La Nouvelle Revue Française/Année 1909, No 4
SOMMAIRE :
Jacques Copeau : Le Métier au Théâtre.
Jean ScHLUMBERGER : Epigramme^ Romaines. Henri GhÉON : A la gloire du mot " Patrie ".
Edmond Pilon : Suite au récit du Chevalitr des G^rieux.
TEXTES.
NOTES :
Rayons de Miel par Francis Jammes. — Le Symbolisme et
J. Ochsë. Couleur du Tjemps par H. de Régnier. — Chronique du Cadet
de Coutras par A. Hermant. — Le défaut de l'Armure par
A. Erlande. — Douze histoires et un rêve pat H. G. Wells. • —
Le Livre de désir par Ch. Démange. Connais-Ijoi par P. Hervieu. — Les réfractaires de J. Richepin
— Sur Bernard Shaw, etc.
La Société Nouvelle. — A propos des indépendants. — Louis Sue. — A. Lhôte, etc.
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
REVUE MENSUELLE DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE.
��Comité de direction :
Jacques COPEAU, André RUYTERS, Jean SCHLUM BERGER.
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Revue
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��LE METIER AU THEATRE.
��Le métier, tant qu'il est sain, ne se laisse pas apprécier. Mais quand, par un grince- ment, il dénonce la fatigue et l'usure, on aperçoit, pour les admirer tardivement, ces secrets aménagements de la culture qui vont dégénérer, soit entre les mains de l'artiste déclinant : et c'est la formule, — soit entre celles d'une postérité oisive : et c'est le pon- cif. Car, si le métier est la plus positive acquisition de la culture, il en est aussi la plus dangereuse.
Plus une culture est ancienne, plus elle est difficile à manier. Elle n'a pas atteint sans malaise le point de sa maturité et de sa dé- licatesse. Dès lors un double danger la menace: se corrompre dans la foule, ou s'éner- ver au sein d'une élite.
Elle est trop alarmante ou trop invitante. Elle met à la portée des uns une abondance, une facilité de ressources qui les dispensent de la recherche originale et du mérite per-
I
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sonnel. Aux autres elle n'inspire que scru- pules exagérés, défiance envers des formes assouplies à l'excès qui se prêtent complai- samment aux plus chétives entreprises. Parce que ceux-ci s'installaient d'emblée, avec effronterie, dans une expression banale, nous avons vu ceux-là, assumant comme un devoir de s'achopper à des restrictions volontaires, concentrer leur noblesse laborieuse dans une sorte d' " impossibilité" du langage. Et tandis que les plus sévères artisans de la technique affectent de mépriser le " savoir-faire ", mille producteurs indisciplinés accuseront éternelle- ment quelques avares créateurs d'une im- puissance dont ils sont eux-mêmes un peu trop dépourvus. Si bien que, dans l'opinion commune, s'aggrave de jour en jour le divorce abstrait entre deux notions inséparables : la notion d'art et la notion de métier.
Nulle part mieux qu'au théâtre ce funeste malentendu n'est sensible. Il y a quarante ans, Alexandre Dumas fils put écrire, dans la préface du Père Prodigue : " Un homme sans aucune valeur comme penseur, comme moraliste, comme philosophe, comme écrivain, peut être un homme de premier ordre comme auteur drama- tique ".
�� � LE MÉTIER AU THEATRE 321
Cette absurde maxime est passée dans les mœurs du théâtre. Elle l'a avili en pronon- çant qu'un sot pût y prendre le pas sur l'homme de génie, qu'une œuvre vide pût être une œuvre bien faite. Elle a suscité les cyniques convoitises, les activités brouillonnes qui se mêlent sur la scène avec une ferveur stérile. L'artiste qui s'y fourvoie se heurte partout à l'inculture, à l'ignorance, à la légèreté, à la bassesse du caractère, à de for- midables intérêts. Et c'est avec dégoût qu'il cède la place aux " gens de métier ".
Gens de métier : les auteurs, les acteurs, les directeurs, les critiques et le public lui- même. Tout ce qui touche au théâtre est aussitôt diminué, déformé, corrompu dans son atmosphère.
Un " homme de théâtre " ne devra pas tourner son regard vers le monde, ni familiari- ser son esprit avec les sentiments et les idées. Il ne s'instruira que de théâtre. Il tiendra les yeux fixés sur le public à l'avidité duquel il se propose sans relâche, qui est à lui seul tout le théâtre, qui a manifesté son goût, une fois pour toutes, imposé des recettes, et qui veut qu'on s'y tienne.
Ce qu'on appelle " métier " n'est pas une exigence que l'auteur tient de lui-même, c'est une contrainte qui lui vient du dehors. Le
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culte du métier n'est autre chose que Tidolâ- trie du public. Les prétendus secrets du métier et ses règles, c'est, en dernière analyse, l'ensemble des habitudes du public imposées à des amuseurs.
Aussi bien le dramaturge sera-t-il, quelque jour, chassé du théâtre par les comédiens dont il est l'esclave et qui ont, en somme, encore mieux que lui " l'habitude de la scène et du public ". De plus en plus ils le supplantent, et leur métier empiète sur le sien. Quelques- uns se font auteurs. Les autres proposent des avis quand ils n'imposent pas leur collabora- tion. L'argot des coulisses prend force de lois esthétiques. Et toutes les pièces qu'on repré- sente ne sont-elles pas, plus ou moins, l'œu- vre des comédiens qu'elles glorifient seuls ? Elles ont leur tournure et leur grimace.
��* *
��Le métier, sans l'art, qui est sa raison d'être, c'est une mécanique fonctionnant à vide. L'art privé du métier, qui lui assure force et durée, c'est un fantôme insaisissable.
Nous repoussons la vieille et vaine distinc- tion, dans une œuvre intellectuelle, entre ce qui appartient à la matière et ce qui dépend de l'esprit, entre la forme et le fond. De
�� � LE MÉTIER AU THEATRE 323
même, nous nous refusons à concevoir une dissociation factice entre l'art et le métier.
A vrai dire, pour nommer le talisman mys- térieux que les auteurs dramatiques croient s'être approprié, ce n'est pas : le métier qu'il faut dire, mais : la formule.
" Nulle nature ne produit son fruit sans extrême travail, voire et douleur. " (liernard PalissyJ,
Le métier est ce travail de la personnalité en lutte avec ses propres acquisitions, l'art sur le fait de la création. Il est encore cette " longue patience " du génie.
On dit d'un peintre (pourquoi ne le dirait-on pas aussi bien de tout artiste ?) qu'il possède " un beau métier ". Et, pas plus qu'on ne louerait un écrivain de son ortogra- phe correcte, un poète de son mètre juste, on ne songe à priser ici le savoir-faire de l'école, mais une méthode originale, une nou- veauté que le peintre a tirée de son fonds et qui n'a de valeur que par lui, unique parce qu'elle est personnelle.
Le métier, si l'on rend à ce terme sa dignité, est ce qui distingue un artiste de tous les autres, — la preulpe de r invention.
La formule, au contraire, est ce par quoi toutes les productions médiocres se ressem- blent : la parodie du métier en sa décré-
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pitude. C'est la main-mise, par des anony- mes, sur une faculté qui, du moment où ils l'empruntent, se mue en procédé et tombe du domaine de l'art dans celui de l'industrie.
��*
��" L'invention n'existe pas pour nous. Nous n avons rien à inventer^ nous n'avons qua voir. "
Ce plaisant trait-là vient encore de Dumas fils.
" Voir '*, pour un artiste, est-ce autre chose qu' " inventer " ? Aussi concèderait-on volon- tiers que vous n'eussiez, en effet, qu'à voir. Mais vous voyez " théâtre ". Vous avez, comme vous le dites, " l'œil construit d'une certaine façon ". C'est à dire qu'il est perverti, comme est empoisonné votre goût, par l'ha- bitude du factice et la pratique des manigan- ces. Vous croyez voir. C'est la formule qui vous saute aux yeux. C'est elle qui travestit pour vous toute apparence et flétrit toute sin- cérité. Vous voulez faire, avant tout, une pièce de théâtre. Cette préoccupation vous commande le choix des matériaux, l'ordon- nance des proportions, le dispositif des effets. Elle guindé vos gestes, elle altère votre voix. Un bon sujet, entre vos mains, un caractère humain se réduisent bientôt à cela : du théâ-
�� � tre, — parce que vous prévoyez à leur place, le murmure et l'applaudissement, toutes les réactions du public dont vous croyez être les maîtres et qui régentent, pour ainsi dire automatiquement, votre spontanéité. Vous avez d'avance dans l'oreille, avant que n'aient parlé vos personnages, le ronron théâtral. S'il vous arrive de décevoir la foule, ce n'est point pour vous être écartés des règles vulgaires, c'est pour les avoir appliquées grossièrement, et faute de cette virtuosité qui fait des plus heureux d'entre vous d'impudents jongleurs.
En condamnant ici une littérature qui n'est
que théâtrale, on n'entend pas méconnaitre
cependant les exigences d'une " forme spéciale ", ni la légitimité des règles qui ont formé Racine et Molière. Et nul plus que nous
n'est ennemi de ce qui, dans le drame, voudrait indûment se substituer au mérite dramatique, je veux dire certains raffinements
littéraires ou des plaidoyers philosophiques et
moraux, ou même ces discours psychologiques
reliant entre eux des épisodes de mélodrame.
Mais en faveur du vrai métier, si intimement associé à l'art qu'on ne l'en saurait distinguer et faute duquel rien ne se peut 326 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
exprimer, nous nous insurgeons contre le faux métier, celui qui s'exhibe seul et qui n'exprime rien. Le métier dramatique ne tire sa néces- sité, sa force et sa cohésion que de l'invention dramatique. Toute création originale exige une expression authentique et nouvelle. Où languissent la vérité des caractères et la sin- cérité, la forme perd toute valeur en se vidant de toute signification.
Tant qu'ils n'auront rien créé^ tant qu'ils rapiéceront les mêmes intrigues et travestiront les mêmes personnages, les auteurs dramati- ques s'épuiseront vainement à retourner entre leurs mains un précaire instrument. Sans doute, il se prête à tout. Il donne l'illusion d'une souplesse extrême, tant il est disloqué. On peut en faire ce qu'on veut. On peut en faire n'importe quoi, et ce n'est rien que de frivole, d'illogique et de superflu.
Jacques Copeau.
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��EPIGRAMMES ROMAINES {')
��SUR LE MARBRE d'eURYDICE
��Quelqu'un^ le soir tombé^ ma pris la main. J'ai cru Que c'était mon ami. " Pourquoi^ dis-je^ viens-tu Si tardy d'un pas furtif et la tête baissée ? " // se taisait ; f eus peur et brusquement, glacée. Ma tarissante haleine entre mes dents a fui. Deux ailes à son front battaient P aveugle nuit. " Hermès, criai-je, hélas, épargne mon jeune âge / " Et la sueur du Styx me mouilla le visage.
��II
��Ne va pas. Printemps jeune, indiscrète saison. Nous induire à braver les déesses sévères l Au front de la Pudeur tresse ces primevères. Mais prends soin, sous tes fleurs, odorante prison, jy enfermer le regard de ses fixes paupières.
(') Voir Mercure de Franee, 15 mars 1906.
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m
Voilez^ voilez vos yeux^ car les lueurs^ Junon,
Que l'avril y a remuées Ne sont point les reflets étoiles du gazon^
Ni des printanières nuées ; Mais dans vos lourds regards blanchit^ sans quun
De votre pudeur le pressente^ ]joupçon
La douceur d'une tendre épaule de garçon
Ou d'une hanche adolescente.
��IV
��Quel fauve a cette nuit ta fureur attisée ? Flairas-tu dans le cirque un spectre de lion ? Tremblants nous t'avons vu lancer, sombre Oriony Tes flèches dans les arcs béants du Colisée !
��V
��Vous m'avez allaité, mamelles des coupoles. Vous que gonfle la Ville a son ventre divin. Lait de la foi, combien tu grises et consoles ! Cité Sainte, vraiment, n'était-ce pas du vin ?
��VI
��Figure de la fresque, en ta vaine balance. Pèse sa peine et mon silence.
�� � ÉPIGRAMMES ROMAINES 329
Vers lequel fléchira ton illusoire airain.
Vers ma joie ou vers son chagrin ? Non, non, ne juge point ; notre amour veut attendre
Que ma poussière et que sa cendre Eludent dispersés dans le ')>ent et dans l'eau
La sentence de ton fléau.
��VII
��Nous a")) ons fait flotter des roses dans la vasque Et le jet, quand le vent les y pousse, soudain S'assourdit et Pon croit entendre le jardin Pleurer au gré des fleurs Voguant sur Peau fantasque.
��VIII
Non, viens, que cherches-tu par ces louches ruelles ? Pour calmer ton désir, je sais de peu cruelles Belles lèy>res. Arrête, entends-moi ! Se peut-il Qu'à r Amour, tendre enfant complaisant et subtil. Tu préfères le Dieu qui nu-pieds et farouche Rôde dans les quartiers solitaires, la bouche lujurieuse et qui frénétique soudain Frappe d' égarement un misérable humain. Fuis ! un étrange feu dans ta prunelle éclate ! Ecoute-moi ! — Fais quil m'écoute, Hécate ! Hécate !
�� � 330 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
IX
Toiy prends garde aux frelons, peuple vite irrité.
Qui sous la pergola du verger, Vautre été.
Creusa pour ses petits une fauve tanière.
T aimais peu jusqu alors cette sente fruitière ;
Mais depuis, chaque jour, un caprice secret
M'y ramène et mon pas en un jeu mi-distrait
Mi-tremblant, volupté de vertige mêlée.
Franchit le nid et sa tourmente emmiellée.
Danger ?.., Non, mais beau risque, hôte joyeux, encor
Que fantasque et qui rit dans une grêle d'or.
Jean Schlumberger.
�� � 331
��A LA GLOIRE DU MOT "PATRIE".
��)> 1
��Roulprez-vous pour luiy
Mes yerSj
C'est un mot si pauvre.
Dont on a tant ri !
...Je rai ramassé transi
A même la terre
Dure...
— Entre " r aurore " et " la rose Je vous jure
Quil se fera bien petit !
Entourez-le, Qu'il se réchauffe !
— Comme il est vieux ! Peut-être est-il mort ? Sait-on même encore S'il signijie
Quelque chose...?
— Alors...
��(') Prélude à un livre de vers.
�� � 332 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Alors chantez Ainsi que chantent Vers de poète
y^ci'Ci • • •
Le temps qu il fait,
Un cœur qui bat.
Le pré.
L'amie,
La fenêtre ouverte,
La lampe...
Quand vous en priera
L! assonnance
Dites seulement ^^ patrie "
Et passez !... ^
— Tassez
Si rien que F ironie
D'un ressouvenir de romance
N'a su ')>ibrer...
Au mol écho
De vos collines
Dès qu'y sera tombé
Ce mot...
S'il a roulé
A votre flot
Co7nme un fruit vide /...
�� � A LA GLOIRE DU MOT " PATRIE " 333
" La patrie est morte Et ses oiseaux rient : Ils vivent f... "
— Riez, Oiseaux clairs Mes Ipers ! — Us vivent du blé
Que ses gerbes portent. . .
— O toi que f ai pris Sous le pied des hommes A même la terre Pauvre vieux mot,
A même la terre que tu nommes...
Oh!
— Si peu de vie Quil te reste. Quand tu verras là " L'aurore " renaître " La rose " s'épanouir Je sais.
Je sais de quel sourire Celui d'une neuve jeunesse Tu les accueilleras...
��Et jamais
Ne se sera senti luire
�� � 334 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Aussi rose
Encore
Quen ton sourire
L'aurore...!
Et la rose
Jamais
N'aura goûté
Matin d'été
Si frais.».
Et tous les mots de mes 'vers
Ainsi,
Qui disaient la beauté de l'heure.
Comme la lumière
Comme la fleur.
Vols,
Sons,
Rêveries. . .
En couronne
Se presseront
Autour de ton nom
Où tout se reflète...
Ils s'étonneront
De s'y reconnaître
Plus beaux qu'ils ne sont. . .
Dans la limpidité de leur être Qui est ton être.
�� � A LA GLOIRE DU iMOT " PATRIE "
Dans la ferveur
D'une moins frivole harmonie..
— Et tout émus
De ce sens profond
Que tu découvres à leur rire^
Ils n auront pluSy
Patrie^
A dire
Que ta douceur...
��— Et la diront,
Henri Ghéon.
��T^ZS
��Janvier 1909.
�� � 336
��SUITE AU RECIT DU
CHEVALIER DES GRIEUX.
��La mort de mon père et de mon frère, la dispersion de mon héritage dont j'avais engagé une partie dans le Système, les voyages et les aventures, enfin mon indiflfé- rence à écouter les sages conseils de Tiberge m'avaient replongé à nouveau dans le malheur. Le souvenir de Manon me suivait toujours et, quoi que je fisse pour le rejeter dans le passé et l'éloigner de moi, il m'accom- pagnait dans toutes les actions où je cherchais l'oubli de ma jeunesse. Les maux sans nombre qui m'avaient accablé depuis mon retour dans la Picardie n'avaient pu arracher de mon cœur une image que les années n'avaient point pâlie et des traits que je continuais secrètement d'adorer.
Quoi que j'entreprisse pour relever mes affaires, quel- que résolution que j'adoptasse au sujet de ma conduite, Manon était toujours de moitié dans mes projets ; mes actes les plus secrets étaient guidés par elle, et il n'y avait rien qui ne survînt dans mon existence à quoi elle n'eût part autant que dans le passé. Le temps, qui met un terme aux revers les plus grands, n'avait eu aucune action sur les miens ; loin d'en diminuer l'amertume, il l'étendait au contraire en la prolongeant. Les nouveaux événements de ma vie, sans atténuer la mémoire de ceux d'autrefois,
�� � SUITE AU RECIT ... 337
en rendaient le souvenir plus aigu dans mon cœur. Ainsi, chez un soldat qui a fait plusieurs fois la guerre les récentes blessures n'efifacent point les anciennes mais leur communiquent une acuité qui en réveille le mal.
Le spectacle de la mer était le seul plaisir que mon accablement me permît de goûter encore. Il me semblait, à mesure que je quittais les terres et gagnais la côte, que toute la distance qui me séparait de ma chère morte diminuât un peu ; mais le murmure du vent et le mou- vement des flots qui venaient gémir en touchant les dunes me jetaient hors de moi. Pour un peu, sans me retenir à la vie, je fusse entré dans les flots, j'eusse battu des mains en appelant Manon, j'eusse cherché à gagner l'Amérique à la nage. Mon extrême faiblesse et le feu de mon délire m'empêchaient chaque fois de quitter le rivage ; la raison, en reprenant peu à peu possession de mon être, me reprochait mon acte ; mais, d'autres fois, je n'étais pas le maître de mon mal ; je m'emportais contre le destin aveugle, je montrais le poing à la mer, je la piquais de mon épée et l'excès de ma fureur exerçait sur moi un ravage si grand que, mes dernières forces n'y résistant pas, je tombais, inanimé, devant l'étendue. Il m'arriva ainsi, maintes fois, de m'endormir ; mais l'em- brun du soir ou la fraîcheur de l'eau me réveillaient toujours. D'abord je me dressais en me portant à moitié sur un coude ; je tendais l'oreille ; chaque flot, en ve- nant mourir à mes pieds, me semblait un appel de Manon. Je me penchais sur ma couche de sable ; mes tempes battaient, mes jambes fléchissaient sous le poids de mon corps et je cherchais le désert comme si j'eusse été en Amérique. — " Où est Manon, disais-je alors ? Où est
�� � 338 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ma chère maîtresse. " Et il me semblait que je n'avais plus à la main qu'un tronçon d'épée et une petite gourde ainsi qu'au moment de l'afFreux réveil où l'on me ramena blessé au Nouvel-Orléans. Mais le bruit des mouettes qui me frôlaient de leur aile ou le gémissement du vent qui courbait les arbres à une grande distance me répon- daient seuls. Je reprenais aussitôt conscience de mon état ; je secouais mon manteau, je ramassais mon chapeau et mon arme et je suivais le rivage en regagnant Calais.
Il m'arriva, un jour que j'allai errer ainsi vers la cita- delle, de me buter sur la Place, au bas de la Tour du Guet, à un homme corpulent, d'aspect ecclésiastique, portant un petit bagage et qui me semblait arriver par le côté du port où l'on vient d'Angleterre. A peine l'eussé-je touché que ce passant pressé se tourna vers moi et me dévisagea. A sa taille, à son air toujours bon et placide, à tout le rayonnement de son beau et franc regard, je reconnus M. l'abbé Prévost. Un moment s'écoula que l'abbé passa à retrouver mes traits à moitié effacés par le temps et les larmes :
— " Mon pauvre chevalier, me dit-il de sa voix tou- jours compatissante, est-ce bien vous que je vois là ?
— " C'est bien moi, mon bon père. " (Je lui donnai ce nom de père tant il me sembla que je n'avais jamais eu au monde d'autre père plus digne de ce nom que celui-ci.) En même temps je me jetai sur lui, l'embrassai étroite- ment, le serrai de mes bras, l'inondai de mes pleurs.
— " Venez, mon enfant, me dit-il avec une douceur in- finie. Venez ; allons au Lion dor. "
C'était la petite hôtellerie où M. l'abbé Prévost des- cendait d'ordinaire en arrivant de Londres. C'était là
�� � SUITE AU RECIT ... 339
que j'avais fait, à ce bon prêtre, quelques années aupara- vant, au débarquer du Havre, la confession de ma vie. J'étais tout ému à l'idée de me retrouver, après un si long temps, dans le même lieu, avec le même homme.
M. l'abbé Prévost connaissait la mort de mon père ; mais il ignorait celle de mon frère et il apporta beaucoup de compassion à l'entendre. Il voulut être instruit ensuite de ce qu'il était advenu de Tiberge.
— " Vous savez, lui dis-je, quel fut son dévouement. Les preuves éclatantes qu'il me donna toujours de son affection sont demeurées et demeureront toujours gravées dans mon cœur. Elles se sont manifestées avec tant d'éclat au moment du départ et de la mort de Manon que je n'ai pas à en refaire le récit ici. L'amitié de Tiberge est si exceptionnelle, elle est si entière et si admirable que je n'en connais pas de plus sublime au monde. Vous savez — n'est-ce pas — que nous revînmes au Havre ensemble et qu'il prit le parti de rentrer à Saint-Sulpice tandis que j'adoptai celui de venir ici. Le plan de Tiberge était que je m'arrangeasse pour le mieux avec mon frère relativement aux biens que mon père avait laissés en mou- rant. Je devais, à l'issue de ces démarches, venir le rejoin- dre à Paris. Il eût obtenu mon pardon de Saint-Sulpice ; je fusse rentré sous ses ordres dans la Compagnie et la voix du bien, de la vertu et de la piété se fût fait entendre à nouveau en moi. Mais, mon père, voilà bien mon sort ! Et vousallezjugerdemon indignité. A peine arrivai-je à Calais que l'accueil glacial que mon frère me fit me déconcerta. Il y eut même, entre nous, une querelle assez vive où il employa pour me mortifier les pires allusions. Il me fît de ma vie un tableau effrayant, me compara à l'enfant
�� � 340 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
prodigue et me dit que, moins heureux que lui, je reve- nais au bercail après que mes désordres avaient fait des- cendre mon père au tombeau. L'accablement dans lequel m'avaient jeté les maux que j'avais soufferts depuis plus de trois ans avait complètement ruiné ma santé. Je n'étais pas en état de lui répondre ; mais à peine eut-il remis dans mes mains le dépôt de mon héritage et m'eut-il quitté en m'outrageant encore, qu'une espèce de révolte m'anima contre lui, contre les miens et aussi contre l'argent qui me venait d'eux. — " Ainsi, disais-je, voilà comment me reçoivent ces barbares. Ils ont fait mourir Manon en l'envoyant en Amérique ; j'ai failli mourir auprès d'elle. Jamais amants ne connurent un destin plus atroce ; et, maintenant que je suis revenu chez mon père, on me raille, on m'attaque et l'on m'accuse presque d'avoir fait périr un vieillard de douleur ! L'argent que mon frère m'avait remis m'apparut dès lors comme le prix honteux qu'on faisait de mes vices. J'en pris une espèce d'horreur et je ne pensais plus, dans l'extrémité où m'avait porté une si vive injustice, qu'à dilapider ces fonds exécrés. Je fis aussitôt deux parts de ma petite fortune. Je plaçai la première aux mains d'un banquier qui devait la faire fructifier dans le Système. Et je partis avec l'autre à travers l'Europe. Je vis successivement les Flandres, l'Angleterre, la Hollande et un peu de l'Alle- magne. Hélas ! je ne goûtai le repos dans aucun de ces lieux. Les amis que j'avais ne me conservèrent leur affec- tion qu'autant que j'eus d'argent à leur donner ; et, pour mes maîtresses, elles furent si vénales que je ne puis même pas vous en parler aujourd'hui sans dégoût. " — " Ah ! disais-je à part moi souvent, au cours de ces
�� � SUITE AU RECIT ... 34 1
voyages, malheureux errant ! Le monde est désormais dépeuplé pour toi. Où que tu portes tes pas, l'ingratitude et la félonie accueillent ta venue. Il n'était qu'une Manon ! Il n'est qu'un Tiberge ! Hélas l'une est morte et tu délaisses l'autre ! Ainsi que vous pouvez voir, je ne mis que peu d'années à disperser mon bien à travers le monde. N'ayant plus que quelques centaines de livres en ma possession, je résolus de quitter Francfort, où j'étais allé échouer dans le moment, et de revenir ici pour y reprendre l'autre part d'argent que j'avais placée. Hélas ! dès que j'arrivai, je connus l'étendue du désatre nouveau qui fondait sur moi. Le Système avait semé la ruine dans le royaume ; des milliers de familles étaient plongées dans la misère ; Law s'était enfui emportant l'argent de mon banquier et des autres ! Me voici à nouveau aussi pauvre qu'au moment où vous me vîtes jadis dans Passy et où je voulais vendre mon cheval pour accompagner à pied, de Paris au Havre, la charrette qui emmenait Manon avec les filles de joie, "
M. l'abbé Prévost, durant toute cette confidence, n'avait cessé de m'entendre avec attention ; il me fît remarquer, avec cette douceur qui est un charme chez lui, que rien ne lui semblait aussi désespéré pour moi que j'avais le tort de croire.
— "Il vous reste Tiberge, dit-il, et c'est un grand bien. Mon ami, quittez ces lieux funestes et qui ne con- viennent pas à un homme aussi bouillant que vous. Gagnez Paris où je vous mettrai en état d'aller. Voyez Tiberge. Exhortez-le à vous entendre et à vous pardon- ner. Enfin, croyez-moi, rentrez à Saint-Sulpice ; les exercices d'une sévère piété, le repos et la prière agiront
�� � en vous. Le grand évêque d’Hippone et M. de Rancé ne se sont pas réconciliés avec Dieu dans d’autres conjonctures que celles qui vous occupent. "
— " Hélas ! mon père, lui avouai-je alors, ce sont de grands exemples et un grand réconfort que ceux que vous m’offrez. Mais mon mal durera autant que ma vie et il n’est pas de pouvoir qui puisse m’arracher du souvenir qui m’oppresse. Dieu ne brillera jamais d’une foi assez vive dans mon cœur pour effacer l’image adorée que Manon imprima en moi avec son dernier souffle, "
Le front de M, l’abbé Prévost se rembrunit à ces mots d’un amant idolâtre ; je craignais de l’avoir blessé en plaçant Manon à côté de Dieu sur mes lèvres. Mais cet excellent homme avait trop de bonté ; il était trop bienveillant pour s’étonner de la fidélité d’une passion à qui le temps et la mort n’avaient rien ôté de sa puissance.
— "Il est vrai, chevalier, me dit-il avec une indulgence vraiment consolante, que votre infortune doit trouver un adoucissement à repenser à celle qui en est la cause. J’ai bien vu des filles et d’aussi tombées. Je n’en ai jamais rencontrées dont le sentiment fût plus sincère et les larmes plus vraies. Il y a une belle constance à aimer par delà la mort et vous le faites avec une fidélité dont tout le prix éclate à mes yeux." — " Monsieur l’abbé, répondis-je en comprimant à nouveau mon cœur, Manon était adorable; et sans les écarts d’une fortune si changeante, elle eût été une bonne épouse et une mère heureuse. Ah ! que mon père, au lieu de la frapper de ses rigueurs, n’a-t-il voulu l’accueillir comme sa fille ? Elle et lui ne seraient pas morts d’éloignement et de douleur ! "
Je vis à ce moment que M. l’abbé Prévost témoignait SUITE AU RÉCIT ... 343
du plus vif chagrin à m'entendre. Hélas! je ne pensais pas qu'en parlant de mes malheurs, c'était aussi le sou- venir des siens que j'éveillais. — "Mon fils, me dit-il, avant que j'eusse saisi toute la portée de son discours, vous ne fûtes point seul à souffrir ; laissez un homme d'âge mêler ses larmes aux vôtres. Mon destin, sans être aussi rigoureux, a connu le chagrin et les suites funestes qu'un amour malheureux amène après lui. L'instabilité de mon humeur ne me maintint pas toujours dans l'état ecclésiastique; vous savez que j'entrai au service et portai les armes ; mais ma nature douce aimait peu la guerre. Je revins aux Pères Jésuites ; puis mon inconstance m'amena à voyager. J'allai en Angleterre et aussi en Hollande. C'est à La Haye que je vis pour la première fois ma maî- tresse. Je n'ose point dire devant vous que jamais femme fut aimée autant ; mais il est bien vrai que, dès ce moment, ma vie fut changée et passa de la méditation et de la crainte de Dieu au goût des chiffons, du jeu et des soupers. Ma maîtresse, comme la vôtre, n'aimait rien au monde autant que le plaisir. Hélas ! Le plaisir l'a perdue, et, la perdant, m'a perdu avec elle. L'amour et la faiblesse que j'éprouvais pour cette femme charmante ont causé ma ruine et mon désespoir. Les embarras de mon état et les inextricables difficultés d'argent où ses excès ne tardè- rent point à m'amener avec elle l'obligèrent à me quitter. Je résolus de voyager à travers l'Europe ; mais, comme vous, j'errai sans repos et aussi sans plaisir. Je trouvai enfin quelque apaisement en Angleterre et, sans le souci de rentrer en grâce près de mon ordre et d'expier mes torts dans la retraite d'un cloître, il est probable que je fusse demeuré à Londres. Mais, chevalier, je suis coupable
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autant que malheureux; ce n'est qu'en rentrant dans le devoir, en faisant ma paix avec l'Eglise et avec les hommes que le passé pourra s'effacer de mon cœur... " — " Mon père, répondis-je, l'aveu que vous venez de me faire avec une confiance si grande et un si sincère accent de vérité m'afflige autant que s'il s'agissait du récit de mes maux propres. L'expérience de l'âge et le discernement d'une carrière déjà longue ajoutent un grand poids à tout ce que vous dites. J'admire qu'ayant tant souffert vous n'ayez pas plus gardé d'amertume et de haine contre les hommes. — " C'est, mon fils, me dit M. l'abbé Prévost que mon sang est moins vif que le vôtre, mon cœur plus mesuré ; l'âge, à défaut de vertu, y a tout apaisé ! Enfin, ajouta-t-il avec un accent vraiment paternel et qui me bouleversa à nouveau jusqu'aux pleurs, je n'ai pas vu la mort frapper ma maîtresse dans mes bras ; ce n'est que l'ingratitude qui me l'a fait perdre ; et il y a une distance de mon mal au vôtre !" — " Non, non, fis-je alors avec émotion. Quoi que vous dissiez, mon père, il y a un très grand rapport entre nous ; le mal est le même qui vous frappe et qui m'accable. Ah ! que ne pouvons-nous, en mêlant votre sort et le mien, essayer ensemble, sinon d'oublier, au moins de diminuer l'acuité du mal cruel qui nous ronge... "
Ma proposition ne surprit pas M. l'abbé Prévost. Il y répondit avec une grande fermeté et une grande droiture. — " Mon cher chevalier, me dit-il, j'entends bien l'offre que vous me faites avec désintéressement. Dans l'état où je suis rien ne m'est plus sensible; mais ne risquons-nous pas, en mêlant nos regrets, d'en accroître le nombre? Appelons- en à Dieu ; revenons à la règle; il n'y a qu'en rentrant
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dans les ordres que nous risquions de trouver le repos auquel nous aspirons avec tant de force tous les deux ".
Il se leva au même moment. Le repas était fini ; il remit son manteau, en tira une bourse assez pleine et me l'offrit comme un témoignage nouveau de son amitié, — " Partez dès demain pour Paris, me dit-il. Allez à Saint-Sulpice. On y professe un grand respect de Dieu ; le nom de M. Olier guide avec une foi aussi vive que jadis l'esprit de ces messieurs. Allez, mon fils, allez ! En retrouvant Tiberge vous retrouverez un frère. Pour moi, mon enfant, je vais retourner à mes Pères. Mais, il me faut porter auparavant des commissions de Londres que j'ai pour Bruxelles. Nous nous reverrons à Paris et nous parlerons encore, mais en les déplorant, sur les aventures qui nous sont communes ".
A ces mots je me jetai au cou de l'abbé ; j'acceptai ses offres ; je lui jurai de le revoir bientôt et, c'est sous l'em- pire d'un espoir aussi doux, dans le bonheur d'une effusion si mutuelle et si vive, que nous nous séparâmes et gagnâmes nos chambres.
Toutes les émotions par lesquelles je venais de passer avaient douloureusement retenti dans mon cœur. Je ne m'endormis que fort avant dans la nuit, occupé de méditer sur la conversation que j'avais eue avec l'abbé, pensant à Manon que j'avais perdue, à Tiberge que j'allais revoir et à cette nouvelle vie à laquelle j'aspirais de tout le pouvoir des forces qui restaient en moi. Enfin le sommeil me prit; mais, j'étais si las et mes membres rompus aspiraient à un repos si grand et si prolongé que, quand je m'éveillai le lendemain au jour, le coche de Bru- xelles avait quitté le Lion (Tor^ emmenant M. l'abbé
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Prévost. Il ne me restait plus qu'à attendre celui d'Amiens. A peine parut-il que je m'y jetai avec empressement. Mon bagage n'était pas lourd ; quelques hardes, mon épée, mon manteau et la petite traduction du IV® livre de VEnèide que j'avais faite autrefois quand j'étais en captivité chez mon père, étaient les seuls souvenirs qui me restassent de tous les biens que j'avais eus ; je les plaçai près de moi, dans le fond de la voiture ; je m'accomodai de façon à me tenir à l'écart des indiscrets, et, le coche ayant commencé à rouler hors de l'hôtellerie, je me penchai un moment aux vitres. Je vis encore une fois la place, la vieille tour du Guet, le port avec les navires ; et, un instant encore, j'aperçus la mer. Le regret de m'arracher de ces bords où je m'étais nourri si souvent de mon chagrin se fit jour à cette vue dans mon cœur. " Retrou- verai-je jamais, me dis-je moi-même, un lieu plus sauvage et qui convienne mieux à mon désespoir r La solitude est toute la consolation des amants et rien ne répond mieux qu'elle à la douleur". Cette pensée fut la seule qui me vint en quittant Calais. Ce n'est que quand nous fûmes sur la route de Boulogne que je compris la portée de la résolu- tion que j'avais prise ; chose presque incroyable, l'idée de mon départ et de toutes les circonstances qui allaient s'en suivre commença seulement de m'occuper ; je m'y absor- bai au point que tous les menus épisodes de route me laissèrent à peu prés indifférent. Ce n'est que beaucoup plus tard, et bien longtemps après que nous eûmes quitté Abbeville que la voix du postillon retentit sur la route en annonçant l'approche d'Amiens aux voyageurs. A ce nom d'Amiens, mon sang ne fît qu'un tour dans mon être. Je chassai ma torpeur ; je me jetai à la
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portière et vis les maisons, les places et la petite hôtellerie où le coche d'Arras arrivait dans le moment en même temps que le nôtre. " Ah ! Dieu ! Ah ! Dieu, m'écriai-je, est-ce donc là que je la vis ? Quoi, voilà le coche et voilà l'auberge ! Ah ! Manon, Manon ! Ces pierres ont porté tes pas ; tu as marché sur ces dalles ; c'est là que, pour la première fois, tu es venue à moi, Manon ! Et les pierres, les maisons, la ville continuent d'exister 1 Ton amant est là comme au premier jour j il vit, il respire, il accourt ; il ouvre les bras, il étend les mains ! Hélas ! malheureux ; tu n'étreins que le vide ; il n'y a plus de Manon ! " La mine égarée et les regards animés de toute cette poussée intérieure de l'amour, je sautai du coche avec une extrême agitation ; j'allais et je venais comme un fou dans la cour de l'auberge et les signes de désordre que je donnais ainsi en public ne tardèrent point d'attirer les regards du maître des postes. — " Monsieur, me dit-il, à ce que je vois, est impatient de repartir ". — " Quand le ferons- nous ? " lui demandai-je, d'une manière qui lui laissa sup- poser qu'il avait deviné mes mouvements. — " Monsieur, me dit-il, c'est le dernier relai ; il faut compter passer la nuit ici, car il est tard ; mais, dès demain matin, nous partons au petit jour ".
Je feignis de témoigner de mes regrets dans une cir- constance à laquelle, dans mon trouble intérieur, je n'avais point pensé depuis Calais. — " Au moins, dis-je, que cela ne soit pas demain plus tard que cinq heures ! " Il m'en assura. Je pris mon manteau et mon épée, mais je laissai mon maigre bagage à sa garde. Il m'offrit une chambre, mais j'en savais une où je voulais aller. C'était celle où Manon avait passé la nuit qui précéda sa fuite dans la
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chaise de poste. J'y volai aussitôt que je pus. L'amour et la douleur, loin de nuire à mes recherches, donnaient à ma mémoire une précision si merveilleuse que je fus, en peu de moments, au logis de ma maîtresse. Il était tard ; une lumière brillait à la fenêtre et, de la rue, je voyais aller et venir une fille qui se coiffait pour la nuit. Je restai un bon moment à la contempler; mais je m'aperçus que la maison n'avait plus d'enseigne et que la porte était close. Il fallut encore m'arracher de ces lieux. — " Au moins, dis-je, je veux épuiser ma douleur, je veux revivre toute ma jeunesse en un soir. " Amiens m'était aussi familier que Paris et il me fut facile de retrouver le Collège où j'avais étudié et où j'avais soutenu mes exer- cices publics devant M. l'Evêque.
— "A quoi tient le destin, disais-je, en reconnaissant les bâtiments et les préaux. Un jour de plus vécu dans ces lieux, et Manon passait près de moi sans que je la visse. Un jour ! Et je revenais ici, j'étais voué aux ordres! Les passions venaient expirer sur ces murs et ne me pénétraient pas... Ah ! pourquoi a-t-il fallu que je quit- tasse le collège si tôt ? Mon Dieu, mon destin était dans vos mains ! Vous l'avez changé ; et vous m'avez montré le pouvoir qu'avec un sentiment doux, un air languissant, un teint de la composition de l'amour on peut exercer
��sur un cœur."
��Il me fallait une auberge où passer la nuit. Celle où j'avais soupe avec Manon, tandis qu'elle s'était débarrassée de son conducteur et que j'avais éconduit Tiberge, me revint dans l'idée. Je m'y rendis et j'eus la satisfaction vraiment triste et douce d'obtenir de dîner dans la même petite salle où nous avions passé ensemble le premier soir. La
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vue des mêmes objets qui avaient été témoins des premiers transports de nos êtres m'occupa tellement que je touchai à peine aux mets qu'on me servit. Pendant tout le temps que je fus là, Manon ne cessa d'être continuellement sous mes yeux. Je la voyais avec le même émerveillement que dans la réalité. Elle jouait, elle badinait, elle m'appelait son cousin ; elle était heureuse. Elle disait de cette voix qui me bouleversait entre toutes : — " Au moins ne me laissez pas entrer au couvent !" — " Au couvent ! Au couvent ! Mlle Manon, répondais-je, cela est-il possible ? Non, non, nous fuirons devant ces barbares ; vous me suivrez, mademoiselle, nous irons plutôt au bout du monde..." Alors elle dansait, elle tapait des pieds, elle touchait ma main avec sa main. Elle disait avec une anxiété déjà un peu feinte : — " Ainsi, chevalier, vous ne me laisserez pas !" A ce moment je crois bien que nous ne nous étions pas embrassés encore. Mais cela eut lieu que je n'oublierai pas de tout le temps qui me reste à vivre. Dès lors nous n'avions plus rien à opposer. C'en fut fait de tous les autres projets hors celui de s'en aller et d'être l'un à l'autre. La vie de Manon et la mienne se jouèrent en cette minute avec la divine insou- ciance des amants. Tout ce qui est arrivé depuis n'est rien auprès de cela ; c'est cela qui a tout déterminé. Sans cela, ô mon ange ! nous ne fussions pas allés au bout du monde. Je ne serais pas là, tu ne serais pas morte. . .
Le lendemain, au petit jour, je me dirigeai vers le relai en hâte. La nuit avait calmé les élans de mon cœur ; je pensais à Tiberge et j'étais d'une humeur un peu moins bouillante que la veille.
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Le coche attelé, les chevaux piaffèrent et nous sor- tîmes au moment qu'on ouvrait les portes de la ville.
La première fois que j'avais parcouru cette longue route de Picardie c'était aux côtés de Manon. Elle était dans une chaise de poste ; elle se tenait blottie dans le fond pour ne pas être exposée à être reconnue ; parfois elle passait sa main et, bien que je fusse à cheval et sui- visse de côté, il m'arriva souvent de presser cette petite main de la mienne et de la porter à mes lèvres. Ce voyage, le plus singulier, le plus rapide et surtout le plus nouveau que j'aie fait avec Manon, m'est aussi présent que s'il était d'hier. Alors, bien que nous nous fussions jetés d'un geste si étourdi à la tête l'un de l'autre, nous ne nous étions vus encore qu'innocemment. C'est seulement à Saint-Denis, nous sentant à une grande distance de nos ennemis, que nous prîmes un peu plus le loisir de nous aimer. Là, pour la première fois, je connus que j'avais une amante incomparable. Jamais fille plus passionnée ne donna plus complètement le témoignage de l'abandon que Manon à ce moment dans mes bras. L'ardeur que nous mettions à nous contempler et à nous chérir était si excessive que ceux qui en étaient témoins en étaient pleins de surprise et d'admiration. Manon était ardente et j'étais fou ; il fallut que j'obtinsse tout d'elle. Ah ! souvenirs plus brûlants que mon cœur, me consumerez- vous ? Depuis, le temps a passé ; mes cheveux, mes beaux cheveux que Manon aimait tant à coiflfer elle même au miroir, ont blanchi plus qu'à moitié ; mon destin a varié, ma vie a pris une direction douloureuse ; mais mon cœur est toujours mon cœur et Manon y règne avec la même force.
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A Saint-Denis l'hôte n'avait pas changé. J'étais ému à un point extrême de le voir et de l'entendre.
— " Voilà un homme, pensai-je, qui a vu Manon ".
Un instant, je craignis qu'il ne parlât comme il avait fait une fois devant mon frère : — " Ah ! c'est ce joli Monsieur ! Mais où donc est la petite Demoiselle qui l'accompagnait. Qu'il était aimable ! Qu'elle était charmante ! les pauvres enfants, comme ils se cares- saient ! " Je brûlais du désir, pendant que j'étais là, de revoir cette chambre rustique de nos noces où Manon et moi, en nous unissant, avions signé le pacte avec le malheur. Mais, dans le moment que j'allais parler, une force terrible me retint ; une main invisible se posa sur mes lèvres comme pour m'inviter au silence et une voix parla dans mon cœur : — " Malheureux, vas-tu dire que Manon est morte ? "
A ces mots, jaillis de ma poitrine, une sorte de honte empourpra mes joues et mon front. Je reculai de douleur, je sortis en hâte et revins prendre ma place dans le fond du coche ; il était temps. Un religieux récollet, un mar- chand et quelques dames y entraient comme moi et même un garde du corps de l'aspect de Lescaut dont la vue ne laissa pas, par tous les souvenirs qu'elle éveilla en moi, de m'impressionner. J'avais eu tellement à souffrir du frère de Manon et le conseil qu'il m'avait donné de m'adonner au jeu m'avait été si funeste que j'avais, malgré sa mort, conservé le plus mauvais souvenir de ses services. Le garde du corps, qui me faisait vis à vis, sans se douter de ce que sa présence évoquait de pénible dans ma mémoire, essaya de lier la conversation. Il me dit qu'à voir mon èpée et ma bonne mine il ne doutait point
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que je fusse de qualité. Je lui appris que j'étais chevalier de Malte et que j'allais à Paris pour y prendre du service. Il s'offrit aussitôt de me conduire à ses officiers. — "Nul doute, me dit-il, qu'ils ne tiennent à vous conserver. Vous feriez, monsieur, un excellent commandant aux troupes ". Ces flatteries déplaisantes éloignèrent de moi l'idée que j'avais eue un moment de l'interroger sur les suites de la mort de Lescaut ; je répondis que tout le service où je souhaitais d'entrer était celui de Dieu et que je venais pour me présenter au séminaire. A ces mots, le Récollet, qui épiait tout ce que nous disions, se mêla au discours en cherchant à m'amener à son ordre. Justement la nuit venait ; nous étions dans le moment d'entrer à Paris ; nous roulâmes dans le faubourg Saint- Denis ; le couvent des Récollets y est à proximité, au bout de la Foire Saint-Laurent ; il fallut bien que le religieux consentît de me laisser. — " Cette espèce, me dit le garde du corps, serait infiniment mieux en face qu'au couvent ",
En même temps le soldat étendait la main et me montrait Saint-Lazare. Rien ne m'était plus odieux que la vue de cette maison ; il suffisait que je l'aperçusse pour penser à tout ce que j'y avait souffert par l'ordre de G. M., pour me remémorer tous les détails de ma captivité, jusqu'au coup de feu que j'avais tiré sur le portier au moment de mon évasion. — " Que ce coup, me disais-je en moi-même, au lieu d'atteindre un innocent, n'a-t-il frappé le vieux G. M. ? Que n'ai-je étranglé le misérable de mes mains au moment où il vint jusque dans mon cachot me tourner en dérision et m'apprendre qu'il avait conduit Manon à l'Hôpital ? Au moins je ne serais pas
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rentré au Châtelet par la suite ; on n'eût point enfermé à nouveau Manon ; on ne l'eût pas jetée avec tous les traits de la barbarie la plus lâche dans l'indigne charrette qui la mena dans l'exil et de là dans la mort ! "
La violence de mes pensées m'empêcha de me rendre compte que nous étions depuis longtemps dans Paris ; la vue de Saint-Eustache, qui se montra à moi dans la nuit naissante et l'arrivée du coche au bout de son parcours me tirèrent des idées de vengeance qui me reprenaient chaque fois que je cessais de penser à Dieu et à Saint- Sulpice. Le garde du corps descendit de la voiture en même temps que moi. — " Allons, me dit-il, écoutez un ami sûr. Entrez au service. On recrute en ce moment pour les Amériques et c'est une occasion, pour les gens de bonne mine et de valeur comme vous, de devenir officier en peu de temps ".
Ce nom d'Amérique me fit tressaillir. L'idée de revoir le pays où j'avais goûté, près de Manon le plus sûr bon- heur de ma vie, m'offrait quelque chose de si séduisant dans la douleur qu'un instant je balançai si je ne suivrais pas cet homme. Mais, pour une fois, la sagesse eut raison de mon cœur. " Il sera bien temps d'en venir là ! " pensai-je. Le garde insistait toujours. Tout ce que je pus faire fut de lui demander son nom et son adresse. Il me les donna. Je lui jetai quelque argent et nous nous quittâmes. Partout dans Paris s'allumaient les lumières ; déjà il était tard ; et, je ne pouvais espérer venir frapper à Saint-Sulpice à une heure aussi avancée du soir. Un moment je pensai à aller chez M. de T, dont les bontés pour Manon et pour moi avaient été un adoucissement jusqu'aux derniers jours. Mais nous étions dans le
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moment de Carnaval ; M. de T. devait donner la comé- die à ses amis et il ne me parut pas convenable de préparer mon retour dans les ordres par la dissipation et le travestissement. Je commençai d'errer un peu au hasard. Comment, sans avoir rien décidé de cela, me trouvai-je, moins d'une heure après, à l'hôtel de Tran- silvanie, devant le tapis de jeu et poussant les cartes ? C'est ce que la tyrannie de l'habitude et le pouvoir du mal ont seul le don d'expliquer. Plusieurs des affidés de la maison étaient encore les mêmes que ceux que j'avais vus autrefois avec Lescaut. Ils ne me reconnurent pas ; mais, le succès de mes coups et ma façon de jouer, qui ne pouvait être connue que d'eux seuls, éveillèrent leurs soupçons. Je tremblai qu'ils ne vinssent à découvrir qui j'étais ; heureusement j'eus assez de force pour dissimuler; mais je profitai du gain que j'avais réalisé aux dés et au pharaon pour les enivrer. Ceux que je craignais davantage burent plus que de mesure ; et le dégoût de les voir, entre le vin et les cartes, se ravaler au pire degré de l'abjection réveilla mon honneur et ma dignité. Je sortis en laissant ces êtres vils à leur dégradation. — " Au moins, dis-je, que ce spectacle me soit salutaire et me fortifie dans mon idée du retour à Dieu ". Il n'y a rien de tel pour ramener un cœur généreux à une voie meil- leure que la vue du vice et de tous ses méfaits ; et ceux que je venais de contempler, avaient agi en moi avec tant de répugnance qu'il ne m'apparaissait plus possible de différer dans ma conversion.
Des dispositions aussi favorables me préparèrent digne- ment à attendre le jour. J'aspirais de toutes mes forces à revoir Tiberge et ce fut le cœur empli de son image.
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animé des meilleurs sentiments de repentir et de piété que j'aie eus de ma vie que je m'acheminai le lendemain vers le séminaire. A la vue de Saint-Sulpice il me sembla que je touchais à un paradis, que les arbres, les maisons, les pierres et les murs m'attiraient avec une puissance invincible. Mes mains tremblaient, mon cœur battait ; mes yeux se mouillaient de larmes ; dans mon exaltation j'eusse embrassé le sol et les portes du cloître ; je me fusse jeté à genoux sur les marches ; j'eusse appelé Tiberge à voix haute. J'eusse voulu voler au devant de mon ami ; mais l'état de fièvre où j'étais me défendait d'avancer aussi vite. Enfin je maîtrisai mon cœur, je dominai mon désordre et j'entrai. Je revis, en un moment, le préau, les dortoirs et la salle de l'école de théologie où j'avais prêché. Ma vie était là comme un fleuve qui remonterait vers sa source. J'étais dans mon passé, j'étais dans ma jeunesse. " Manon ! " pensai-je. Oui, c'était là le parloir où elle était venue me tenter, où elle m'avait repris, où elle avait l'air de l'amour même ! " Mon Dieu ! mon Dieu ! me dis-je, vous me montrez Manon et c'est Tiberge que je veux ! " Je pris ma résolution ; je péné- trai dans la loge où est le frère portier. Je lui demandai aussitôt après Tiberge. — " Hélas ! monsieur me dit cet homme, huit jours plus tôt vous l'eussiez vu encore. Mais un voyage urgent l'a forcé de s'éloigner. Il est sur le chemin de Rome et porte au Saint-Siège des lettres de ces Messieurs.
La foudre tombant à mes pieds ou la mer s'ouvrant devant moi ne m'eussent pas plus atterré que ces mots du portier. — " Au moins, dis-je, sa commission remplie, Tiberge reviendra à Saint-Sulpice ? " — " Je ne pense
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pas que ce soit avant trois mois au moins, me répondit le religieux ; car, bien qu'il se hâte, il a fort à faire ; et les chemins sont longs ! "
Une telle déconvenue, en venant ruiner tous mes pro- jets, me précipita en un moment de la joie où j'étais dans l'abattement le plus morne et le plus extrême. — " Ah ! malheureux ! me disais-je, en me maudissant mille fois, voilà le fruit de l'inconstance ! Au lieu d'écrire à Tiberge ; au lieu d'appeler ton ami à toi, tu es demeuré sourd à tous ses conseils, tu l'as abandonné ! Et mainte- nant voilà que tu te trouves seul au monde ! "
Je sortis de Saint-Sulpice en proie au chagrin le plus vif, désespéré de tout ce qui m'arrivait, et sentant déjà faiblir dans le fond de mon cœur, toutes les résolutions que M. l'abbé Prévost y avait fait naître. La déception de n'avoir pas rencontré Tiberge au séminaire était si forte que je demeurai longtemps immobile et muet de saisissement. La vue de la petite friperie, vers le coin de l'église, où je m'étais autrefois débarrassé de ma soutane en fuyant avec Manon, au lieu de le calmer, excita mon trouble. Je parvins enfin au Luxembourg. Je marchai dans les chemins, sans entendre ni voir, ainsi qu'un insensé. Je ne remarquai pas tout d'abord, dans mon abattement, que j'entrais dans l'allée où j'avais eu rendez- vous avec mon père pour la dernière fois. Enfin, je recon- nus l'endroit, je revis le moment et la journée. C'est là que j'avais prié pour Manon ; c'est là que mon père avait eu la dureté de me repousser avec indignation. Tous mes maux viennent de ce refus cruel de m'entendre.
En même temps que je ressuscitais pour mon pire remords ce passé douloureux, j'agitais en moi si je devais
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aller à Rome pour rejoindre Tiberge et si je devais parler au P, supérieur pour m'aider de m'y rendre. Mais alors, n'était-ce pas réveiller, auprès des religieux, le scandale de mes déportements ? Dans le désarroi avec lequel toutes ces pensées mêlées se pressaient dans ma tête en se combattant, je heurtai les arbres et butai dans les chaises. Enfin, je tombai sur un banc prêt à m'abandonner à mon sort rigoureux et, s'il le fallait, à me laisser périr de douleur.
J'étais là depuis un moment quand une main se posa sur mon épaule et me tira de ma rêverie. Je levai les les yeux et vis avec stupéfaction une femme encore jeune et belle dont les traits ne m'étaient pas nouveaux et qui me souriait avec un certain intérêt. Cette femme prononça mon nom et je tremblai à l'entendre. Enfin elle prit place sur le banc à mes côtés. A peine l'eussé-je étudiée un peu plus que je reconnus cette fille que Manon m'avait envoyée dans le carrosse le jour où j'étais à l'attendre rue Saint-André-des-Arts pendant qu'elle partait avec le fils de G. M. — " Ma pauvre fille, lui dis-je, vous me rencontrez toujours dans le malheur. Eloignez-vous de mes pas, ils ne conduisent pas sur le chemin de la paix et de la fortune ".
Cette fille ne m'avait pas revu depuis le temps où j'étais encore avec Manon. Il semblait qu'elle éprouvât une espèce de honte à me questionner sur les suites de mes aventures ; il fallut que je l'instruisisse en peu de mots de mes malheurs. — " Mais vous-même, lui dis-je, m'avez-vous jamais quitté ce quartier de la ville? Y avez- vous encore entendu parler de G. M. et de son fils ? "
Je vis que cette question la piquait au vif car elle
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rougit aussitôt. — " Venez chez moi, me dit-elle ; cela est à deux pas. Je vous parlerai de G. M. "
Cette fille me paraissait beaucoup moins dissolue que ses pareilles. Elle semblait modeste et je ne balançai pas à l'accompagner. Nous sortîmes du jardin par la rue de Vaugirard ; en peu de temps nous fûmes rue du Cœur- Volant où elle habitait. Chemin faisant elle m'apprit que la rivalité entre le vieux G. M. et son fils, loin de s'éteindre avec le temps, s'était accrue encore. Il n'y avait pas de maîtresse que le fils ne cherchât à enlever au père et réciproquement. Cette singularité dans la galanterie eût pu me surprendre de la part de tout autre ; mais de celle de G. M. cela n'avait rien qui pût m'étonner. — " Duquel des deux, demandai-je, dépendez-vous pour l'instant ? " Elle me répondit avec une grande simplicité que c'était du fils ; mais elle ajouta qu'elle était avertie que le père n'avait pas tardé d'apprendre où elle était et qu'elle tremblait à tout moment de le voir apparaître.
A peine fûmes-nous dans sa chambre, qui était sans grand luxe mais très propre, qu'elle commença de prendre un peu plus de liberté avec moi. Elle allait, elle venait, elle chantait un petit air. A la fin elle me dit : — " Vous allez déjeûner avec moi et je vais me faire belle. "
Je protestai que je n'avais aucun appétit et que je n'avais pas le coeur à m'amuser. — " Si, si, me dit-elle. Il le faut. Restez ce matin avec moi. Après vous aviserez à vos affaires. "
En même temps elle était à son miroir ; elle arrangeait son fichu, son collier, son petit juste et elle se parait avec une décence que je sentais pour moi. Quand cela fut fait elle prit un ruban de feu qu'elle tira d'un tiroir et ôta
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son bonnet pour s'accommoder. Mais je ne fus pas que peu stupéfait à la voir tête nue et les cheveux si courts qu'il semblait qu'ils commençassent seulement à pousser.
— " Vous qui aviez de si beaux cheveux, dis-je, qu'en avez-vous fait ? " Elle se retourna, à ces mots, avec une promptitude qui me déconcerta.
— " Mes cheveux, me dit-elle avec un accent qui m'émut vraiment de compassion et de regret, ils sont à l'Hôpital r " — " Quoi ? fis-je, à l'Hôpital !" — « Oui, oui, me répondit-elle, le vieux G. M. m'y a fait enfermer, il y a six mois, pour me punir d'être revenue avec son fils ; et, à l'Hôpital, on vous rase les cheveux ! "
Ce nom d'Hôpital, prononcé avec tant de répulsion par cette malheureuse, en venant me rappeler tout ce que Manon avait souffert aussi du même homme, acheva de me tirer complètement de ma rêverie. Le bourreau me marquant avec le lys rougi ne m'eût pas causé plus de dou- leur que ce mot-là. D'un bond, je m'étais dressé ; j'allais et venais à présent par la chambre ; l'indignation que je ressentais me jetait hors de moi. Je répétai le mot hôpital! hôpital ! à plusieurs reprises et d'un air si farouche que cette fille prit peur. — " Le vieux lâche, dis-je, n'a donc pas changé et il use toujours des mêmes supplices envers ceux qui ne veulent pas plier devant ses violences? "
La malheureuse, qui en était demeurée là de sa toilette, essayait, mais vainement, par de douces paroles, de calmer mon emportement. — " Comment, criai-je alors, d'une voix forte; un être aussi adorable que Manon, un ami aussi bon que Tiberge ont pu disparaître de mon chemin, appelés par la mort et l'oubli. Et toi, bandit abominable, au comble de la fortune, au dessus des lois et du roi, tu
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peux perpétrer tes actions honteuses sans que le châtiment que méritent tes crimes vienne t'ôter de ma route. Ah ! que n'es-tu là, maudit vieillard? Cette fois je ne cherche- rais pas seulement à t'étrangler comme je fis à Saint- Lazare et c'est d'un fer vengeur que je te ferais expier tes forfaits !... "
A ce moment la fille avec qui j'étais, au comble de l'anxiété où la jetait mon état, allait de la petite fenêtre à la porte où elle écoutait. La vue des sévices qu'elle avait subis par l'ordre de G. M., loin de calmer ma colère aidait à porter ma fureur au comble. Il n'y avait pas de vœux que je ne fisse alors pour me trouver devant le bourreau de Manon, de moi-même et de la fille chez qui j'étais en ce moment. Ma compagne de rencontre, affolée de m'entendre, écoutait toujours. Tout à coup et comme si elle eût été à moitié folle, elle quitta le poste où elle observait et se jeta sur moi en posant sa main sur ma bouche.
— " Taisez-vous, me dit-elle, le voilà ! " La porte s'ouvrit à ces mots. C'était le vieux G. M. Ah ! j'eusse fait bon marché alors de toute ma vie éter- nelle au profit de ce court instant où je me retrouvai face à face avec ce vieux monstre. Un instant, sa figure, qui décelait la ruse et la cruauté, se peignit d'épouvante en me reconnaissant. Il semblait qu'il voulût parler et qu'il cherchât sans doute à m'outrager encore. Mais je ne lui en laissai pas le temps. A peine l'eussé-je vu que je tirai mon épée en criant le nom de Manon et aussi le mien. Je me jetai sur lui avec fureur ; il tomba d'une masse et la violence que j'avais mise à l'atteindre était si vigoureuse que j'eus toutes les peines du monde à retirer mon épée
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de sa poitrine. La malheureuse fille, chez qui venait de se jouer cette scène rapide et sanglante, attendait, terrifiée, les suites de mon action.
— *' Malheureux, s'écriait-elle au comble de la crainte, malheureux qu'avez-vous fait ? "
— " Rien, lui dis-je, qui soit contre l'honneur. Ané- antir un être aussi vil que G. M. c'est purger la terre d'un des monstres qui l'oppressent. "
J'avais repris mon sang froid avec ces paroles. J'essuyai mon épée aux pans du manteau de G. M. Après quoi j'avisai aux conséquences qui ne pouvaient manquer de surgir pour nous de l'événement. — "Ne croyez-vous pas, dis-je à mon hôtesse d'une heure, que le vieux G. M. ne se soit fait accompagner par des gens du guet ? Il avait accoutumé de cela autrefois. Ces gens, ne le voyant pas revenir, vont paraître sans doute."
Elle alla regarder avec précaution du côté de la rue du Cœur-Volant et revint en poussant un cri. — " En effet fit-elle, les voilà ! " — "Il n'y a plus à différer, dis-je alors, partons vite ! "
Heureusement la maison avait deux issues. Nous nous engageâmes dans celle qui aboutissait sur la Cour des Quatre-Vents. Il était temps ; les archers, ne voyant pas revenir G. M. entraient par une porte au moment où nous nous échappions par l'autre ; en peu de moments nous fûmes à la Foire Saint-Germain. La maîtresse de G. M. se lamentait, pleurait et gémissait tout en me suivant dans la rue. Cela ne laissa pas que d'attirer l'attention. Par bonheur, dans la Foire, en raison du nombre et du bruit de la foule, nous passâmes un peu plus inaperçus. Bientôt on cessa de nous épier. Ce fut le moment que je choisis
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pour me séparer de la malheureuse qui venait d'assiter à tout l'événement du drame.
— " Quittez Paris, lui dis-je ; hâtez-vous. Il n'est pas possible que vous n'ayez quelque ami ou parent en ban- lieue. Tenez voilà de l'or, priez-les de vous recevoir." — "Oui, oui, me dit-elle j'ai une sœur à Vaugirard."
— " Eh ! bien, lui dis-je, allez-y."
Je lui donnai la plus grosse part de la somme que M. l'abbé Prévost m'avait remise en quittant Calais et, tandis qu'elle s'éloignait par la rue Guisarde, je me portai en hâte vers la Comédie. Parvenu au bout de la rue Saint-André, près le pont Saint-Michel, j'entrai dans ce café de Feré où j'avais fait jadis des stations si longues en attendant Manon. Je m'attablai dans un coin un peu à la dérobée ; je me fis donner à boire. Mon esprit avait reconquis toute sa lucidité ; le vin acheva de me remettre et je ne crois pas que je fus jamais dans ma vie d'un calme aussi pur, dans une possession plus complète de mon être. Enfin je comptai mon argent. Il me restait à peine vingt pistoles ; il n'y avait pas là de quoi aller loin. Le projet de partir en Italie et de retrouver Tiberge devenait, de ce fait, irréalisable. — "Que faire? pensai-je que faire ? " — " Si je vais chez M. de T. je dénonce aussitôt mon crime et, si je décide d'attendre M. l'abbé Prévost, je risque de compromettre avec moi cet homme excellent. Il n'y a plus que le sergent aux gardes vers qui je puisse aller." Je bus encore un peu pour m'enfoncer mieux dans ma décision ; puis je sortis d'un air détaché afFectapt de marcher du pas le plus tranquille du monde. Arrivé du côté des Halles j'aperçus qu'une foule de femmes et de petits gamins se portait en criant les
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mots A r hôpital] A Phopital! vers un grande charrette de foin où les gardes du lieutenant de police faisaient monter des filles. — " On leur coupera les cheveux me dit une poissarde, on les mariera avec des voleurs et ils s'en iront peupler au Canada ! " Cet expédient était le même que Law employait pour livrer des colons à l'Amérique. Je ne pus l'entendre sans frémir. — " Ah ! Dieu ! pensai-je, c'est donc là que j'irai ! C'est donc là ! Et toutes ces malheureuses j viendront avec moi ! " J'avisai sur la paille une jeune fille de l'air de Manon, enchaînée à la suite des autres et qui gémissait. Sa vue me fendit l'âme. Je tentai d'approcher pour la consoler ; mais les gardes levèrent vers moi le bout de leurs fusils. — " Au moins, dis-je, portez-lui cela de ma part." Je leur donnai dix pistoles dont ils gardèrent bien la moitié et lui jetèrent le reste. La prisonnière me remercia d'un regard baigné de pleurs. La poissarde me dit : — " Voilà un jeune homme généreux!" Mais je me hâtai de fuir autant par la douleur qu'un si dur spectacle éveillait en moi que dans la crainte de me laisser aller, par mon intervention, à quelque nouvelle action irréparable.
Mon soldat avait son quartier du côté du Temple. Je le vis qui arrivait à peu près en même temps que moi, mais par une autre rue. Deux ou trois mauvais drôles, marchaient sur ses talons. — "Voilà de nouvelles recrues, me dit-il en me saluant d'un petit air d'ami ; je les ai faites au Pont-neuf ; et c'est le meilleur endroit pour les gens qui ont faim."
Nous entrâmes en petite troupe au quartier. — " Je savais, dit le sergent, que vous reviendriez à moi ". — " Je n'ai pu, répondis-je en feignant toute la vérité, demeurer
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au séminaire ". — "Eh ! me dit-il, avec votre taille, votre épée, votre air noble et décidé, cela se pouvait-il ? " Je compris, à ces mots, qu'il fallait que je busse avec lui mes derniers sous. Nous fûmes au cabaret et c'est là que je signai l'engagement dans ses mains. Après quoi on nous mena pour nous habiller. Un officier aux gardes nous voulut connaître. — " Monsieur, me dit-il tout surpris, vous engagez-vous ? " Il faut croire que mes manières, mon genre, enfin tout l'air d'abattement et de mélancolie qui se peignait sur mes traits lui en im- posèrent. — " C'est, me dit-il, qu'on n'a guère de recrues comme vous tous les jours ". Quand il sut que j'étais chevalier de Malte il redoubla d'égards et il me fît donner un meilleur uniforme qu'aux autres. Bientôt nous fûmes habillés. J'avais un pourpoint blanc ,• on me boucla les cheveux sur l'oreille et on me les renferma par derrière en chignon ; on me mit un mousquet dans les mains ; on m'apprit de m'en servir. Cela ne fut pas long et je devins soldat en moins d'une heure. Le recrutement pour les Amériques se faisait par appel. L'ofïïcier demandait — " Qui veut aller au Canada ? " Ceux qui acceptaient répondaient par leur nom. Quand ce fut mon tour je criai " des Grieux ! " de toutes mes forces. L'ofîicier en ce moment parlait à un autre qui arrivait. — " Voilà, lui dit-il en me désignant, un bon soldat. Il veut aller en Amérique. Il est un peu noble et je l'ai vu tout à l'heure si excellent à l'exercice que je gage bien que le roi en sera content." — "C'est bien ce qu'il faut, répondit l'autre d'un air engageant. Nous avons assez de fripons; nous pouvons bien avoir un honnête homme " Ces manières bienveillantes m'enhardirent. — " Capitaine, lui deman-
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dai-je, quand partons-nous ? " — Mais dès demain, mon ami, me dit-il, nous partons au Havre avec le détache-
��ment."
��Je laisse à penser ce que fut pour moi ce voyage du Havre que j'avais accompli jadis, peu d'années avant, aux côtés de Manon. J'eus, à toutes les étapes, la douleur et la consolation de revoir tous les lieux où j'avais passé à cheval tandis que ma maîtresse était enchaînée au fond de la charrette et si cruellement que ses mains et ses bras en étaient blessés. Quand le Christ souffrit sa montée vers la mort il n'éprouva pas sans doute plus de douleur que j'en ressentis à revoir les stations de notre calvaire à Manon et à moi. Cela commença sur le chemin de Normandie, après la porte Saint-Honoré. Il fallut que je passasse dans Passy à l'endroit même où notre lugubre cortège s'était arrêté en sortant de Paris et en emmenant Manon. Je ne pus revoir l'hôtellerie où M. l'abbé Prévost prit soin de nous deux avec tant de bonté, sans m'aban- donner à mon chagrin. Les soldats qui étaient dans le rang se moquèrent de moi ; ils croyaient que c'était par désespoir de m'être engagé que je versais des larmes, ils le dirent à mon capitaine en me raillant de façon gros- sière. M. de K., qui s'était montré si excellent la veille à mon égard, vint aussitôt à moi. Il fît taire ces rustres, me fit sortir du rang et il mit tant de bonté à s'intéresser à ma douleur que je ne pus faire autrement que de lui en confier la cause. Il faut dire que cela nous mena, ce jour-là, jusqu'à Mantes et que la compassion que M. de K. témoigna pour moi pendant mon récit fut un véritable adoucissement à mon malheur. Je lui dis en arrivant à Mantes, où nous parvînmes enfin à la fin du jour, que
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c'était dans cette ville que j'avais le plus souffert. Je lui retraçai le tableau de ma maîtresse attachée comme la pire voleuse au milieu des filles tandis qu'à chaque pas je devais lutter avec les soldats pour avoir le droit d'ap- procher un peu d'elle et d'essuyer de ma main ses yeux qui ne s'arrêtaient pas un moment de pleurer.
Le récit de ces aventures ne laissa pas que de passion- ner M. de K. au point que cet officier, me prenant sous sa protection, se lia à moi sans distance des grades. En arrivant au Havre je dus à ses bontés d'être présenté à M. le marquis de la Gallissonière qui commandait l'escadre. M. de K. passait aussi en Amérique ; il assura l'amiral que j'étais de ses amis et que je ne pouvais être qu'une recrue excellente à l'expédition. M. de la Gallis- sonière était d'abord rude et bon. Il me tapa un peu sur l'épaule comme on fait avix soldats. — " Je vois ce que c'est, dit-il, vous quittez la France par chagrin ; laissez faire, mon ami, le chagrin s'usera avec le temps ; vous servirez bien et je vous ferai officier en arrivant au port." — " Monseigneur, répondis-je avec beaucoup de modestie, rien ne me touche plus que votre acceuil ; mais mon chagrin ne passera qu'avec la vie que je porte." Ap- paremment M. de K. lui avait parlé ; il n'insista pas de peur de réveiller des peines qui n'étaient qu'assoupies. — "Au moins, me dit-il, n'allez pas commettre d'imprudence; je n'entends pas que vous vous exposiez autrement que dans la guerre." Je lui promis, ainsi qu'à M. de K. de n'obéir qu'à leurs ordres. Ils le trouvèrent bien ; et c'est le lendemain seulement que nous mîmes à la voile.
Par un de ces hasards affreux qui n'arrivent qu'à moi et me poursuivent de leur fatalité, le vaisseau oii j'em-
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barquai était le même qui nous avait emmenés avec Manon en Amérique. Je reconnus le pont et les sabords, le pavillon du roi et ce banc-arrière où nous formâmes jadis, ma maîtresse et moi, un groupe tremblant et lamentable. Pauvre Manon ! Je la revois toujours ! Du moment que je venais partager ses malheurs, il semblait qu'elle cessât de les sentir ; elle s'approchait de moi, me pressait les mains de ses mains, me serrait de ses bras, me réchauffait avec ses lèvres. Cela dura deux longs mois de notre départ du Havre au Nouvel-Orléans. Il n'y eut pas de nuit que nous ne passâmes sur ce banc à nous aimer. Manon s'abandonnait d'une façon qui témoignait de l'affection invincible qu'elle avait pour moi. Elle manifestait un repentir si grand de ses erreurs qu'il apparaissait que je ne dusse plus redouter de la perdre jamais. Le souvenir de ces nuits est gravé en moi et je l'ai revécu en montant à bord. Manon venait se placer à mes côtés, et me cachait avec elle sous son manteau. Nous nous sentions alors, au milieu de l'Océan, dans une sécurité que nous n'avions jamais goûtée au milieu du monde. Mais les nuits étaient fraîches ; et il arrivait que Manon, encore affaiblie de tous les maux qu'elle avait soufferts à l'hôpital et pendant le voyage affreux auquel on l'avait contrainte, sentait le froid la gagner. Alors elle toussait, elle frissonnait; et je crains bien que le mal qui l'accabla un jour, n'ait commencé là. Je me rappelle toujours, comme si c'était d'hier, d'une des plus belles heures de la traversée ; aucune ne fut plus ineffable. Je m'étais étendu sur le pont ; Manon avait posé son front sur ma poitrine. La nuit était douce et illuminée... Ah ! que la mort ne nous a-t-elle saisis à ce
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moment ensemble ; que le vaisseau ne s'est-il ouvert ; que ne sommes-nous passés du bonheur qui nous confon- dait à un engourdissemejit encore plus total, à un néant plus grand et plus absolu ?. . .
Le récit de des Grieux ne va pas plus loin que ce passage. Il appartenait à M. de K..., qui demeura jusqu'au bout le fidèle confident du chevalier^ de le compléter avec ses notes. Voici les notes de M. de K.:
" Notre petite escadre avançait toujours ; le temps, des plus purs, en favorisait la marche. Et le chevalier, sans cesser un seul jour de s'épancher près de moi et de me parler de Manon, semblait se reprendre à la vie avec une ardeur que j'admirais. Hélas ! cette ardeur n'était que l'expression de l'impatience fébrile qu'il apportait à cher- cher la mort ! C'est dans la nuit du 10 au 11 d'avril qu'il la trouva enfin et se précipita au devant d'elle avec une allégresse et une soudaineté telles que nous ne pûmes rien faire pour y mettre obstacle. A ce moment, il était à peu près minuit ; à la faveur de l'ombre deux ou trois brigantins et une petite corvette s'étaient approchés de nous au point de nous toucher. On donna l'alarme et l'on ouvrit le feu ; mais l'ennemi, que nous ne distin- guions qu'à peine, répondit par une belle décharge d'ar- tillerie. A ce bruit, je vois encore des Grieux s'élancer d'auprès de moi, l'épée à la main, entraîner les autres et porter la terreur chez les assaillants ; enfin, en moins de temps que j'en mets pour écrire, il revient ; il a fait prisonnier le capitaine anglais ; mais, à peine a-t-il accompli son action que je le vois tout d'un coup tomber à mes pieds, atteint par une grenade. "
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" Le geste de des Grieux, en s'attaquant si résolument à nos adversaires, avait sauvé l'escadre ; mais presque aussitôt, celui qui venait de s'illustrer d'une façon aussi courageuse et aussi belle n'était plus qu'un mourant dans mes bras. "
" Le chevalier, frappé en pleine poitrine, rendait le sang par la bouche. Il voulut qu'on le soulevât pour qu'il pût parler. J'écoutais avidement tout ce qu'il allait dire. "
" M. le marquis de la Gallissonière se penchait sur lui en l'encourageant ; il l'entretenait de la récompense que
��son action avait méritée.
��— " La seule que je veuille obtenir, dit alors des Grieux, est que vous me conduisissiez au Nouvel-Orléans. Le gouverneur me connaît ; vous lui direz de placer ma dépouille auprès de celle de Manon. J'ai entrepris ce voyage pour revenir vers elle et c'est auprès d'elle que je veux reposer. "
" Ainsi la dernière parole de cet amant sublime et incomparable fut de nommer encore l'objet de son amour. M. l'amiral voulut bien donner au pauvre chevalier l'assurance que tout serait accompli ainsi qu'il souhaitait. Mais la faiblesse du blessé semblait augmenter avec le mal atroce qu'il endurait. Malgré ses souffrances il remercia avec douceur. Enfin il eut un frisson, étendit les mains et passa d'un coup. Tous ceux qui étaient là pleuraient de ce spectacle. Notre petite escadre, délivrée du péril d'où l'avait tirée le dévouement de des Grieux, continua de faire voile vers le Canada. Parvenu un peu au nord des Bermudes, M. l'Amiral ordonna que je prisse la dépouille du chevalier à bord de la flûte V Engageante et que je la conduisisse au Nouvel-Orléans. Cette mission
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pénible s'accomplit pour moi au mieux de mon désir. Bientôt nous fûmes en Louisiane, nous touchâmes au port, je vis le gouverneur à qui je transmis les ordres du commandant en chef. — " Quoi, dit-il, c'est encore des Grieux ! Le pauvre garçon ! Il est revenu enfin vers le port funeste où il perdit Manon et où mon neveu et lui se battirent pour elle. " Le neveu du gouverneur, Synnelet, était là comme son oncle parlait. Il manifesta une grande douleur de l'aboutissement d'une aventure aussi émou- vante que celle du chevalier. Il voulut que les funérailles de son ancien rival fussent faites par ses soins. Les restes de des Grieux furent placés auprès de ceux de Manon, dans le petit cimetière du quartier créole. Un cèdre de Virginie élevait son feuillage au dessus du petit tombeau de la jeune fille ; nous plantâmes un cyprès de Louisiane sur celui de des Grieux. Dans quelques années les bran- ches de ces arbres s'uniront en se développant ; les cimes se confondront toutes deux en une même ombre et recou- vriront les corps embrassés des amants. "
Edmond Pilon.
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��TEXTES
��Il faut chercher seulement a penser et a parler juste ^ sans vouloir amener les autres a notre goût et a nos sentiments : c'est une trop grande entreprise.
La Bruyère.
��L.e génie le plus favorisé est celui qui absorbe tout^ qui s'assimile tout, non seulement sans porter par là le moindre préjudice a son originalité native, à ce quon appelle le caractère, mais bien plutôt en donnant par cela même a ce caractère sa ')>raie force et en dévelop- pant ainsi toutes ses aptitudes.
Dernière lettre de Goethe a Guillaume de Humboldt.
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��NOTES
��FRANCIS JAMMES : Rayotis de Miel (').
La critique, en face de lui, perd ses droits et sa raison d'être, comme devant les phénomènes naturels ; un poème de Francis Jammes n'est jamais le résultat d'un effort, d'une gageure poétique, ainsi que le souhaitait Baudelaire ; il jaillit de source divine, pressé de refléter le plus possible de ciel ; trouver à redire à la qualité de son eau, à l'harmonie de ses murmures, à la direction de son cours, est vain ; tout ce qu'on peut, c'est refuser d'y boire ; je plains qui n'a pas soif de cette eau-là — eau si claire, si fraîche, si lustrale que je ne viens point tant m'y abreuver que m'y laver.
Après avoir lu Rayons de Miel, je me redis les vers de Ronsard et pense que le mestier de Francis Jammes
" les autres mestiers passera d'autant qu'esclave il ne sera de l'art, aux Muses inutile. "
Ma prédilection s'attarde à l'Eglise habillée de feuilles ; mais je ne crois pas qu'Alexandre de Ruchenfleur, qui ouvre ce nouveau recueil, le cède en rien aux autres longs poèmes de Jammes (à Jean de Noarrieu par exemple auquel il fait parfois penser) si même il ne leur est pas supérieur. Son seul tort est de venir ensuite. — Francis Jammes s'interdit désormais d'avoir intelligence pour tout autre drame que celui qu'il vou- drait commun à chaque homme, dont les seuls événements, entre la naissance et la mort, seraient un amour légitime et la procréation de quelques enfants. C'est la vie " simple et tran-
{') Bibliothèque de l'Occident.
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quille " au regret de laquelle sanglotait Verlaine ; un tissu d'azur et de lumière, sans ornements ni surcharges, inévitable- ment coupé de deuils, mais non assombri par eux, tant la foi sera rayonnante.
Les quelques courtes pièces, qui suivent Alexandre de Ruchenfleur, sont d'un rythme inattendu et gardent une ver- deur charmante. Si je n'en cite aucune c'est que je pense bien que chacun de mes lecteurs les lira ; mais je ne résiste pas au plaisir de copier, dans le dernier et beaucoup plus long poème, un des plus caractéristiques qu'il nous ait donnés, cette suite de vers, d'une noblesse, d'une ampleur et d'une beauté singulières :
Mais parle-nous du père ?
(Déjà les autres membres de la famille y ont passé.)
" Il fut toujours ce qu'il faut que l'on soit.
Il est né dans cette maison dont il est roi.
Il a recueilli l'héritage de ses frères.
Il avait le goût, dès l'enfance, de la terre.
Il grandit assignant à chaque chose un prix.
Il sait combien le chai peut valoir de souris.
Il est âpre et discute une heure pour un sou.
Il devient cependant généreux tout à coup.
Il n'aurait pas prêté, Romain, à ses dieux lares.
Il consent mille francs à quelque métayer.
Il ne demande pas d' hypothéquer d'hectares.
Il ne le poursuit pas s'il ne peut le payer.
Il assiste en aidant à l'effort des labeurs.
Il ne raconte pas les raisons de son cœur.
Il est vexé parfois si l'on n'est pas avare.... "
A. G.
- *
LE SYMBOLISME et M. JULIEN OCHSÉ.
Des escarmouches se livrent avec une renaissante passion autour de la méthode symboliste. Laissons ces querelles où
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chacun donne aux mots la définition qui lui est commode et où les questions de personne dénaturent sans cesse et parfois ennoblissent fortuitement les questions de principe. On vou- drait ne témoigner que respect pour le culte fidèle voué par quelques-uns à la mémoire de Mallarmé, mais du même coup l'on tient à ne point paraître accepter tout le fatras théorique que d'aucuns prétendent faire découler de l'esthétique du Maître. L'école usurpe sur l'admiration que l'on porte à son chef ou bien l'expose à quelques-uns des traits qui ne sont destinés qu'à elle.
Seules les oeuvres importent et l'unique question serait de déterminer si les auteurs formés dans le giron du symbolisme ont pu progresser Hbrement, en ligne droite, ou s'ils ont dû renier leurs premières formules et n'évoluer qu'en réaction contre les influences subies d'abord. Dans ce dernier cas, il ne faudrait pas proclamer l'échec du symbolisme, mais sim- plement affirmer qu'il a fait son temps, ce qui est tout autre chose. Car prétendre que toute poésie est par essence symbo- liste, c'est ne rien dire du tout.
Le volume de M. JuHen Ochsé Enlre l'Heure et la Faux nous reporte de quinze ans en arrière, aux premiers poèmes de Henri de Régnier ou de Viélé-Griffin. Ce n'est point de l'imitation, mais c'est une manière qui date. On peut écrire de fort bons ouvrages dans une langue qui n'est plus celle du jour, témoin le vieux d'Aubigné composant ses Tragiques ; et puisque nous pouvons contempler les livres dans leur immo- bilité, comme des statues, peu importe qu'ils soient tournés vers l'Orient ou vers l'Occident. Disons seulement que l'at- mosphère des poèmes de M. Ochsé est celle des premiers temps du symbohsme, qu'il s'y meut à l'aise, mais qu'il ne parvient pas à y entraîner à sa suite nos préoccupations d'aujourd'hui.
C'est avec discrétion, raffinement et noblesse, une poésie, si l'on peut dire, soyeuse et grise et qui ressemble à ces tissus arachnéens, impalpables et savants, où s'irisent des gouttes de rosée.
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Si nous allons ce soir au hasard de vos routes, Jardins, où nous mener ez-vous ?...
L'on se sent enfermé comme en un labyrinthe de sombres verdures où l'on marche sans avancer, sans but — et avec agrément, à condition que l'on ne soit point pressé et que l'on ne désire pas à toute force atteindre une éclaircie.
Ainsi celui qui dort, ainsi celui qui songe Se ressemblent encor, se croyant différents ; O rêve, chemin pâle et voyage apparent. Immobile départ, qui connaît ton mensonge?...
Et comme pour nous égarer davantage, le poète cherche à nous leurrer d'illogiques promesses et de fallacieuses " équivalences " :
Viens, bientôt le soleil allumant les rosiers
Sera comme un parfum dont chaque fleur divague !
La mémoire se refuse à retenir la plupart de ces vers
Dont la lune est la rime et le vent la césure.
En vain tout le long de ces poèmes on attend, on appelle quelque énergique accent. Mais certains esprits ne se rebelle- ront pas contre cette poésie recueillie et brumeuse qui les enferme comme en une chambre de mirage :
Dont l'intimité claire est un doux paysage Où la lampe étendant son grand vol transparent Soulève de la nuit sur ses ailes d'argent Et frémit sur le bord éternel d'un voyage.
J.S.
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��COULEUR DU TEMPS.
Les récits que réunit aujourd'hui Henri de Régnier sont de date et d'inspiration diverses ; déjà le titre nous avertit que chacun d'eux, reflétant à sa manière l'état changeant du ciel
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doit sa couleur particulière à " l'influence secrète " et douteuse de la saison, et que nul dessein préconçu ne préside à la composition du livre. Le Trèfle blanc que voici d'abord est daté de 1899 ; ces dix ans écoulés n'ont rien flétri de sa grâce charmante. A travers plus d'apprêt l'Amour et le Plaisir, puis Tiburce nous acheminent vers treize contes où s'affirme la maîtrise du poète, mais qui ne couronnent pas le volume sans l'alourdir un peu. Le talent dont chacun d'eux fait preuve reste comme indépendant du récit et, si habile que soit le choix des sujets de ces contes, l'art s'y applique et n'est pas motivé par eux. C'est à peine un reproche que je leur fais, et ce pourrait presque être un éloge, n'était le délicat Trèfle blanc dont le voisinage leur fait tort en nous présentant l'exemple d'une perfection à la fois plus secrète et plus accomplie. Ici le métier semble naître et grandir sous la pression d'une sorte d'intime exigence ; l'œuvre est écrite au bon moment ; un peu plus tôt on aurait pu sentir l'effort et un peu plus tard la manière ; il est à point.
Trois récits le composent : Jours heureux, les petits Messieurs de Nevres, la Côte Verte. Je m'attarde au premier récit. Quel est le secret de son charme ? — Un enfant est appelé à passer auprès de son grand-père mourant, quelques mois de sa septième année ; à cet âge tendre, chaque sensation fait événement ; par contre l'événement douloureux échappe à sa compréhension et n'atteint son cerveau qu'à travers les sen- sations qui fortuitement l'accompagnent ; celles-ci restent au premier plan ; elles relèguent à l'horizon indistinct le deuil de la famille ; c'est là-bas que le grand-père agonise ; c'est ici que joue l'enfant ; ses fragiles émois rasent le sol comme les hirondelles avant l'orage, dans cette atmosphère pesante où l'attente du deuil plonge toute la maison. Accompagnons-le dans le jardin de M™ de Néry :
" // y avait un Kiosque vitré plein de toiles d'araignées ; une grosse mouche y bourdonnait dans l'odeur moisie. Plus loin je rencontrai une fontaine. Je pompai. L' eau vint drtie, abondante, fraîche, cristalline, brisant son jet sur une pierre moussue creusée en rigole, et mouillant mes souliers dont elle criblait la poussière
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de petits points noirs et qu'elle finit par tremper tout entiers. Le vent murmurait dans les arbres avec un tremblement léger de feuilles. L'eau s'égouttait lentement ; une brouette grinçait derrière un massif, "
Le voici dans le jardin de son grand-père :
..."Les mouches bourdonnaient ; une fleur surchargée d'un frelon, fléchissait doucement ; les guêpes passaient dans l'air chaud avec un ronflement tiède ; des lézards couraient sur la pierre brûlante ou s'arrêtaient, immobiles en leur fine attitude attentive, et j' entendais un choc de sabots sur une bêche ou le grincement d'un sécateur".
Dans ce jardin, le vieillard descend une dernière fois :
- ' Des poires dures et vertes soulevaient le feuillage métallique
de l'espalier. Les pêches veloutées et rebondies se teignaient en . nuances de pastel velu. On allait à pas lents, grand-père donnait le bras au jardinier et s'y appuyait lourdement. Parfois il s'arrê- tait devant un fruit, et f entendais sa respiration oppressée. Un vent léger visitait le feuillage des asperges ; un papillon jaune volait autour d'un chou et s'y posait, les ailes frémissantes..."
Quelques jours plus tard, le lointain chant des cloches, qui font dire fièrement à l'enfant : " C'est pour grand-père qu'on sonne " — rythme l'élan du hamac où il se balance entre Thérèse et Sophie de Néronde, ses deux petites amies.
Une indistincte et subtile philosophie imprègne, à la manière d'un parfum, Jours heureux ; dans plusieurs autres écrits de Régnier on la retrouvera, plus ou moins discrète et plus ou moins parée ; elle ne s'offrira nulle part avec une plus gracieuse indolence.
Entre ces deux fraîches feuilles du Trèfle, Les petits Messieurs de Nèvres prennent un éclat inattendu ; le conte est dans ce genre archaïsant où Régnier nous a donné quelques-unes de ses meilleures œuvres, mais dont je crois qu'entre elles toutes celle-ci, dans ses proportions mesurées, reste l'exemple le plus accompli.
A. G.
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CHRONIQUE DU CADET DE COUTRAS.
Certains font alterner un livre pour la vente, puis un pour la critique, mais il est assurément beaucoup plus habile de contenter l'une et l'autre en un même ouvrage. Cela est même si fort qu'on soupçonne là-dessous quelque sortilège ou quel- que talisman. Dans le cas présent, il n'y a pas à chercher bien loin : avec un singulier don d'écrivain, M. Abel Hermant a reçu des Muses complices le génie même de la flatterie.
" Flatter, dit le dictionnaire, caresser par quelque attouche- ment agréable. " Il suffirait de lire avec perspicacité les folles aventures oîi se fait l'éducation du petit Cadet de Coutras, de le suivre avec son précepteur Gosseline au café-concert, en Angleterre, au régiment, pour savoir ce qui plaît à la bour- geoisie française de 1909 — non pas ce qu'elle croit aimer, mais ce qu'elle goiite en effet, sans le savoir, peut-être avec de petits cris scandalisés, ce qui demain sera le goût de tout le monde, mais qu'aujourd'hui chacun se sait encore gré d'éprouver. Prenez, par exemple, le chapitre charmant où le jeune Coutras chez qui un ouvrier gréviste vient de saboter les sonnettes électriques, où dis-je, le jeune Coutras avoue à son équivoque précepteur qu'il n'éprouve point de sympathie pour les ouvriers :
" J'ai observé qu'à la maison, où personne n'est révolution- naire, on ne parle des ouvriers, comme des prêtres, qu'avec un respect craintif et d'une onctueuse voix. Maman et ma tante de Coutras se lèvent deux fois par semaine à six heures du matin, pour aller faire des classes, dans la plaine Saint-Denis, à des filles du peuple qui disent des mots abominables quand on se permet de les gronder. Je vous assure que tout le monde aime tendrement les ouvriers. Je crains d'être un monstre parce que je ne les aime point.
— Moi, je vous en félicite, répondit Gosseline : vous n'êtes pas un monstre et de plus vous n'êtes pas un snob. Personne au monde n'a jamais aimé les ouvriers. Cette expression est dénuée de sens. On aime des animaux, des individus ou des objets. On aime son foyer, quelquefois même sa famille et il est humain de chérir sa patrie. Mais il n'est point concevable
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que l'on aime une classe de la société. Remplacez le nom collectif " ouvriers " par un autre nom collectif mais d'une généralité moindre, par exemple " terrassiers " ou " peintres en bâtiments ". Direz- vous : " Ah ! que j'aime les terrassiers ! Ah ! que j'aime les peintres en bâtiments !" Evidemment non. Vous ne pouvez donc pas aimer l'ensemble des ouvriers, puis- que chacun des corps de métier vous est indifférent. "
Voila-t-il point, sans vouloir grossir les choses, un raisonne- ment fort propre à chatouiller agréablement beaucoup de lecteurs bourgeois, voire à leur causer un petit soula- gement durable ? Et il en va de même de tous les épisodes de ce livre. Quelques mois de service militaire suffisent à réveiller chez le pauvre petit marquis fantoche la plus belli- queuse ardeur. Non seulement cela tempère le souci où nous jette l'antimilitarisme, mais cela calme en nous une plus subtile inquiétude : Si ce petit noceur est capable de bien se battre, quelle énergie guerrière ne saurons-nous pas au besoin découvrir en nous-mêmes ?
Il est vrai que le jeune Contras essaie de s'approvisionner d'argent par le procédé de M°"= Humbert. Soyez siàr que si M. Abel Hermant a risqué ce trait, c'est qu'il est certain de l'assentiment du lecteur et qu'il se rend fort bien compte du terrain perdu par la notion d'honnêteté et gagné par celle de lutte. Il est encore vrai que l'élève de M. Gosseline se procure ses deux premiers louis en entôlant une malheureuse fille. Ici le bourgeois se révolte un peu, mais pas tant pourtant qu'on pourrait le croire. Là aussi notre auteur sait bien que les idées ont évolué ; que le féminisme aidant, la fierté des hommes à l'égard des femmes, semble vouloir, si l'on peut dire, changer son fusil d'épaule ; et que maints jeunes gens commencent à estimer plus honorable d'être aimés pour eux-mêmes que pour leur argent...
Oui, flatterie continue, mais avec tant de grâce et d'espiè- glerie qu'on ne songe pas à s'en formaliser. Les conversations de MaximiUen et de son précepteur font souvent penser à celles de Jacques le fataliste et de son maître — et ce n'est point un mince éloge.
J.s.
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A propos de Colette Baudoche, encore une simple remarque que je m'étonne qu'on n'ait point faite déjà :
Asmus, le héros du livre, est un déraciné; c'est à cause de cela qu'il mérite la sympathie de Barrés et celle du lecteur. J'ajoute qu'il ne la mérite que pour cela. C'est grâce à son déracinement de la tête et des pieds, je veux dire : grâce à sa transplantation sur terre... française, et grâce à son contact avec la culture française, grâce à sa visite à Nancy — qu'il cesse d'être l'enraciné buté, le pangermaniste irréductible, le nationalisant qu'il était au début du récit et avec le double duquel Barrés le fait dialoguer ensuite, durant quelques pages qui sont parmi les plus habiles du volume.
J'ai déjà suffisamment exprimé ce que je pensais de la doctrine de Barrés, et que je la croyais bonne tout au plus pour les " provinces frontières. " Le sophisme dans lequel elle emprisonne l'esprit est si gênant, que voici que M. Barrés lui-même s'en délivre aussitôt qu'il ne s'observe plus — je veux dire : aussitôt qu'il ne s'agit plus de la France.
A. G.
��LE DEFAUT DE L'ARMURE ; par Albert Erlande.
Le moins que l'on pourrait reprocher au roman de M. Erlande, c'est de nous entretenir un peu bien longuement d'un personnage dont il faut reconnaître qu'il ne mérite ni tant d'égards ni tant d'attention. Quelque innocentes que soient ses illusions, si un jeune provincial qui se croit destiné à la littérature, s'étonne de ne point trouver à Paris l'or et la gloire auxquels il imaginait que son mérite lui donnait droit, il n'en reste pas moins que ses prétentions au fond étaient bien intéressées. Comment d'ailleurs saurions-nous compatir à ses déconvenues puisque nous ignorons tout de sa valeur et de son talent !.. Ecœuré des bassesses et des vilenies dont les milieux soi-disant littéraires lui offrent le spectacle, il est près d'accueillir avec soulagement la catastrophe qui, le privant de toutes ressources, l'oblige de regagner le pays natal. Pour la première fois, il y a le sentiment de son inutilité, de la vanité
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de son existence : par lassitude, par dégoût de soi-même, il renonce à ce qu'aurait pu lui donner de raison d'être un amour qui n'avait cessé de l'attendre et, désormais superflu à tout, se laisse mornement glisser au suicide. Pour un peu M, Erlande accuserait de cette faillite les mœurs littéraires dont la mise en scène et la peinture tiennent une grande place en ce li\Te. Il n'est de noirceur dont il n'obscurcisse son tableau et, par endroit, l'on n'est pas sans se demander avec inquiétude quelles malheureuses fréquentations ont fourni ses modèles à l'écrivain. Tout de même il ne faudrait pas géné- raliser ni confondre. La France n'est point dissolue parce qu'il se vend des cartes transparentes sur les Boulevards. Catulle Mendès, pareillement, ne représentait somme toute dans l'ensemble qu'une notoriété bien locale. Tout le monde sait que ce n'est pas l'élite intellectuelle de la nation qui se presse dans l'antichambre du journal. Même à l'Académie Goncourt il y a des Elémir Bourges, et si les réunions de gens de lettres sont communément hantées par d'assez tristes sires, que diable ! personne n'est tenu d'y aller et l'on remarquera que ces assemblées sont au surplus évitées avec soin par tous ceux qui sembleraient avoir le plus de titres à y prendre part. Convenons plutôt que le héros de ce roman n'est qu'un arri- viste sentimental mal doué pour la lutte. Le défaut de son armure, c'est justement qu'il n'est pas un poète mais un ambitieux que son infatuation seule poussait à ce qu'il estimait une carrière avantageuse. Il faut toujours s'applaudir de la disparition d'un déchet social. Ce jeune pro\àncial dévoyé, faible, indécis n'eût fait apparemment qu'encombrer la circu- lation : M. Erlande a été heureusement inspiré en le suppri- mant. — L'auteur de ce livre est plein de ressources, il a des dons multiples et connaît son métier. Sans doute ses artifices de composition sont un peu surannés : s'il parvient néanmoins à animer son action, le mérite n'en est que plus grand. Son écriture est souple, élégante, il a le sens du paysage et nous le prouve sitôt qu'il consent à évoquer quelque site lumineux du Midi. Surtout il a publié autrefois des vers pleins, sonores, d'une éloquence que les mots gouvernaient moins que Tins-
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piration, M. Erlande en un mot avait tout ce qu'il fallait pour ne pas écrire ce livre, ou du moins pour ne pas l'écrire comme il l'a fait. Voilà pourquoi il importe de lui témoigner quelque dureté : c'est à la sincérité dont nous usons envers un écrivain qu'il convient d'apprécier la qualité de l'estime que nous lui portons.
A. R.
DOUZE HISTOIRES ET UN RÊVE, par H. G. WELLS.
Il y aurait pour Wells un joli conte à faire sur son cas particulier, le cas de l'écrivain d'imagination qui s'est voué au fantastique. Quelques déductions que sa verve doive en tirer, certes je les prévois amusantes et de fine psychologie. Et c'est bien là ce qui le sauve, dans la continuelle nécessité où il se trouve d'inventer, qu'il n'invente jamais mieux que sur des données vraiment humaines, qu'il n'édifie jamais plus haut dans l'impossible que sur l'appui d'un coin de terre, si étroit soit-il. Aussi bien préférons-nous, dans son nouveau livre, aux créations tout à fait gratuites comme La plaine des Araignées, l'histoire de l'Aviateur Filmer qui invente de quoi voler et plutôt que de s'essayer à voler, se tue, ou celle du Fantôme Inexpérimenté qui rate tous ses effets. Là du moins l'imagination est plus qu'un don de grossissement, d'amplifi- cation visuelle ; c'est un exercice intellectuel plein de sagacité et d'ironie, qui ne se plait à déformer, à transposer que selon la logique, et qui prolonge plutôt notre monde qu'il n'en crée un autre à côté. Ainsi Wells nous fait souvenir qu'il peupla autrefois d'une hiérarchie admirable la creuse Lune et qu'il peignit l'avenir dans son maximum de vraisemblance en ses Anticipations. Vraiment, ayant développé paradoxalement toutes les indications de la science, c'est miracle qu'il trouve encore des sujets. Mais si nous l'y suivons toujours, c'est grâce à cet " humour '" de moraliste dont, en les reprenant, il sait les rajeunir. Que M. Davray ne cesse pas de le traduire pour notre joie intellectuelle et puérile.
H. G.
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LE LIVRE DE DÉSIR : histoire cruelle, par Charles Démange.
Ce petit livre énervant, à la fois langoureux et contraint, suffisant et candide, comme nous aurions tôt fait d'en aban- donner la lecture si nous ne nous rappelions que c'est dans des eaux pareillement tièdes et glacées tour à tour que M. Barrés jadis a trempé son acier I II serait vain de chercher à faire tenir en quelques mots le sujet de cette " histoire cruelle ", qui n'est ni un roman ni une autobiographie, ni un traité de métaphysique ni un poème, mais simplement le commentaire abstrait et comme le graphique d'une de ces crises morales que traverse toute âme qui se cherche et après quoi l'homme s'étonne de l'adolescent fiévreux qu'il a été. Aucune action qui lie ou justifie les états d'âme; aucune anecdote qui y intéresse notre curiosité : jusqu'au bout il faut nous résigner à voir flotter dans les airs les plumes qu'il perd nous ne tiendrons jamais l'oiseau. Il est vrai, les circonstances, rétiologie si je puis dire, d'un tel débat importent moins que son évolution même et le profit qu'ensuite on en retire, mais du moment qu'on prend un confident, on ne peut plus se dispenser, sous peine d'être désobligeant, de dévoiler en même temps que les émotions, les événements qui pro- voquèrent celles-ci. M. Démange cependant sur tout le privé de son héros observe la plus irritante discrétion. Il veut bien nous confier son livre de loch, il ne nous indique pas sur quelles mers il a navigué, quelle fut son aventure et où l'ont mené tant de nœuds l'un après l'autre filés !... Et voilà l'in- conséquence ; il fallait ou tout nous dire ou vous taire et surtout ne point parler comme si vous vous méfiiez. On aurait tort au surplus de reprocher trop durement le malentendu à M. Démange : il tient à l'objet même qu'il a choisi. Les crises morales peuvent être des conditions de progrès spiri- tuel, elles ne sauraient constituer par elles mêmes matière d'art, et les Cahiers d'André Walter ne font que confirmer la règle. S'il est resté en deçà de l'œuvre d'imagination propre- ment dite, M. Démange du moins, en ce premier essai, nous a-t-il permis d'apprécier une écriture qui par ses cadences et
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sa ductilité suffit en maint endroit à soutenir l'attention du lecteur. Sans doute reconnait-on de quel atelier il sort, même il semble que certains de ses cartons portent encore le trait et la retouche du maître qui les corrigea, mais tout en lui et jusqu'à la qualité de ses erreurs fait pressentir une nature qui ne demande qu'à trouver sa forme.
A. R.
��CONNAIS-TOI.
Jamais le désir qu'a M. Paul Hervieu de créer un équi- valent moderne à la tragédie classique n'avait été aussi manifeste. Unité de temps, de lieu, d'action ; extrême sobriété ; élimination de tout agrément. Six personnages en deux groupes symétriques, composés chacun du mari, de la femme, de l'amant, la triade que commande le général de Sibéran appartenant à l'élite, celle où préside M. Doncières, à une humanité plus médiocre. Parallélisme des personnages renforcé par celui de l'anecdote: M""' Doncières succombant pour la première fois le matin du drame, M'"" de Sibéran commettant pour la première fois l'adultère moral l'après- midi du même jour, l'une et l'autre aussitôt surprise, par son époux, en flagrant délit. Enfin la langue elle-même adopte un extrême parti pris, évitant tout réalisme, volontiers abstraite, tendue et développée, même dans les instants les plus dramatiques, en façon de couplets.
Dans cette structure carrée, dans ce rapprochement t5rran- nique des épisodes, dans cette violence faite aux éléments matériels de la pièce, il n'y a rien de contraire à l'émotion tragique. Soulevée au-dessus des vraisemblances quotidiennes, préservée de la dispersion et des détours, l'action va pouvoir concentrer toutes ses ressources sur le conflit même que propose l'auteur.
Mais précisément le conflit que présente Connais-toi est-il assez profond, assez essentiel pour résister aux violentes poussées de ce rigide appareil dramatique, pour supporter cette austère mise à nu ? Le général de Sibéran est un
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cassant despote qui prétend dresser à sa convenance tous ceux qui l'entourent. Il professe au sujet de la fidélité con- jugale les principes les plus intransigeants. Aussi lorsqu'il découvre l'adultère de sa cousine, exige-t-il du malheureux mari qu'il sévisse avec la dernière rigueur. L'intérêt le con- traint à une première capitulation, quand il découvre que son propre fils sera compromis dans ce scandale. Puis c'est une blessure d'orgueil quand ce fils lui résiste. Enfin, il est frappé dans sa fierté et son amour par la désaffection qui lui est révélée chez sa femme. Il y avait en Sibéran les éléments d'un personnage tragique, d'un " vaincu ". D'où vient qu'il apparaît plutôt comme un bourru puni, insuffisamment puni ? N'est-ce pas faute d'ampleur et à cause précisément de la justesse quotidienne de la peinture. Nous avons tous connu des hommes de ce tranchant autoritarisme qui n'étaient pas pour cela des dominateurs. Sibéran est un portrait qui ne s'élève pas jusqu'au type ; et, pour tout dire, les contradictions où il se débat ne nous émeuvent point, parce qu'elles ne le font pas assez souffrir lui-même et qu'elles affectent son amour propre plus que son cœur. Tel qu'il se présente, il figure un excellent héros de comédie de caractère, mais les grandes prétentions tragiques de la pièce interdisent cette acception. Aussi les auditeurs, ne sachant s'ils avaient le droit de sourire, se le sont-ils permis avec malice ou avec gêne.
Il faut reconnaître toutefois qu'un personnage échappe entièrement à cette inadaptation : celui de M"'" de Sibéran. Cette exquise et émouvante figure est la plus délicate qu'ait dessinée l'auteur des Tenailles, et une " atmosphère ", la nimbe qui souvent fait défaut aux héroïnes de M. Hervieu. On songe à Bérénice, et c'est assez pour que l'on voie en Connais-loi un des plus nobles efforts du théâtre contem- porain.
J.S.
�� ��LES REFRACTAIRES DE M. RICHEPIN. Dans sa Réponse au discours de réception de Richepin, sai- sissant, si l'on peut dire, avec des pincettes le " génie " du
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récipiendaire, pour le rejeter aussitôt et parler de la Lorraine, Maurice Barrés compare les héros de la Bohème où se com- plaît l'auteur de Miarka, au loup, l'éternel réfractaire, celui qui, chez La Fontaine, laisse au chien les os de poulet et s'en- fuit par peur du collier. Mais Barrés aussitôt d'ajouter : " Poète, grand poète et bon juge des rythmes, étes-vous sûr de vous connaître en loups ? La bête dont il s'agit là n'a rien à faire avec vos loupeurs et vos fainéants. La plupart des bohèmes que vous chantez déshonorent le loup en se récla- mant de lui. Ce sont de pauvres loups maigres qui se laissent mourir de faim ou qui deviennent enragés... Vous m'arrê- terez si je me trompe ", ajoutait-il avec un vraiment gratuit raffinement de cruauté.
La Route d'Emeraude n'incitera personne à tempérer ce jugement. Des loups : non, mais des chiens bruyants, qui, n'osant pas toujours aboyer aux passants, se rattrapent en jappant après les nuages. Pauvres réfractaires que ces peintres braillards qui ne sont inadaptés que de la gueule, par paresse et grossièreté. On ne leur demande ni pessimisme philoso- phique ni amertume de cœurs ulcérés. Qu'ils ne soient que ribauds ; qu'ils mangent et qu'ils paillardent, puisque l'auteur n'a rien mis en eux qui puisse nous intéresser — Mais, pour Dieu, qu'ils se taisent ! et qu'ils nous laissent écouter la plainte de ceux qui furent vraiment traqués par la vie et qu'un dur destin contraignit à mordre comme ils purent, non par mau- vaise humeur, mais parce que, comme le dit tristement Villon :
Nécessité faict gens mesprendre Et faim saillir le loup des boys,
J.S.
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SUR BERNARD SHAW.
Dans la charmante revue qui a pour titre Le Divan, M. Jean Florence consacre un trop court article à la Méthode de Bernard Sfiaw. Citons-en au moins ces quelques aperçus :
" Son point de vue, si étrange qu'il paraisse, est simplement celui de l'homme d'Etat, Non pas certes celui du politicien,
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mais celui de l'homme d'Etat au sens le plus élevé et le plus plein de mot, Soucieux de l'espèce, de sa santé présente et à venir, il peut se permettre de mépriser les petites conventions, les aménagements mesquins et les calculs ridicules des individus qui s'agitent dans la société avec tant d'importance, que c'est à croire que la société est faite pour eux. Ces petites gens s'apitoient sur leur propre sort. Or jamais M. Shaw ne prend un individu au sérieux. L'individu est la source de son comique, et la société de son pathétique. Pour les uns l'hu- mour ; pour les autres la sollicitude la plus sérieuse et la plus grave. Il n'est pas étonnant que, traitant des sujets familiers du théâtre, M. Shaw les ait ainsi renouvelés. Mais il faut le défendre contre lui-même quand il vante Dumas fils ou Brieux comme des maîtres... Il y a [chez ces derniers] non seulement un esprit de détail excessif, mais cette manie romantique qui considère l'exception comme seule intéressante. M. Shaw est classique encore en ceci qu'il ne s'occupe que de la règle. La question du mariage est autrement importante que celle du divorce... Sur la mer déchaînée des passions et des sentiments romantiques, il a versé toute l'huile d'une raison prosaïque à souhait; il a montré dams Candida comment une femme, si elle n'est pas folle, préfère un brave clergyman généreux, robuste et musclé, à un petit poète anarchiste, nerveux, grognon et passionné — quoique le premier soit son conjoint légitime et que le second s'offre pour amant... "
��LE JUIF POLONAIS.
Ce qui eût été routine aux Français est hardiesse à la Renaissance. Le principal rôle du Juif Polonais était bien fait pour tenter un acteur tel que Guitry, mais les qualités sans éclat de la pièce étonnent sur les boulevards, La psychologie du criminel, la manière dont un crime ancien motive encore chacun de ses actes et donne une orientation particulière à chacune de ses pensées, tout cela est de fort bonne observa- tion. Seulement n'allons pas jusqu'à dire avec M. Briscon :
" // y a, de par le monde, tant de réputations usurpées qu'on
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doit saisir avec joie l'occasion d'honorer de vraies gloires et d'ef- facer les erreurs de jugement. Le Conscrit de 1813, Madame Thérèse, sont de vastes épopées qui précédèrent — ne l'oubliez pas — La Guerre et la Paix de Tolstoï... La mignonne Suzel est une figure comparable à la Charlotte de Gœthe, aussi pure, aussi fraîche, non moins humaine. " Suzel est alsacienne, Charlotte allemande : cela suffit, M. Brisson leur trouve un air de ressemblance. S'il est vrai d'ailleurs qu'après des triomphes excessifs, Erckmann et Chatrian soient aujourd'hui " l'objet d'un injuste mépris ", ne nous étonnons point qu'on songe à leur "réhabilitation." Ils ont assez bien esquissé l'image d'une de nos provinces ; leurs livres valent, à défaut de culture, par une certaine vigueur de sève populaire ; mis aux mains de nos enfants, ils ne sont pas de ceux-là qui leur gâtent le goût pour des beautés plus fortes.... Seulement ne parlez point de gloires ou d'épopées ; de la mesure, de la mesure, M. Brisson!
��LA SOCIETE NOUVELLE.
D'une part les Indépendants qui reflètent ce que la culture moderne a de plus désorienté à la fois et de plus virulent, et dont l'effort le plus visible tend à l'exaltation non seulement du tempérament, mais de toutes les particularités individuelles, — d'autre part la Société Nouvelle, sélection de la Société Nationale, où les novateurs d'hier se rencontrent et s'unissent dans un même souci de conserver les positions acquises, de les défendre contre l'assaut des nouveaux venus dont la haine esthétique s'exaspère à convoiter tout ce qu'une réputation reconnue apporte avec elle d'avantages tangibles.
Un point de départ commun, des intérêts semblables don- nent en quelque sorte à la Société Nouvelle l'équivalent d'un corps de doctrines et d'une discipline. Ce n'est pas la curiosité qui doit nous amener ici. Ce n'est pas l'étonnement qui nous y retiendra, ni cette savoureuse anxiété que procurent de tur- bulents inventeurs. Les artistes de ce groupe ne tentent plus des voies inexplorées. Ils persévèrent dans leur manière, y cherchant la maîtrise, y poursuivant la satisfaction dans la
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stabilité. Point d'inquiétude visible à l'égard des recherches de leurs cadets, On devine des hommes qui ont atteint ou dépassé la quarantaine et qui veulent ignorer. Je les en loue.
Si plusieurs d'entre eux, un Henri Martin, un Claus, un Le Sidaner, retiennent quelque chose de leurs premières attaches à l'impressionnisme, presque tous les autres, au contraire, et notamment MM, René Ménard, J. E. Blanche, Charles Cottet, ont poussé leurs travaux dans un sens tout opposé. On pourra leur reprocher le manque de spontanéité. C'est sans doute qu'une noble ambition, une exigence intellectuelle les pous- saient à s'élever au dessus d'elle. Des qualités de fraîcheur nous charmeraient peut-être en leurs esquisses. Mais leur reprocherons-nous de se contenter difficilement, lors même qu'ils fatiguent la toile ou alourdissent leur matière ? Trouve- rons-nous mauvais que l'espoir d'approcher les grands modèles, un besoin de réalisation, d'aboutissement, de tenue, aient prévalu chez eux contre une complaisance envers leur facilité naturelle et leurs dons de prime saut ?
Si les œuvres de M. Albert Besnard laissent goûter ce qu'il y a en elles d'heureuse abondance, d'épanchement fluide et léger, de belle humeur enfin, — celles de M. Lucien Simon, moins dégagées du labeur, nous touchent par l'équilibre qu'elles montrent chez ce peintre entre la liberté verveuse et la contention de l'esprit.
J. C.
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��A PROPOS DES " INDEPENDANTS. "
Le plus accessible de tous les arts serait-il décidément la peinture?... Parcourez les Indépendants. Cette année, grâce à la limitation des envois, deux toiles par exposant, chacune bien accrochée, bien isolée, ne souffrant d'aucun voisinage, se présente au mieux et l'on demeure confondu devant ces seize cents tableaux dont au moins mille manifestent une habileté réelle. Que de tenue ! que de talent ! Songez que pour se produire ici, il n'est même pas besoin d'être peintre. Il suffit de s'inscrire et d'apporter une toile, couverte ou non.
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Le merveilleux, c'est que mille au moins de ces toiles repré- sentent à peu près, ce qu'elles veulent représenter — objets, figures, paysages — et le représentent sans trop de hideur ni de gaucherie, avec une sorte d'harmonie, une sorte d'aisance et de don ! Précieux encouragement pour les oisivetés disponibles en quête d'une facile vocation. Je ne vois guère que la pratique de l'alexandrin qui leur puisse assurer satisfaction aussi immédiate. Encore ici faut-il trouver des mots pour remplir le cadre fixé, tandis que là le moindre coin de nature, morte ou vive, s'y inscrit de lui-même : il n'y a plus qu'à " l'imiter ". Et cela s'imite assez vite. Essayez.
Art d'autant plus ardu que l'abord en est plus facile. C'est un plaisir si neuf de recréer ce que l'on voit, qu'on va se con- tenter d'un minimum de ressemblance. La joie d'analyser la couleur et la forme d'un fruit, d'un visage, d'un terrain, naïve au premier jour, s'émousse, se banalise, devient une joie d'habitude, qu'aucun effort ne soutient plus. Qu'ils sont rares ceux qui s'ingénient à " voir " chaque jour un peu mieux, et à rendre mieux ce qu'ils voient, ceux que ne stérilise pas soit la vraisemblance médiocre d'un réalisme d'à peu près, soit la formule trop vite élue d'une synthèse prématurée, soit l'exer- cice d'un procédé exclusif. Combien citerions-nous de noms représentant ici un métier qui progresse (car je ne parle encore que du "métier") ou qui ait assez progressé pour mériter un temps de halte ? Une trentaine. Et soyez sûr que tous les autres peintres piétinent sur place depuis dix ou vingt ans et que la même " habileté qui au présent salon nous frappe, nous eût frappés aux salons précédents, si leurs tableaux n'y eussent pas été entassés alors pêle-mêle, comme dans une foire.
A dire vrai, si ce salon nous incite à des réflexions géné- rales, c'est qu'il ne nous apprend rien de bien neuf sur telle ou telle personnalité. Celui-ci à envoyé des toiles anciennes, celui-là deux pochades — et je songe à M. Bonnard. Com- ment après l'admirable exposition que fut la sienne, pense- t-il que nous accepterons de le voir figurer si pauvrement ici ? Non, il n'a plus le droit de n'être qu'ironiste. Et c'est
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trop peu aussi de la part de notre Vermeer, M. Vuillard, M. Sickert du moins, s'il n'envoie qu'une note, l'a choisie infiniment rare et exquise, attendue cependant. Nous assistons plutôt à une récapitulation sommaire des résultats acquis, qu'à la révélation d'acquisitions nouvelles. Voici la maîtrise avérée d'un Roussel, d'un Denis, d'un Guérin, d'un Vallotton, la grâce nuancée d'un Lebasque, le charme boueux d'un Laprade, blond d'un Lacoste, la décision d'un Marquet, les recherches d'un Puy, d'un Manguin, d'un Friesz. Doit-on dire que M. Rousseau ou que M. Matisse progresse ? L'un a trouvé sa formule, l'autre sans cesse la trouve, puis laperd. M. Klingsor gagne en ampleur, en cohérence, M. René Juste en simplicité. M"" Marval, moins fade, se fait presque dure ; M"" Cousturier s'allège, mais devient divisionniste, pourquoi ? M. Signac fait la preuve de l'absolu de sa théorie. Les nus de M. Cross ne peuvent nous faire oubher les valeurs fortes de ses paysages feuillus. Voici encore M'"* Gobillard, Flandrin, Dufrénoy... Mais pourquoi prolonger une énumération fastidieuse ? Quand j'aurai signalé les tapisseries éclatantes, neuves et larges de Valtat j'aurai tout dit...
Il me semble plus important de remarquer l'influence de plus en plus dominatrice de Cézanne. Tandis que l'impres- sionnisme semble être entré dans la période historique et avoir dit son dernier mot, le synthétisme issu de Gauguin languit et traîne, non pour avoir épuisé sa vertu, mais faute hélas ! d'espace, et par inappropriation au milieu. Où y a-t-il des murs pour les décorateurs ? L'art de Cézanne au contraire — j'entends surtout l'art de ses natures mortes — synthétique aussi et décoratif, mais surtout réaliste et passionné de struc- ture et de caractère, prend naturellement le dessus. La con- quête nouvelle et comme progressive des vraies traditions de la peinture paraît y avoir abouti. Mais s'il fut bon, contre l'académisme triomphant, de rénover le sens de l'atmosphère, le goût de la lumière, de l'arabesque, de la couleur, de rendre à la peinture pure ses droits, Cézanne résumant l'effort anté- rieur de diaprure, de composition et de style, apporta un souci de plus, souci qui devint passion chez lui : la passion de
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l'objet à peindre, considéré non plus seulement comme pré- texte, mais en soi, la passion de l'objet à peindre, de sa soli- dité, de son volume, de sa profonde vérité ; oui, dans ce sens, toute une génération, qu'elle l'admire ou le discute, qu'elle imite ses procédés ou bien en cherche d'autres loin de lui, le suit d'un même cœur à la poursuite de la dure réalité terrestre. Et tel rencontre ainsi Manet, et tel Chardin, presque tous un maître classique. L'abondance des natures mortes indique assez ce besoin de solidité. Il ne faut pas désespérer de voir se hausser la jeune peinture à la compréhension non plus seulement des objets et des paysages, du corps, de la figure humaine, mais encore de ce que cache celle-ci : cette âme que peignait Carrière comme détachée de toute apparence, mais cette fois — et sans littérature — sous un masque vivant de chair.
Henri Ghéon.
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��EXPOSITION LOUIS SUE.
M. Louis Sue n'a réservé qu'heureuses surprises à ceux qui, depuis trois ou quatre ans, suivent avec intérêt sa peinture. Son envoi du dernier Salon d'Automne faisait preuve d'une aisance et d'une grâce singulières. L'exposi- tion à laquelle il nous convie chez Druet réunit l'oeuvre de longs mois. On regrette qu'une date n'accompagne point chaque toile, car dans une aussi rapide évolution, un écart, fût-ce d'une année, donne une signification assez différente aux influences que l'on surprend encore. Celles- ci, par leur diversité — elles vont de Vallotton à Bonnard et de Corot à Cézanne — trahissent la curiosité d'esprit et la recherche bien plus que le manque de conviction. Il n'en est point de tyrannique, et dans les nus, comme dans les fleurs et dans les natures mortes, apparaît une person- nalité charmante qui parfois s'amuse encore à des éclats un peu brusques, mais qui, le plus souvent, s'arrête à de dis- crètes harmonies de gris délicats et à un dessin qui n'éprou-
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vant pas le besoin de transposer les formes, montre une sorte de grâce ingénue.
J. S.
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ANDRÉ LHOTE.
André Lhote est encore trop jeune, partant trop immé- diatement inspiré par les maîtres qu'il s'est donnés pour qu'on ait pu, dans ses deux toiles des Indépendants, Neige et Jardin d'amour^ découvrir sa personnalité. Mais peut-être permettra-t-on à l'un de ses amis qui pressent sa valeur, d'attirer sur lui dès à présent l'attention. Je ne songe pas à dissimuler les influences qu'il subit ; mais je les prétends nécessaires. Ne sont-ils pas inquiétants les artistes qui refusent dès l'abord toute discipline et ne consentent pas à se conquérir lentement, voulant ignorer que certaines docilités choisies sont à toute éducation indispensables ? — Lhote a élu pour initiateurs, parmi les primitifs les Egyp- tiens et Giotto, parmi les modernes Gauguin ; et comme l'adoption des mêmes modèles fait se ressembler les atti- tudes, on découvrira en lui une parenté avec Girieud. Mais il ne faut pas que le plaisir de discerner leurs atta- ches fasse méconnaître ce que ces tableaux décèlent d'irré- ductible et de très précieuse originalité. J'y vois une alliance, rarement réalisée, entre la sensibilité fluide et enveloppante du dessin, et une certaine rigidité géomé- trique des formes. Les gestes les plus fuyants viennent se fixer et se consolider en des schèmes presque abstraits ; le mouvement de l'arabesque générale comme spontanément s'enferme dans la stabilité de contours idéaux. Ainsi la composition acquiert cet équilibre qui fut le secret des primitifs, et qu'il faut bien à tout prix retrouver au sortir de l'impressionnisme ; car la mobilité de la vie ne peut être représentée plastiquement que si elle est saisie au moment où elle expire dans les modèles parfaits et définis de l'éternel.
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, Peut-être est-ce par cette inscription immuable des rythmes vivants, que m'émeut de façon si complexe le Jardin d Amour ^ où de longs corps de femmes dévoilés dans la fixité d'un accord géométrique immobilisent leur sensuelle grâce.
J. R.
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��UNE ELECTION ACADEMIQUE.
Si M. Brieux — dont on dit qu'un groupe de partisans suscita malgré lui la candidature contre celle de M. de Porto-Riche — si M. Brieux avait eu plus de pudeur et de bon sens que d'ambition, il se fût refusé à courir les chances d'un succès ridicule. Cela dit, nous n'allons pas nous corroucer de l'échec de M. de Porto-Riche. Aussi bien est-il naturel que contre celui-ci M. M. Paul Hervieu, Maurice Donnay, Jules Lemaître — si je suis bien renseigné — aient mené une campagne inique... Un jour, dans un salon, quelques dramaturges réunis malme- naient assez rudement en leurs propos l'auteur du Théâtre d'Amour. Et comme un jeune homme mal renseigné se penchait à l'oreille de Lucien Muhlfeld pour lui deman- der ce que Porto-Riche pouvait bien avoir fait à ces mes- sieurs, " Vous ne le savez pas ? répondit Muhlfeld. Il leur a fait Amoureuse "... Pourtant voilà un homme qui ne gêne pas beaucoup les fabricants des boulevards. Il n'accapare aucune scène. On ne le rencontre guère dans les anti- chambres des ministres ni dans celles des directeurs. Il s'agissait de lui octroyer tardivement, et sans préjudice matériel pour personne, un honneur que certains profiteurs de son œuvre ne sollicitèrent pas vainement. Et, sous le couvert de convenances politiques, il se voit lâché par les Paul Bourget et les Maurice Barrés qui reportent leurs voix sur M. Brieux !
Cinq académiciens tenaient pour M. de Porto-Riche. Il faut les nommer : Emile Faguet, d'Haussonville, Fré-
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déric Masson, Henri Lavedan et Edmond Rostand. On croit pouvoir ajouter, pour compléter les dix voix: Francis Charmes, Paul Deschanel, Gabriel Hanotaux, Mézières et Jules Claretie, Mais il y a là-dedans des noms suspects.
Je ne sais si M. de Porto-Riche a l'intention de se représenter. Je ne sais s'il sera élu, ou s'il se verra succes- sivement préférer M. M. Alfred Capus, Pierre WolfF, Henry Bernstein, Robert de Fiers, de Caillavet et Georges Thurner... Pour nous, qui avons le souci de sa gloire, nous osons lui conseiller de ne point gaspiller le temps qu'il se doit de consacrer à écrire quelque nouveau chef-d'œuvre.
J. c.
��Le Féminisme décidément devient menaçant. Depuis quelque temps les jeunes poétesses, qui à la suite des concours de Feminn affluent de toutes parts, ne laissaient pas de nous alarmer par leur présomptueuse candeur, leur verbosité et cette rage qu'elles ont d'étaler en leurs ouvrages des sentiments que d'ordinaire les personnes de leur sexe jugent convenable de dissimuler. Si immodé- rément qu'elles en usassent, la lyre cependant ne satisfait plus leurs ambitions ; d'une main qui n'hésite pas, les voici qui saisissent maintenant le scalpel de la critique. On aurait pu croire que le peu d'expérience qu'elles ont d'un outil somme toute dangereux dût imposer quelque prudence à leurs débuts, car enfin elles s'improvisent et l'aplomb ne saurait suffire à tout. Il n'en est rien. Il faut voir dans le dernier numéro des Marges avec quelle désinvolture et quelle superbe assurance la Marie Fille- Mère de M™^ Lucie Delarue-Mardrus est proprement abattue par une très récente Demoiselle de lettres sur le talent et la compétence de laquelle nous en sommes encore réduits aux conjectures. " Niaiserie d'un titre écœurant ", " banalité d'un récit qui languit ", " convenu des situations ", " insuffisance du style ", " roman aussi
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misérable que l'héroïne " : pour ramasser ces gentillesses, il n'est que la peine de se baisser. Ce n'est pas assez d'ailleurs d'une seule victime. Il faut que les Mille et une nuits du mari y passent à leur tour. De quel ton péremp- toire notre érudite nous affirme que les poèmes lyriques qui font l'ornement de ces contes sont tout bonnement apocry- phes et qu'il faut que ce soit Mardrus qui les ait composés puisqu'aussi bien ils paraissent être de Francis Jammes ! On voit par là que la littérature arabe n'a pas plus de secrets pour cette jeune orientaliste que les lettres fran- çaises. Au reste, son avis sur l'oeuvre de Mardrus est net. Puisque les récits orientaux introduits en Europe au Moyen-Age ont contribué, nous déclare-t-elle, à faire Boccace, Rabelais, la Reine de Navarre, Cervantes et Shakespeare (sic), que Galland a exercé une influence " plus considérable qu'on ne croit " [textuel) sur Chenier, Lamartine et Hugo, la traduction de Mardrus dès lors " ne sert et ne servira de rien ". Eh, docteur, on ne vous l'envoie pas dire !,,. L'ignorance et l'inconscience que trahissent ces fantaisies empêchent assurément qu'on ne prenne leur méchanceté bien au sérieux : il n'y a pas lieu de froncer les sourcils : sourions simplement, ce ne sont qu'ébats de poétesse modern-style ! Dans le même numéro, heureusement, l'impitoyable critique nous fournit l'occasion d'apprécier quelle inspiration riche et nom- breuse, quelle vigueur de pensée et quelle maîtrise lui donnent le droit de traiter ses contemporains avec une si gaillarde suffisance. Transcrivons :
Les myrtilles sont pour la dame
Qui n'est pas lày La marjolaine est pour mon âme
Tralala ! Le chèvrefeuille est pour la belle
Irrésolue. Quand cueillerons-nous les airelles ?
Lanturlu !
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Mais laissons pousser sur la tombe^
O folle \è fou] Le romarin en touffes sombres^
Laïtou !
...Pareillement, dans les cortèges antiques, un esclave assis sur le char du général, se chargeait de rappeler au Triomphateur que, tout de même, il ne lui fallait pas s'imaginer que c'était arrivé.
A. R.
��Signalons à nos lecteurs l'apparition des 3<farches de PEsty luxueux recueil trimestriel de littérature, d'art et d'histoire qui se propose " de rassembler les souvenirs épars des Marches du nord-est de la Gaule et de montrer que ces pays frontières, Alsace, Lorraine, Luxembourg, Ar- dennes. Pays Wallons, désunis par les hasards des guerres et des traités, ont connu des gloires communes et ont toujours participé à la même civilisation ". A l'heure où d'Anvers à Belfort, la pression teutonne sur nos frontières et nos bastions se fait plus insistante, on ne saurait assez se louer de voir se concerter pour la résistance tous ceux dont le Germanisme menace la langue, la culture et les mœurs. Une étroite solidarité unit sur ce point le Lorrain de Metz avec le Wallon de Liège, l'Ardennais avec le Luxem- bourgeois. Le premier numéro des Marches de F Est nous le fait bien voir, qui nous montre collaborant côte à côte à la commune œuvre française M. Maurice Barrés et Louis Dumont-Wilden, M"'*= de Noailles et M. des Ombiaux, M. Ch. Démange et M. G. Ducrocq.
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ACCUSÉS DE RECEPTION :
Revues.
La Phalange — Le Beffroi — Akadémos — Les Bandeaux d'Or — Les Visages de la Vie — Le Divan — Hélios — Le Feu — Poésie — La Revue des Temps présents — L'Occident
— Juvenia — L'Art Moderne — La Coopération des idées — Pan — La vita letteraria — L'Art Décoratif — Le Voile de Pourpre — L' Hyppogrifîe — L'âme Latine — Les Idées Modernes — Hyperion — Les Guêpes — Les Marches de l'est — Der Zwiebelfisch — Les Petites Feuilles — La Revue Mosane — Les Paroles — Le Thyrse — Pages libres — La Voile Latine — Les Cahiers de la Quainzaine — Les Marges
— Il Marzocco — La Gazette littéraire.
Livres.
Jean Giraudoux : Provinciales (Grasset) — Walt Whitman : Feuilles d'herbe, trad. par Léon Bazalgette (Mercure) — Fran- çois de Witt-Guizot : Les Opinions de M. Houlette (Perrin) — Hippolyte Scheffler : La tendresse surannée, Sept nouvelles (éd. de Horéal, Nice) — G. Deherme : Auguste Comte et son œuvre (Giard et Brière) — Victor Kinon : L âme des Saisons (Lancier, Bruxelles) — E. Verhaeren : Les Heures Claires Mercure. — Silvain Bonmariage : Attitudes.
��Le Gérant : André Rutters.
��Tus St. Catherine Press Ltd. (Ed. Verbeke & Co.), Bruges, Belgique.
�� � SOMMAIRE du No 2.
François-Paul AlibeRT: Sur la Terrasse de Lectoure „ „ „ Le Berger d’Apollon (poème)
Jean Giraudoux : A l’Amour et à l’Amitié
Jacques Copeau : M. de Faramond théoricien André Gide : La Porte Etroite (suite)
TEXTES. NOTES :
Expositions Bonnard, Séruzier, Brangwyn, — Rouveyre et Remy de Gourmont : Le Çynécée.
Ragotte par Jules Renard, — Pierre Hamp, — Les "Oeillées d’un Chauffeur par T. Bernard, — Ecrit sur de l’Eau par F. de Miomandre, — André Lafon, Jean Dominique, etc.
Miss Isadora Duncan, — L’interprétation de La Parisienne, — La Dette par G. Trarieux; — Antoine contre Bouhélier, — Brisson contre Becque; etc.
��SOMMAIRE du No 3.
André Gide : Mœurs littéraires : Autour du tombeau
de Catulle Mendès. Paul Claudel : Hymne du Saint Sacrement. André RUYTERS : Colette Baudoche. Jacques Rivière : Bouclier du Zodiaque, par Suarès.
André Gide : La Porte Etroite (fin.)
TEXTES.
NOTES :
Expositions Palier, P. -A. Laurens, Valtat.
La Vie Secrète par E. Estaunier. — Les Doigts de Fée par M. Boulenger. — Le Reste est silence par E. Jaloux. — R. Boylesve et le roman d’amour. — G. Lavaud et la confidence sentimentale.
Lettres de Jeunesse d’Eugène Fromentin. — La éMort de ’Philae par P. Loti. — L’homme dioin par E. Vernon.
Les Représentations du Schauspielhaus de Dusseldorf; etc.
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