voie, ou du moins sa joie, dans une résurrection du style rabe- laisien, dans un Pantagruel àw. XIX^ siècle, où ce géant normand eût englouti ses bonshommes de la Bovary et de V Education, ses ombres chinoises de Salammbô et de la Tentation, comme Gar- gantua fait des six pèlerins avec sa salade, les arrosant d'un horrible traict de vin pineau. Il y a dans la Correspondance une lettre en langage de Rabelais, où l'on trouve une autre succu- lence que dans les pâles Contes Drolatiques de Balzac !
Le style définitif et vrai de Flaubert est évidemment le deuxième, et pour celui qui aime en ses secrets, en son âme, la langue française, il n'est pas d'étude plus passionnante que de le voir se dégager des deux autres. Mais est-ce lui qui se dégage, ou est-ce Flaubert qui le dégage ? Nous en revenons toujours à la même question, en laquelle il ne faut pas voir une pure
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question de mots : " Comme tous les écrivains de son temps, dit M. de Gourmont, Flaubert a subi l'influence initiale de Chateaubriand ^ ; cela n'est ni miraculeux ni très important. Sorti de toute autre école, Flaubert fût pareillement devenu ce qu'il était, lui-même. La vie est un dépouillement. Le but de l'activité propre d'un homme est de nettoyer sa personnalité, de la laver de toutes les souillures qu'y déposa l'éducation, de la dégager de toutes les empreintes qu'y laissèrent nos admira- tions adolescentes. Une heure vient ovi la médaille décapée est nette et brillante de son seul métal. Mais, selon une autre image, je songe au dépouillement du vin qui, délivré de ses parties troubles, de ses vaines fumées, de ses fausses couleurs, se retrouve, quelque jour, gai de toute sa grâce, fier de toute sa force, limpide et souriant ainsi qu'une rose nouvelle... Il faut lire successivement Madame Bovary, VEducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet ; ce n'est que dans ce dernier livre que l'œuvre est achevée, que le génie de l'homme paraît dans toute sa beauté transparente... Qu'est-ce que les descriptions de Salammbô et leurs longues phrases cadencées ^ vis-à-vis des brèves notations et des résumés de Bouvard et Pécuchet, ce livre qui n'est comparable qu'à Don Quichotte ? " Je vois dans le dévelop- pement, ou plutôt dans l'enveloppement de Flaubert beaucoup plus de contingence que n'en admet M. de Gourmont. Je ne crois pas que ce style ait été donné dans sa nature. Sans lui
' Est-ce exact de la prose française de 184.0 à 1850, époque de la formation de Flaubert ? La prose à la Chateaubriand, je ne la vois que dans celle de Lamartine, qui est de deuxième ordre, et dans celle de Quinet qui est de quatrième. En ces années-là le créateur est Michelet, dont l'influence paraît très visible sur les Mémoires d'Outre-Tombe et se retrouve très nette, avec celle de Chateaubriand, chez Flaubert.
' Le caractère principal du vrai style est précisément de rompre avec l'asservissement à la longue phrase cadencée. C'est déjà très visible dans Salammbô.
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appliquer les lignes légères que M. Faguet a commises sur le style de Taine, sans faire de son style sa contre-nature, il est visible qu'il l'a extrait de sa nature par un effort de discipline et par un acte de volonté. Il est visible aussi qu'il pouvait être autre. Faible, incertain, capricieux, mais capable d'amitié solide et d'admiration dévouée, Flaubert était fait pour déférer au jugement d'un ami qui lui eût imposé l'autorité de son goût. Il chercha cet ami sans le trouver, n'eût à sa place qu'un Louis Bouilhet, qui était un médiocre honnête, et Maxime du Camp, que ses Souvenirs Littéraires nous montrent sous la figure d'un sot prétentieux, imposé à la timidité très réelle de Flaubert par sa suffisance et sa désinvolture vulgaires d'homme du monde. L'influence d'un ami aurait pu fort bien le détourner vers l'exubérance, vers l'exploitation intégrale de ses richesses. Je l'imagine sous la figure de son Saint-Antoine, tenté par toutes les formes de la matière verbale : " Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m'émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes.... descendre jusqu'au fond de la matière, — être la matière. " Mais après la tentation revient la figure de l'art choisi, con- centré, dépouillé, qui réclame le travail de minutie et de ferveur : " Dans le disque même du soleil, rayonne la face de Jésus-Christ. Antoine faic le signe de la croix et se remet en prières. "
Chaque phrase de ce style implique une tension et un choix. Il n'est pas absurde de transposer à son ensemble, comme sa clef de voûte et son explication dernière, cette idée de tension et de choix, de mouvement et de volonté. Ce qu'il y a sans doute, dans le style de Flaubert, de plus intéressant, c'est la courbe qui le conduit des premières œuvres aux dernières, courbe logique certainement, mais vivante, contingente, imprévisible, et qui nous apparaît élue entre d'autres courbes également possibles. Le " dépouillement " dont parle M. de Gourmont,
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et qui va de 'Novembre à Bouvard, ne dépasse-t-il point, d'ailleurs, le but ? Après qu'il est devenu " limpide et souriant ainsi qu'une rose nouvelle ", le Bourgogne tourne à la transparente pelure d'ognon, puis il s'affaiblit, passe et meurt. Je ne partage pas l'enthousiasme de M. de Gourmont pour le livre qu'il appelle " la pièce d'archives où la postérité lira clairement les espoirs et les déboires d'un siècle ". Flaubert disait qu'il aurait voulu que son livre donnât l'impression d'avoir été écrit par un crétin, inutile de dire qu'il n'y est pas non plus arrivé. Mais, dans ce pendant moderne à la Tentation, je ne vois qu'un inventaire, rédigé par un notaire méphistophélique, dans le style éteint qui convient, et qui paraît, comme certaines pages de Stendhal, la démission lucide et désabusée du style. C'est Madame Bovary, ce n'est pas Bouvard, qui fournit dans son fond et dans sa forme, le Don Quichotte de Flaubert.
J'ai parlé d'un Flaubert rabelaisien. Les Premières Œuvres nous offrent un fragment de Flaubert sur Rabelais, qui se termine ainsi : " Vienne donc maintenant un homme comme Rabelais ! Qu'il puisse se dépouiller de toute colère, de toute haine, de toute douleur ! De quoi vivra-t-il ? Ce ne sera ni des rois, il n'y en a plus ; ni de Dieu, quoiqu'on n'y croie pas, cela fait peur ; ni des jésuites, c'est déjà vieux. Mais de quoi donc ? Le monde matériel est pour le mieux, ou du moins il est sur la voie. Mais l'autre ? Il aurait beau jeu. Et si le poète pouvait cacher ses larmes et se mettre à rire, je vous assure que son livre serait le plus sublime et le plus terrible qu'on ait fait. '* Voilà, peut-être, l'idée primitive de Bouvard, mais d'un Bouvard qui eût été en expansion et en romantisme ce que le vrai Bouvard est en dépouillement et en sécheresse.
Je ne me dissimule pas ce qu'a d'un peu artificiel et vain un débat qui roule, en somme, sur le problème de la nécessité ou de la contingence du style et qui ne saurait s'abstraire du problème général de la nécessité et de la contingence, sur lequel on dissertera indéfiniment. M. de Gourmont, dans son livre déjà
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ancien, a levé un lièvre qui n'a pas cessé de courir. Il m'a semblé que sa solution mécaniste était un peu courte, son sensualisme et son déterminisme un peu sommaires. La question Taine dépasse de beaucoup Taine, ou plutôt n'intéresse que médiocrement Taine. Car Taine ne fait qu'un avec son style de matière vivante et de forme oratoire. La question Flaubert, elle, est différente. Il m'a paru que beaucoup de choses se passaient chez Flaubert comme si le choix volontaire était le principe de son style. Mais mon rôle s'est borné à indiquer, après M. de Gourmont, une question encore fraîche, mitoyenne entre l'esthétique, la psychologie et la métaphysique, une place où il serait utile de creuser encore.
Albert Thibaudet
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��NOTES
��LA LITTERATURE
��L'ABDICATION DU POETE, par Maurice Barrés (Georges Crès).
Ni la décomposition de Venise, ni le délabrement des églises de France ne surpassent en pathétique la vieillesse désolée d'un Lamartine ; et l'on ne s'étonne point que M. Barrés ait inter- rogé le mystère de cette grande âme, longtemps ardente, où les flammes du lyrisme et du génie oratoire semblent, en s'éteignant, n'avoir enfin laissé qu'un peu de fumée et de cendre amère.
Huit recueils de vers se sont succédés des premières Médita- tions (1820) aux Recueillements poétiques (1839) ; les chants des trente dernières années ne remplissent qu'un maigre volume de Poésies Inédites. Bien avant la Révolution de 1848, bien avant VHistoire des Girondins, Lamartine se détourne de la poésie et tend vers l'action. Selon ses idées, chacun jugera s'il a commis une erreur politique, et si ce pur aristocrate a trahi sa vraie nature en s'orientant vers la démocratie. Du moins y fut-il porté par une exigence tout intérieure ; on fausserait le sens de sa vie en ne voyant là qu'une vocation factice suscitée par les influences du dehors.
La plaquette de M. Barrés débute par le souvenir d'un " déjeûner lamartinien ". Le maître de la maison est M. Jules Caplain, " un ancien officier, excellent patriote et petit-fils de ce M. Duboif de Cluny qui fut le voisin de campagne et l'ami du
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grand poète. " Un des convives, M. Jean des Cognets, prononce le nom de Dargaud — " un philosophe, celui-là, un ami des Quinet, des Michelet. "
"Dargaud! Nous y voilà! s'écrie M. Caplain. C'est rhomme malfaisant qui a constamment agi pour dénaturer l'âme de M. de Lamartine. Il le faisait sor*^^ir de sa voie naturelle. Il essayait d'en faire un radical....
— Enfin, Caplain, répond Barrés, il faut reconnaître que Lamartine ne répugnait pas tant que ça à l'endoctrinement de Dargaud : il l'a écouté toute sa vie.
— .... Croyez-moi, reprenait Caplain, Dargaud était un délégué de la secte. Le bonhomme avait pour mission de con- quérir à la maçonnerie le génie et l'influence de Lamartine. Je ne sais pas si on raconte cela dans vos livres de critique, mais c'est la vérité. Le cas de Dargaud chez Lamartine, c'est un cas de tous les jours,... "
Ce que fut exactement Dargaud, et jusqu'où s'étendit son action sur Lamartine, — je l'ignore, et n'ai nulles clartés sur l'influence de la maçonnerie. Lamartine, à nos yeux, demeure un poète catholique ; s'il sort maintes fois de l'orthodoxie, c'est de bonne heure, et c'est naïvement ; sa propre nature et les courants d'idées contemporains expliquent assez ses écarts, sans qu'il faille encore supposer je ne sais quelles manœuvres secrètes. M. Henry Cochin donne, au sensdeBarrès, un plus juste point de vue : " Lamartine désirait le succès politique, et, dans ce temps-là comme aujourd'hui, pour obtenir une place au pouvoir il fallait laisser de côté toutes les idées religieuses ". Mais cela encore n'est vrai qu'à demi ; Barrés lui-même dira plus loin que même dans la politique Lamartine prétend " réintroduire Dieu ". — Quant aux origines de sa politique (et c'est elle ici qui compte avant tout, car c'est par elle qu'il a troublé les âmes, non par un doute irreligieux), n'oublions pas que le désir du succès et l'ambition de la gloire ont travaillé dans le sens d'une conviction spontanée et très lentement
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mûrie : " Nous partons de deux principes opposés. Tu dis :
- La Révolution de 89 est le mal sans mélange. " Je dis : " Les
grands principes de la Révolution de 89 sont vrais, beaux et bons, l'exécution seule a été atroce, inique, infâme, dégoûtante." Pour que 89 fût si mal, il fallait que ce que 89 détruisait fût beau ; or, je trouve 88 hideux.... La Révolution principe est une des grandes et fécondes idées qui renouvellent de temps en temps la forme de la société humaine ; et, si tu veux raisonner sans passion avec toi-même, tu verras que l'idée de liberté et d'égalité légales est autant au-dessus de la pensée aristocratique ou féodale que le christianisme est au-dessus de l'esclavage ancien. " Cette lettre à Aymon de Virieu est datée de 1830. Cinq ans après, revenant de l'Orient — où Dargaud, je sup- pose, ne l'avait pas suivi, — Lamartine écrivait : " Je deviens de jour en jour plus intimement et plus consciencieusement révolutionnaire.... Je médite sans cesse, et à genoux, et devant Dieu, et je crois qu'il faut que nous et ce temps-ci nous servions courageusement la loi de rénovation.... Je ne me prononce pas cependant encore tout à fait. J'y mets temps, religion, examen, prudence. Puis, une fois le parti pris, j'irai très loin. "
Aussi bien cette controverse, que je soulève en passant, n'est elle pas le sujet choisi par M. Barrés. Le point de départ de ses réflexions est ce billet du 26 mars 1863, où Lamartine, "étranglé entre deux portes...., véhémentement menacé de la vente totale de tous ses biens ", déclare à son ami, M. Dubois :
'* ... J^ aurais voulu sauver Saint-Point pour ma femme, pour Valentine.
" Quant a la politique , je m'en fiche et je suis a peu près comme le pays. Je pense a moi et a ceux qui vivent de moi, "
" Nihilisme politique, — dit Barrés — effondrement finan- cier, mystère sentimental, ce papier léger contient tout... On y respire ses grandes et belles qualités, son amour de la terre, son respect de la famille, et puis cet attrait qu'il exerça jusqu'à la
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mort sur la sensibilité féminine.... Comment nous expliquer qu'à Tâge oii l'esprit tire ses conclusions sur la vie, il exhale une plainte si désabusée, le plus grand poète idéaliste de notre race ?... Quel portrait à tracer que celui d'un jeune cavalier heureux, infatué, divin, qui se transforme en un vieillard abandonné de Dieu, des autres et de soi-même ! " La grande affaire, c'est de comprendre que " dans sa détresse subsistent et agissent les dispositions morales qui firent sa grandeur. L'âme ancienne demeure dans la tour ruinée. Voilà le mystère, voilà ce qui est beau, complexe et déchirant."
" Quel beau mystère ! Un cygne au plumage éblouissant, pareil à un sentiment pur, nageait dans un beau lac ; on l'a chassé, obligé de marcher dans les terres boueuses oii il boîte, se souille, s'épuise. Que d'autres rient ou le plaignent ! Nous songeons aux passions tristes ou grandes qu'éprouve ce vieux musicien taciturne.... Comment un si clair génie tout ailé et tout en lumière est-il devenu cet astre noir ? "
Pour l'expliquer, il faut songer d'abord à quel point Pamour de la vie dangereuse touche de près, chez Lamartine, aux sources même de son inspiration : " Lamartine attendait de la démocratie un plaisir sublime, la joie de se faire porter sur un élément capable de l'engloutir.... Plaisir du risque, plaisir du cavalier, du nageur, du joueur. " Mais en même temps il obéis- sait aux plus hautes parties de son génie : " En présence de tout grand phénomène, Lamartine reçoit une émotion et répond par un acte d'adoration. Les foules lui ont donné un ébranle- ment, il y réplique par un hymne... Comment résister à l'Esprit où qu'il souffle ? "
Voici maintenant ce "vaincu de Pharsale" délaissé de la foule et de ses amis, aux prises avec la pauvreté, réfugié dans ses trois châteaux dont chacun devient " une usine à copie. " Pourquoi cette succession d'entreprises engloutissant millions après millions ; pourquoi ce refus, cette indignation, quand M. Dubois lui propose une combinaison qui sauverait son
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repos ? " Les embarras de Lamartine s'expliquent par une cause psychologique constante : Il est un joueur... Il prenait les réalités du présent, leur joignait les promesses de Tavenir, les escomptait et poussait l'optimisme jusqu'à la présomption.... Sa femme fait cette remarque saisissante : " Pour lui, la réalité disparaît toujours sous les perspectives idéales, et lorsque la vraie situation se révèle, c'est un éclair qui précède à peine la foudre..." Lamartine aimait sa détresse ; il y trouvait les émotions du risque. Le risque, la lutte avec le hasard, l'appel à la chance (je crois qu'il aurait dit la sollicitation de Dieu), bref, l'obéis- sance à son inspiration, voilà le secret profond de son être, voilà le démon intérieur que nul traitement ne peut dompter. "
"A travers ces faits pitoyables, l'âme de Lamartine reste charmante, rapide, difficile à saisir, comme un cerf à travers les arbres de la forêt dénudée par l'hiver. " Les images de la jeunesse et de l'amour ne l'ont pas toutes abandonné. Près de lui veille sa nièce, " Valentine de Cessiat, figure noble et un peu mystérieuse ", fidèle à la rêverie qu'elle a commencée tout enfant. " Valentine accompagnait le poète dans ses courses à travers la campagne, le suivait dans son cabinet de travail, infatigablement promeneuse et copiste, et le soir lui faisait la lecture. Il aimait les récits de voyage, surtout dans les grandes solitudes monotones et désespérées, les voyages vers Tombouctou où l'on n'arrivait jamais, les expéditions toujours déçues au Pôle Nord. Durant des heures entières, il écoutait ces longs récits.... Tous autour de lui mouraient de froideur et d'ennui. A la fin, — dit le secrétaire, — quand arrivait un ours blanc, tous pous- saient un cri d'intérêt... "
Mais enfin, pourquoi, — malgré des échappées sublimes, preuves d'un génie toujours présent (le Désert, la Vigne et la Maison), — pourquoi ce reploiement d'ailes, ce reniement d'une mission sacrée, ce mutisme douloureux ? Je crois que M. Barrés rapporte bien à sa vraie cause cette maladie du désespoir :
" C'est un arbre planté sur le bord des eaux vives de l'Espé-
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rance et dont le feuillage se dessèche et tombe, dès l'instant qu'elles lui manquent. L'Espérance a tari dans cette grande âme qui avait trop abusé d'elle...
" Lamartine est un génie primitif dans lequel notre civilisa- tion, les affaires, la politique, viennent de verser leurs détritus... Il ne veut plus, ne peut plus chanter... Nul poète plus que celui-là n'a aimé à aimer. Sa tendresse d'imagination est divine. Ce monde, disait-il, est un océan de sympathies dont nous ne buvons qu'une goutte, quand nous pourrions en absorber des torrents.... Il avait des relations et des amitiés par toute la nature.... Quand ces rapports furent rompus et qu'il n'eut plus devant les yeux un accueil de joie et d'admiration, son cœur fléchit, cessa de vouloir porter sa destinée... Il est incapable d'exprimer des sensations, des pensées mal accordées avec la nature de son âme, et la vie ne lui apporte plus que ces impre- ssions... Il a la générosité, la vertu de se taire. Il était né pour faire à la nature un perpétuel commentaire d'admiration. Quand la vie lui a révélé le mal, lui a suggéré ce qui décourage, il s'est tu.... Il s'est tu quand ses paroles n'étaient plus dispen- satrices de bonheur.... Il s'est refusé aux œuvres de colère.... Il n'a jamais blasphémé. "
M. A.
��FANTOMES ET VIVANTS, souvenirs des milieux litté- raires, politiques, artistiques et médicaux de 1880 à 1905, première série, par Léen Daudet (Nouvelle Librairie Nationale).
" Je commence, avec ce volume, la publication de mes sou- venirs ", dit M. Léon Daudet, et il nous donne les raisons pour lesquelles, au contraire de l'usage, il livre '* au public des mé- moires avant les portes de la vieillesse et de la décrépitude." A proprement parler ce ne sont pas là des mémoires suivis, ce sont des épisodes et des portraits, d'un plan tout à fait analogue aux
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Souvenirs d^un homme de lettres d'Alphonse Daudet. Evidemment de vrais mémoires écrits par M. Léon Daudet, et qui porteraient sur sa vie intérieure autant qu'extérieure, seraient des plus in- téressants. Mais on comprend fort bien qu'il ne les ait pas écrits. Si quelqu'un est à l'antipode d'un Amiel, c'est bien lui. Homme de spontanéité et d'action, il est parfaitement étranger, pour le moment du moins, à la culture et à l'analyse du scru- pule intérieur. Il s'accepte et s'aime tel qu'il est, il ne porte pas — ou ne porte que fort peu — les yeux sur lui, il les tourne extérieurement, vigoureusement, il les assène sur autrui. De sorte que les mémoires de M. Léon Daudet sont une galerie de portraits où il ne manque que celui en vue duquel on écrit généralement des mémoires, je veux dire le sien. Qui, de ses amis ou de ses ennemis, nous le donnera à sa place ? Ne nous plaignons d'ailleurs de rien : quel que soit le parti-pris du livre, il est d'un relief, d'une couleur, d'une verve étonnantes. L'œuvre de M. Léon Daudet est déjà très complexe et très mêlée, et ce n'est pas ici le moment de chercher pourquoi ses romans, sauf le Voyage de Shakespeare, demeurent toujours par quelque côté des romans d'intellectuel, où le cordon ombilical, comme disait Taine, n'est pas coupé. Mais ses deux qualités maîtresses, la vigueur de la langue saine et imagée, le mouve- ment à la fois passionné et discipliné des idées, n'ont jamais mieux trouvé leur emploi que dans ce livre de Souvenirs. C'est le type de livre qui se fait lire, qui, ouvert, exige qu'on aille sans débrider jusqu'au bout. Les qualités du romancier, du critique, du pamphlétaire, s'y combinent en une proportion fort juste, excluant à peu près tout ce qui, des trois personnages pris isolement, peut faire broncher les délicats. Ce genre des Hommes Vus, analogue à celui des Choses Vues par Victor Hugo, était, on s'en rend maintenant compte, celui où M. Léon Daudet pouvait donner toute sa pleine et parfaite mesure artistique.
Il faudra que l'histoire littéraire jette les yeux sur ces por-
�� � portraits, il faudra aussi qu’elle ne soit pas plus dupe de l’art de M. Léon Daudet que l’histoire politique n’est dupe de l’art de Saint-Simon. M. Daudet par exemple a été un familier de la maison de Victor Hugo ; il ne semble pas qu’il fasse un effort bien généreux pour restituer, par delà l’image alourdie et empâtée des derniers jours, par delà l’homme qu’il a fréquenté, la figure vraie du grand poète. Racontant sa première entrevue avec Victor Hugo, M. Daudet écrit : « Il articula distinctement ces mots : « La terre m’appelle », qui me parurent avoir une grande portée, un sens mystérieux. Il ajouta, en me mettant sur le front une main douce et belle, ornée d’une bague que je vois encore et qui me rappela la confirmation : « Il faut bien travailler et aimer tous ceux qui travaillent. » Il y avait, dans son attitude, une noblesse assez émouvante, jointe, je ne sais encore pourquoi, à quelque chose de burlesque. » En tout cas ces propos du Poète n’ont rien de burlesque, et c’est ainsi, exactement, avec ce tour à la Louis XIV, qu’un Victor Hugo doit parler à un jeune collégien. Et si M. Daudet à cet âge tendre, a été sensible au burlesque d’un Victor Hugo, il faut en conclure qu’il n'avait point la vocation du respect. Celui que M. Daudet appelle le Vieux donne surtout dans son livre, l’impression d’un monstre d’indestructible santé, « libidineux » qui « eut jusqu’au bout toutes ses cordes », d’un vorace qui « mangeait, de ses cent-vingt-huit dents intactes, avec une gloutonnerie tranquille », — et d’un parfait avare. M. Daudet oublie peut-être que cet avare se laissa ruiner par le coup d’État et par l’exil, et fut obligé, pour se refaire des ressources, d’écrire le feuilleton des Misérables. Victor Hugo était peut-être avare, il n’était pas avide. Il a mis sur la paille ses libraires belges, soit. Au moins n’a-t-il pas, comme le magnifique et généreux Lamartine, laissé mettre sa poésie à sec par les commandes de ses libraires, — et pour nous c’est l’essentiel.
Vous pensez bien que M. Léon Daudet s'avance dans son livre le casse-tête à la main, et jonche ses pages de victimes. Ce sont les Châtiments d’un pamphlétaire, et je ne songerais qu’à en admirer le verbe si l’auteur n’expliquait ainsi ses haines : « Certains de ceux que je nommerai ont fait beaucoup de mal à la France. Morts ou vifs, je tiens à les marquer sans miséricorde. » M. Daudet ne confond-il pas un peu ses amitiés et ses haines personnelles avec le bien et le mal qu’on a pu faire à la France ? Tel poète d’Académie est en effet « marqué sans miséricorde. » Quel mal ce barde a-t-il bien fait à la France par ses mauvais vers ? D’autre part M. Daudet écrit des pages toutes de sympathie et d’admiration pour Henri Rochefort. L’homme privé, chez Rochefort, était en effet très sympathique et très noble, serviable et généreux à l’égard d’adversaires. Tout cela n’empêche pas que peu d’hommes aient fait après 1871 plus de mal au pays que ce démolisseur étroit, qui n’eut jamais une idée dans la tête, et qui pendant trente ans intoxiqua, abrutit les Parisiens, en leur faisant prendre des pitreries de vieil enfant pour de la pensée politique. On écrira peut-être un jour l’histoire, encore mystérieuse, des causes qui effritèrent, ruinèrent, effacèrent, durant ces trente ans, le Paris moral et politique du XIXe siècle : il faudra faire une place, dans cette histoire, aux microbes pernicieux et clownesques que furent les premiers-Paris de l’Intransigeant.
M. Daudet offre son livre à la jeunesse d’aujourd’hui, éclairée « par la vérité politique, par la vérité royale, qui précède et commande la quadruple santé militaire, littéraire, scientifique et artistique d’un splendide pays tel que le nôtre. » Je ne combats point, en tant qu’elle est purement politique, la vérité dont parle M. Daudet ; mais ces lignes, ou plutôt ce que je lis entre ces lignes, ne laisse pas de me paraître énorme. Lorsqu’une délégation de l’Académie se présenta, en 1830, à Charles X, le priant qu’il épargnât à la Comédie Française la profanation romantique d’Hernani, la pensée de ces messieurs était exactement celle qu’exprime M. Daudet, sauf qu’ils l’eussent moins bien formulée. Charles X, si la vérité royale lui paraissait commander la santé militaire de la France, ne prétendait pas qu’elle commandât rien de littéraire, et il répondit aux hommes verts qu’il n’avait que sa place au parterre. S’il avait montré cinq mois plus tard autant de bon sens, la France aurait conservé probablement sa famille de rois. Guillaume II n’a rien ajouté à la santé de l’Allemagne lorsqu’il a mis, à plusieurs reprises, l’épée du Hohenzollern dans le plateau des valeurs littéraires. La politique n’a en littérature que sa place au parterre, comme la littérature n’a en politique que sa place au paradis.
VOYAGE DU CONDOTTIÈRE, par André Suarès (Émile Paul).
Le Voyage du Condottière que les lettrés chérissaient depuis plusieurs années dans un volume de fortune, paraît enfin dans une édition convenable. Aucun Voyage en Italie n’est plus jeune, plus héroïque, plus sensuel. À la terre de la beauté M. Suarès n’a voulu apporter que de la beauté, il en a créé, versé, fait tournoyer à profusion, et, comme un prince de la Renaissance, il ne vit ici que dans les fêtes flamboyantes du style. Il y a des phrases où l’on mord comme dans des fruits, des phrases d’or, de parfums, de cristal… Mais ces phrases vives ne sont point vides, un cœur ardent les alimente. « Je n’ai pas mangé depuis trente heures. La lumière nourrit. » C’est cela, la phrase boit à torrents une nourriture qui lui verse la vie, et qui ne l’alourdit jamais. Mais précisément parce que cette lumière vibre sur des paysages vrais, sur des fonds substantiels, elle ne cesse jamais de donner l’impression de la réalité. Elle est contrainte, comme un fleuve, entre deux rives dures, celle du pays, celle du voyageur. « Un homme voyage pour sentir et pour vivre. À mesure qu’il voit du pays, c’est lui-même qui vaut mieux la peine d’être vu. Il se fait chaque jour plus riche de tout ce qu’il découvre. » Aussi, avant d’entrer dans le voyage, M. Suarès fait-il le portrait du voyageur. Ainsi procédait Taine, lui aussi, au début de son Voyage en Italie. Il est bon en effet que le lecteur connaisse la lunette humaine par laquelle il regardera. « C’est un homme qui a toujours été en passion, écrit Caërdal de lui-même. Et c’est par là qu’on l’a si peu compris. » C’est par là qu’il comprend l’Italie ardente du Nord, celle de la Renaissance, c’est par là qu’il comprend, qu’il revit, qu’il laisse couler dans son sang la passion de l’Italie, l’Italie de la passion. C'est par là qu’il comprend et qu’il aime Stendhal (l’admirable chapitre sur Stendhal en Lombardie !) qui a compris et aimé la passion, qui, voyant la passion sur tous les visages de l’Italie « a créé une Italie plus italienne cent fois que celle que nous avons sous les yeux. » (Éloge ? ironie ??) Et l’Italie du Condottière, toute faite d’essences, est plus italienne encore que celle de Stendhal, plus italienne des musiques, des couleurs, et des parfums qu’elle y ajoute.
LA GENÈSE DU XIXe SIÈCLE, par Houston-Steward Chamberlain (édition française, par Robert Godet) 2 vol. (Payot).
Le livre de H.-S. Chamberlain, déjà ancien, a eu un succès prodigieux dans les pays allemands et anglo-saxons. C’est un ouvrage considérable, bien que moins suggestif et plus fragile que l’Immanuel Kant qui reste le chef-d’œuvre de l’auteur. Il appartient à un genre fort discrédité chez nous, mais qui reste assez goûté dans les pays du nord : la philosophie générale de NOTES 3^1
riiistoire, ou, plutôt, de la culture. Genre qui consiste, en somme, à systématiser le superficiel, mais enfin un genre vaut ce que vaut l'auteur qui le traite. La pensée de Chamberlain, par sa subtilité et sa richesse, par une souplesse plus ingénieuse que pro- bante, rappellera peut-être au lecteur français les livres de Cournot et certains livres de Tarde tels que la Logique Sociale et les Transformations du Pouvoir. Mais elle est bien germanique par un désordre qui n'épargne point notre peine, et aussi par son idée centrale, l'idée de la race, de sa noblesse et de sa pureté. On comprend en lisant Chamberlain les raisons qui ont fait de Gobineau un grand homme en Allemagne et de V Inégalité des races humaines un des grands livres français pour un lecteur d'Outre-Rhin. Chamberlain n'est d'ailleurs pas un disciple de Gobineau : pour lui une race se crée par une série de croisements favorables, très complexes, elle n'est pas donnée dès l'origine. C'est ainsi que la supériorité des insulaires Anglais et Japonais consiste non dans la pureté originelle de la race, mais dans la constance de cette pureté de la race une fois formée. Chamber- lain ne prononce jamais le nom de M. Quinton, et doit l'igno- rer. Cependant sa théorie ressemble beaucoup à une sorte de Quintonisme social, très intéressant.
Le germanisme est pour l'auteur non une doctrine, mais une religion. L'apothéose du Germain, dans le type duquel rentrent d'ailleurs les meilleurs éléments des nations dites latines, se dresse au tournant de toutes ses idées, et sous des formes parfois bien comiques. Ainsi : " Le Maure s'imprègne si abondamment de sang gothique qu'aujourd'hui encore une partie de l'aristo- cratie du Maroc peut faire remonter sa généalogie à des aïeux germaniques." (p. 512) Aucune référence pour cette extraordi- naire allégation, qui a dû naître autrefois dans le sillage de Guillaume II à Tanger ; mais il n'en faut pas davantage, il en faut même moins, à un bon pangermaniste pour que le Maroc lui apparaisse au même titre que la Champagne une terre authentiquement allemande détenue avec injustice et provisoire-
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�� � ment par l’ennemi héréditaire. — Ce n’est pas un hasard, est-il exposé à la page 637, si le grand principe du christianisme, la justification par la foi, que retrouvera le Germain Luther, est formulé par Saint-Paul dans l’Epître aux Galates, qui sont des Gaulois, c’est-à-dire des Germains ! — Les Amorrhéens de la Bible, qui furent exterminés par les peuples voisins, sont canonisés parents des Germains, représentants en Asie de VHomo europaus. Et l’auteur de s’écrier : " O Homo européens, comment pouvais-tu t’ égarer en pareille compagnie ? Oui, tu m’émeus comme un regard ouvert sur quelque divin au-delà. Et je vou- drais qu’il fût encore temps de crier : ne suis pas le conseil des savants anthropologues, ne te commets pas avec ce ramassis, ne te mêle pas à cette plèbe asiatique, obéis au grand poète de ta race (Goethe), reste fidèle à toi-même !.., Mais j’arrive trois mille ans trop tard. Le Hittite demeura, l’Amorrhéen disparut." (p. 509). — Chamberlain n’aime pas les Grecs, il leur dénie une bonne part de leur originalité, et c’est tout juste s’il ne fait pas des Perses les vrais vainqueurs des guerres médiques, à la suite, d’ailleurs, de Gobineau, dont il cite l’ultra-fantaisiste Histoire des Perses comme un ouvrage scientifique. " On sait aujourd’hui que la pensée hindoue exerça une influence à certains égards déterminante sur la pensée grecque... Pour Pythagore notamment la preuve est acquise d’une intime familiarité avec les doctrines hindoues", (p. 180.) Voilà à quelles vieilleries s’en tient, sur la pensée grecque, l’auteur àH Immanuel Kant ! Mais la philosophie de l’histoire donne sans doute des lumières auxquelles n’atteint pas l’histoire tout court ; car celle-ci est bien étonnée d’apprendre de son aînée que dans la Commune de 1871 " tout homme clairvoyant a reconnu, dès le début, une machination judéo-napoléonienne " (p. 453).
Toutes ces bizarreries n’empêchent pas la Genèse du XIX^ siècle d’être un livre fort curieux, où les idées originales sourdent abondamment, mais troubles et qu’il faut filtrer. La théorie centrale sur les races pures et le chaos ethnique, contient sans NOTES 323
doute une part de vérité, et mérite en tout cas les discussions passionnées auxquelles elle a donné lieu.
A. T.
��Nous publierons dans notre prochain numéro une seconde note sur l'ouvrage de H. S. Chamberlain.
��ESSAIS CHOISIS, par Georges Brandès, traduit par S. Gar- ling, (Mercure de France).
Les essais traduits dans ce volume valent surtout en ce qu'ils donnent au lecteur français une idée assez complète du talent de M. Georges Brandès. Leur contenu est inégal. Les deux morceaux sur Renan et Taine,déjà anciens, nous apprennent peu de chose sur les deux penseurs eux-mêmes ; on y lit des souve- nirs personnels intéressants, entre autres une conversation de Renan et de M. Brandès, le 12 avril 1870, après Froeschwiller. Ailleurs M. Brandès nous dit que "lorsque quelqu'un proposa à la Bibliothèque de l'Université de Copenhague de faire l'acquisi- tion de V Histoire de la Littérature Anglaise, le conservateur répon- dit que c'était là une œuvre beaucoup trop superficielle, et même un professeur aussi libéral que M. Brochner considérait qu'étudier les ouvrages de Taine était une occupation inutile et qui ne pouvait s'expliquer que par la trop grande jeunesse du délinquant." Rappelons que dans sa préface à Taine historien de la Révolution, M. Aulard déclare qu'un candidat au diplôme d'études qui citerait en Sorbonne Taine historien comme une autorité se verrait immédiatement disqualifier. Les Universités ont la dent dure pour ceux-là qui ne poussent point sous leurs ailes. Cela n'empêchera pas Taine de demeurer un peu plus longtemps que M. Brochner et M. Aulard. Sur Taine voici une
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note, perspicace, et qui le met bien à sa place européenne, de M. Brandès : " Pour remédier au caractère trop personnel de la critique littéraire, il a travaillé à lui procurer un fondement inébranlable grâce aux méthodes empruntées aux sciences natu- relles. C'est le contraire des tentatives des Allemands au temps des Schelling et des Hegel, qui eux avaient tenté d'appliquer les méthodes des sciences morales à l'étude de la nature."
Les deux meilleurs morceaux du volume sont l'étude sur Nietzsche et l'étude sur Ibsen. M. Brandès a été le premier à faire connaître Nietzsche au grand public, et son étude reste sinon une des plus profondes, du moins une des plus correctes et des plus claires qu'on lui ait consacrées. Il a beaucoup pratiqué et bien connu Ibsen, il en fait un portrait extrêmement vivant, plein de curieuses anecdotes sur ce puissant et singulier bon- homme. Le récit d'un banquet offert au dramaturge par quel- ques touristes lettrés est fort amusant. Il se termine ainsi :
" Un journaliste, qui était le voisin de table de la belle et excellente actrice Constance Brunn, se leva et dit : " Ma char- mante voisine me prie de transmettre à M. Ibsen les remercie- ments des actrices du Théâtre de Christiania, et de lui dire qu'il n'existe pas de rôles qu'elles aiment mieux jouer et desquels elles aient plus à apprendre que ceux de M. Ibsen. — Ibsen : A ce propos, je ferai cette observation que, d'une façon géné- rale, je n'écris pas de rôles, je décris des hommes, et jamais de la vie il ne m'est arrivé d'avoir un acteur ou une actrice en vue en élaborant une pièce. " Ce n'est que la moindre de ses boutades, mais il ne vous en faut pas davantage, n'est ce pas î pour vous rappeler ce que vous saviez déjà, qu'Ibsen ne fut jamais un dramaturge bien parisien.
A. T.
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LE ROMAN
LE MONARQUE, par Pierre Mille (Calmann-Levy).
Une attention toujours en éveil, un esprit sans préjugés, une sympathie exempte de partis-pris, une vision libre et franche de la vie, telles sont les qualités de M. Pierre Mille ; son style ne tend qu*à les mettre en valeur. — Naguère, en disant le plaisir que me donnait Louise et Bamavaux, j'avais mêlé aux éloges un petit reproche de négligence ; sur quoi l'auteur a protesté, avec bonne grâce et non sans droit, car je m'étais mal expliqué : C'est en voulant louer en lui le moraliste, c'est en essayant de transcrire quelques remarques de psychologie sociale dont la justesse m'avait frappé, que j'avais souffert de n'y trouver point cette concision ferme et nette qui détache le trait, l'aiguise et le fixe dans la mémoire. Mais le conteur, convenons-en, n'est pas un faiseur de maximes ; il est naturel que ses réflexions ne s'isolent point de son récit. Et dans le récit même, comme il a raison de ne pas tendre vers une perfec- tion figée et glacée ! comme il a raison de vouloir que le bonheur des images et le juste choix des mots se subordonnent au rythme de la phrase, qui doit suivre aussi fidèlement que possible le déroulement des faits et des pensées, le mouvement même de la vie !
Tout de même, le Monarque me semble plus parfait, parce que les mêmes critiques n'y trouveraient plus où se prendre. Pour être moins surchargées de complétives ou d'incidentes, pour imiter moins souvent les détours d'une causeries, les phrases n'y ont pas un tour moins naturel, et ne suggèrent pas moins vivement le geste ou le jeu de physionomie qui convient pour les souligner. Les aventures du Monarque sont en elles-mêmes peu de chose ; l'art n'y perd rien ; dans ce livre alerte et lumi- neux on respire bien l'air de la Provence et l'âme de ses
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habitants ; par instants il m'a fait songer aux dialogues de M. de Miomandre, — car la route n'est pas longue, de l'Espé- lunque aux montagnes de Grasse. Mais un Parisien de race doit comprendre ceux du Nord aussi bien que ceux du Midi ; M. Mille prend à merveille l'allure et le ton de la Flandre. — Au total, et sans rien grossir, il faut accorder à l'auteur que son ouvrage est ** un peu plus sérieux qu'il n'en a l'air. "
M. A.
��BONTCHÉ LE SILENCIEUX, ET AUTRES CONTES JUIFS, par I.-L. Peretx, traduits par Ch. Bolx, avec une pré- face de Pierre Mille.
Isaac Leibusch Peretz est né en 185 i, à Zamoszc, dans la Pologne russe ; il a reçu d'abord une éducation toute rabbi- nique ; il a partagé la vie que mènent en son pays six millions d'Israëlites. Mais la culture européenne l'a pénétré : " Son horizon, nous dit M. Pierre Mille, a dépassé celui de cette " patrie " juive. Je ne crois pas qu'il ait jamais lu Anatole France, mais il a beaucoup pratiqué Henri Heine. Ce n'est plus un croyant, il est au-dessus de la mentalité de ses coreligion- naires de Pologne, il ne partage pas leur foi ; il les considère, si l'on peut dire, de l'extérieur, et son ironie ne les épargnerait pas, s'il n'avait d'eux tant de pitié, toute la pitié que mérite leur malheureux sort. Et enfin c'est un artiste, un très grand artiste, maître de sa langue et de sa composition... Nous péné- trons avec lui dans ce monde inconnu de nous — et magique : il nous montre l'Israélite polonais sur place, dans les fourmi- lières d'où il essaime pour se répandre sur le reste du monde. " — Six millions d'hommes, groupés en tribus très denses, fixés par la loi sur un sol qu'ils n'ont pas droit de posséder. Ils ne peuvent pas être tous commerçants ; en immense majorité ils sont donc ouvriers d'usine, depuis l'ère industrielle, ou porte-
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faix, charretiers, commissionnaires, bûcherons même — et géné- ralement misérables. " Ils baignent dans une atmosphère profon- dément intellectuelle. Si tous ne sont pas Talmudistes, si tous ne sont pas théologiens, tous entendent, tous les jours, discuter Talmud et théologie, voient couper les cheveux en quatre. Ainsi leur cerveau est perpétuellement et prodigieusement aiguisé, de génération en génération. " Leur conception de la vie n'est pas triste ; c'est une sorte de fatalisme optimiste, où le Messianisme, la foi persistante dans le triomphe d'Israël, s'accom- pagne de " cette idée, base du Khasstdisme, que l'homme est entièrement dans les mains de Dieu. "
Une telle croyance est féconde en vertus : par elles un être humble et naïf, comme le commissionnaire Schmarié, accepte et supporte le plus dur destin ; par elle, une âme méditative comme celle du maître primaire lohanan, garde intacts sa confiance et son espoir mystiques parmi les épreuves de chaque jour : Celui qui donne la vie donne aussi de quoi vivre, cette histoire de maître Johanan, doit assurément quelque chose aux contes religieux de Tolstoï, et s'égale aux plus beaux d'entre eux. — Mais la même croyance inspire aussi la non- résistance au mal, et la résignation stupide : Bontché, qui a tout supporté en silence, s'éveillant à la gloire du Paradis, ne saura rien demander que " tous les matins un petit pain chaud avec du beurre frais". Elle peut même conseiller maint répugnant sacrifice que la coutume a consacré : et c'est ainsi que la jeune Lia épouse le vieux Turkeltaub. Que l'on confronte l'histoire des Cabalistes, où l'ascétisme touche à la folie, et ce tableau : Dans le Sous-sol, où la misère est embellie par une tendresse tout humaine : il apparaît bien clairement que Peretz ne prend pas le parti de la tradition. La plus longue nouvelle : VEpidémie, enveloppe la condamnation d'un état social où quelques-uns ne peuvent attendre leur bonheur que d'une cala- mité publique.
Peretz nous laisse beaucoup à deviner ; les émotions, les actes
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qu'il décrit, résultent d'une éducation et d'une mentalité collectives trop connues de lui et de ses premiers lecteurs pour qu'il ait été tenté de les décrire tout au long. Aussi n'ai-je bien compris son livre qu'après avoir suivi, de semaine en semaine, la précise et patiente étude des frères Tharaud : V An prochain a Jérusalem. Ces deux œuvres se complètent et s'éclairent l'une l'autre ; quoiqu'elles ne nous entraînent point hors de l'Europe, je les range au rayon des livres exotiques. La nouveauté des lointains paysages peut renouveler à propos notre puissance de sentir ; mais plus précieuse à mon gré, plus mystérieuse et plus émouvante est la diversité des âmes étrangères.
M. A.
��LES EXPOSITIONS
��A PROPOS DE QUELQUES LAUTREC (Galerie Manzi).
Que va devenir la peinture ? Ce n'est pas là la moindre inquiétude de notre temps. Toute évolution progressive et rationnelle semble momentanément arrêtée. Finis, impression- nisme et " cézannisme " et " gauguinisme ! " On rompt brusque- ment avec eux et on exige une révolution. Comme si l'art n'était encore point né, on pose à nouveau le premier problème : le problème de la forme, ni plus ni moins. Ceux-ci le résolvent par la négative (il n'y a pas de forme), ceux là par des équa- tions... L'étude du cas Toulouse-Lautrec leur serait à tous tant qu'ils sont, d'un inestimable profit. Mais n'attendez pas d'eux qu'ils l'examinent. Au fait, Lautrec propose à la même question une solution empirique et individuelle ; et l'horreur de l'indi- vidualisme, voilà le trait de caractère principal de ces indivi- dualistes forcenés qui abdiquent l'humain dans la géométrie.
�� � NOTES 329
Un excentrique, tant qu'on veut et plus excentrique que quiconque, cet admirable Toulouse-Lautrec. Comment se fait- il donc que son excentricité à lui soit durable et continue à nous toucher ? Il ne laisse pas une toile " faite ". Il préconise un art d'affiche quand c'est l'opposé que nous souhaitons. Il soumet à l'actualité son génie, et à ce que l'actualité nous offre de plus fugitif. Que nous sommes loin du Moulin-Rouge, du quadrille des Clodoches, de la Goulue et de la reprise de Chilpéric ! Mais quoi, plantés devant son œuvre, espérons-nous échapper à l'objet ? Fût-ce une minute, quelle folie ! Lautrec est là pour nous l'imposer, ou n'est point. Ce n'est pas de son talent qu'il fait parade, mais de son plaisir même en ces lieux de plaisir. Tant pis pour nous, si nous ne le partageons pas ; nous ne saurions nous plaire à sa peinture : car elle ne s'en distingue point. — D'où vient donc que si docilement, si enthousiastes, nous rentrions aujourd'hui à sa suite dans ce siècle si démodé ? Quel est son secret ? Tout humain. Un grand amour, un fort métier. La volonté et le pouvoir de dire tout sur ce qu'il aime — - quoi qu'il aime. C'est ce qui fait le créateur. — Que Lautrec ait adapté l'objet à son génie ou bien son génie à l'objet, peu nous importe, si l'adaptation est parfaite, la compénétration totale. Ah ! on les compte même au cours d'une grande époque, ces minutes de communion entre l'artiste et le réel ! Celle-ci, une des plus singulières, n'aura pas été la moins admirable, car Toulouse-Lautrec, derrière le spectacle, derrière l'apparence, poursuit toujours l'être secret. Nul n'a poussé plus loin l'audace dans le sens de la déformation plastique, nul n'a serré du même coup la réalité de plus près. Il ne tend pas seulement à lui donner un sosie figuré, il veut qu'elle parle. Pour aucun artiste et en aucun temps, ni pour Giotto, ni pour Degas, le dessin n'a été plus délibérément un signe, un langage révélateur... On peut s'extasier sur la virtuosité du trait, sur la plénitude des formes, sur l'imprévu et l'harmonie de l'arabesque dans un tableau comme le Cirque ou le Moulin de la Galette.
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Mais ce ne sont là que moyens. Ils ne se suffisent pas plus que l'élégant tracé des versets du Coran dont on décore les mosquées: ils ont un sens intérieur dont vous ne les viderez pas. Lautrec en use librement comme d'une écriture symbolique ; ce n'est pas au petit bonheur ou pour la raison que " cela fait mieux '* qu'il amplifie ceci ou rétrécit cela, qu'il esquive un détail et s'attache à tel autre, qu'il passe de la simplification la plus hardie à la minutie locale la plus aiguë. Si ce coin de tableau est vide, réservé, il le fallait pour mettre en valeur ce sourire auquel le peintre a appliqué l'effort presque total de sa recher- che ; là un tracé synthétique et sans relief, ici le modelé le plus strict et le plus subtil. Il jette sur l'objet un réseau de lignes savantes d'où l'objet ne peut s'échapper. Considérez seulement VEtude pour un portrait de Marcelle (collection de M™* la Comtesse de T. L.). Le casque de cheveux, une touffe " à la chien " sur le front, l'attitude basse du corps, la vulgarité du visage, l'ensemble enfin est enlevé en quelques traits, mis en place grosso modo, capté dans un geste sûr et rapide ; mais l'artiste s'est attardé curieusement au regard, à l'aile du nez, à l'angle de la bouche, notant là de si délicates découvertes que les éléments de l'esquisse, subitement hiérarchisés, reconsti- tuent exactement, authentiquement le modèle : un être. Et voici que notre plaisir esthétique s'accroit de l'émotion spiri- tuelle que nous fait ressentir un portrait de Latour. Nous trouvons là bien autre chose qu'une image et pour Marcelle nous oublions même le peintre. — Lautrec, remarquons-le, si géné- ralisateur qu'il pût être, n'aura pas tant représenté " la fille " que " des filles ". Sa manière symbolique, synthétique, décora- tive, comme il vous plaira qu'on l'appelle, n'est jamais qu'un moyen de sauvegarder le style dans la recherche de l'individuel, la forme et la beauté dans la recherche du caractère qui est pour lui en somme l'essentiel. Oui ! un peintre de mœurs et d'âmes ! Quel prodige en un temps où l'âme ni les mœurs n'intéressent plus que ceux qui ne savent pas peindre, ou pas assez, du moins.
�� � NOTES 331
pour exprimer par la forme l'esprit de la forme..! Car il faut pour cela la maîtrise de son métier.
H. G.
��*
��LA COLLECTION CAMONDO.
Des Cézanne, des Degas, des Lautrec sont entrés au Louvre ! Expliquons-nous. Des Cézanne, des Degas, des Lautrec sont entrés au Louvre à la suite de commodes et de canapés que nos conservateurs n'eussent refusés pour rien au monde et dont le testament ne souffrait pas que les tableaux fussent séparés. — Ces pièces de mobilier sont d'ailleurs de celles qui atteignent des prix énormes dans les ventes, mais qui, fort riches et fort surchargées, satisfont mal notre goût, donnent une idée très médiocre de la fameuse sobriété française et ne peuvent que pernicieusement inspirer les décorateurs modernes. Autant les meubles du XVIII* siècle étaient souvent parfaits d'appropria- tion et d'élégance quand ils répondaient aux besoins des classes moyennes, autant il leur arrivait d'être contestables quand ils étaient destinés aux princes ou aux fermiers généraux. — On s'est donc résigné, pour l'amour des commodes et des fauteuils, à fermer les yeux sur les hardiesses des tableaux. Par dessus quoi ne passe-t-on pas quand on est possédé par le goût du bibelot de prix ! Dommage que la statue de Maillol qu'a refusée le Luxembourg, n'ait pas été accompagnée d'une table ou d'un pouf — disons d'un Carolus-Duran ou d'un Dagnan-Bouveret î
La série des Degas forme l'ensemble le plus important des salles Camondo ; c'est l'apport le plus significatif aux collections de nos musées. On y trouve des œuvres d'époques très variées, depuis les premières toiles aux tons argentés, d'un fini à la Holbein et d'un naturalisme minutieux, jusqu'aux larges pastels des dernières années où ne chantent plus que quelques notes puissantes et dont le dessin atteint à une beauté sombre et
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comme fantastique. On regrette que la première période soit représentée beaucoup plus abondamment que l'autre, mais on mesure bien le chemin parcouru par le peintre. Quel approfon- dissement, quelle absorption progressive du " sujet " par la peinture ! Que Ton passe du Pédicure à la Femme qui s^ essuie la nuque : c'est la seconde qui offusque le bourgeois alors qu'elle est revêtue d'une admirable majesté ; c'est la première, au contraire, qui, malgré l'adorable délicatesse des tons, décourage notre admiration, tant l'anecdote en est mesquine, soulignée et offensante.
Un très beau Lautrec. . Un des plus fermes paysages de Cézanne, un de ceux, en tout cas, qui donnent la clef d'œuvres plus libres. De grandioses Monet de la série des Cathédrales. Parmi les toiles de Manet, voici l'une des plus fortes, non pas cette sèche Lola, mais le Jeune fifre, à côté d'études qui ne valent que par la signature... Somme toute, d'admirables pièces, mais guère de pièces uniques ; un ensemble qui témoigne d'un goût juste, mais pas d'un goût très personnel, et qui ne donne de nul artiste une définitive révélation.
On remercie quand même le testateur !
��J. S.
��LA MUSIQUE
��A L'OPÉRA-COMIQUE : Reprises du Rêve et de la Péri.
La reprise du Rîve à l'Opéra-Comique, quelque vingt années après la première, nous incite à réfléchir sur le cas de M. Bruneau. Il ne lui est pas personnel. C'est celui de beaucoup d'artistes que leur excès de conscience et peut-être aussi d'ambition, leur malhabileté à distinguer dans leur talent naissant ce qui vaut comme neuf et ce qui leur est propre et à en tirer désormais tout le profit possible, au sens le meilleur et le pire du mot, condui-
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sent à des tâches au-dessus de leurs forces et peut-être étrangères à leur nature. On s'accorde généralement à reconnaître dans les milieux compétents que Topera le Rêve, par lequel M. Bruneau débuta dans la carrière musicale, nous apportait certaines nou- velles façons d'écrire et ce qui est mieux de sentir ; comme chez les Russes, le germe de certaines formes harmoniques qui ont fait fortune depuis, et même de cette "poésie" qui devait s'épanouir en M. Claude Debussy. Je ne dis pas que ces accords nouveaux donnaient toute satisfaction à l'oreille ; ils étaient rudes, sou- vent gauches, mais ils suffisaient déjà à créer la fine atmosphère où allaient respirer mieux à l'aise les personnages de Pelléas. — Tout autre, meilleur critique de soi-même ou bien utilisa- teur plus roué, se fût appliqué aussitôt à faire fructifier au mieux ce petit trésor personnel, soit en l'épurant peu à peu en des œuvres de proportions modestes, des lieds, des pièces d'or- chestre, des tableaux, soit en le monnayant en vulgaire billion, pour le plaisir de cette foule qui réclame de ses auteurs le ressasse- ment des mêmes joies. Massenet, qui était le plus adroit des hommes, ayant découvert le secret de plaire avec certaine inflexion de mélodie, voua à celle-ci tout son talent, que dis-je, toute son existence et se garda de jamais refuser à ses admirateurs la fameuse " phrase à la Massenet " attendue ; les plus vastes sujets lyriques ne furent pour lui qu'occasions d'en préparer la " rentrée ". Et on sait d'autre part comment M. Fauré jusqu'à ces derniers temps, avait protégé son talent exquis du danger des amplifications faciles par un intimisme obstiné. — M. Alfred Bruneau prit le parti intermédiaire ; ni il ne consentit à être un auteur rare, ni un auteur vulgaire : il renonça de quelque façon que ce fût à profiter de ce qu'il avait découvert. Il changea de terrain, il dressa des plans gigantesques ; il s'efforça vers un gonflement oratoire qui était proprement à l'opposé de son talent. V Ouragan, Messidor ne sont pas œuvres méprisables. Le Rêve, avec ses gaucheries, vaut mieux. A tout jamais sa carrière était faussée ; il était sorti de son naturel : il avait ren-
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contré Zola. — On a réentendu avec plaisir cette jolie parti- tion du Rêve qui souleva à son époque autant de colères ou presque que le Sacre du Printemps. Elle ne paraît plus singulière, mais elle sait toucher encore, par le ton absolument juste qui fait sa durable valeur ; c'est là le commun caractère aux hardiesses de bon aloi, que, cessant d'être hardies, elles ne cessent pourtant pas d'être...
Dans le même temps l'Opéra-Comique a remis à la scène la Péri. Voilà un de ces ouvrages qu'il devrait toujours nous être loisible d'entendre et dont nous sommes trop sevrés. On les admire dès l'abord ; on n'en fait pas en une fois le tour. Ils sont d'impression, mais ils sont aussi de raison. Quand on en a goûté l'éclat, ils veulent encore qu'on en éprouve la science et la solidité. M. Dukas qui est un musicien pur, bien plutôt qu'un musicien de théâtre, semble avoir entrepris la tâche difficile d'incorporer toutes les innovations de son siècle à la tradition symphonique léguée par Beethoven et Wagner. Il entend que la symphonie ou le poème symphonique demeure le genre " monumental " qu'il était, fortement et visiblement charpenté, étroitement ajusté dans la moindre de ses parties, et tous les accidents pittoresques qu'il y accueille, il n'a de cesse qu'ils ne se fondent dans la pâte commune, dans le mortier qui va durcir. Il y a en lui du Saint-Saëns, mais avec une telle ouver- ture d'esprit sur son temps, une telle curiosité de l'aventure moderne, une telle soif de rajeunissement ! Il cultive de la per- fection une idée traditionnelle, mais n'imagine pas que rien en puisse jamais être exclu. Il ne la nourrit pas de poncifs et de formules usagées, il l'abouche avec le présent, avec le concret même avec l'informe ; il la surnourrit de réalité. Parmi les œuvres de recherche exotique dont la mode nous vient des Russes, et des ballets russes, la Péri nous apparaît comme une de ces toiles de soie mêlée d'or, à plis cassés, épaisses, opaques^ telles qu'on en vend en Orient, aux bazars de Brousse ou de Smyrne ; épaisse, elle ne pèse point ; opaque, son chatoiement
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lui donne comme une transparence... On ne peut se lasser de la regarder, de la toucher, de la froisser ; sans se dérober, elle enchante. Tel est l'art de M. Dukas, empruntant parfois le reflet d'un autre ; mais le miracle de sa forte et subtile texture est bien à lui.
H. G.
��LETTRES ANGLAISES
LITERARY TASTE, par ^r»o/â?5^««^//. Neuvième édition, Londres 19 14.
Tout le monde connaît la Bomb-shop, dans Charing-Cross Road. Elle est, avec la Poetry bookshop, ce qu'ont été, chez nous, la boutique de Léon Vanier et celle de la Plume: ces chères et charmantes boutiques où on entrait le coeur battant, en pensant que Verlaine peut-être, ou Moréas, venait d'en sortir (on n'osait même pas songer à une rencontre, à une présentation). On y trouvait parfois un livre avec leur nom, écrit de leur main, sur la première page ; ou mieux encore, leur photographie. La Bomb-shop est un peu cela, ce genre de boutique divine ; on la voudrait peut-être un peu moins visible, un peu plus à l'écart, moins bien tenue, d'apparence un peu plus provinciale. (C'est bien vrai qu'elle ressemble assez aux petites librairies à journaux des plus petites villes de comté.) Enfin, on s'y sent tout de suite dans le milieu littérature d'avant-garde dont on aimait respirer l'air, chez Vanier et à l'ancienne Plume. (On a beau voir bien des nullités et des mensonges, et des soi-disant livres d'avant-garde, sur les rayons — c'est si facile, de paraître " avant-garde " — il y a là, malgré tout, l'air des grandes choses, l'atmosphère et la tempé- rature favorables au développement de l'art.) Il y a surtout les photographies : Wells, Chesterton, Shaw, Bennett. 11 est vrai
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qu'il y a aussi Keir Hardie et Mrs. Pankhurst, mais sans doute cela fait " partie du mouvement ". Curieux mouvement : la politique en retard de cinquante ans sur la littérature, le scientisme et le socialisme bourgeois qui s'attardent auprès du néo-christianisme et du syndicalisme révolutionnaire marchant la main dans la main ; les vieilles idées habillées de neuf, les vieilles doctrines fraîchement repeintes. Drôle de mouvement. Enfin il faut se persuader qu'on avance, malgré tout. Et on produit. Ou du moins on travaille, ce qui n'est pas forcément produire. On fait ce qu'on peut. On traduit beaucoup : tout Strindberg, théâtre, roman, autobiographie ; une invasion suédoise du domaine intellectuel anglais. On traduit Nietzsche et Théophile Gautier (belle édition de bibliothèque) et Dos- toiewsky dans une édition monumentale digne de lui et de l'Angleterre. Et le Lys rouge d'Anatole France, à un shilling.
Peu de livres anglais. Et même parmi ceux-ci, la plupart, (par exemple dans les séries à bon marché qui s'appellent Modem Biographies et Philosopkies, ancient and modem) sont consacrés à des étrangers. Un Tolstoï, un Verlaine, un Lafcadio Hearn, un Paul Bourget (par l'abbé Ernest Dimnet, ce remarquable interprète de la littérature française en Angleterre, qui parle de Claudel et de Jammes aux lecteurs de la Fortnightly Reviezv) un Bergson, un Swedenborg, un Auguste Comte, etc. La littérature anglaise est surtout représentée, à la Bomb-shopy par Bernard Shaw, Chesterton, Conrad, Wells, Bennett et quelques nouveaux poètes de la Poetry bookshop. Voici une nouv- velle édition à bon marché de Erezvhon de Samuel Butler, et le dernier roman de Bernard Shaw An unsocial socialisty enfin, sous un uniforme simple et sobre de toile bleu foncé, les " petits manuels philosophiques" d'Arnold Bennett, parmi lesquels nous distinguerons celui qui concerne particulièrement la littérature.
Villiers de l'Isle-Adam, écrivant au milieu des ténèbres du Naturalisme, dédiait un de ses livres : "Aux chers indifférents." Nous voilà sortis des ténèbres, ou du moins nous croyons en
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être sortis parce que l'idéalisme est, de nouveau, et pour combien de temps ? à la mode. Et Arnold Bennett en profite pour essayer d'expliquer, sérieusement, sans arrière-pensée, et simple- ment, comme il aborderait un passant, comme on parlerait à un voisin de table, ce que c'est que la littérature, aux chers indif- férents. Il leur dit que la littérature n'est pas un passe-temps comme le golf ou la marche ; et qu'elle n'est pas non plus une forme supérieure du luxe, la suprême chose que s'offre un parve- nu, quand il a réuni autour de lui tous les signes extérieurs de la richesse. Et pour développer le goût des lettres chez les gens du monde, il indique deux bons moyens : commencer par l'étude des classiques et comparer, mêler sans cesse leurs œuvres à la vie quotidienne. Il se donne la peine d'indiquer les prix des éditions courantes des classiques anglais, et dresse une liste d'ouvrages, formant une bibliothèque anglaise assez complète, qui reviendrait à trois ou quatre cents francs seulement. Enfin il recommande la lecture d'ouvrages philosophiques fondamentaux, et a ce mot heureux : " L'assimilation d'un système équivaut souvent, pour un homme littérairement aveugle, à l'opération de la cataracte." En bon Anglais il recommande la lecture des Premiers Principes d'Herbert Spencer. Et, en passant, tous les problèmes les plus intéressants et les plus difficiles de l'esthé- tique sont abordés, et parfois très justement et efficacement traités (par exemple le problème du Style, où Arnold Bennett se rencontre avec Benedetto Croce).
Ce petit livre est en même temps un document assez curieux sur l'état d'esprit du public et particulièrement du public anglais contemporain. " La nation poétique par excel- lence, dit Bennett, est précisément celle où la poésie est, actuelle- ment, le plus en défaveur. " Et le dernier chapitre sur la " capitalisation mentale " nous fait comprendre le mécanisme psychologique de cette extraordinaire déperdition intellectuelle qui nous étonne souvent chez les Anglais, qui lisent beaucoup, chez les Allemands, qui lisent davantage encore, et en général
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chez tous les peuples du Nord : ils séparent les livres de la vie ; ne savent pas voir que c'est la même chose.
C'est ce qu'Arnold Bennett a essayé de leur faire comprendre, dans ce petit manuel. Mais, même s'ils comprennent, les " chers indifférents " seront-ils convertis ? Bennett commence par dire que le don d'aimer les livres est le fondement de toute culture littéraire ; et que c'est un " petit nombre de gens passionnés " qui font et entretiennent les grandes réputations. " The passionate few. " Combien peu, hélas ! Et comme vrai- ment Fart, et surtout la littérature est bien la chose d'une aristocratie. (C'est du reste la seule façon possible d'être vraiment populaire.)
V. L.
��LETTRES ALLEMANDES
PER TOD IN VENEDIG par Thomas Mann (S. Fischer, Berlin).
Cent cinquante pages; peu ou point d'action. La Mort a Venise n'est que l'histoire d'un écrivain pris d'une nostalgie sans nom, sans but. Aschenbach fuit sa ville, sa maison, les choses familières. Il fuit pour fuir, pour échapper â ses habitudes, à sa règle, pour s'évader de lui-même. L'idéal qu'il s'était fait l'emprisonne : il étouffe et part, à l'aventure. Echoué dans la ville des lagunes, perdu dans la foule, la solitude, le rêve, il se prend à la beauté d'un enfant blond, un Polonais de quinze ans qu'il entrevoit à table d'hôte. La mort enlève Aschenbach avant qu'il ait échangé une parole avec Tadzio.
Plus encore que les Buddenbrooks et Konigliche Hoheit ce roman est ciselé comme une coupe où mille arabesques s'enlacent et se dénouent sans jamais aboutir, creusent et réduisent la précieuse matière qui prend une vie fabuleuse. Thomas Mann
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est en même temps qu'un des fouilleurs d'âme les plus raffinés, un des rares stylistes de l'Allemagne contemporaine. Nulle notation ne lui échappe, nulle ne le satisfait. Il s'est libéré de ce mécanisme de l'habitude qui nous fait reconnaître dans chaque objet un type, le classer d'un coup dans sa catégorie, le qualifier d'instinct, d'un mot... et passer. Thomas Mann ne reconnaît pas : il découvre ; au lieu de passer il s'arrête, appuie son regard, longuement. Un visage des choses ne lui apparaît point sans qu'aussitôt en surgisse un autre, qui contredit et complète le premier. Tout être, toute attitude, tout mouve- ment, tout moment a sa qualité singulière, unique. L'obser- vateur pour la traduire multiplie les adjectifs. C'est moins l'épithète rare qu'il poursuit, que l'épithète juste. Elle lui échappe au moment où il la croyait tenir : il se repent, se reprend, jusqu'à ce qu'un qualificatif en modifie un autre, le contrôle, le contrebalance. Venise " wundersame Stadt " ne suffit point : c'est " wunderlich-wundersam " qu'il faut dire. L'éther n'y est pas seulement bleu, mais " von einer silbrig- flirrenden Blaue " mêlé au " weisslich-seidiger Glanz " du lointain. Tous les mouvements de l'âme, toutes les nuances de la passion tiennent en un geste muet, secret, qui les suggère comme un symbole : " es war eine bcreitwillig will kommen heissende, gelassen aufnehmende Gebârde ". L'oisiveté de la vie de plage n'a pas seulement la grâce légère du plaisir après l'effort : c'est un loisir ordonné, une détente où l'on sent aussi le bienfait de la règle qui continue d'y régner doucement : " eine leicht geordnete Musse. "
Si le style est tel, ce n'est pas seulement parce que Flaubert sans doute a passé par là, et Goethe, ou non plus parce que l'auteur croit, au rebours de ses compatriotes, que c'est un métier de faire un livre comme de faire une pendule. Le rythme du verbe n'est autre ici que celui de la pensée, l'alternance de la passion et de l'anti-passion, du flux et du reflux. Sous les traits d'Aschenbach nous découvrons l'auteur et
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sa double nature; Ténigmatique conflit est celui des forces d'expansion, sans cesse réprimées, avec les forces de rétention, sans cesse entraînées. Thomas Mann aurait, dit-on, une goutte de sang créole : quelque chose d'étrange en tout cas met dans Toeuvre de cet Allemand une flamme singulièrement chaude, une passion inusitée de la beauté sensuelle et plastique.
Il nous présente son héros comme le type de l'écrivain qui met à écrire la rigoureuse probité qu'apportaient ses ancêtres à remplir leurs fonctions d'administrateurs. Aschenbach discipline son talent selon une tradition austère, avec la raideur de l'aris- tocrate prussien. Imagination, sensibilité sont tenues en lisière, étroitement, pour les faire servir. Mais son héroïsme, tout moderne, est celui de la faiblesse. Une génération amenuisée, affaiblie par l'excès de culture et de pensée, ne peut compter pour triompher sur les coups éclatants du génie. Elle se défie de ses impulsions, tient de ses forces un compte avare, et s'astreint à une hygiène qui défend tout gaspillage, calcule tout élan. Son symbole n'est plus le Laocoon puissant encore et superbe de Lessing, mais le S* Sébastien qu'on nous montre transpercé de flèches, contenu lui aussi et viril, d'une viri- lité adolescente dans la douleur. Sa royauté, toute spirituelle, est celle des surmenés, des accablés d'aujourd'hui qui à la limite de l'épuisement se maintiennent debout; son énergie, sans rien de dru ni de puissant, est celle des nerveux " capables par l'exaltation de leur volonté et une sage économie de leurs moyens, de tirer d'eux, un temps, les effets de la grandeur. "
Un jour vient où la trépidante et frêle machine sous le bouillonnement intérieur éclate. Les forces obscures dont la puissance explosive décuple d'avoir été contenue, se font jour dans un tumulte dionysien. Raison, volonté, s'abandonnent, digues brisées, au torrent de la passion, au flot trouble du rêve. Aschenbach touche à cette heure indécise de la quaran- taine où il faut que l'être se renouvelle ou se réduise. Un rien détermine la crise. C'est pour avoir entrevu un étranger dont
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la figure évoque l'idée d'inconnu, de vie toute neuve et jamais vécue, qu'un soir de lassitude il fuit, comme Tolstoï, comme autrefois Goethe. La chimère désormais le maîtrise. L'homme ne s'appartient plus. Etranger à son propre destin il va dans une demi-fièvre. La réalité qu'il servait autrefois avec une humilité relevée de toute sa fervente acceptation, il continue bien de l'accepter. Mais entre cette réalité et lui, il n'est plus de lien que celui du rêve. Lucide, la conscience enregistre encore les sensations ; mais entre celles-ci plus de subordination, plus de hiérarchie : elles s'imposent anarchiques et fatales. Il faut les parfums du parc, la ronde des astres, le murmure de la mer et de la nuit pour donner un sens au désir du poète, qui n'est plus son désir, pour " commenter son âme ", qui n'est plus son âme.
Non que le réel se perde pour Aschenbach dans une fantas- magorie falote. Les détails au contraire s'accusent avec une netteté presque douloureuse, comme pour l'œil d'un malade. La grimace d'une ruine d'homme, déguisé, fardé, mêlé aux adolescents en fête dont il mime les jeux, le poursuit jusqu'à l'obsession. Le tragique ici est plus grand que nature, ou plutôt il est hors nature. L'apparition, plastique et vraie jusqu'à l'exas- pération, garde tous les attributs du réel, et pourtant par un incompréhensible dédoublement, par une insensible déformation des proportions, elle participe d'un monde imaginaire où la matière se joue des lois physiques. C'est le fantastique de Hoffmann, l'hallucination en plein midi. Il n'est plus dès lors pour Tceil qui regarde de réalité banale. Le gondolier farouche qui refuse d'aborder est grand comme le destin. Venise, l'hôtel, la plage n'apparaissent que sous leurs aspects les moins " artistes, '* les plus nécessaires, en brèves notations, et pourtant leur réalité la plus vulgaire laisse à deviner. Quelque chose plane dans le silence, dans le bruit des fêtes, quelque chose d'insaisissable comme l'odeur fade de la mort qui passe dans l'air salé, comme la peste qui rôde dans les rues éclatantes et
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sordides. Dans la ville, dans le printemps inquiet, dans le cœur d'Aschenbach, vie et mort se mêlent, mystérieusement. Avec son col marin, son ruban écarlate, ses pieds nus qu*il pose dans le sable, aussi gracieux qu'Eros, Tadzio c'est la beauté, dont l'univers s'est servi pour traduire la vie spirituelle, et c'est aussi l'infini de l'aspiration décevante. Il est la forme dont l'esprit avait besoin pour se révéler aux regards et atteindre à sa perfection ; mais il représente aussi quelque chose par delà la perfection : la " Sehnsucht, " le désir inapaisé, inapaisable, la soif que l'on a de sa soif : Aschenbach meurt en tendant les bras vers l'évocation si proche et si lointaine.
La beauté à laquelle Aschenbach aspire, tout l'art de Thomas Mann lui-même y tend : " N'est-ce pas la même volonté obscure et familière qui du fond de l'univers a fait jaillir à la lumière la forme plastique de Tadzio, et, de la pesanteur mar- moréenne du langage, l'œuvre de l'écrivain ?... " La beauté est divine, enseigne Socrate à Phaidros, car elle seule achemine à la pensée. Elle en est la forme unique, la seule que les sens puissent saisir, la seule que l'esprit puisse concevoir et retenir. " La pensée qui se résout toute en sentiment, le sentiment tout entier devenu pensée, n'est-ce pas la fortune idéale de l'écrivain ? " Ainsi s'affirme l'effort de l'auteur pour surmonter le romantisme de l'inspiration et atteindre au style. Mais son classicisme ne saurait s'accommoder des formes toutes faites. C'est son harmonie, c'est son équilibre, chaque jour atteint et chaque jour rompu, que recherche le poète " condamné à la folle aventure de son cœur. " Le livre se ferme sur un doute et un espoir : " Il semblait à Aschenbach que le pâle et gracieux psychagogue lui eût fait signe, l'eût précédé, avec un sourire, la main tendue vers le lointain plein de promesse et de démesure..." y faut-il voir le destin de Thomas Mann, plus encore celui de l'Allemagne littéraire actuelle ? Quelque voie qu'elle suive, Thomas Mann y aura marqué durablement son empreinte.
F. B.
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��NOTES 343
��SEMMERING 1 9 1 2, de Peur Altenberg. (S. Fischer, Berlin.)
Un livre de Peter Altenberg n'est pas un livre. On songe involontairement quand on parcourt ces recettes de " Tart de vivre ", aux journaux de modes. Peter Altenberg entretient ses lectrices, au jour le jour, de ses nerfs, de son régime, de ses cravates. Ou plutôt il en a entretenu les hôtes du sanatorium d'hiver au Semmering. A iock) m. d'altitude ses soins se sont partagés entre les élégantes, les jeunes filles de quinze ans, quelques hommes aussi qui l'ont sacré l'arbitre du bon goût. Le gant de crin idéal, l'usage du tamar indien grillon, de l'eau froide et de l'eau chaude, la façon d'offrir du Champagne, des fleurs, et de les accepter, l'attitude à garder quand on est jolie et qu'on traverse les Alpes en chemin de fer en compagnie d'un poète viennois, les relations esthétiques entre les fourrures et le teint de la peau, entre la nuance du loden que l'on porte et le gris des roches ou des brumes, tout cela Peter Altenberg l'enseigne en brefs dialogues, par aphorismes. On lui a fait en Allemagne la réputation du plus raffiné des esthètes, de celui qui sait voir les valeurs précieuses, donner le ton sans pédanterie. A cinquante-trois ans il n'est pas hors de page. Il demeure l'enfant gâté, impertinent et câlin, qui raffole de la femme, des roses, des poses ; le gourmet de qui on apprend à savourer la vie, par petites gouttes, délicatement, sans danger.
Il jouerait en France un personnage difficile. Lres esquisses d'une page, de dix lignes, où il prétend faire tenir la vie en sa quintessence perdraient à la traduction tout leur charme subtil. En allemand elles se lisent. On les aime pour leur grâce puérile, pour cette légèreté qui repose de la métaphysique ordinaire. De la " Welt- und Lebensanschauung " qu'on n'évite ni dans le moindre roman, ni dans la plus petite réforme de couturière il reste ici tout juste de quoi amuser le lecteur qui retrouve, ingénieusement cachées dans la trame, des idées chères à Nietsche.
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Ils reposent des surhommes, ces lointains disciples dont Taristo- cratisme s'ingénie à régler les menues choses de la table, de la toilette, de la promenade, de la conversation. On sait la sensibi- lité exaspérée du Maître qui ne souffrait ni les lits de plume saxons, ni les boulettes allemandes. Il liait les petites causes aux grands efFets. Les aspirants à la culture ne s'attachent qu'aux petits efFets. Mais ils se sont, en bons Allemands, trouvé une doctrine, une exégèse qui les dispense de la doctrine, et en Peter Altenberg une illustration vivante, qui les dispense de Texégèse.
F. B.
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��LES REVUES
��Le bruit court que Beethoven perd du crédit auprès des jeunes musiciens. M. Alfredo Casella, dans un article sans ménagements paru au numéro de Juillet de la Revue Sud- Américaine nous expose le cas :
Alors qu'il y a seulement dix ans, écrit-il, tous les musiciens et dilettanti étaient prosternés sans exception devant le Dieu formi- dable et intangible, voici qu'aujourd'hui un certain nombre de jeunes esthètes osent dire tout haut que Beethoven n'était pas le seul et unique musicien^ et même qu'une bonne partie de ses œuvres est de qualité musicale inférieure, et que leur beauté n'apparaît plus distinctement à ceux qui n'ont pas la foi de charbonnier de leurs pères. Inutile d'ajouter que ces jeunes esprits (auxquels je m'honore d'appartenir) voient leurs idées accueillies avec une parfaite mauvaise grâce par les critiques et le public.
Quelles sont les raisons de cette rétractation ? La première, selon M. Alfredo Casella, est Tabus qu*on a fait un peu partout, dans ces dernières années, des œuvres beethoveniennes. Ce sont surtout, dit-il, des œuvres " populaires ".
La solidité et la clarté de la construction, la force et la richesse de la rythmique, la simplicité et la carrure du mélos^ et enfiii l'in- digence de l'harmonie expliquent aisément qu'une telle musique animée souvent par le souffle tout-puissant du génie, soit si accessible aux foules.
Et aussi bien Beethoven serait "aimé pour ses défauts bien plus que pour ses qualités". M. Casella a acquis peu a peu cette conviction en observant l'attitude des différents publics devant les œuvres de Beethoven ".
�� � 34^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Il plaît aux foules surtout par sa fréquente vulgarité, sa mélodie d'essence parfois triviale et invariablement symétrique, et par sa pauvreté harmonique. C'est ainsi que la Pastorale^ œuvre dont la seconde moitié est absolument ratée, est beaucoup plus populaire que V adagio At l'op. io6 ou que Varioso de l'op. iio, qui sont cependant deux des points culminants de la musique. C'est ainsi que le public aime sensiblement moins que d'autres symphonies la septième, qui est pourtant la plus parfaitement belle. C'est ainsi qu'il préfère (sans oser l'avouer) l'insipide Pathétique aux extraordi- naires dernières Sonates, etc. etc.
Si Beethoven qui ne vieillit point " pour le grand public ", aurait vieilli pour les artistes, ce serait que :
De tous les éléments qui composent une œuvre d'art, le dernier à vieillir est la part de beauté purement artistique que contient cette œuvre, et non point son sentiment. Celui-ci, reflet toujours d'une époque, est irrémédiablement condamné, par l'évolution des hommes et des choses, à perdre peu à peu son action, tandis que la fantaisie inventive de l'artiste créateur possède une durabilité qui varie en raison directe de sa richesse.
Or, déclare M. Casella, Beethoven ne fut pas un très grand musicien. Certes, il n'est pas facile d'assigner des bornes à la musique; mais il est indiscutable que la beauté beethovenienne est d'ordre extra-musical. Avant Beethoven, les musiciens ne cherchaient qu'à écrire de la musique, aussi belle que possible, sans exiger d'elle autre chose que de la sonorité. Avec Beethoven, la pensée philosophique commence à s'introduire dans l'art des sons. De gros nuages noirs obscurcissent le ciel paisible et serein de Haydn et de Mozart. Et la douleur, qui devait prédominer dans toute la pensée humaine du XIX* siècle, remplace la douce et enfantine joie du siècle de Louis XV, Si Weber et Schubert, génies de moindre envergure que Beethoven, mais combien plus musiciens et artistes, continuent à se préoccuper davantage de musique que de philosophie, on ne les écoute pas...
Il fut un grand penseur, bien plus qu'un grand musicien, et dans notre époque qui réagit si violemment contre le romantisme disparu, nous écartons un sentiment mort pour nous, afin de n'admirer que
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la beauté artistique, laquelle, chez Beethoven, est malheureusement de beaucoup inférieure à l'intention philosophique.
M. Alfredo Casella conclut en ces termes :
Que Beethoven ait été doué d'un puissant génie, nul ne songe à le contester. Qu'il ait infiniment élargi les possibilités musicales, cela est non moins certain. Et on peut ajouter que sa venue était nécessaire pour réagir contre l'esprit irritant, étriqué et frivole qui aurait, sans aucun doute, continué l'oeuvre de Mozart.
Mais surtout, il faut déplorer la surdité de ce grand homme, qui atrophia en lui toute sensualité sonore et nous priva cruellement de l'évolution technique que l'on pouvait attendre d'un musicien de sa trempe.
Ne confondons donc plus l'homme et l'artiste. L'homme fut incomparablement grand et il sera toujours un des plus admirables exemples de ce que peut la volonté humaine contre la destinée. Mais que la valeur morale de l'homme ne masque plus à nos yeux les défauts de l'artiste ; n'oublions pas qu'il fut un génie fort inégal.
Nous n'avons pas qualité pour discuter techniquement la thèse de M. Alfredo Casella, encore que nous la jugions excessive. Mais comme nous avons reproduit s«6 arguments, nous accueillerons la réplique que ne manquera pas de leur opposer quelque musicien " beethovenien " — s'il en reste.
��Encore la tradition : M. Raoul Narsy étudiant le dernier livre de M. Anatole France, la Révolte des Anges, relève une singulière contradiction entre le classicisme de la forme et l'anarchie romantique du fond (I'Occident, N** de Juin) :
On ne peut se retenir de faire ici une réflexion. Il est constant que, parmi les écrivains contemporains, l'auteur de Thaïs est l'un de ceux qui rendent témoignage pour la culture classique, qui lui doivent le plus et qui lui demeurent le plus fidèlement attachés. C'est sa méthode, sa tradition, le commerce de ses maîtres qui ont
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modelé l'intelligence de M. Anatole France, formé son jugement et son goût. Pourtant, ni cette initiation, ni cette discipline, ni ces modèles n'ont empêché qu'il ne donnât dans ces subversions dont on fait le propre du délire romantique. Alors même qu'il coUige son Fergiliui nauticus, M. Bergeret montre déjà ce libertinage de l'esprit, ce criticisme corrosif qui n'épargnent encore croyancet, institutions, ordonnances sociales, que par l'effet d'une moquerie supérieure et d'une indulgence dédaigneuse. Il y avait déjà de l'anarchiste dans ce dilettante souriant ; et c'est, en définitive, l'anarchiste qui a prévalu. Dès lors le censeur des lois est devenu l'ennemi des lois ; l'ironiste détaché, un attiseur de discordes, le prêtre fervent des Muses, un agresseur plein de violence et d'invec- tives. Je l'ai dit naguère ici même : M. Anatole France est un sceptique qui s'achève en sectaire. Il a simplement tourné contre son passé, contre sa tradition, contre son ordre, les qualités qu'il tient d'eux. La culture classique contredit ici l'ordonnance classique. Elle n'évite donc pas automatiquement de verser dans l'anarchie. Et il arrive qu'elle la serve au lieu de la combattre.
Les courtes réflexions de M. de Gourmont que nous trouvons au numéro de Juin des Marges remettront au point la question. Nous en transcrirons quelques unes :
La tradition est une longue chaîne aux anneaux alternés d'or et de plomb. Vous n'acceptez pas toute la tradition > La tradition est donc un choix et non un fait. Considérée comme fait, ce n'est qu'un amas de tendances contradictoires.
Dès que l'on choisit, on fait un acte de critique arbitraire.
On est toujours tenté d'imiter qui l'on aime, quand on n'aime pas assez. Pousser l'amour jusqu'à l'admiration : l'admiration décourage.
Au fond, tout est vain en littérature, hormis le plaisir littéraire^ mais le plaisir littéraire dépend de la qualité de la sensibilité. Toutes les discussions viennent mourir contre ce mur qui est la sensibilité personnelle et qui, chair du côté intérieur, est un vrai mur de pierre
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du côté extérieur. Il y a un moyen de le tourner, mais vous ne connaissez pas le secret.
Nous avions mis l'art au-dessus de tout et il faut qu'il y reste, malgré ceux qui voudraient le remplacer par des opinions. Je mets dans mon sac Candide et René. Emportez dans le vôtre la blague de Voltaire et la foi de Chateaubriand : je n'en ai que faire.
C*est bien cela. Nous ne prétendons rester étrangers à rien, mais nous ne remplacerons pas Tart par des opinions.
��Nous empruntons à un article important publié par M. Paul Claudel dans le Figaro du 14 juillet, ces considérations " sur les rapports possibles de la religion catholique et du théâtre " :
L'attitude communément attribuée à l'autorité ecclésiastique sur cette question est celle dont on voit les raisons, d'ailleurs fortes, dans la fameuse et admirable lettre de Bossuet au P. CafFaro. Oscrai-je dire cependant que, malgré les textes imposants sur les- quels l'évêque de Meaux appuie son opinion, j'y vois une manifes- tation particulière de cet esprit défensif de retranchement et de retrait qui fut celui de notre gallicanisme ? L'idée vraiment catho- lique, c'est-à-dire universelle, c'est que l'homme, tel qu'il est sorti des mains de son auteur est bon (la Genèse dit même très bon), qu'aucune de ses facultés, et pas plus l'imagination et la sensibilité que les autres, n'est en elle-même mauvaise. Ce qui est mauvais, c'est le trouble et le dérèglement qui, à la suite du péché originel, se sont introduits dans ces mêmes facultés. L'hérétique est toujours l'homme qui porte atteinte à l'intégrité de la nature humaine, qui tantôt nie la liberté et tantôt la grâce, tantôt la chasteté et tantôt le mariage, tantôt le droit et tantôt l'autorité, et toujours nous appau- vrit de quelque chose. Quand Pascal, par exemple, à la suite de Montaigne, calomnie la raison humaine, condamne dans leur racine des sentiments inhérents à notre nature et aussi justes que la reconnaissance des bienfaits reçus, il parle en hérétique. L'esprit de
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l'Eglise n'est pas un esprit de défensive, c'est un esprit de conquête. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger, pas plus l'art que le reste, et pas plus l'art dramatique que les autres. Elle est venue, suivant la devise du grand Pape qui nous gouverne, pour tmtaurare omnia in Chrîsto. Non pas pour rien détruire (que le mal), mais pour tout porter à son dernier point de perfection.
��La Critique Indépendante du i^^'juin publie un judicieux article de M. Gaston Sauvebois sur le cas d'un jeune théâtre qui pensait pouvoir compter sur l'appui des grands journaux. On sait quelle réponse il reçut :
" Certes, notre critique dramatique est absolument libre de parler des œuvres, comme il lui convient. Nous respectons trop la critique et ses droits pour lui imposer aucune opinion. Mais il faut qu'un journal vive. Or, aujourd'hui, un journal coûte cher. Quoi que vous disiez et malgré vos excellentes intentions, votre théâtre n'est pour nous qu'une entreprise commerciale. Vous cherchez à gagner de l'argent avec, peu ou beaucoup, qu'importe ! Si nous parlons de vous, nous vous faisons de la réclame, et d'autant plus que nous serons obligés d'en dire du bien. Il est juste que nous vous faisions payer ce que cette réclame nous coûtera. Sachez bien que nous remplissons toujours notre journal. Les articles payés ou les annonces ne nous manquent pas. Vous favoriser en vous accordant une place gratuite dans notre journal, ce serait donc nous priver d'un gain dont nous avons besoin. Car, je le répète, un journal coûte cher. Vous méritez, certes, tous les encouragements, vous méritez qu'on vous soutienne et croyez bien que si... Mais nous ne pouvons pas. D'ailleurs tous les théâtres ont compris... et ils en passent par là. Notre critique dramatique ne se rendra à vos premières que si vous avez conclu avec nous certain engagement... certain abonnement..."
Le directeur du jeune théâtre avait compris, même avant de venir.
M. Sauvebois conclut ainsi :
Eh bien, nous posons ce cas, et devant le public et devant les
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diverses associations de la critique, aussi bien dramatique que litté- raire et qu'artistique, car ce sont partout les mêmes procédés, les mêmes affaires.
Pour le public, rien de douteux ! L'assemblage des propositions édifié par le directeur du journal ne tient pas debout. Le contrat est violé. Le public achète son journal pour être renseigné. Il doit être renseigné.
Quant à la critique, c'est de son existence même qu'il s'agit. On se doute bien qu'un journal, payé par un théâtre, ne peut pas dire ce qu'il pense des œuvres jouées sur ce théâtre. Sa conscience est au tarif. Et quelle liberté est celle de son art, puisque le jeune théâtre dont nous parlons, jouant un chef-d'œuvre, et ça lui est peut-être arrivé dans la saison qui se termine — il lui est interdit, à lui critique, d'en avertir le public ?
Il y a certes de la naïveté, aujourd'hui, à. s'étonner de ces mœurs.
Nous nous en étonnons cependant. Et nous posons le cas devant toutes les associations de critiques.
Créées et organisées pour la défense des droits de la Critique et des intérêts professionnels, elles ne peuvent pas ne pas s'émouvoir.
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Mémento ;
— Les Ecrits Français (5 juin) : " Le roman comîque d'un converti ", par Léon BI07.
— Les Marches de VEst (j'uin) : "La vieillesse de M. France ", par André du Fresnois.
— Le Jardin Fleuri (avril) : " Bernard Combette ", par Pierre Mille.
— La Revue Franco-Wallonne (juin) : " François Millet", par Romain Rolland.
— La Revue Critique des Idées et des Livres (10 juin) : " Les poètes et le néo-classicisme ", conférence faite au Théâtre du Vieux-Colombier, par M. Henri Clouard.
— La Revue Bleue (20 juin) : " Le Greco, ses yeux, son automatisme graphique ", par le D"^ Philippe Tissée.
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— Les Cahiers Vaudois (5® Cahier) : ** La République de Genève ", par Alexandre Cingria.
— Poème et Drame : " La musique poly-harmonique et Alfred Casella ", par Emile Vuillermoz.
— Les Cahiers d'aujourd'hui : " Un lied ", de Schônberg.
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��Le Gérant : André Ruyters.
��Imp. Sainte Catherine, Quai St-Pierre, 12, Bruges (Belgique).
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- ↑ Cf. Paul Verlaine, par Edm. Lepelletier, p. 325.
- ↑ a et b Le Nord-Est, journal de Charleville.
- ↑ Rimbaud veut dire sans doute : en Angleterre.
- ↑ Une chambre agréable.
- ↑ Voir la Nouvelle Revue Française du 1er Juin 1914.
- ↑ Il est curieux de constater que, pour la deuxième fois avec le Rossignol, Stravinsky entreprend de traiter l’envers d’un sujet. Mais pour le Printemps, cet envers existait, était quelque chose de positif, qu’il suffisait d’apercevoir. Ici il n’existe pas, ou seulement par un décret tout arbitraire de l’auteur. Un rossignol qui a peur de s’écorcher le gosier : cela peut se trouver dans la nature, mais cela n’est pas par soi-même un sujet ; et le musicien ne peut y avoir pensé que pour nous exprimer par ce moyen les principes auxquels il tient.