La Nouvelle Revue Française/Année 1909, No 2
Année 1909 No 2. |
1er MARS |
SOMMAIRE :
François-Paul Alibert : Sur la Terrasse de Lectoure
Jean Giraudoux : À l’Amour et à l’Amitié
Jacques Copeau : M. de Faramond théoricien
André Gide : La Porte Étroite (suite)
TEXTES.
NOTES :
PARIS
LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE
REVUE MENSUELLE DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE.
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Jacques COPEAU, André RUYTERS, Jean SCHLUMBERGER.
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SUR LA TERRASSE DE LECTOURE
Je ne connais pas d’endroit au monde d’où l’on puisse prendre plus pleinement conscience de la construction et de la continuité françaises que de la terrasse qui surplombe Lectoure. Au pied de rampes abruptes, les vallons du Gers viennent expirer avec une moutonnante douceur. Mais ce paysage monotone et borné, tout en grasses cultures et en courbes lentes, prend un air singulier de noblesse et de majesté, quand on l’embrasse du roide plateau où Lectoure, engorgée dans le tortueux resserrement de ses places et de ses rues, prélève encore sur sa gêne de quoi faire courir à son flanc un large balcon à balustres, planté de vieux ormes, où la rêverie peut venir s’accouder et plonger dans l’abîme.
De ce promenoir suspendu, je laissais venir à moi et m’enivrer sans mesure un sublime fait d’héroïsme et de solidité condensés. Je me dégageais peu à peu du silence dont j’avais d’abord senti s’épaissir autour de moi les ondes profondes, un silence, me semblait-il, tangible et concret de maisons scellées sur leur mystère intérieur, de cours seigneuriales entr’ouvertes et solitaires, de pavés enchâssés d’une herbe déserte. Je prenais nettement perception des passions vives et tenaces qui avaient assemblé, cimenté et maintenu debout les murailles de cette petite ville aujourd’hui somnolente et entrée à jamais dans les domaines de la mort, mais qui garda pendant une longue durée de siècles, accumulée entre ses remparts, une réserve d’indomptable énergie. L’histoire, ou presque toute l’histoire de Lectoure tient dans la défense et la conservation de ses franchises : elle voulut se gouverner elle-même. Sans doute elle éprouva d’autres revers et d’autres gloires ; elle fut prise d’assaut, saccagée, et se releva de ses ruines. Mais laquelle de ses sœurs du Midi ne fut point soumise aux mêmes vicissitudes ? Je vais même jusqu’à volontiers accueillir les manières trop farouches et, pour tout dire, romantiques, avec lesquelles elle m’a, dans le bref espace d’une après-midi, souhaité la bienvenue, et décerné tout aussitôt un tragique adieu. Quand soudain nous la découvrîmes au détour de la route, par un soir d’août fuligineux et gros de pluie, elle dressait en pleines ténèbres d’orage un spectre saisissant de cité que le jour déclinant frappait d’une blancheur de foudre. Quelques heures plus tard, sur l’autre versant, un sanglant crépuscule la noyait dans la pourpre fumante d’une ville incendiée et mise au pillage. Mais je ne veux retenir et aimer d’elle que l’empreinte, en quelque sorte, abstraite, de sa séculaire structure, et la magnifique impulsion qu’elle peut imprimer à de jeunes gallo-romains enclins à former la conduite de leur âme sur les monuments de leur histoire et de leur race.
Lectoure tendit toutes ses forces et toute son activité à la conquête et à la sauvegarde de ses libertés. J’admire quelle prudence calculée et cependant loyale préside à la transaction de son indépendance lorsque le fardeau lui en devient trop lourd. Elle ne s’accomoda jamais du joug féodal ; sous le régime de ses évêques ou des vicomtes de Lomagne, elle n’abandonna point la direction des affaires communales. Et parmi ses plus beaux titres de gloire, je compte au premier rang l’orgueil mal fondé, mais indestructible, qu’elle déploie, de vouloir être colonie romaine. Tant d’autres villes se réclament d’un fondateur mythique, estimant que leur naissance n’est point assez fabuleuse ni retirée. Celle-ci, à toute force, et malgré qu’on en ait, s’entête à dater de Rome. Rien n’est plus émouvant ni plus noble que ce parti pris de contredire même l’évidence historique. Et puisqu’elle se décrète implantée dans le sol aquitain par les légions de César, j’accepte et je reconnais pour vérité la prétention d’où elle ne s’est jamais départie de mettre à tout prix jusque dans ses origines, cette droiture et cette clarté dont elle a donné d’éclatants exemples. Et si, en vertu d’une inclination qui n’est point si complaisante qu’elle le paraît, je lui cherchais une filiation, je la trouverais dans ceci, qu’elle ne consentit jamais rien à l’art, j’entends s’il ne se confond pas avec un principe supérieur d’utilité. La cathédrale de Lectoure n’est pas faite pour me démentir. Rugueuse par le dehors, exfoliée, poreuse et fruste comme une caverne marine, elle s’ouvre à l’intérieur sur des proportions exactes et une austère nudité de formes qui la trahissent uniquement préoccupée de son objet qui est l’affirmation de l’intégrité catholique.
Certes au cours de mon rapide voyage, j’avais déjà rencontré d’admirables églises, la cathédrale d’Auch, façade correcte, symétrique et noble, burinée dans la pierre comme dans le bronze, frontispice gravé d’une nef peut-être médiocre, mais d’un gothique encore robuste et délicat ; l’église fortifiée de Mirande, toute en contreforts, et dont les arcs-boutants cintrent sur la route des voûtes massives ; les deux églises de Marciac, également dorées et fauves, et qui semblent, tous les jours de la semaine, dans leur jardin de magnolias et de cyprès, mener un doux recueillement dominical ; Condom enfin, qui n’est que sa cathédrale, ce Saint-Pierre qui absorbe et réduit à sa domination souveraine la petite ville morte de torpeur et de chaleur où, par un terrible après-midi, je poursuivais des ruelles sans ombre, qui laissent percer, sous un injurieux crépi, de nobles motifs d’architecture. Tendu jusqu’à rompre dans un isolement auquel ajoutait encore l’heure torride, je ne sentais plus mon corps, allégé de tout son poids par cette combustion dévorante. Quel contraste ne fait pas à cette accablante solitude le frisson qui vous gagne dès qu’on a franchi les portes sacrées ! Tous les sens sont baignés dans un tel bien-être qu’on ne songe qu’à jouir de cette détente aveugle et reposante, plutôt que de tant d’élégance, de hardiesse et de pureté. Quelque chose d’humide semble percer de ce marbre si cru qu’il a l’air fait d’un lait cristallisé, et qu’on se croirait immergé soudain dans une fontaine de fraîcheur faite solide.
À vrai dire, cette blancheur aveuglante et froide, et le cloître aussi, presque païen, par où l’on y est introduit, offre je ne sais quoi d’inattendu et de brutal qui offusque. Ce n’est pas dans ce boudoir ajouré où le gothique s’affine et se corrompt jusqu’à prendre des façons mauresques, que j’imagine Bossuet officiant sous la pourpre. Que je l’entends bien mieux, cet oracle théologal du grand siècle, proférant la parole de Dieu du haut du chœur de la cathédrale de Lectoure, qui n’a pour tout ornement, scellées au mur, que des crosses épiscopales disposées en croix, mais où la précision lapidaire n’exclut point le grandiose ni le somptueux qui résultent de la raison s’affirmant dans son unité toute pure. Les autres ordonnent des surfaces qui, pour exactement rapportées qu’elles soient, laissent quand même percevoir l’effort où elles tendent de se rapporter en prévision d’une fin commune. Celle-ci est à soi-même son origine et sa fin. On la dirait formée d’une concrétion spontanée de marbre. Elle dissimule si merveilleusement l’intervalle de ses joints qu’on la croirait entièrement taillée d’un seul morceau, à même la pierre d’une chaude pâleur de miel, dont elle est composée.
Cependant l’indéfectible sévérité où elle se retranche vient céder au point où la nef et le chœur prennent contact. Il y a là non pas une défaillance de style, mais une imperceptible déviation du rythme, une secrète asymétrie qui nous avertit que nous sommes en présence d’une œuvre purement humaine dont elle rend d’ailleurs la perfection plus émouvante. Je ne voudrais pas me forger ici une théorie mystique des concordances ; mais, à propos de cette dissemblance qui cependant ne nuit pas à l’harmonie de l’ensemble, je me rappelle que Lectoure fut, durant les guerres de religion, une des places fortes du calvinisme, et qu’Henri de Navarre y tint sa cour. Je ne crois pas qu’il eût été heureux pour la France qu’elle embrassât, sous François Premier, un protestantisme d’Etat. Quoiqu’on dise qu’il s’en est fallu de rien, il était pourtant dans ses destinées que ce rien n’ait pas eu lieu. Mais je ne doute pas qu’il est bon qu’il y ait eu en France un ferment huguenot, mettant constamment notre catholicisme en éveil, et lui communiquant cette fermeté et cette rigueur dont il a besoin pour maintenir efficacement sa moralité spirituelle. Je n’en veux comme preuve que ce que le catholicisme est devenu chez les deux peuples où son triomphe est exclusif de tout tempérament et de tout contrepoids. Le nôtre est un catholicisme de raison, une politique supérieure des âmes. Et c’est aussi de quoi se recommandait la faction qui devait finir, au seizième siècle, par devenir le parti national, tant notre génie sait réduire et mettre au point de sa finesse tout ce qu’il absorbe de dissident et de discord. On a dit qu’il n’y a que des révolutions religieuses ; je crois au contraire qu’il n’en est que de politiques, ou plutôt que celles-là n’éclatent que pour donner l’impulsion et le prétexte à ce malaise d’un ordre nouveau dont les autres dénoncent le symptôme.
Il me plaît donc que Lectoure ait fait en son temps figure calviniste, et qu’elle ait une dernière fois agité son originalité française avant de se fondre de son plein gré dans le grand concert monarchique inauguré par l’avènement d’Henri IV. Est-ce alors qu’elle édifia sur la ruine de ses bastions la balustrade d’où elle commande avec une noblesse et une sérénité sans égales son horizon immémorial ? Je ne sais, mais celle-ci s’accorde si harmonieusement à cet air, à cette tenue du dix-septième siècle où Lectoure semble avoir fixé son port définitif, du jour où elle se déchargea de son indépendance propre dans l’unité du royaume. Sur ce terre-plein majestueux, plus grand par l’ordonnance que par l’étendue, j’ai compris, avec plus de force et d’émotion que jamais, combien la France est chose réfléchie et liée, et de quelle architecture à la fois sévère et passionnée elle relève.
C’est de la perfection d’un Racine qu’on mesure pleinement la courbe décrite par notre littérature depuis ses origines jusqu’à Louis le Grand. De quelle séculaire poussée cette fleur divine n’est-elle pas le prix, et comme on sent une simplicité pure, une élégance, une aisance enfin, qui fondent tout leur prix sur l’étroitesse des règles où elles sont astreintes ! Ainsi, de ce balcon où Lectoure se recueille dans une paix chèrement achetée, j’embrassais l’effort total d’une ville qui, dès qu’elle naît à la vie civile, et malgré les tyrans successifs qui s’en disputèrent la domination, ne se démit jamais de sa conduite intérieure. Je me sentais vraiment soutenu par de puissantes assises superposées qui s’élevaient des profondeurs mêmes de la terre, et je calculais combien d’âges, quel sage équilibre et quelle lente pondération il avait fallu pour amener une petite commune française au point précis de maturation où je pouvais la goûter avec le plus de fruit. Elle semble faite du même grain dur et serré que la colline où elle est bâtie, et son histoire, ses pierres, sa cathédrale, ses mœurs, nous la montrent participant de la volonté inexpugnable avec laquelle elle continue son calcaire natal. Sans cesse roidie et, en quelque sorte, dardée dans une attitude de résistance, lorsque sa pointe s’émousse, ce n’est pourtant pas pour déchoir, mais pour se renfermer dans un grave repos et nous offrir une figure de dimensions réduites, mais complètes, proportionnée exactement à l’échelle française.
Rien, à Lectoure, n’agit qu’en vue de l’ordre et de la hiérarchie ; tout y est commandé, tout y est discipline réciproque, force protectrice, servitude volontaire. La molle fertilité des champs elle-même semble se plier avec une résignation riante à l’âpre vœu de la ville qu’elle est chargée de nourrir. Servir ! servir ! semblent exprimer par leur agenouillement, par leurs inflexions touchantes, ces prairies, ces collines qui ondulent, détaillent, se relèvent en pentes douces jusqu’au pied des murailles à jamais contractées pour leur défense et leur conservation. Quelles litanies ne pourrait-on pas composer à la célébration de cette petite place forte, toujours tendue à la guerre, non point pour détruire ni s’agrandir, mais pour s’exercer toujours à la défense et acquérir de la gloire par surcroît ! Elle donne corps à une longue tradition militaire. Le terrible souvenir de Monluc, qui naquit à Condom, s’étend jusqu’à elle, et le nom de Lan nés, à qui elle donna le jour en 1769, la remplit encore d’un roulement lointain de la foudre napoléonienne. Celui de qui l’empereur disait qu’il était le brave des braves orne de sa statue la terrasse mélancolique d’où Lectoure préside à sa campagne et jusqu’aux Pyrénées. Mais il n’est pas besoin d’une image de marbre, soit-elle d’un héros, pour accroître le sublime de ce lieu.
Un crépuscule humide et brillant argentait la vallée. Les arbres de la terrasse s’égouttaient dans le soleil couchant. Tout se fondait dans une impondérable douceur. Appuyé aux balustres, un jeune homme s’abandonnait à la vaporeuse indécision de l’heure. À peine dérangé par notre approche, il tourna vers nous un grave et timide visage, puis se reprit à ses rêveries. Absorbait-il seulement sans penser, comme une plante respire, la détente et la fraîcheur du soir, délicieuses après cette accablante journée ? Ou bien voyait-il se jouer une naissante sylphide à travers la vaporeuse indécision des coteaux ? Se doutait-il même combien son attitude frêle et pensive évoquait tout ce qu’une première jeunesse, avide d’amour et de beauté, comprimée par l’atmosphère étouffante d’une petite ville de l’extrême province, peut faire tenir d’ambition, de désirs et de hautes espérances dans une contemplative solitude ? Mes yeux se remplissaient de larmes. Tout l’héroïsme dur et tendu, par Lectoure accumulé dans mon âme, débordait enfin et se résolvait en une véhémence émouvante de tout mon être où je ne savais ce qui surpassait, ce paysage composé par le concours assidu de la nature et de l’histoire, la sensation visible d’une France vivante et continuée, ou encore et surtout, cette fleur d’adolescence et de songe penchée au vent de la nuit prochaine sur le gouffre, et terminant d’un pathétique sommet l’âpre faisceau d’énergies séculaires entr’ouvert pour qu’elle s’y épanouît.
Quel admirable cadre, disiez-vous, pour la formation d’un Julien Sorel ! Mais qu’importait l’ancienne France à l’amant de M me de Rénal ! À Lectoure, comme sur la terrasse de Verrières, il n’aurait poursuivi que son immense orgueil et ses rêves de proie. Je vois plutôt se construire ici un héros de Barres, un Sturel, si l’on veut, mais prenant, dès seize ans, conscience de soi-même, de son histoire et de sa race. Ah ! Delrio, qu’alliez-vous donc chercher sur la terrasse de Tolède ? Fallait-il que vous fissiez le tour de l’ancien monde pour apprendre qu’il n’est d’autre sublime que celui dont résonne, dès que nous la foulons, une terre commune à nous et à ceux de notre sang ? Ces torrents de poésie qui s’amassaient, inutilisés, dans votre cœur, et vous inclinaient, faute d’em ploi, aux plus dangereuses expériences sentimentales, auraient ici trouvé leur pente naturelle et mis en œuvre vos plus magnifiques énergies. Cette grandeur de la patrie qui vous touche, après tant de beaux dépaysements, sur n’importe quelle humble pente gazonnée de votre Lorraine, vous en eussiez ici reçu la double atteinte, vous en auriez senti la grâce à la fois naturelle et pensée, et je me dis tout bas que, sans aller si loin, vous auriez, du premier coup, mis d’accord vos passions et votre logique, votre politique et votre sensibilité.
Toi, je ne sais ce que l’avenir te réserve, pâle enfant aux épaules ramassées, qui t’accoudais au jardin suspendu, comme un oiseau prêt à s’envoler dans l’espace. Peut-être vas-tu te dessécher toujours davantage dans un air si raréfié que, seules, les plus robustes poitrines peuvent le respirer sans risques. Peut-être de hautes aventures t’attendent-elles. Peut-être encore, entre ces deux destins extrêmes, mais qui n’excèdent pas l’ordinaire, un autre t’est-il réservé, plus difficile, et plus rare, et d’un prix plus ardu. Tu peux ne pas t’éloigner un seul jour de ces bords sévères et retirés. Alors, au lieu de contracter cette aridité spirituelle, déplorable rançon de trop d’espoirs avortés, tâche de distribuer dans la conduite de ta vie et de ta raison, cette noblesse resserrée, et, si je puis ainsi dire, cette économie héroïque dont ta ville natale t’aura nourri dès l’enfance. N’oublie pas un seul jour qu’ici, comme d’ailleurs chacun de tes frères sur l’enclave bénie de terre française qui l’a vu naître, tu es implanté au cœur même de la France. Entre en contact quotidien avec les forces vives qui ont édifié ta patrie, et qui l’ont amenée au point d’harmonie où tu te perçois en elle comme un accord perdu et pourtant conscient. Répète-toi tous les jours que c’est à toi qu’aboutit cet effort, et rends-lui son bienfait en profondeur et en amour. Cette incessante fréquentation, ce constant assouplissement de toi-même te tiendront en sagesse et en paix dans un sage et vertueux milieu où tu rendras une acception juste et pleine à tous les objets que la médiocre agitation des hommes détourne aujourd’hui de leur vrai sens. Je n’ose pas donner le nom de Politique, le plus beau qui puisse agiter des lèvres humaines, à ce qui n’est que vanité, mensonge et confusion des langues. Si tu t’y appliques cependant, apprends de ta ville que rien n’est que suite, coordination et dépendance, art enfin, et que ce sont là des vertus préétablies à toute construction durable. Si l’art, à son tour, te requiert, qu’il ne te soit représenté ni par cette froide rhétorique, ni par ce sensualisme de l’esprit, également funestes à toute transmission vitale, et qui traînent leur fin avec soi. Qu’il soit au contraire l’exercice sensible de ta raison, l’appropriation logique de ta pensée aux lois intimes qui la régissent, la recherche d’une beauté toujours soumise aux conditions souveraines de l’entendement, quelque chose enfin comme une politique de toi-même. Par là tu embrasseras tes ancêtres et ta patrie, et l’avenir encore ; par là, tu feras œuvre classique, c’est à dire française, rien ne se pouvant concevoir de vraiment français qui ne soit classique. Ainsi, en conformité de Lectoure, tu tireras du moins de matière une plus riche organisation, et sur cette contrainte, où tant d’autres ne verraient qu’étroitesse et gêne, tu fonderas ta plus haute victoire. Ne va pas croire que tu ne resteras, pendant toute ton existence, informé que de ton coin de terre. C’est ici toute la France, te dis-je, non point idéologique et abstraite, mais se développant par toi, et reposant sur les puissances éternelles qui empêchent l’univers de tomber. Et si tu veux un instant laisser fléchir sans faiblesse la haute tension morale à laquelle tu te seras de ton plein gré soumis, tu n’as qu’à descendre quelques marches pour entendre percer l’appel mystérieux de la nature. Afin de t’y régénérer tout entier, tu la découvriras dans son intacte pureté, mais tout ensemble fluide et construite, et sous sa forme primordiale, l’eau…
… À cœur même de Lectoure, au bas d’une roide échelle de pierre qui tourne autour d’étroits paliers plongeant sur des jardins suspendus de lauriers-roses et de géraniums pourpres, vient sourdre la fontaine de Diane, que le doux parler populaire, si purement versé dans le secret des corruptions exquises du langage, appelle désormais Fontélie. Je ne m’embarrasse point d’une provenance étymologique où les uns veulent voir la Vierge de Délos, d’autres que cette source était consacrée au soleil. Ne comprennent-ils donc pas que, dans leur désaccord même, ils s’entendent, et rendent un alternatif et fraternel hommage aux divins jumeaux dont l’avènement a fait régner sur le monde une musique plus mâle ? Toujours Diane ! À Nîmes, non loin d’une conque d’eau si profonde et si pure qu’elle semble faite d’air liquide et condensé, son temple mutilé, mais d’une eurythmie par là plus pathétique, s’élève. À Alet, l’abside de l’église en ruines ne fait, dit-on, qu’enceindre et reproduire son primitif sanctuaire. À Lectoure, je la retrouvais plus chaste, plus sévère encore. C’est aux accords de la lyre dorienne que les villes de France ont assemblé leurs remparts. Celle-ci, inébranlablement, repose sur une voûte sacrée.
Entre de hautes murailles nues, derrière un grillage hermétique sur lequel se recroise une double et massive ogive, s’épanche la déesse, ainsi dérobée aux atteintes profanes. J’admire comment une simple précaution d’utilité publique, prise en vue de préserver de toute souillure matérielle une fontaine où les bas quartiers de la Ville s’alimentent, tourne au souhait de Celle qui ne souffrit jamais d’être regardée nue. À peine, en forçant des yeux les noirs barreaux dont elle est obstruée, distingue-t-on l’affleurement d’une nappe immobile, épaissie sur les bords de pariétaires et de mousses. Quand le regard s’est fait à ces glauques ténèbres, on discerne au fond de la grotte, peints à même la roche, des nimbes effacés, des images flottantes que l’humidité désagrège. Comme les cavernes des rivages africains où l’on célébrait autrefois les rites de la Bonne Déesse, et qui furent dédiées à la Mère de Dieu, celle-ci fut mise sous l’invocation de la Vierge. Mais Diane est toujours victorieuse. En la cloîtrant sous l’ogive, en la dévouant à Marie Immaculée, on n’a fait que lui rendre hommage et maintenir plus étroitement son culte et sa mémoire. Tous les exorcismes qu’on emploie à conjurer les puissances élémentaires se convertissent à leur éternelle manifestation. Bien plutôt, druidique, païenne ou baptisée, c’est la même divinité française qui règne là, limpide et secrète, mettant tout son prix à ne pas être pénétrée, et tout son art à réduire en proportion humaine le paganisme immortel. L’un de nous, puisant avec ses mains aux bouches de bronze par où re déverse la source, nous propageait l’eau lustrale. J’eus la tentation pieuse de me signer, et, sentant monter à mes lèvres une oraison où fondre sous la formule traditionnelle de ma race la grande continuité religieuse dont j’étais enveloppé de toutes parts, je murmurais intérieurement : " Sainte Fontélie, priez pour nous
LA FONTAINE D’APOLLON.
Sous un antre épaissi de roche et de feuillage,
Dans les airs suspendu,
Qui dresse un front ridé par la mousse et par l’âge,
De lierre tout fendu,
Au seuil de la fontaine opaque et scintillante
Où la source confond,
Rompu par son milieu d’une pointe brillante,
Un abîme profond,
Tu m’apparus soudain, berger de ces collines
Fertiles en pipeaux,
Qui portais, enroulée à tes jambes divines,
La toison des troupeaux.
Tu laissais tour à tour, appuyé dans ta grâce
D’un tendre peuplier,
Sur ton col infléchi que la jeunesse embrasse,
Ta tête se plier,
Et, par l’orée ombreuse où ta lente stature
Surpassait l’horizon,
Les campagnes mener jusques à ta ceinture
Un chemin de gazon,
Ou sur les bois enfin, les chênes et leur cime
Décroître par degrés,
Et se poursuivre au loin le frisson magnanime
De ces arbres sacrés.
Or, puisant à la gorge où la nymphe moussue,
Ecartant les roseaux,
Coule, et creuse à travers leur tortueuse issue
Le détour de ses eaux,
Cette onde qui se cache, étincelante et noire,
Du reste des humains,
Vers mes lèvres penché, tu m’offris, pour y boire,
La coupe de tes mains.
Alors j’ai reconnu la source et la nourrice
Du sublime vallon,
Et versé dans mon sein ta bouche inspiratrice,
Apollon, Apollon !
Toi qui gardas jadis les brebis chez Admète,
Céleste ravisseur,
Dont le nom seul exprime aux fentes de l’Hymette
Leur plus pure douceur,
Tu ne savais fouler cette claire prairie
Que d’un pas souverain
Après qui je cherchais l’asphodèle fleurie
Au séjour souterrain.
Le chœur des peupliers à leurs bras qu’environne
Un feston de rameaux,
Comme un temple tressait d’une sainte couronne
Ses portiques jumeaux,
Et dans leur troupe heureuse où le ciel ne respire,
D’aucun souffle agité,
Qu’une âme incorruptible et le tranquille empire
De ta divinité,
J’entendis, sur un nombre égal et prophétique,
Les Muses, à leur tour,
Entre elles alterner l’ambroisien cantique
De l’immortel amour.
Aujourd’hui, m’instruisant de leurs chastes haleines,
Ton sourire vainqueur,
Comme une flèche entrée au plus vif de mes veines,
Me reste dans le cœur.
Ah ! qu’il brûle, ce cœur, ton ouvrage et ta lyre,
De toi tout transpercé,
Et ne se rende plus qu’à l’unique délire
Par tes traits exercé,
Dieu splendide et secret, de toutes mes épreuves
Le suprême soutien,
Par qui j’ai dessillé la source où tu m’abreuves
Au flot castalien !
Puissé-je, encore un soir, si l’été magnifique,
Sous ton calme berceau,
Exhale par ta grotte un murmure delphique,
Ouïr un chant si beau,
Ou plutôt voir de près, sur la nappe où s’incline
Quelque aride rocher,
Nos visages unis dans l’onde sibylline,
Aux tempes se toucher !
Mais, pour nourrir en moi tes forces incertaines
Qui demeurent toujours,
Va, je n’ai pas besoin d’emprunter des fontaines
L’image ni le cours,
Si, même dépouillant d’une ombre poursuivie,
Leurs bords céruléens,
Tu me fais, Apollon, goûter dès cette vie,
Mes champs élyséens.
À L’AMOUR ET À L’AMITIÉ.
Des matelots lavent le pont. Je me suis levé avant le jour pour ne pas penser à mon amie. Je m’enveloppe de ses couvertures et je m’étends sur son fauteuil. La lumière de la lune baisse à mourir dans son globe dépoli… La nuit où mon amie me prit la main va s’achever.
Amitié, marraine du printemps, déesse des traînes, et des mains qui se raccordent au cœur des manchons, que ne suis-je l’homme le plus féroce des continents, et réputé pour tel. Hier, dans la salle à manger, au moment de massacrer tous les passagers et son mari, devinant qu’elle ne le souhaitait pas, j’aurais achevé mon potage en silence.
Amour, que ne suis-je le monarque le plus puissant ! Mon chambellan serait sourd-muet ; je n’en dirais jamais un mot ; elle ignorerait tout, toujours.
Amitié, Amour, je vous prie ! C’est moi qui vous parle et non pas l’officier de quart. Je vais, pour éviter toute méprise, vous mettre au courant. Deux jours avant notre départ, j’étais assis près d’elle, sous la vérandah de son cottage. Les granges, les greniers, les parcs se fermaient ou s’ordonnaient pour le sommeil. Le soir portait en lui la nuit, ainsi qu’un lait porte sa crème, et il semblait que le moindre cri aigu dût le faire tourner et s’épaissir. Un fermier poursuivait un cheval, comme par plaisir et comme on poursuit un cerceau, en le frappant quand on le rattrappe. L’étang n’avait point de reflet, le soleil point d’ombre, les vitres point de soleil. Amitié, Amour, je pris sa main. Alors son mari parut, et il crut causer de choses sérieuses parce qu’il évita de causer du beau temps, qui était ce jour-là plus souverain que le bonheur.
Elle visita les capitales du monde, et de chacune, en souvenir, rapporta une cuiller d’or. Mais, entre toutes les campagnes, elle ne connaît que New-Jersey, aux fleuves d’argile, aux bosquets a’érable cramoisi, aux baies où la mer s’écaille en lamelles de cuivre, aux étangs bleu-Rachel qui mirent lourdement des pêcheurs en chapeau melon et en maillot garance. Amour, Amitié, je la conduis à ma Province, et vous nous accompagnerez.
Dès Fromental, la station, les jeunes filles viendront vers nous, timides et rieuses. La plus jolie vous paraîtra peut-être aVoir des taches de rousseur, mais c’est qu’avant de l’admirer, Vous aurez regardé fixement le soleil. Elles t’offriront, Amour, des raisins, des pommes cueillies sur l’arbre, et, pour te gauler des noix Vertes, emprunteront au bouvier son aiguillon. À vous, Amitié, elles apporteront des fichus de laine blanche. Vous les remercierez en affirmant que vous n’avez vu rien de plus beau, et elles avoueront qu’elles les ont brodés elles-mêmes. Mais vous penserez, maladroite, que ce sont des couvre-pieds. Alors on fermera la ronde, et au cri d’embrassez-qui-vous-voudrez, toutes se précipiteront vers Amour qui recevra le baiser sur les lèvres pour le rendre du même élan et épargner ainsi du temps. À Limoges, vous mangerez des galettes de sarrazin dans des porcelaines a raies rose et vert. À Bellac, entrez, je vous prie, dans la maison où je suis né et, du second étage, vous devrez reconnaître bon gré mal gré que c’est bien la plus belle ville du monde, à cause du mail à colonnades ou jouent les filles d’officiers et du château Marmontel d’où Madame de Bégorce, dans une hotte, se faisait porter chez le procureur, son amant, par des domestiques fidèles. Puis, à Poitiers, de la promenade Blossac, dont vous aurez gravi les deux cent cinquante marches de marbre, d’onyx et d’or, vous verrez notre lune, sur le ruisseau aux écrevisses, glisser à reculons ; vous écouterez les chiens de garde se dire leur fait, les grenouilles coasser et coasser, croyant remonter le jour pour le lendemain, et alors, mes amis, Ipous saurez ce que c’est que le soir.
Au premier Dimanche, nous vous marierons. Toi, Amour, immortel dauphin, tu te blottiras aux bras de ta chaste épouse ; un luthier jouera les airs les plus charmants ; Ipos appartements auront des glaces où l’on ne se voit pas, pour que chacun se donne sans savoir son prix ; des pendules qui sonneront à la fois, pour s’en débarrasser, toutes les heures, puis, en règle avec le temps pour la journée ; s’attarderont à ces quarts et à ces demies qui festonnent le soir sans le hâter. Alors, éclatant en pleurs, tu avoueras à ta compagne que c’est toi qui, l’autre jour, avais profité de sa sieste pour peindre ses seins en bleu ciel. Mais elle posera son doigt sur sa bouche pour t’ordonner le silence, et de partager en deux chaque baiser.
Mais voilà, bosselé, rapiécé, jetant sur l’Océan le soleil et un anneau d’ombre, que Saint-Miguel des Açores, a mesure que le bateau approche, dévide et enroule la ligne de ses grèves sur le grand volcan dépassé. Collé a l’horizon, il est d’abord ridicule comme un centre de circonférence égaré sur le cercle, et des mouettes de New-Tork, trouvant l’Europe par trop minuscule, repartent sans arrêt vers l’Ouest. Du navire, nous dominons des îlots de glycine et de maïs, entaillés d’une crique, forés d’un lac, qui flottent sur la mer comme des palettes. Les coqs chantent. Un parfum inouï a secoué, en une seconde, toute ma vie à venir.
J’ai dû fermer les yeux, car mon vieux matelot italien me secoue le bras, et m’annonce en secret que voilà la terre ; je dois sembler aveugle et stupide, car Miss Parsons, en passant derrière moi, me le murmure pour m épargner quelque impair, car Miss Jones qui sait sans l’avoir apprise la langue des signaux, agite à mon intention ses bras déliés, et le capitaine en personne tient à venir me mettre au courant avec des ménagements :
« Voulez-vous ma lorgnette ? » demande-t-il.
J’affecte pour le punir de regarder par le bout qui éloigne.
« C’est la terre » me dit le pasteur, avec sévérité. Pourquoi ce ton ? Il n’est rien dans ma tenue qui soit indigne de l’ancien continent et de la White Star Line. Et il est commode de se moquer de ma cravate alors qu’on n’a, comme lui, qu’un plastron. Saint-Miguel des Açores, porte des Océans, clou d’Emeraude qui fixe le grand tapis, toi dont les oiseaux chantent, toi dont les cheminées fument, dont chaque étang abrite sept cités englouties, je sais depuis des heures que tu es la terre : chaque pensée que f envoie vers toi me retient avec un rameau d’olivier.
Il est temps d’aller frapper au hublot de mon amie. Elle répond en agitant sa main engourdie sous le rideau qu’elle ne soulève pas. Je refrappe, pour lui faire croire que je n’ai pas vu son signal. Alors la main reparaît, et je ne sais où elle a plongé : elle est toute chargée de bagues.
« Voilà la terre » crié-je.
Saint-Miguel est à portée de la voix d’un enfant. Celle de Miss Jones doit le dépasser et retomber dans la mer. Nous voici face à la ville ; les ananas sont rangés sur le quai, près d’un Vieux mortier de cuivre, comme des obus ; les vendeuses ont des capuches noires si rigides qu’elles doivent se placer face à face pour bavarder ; des béliers traînent des voitures de magnolias et de camélias cueillis aux jardins d’Antonio Borges et ils courent après le parfum comme les ânes après la baguette de coudrier qu’agite devant leurs naseaux, leur cavalier ; des paquets d’Océan se déballent en dentelle sur T escalier de la douane et sur les piles d’un triple portique blanchâtre, crème et patiné, comme une statue de Vénus, et comme tout ce que se fait avec V écume de mer.
Mais voici mon amie qui vient vers moi, offrant sa main et son sourire. Je n’embrasse que la première.
« Vous êtes gentil, me dit-elle, voilà la Terre !»
Des bateaux à voile éventent le steamer.
« Cher ami, ajoute-t-elle, ai-je Pair heureux !»
Si le bonheur, c’est avoir des lèvres qui vont rire, des yeux qui vont pleurer, et un immense chapeau à douze plumes, personne, même sur le point de mourir, ne peut se vanter d’être plus heureux que mon amie. Nous descendons au flanc du navire vers la barque où le plus beau nègre nous crie en portugais qu’il sait l’américain. En avant vers Saint-Miguel où mille coqs s’égosillent pour annoncer que leur poule a pondu le soleil. Il n’y a plus d’amitié ! Il n’y a plus, amie, d’amour ; il n’y a, sur ta robe, sur ton visage qu’un miroitement et qu’un rayonnement sous lequel tu tremblotes toute, et qui me force à m’incliner vers toi, anxieux, pendant que tu te penches, au bord de la chaloupe, sur ton reflet.
M. DE FARAMOND, THÉORICIEN.
En abordant le théâtre, M. Maurice de Faramond prétendit y apporter avec lui, y concilier dans une synthèse originale les tendances inversement complémentaires et les acquisitions positives des écoles littéraires dont il avait pu admirer l’épanouissement et connaître le déclin. Poète, et poète fortement imprégné de symbolisme, il n’était pas, cependant, sans avoir subi le prestige du naturalisme. Il goûtait à la fois Viélé-Griffin (Phocas le Jardinier) et Émile Zola (La Terre), Francis Jammes (Un Jour) et Henri Becque (Les Corbeaux). Mais nul de ces maîtres ne formulait pour lui l’expression totale dont il était ambitieux. « Ce qui nous exaltait — a-t-il écrit dans l’ Ermitage (Septembre 1901) — ce qui en strophes sourdes montait à nos cœurs, c’était la simple vie d’autour de nous, la plus ordinaire, où nous étions, celle des autres et la nôtre ! Et le réalisme alors prépondérant ne pouvait là-dessus nous satisfaire. Impossible d’adhérer à cette confusion du réel et du vrai, à cette surprenante ignorance du Beau ". M. de Faramond rêvait d’une forme dramatique, à la fois très large et très complexe où, de la vérité humaine, se fût naturellement dégagée la beauté poétique, où l’homme dans ses activités et ses sentiments quotidiens se fût élevé à la taille d’un héros. Aussi bien était-ce le temps (vers 1899) où les naturistes commençaient à crier si fort. Et lorsque M. de Faramond écrivait : " L’Homme pour nous, l’homme simplement, était un héros… Nous aurions voulu descendre par ses marches obscures au cœur du plus humble et en revenir éblouis ", — on pouvait craindre qu’il n’y eût du Bouhélier là-dedans. Mais, par bonheur, M. de Faramond avait plus de sérieux, moins de superbe et de facilité que M. de Bouhélier. Il fit son œuvre avec application, lenteur, avec une certaine raideur imposante. Dans maint passage de La Noblesse de la Terre (1899) et surtout dans le troisième acte de Monsieur Bonnet (1900) il réalisa ce mélange " de l’observation la plus précise et du lyrisme’ qui constitue son originalité. J’ai dit ailleurs le mérite de ces deux drames, et n’en retranche rien. Je ne cesse pas de louer la recherche de M. de Faramond, lors même qu’elle aboutit, dans Jesserand avoué à une réalisation insuffisante. Et si La Dame qui n est plus aux Camélias me paraît être une erreur, ce n’est pas que j’estime moins l’attitude intransigeante de l’auteur, ni que je conteste la valeur de ses théories. Je veux même les tenir pour excellentes. Mais l’excellence de la théorie n’entraîne pas nécessairement celle de l’œuvre. Conclure de l’une à l’autre c’est risquer de laisser s’établir une dangereuse confusion dont M. de Faramond, dans son apologie de La Dame qui ri est plus aux Camélias, publiée par la Grande Revue, ne semble pas s’être suffisamment gardé.
Quelques inventeurs méconnus tiennent volontiers pour certaines leurs propes découvertes, si d’autres ont échoué là où ils s’efforcent eux-mêmes. Pour détenir la vérité cependant, il ne suffit pas que nous répudiions l’erreur commune. Et l’on nommerait trop aisément « novateur » celui-là qui ne fait pas ce que firent ses devanciers… M. de Faramond semble tenir par-dessus tout au titre de « novateur ». Or, telles apparaissent l’indigence, la bassesse ou l’absurdité de la production dramatique ordinaire, qu’un auteur, en effet, semble apporter au théâtre des éléments exceptionnels s’il a de la gravité, de la noblesse, un esprit juste et pénétrant.
M. de Faramond fut cet auteur. Il refusa l’instrument avili que lui présentait la routine. On reconnaît en lui les qualités morales qui l’opposèrent à ses contemporains. Isolé, il se crut un peu trop prodigieux. Il voulait le ton juste, l’accent plein, le rythme ample, et résolut, pour créer, de se contraindre. Des motifs de sa discipline intérieure il façonna les arguments d’une théorie qui devait l’aider, au départ, à prendre pied sur un terrain ferme. Mais, formulée, cette théorie dorénavant s’impose à lui du dehors, sans relâche. Elle entrave sa spontanéité, et gêne son développement. Ayant pris le commandement de sa conscience pour une vérité esthétique objective, il cesse d’évoluer. Au lieu de se libérer progressivement, il se soumet toujours davantage. À mesure qu’il produit, c’est sa théorie qui s’affirme, aux dépens de lui-même. Elle subsiste seule dans La Dame qui n est plus aux Camélias. Ce n’est pas une œuvre d’art, c’est une démonstration, — ou plutôt une affirmation…
Dans l’article de la Grande Revue auquel je faisais allusion tout à l’heure, M. de Faramond ne ménage pas assez les affirmations. Il écrit, par exemple : "La grandeur de la vie d’une courtisane n’est pas dans cette vie elle-même ; elle est dans ses résultats. C’est pour bien marquer ce point de vue, que j’ai laissé toujours l’action extérieure. Tous les drames, provoqués par le va-et-vient des intérêts de Camille, restent en dehors de la pièce. Parce qu’il en est ainsi dans la vie des courtisanes"… etc. Voila un postulat bien gratuit, et qu’on n’accepte par nécessairement. Ce qu’il faut en retenir c’est l’affirmation d’" un point de vue ", l’illustration d’une théorie.
M. de Faramond ne veut pas de conflit, ni d’intrigue. C’est une peinture qu’il nous donne, une description. Mais l’emploi de la forme drama tique était-il opportun pour « décrire » les gestes purement extérieurs de cette femme, sa façon de se poudrer, de se pâmer, de promener sa robe ou de jeter les bras au cou de ses amants ?
Cela, c’est la théorie de la courtisane^ la courtisane en général, schématique, selon sa ressemblance avec toutes ses pareilles. L’auteur n’en conviendra-t-il pas, lui qui disait jadis : " Tout est différent, relatifs nuancé, personnel… Et cet homme qui passe inaperçu ne ressemble pourtant à aucun autre " ? Camille, dira-t-on, n’a pas de personnalité ; elle n’a pas d’âme, et c’est ce qu’il fallait montrer. Mais ce n’est pas ce qu’on nous montre. On ne nous peint que ses gestes, il est vrai, mais ou ne nous peint pas " qu’elle n’a pas d’âme.’ Il fallait, pour cela, la placer dans une situation où ce manque d’âme aurait paru. Il fallait, au besoin, la sortir de son milieu. Car si l’on accorde pour vrai que rien ne puisse arriver dans la maison d’une courtisane, on ne saurait admettre que rien n’arrive dans sa vie. Et ce qui nous importe, c’est la vérité de Camille, non celle de sa maison, de son petit chien, de ses domestiques et de ses belles amies. M. de Faramond se fait gloire d’avoir enfermé son héroïne " chez elle, dans ses mœurs et dans son âme « . Et il s’écrie : » Quoi ! voici une courtisane. Elle perd son amant ou ses amants. Elle en cherche un ou deux autres. Elle les trouve. N’est-ce pas le dessin classique de sa vie, les trois actes inéluctables ? » : Le mot « classique » est ici déplacé. C’est " théorique’qu’il faudrait dire. Quant à 1’ « inéluctable », ce n’est point dans le domaine des faits matériels que nous l’exigeons, mais dans la déduction des faits psychologiques. Il n’est point d’autre action « significative ». Supposez un instant que l’auteur, comme il le suggère ironiquement, eût placé sa courtisane au sommet d’une montagne, en chemin de fer ou sur un paquebot, de quels traits l’eût-il peinte ?
LA PORTE ÉTROITE
IV.
Le temps, jusqu’aux vacances du nouvel an, était si court, que, tout exaltée par mon dernier entretien avec Alissa, ma foi put ne pas défaillir un instant. Ainsi que je me l’étais promis, je lui écrivais très longuement chaque dimanche ; les autres jours, me tenant à l’écart de mes camarades, et ne fréquentant guère qu’Abel, je vivais avec la pensée d’Alissa et couvrais mes livres favoris d’indications à son usage, soumettant à l’intérêt qu’elle y pourrait prendre l’intérêt que moi-même y cherchais. Ses lettres ne laissaient pas de m’inquiéter ; encore qu’elle répondît assez régulièrement aux miennes, je croyais voir plutôt, dans son zèle à me suivre, un souci d’encourager mon travail, qu’un entraînement de son esprit ; et même il me semblait, tandis qu’appréciations, discussions, critiques ne m’étaient qu’un moyen d’exprimer ma pensée, qu’au contraire elle s’aidât de tout cela pour me cacher la sienne. Parfois je doutais si elle ne s’en faisait pas un jeu… N’importe ! bien résolu à ne me plaindre de rien, je ne laissais dans mes lettres rien percer de mon inquiétude.
Vers la fin de décembre, nous partîmes donc pour le Havre, Abel et moi.
Je descendis chez ma tante Plantier. Elle n’était pas à la maison quand j’arrivai. Mais à peine avais-je eu le temps de réinstaller dans ma chambre, qu’un domestique vint m’avertir qu’elle m’attendait dans le salon.
Elle ne se fut pas plus tôt informée de ma santé, de mon installation, de mes études, que, se laissant aller sans plus de précautions à la curiosité de son cœur :
— Tu ne m’as pas encore dit, mon enfant, si tu avais été content de ton séjour à Fongueusemare ? As-tu pu avancer un peu tes affaires ?
Il fallait endurer la maladroite bonhomie de ma tante ; mais, pour pénible qu’il me fut d’entendre traiter si sommairement des sentiments que les mots les plus purs et les plus doux me semblaient brutaliser encore, cela était dit sur un ton si simple et si cordial qu’il eût été stupide de s’en fâcher. Néanmoins je me rebiffai d’abord quelque peu :
— Ne m’avez-vous pas dit au printemps que vous considériez comme prématurées des fiançailles…
— Oui, je sais bien ; on dit cela d’abord — repartitelle en s’emparant d’une de mes mains qu’elle pressa pathétiquement dans les siennes. — Et puis, à cause de tes études, de ton service militaire, vous ne pouvez pas vous marier avant nombre d’années, je sais bien. D’ailleurs, moi, personnellement, je n’approuve pas beaucoup les longues fiançailles ; cela fatigue les jeunes filles… Mais c’est quelquefois bien touchant… Au reste il n’est pas nécessaire de rendre les fiançailles officielles… seulement cela permet de faire comprendre — oh ! discrètement — qu’il n’est plus nécessaire de chercher pour elles ; et puis cela autorise votre correspondance, vos rapports ; et enfin, si quelque autre parti se présentait de lui-même — et cela pourrait bien arriver — insinua-t-elle avec un sourire affiné — cela permet de répondre, délicatement,
que non ; que ce n’est pas la peine. Tu sais qu’on est
venu demander la main de Juliette ! Elle a été très remarquée cet hiver. Elle est encore un peu jeune ; et c’est aussi ce qu’elle a répondu ; mais le jeune homme propose d’attendre. Ce n’est plus précisément un jeune homme… bref, c’est un excellent parti ; quelqu’un de très sûr ; du reste tu le verras demain ; il doit venir à mon arbre de Noël. Tu me diras ton impression.
— Je crains, ma tante, qu’il n’en soit pour ses frais et que Juliette n’ait quelqu’un d’autre en tête, dis-je en faisant un grand effort pour ne pas nommer Abel aussitôt.
— Hm ! fît ma tante interrogativement, avec une moue sceptique et portant sa tête de côté. — Tu m’étonnes ! Pourquoi ne m’en aurait-elle rien dit ?
Je me mordis les lèvres pour ne pas parler davantage.
— Bah ! nous le verrons bien… Elle est un peu souffrante, Juliette, ces derniers temps, reprit-elle… D’ailleurs ce n’est pas d’elle qu’il s’agit à présent… Ah ! Alissa est bien aimable aussi… Enfin, oui ou non, lui as-tu fait ta déclaration ?
Bien que regimbant de tout mon cœur contre ce mot : déclaration, qui me semblait si improprement brutal, — pris de front par la question et mal capable de mentir, je répondis confusément :
— Oui… — et sentis mon visage s’embraser.
— Et qu’a-t-elle dit ?
Je baissai la tête ; j’aurais voulu ne pas répondre, et plus confusément encore et comme malgré moi :
— Elle a refusé de se fiancer.
— Eh bien ! elle a raison, cette petite ! s’écria ma tante. Vous avez tout le temps, parbleu…
— Oh ! ma tante, laissons cela, dis-je en tâchant en vain de l’arrêter.
— D’ailleurs cela ne m’étonne pas d’elle ; elle m’a paru toujours plus raisonnable que toi, ta cousine…
Je ne sais ce qui me prit alors ; énervé sans doute par cet interrogatoire, il me sembla soudain que mon cœur crevait ; comme un enfant je laissai rouler mon front sur les genoux de la bonne femme, et, sanglotant :
— Ma tante, non, vous ne comprenez pas, m’écriai-je. Elle ne m’a pas demandé d’attendre…
— Quoi donc ! Elle t’aurait repoussé ? dit-elle avec un ton de commisération très doux, en me relevant le front de la main.
— Non plus… non, pas précisément. — Je secouais la tête tristement.
— As-tu peur qu’elle ne t’aime plus ?
— Oh ! Non ; ce n’est pas cela que je crains.
— Mon pauvre enfant, si tu veux que je te comprenne, il faut t’expliquer un peu plus clairement.
J’étais honteux et désolé de m’être laissé aller à ma faiblesse ; ma tante restait sans doute incapable d’apprécier les raisons de mon incertitude ; mais, si quelque motif précis se cachait derrière le refus d’Alissa, ma tante, en l’interrogeant doucement, m’aiderait peut-être à le découvrir. Elle y vint d’elle-même bientôt :
— Ecoute, reprit-elle : Alissa doit venir demain matin arranger avec moi l’arbre de Noël ; je verrai bien vite de quoi il retourne ; je te le ferai savoir au déjeûner, et tu comprendras, j’en suis sûre, qu’il n’y avait pas de quoi s’alarmer.
J’allai dîner chez les Bucolin. Juliette, souffrante en effet depuis quelques jours, me parut changée ; son regard avait pris une expression un peu farouche et presque dure, qui la faisait différer encore plus qu’auparavant de sa sœur. À aucune d’elles deux je ne pus parler en particulier ce soir-là ; je ne le souhaitais point, du reste, et comme mon oncle se montrait fatigué, je me retirai peu de temps après le repas.
L’arbre de Noël que préparait ma tante Plantier réunissait chaque année un grand nombre d’enfants, de parents et d’amis. Il se dressait dans un vestibule formant cage d’escalier, et sur lequel ouvraient une première antichambre, un salon et les portes vitrées d’une sorte de jardin d’hiver où l’on avait dressé un buffet. La toilette de l’arbre n’était pas achevée et, le matin de la fête, lendemain de mon arrivée, Alissa, ainsi que me l’avait annoncé ma tante, vint d’assez bonne heure l’aider à accrocher aux branches les ornements, les lumières, les fruits, les friandises et les jouets. J’aurais pris moi-même grand plaisir auprès d’elle à ces soins, mais il fallait laisser ma tante lui parler. Je partis donc sans l’avoir vue et tâchai toute la matinée d’occuper mon inquiétude.
J’allai d’abord chez les Bucolin, désireux de revoir Juliette ; j’appris qu’Abel m’avait devancé auprès d’elle et, craignant d’interrompre une conversation décisive, je me retirai aussitôt, puis j’errai sur les quais et dans les rues jusqu’à l’heure du déjeûner.
— Gros bêta ! s’écria ma tante quand je rentrai — est-il permis de se gâter ainsi la vie ! Il n’y a pas un mot de raisonnable dans tout ce que tu m’as conté ce matin… Oh ! je n’y ai pas été par quatre chemins : j’ai envoyé promener Miss Ashburton qui se fatiguait à nous aider, et, dès que je me suis trouvée seule avec Alissa, je lui ai demandé tout simplement pourquoi elle ne s’était pas fiancée cet été. Tu crois peut-être qu’elle a été embarrassée ? — Elle ne s’est pas troublée un instant, et, tout tranquillement, m’a répondu qu’elle ne voulait pas se marier avant sa sœur. Si tu le lui avais demandé franchement, elle t’aurait répondu comme à moi. Il y a bien là de quoi se tourmenter, n’est-ce pas ? Vois-tu, mon enfant, il n’y a rien de tel que la franchise… Pauvre Alissa, elle m’a parlé aussi de son père qu’elle ne pouvait quitter… Oh ! nous avons beaucoup causé. Elle est très raisonnable cette petite ; elle m’a dit aussi qu’elle n’était pas encore bien convaincue d’être celle qui te convenait ; qu’elle craignait d’être trop âgée pour toi et te souhaiterait plutôt quelqu’un de l’âge de Juliette…
Ma tante continuait ; mais de tout le reste je faisais bon compte ; une seule chose m’importait : Alissa refusait de se marier avant sa sœur. — Mais Abel n’était-il pas là ! Il avait donc raison, ce grand fat : du même coup, comme il disait, il allait décrocher nos deux mariages…
Je cachai de mon mieux à ma tante l’agitation dans laquelle cette révélation pourtant si simple me plongeait, ne laissant paraître qu’une joie qui lui parut très naturelle et qui lui plaisait d’autant plus qu’il semblait qu’elle me l’eût donnée ; mais sitôt après déjeûner je la quittai sous je ne sais quel prétexte et courus retrouver Abel.
— Hein ? qu’est-ce que je te disais ! s’écria-t-il en m’embrassant, dès que je lui eus fait part de ma joie. — Mon cher, je peux déjà t’annoncer que la conversation que j’ai eue ce matin avec Juliette a été presque décisive, bien que nous n’ayons presque parlé que de toi. Mais elle paraissait fatiguée, nerveuse… j’ai craint de l’agiter en allant trop loin et de l’exalter en demeurant trop longtemps. Après ce que tu m’apprends, c’en est fait ! Mon cher, je bondis sur ma canne et mon chapeau. Tu m’accompagnes jusqu’à la porte des Bucolin, pour me retenir si je m’envole en route : je me sens plus léger qu’Euphorion… Quand Juliette saura que ce n’est qu’à cause d’elle que sa sœur te refuse son consentement ; quand, aussitôt, je ferai ma demande… Ah ! mon ami, je vois déjà mon père, ce soir, devant l’arbre de Noël, louant le Seigneur en pleurant de bonheur et étendant sa main pleine de bénédictions sur les têtes des quatres fiancés prosternés. Miss Ashburton s’évaporera dans un soupir, la tante Plantier fondra dans son corsage et l’arbre tout en feu chantera la gloire de Dieu et battra des mains à la manière des montagnes de l’Ecriture.
Ce n’était que vers la fin du jour qu’on devait illuminer l’arbre de Noël et qu’enfants, parents et amis allaient se réunir autour. Désœuvré, plein d’angoisse et d’impatience, après avoir laissé Abel, pour tromper mon attente je me lançai dans une longue course sur la falaise de Sainte Adresse, m’égarai, fis si bien que, lorsque je rentrai chez ma tante Plantier, la fête était depuis quelque temps commencée.
Dès le vestibule j’aperçus Alissa ; elle semblait m’attendre et vint aussitôt vers moi. Elle portait au cou, dans l’échancrure de son corsage clair, une ancienne petite croix de saphirs que je lui avais donnée en souvenir de ma mère, mais que je ne lui avais pas encore vu mettre. Ses traits étaient tirés et l’expression douloureuse de son visage me fit mal.
— Pourquoi viens-tu si tard ? me dit-elle d’une voix oppressée et rapide. J’aurais voulu te parler.
— Je me suis perdu sur la falaise… Mais tu es souffrante… Oh ! Alissa qu’est-ce qu’il y a ?
Elle resta un instant devant moi comme interdite et les lèvres tremblantes ; une telle angoisse m’étreignait que je n’osais l’interroger ; elle posa sa main sur mon cou comme pour attirer mon visage. Je voyais qu’elle voulait parler ; mais à ce moment des invités entrèrent ; sa main découragée retomba…
— Il n’est plus temps, murmura-t-elle. Puis, voyant mes yeux s’emplir de larmes, et, comme si cette dérisoire explication eût pu suffire à me calmer — répondant à l’interrogation de mon regard :
— Non… rassure-toi : simplement j’ai mal à la tête ; ces enfants font un tel vacarme… j’ai dû me réfugier ici… Il est temps que je retourne auprès d’eux maintenant.
Elle me quitta brusquement. Du monde entra qui me sépara d’elle. Je pensais la rejoindre dans le salon ; je l’aperçus à l’autre extrémité de la pièce, entourée d’une bande d’enfants dont elle organisait les jeux. Entre elle et moi je reconnaissais diverses personnes auprès de qui je n’aurais pu m’aventurer sans risquer d’être retenu ; politesses, conversations, je ne m’en sentais pas capable ; peut-être qu’en me glissant le long du mur… J’essayai.
Comme j’allais passer devant la grande porte vitrée du jardin, je me sentis saisir par le bras. Juliette était là, à demi-cachée dans l’embrasure, enveloppée par le rideau.
— Allons dans le jardin d’hiver, dit-elle précipitamment. Il faut que je te parle. Va de ton côté ; je t’y retrouve aussitôt. — Puis entr’ouvrant un instant la porte, elle s’enfuit dans le jardin.
Que s’était-il passé ? J’aurais voulu revoir Abel. Qu’avait-il dit ? Qu’avait-il fait ?… Revenant vers le vestibule, je gagnai la serre où Juliette m’attendait.
Elle avait le visage en feu ; le froncement nerveux de ses sourcils donnait à son regard une expression dure et douloureuse ; ses yeux luisaient comme si elle eût eu la fièvre ; sa voix même semblait rêche et crispée. Une sorte de fureur l’exaltait, et, malgré mon inquiétude, je fus étonné, presque gêné par sa beauté. Nous étions seuls.
— Alissa t’a parlé ? me demanda-t-elle aussitôt.
— Deux mots à peine : je suis rentré très tard.
— Tu sais qu’elle veut que je me marie avant elle ?
— Oui.
Elle me regardait fixement…
— Et tu sais qui elle veut que j’épouse ? Je restai sans répondre.
— Toi, reprit-elle dans un cri.
— Mais c’est de la folie !
— N’est-ce pas ! — Il y avait à la fois du désespoir et du triomphe dans sa voix. Elle se redressa ou plutôt se rejeta toute en arrière…
— Maintenant je sais ce qui me reste à faire, ajouta-telle confusément en ouvrant la porte du jardin qu’elle referma violemment derrière elle.
Tout chancelait dans ma tête et dans mon cœur ; je sentais le sang battre à mes tempes. Une seule pensée résistait à mon désarroi : retrouver Abel ; lui pourrait m’expliquer peut-être les étranges propos des deux sœurs… Mais je n’osais rentrer dans le salon, où je pensais que chacun verrait mon trouble. Je sortis. L’air glacé du jardin me calma ; j’y restai quelque temps. Le soir tombait et le brouillard de mer cachait la ville ; les arbres étaient sans feuilles, la terre et le ciel paraissaient immensément désolés… Des chants s’élevèrent ; sans doute un chœur des enfants réunis autour de l’arbre de Noël. Je rentrai par le vestibule. Les portes du salon et de l’antichambre étaient ouvertes ; j’aperçus, dans le salon maintenant désert, mal dissimulée derrière le piano, ma tante qui parlait avec Juliette. Dans l’antichambre, autour de l’arbre en fête, les invités se pressaient. Les enfants avaient achevé leur cantique ; il se fît un silence, et le pasteur Vautier, devant l’arbre, commença une manière de prédication. Il ne laissait échapper aucune occasion de ce qu’il appelait " semer le bon grain ". Les lumières et la chaleur m’incommodaient ; je voulus ressortir ; contre la porte je vis Abel ; sans doute il était là depuis quelque temps. Il me regardait hostilement et haussa les épaules quand nos regards se rencontrèrent. J’allai à lui.
— Imbécile ! fit-il à demi-voix ; puis, soudain:Ah ! tiens ! sortons; j’en ai soupe de la bonne parole. — Et dès que nous fûmes dehors : — Imbécile ! fit-il de nouveau, comme je le regardais anxieusement sans parler. — Mais c’est toi qu’elle aime, imbécile ! Tu ne pouvais donc pas me le dire ?
J’étais atterré. Je refusais de comprendre.
— Non, n’est-ce pas ! tu ne pouvais même pas t’en apercevoir tout seul !
Il m’avait saisi le bras et me secouait furieusement. Sa voix, entre ses dents serrées, se faisait tremblante et sifflante.
— Abel, je t’en supplie, lui dis-je après un instant de silence, d’une voix qui tremblait aussi, et tandis qu’il m’entraînait à grands pas au hasard, — au lieu de Remporter ainsi, tâche de me raconter ce qui s’est passé. J’ignore tout.
À la lueur d’un réverbère, il m’arrêta soudain, me dévisagea ; puis, m’attirant vivement contre lui, il posa sa tête sur mon épaule et murmura dans un sanglot :
— Pardon ! je suis stupide moi aussi et n’ai pas su y voir plus clair que toi, mon pauvre frère !
Ses pleurs parurent un peu le calmer ; il releva la tête, se remit à marcher et reprit :
— Ce qui s’est passé ?… À quoi sert à présent d’y revenir ? J’avais parlé à Juliette le matin, je te l’ai dit. Elle était extraordinairement belle et animée ; je croyais que c’était à cause de moi ; c’était parce que nous parlions de toi, simplement.
— Tu n’as pas su t’en rendre compte alors ?…
— Non ; pas précisément ; mais maintenant les plus petits indices s’éclairent…
— Es-tu sûr de ne pas te tromper ?
— Me tromper ! Mais, mon cher, il faut être aveugle pour ne pas voir qu’elle t’aime.
— Alors Alissa…
— Alors Alissa se sacrifie. Elle avait surpris le secret de sa sœur et voulait lui céder la place. Voyons, mon vieux ! ce n’est pas difficile à comprendre, pourtant… J’ai voulu reparler à Juliette ; aux premiers mots que je lui ai dits, ou plutôt dès qu’elle a commencé à me comprendre, elle s’est levée du canapé où nous étions assis, a répété plusieurs fois : « J’en étais sûre » — du ton d’une personne qui n’en était pas sûre du tout…
— Ah ! ne plaisante donc pas !
— Pourquoi ? Je trouve ça bouffon, cette histoire… Elle s’est élancée dans la chambre de sa sœur. J’ai surpris des éclats de voix impétueux qui m’alarmaient. J’espérais revoir Juliette, mais au bout d’un instant c’est Alissa qui est sortie. Elle avait son chapeau sur la tête, a paru gênée de me voir, m’a dit rapidement bonjour en passant… c’est tout.
— Tu n’as pas revu Juliette ? Abel hésita quelque peu :
— Si. Après qu’Alissa fut partie, j’ai poussé la porte de la chambre. Juliette était là, immobile, devant la cheminée, les coudes sur le marbre, le menton dans les mains ; elle se regardait fixement dans la glace. Quand elle m’a entendue, elle ne s’est pas retournée, mais a frappé du pied en criant : « Ah ! laissez-moi ! » d’un ton si dur que je suis reparti sans demander mon reste. Voilà tout.
— Et maintenant r
— Ah ! de t’avoir parlé m’a fait du bien… Et maintenant ? Eh bien ! tu vas tâcher de guérir Juliette de son amour, car, ou je connais bien mal Alissa, ou elle ne te reviendra pas auparavant.
Nous marchâmes assez longtemps silencieux.
— Rentrons ! dit-il enfin. Les invités sont partis à présent. J’ai peur que mon père ne m’attende.
Nous rentrâmes. Le salon en effet était vide ; il ne restait dans l’antichambre auprès de l’arbre dépouillé, presque éteint, que ma tante et deux de ses enfants, mon oncle Bucolin, Miss Ashburton, le pasteur, mes cousines, et un assez ridicule personnage que j’avais vu causer longuement avec ma tante, mais que je ne reconnus qu’à ce moment pour le prétendant dont m’avait parlé Juliette. Plus grand, plus fort, plus coloré qu’aucun de nous, à peu près chauve, d’autre rang, d’autre milieu, d’autre race… il semblait se sentir étranger parmi nous ; il tirait et tordait nerveusement, sous une énorme moustache, un pinceau d’impériale grisonnante. — Le vestibule dont les portes restaient ouvertes n’était plus éclairé ; rentrés tous deux sans bruit, personne ne s’apercevait de notre présence. Un pressentiment affreux m’étreignit :
— Halte ! fît Abel en me saisissant par le bras.
Nous vîmes alors l’inconnu s’approcher de Juliette et prendre la main que celle-ci lui abandonna sans résistance, sans tourner vers lui son regard. La nuit se fermait dans mon cœur…
— Mais Abel, que se passe-t-il ? murmurai-je, comme si je ne comprenais pas encore, ou espérant que je comprenais mal.
— Parbleu ! La petite fait de la surenchère, dit-il d’une voix sifflante. — Elle ne veut pas rester en dessous de sa sœur. Pour sûr que les anges applaudissent là-haut !…
Mon oncle vint embrasser Juliette que Miss Ashburton et ma tante entouraient. Le pasteur Vautier s’approcha… Je fis un mouvement en avant. Alissa m’aperçut, courut à moi, frémissante :
— Mais Jérôme, cela ne se peut pas ! Mais elle ne l’aime pas ! Mais elle me l’a dit ce matin même. Tâche de l’empêcher, Jérôme ! Oh ! qu’est-ce qu’elle va devenir ?…
Elle se pendait à mon épaule dans une supplication désespérée ; j’aurais donné ma vie pour diminuer son angoisse.
Un cri soudain près de l’arbre ; un mouvement confus… Nous accourons. Juliette est tombée sans connaissance dans les bras de ma tante. Chacun s’empresse, se penche vers elle et je peux à peine la voir ; ses cheveux défaits semblent tirer en arrière sa face affreusement pâlie. Il paraissait, aux sursauts de son corps, que ce n’était point là un évanouissement ordinaire.
— Mais non ! mais non, dit à haute voix ma tante, pour rassurer mon oncle Bucolin qui s’effare et que déjà le pasteur Vautier console, l’index dirigé vers le ciel, — mais non ! ce ne sera rien. C’est l’émotion ; une simple crise de nerfs. Monsieur Teissière, aidez-moi donc, vous qui êtes fort. Nous allons la monter dans ma chambre ; sur mon lit ; sur mon lit. — Puis elle se penche vers l’aîné de ses fils, lui dit quelque chose à l’oreille et je vois celuici qui part aussitôt, sans doute chercher un médecin.
Alissa soulève les pieds de sa sœur et les embrasse tendrement. Ma tante et le prétendant maintiennent Juliette sous les épaules, à demi renversée dans leurs bras. Abel soutient la tête qui retomberait en arrière, — et je le vois, courbé, couvrir de baisers ces cheveux abandonnés qu’il rassemble.
Devant la porte de la chambre je m’arrête. On étend Juliette sur le lit ; Alissa dit à M. Teissière et à Abel quelques mots que je n’entends point ; elle les accom pagne jusqu’à la porte, nous prie de laisser reposer sa sœur, auprès de qui elle veut rester seule avec ma tante Plantier… Abel me saisit par le bras et m’entraîne au-dehors, dans la nuit où nous marchons longtemps, sans but, sans courage et sans pensée.
V
Je ne trouvais d’autre raison à ma vie que mon amour, me raccrochais à lui, n’attendais rien, et ne voulais rien attendre qui ne me vînt de mon amie.
Le lendemain, comme je m’apprêtais à l’aller voir, ma tante m’arrêta et me tendit cette lettre qu’elle venait de recevoir :
" La grande agitation de Juliette n’a cédé que vers le matin aux potions prescrites par le docteur. Je supplie Jérôme de ne pas venir d’ici quelques jours ; Juliette pourrait reconnaître son pas ou sa voix, et le plus grand calme lui est nécessaire…
Je crains que l’état de Juliette ne me retienne ici. Si peut-être je ne peux revoir Jérôme avant son départ, dislui, chère tante, que je lui écrirai… "
La consigne ne visait que moi. Libre à ma tante, libre à tout autre de sonner chez les Bucolin ; et ma tante comptait y aller ce matin même. Le bruit que je pouvais faire ? Quel médiocre prétexte… N’importe:
— C’est bien. Je n’irai pas, dis-je à matante.
Il m’en coûtait beaucoup de ne pas revoir aussitôt Alissa ; mais pourtant je craignais ce revoir; je craignais qu’elle ne me tînt pour responsable de l’état de sa sœur, et supportais plus aisément de ne pas la revoir que de la revoir irritée.
Du moins voulus-je revoir Abel.
À sa porte, une bonne me remit un billet :
« Je laisse ce mot pour que tu ne t’inquiètes pas. Rester au Havre, si près de Juliette, m’était intolérable. Je me suis embarqué pour Southampton hier soir, presque aussitôt après t’avoir quitté. C’est à Londres, chez S… que j’achèverai ces vacances. Nous nous retrouverons à l’Ecole. »
…Tout secours humain m’échappait à la fois. Je ne prolongeai pas plus longtemps un séjour au Havre, qui ne me réservait rien que de douloureux, et regagnai Paris, devançant la rentrée. C’est vers Dieu que je tournai mes regards, vers Celui " de qui découle toute consolation réelle, toute grâce et tout don parfait.’:’C’est à Lui que j’offris ma peine. Je pensais que se réfugiait aussi vers Lui Alissa et de penser qu’elle priait encourageait, exaltait ma prière.
Un long temps passa, de méditation et d’étude, sans autres événements que les lettres d’Alissa et celles que je lui écrivais. J’ai gardé toutes ces lettres ; mes souvenirs dorénavant confus, s’y repèrent…
Par ma tante — et par elle seule d’abord — j’eus des nouvelles du Havre ; j’appris par elle quelles inquiétudes le pénible état de Juliette avait données les premiers jours. Douze jours après mon départ, enfin, je reçus ce billet d’Alissa :
4
« Pardonne-moi, mon cher Jérôme, si je ne t’ai pas écrit plus tôt. L’état de notre pauvre Juliette ne m’en a guère laissé le temps. Depuis ton départ je ne V ai presque pas quittée. J’avais prié ma tante de te donner de nos nouvelles et je pense qu’elle l’aura fait. Tu sais donc que depuis trois jours Juliette va mieux. Je remercie Dieu déjà, mais n’ose encore me réjouir. »
Robert également, dont jusqu’à présent je ne vous ai qu’à peine parlé, avait pu, rentrant à Paris quelques jours après moi, me donner des nouvelles de ses sœurs. À cause d’elles je m’occupais de lui plus que la pente de mon cœur ne m’y eût naturellement porté ; chaque fois que l’école d’agriculture où il était entré le laissait libre, je me chargeais de lui et m’ingéniais à le distraire.
C’est par lui que j’avais appris ce que je n’osais demander à Alissa ni à ma tante:Edouard Teissière était venu très assidûment prendre des nouvelles de Juliette; mais quand Robert avait quitté le Havre, elle ne l’avait pas encore revu. J’appris aussi que Juliette, depuis mon départ, avait gardé devant sa sœur un obstiné silence que rien n’avait pu vaincre.
Puis par ma tante, peu après, je sus que ces fiançailles de Juliette, qu’Alissa, je le pressentais, espérait aussitôt rompues, Juliette elle-même avait demandé qu’on les rendit le plus tôt possible officielles. Cette détermination contre laquelle conseils, injonctions, supplications se brisaient, barrait son front, bandait ses yeux et la murait dans son silence…
Du temps passa. Je ne recevais d’Alissa à qui du reste je ne savais qu’écrire, que les plus décevants billets. L’épais brouillard d’hiver m’enveloppait, et ma lampe d’étude, et toute la ferveur de mon amour et de ma foi écartaient mal, hélas ! la nuit et le froid de mon cœur… Du temps passa.
Puis un matin de printemps subit, une lettre d’Alissa à ma tante, que ma tante absente du Havre à ce moment me communiqua, où je copie ce qui peut éclairer cette histoire.
… "Admire ma docilité… Ainsi que tu m’y engageais j’ai reçu M. Teissière ; j’ai causé longuement avec lui. Je reconnais qu’il s’est montré parfait et j’en viens presque à croire, je l’avoue, que ce mariage pourra n’être pas si malheureux que je le craignais d’abord. Certainement Juliette ne l’aime pas ; mais lui me paraît de semaine en semaine moins indigne d’être aimé. Il parle de la situation avec clairvoyance et ne se méprend pas au caractère de ma sœur ; mais il a grande confiance dans l’efficacité de son amour à lui, et se flatte qu’il n’y ait rien que sa constance ne pourra vaincre. C’est te dire qu’il est fort épris.
En effet, je suis extrêmement touchée de voir Jérôme s’occuper ainsi de mon frère. Je pense qu’il ne fait cela que par devoir, car le caractère de Robert a peu de rapports avec le sien — et peut-être un peu pour me plaire — mais sans doute il a déjà pu reconnaître que plus le devoir qu’on assume est ardu, plus il éduque l’âme et l’élève. Voilà des réflexions bien sublimes ! Ne souris pas trop de ta grande nièce, car ce sont ces pensées qui me soutiennent et qui m’aident à tâcher d’envisager le mariage de Juliette comme un bien.
Que ton affectueuse sollicitude m’est douce, ma chère tante !… Mais ne crois pas que je sois malheureuse ; je puis presque dire : au contraire — car V épreuve qui vient de secouer Juliette a eu son contre-coup en moi. Ce mot de l'Ecriture que je répétais sans trop le comprendre s’est éclairé soudain pour moi : " Malheur à l’homme qui met sa confiance dans l’homme ". Bien avant de la retrouver dans ma Bible, j’avais lu cette parole sur une petite image de Noël que Jérôme m’a envoyée lorsqu’il n’avait pas douze ans et que je venais d’en prendre quatorze. Il y avait, sur cette image, à côté d’une gerbe de fleurs, qui nous paraissaient alors très jolies, ces vers d’une paraphrase de Corneille:
Quel charme vainqueur du monde
Vers Dieu m’élève aujourd’hui ?
Malheureux l’homme qui fonde
Sur les hommes son appui !
auxquels j’avoue que je préfère infiniment le simple verset de Jérémie. Sans doute Jérôme avait alors choisi cette carte sans faire grande attention au verset. Mais, si j’en juge d’après ses lettres, ses dispositions aujourd’hui sont assez semblables aux miennes, et je remercie Dieu chaque jour de nous avoir du même coup rapprochés tous deux de lui.
Me souvenant de notre conversation, je ne lui écris plus aussi longuement que par le passé, pour ne pas le troubler dans son travail. Tu vas trouver sans doute que je me dédommage en parlant de lui d’autant plus ; de peur de continuer j’arrête vite ma lettre; pour cette fois ne me gronde pas trop."
Qu’ai-je affaire des réflexions que me suggéra cette lettre ? Je maudis l’indiscrète intervention de ma tante (qu’était-ce que cette conversation à laquelle faisait allu sion Alissa, et qui me valait son silence ?), la maladroite attention qui la poussait à me communiquer ceci. Si déjà je supportais mal le silence d’Alissa, ah ! ne valait-il pas mieux mille fois me laisser ignorer que ce qu’elle ne me disait plus, elle l’écrivait à quelque autre ! — Tout m’irritait ici : et de l’entendre raconter si facilement à ma tante les menus secrets d’entre nous, et le ton naturel, et la tranquillité, le sérieux, l’enjouement…
— Mais non, mon pauvre ami ; rien ne t’irrite dans cette lettre que de savoir qu’elle ne t’est pas adressée — me dit Abel, mon compagnon quotidien, Abel à qui seul je pouvais parler et vers qui, dans ma solitude, me repenchaient sans cesse faiblesse, défiance de moi, besoin plaintif de sympathie, et dans mon embarras, crédit que j’attachais à son conseil malgré la différence de nos natures, ou à cause d’elle plutôt…
— Etudions ce papier, dit-il en étalant la lettre sur son bureau. — Trois nuits avaient déjà passé sur mon dépit, que j’avais su garder par devers moi quatre jours ! J’en venais presque naturellement à ce que mon ami sut me dire :
— La partie Juliette-Teissière, nous l’abandonnons au feu de l’amour, n’est-ce pas. Nous savons ce qu’en vaut la flamme ! Parbleu ! Teissière me paraît bien le papillon qu’il faut pour s’y brûler…
— Laissons cela, dis-je, offusqué par les plaisanteries d’Abel. Venons au reste.
— Le reste ? fit-il… Tout le reste est pour toi ! Plainstoi donc ! Pas une ligne, pas un mot que ta pensée n’emplisse. Autant dire que la lettre entière t’est adressée ; tante Félicie, en te la renvoyant, n’a fait que la retourner à son véritable destinataire ; c’est faute de toi qu’elle s’adresse à cette brave femme, comme au premier pisaller ; qu’est-ce que peuvent bien lui faire, à ta tante, les vers de Corneille ! — qui, entre parenthèses, sont de Racine ; — c’est avec toi qu’elle cause, te dis-je ; c’est à toi qu’elle dit tout cela. Tu n’es qu’un niais si ta cousine, avant quinze jours, ne t’écrit pas tout aussi longuement, aisément, agréablement…
— Elle n’en prend guère le chemin !
— Il ne tient qu’à toi qu’elle le prenne ! Tu veux mon conseil ? Ne souffle plus mot, d’ici… longtemps, d’amour ni de mariage entre vous ; ne vois-tu pas que, depuis l’accident de sa sœur, c’est à cela qu’elle en veut… Travaille sur la fibre fraternelle et parle lui de Robert inlassablement — puisque tu trouves la patience de t’occuper de ce crétin. Continue simplement d’occuper son intelligence ; tout le reste suivra. Ah ! si c’était à moi de lui écrire !…
— Tu ne serais pas digne de l’aimer.
Je suivis néanmoins le conseil d’Abel ; et bientôt en effet les lettres d’Alissa recommencèrent de s’animer ; mais je ne pouvais espérer de vraie joie de sa part, et d’abandon sans réticences avant que la situation, sinon le bonheur de Juliette, fût assurée.
Les nouvelles qu’Alissa me donnait de sa sœur devenaient cependant meilleures. Son mariage devait se célébrer en iuillet. Alissa m’écrivit qu’elle pensait bien qu’à cette date Abel et moi serions retenus par nos études… je compris qu’elle jugeait préférable que nous ne parussions pas à la cérémonie, et, prétextant quelque examen, nous nous contentâmes d’envoyer nos vœux.
Quinze jours environ après ce mariage, voici ce que m’écrivit Alissa :
« Mon cher Jérôme,
Juge de ma stupeur hier, en ouvrant au hasard le joli Racine que tu m’as donné, d’y retrouver les quatre vers de ton ancienne petite image de Noël, que je garde depuis bientôt dix ans dans ma Bible.
Quel charme vainqueur du monde
Vers Dieu m’élève aujourd’hui ?
Malheureux l’homme qui fonde
Sur les hommes son appui !
Je les croyais extraits d’une paraphrase de Corneille et V avoue que je ne les trouvais pas merveilleux. Mais continuant la lecture du IV me Cantique spirituel, je tombe sur des strophes tellement belles que je ne puis me retenir de te les copier. Sans doute tu les connais déjà, si j’en juge d’après les indiscrètes initiales que tu as mises eu marge du volume (j’avais pris l’habitude en effet de semer mes livres et ceux d’Alissa de la première lettre de son nom, en regard de chacun des passages que j’aimais et voulais lui faire connaître.) N’importe, c’est pour mon plaisir que je les transcris. J’étais un peu vexée d’abord de voir que tu m’offrais ce que j’avais cru découvrir ; puis ce vilain sentiment a cédé devant ma joie de penser que tu les aimais comme moi. En les copiant il me semble que je les relis avec loi.
De la sagesse immortelle
La voix tonne et nous instruit.
« Enfants des hommes, dit-elle,
De vos soins quel est le fruit !
Par quelle erreur, âmes vaines,
Du plus pur sang de vos veines
Achetez-vous si souvent,
Non un pain qui vous repaisse,
Mais une ombre qui vous laisse
Plus affamés que devant ?
« Le pain que je vous propose
Sert aux anges d'aliment:
Dieu lui-même le compose
De la fleur de son froment.
C'est ce pain si délectable
Que ne sert point à sa table
Le monde que vous suivez.
Je l'offre à qui veut me suivre.
Approchez. Voulez-vous vivre ?
Prenez, mangez et vivez."
L'âme heureusement captive
Sous ton joug trouve la paix,
Et s'abreuve d'une eau vive
Qui ne s'épuise jamais.
Chacun peut boire en cette onde :
Elle invite tout le monde ;
Mais nous courons follement
Chercher des sources bourbeuses
Ou des citernes trompeuses
D'où l'eau fuit à tout moment.
Est-ce beau ! Jérôme, est-ce beau ! Vraiment trouves-tu cela aussi beau que moi ! Une petite note de mon édition dit que Madame de Maintenon entendant chanter ce cantique par Mlle d'Aumale parut dans l'admiration,^jeta quelques larmes, et lui fit répéter une partie du morceau. Je le sais à présent par cœur et ne me lasse pas de me le réciter. Ma seule tristesse ici, est de ne pas te l'avoir entendu dire.
Les nouvelles de nos voyageurs continuent à être fort bonnes. Tu sais déjà combien Juliette a joui de Bayonne et de Biarritz, malgré l'épouvantable chaleur. Ils ont depuis visité Fontarabie, se sont arrêtés à Burgos, ont traversé deux fois les Pyrénées… Elle m’écrit à présent du Montserrat une lettre enthousiaste. Ils pensent s’attarder dix jours encore à Barcelone avant de regagner Nîmes où Edouard veut rentrer avant septembre, afin de tout organiser pour les vendanges.
Depuis une semaine nous sommes, père et moi, à Fongueusemare où Miss Ashburton doit venir nous rejoindre demain et Robert dans quatre jours. Tu sais que le pauvre garçon s’est fait refuser à son examen ; non point que ce fût difficile, mais l’examinateur lui a posé des questions si baroques qu’il s’est troublé ; je ne puis croire que Robert ne fût pas prêt, après ce que tu m’avais écrit de son zèle, mais cet examinateur, paraît-il, s’amuse à décontenancer ainsi les élèves.
Quant à tes succès, cher ami, je puis à peine dire que je t’en félicite, tant ils me paraissent naturels. J’ai si grande confiance en toi, Jérôme ! Dès que je pense à toi, mon cœur s’emplit d’espoir… Vas-tu pouvoir commencer dès maintenant le travail dont tu m’avais parlé… ?
Ici rien n’est changé dans le jardin ; mais la maison paraît bien vide ! Tu auras compris, n est-ce pas, pourquoi je te priais de ne pas venir cette année ; je sens que cela vaut mieux ; je me le redis chaque jour, car il m’en coûte de rester si longtemps sans te voir… Parfois, involontairement, je te cherche ; j’interromps ma lecture, je tourne la tête brusquement… il me semble que tu es là !
Je reprends ma lettre. Il fait nuit ; tout le monde dort ;
je m’attarde à t’écrire, devant la fenêtre ouverte ; le jardin
est tout embaumé ; l’air est tiède… Te souviens-tu, du temps
que nous étions enfants, quand nous voyions ou entendions
quelque chose de très beau, nous pensions aussitôt : Merci, mon Dieu, de l’avoir créé… Cette nuit, de toute mon âme je pensais : " Merci, mon Dieu, d’avoir fait cette nuit si belle ! " Et tout à coup je t’ai souhaité là, senti là, près de moi, avec une violence telle que tu l’as peut-être senti.
Oui, tu le disais bien dans ta lettre : l’admiration, « chez les âmes bien nées » se confond en reconnaissance… Que de choses je voudrais t’écrire encore ! Je songe à ce radieux pays dont me parle Juliette. Je songe à d’autres pays plus vastes, plus radieux encore, plus déserts. Une étrange confiance m’habite qu’un jour, je ne sais comment, ensemble, nous verrons je ne sais quel grand pays mystérieux… "
Sans doute imaginez-vous aisément de quel cœur éclaté de joie je lus cette lettre, et avec quels sanglots d’amour. D’autres lettres suivirent. Certes Alissa me remerciait de ne point venir à Fongueusemare, certes elle m’avait supplié de ne point chercher à la revoir cette année ; mais elle regrettait mon absence, elle me souhaitait à présent ; de page en page retentissait le même appel. Où pris-je la force d’y résister ? Sans doute dans les conseils d’Abel, dans la crainte de ruiner tout à coup ma joie et dans un raidissement naturel contre l’entraînement de mon cœur.
Je copie des lettres qui suivirent tout ce qui peut instruire ce récit.
" Cher Jérôme,
Je fonds de joie en te lisant. J’allais répondre à ta lettre d’Orvieto, quand à la fois celle de Pérouse et celle d’Assise sont arrivées. Ma pensée se fait voyageuse ; mon corps seul fait semblant d’être ici ; en vérité je suis avec toi sur les blanches routes d’Ombrie ; avec toi je pars au matin, je regarde avec un œil tout neuf V aurore… Sur la terrasse de Cortone, m’appelais-tu vraiment ? je t’entendais… On avait terriblement soif sur la montagne au-dessus d’Assise ! mais que le verre d’eau du Franciscain m’a paru bon !… mon ami ! je regarde à travers toi chaque chose ! que j’aime ce que tu m’écris à propos de Saint François ! Oui, n’est-ce pas, ce qu’il faut chercher, c’est une exaltation, et non point une émancipation de la pensée. Celle-ci ne va pas sans un orgueil abominable. Mettre sa volonté non à se révolter, mais à servir…
Les nouvelles de Nîmes sont si bonnes qu’il me paraît que Dieu me permet de m’abandonner à la joie. La seule ombre de cet été, c’est l’état de mon pauvre père ; malgré mes soins il reste triste, ou plutôt il retrouve sa tristesse dès l’instant que je le laisse à lui-même et il s’en laisse toujours moins aisément tirer. Toute la joie de la nature parle autour de nous une langue qui lui devient étrangère ; il ne fait même plus effort pour V entendre. Miss Ashburton va bien. Jeteur lis tes lettres à tous deux, ce qui nous donne de quoi causer pour trois jours ; alors arrive une nouvelle lettre…
…Robert nous a quittés avant-hier ; il va passer la fin des vacances chez son ami R. dont le père dirige une ferme modèle. Certainement la vie que nous menons ici n’est pas bien gaie pour lui. Je n’ai pu que V encourager dans son projet, lorsqu’il a parlé de partir…
…J’ai tant à te dire ; j’ai soif d’une si inépuisable causerie ! parfois je ne trouve plus de mots, d’idées distinctes, — ce soir j’écris comme en rêvant — gardant seulement la sensation presque oppressante d’une infinie richesse à donner et à recevoir.
Comment avons-nous fait, durant de si longs mois, pour nous taire ? nous hivernions sans doute. Oh ! qu’il soit fini pour jamais cet affreux hiver de silence. Depuis que te voilà retrouvé, la vie, la pensée, notre âme, tout me paraît beau, admirable, fertile inépuisablement… "
12 septembre.
" y ai bien reçu ta lettre de Pise. Nous aussi nous avons un temps splendide ; jamais encore la Normandie ne m’avait paru si belle. J’ai fait avant-hier, seule, à pied, une énorme promenade — à travers champs, au hasard ; je suis rentrée plus exaltée que lasse, toute ivre de soleil et de joie ; que les meules, sous l’ardent soleil, étaient belles ! Je n’avais pas besoin de me croire en Italie pour trouver tout admirable.
Oui, mon ami, c’est une exhortation à la joie, comme tu dis, que j’écoute et comprends dans « l’hymne confus » de la nature. Je l’entends dans chaque chant d’oiseau ; je la respire dans le parfum de chaque fleur, et j’en viens à ne comprendre plus que l’adoration comme seule forme de la prière, redisant comme Saint François : Mon Dieu ! Mon Dieu ! u e non altro", le cœur rempli d’un inexprimable amour.
Ne crains pas toutefois que je tourne à l’ignorantine ! j’ai beaucoup lu ces derniers temps ; quelques jours de pluie aidant, j’ai comme replié mon adoration dans les livres… Achevé Malebranche et tout aussitôt pris les lettres à Clarke de Leibnitz. Puis, pour me reposer, ai relu les Cenci de Shelley — sans plaisir ; relu la Sensitive aussi… Je vais peut-être t’indigner : je donnerais presque tout Shelley, tout Byron, pour les quatres odes de Keats que nous lisions ensemble l’été passé. De même que je donnerais tout Hugo pour quelques sonnets de Baudelaire. Le mot : grand poète ne veut rien dire : c’est être un pur poète qui importe… mon frère ! merci pour m'avoir fait connaître et comprendre et aimer tout cela.
…Non, n’écourte pas ton voyage pour le plaisir de quelques jours de revoir. Sérieusement, il vaux mieux que nous ne nous revoyions pas encore. Crois-moi : même là, près de moi, je ne pourrais penser à toi davantage. Je ne voudrais pas te peiner, mais j en suis venue à ne plus souhaiter — maintenant — ta présence. Te Vavouerai-je ? Je saurais que tu viens ce soir… je fuirais. —
Oh ! ne me demande pas de ^expliquer ce… sentiment, je f en prie. Je sais seulement que je pense à toi sans cesse {ce qui doit suffire à ton bonheur) et que je suis heureuse ainsi."
J’admire, en relisant ces lettres aujourd’hui, que pour peindre le sentiment le plus égal quoique dans son intensité la plus grande, la voix humaine sache trouver des modulations toujours si simples et différentes ; mais ce n’est pas pour y étaler notre amour que j’entrepris pour vous ce récit.
Feu de temps après cette dernière lettre et dès mon retour d’Italie, je fus pris par le service militaire et envoyé à Nancy. Je n’y connaissais âme vive, mais je me réjouissais d’être seul, car il apparaissait ainsi plus clairement à mon orgueil d’amant et à Alissa que ses lettres étaient mon seul refuge, et son souvenir, comme eût dit Ronsard, « ma seule entéléchie. »
Ce qu’étaient ces lettres pour moi, à ceux qui ne l’ont pas déjà compris c’est en vain que j’essaierais de le dire. Je les portais sur moi et, sitôt libre, m’écartais de tout et de tous pour les relire ; car, bien que les sachant par cœur, la vue des signes qu’elle-même avait tracés m’emplissait d’une joie presque charnelle.
À vrai dire je supportai fort allègrement la discipline assez dure à laquelle on nous soumettait. Je me raidissais contre tout et, dans les lettres que j’écrivais à Alissa, ne me plaignais que de l’absence.
Et même nous trouvions dans la longueur de cette séparation une épreuve digne de notre vaillance. " Toi qui ne te plains jamais, m’écrivait Alissa ; toi que je ne peux imaginer défaillant…" Que n’eussé-je enduré en témoignage à ces paroles !
Un an s’était presque écoulé depuis notre dernier revoir. Elle ne semblait pas y songer, mais faire commencer d’à présent seulement son attente. Je le lui reprochais.
u N’étais-je pas avec toi en Italie ? répondait-elle. Ingrat ! Je ne te quittai pas un seul jour. Comprends donc qu’à présent, pour un temps, je ne peux plus te suivre, et c’est cela, cela seulement, que j’appelle séparation. J’essaie bien, il est vrai, de t’imaginer en militaire… je n’v parviens pas. Tout au plus te retrouvé-je, le soir, dans ta petite chambre de la rue Gambetla, écrivant ou lisant… et même, non ; en vérité je ne te retrouve qu’à Fongueusemare ou au Havre, dans un an.
Un an ! je ne compte pas les jours déjà passés ; mon espoir fixe ce point à venir qui se rapproche lentement, lentement. Tu te rappelles, tout au fond du jardin, le mur bas au pied duquel on abritait les chrysanthèmes, sur lequel nous nous avancions ; Juliette et toi vous marchiez là-dessus hardiment comme des musulmans qui vont au paradis tout droit ; pour moi le vertige me prenait aux premiers pas, et tu me criais, d’en bas : "Ne regarde donc pas à tes pieds ! devant toi ! avance toujours ! fixe le but ! " Puis enfin — et cela valait mieux que tes paroles — tu grimpais à V extrémité du mur et m’attendais. Alors je ne tremblais plus, je ne sentais plus le vertige ; je ne regardais plus que toi ; je courais jusque dans tes bras ouverts…
Sans confiance en toi, Jérôme, que deviendrais— je ? J’ai besoin de te sentir fort, besoin de m’appuyer sur toi. Ne faiblis pas.
Par une sorte de défi, prolongeant comme à plaisir notre attente, par crainte aussi d’un imparfait revoir, nous convînmes que je passerais à Paris, près de Miss Ashburton, mes quelques jours de permission aux approches du nouvel an.
Je vous l’ai dit : je ne transcris point toutes ses lettres… Voici celle que je reçus vers le milieu de février :
" Grande émotion, en passant rue de Paris, avant-hier, de voir, à la devanture de N., bien indiscrètement étalé, le livre d’Abel que tu m’avais annoncé, mais à la réalité duquel je ne parvenais pas à croire. Je n’ai pu y tenir ; je suis entrée ; mais le titre m’en paraissait si ridicule que j’hésitais à le dire au commis ; j’ai même vu l’instant où j’allais ressortir de la boutique avec n’importe quel autre ouvrage. Heureusement, une petite pile de Privautés attendait le client près du comptoir — où j’ai jeté cent sous après m’être emparée d’un exemplaire, sans avoir eu besoin de parler. Je sais gré à Abel de ne pas m’avoir envoyé son livre ; je n’ai pu le feuilleter sans honte ; honte non tant à cause du livre même — où je vois après tout plus de sottise encore que d’indécence — mais honte à songer qu’Abel, Abel Vautier, ton ami, Pavait écrit. En vain j’ai cherché de page en page ce « grand talent » que le critique du Temps y découvre. Dans notre petite société du Havre oh l’on parle souvent d’Abel, f apprends que le livre a beaucoup de succès. J’entends appeler « légèreté » et « grâce » V incurable futilité de cet esprit ; naturellement j’observe une prudente réserve et je ne parle qiià toi de ma lecture. Le pauvre pasteur Vautier, que j’ai vu d’abord justement désolé, finit par se demander s’il n’aurait pas plutôt raison d’être fier ; chacun autour de lui travaille à le lui faire croire. Hier, chez tante Plantier, Mme V. lui ayant dit brusquement : "Vous devez être bien heureux, Monsieur le pasteur, du beau succès de votre fils !… « Il a répondu un peu confus : » Mon Dieu, je n’en suis pas encore là… « — » Mais vous y venez ! vous y venez, " a dit la tante, sans malice certainement, mais d’un ton si encourageant que tout le monde s’est mis à rire, même lui.
Que sera-ce donc lorsqu’on jouera « le Nouvel Abailard » que j’apprends qu’il prépare pour je ne sais quel théâtre des Boulevards et dont il parait que les journaux parlent déjà !… Pauvre Abel ! Est-ce vraiment là le succès qu’il désire et dont il se contentera !
Je relisais hier ces paroles de /’Internelle Consolacion. " Qui vrayment désire la gloire vraye et pardurable ne tient compte de la temporelle ; qui ne la mesprise en son cueur, il se monstre vrayement qu’il n’ayme pas la celestielle ", et j’ai pensé : Merci, mon Dieu, d’avoir élu Jérôme pour cette gloire celestielle, auprès de laquelle l’autre n’est rien." Les semaines, les mois s’écoulaient dans des occupations monotones ; mais, ne pouvant raccrocher ma pensée qu’à des souvenirs ou des espoirs, à peine m’apercevais-je de la lenteur du temps, de la longueur des heures…
Mon oncle et Alissa devaient aller en juin rejoindre, aux environs de Nîmes, Juliette qui attendait un enfant vers cette époque. Des nouvelles un peu moins bonnes les firent précipiter leur départ :
" Ta dernière lettre, adressée au Havre, m’écrivait Alissa, est arrivée lorsque nous venions d’en partir. Comment expliquer qu’elle ne m’ait rejointe ici que huit jours après ? Toute la semaine j’ai eu une âme incomplète, transie, douteuse, diminuée. mon frère ! je ne suis vraiment moi, plus que moi, qu’avec toi…
Juliette va de nouveau bien ; nous attendons sa délivrance d’un jour à l’autre, et sans trop d’inquiétude. Elle sait que je t’écris ce matin. Le lendemain de notre arrivée à Aigues-Vives, elle m’a demandé : Et Jérôme, que devientil f… Il t’écrit toujours ?… Et comme je n’ai pu lui mentir : Quand tu lui écriras, dis-lui que… — elle a hésité un instant puis, en souriant très doucement :…je suis guérie. — Je craignais un peu, dans ses lettres toujours gaies., qu’elle ne me jouât la comédie du bonheur et qu’elle-même ne s’y laissât prendre… Ce dont elle fait son bonheur aujourd’hui reste si différent de ce qu’elle rêvait et dont il semblait que son bonheur dût dépendre !,.. Ah ! que ce qu’on appelle bonheur est chose peu étrangère à l’âme, et que les éléments qui semblent le composer du dehors importent peu ! Je t’épargne quantité de réflexions que j’ai pu faire dans mes promena des solitaires sur la « garrigue », où ce qui m’étonne le plus, c’est de ne pas me sentir plus joyeuse. Le bonheur de Juliette devrait me combler… pourquoi mon cœur cède-t-il à une mélancolie incompréhensible dont je ne parviens pas à me défendre ? La beauté même de ce pays, que je sens, que je constate du moins, ajoute encore à mon inexprimable tristesse… Quand tu m’écrivais d’Italie, je savais voit à travers toi toute chose ; à présent il me semble que je te dérobe tout ce que je regarde sans toi. Enfin, je m’étais fait, à Fongueusemare et au Havre, une vertu de résistance à V usage des jours de pluie ; ici cette vertu n’est plus de mise et je reste inquiète de la sentir sans emploi. Le rire des gens et du pays m offusque ; peut-être que j’appelle être triste simplement n’être pas aussi bruyant qu’eux… Sans doute auparavant il entrait quelque orgueil dans ma joie, car à présent ; parmi cette gaieté étrangère, c’est quelque chose comme de V humiliation que f éprouve…"
À peine si j’ai pu prier depuis que je suis ici ; f éprouvais le sentiment enfantin que Dieu n’est plus à la même place. Adieu ; je te quitte bien vite ; j’ai honte de ce blasphème, de ma faiblesse, de ma tristesse, et de V avouer et de t’écrire tout ceci que je déchirerais demain si le courrier ne me V emportait pas ce soir… "
La lettre suivante ne parlait que de la naissance de sa nièce dont elle devait être marraine, de la joie de Juliette, de mon oncle… mais de ses sentiments à elle il n’était plus question.
Puis ce furent des lettres datées de Fongueusemare de nouveau, où Juliette en juillet vint les rejoindre…
u Edouard et Juliette nous ont quittés ce matin. C’est ma petite filleule surtout que je regrette. Quand je la reverrai dans six mois je ne reconnaîtrai plus tous ses gestes ; elle n’en avait encore presque pas un que je ne lui aie vu inventer. Les formations sont toujours si mystérieuses et surprenantes ; c’est par défaut d’attention que nous ne nous étonnons pas plus souvent. Que d’heures j’ai passées, penchée sur ce petit berceau plein d’espérance. Par quel égoïsme, quelle suffisance, quelle inappétence du mieux, le développement sarrête-t-il si vite, et toute créature sefixe-t-elle encore si distante de Dieu ! Oh ! si pourtant nous pouvions, nous voulions nous rapprocher de Lui davantage… quelle émulation ce serait !
Juliette paraît très heureuse. Je m’attristais d’abord à la voir renoncer au piano et à la lecture. Mais Edouard Teissière n’aime pas la musique et n’a pas grand goût pour les livres ; sans doute Juliette agit-elle sagement en ne cherchant pas ses joies où lui ne pourrait pas la suivre. Patcontre elle prend intérêt aux occupations de son mari qui la tient au courant de toutes ses affaires. Elles ont pris beaucoup d’extension cette année ; il s’amuse à dire que c’est à cause de son mariage, qui lui a valu une importante clientèle au Havre. Robert l’a accompagné dans son dernier voyage d’affaires ; Edouard est plein d’attentions pour lui, prétend comprendre son caractère et ne désespère pas de le voir prendre sérieusement goût à ce genre de travail.
Père va beaucoup mieux ; de voir sa fille heureuse le rajeunit. Il s’intéresse de nouveau à la ferme, au jardin, et tantôt m’a demandé de reprendre la lecture à voix haute que nous avions commencée avec Miss Ashburton et que le séjour des Teissière avait interrompue. Ce sont les voyages du baron de Hubner que je leur lis ainsi ; moi-même j’y prends grand plaisir. Je vais maintenant avoir plus de temps pour lire aussi de mon côté ; mais j’attends de toi quelques indications, J’ai, ce matin, pris Vun après Vautre plusieurs livres sans me sentir de goût pour un seul… ! "
Les lettres d’Alissa devinrent à partir de ce moment plus troubles et plus pressantes :
" La crainte de t’inquiéter ne me laisse pas te dire combien je V attends, m’écrivait-elle vers la fin de l’été. Chaque jour a passer avant de te revoir pèse sur moi, m’oppresse ! Deux mois encore ! Cela me parait plus long que tout le temps déjà passé loin de toi ! Tout ce que j’entreprends pour tâcher de tromper mon attente me paraît dérisoirement provisoire et je ne puis m’astreindre à rien. Les livres sont sans vertu, sans charme, les promenades sans attrait, la nature entière sans prestige, le jardin décoloré, sans parfums. J’envie tes corvées, ces exercices obligatoires et non choisis par toi, qui t’arrachent sans cesse à toi-même, te fatiguent, dépêchent tes journées et le soir te précipitent plein de fatigue dans le sommeil. L’émouvante description que tu m’as faite des manœuvres m’a hantée. Ces dernières nuits, comme je dormais très mal, plusieurs fois je me réveillais en sursaut à l’appel de la diane… Positivement, je l’entendais. J’imagine si bien cette sorte d’ivresse légère dont tu parles, cette allégresse matinale, ce demi-vertige… Dans V éblouissement glacé de l’aube, que ce plateau de Malzéville devait être beau !…
Je vais un peu moins bien depuis quelque temps ; oh ! rien de grave. Je crois que je t’attends un peu trop fort, simplement ".
Et six semaines plus tard :
" Voici ma dernière lettre, mon ami. Si peu fixé que lu sois encore sur la date de ton retour, elle ne peut beaucoup tarder ; je ne pourrais plus rien f écrire. C’est à Fongueusemare que j’aurais désiré te revoir. Mais la saison est devenue mauvaise ; il fait très froid et père ne parle plus que de rentrer en ville. À présent que Juliette ni Robert ne sont plus avec nous, nous pourrions aisément te loger ; mais il vaut mieux que tu descendes chez tante Félicie qui sera heureuse, elle aussi, de te recevoir.
À mesure que le jour de notre revoir se rapproche, mon attente devient plus anxieuse ; c’est presque de l’appréhension. Ta venue tant souhaitée, il me semble à présent que je la redoute ; je m’efforce de n’y plus penser. J’imagine ton coup de sonnette, ton pas dans l’escalier, et mon cœur cesse de battre ou me fait mal… Surtout ne t’attends pas à ce que je puisse te parler… Je sens s’achever là mon passé, au-delà je ne vois rien ; ma vie s’arrête…"
Quatre jours après, c’est à dire une semaine avant ma libération, je reçus pourtant encore cette lettre très brève :
" Mon ami, je t’approuve entièrement de ne pas chercher à prolonger outre mesure ton séjour au Havre et le temps de notre premier revoir. Qu’aurions-nous à nous dire que nous ne nous soyons déjà écrit ? Si donc des inscriptions à prendre te rappellent à Paris dès le 28… n’hésite pas, ne regrette même fias de ne pouvoir nous donner plus de deux jours. N’aurons-nous pas toute la vie f "
C’est chez la tante Plantier qu’eut lieu notre première rencontre. Je me sentais soudain alourdi, épaissi par mon service… J’ai pu penser ensuite qu’elle m’avait trouvé changé. Mais que devait importer entre nous cette pre mière impression mensongère ? Pour moi, craignant de ne plus parfaitement la reconnaître, j’osais d’abord à peine la regarder… Non ; ce qui nous décontenança plutôt, c’était ce rôle absurde de fiancés qu’on nous contraignait d’assumer, cet empressement de chacun à nous laisser seuls, à se retirer devant nous :
— Mais, tante, tu ne nous gênes nullement ; nous n’avons rien de secret à nous dire, s’écriait enfin Alissa devant les indiscrets efforts de cette grosse femme pour s’effacer.
— Mais si, mais si, mes enfants ! je vous comprends très bien. Quand on est resté longtemps sans se revoir, on a des tas de petites choses à se raconter…
— Je t’en prie, tante ; tu nous désobligerais beaucoup en partant. — Et cela était dit d’un ton presque irrité où je reconnaissais à peine la voix d’Alissa.
— Tante, je vous assure que nous ne nous dirons plus un seul mot si vous partez ! — ajoutai-je en riant, mais moimême envahi d’une certaine appréhension à l’idée de nous trouver seuls. Et la conversation reprenait ensuite entre nous trois, faussement enjouée, banale, fouettée par cette animation de commande derrière laquelle chacun de nous cachait son trouble. Nous devions nous retrouver le lendemain, mon oncle m’ayant invité à déjeûner, de sorte que nous nous quittâmes sans peine ce premier soir, heureux de mettre fin à cette comédie.
J’arrivai bien avant l’heure du repas, mais trouvai Alissa causant avec une amie qu’elle n’eut pas la force de congédier et qui n’eut pas la discrétion de partir. Quand enfin elle nous eut laissés seuls, je feignis de m’étonner qu’Alissa ne l’eût pas retenue à déjeûner. Nous étions énervés tous deux, fatigués par une nuit sans sommeil. Mon oncle vint. Alissa sentit que je le trouvais vieilli. Il était devenu dur d’oreille, entendait mal ma voix ; l’obligation de crier pour me faire comprendre abrutissait mes propos.
Après déjeûner, la tante Plantier, ainsi qu’il avait été convenu, vint nous prendre dans sa voiture ; elle nous emmenait à Orcher avec l’intention de nous laisser, Alissa et moi, faire à pied, au retour, la plus agréable partie de la route.
Il faisait chaud pour la saison. La partie de la côte où nous marchions était exposée au soleil ; les arbres dépouillés et sans charme ne nous étaient d’aucun abri. Eperonnés par le souci de rejoindre la voiture où nous attendait la tante, nous activions incommodément notre pas. De mon front que barrait la migraine, je n’extrayais pas une idée ; par contenance ou parce que ce geste pouvait tenir lieu de paroles, j’avais pris, tout en marchant, la main qu’Alissa m’abandonnait. L’émotion, l’essoufflement de la marche, et le malaise de notre silence nous chassaient le sang au visage ; j’entendais battre mes tempes ; Alissa était déplaisamment colorée ; et bientôt la gêne de sentir l’une accrochée à l’autre nos mains moites nous les fit laisser se déprendre et retomber chacune tristement.
Nous nous étions trop hâtés, et arrivâmes au carrefour bien avant la voiture que, par une autre route et pour nous laisser le temps de causer, la tante faisait avancer très lentement. Nous nous assîmes sur le talus ; le vent froid qui soudain s’éleva nous transit, car nous étions en nage. Alors nous nous levâmes pour aller à la rencontre de la voiture… Mais le pire fut encore la pressante sollicitude de la pauvre tante, convaincue que nous avions abondamment parlé, prête à nous questionner sur nos fiançailles. Alissa n’y pouvant tenir, et dont les yeux s’emplissaient de larmes, prétextalun violent mal de tête. Le retour s’acheva tout silencieusement.
Le jour suivant je me réveillai courbaturé, grippé, si souffrant que je ne me décidai qu’après midi à retourner chez les Bucolin. Par malchance Alissa n’était pas seule. Madeleine Plantier, une des petites filles de notre tante Félicie, était là — avec qui je savais qu’Alissa prenait souvent plaisir à causer. Elle habitait pour quelques jours chez sa grand-mère et s’écria lorsque j’entrai :
— Si tu retournes à la Côte en sortant d’ici, nous pourrons y remonter ensemble.
Machinalement j’acquiesçai : de sorte que je ne pus voir Alissa seule. Mais la présence de cette enfant aimable nous servit sans doute ; je ne retrouvai pas la gêne intolérable de la veille ; la conversation s’établit bientôt aisément entre nous trois, et beaucoup moins futile que je ne l’aurais d’abord pu craindre. Alissa sourit étrangement lorsque je lui dis adieu et je m’aperçus qu’elle n’avait pas compris jusqu’alors que je partais le lendemain. Du reste, la perspective d’un très prochain revoir enlevait à mon adieu ce qu’il eût pu avoir de tragique.
Pourtant, après dîner, mené par une vague inquiétude, je redescendis en ville, où j’errai près d’une heure avant de me décider à sonner de nouveau chez les Bucolin. Ce fut mon oncle qui me reçut. Alissa, se sentant souffrante, était déjà montée dans sa chambre et sans doute s’était aussitôt couchée. Je causai quelques instants avec mon oncle, puis repartis… Si fâcheux que fussent ces contretemps, en vain les accuserais-je. Quand bien tout nous eût secondés, nous eussions inventé notre gêne. Mais qu’Alissa, elle aussi, le sentît, rien ne pouvait me désoler davantage. Voici la lettre que sitôt de retour à Paris, je reçus :
" Mon ami, quel triste revoir ! Tu semblais dire que la faute en était aux autres, mais tu n’as pu t’en persuader toi-même. Et maintenant je crois, je sais quil en sera toujours ainsi ! Ah ! je t’en prie, ne nous revoyons plus !
Pourquoi cette gêne, ce sentiment de fausse position, cette paralysie, ce mutisme, quand nous avons tout à nous diref — Le premier jour de ton retour, j’étais heureuse même de ce silence, parce que je croyais qu’Use dissiperait, que tu me dirais des choses merveilleuses. Tu ne pouvais partir avant.
Mais quand j’ai vu s’achever silencieuse notre lugubre promenade à Orcher, et surtout quand nos mains se sont déprises l’une de l’autre et sont retombées sans espoir, j’ai cru que mon cœur crevait de détresse et de peine. Et ce qui me désolait le plus, ce n’était pas que ta main eut lâché la mienne, mais de sentir que si elle ne l’eût point fait, la mienne eût commencé — puisque non plus elle ne se plaisait plus dans la tienne.
Le lendemain — c’était hier — je V ai follement attendu toute la matinée. Trop inquiète pour demeurer à la maison, j’avais laissé un mot qui t’indiquât où me rejoindre, sur la jetée. Longtemps j’étais restée à regarder la mer houleuse, mais souffrais trop de regarder sans toi. Je suis rentrée m’imaginant soudain que lu m’attendais dans ma chambre: je savais que l’après-midi je ne serais pas libre; Madeleine, la veille, m’avait annoncé sa visite et comme je comptais te voir le matin, je l'avais laissée venir. Mais peut-être n’est-ce qu’à sa présence que nous devons les seuls bons moments de ce revoir.
J’eus V étrange illusion, quelques instants, que cette conversation aisée allait durer longtemps, longtemps… Et quand tu t’es approché du canapé où j’étais assise avec elle et que te penchant vers moi tu m’as dit adieu, je n’ai pu te répondre ; il m’a semblé que tout finissait : brusquement, je venais de comprendre que tu partais.
Tu n’étais pas plus tôt sorti avec Madeleine, que cela m’a paru impossible, intolérable. Sais-tu que je suis ressoriie ? je voulais te parler encore, te dire enfin tout ce que je ne t’avais point dit. Déjà je courais chez les Plantier… il était tard ; je n’ai pas eu le temps, pas osé… Je suis rentrée désespérée t’écrire… que je ne voulais plus t’écrire… une lettre d’adieu… parce qu’enfin je sentais trop que notre correspondance tout entière n’était qu’un grand mirage, que chacun de nous n’écrivait, hélas ! qu’à soi-même et que…
Jérôme ! Jérôme ! ah ! que nous restions toujours éloignés !
J’ai déchiré cette lettre il est vrai ; mais je te la récris à présent presque la même. Oh ! je ne t’aime pas moins, mon ami ! Au contraire je n’ai jamais si bien senti, à mon trouble même, à ma gêne dès que tu t’approchais de moi, combien profondément je Vannais, désespérément, vois-tu, car il faut bien me l’avouer : de loin je t’aimais davantage. Déjà je m’en doutais, hélas ! Cette rencontre tant souhaitée achève de m’en instruire, et c’est de quoi toi aussi, mon ami, il importe de te convaincre. Adieu, mon frère tant aimé ; que Dieu te garde et te dirige ; de Lui seul on peut impunément se rapprocher." Et comme si cette lettre ne m’était pas déjà suffisamment douloureuse, elle y avait, le lendemain, ajouté ce post-scriptum :
u Je ne voudrais pas laisser partir cette lettre sans te demander un peu plus de discrétion en ce qui notis concerne tous deux. Maintes fois tu m’as blessée en entretenant Juliette ou Abel de ce qui eût dû rester entre toi et moi, et c’est bien ce qui, longtemps avant que tu t’en doutes, m’avait fait penser que ton amour était surtout un amour de tête, un bel entêtement intellectuel de tendresse et de fidélité."
La crainte que je ne montrasse cette lettre à Abel indubitablement en avait dicté les dernières lignes. Quelle défiante perspicacité l’avait donc mise en garde ? Avaitelle surpris naguère dans mes paroles quelque reflet des conseils de mon ami ?..
Je me sentais bien distant de lui désormais — nous suivions deux voies divergentes. Et cette recommandation était bien superflue pour m’apprendre à porter seul le tourmentant fardeau de mon chagrin.
Les trois jours suivants furent uniquement occupés par ma plainte ; je voulais répondre à Alissa ; je craignais, par une discussion trop posée, une protestation trop véhémente, par le moindre mot maladroit, d’aviver incurablement notre blessure. Vingt fois je recommençai la lettre où se débattait mon amour. Je ne puis relire aujourd’hui sans pleurer ce papier lavé de larmes, double de celui qu’enfin je me décidai à envoyer.
" Alissa ! aie pitié de moi, de nous deux !… Ta lettre me fait mal. Que j’aimerais pouvoir sourire à tes craintes ! Oui, je sentais tout ce que tu m’écris ; mais je craignais de me le dire. Quelle affreuse réalité tu donnes à ce qui n’est qu’imaginaire et comme tu l’épaissis entre nous !
Si tu sens que tu m’aimes moins… Loin de moi cette supposition cruelle que toute ta lettre dément ! Mais alors qu’importent tes appréhensions passagères ? Alissa ! dès que je veux raisonner ceci, ma phrase se glace ; je n’entends plus que le gémissement de mon cœur. Je t’aime trop pour être habile et plus je t’aime, moins je sais te parler. "Amour de tête "… que veux-tu que je réponde à cela ? Quand c’est de mon âme entière que je t’aime, comment saur ais-je distinguer entre mon intelligence et mon cœur ? Mais puisque notre correspondance est cause de ton imputation offensante, puisque soulevés par elle, la chute dans la réalité ensuite nous a si durement meurtris, puisque tu croirais à présent, si tu m’écris, n’écrire plus qu’à toi-même, puisque aussi, pour endurer une nouvelle lettre pareille à cette dernière je suis sans force — je t’en prie : arrêtons pour un temps toute correspondance entre nous."
Dans la suite de ma lettre, protestant contre son jugement, j’interjetais appel, la suppliais, au nom de notre amour, de faire crédit à notre amour d’une nouvelle entrevue. Celle-ci avait eu tout contre elie : milieu, comparses, saison — et jusqu’à notre correspondance exaltée qui nous y avait si peu prudemment préparés. Le silence seul précéderait cette fois notre rencontre. Je la souhaitais au printemps, à Fongueusemare, où je pensais que plaiderait en ma faveur le passé, où mon oncle voudrait bien me recevoir pendant les vacances de Pâques autant de jours, ou aussi peu, qu’elle-même le jugerait bon.
Ma résolution était bien arrêtée, et sitôt ma lettre partie je pus plonger dans le travail.
Je devais revoir Alissa dès avant la fin de l’année. Miss Ashburton, dont la santé depuis quelques mois déclinait, mourut quelques jours avant Noël. Depuis mon retour du service, j’habitais avec elle de nouveau ; je ne la quittais guère et pus assister à ses derniers instants. Une carte d’Alissa me témoigna qu’elle prenait à cœur notre vœu de silence plus encore que mon deuil : elle viendrait entre deux trains, seulement pour l’inhumation à laquelle mon oncle ne pourrait assister.
Nous fûmes presque seuls, elle et moi, à la funèbre cérémonie, puis à suivre la bière ; marchant au côté l’un de l’autre, à peine échangeâmes-nous quelques phrases ; mais à l’église, où elle s’était assise auprès de moi, je sentis à plusieurs reprises son regard tendrement sur moi se poser.
— C’est bien convenu, me dit-elle, sur le moment de me quitter ; rien avant Pâques.
— Oui ; mais à Pâques…
— Je t’attends…
— Puis, s’étant approchée de moi, elle resta quelques instants, le front sur mon épaule. Nous étions à la porte du cimetière. Je proposai de la reconduire à la gare ; mais elle fit signe à une voiture et sans un mot d’adieu me laissa.
— Alissa t’attend dans le jardin, me dit mon oncle, après m’avoir embrassé paternellement, lorsque, à la fin d’avril, j’arrivai à Fongueusemare. Si d’abord je fus déçu de ne pas la trouver prompte à m’accueillir, tout aussitôt après je lui sus gré de nous épargner à tous deux l’effusion banale des premiers instants de revoir.
Elle était au fond du jardin ; je m’acheminai vers ce rond-point, étroitement entouré de buissons, à cette époque de l’année tout en fleurs, lilas, sorbiers, cytises, weigelias, — où elle causait avec son père le jour que, malgré moi, j’avais surpris leur conversation, et d’où elle surprenait plus tard la conversation que j’avais avec Juliette. Pour ne point l’apercevoir de trop loin, ou pour qu’elle ne me vît pas venir, je ne suivis pas l’allée claire qui longeait les espaliers ; je suivis, de l’autre côté du jardin, l’allée sombre où l’air était frais sous les branches. J’avançais lentement ; le ciel était, comme ma joie, chaud, brillant, délicatement pur. Sans doute elle m’attendait venir par l’autre allée ; je fus près d’elle, derrière elle, sans qu’elle m’eût entendu approcher. Je m’arrêtai… Et comme si le temps eût pu s’arrêter avec moi : Voici l’instant, pensai-je, l’instant le plus délicieux peut-être, quand il précéderait le bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra pas…
Je voulais tomber à genoux devant elle ; je fis un pas, qu’elle entendit. Elle se dressa soudain, laissant rouler à terre la broderie qui l’occupait, tendit les bras vers moi, posa ses mains sur mes épaules. Quelques instants nous demeurâmes ainsi, elle les bras tendus, la tête souriante et penchée, me regardant tendrement sans rien dire. Elle était vêtue tout en blanc. Sur son visage presque trop grave, je retrouvais son sourire d’enfant…
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— Ecoute, Alissa, m’écriai-je tout d’un coup : j’ai douze jours libres devant moi. Je n’en resterai pas un de plus qu’il ne te plaira. Convenons d’un signe qui voudra dire : c’est demain qu’il faut quitter Fongueusemare. Le lendemain, sans récriminations, sans plaintes, je partirai. Consens-tu ?
N’ayant point préparé mes phrases, je parlais plus aisément. Elle réfléchit un moment, puis :
— Le soir où, descendant pour dîner, je ne porterai pas à mon cou la croix de saphirs que tu aimes… comprendras-tu ?
— Que ce sera le dernier soir.
— Mais sauras-tu partir, reprit-elle, sans larmes, sans soupirs ?…
— Sans adieux. Je te quitterai ce dernier soir comme je l’aurai fait la veille, si simplement que tu te demanderas d’abord : n’aurait-il pas compris ? mais quand tu me chercheras, le lendemain matin, simplement je ne serai plus là.
— Le lendemain je ne te chercherai plus.
Elle me tendit la main ; comme je la portais à mes lèvres :
— D’ici le soir fatal, dis-je encore, pas une allusion qui me fasse rien pressentir.
— Toi, pas une allusion à la séparation qui suivra.
Il fallait à présent rompre la gêne que la solennité de ce revoir risquait d’élever entre nous.
— Je voudrais tant, repris-je, que ces quelques jours près de toi, nous paraissent pareils à d’autres jours… Je veux dire : ne pas sentir, tous deux, qu’ils sont exceptionnels. Et puis. :, si nous pouvions ne pas trop chercher à causer d’abord… Elle se mit à rire. J’ajoutai :
— N’y a-t-il rien à quoi nous puissions nous occuper ensemble ?
De tout temps nous avions pris plaisir au jardinage. Un jardinier sans expérience remplaçait l’ancien depuis peu, et le jardin, abandonné durant deux mois, offrait beaucoup à faire. Des rosiers étaient mal taillés ; certains, à végétation puissante, restaient encombrés de bois mort ; d’autres, grimpants, croulaient, mal soutenus ; des gourmands en épuisaient d’autres. La plupart avaient été greffés par nous ; nous reconnaissions nos élèves ; les soins qu’ils réclamaient nous occupèrent longuement et nous permirent, les trois premiers jours, de beaucoup parler sans rien dire de grave, et, lorsque nous nous taisions, de ne point sentir peser le silence.
C’est ainsi que nous reprîmes l’habitude l’un de l’autre. Je comptais sur cette accoutumance plus que sur n’importe quelle explication. Le souvenir même de notre séparation déjà s’effaçait entre nous, et déjà diminuait cette crainte que souvent je sentais en elle, cette contraction de l’âme qu’elle craignait en moi. Il semblait que nous ne parlassions plus que par jeu et que ne signifiât dans nos propos que le regard souriant, que le geste et que l’intonation de notre voix. Alissa, plus jeune qu’à ma triste visite d’automne, ne m’avait jamais paru plus jolie. Je ne l’avais pas encore embrassée. Chaque soir je revoyais sur son corsage, retenue par une chaînette d’or, la petite croix de saphirs briller. En confiance l’espoir renaissait dans mon cœur ; que dis-je : espoir ? c’était déjà de l’assurance, et que j’imaginais sentir également chez Alissa ; car je doutais si peu de moi que je ne pouvais plus douter d’elle. Peu à peu nos propos ainsi s’enhardirent.
— Alissa, lui dis-je un matin que l’air charmant riait et que notre cœur s’ouvrait comme les fleurs, — à présent que Juliette est heureuse, ne nous laisseras-tu pas, nous aussi…
Je parlais lentement, les yeux sur elle ; elle devint soudain pâle si extraordinairement, que je ne pus achever ma phrase.
— Mon ami ! commença-t-elle, et sans tourner vers moi son regard — je me sens plus heureuse auprès de toi, que je n’aurais cru qu’on pût l’être… mais crois-moi ; nous ne sommes pas nés pour le bonheur.
— Que peut préférer l’âme au bonheur ? m’écriai-je impétueusement. Elle murmura :
— La sainteté…
…Si bas que ce mot, je le devinai plutôt que je ne pus l’entendre.
Tout mon bonheur ouvrait ses ailes, s’échappait de moi vers les deux.
— Je n’y parviendrai pas sans toi, dis-je ; et le front dans ses genoux, comme un enfant pleurant, mais d’amour et non point de tristesse, je repris : pas sans toi — pas sans toi !…
Puis le jour s’écoula comme les autres jours. Mais le soir Alissa parut sans le petit bijou de saphirs. Fidèle à ma promesse, le lendemain, dès l’aube je partis.
Je reçus le surlendemain l’étrange lettre que voici, portant en guise d’épigraphe ces quelques vers de Shakespeare :
" That strain again ; — it had a dyingfall: 0, it came o’er tny earlike the sweet south, That breathes upon a batik of violets, Stealing and giving odour. — Enough; no more, ’T is is not so sweet now as it was beforc "
" Oui ! malgré moi je t’ai cherché tout le matin, mon frère. Je ne pouvais te croire parti. Je t’en voulais d’avoir tenu notre promesse. Je pensais:c’est un jeu. Derrière chaque buisson j’allais te voir apparaître. — Mais non ! ton départ est réel. Merci !
J’ai passé le reste du jour obsédée par la constante présence de certaines pensées, que je voudrais te communiquer — et la crainte bizarre, précise, que, si je ne te les communiquais pas, j’aurais plus tard le sentiment d’avoir manqué envers toi — mérité ton reproche…
Je m’étonnais, aux premières heures de ton séjour à Fongueusemare, je m’inquiétai vite ensuite de cet étrange contentement de tout mon être que j’éprouvais près de toi; 11 un contentement tel, me disais-tu, que je ne souhaite rien au-delà ". Rien au-delà ! Hélas ! c’est cela même qui m’inquiète…
Je crains, mon ami, de me faire mal comprendre. Je crains surtout que tu ne voies un raisonnement subtil (oh ! combien il serait maladroit) dans ce qui n’est que l’expression du plus violent sentiment de mon âme.
« ■S’il ne suffisait pas, ce ne serait pas le bonheur » — m’avais-tu dit, t’en souviens-tu ? El je n’avais su que répondre. — Non Jérôme, il ne suffit pas. Jérôme, il ne doit pas nous suffire. Ce contentement plein de délices, je ne puis le tenir pour véritable. N’avons-nous pas compris cet automne quelle détresse il recouvrait f
Véritable ! ah ! Dieu nous garde qu’il le soit ! nous sommes nés pour un autre bonheur.
Ainsi que notre correspondance naguère gâta notre revoir de l’automne, le souvenir de ta présence d’hier désenchante ma lettre aujourd’hui. Qu’est devenu ce ravisse ment que j’éprouvais à t’écrire ? Combien les mots que je trace ici restent froids ! Par les lettres, par la présence, nous avons épuisé tout le pur de la joie à laquelle notre amour peut prétendre. Et maintenant, malgré moi, je m’écrie comme Orsino du Soir des Rois " Assez ! pas davantage ! Ce n’est plus aussi suave que tout à l’heure ".
Adieu mon ami. Hic incipit amor Dei. Ah ! sauras-tu jamais combien je t’aime ?… Jusqu’à la fin je serai ton
À lissa. "
Contre le piège de la vertu, je restais, comme avant, sans défense. Tout héroïsme en m’éblouissant m’attirait — car je ne le séparais pas de l’amour… La lettre d’Alissa m’enivra du plus téméraire enthousiasme. Dieu sait que je ne m’efforçais vers plus de vertu que pour elle. Tout sentier, pourvu qu’il montât, me mènerait où la rejoindre. Ah ! le terrain ne se rétrécirait jamais trop vite, pour ne supporter plus que nous deux ! Hélas ! je ne soupçonnais pas la subtilité de sa feinte, et j’imaginais mal que ce fût par une cime qu’elle pourrait de nouveau m’échapper.
Je lui répondis longuement. Le seul passage à peu près clairvoyant de ma lettre était celui-ci dont je mesouviens: Il me paraît souvent, lui disais-je, que mon amour est ce que je garde en moi de meilleur ; que toutes mes vertus s’y suspendent; qu’il m’élève au-dessus de moi et que, sans lui, je retomberais à cette médiocre hauteur d’un naturel très ordinaire. C’est par l’espoir de te rejoindre que le sentier le plus ardu m’apparaîtra toujours le meilleur. Sans doute ainsi je parlais — qu’ajoutai-je qui pût la pousser à me répondre ceci:
u Mais mon ami, la sainteté n’est pas un choix; c’est une obligation. Le mot était souligné trois fois dans sa lettre. Si tu es celui que f ai cru, toi non plus, tu ne pourras pas t’y soustraire. "
C’était tout. Je compris, pressentis plutôt, que là s’arrêterait notre correspondance, et que le conseil le plus retors, non plus que la volonté la plus sûre, n’y pourraient rien.
Je récrivis pourtant, longuement, tendrement. Après ma troisième lettre, je reçus ce billet :
" Mon ami,
Ne crois point que j’aie pris quelque résolution de ne plus t’écrire ; simplement je n’y ai plus de goût. Tes lettres cependant m’amusent encore, mais je me reproche de plus en plus d’occuper à ce point ta pensée.
L’été n’est plus bien loin. Renonçons pour un temps à correspondre et viens passer à Fongueusemare les quinze derniers jours de septembre près de moi. Acceptes-tu ? Si oui, je n’ai pas besoin de réponse. Je prendrai ton silence pour un assentiment et souhaite donc que tu ne me répondes pas. "
Je ne répondis pas. Sans doute ce silence n’était qu’une épreuve dernière à laquelle elle me soumettait. Tant la confiance en l’efficacité de ma vertu restait forte, je ne me sentais point dépossédé.
Quand, après quelques mois de travail, puis quelques semaines de voyage, je revins à Fongueusemare, c’était avec la plus tranquille assurance.
Comment, par un simple récit, aménerais-je à comprendre aussitôt ce que je m’expliquai d’abord si mal ? LA PORTE ETROITE 1 95
Que puis-je peindre ici, que l'occasion de la détresse à la- quelle je cédai dès lors tout entier r Car si je ne trouve aujourd'hui nul pardon en moi pour moi-même de n'avoir su sentir, sous le revêtement de la plus factice apparence, palpiter encore l'amour, je ne pus voir que cette apparence,
d'abord, et ne retrouvant plus mon amie, l'accusai
Non, je ne vous accusai même pas, Alissa ! mais pleurai désespérément de ne plus vous reconnaître. A présent que je mesure la force même de votre amour à la ruse de son silence et à sa cruelle industrie, dois-je vous aimer d'autant plus que vous m'aurez plus atrocement désolé ?...
Dédain ? Froideur ? Non ; rien qui se pût vaincre ; rien contre quoi je pusse même lutter ; et parfois j'hésitais, doutais si je n'inventais pas ma misère, tant la cause en restait subtile et tant se montrait habile Alissa à feindre de ne la comprendre pas. De quoi donc me fussé-je plaint r Son accueil fut plus souriant que jamais; jamais elle ne s'était montrée plus empressée, plus prévenante ; le premier jour je m'y laissai presque tromper... Qu'importait après tout qu'une nouvelle façon de coiffure, plate et tirée, dur- cît les traits de son visage, comme pour en fausser l'ex- pression ; qu'un malséant corsage, de couleur morne, d'étoffe laide au toucher, gauchît le rythme délicat de son corps... ce n'était rien à quoi elle ne pût porter remède, et dès le lendemain, pensai-je aveuglément, d'elle-même ou sur ma requête... Je m'affectai davantage de ces pré- venances, de cet empressement, si peu coutumiers entre nous, et où je craignais de voir plus de résolution que d'élan, et j'ose à peine dire : plus de politesse que d'amour.
Le soir, entrant dans le salon, je m'étonnai de ne plus retrouver le piano à sa place accoutumée ; à mon excla- mation désappointée :
�� � I96 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Le piano est à regarnir, mon ami, répondit Alissa en souriant et de sa voix la plus tranquille.
— Je te l'ai pourtant répété, mon enfant, dit mon oncle sur un ton de reproche presque sévère : puisqu'il t'avait suffi jusqu'à présent, tu aurais pu attendre le départ de Jérôme pour l'expédier ; ta hâte nous prive d'un grand plaisir...
— Mais père, dit-elle en se détournant pour rougir, je t'assure que, ces derniers temps, il était devenu si creux que Jérôme lui-même n'aurait pu rien en tirer.
— Quand tu en jouais, reprit mon oncle, il ne parais- sait pas si mauvais.
Elle resta quelques instants penchée vers l'ombre, comme occupée à relever les mesures d'une housse de fauteuil, puis quitta brusquement la pièce et ne reparut que plus tard, apportant sur un plateau la tisane que mon oncle avait accoutumé de prendre chaque soir.
Le lendemain elle ne changea ni sa coiffure, ni le corsage qu'elle avait gardé la veille pour le dîner; assise sur un banc devant la maison, elle reprit l'ouvrage de cou- ture — de rapiéçage plutôt — qui l'avait occupée déjà dans la soirée. A côté d'elle, sur le banc ou sur la table, elle puisait dans un grand panier plein de bas et de chaussettes usées. Quelques jours après, ce furent des serviettes et des draps. ..Ce travail l'absorbait complètement, semblait-il, au point que ses lèvres en perdissent toute expression, et ses yeux toute lueur.
— Alissa! m'écriai-je le premier soir, presque épouvanté par la dépoétisation étrange de ce visage qu'à peine je pouvais reconnaître et que je fixais depuis quelques instants, sans qu'elle parût sentir mon regard.
�� � — Quoi donc ? fit-elle en levant la tête.
— Je voulais voir si tu m’entendrais. Ta pensée sem- blait si loin de moi.
— Non ; je suis là — mais les reprises demandent beaucoup d’attention.
— Pendant que tu couds, ne veux-tu pas que je te fasse la lecture ?
— Je crains de ne pas pouvoir très bien écouter.
— Pourquoi choisis-tu un travail si absorbant?
— Il faut bien que quelqu’un le fasse.
— Il y a tant de pauvres femmes pour qui ce serait un gagne-pain. Ce n’est pas par économie que tu t’astreins à un travail si ingrat.
Elle m’affirma tout aussitôt qu’aucun ouvrage ne l’amu- sait davantage,que depuis longtemps elle n’en avait plus fait d’autres... Elle souriait en parlant. Jamais sa voix n’avait été plus douce que pour ainsi me désoler. "Je ne dis là rien que de naturel, semblait exprimer son visage ; pourquoi t’attristerais-tu de cela ? ’ — Et toute la protestation de mon cœur ne montait même plus à mes lèvres, m’étouffait.
Le surlendemain, comme nous avions cueilli des roses, elle m’invita à les lui porter dans sa chambre, où je n’étais pas encore entré cette année. De quel espoir aussitôt me flattai-je ! Car j’en étais encore a me reprocher ma tristesse ; un mot d’elle eût guéri mon cœur.
Je n’entrais jamais sans émotion dans cette chambre ; je ne sais de quoi s’y formait une sorte de paix mélodieuse où je reconnaissais Alissa. L’ombre bleue des rideaux aux fenêtres et autour du lit, les meubles de luisant acajou, I98 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'ordre, la netteté, le silence, tout racontait à mon cœur sa pureté et sa pensive grâce.
Je m'étonnai, ce matin-là, de ne plus voir au mur, près de son lit, deux grandes photographies de Masaccio que j'avais rapportées d'Italie; j'allais lui demander ce qu'elles étaient devenues, quand mon regard tomba, tout auprès, sur l'étagère où elle rangeait ses livres de chevet. Cette petite bibliothèque s'était lentement formée, moitié par des livres que je lui avais donnés, moitié par d'autres que nous avions lus ensemble. Je venais de m'apercevoir que ces livres étaient tous enlevés, remplacés uniquement par d'insigni- fiants petits ouvrages de piété vulgaire pour lesquels j'espé- rais qu'elle n'avait que du mépris. Levant les yeux soudain, je vis Alissa qui riait — oui, qui riait en m'ob- servant.
— Je te demande pardon, dit-elle aussitôt ; c'est ton visage qui m'a fait rire ; il s'est si brusquement décomposé en apercevant ma bibliothèque...
J'étais bien peu d'humeur à plaisanter.
— Non vraiment, Alissa, est-ce là ce que tu lis à présent ?
— Mais oui. De quoi t'étonnes-tu ?
— Je pensais qu'une intelligence habituée à de sub- stantielles nourritures ne pouvait plus goûter à de sembla- bles fadeurs sans nausée.
— Je ne te comprends pas, dit-elle. Ce sont là d'hum- bles âmes qui causent avec moi simplement, s'exprimant de leur mieux, et dans la société desquelles je me plais. Je sais d'avance que nous ne céderons, ni elles à aucun piège du beau langage, ni moi en les lisant à aucune profane admiration.
�� � LA PORTE ETROITE I 99
— Ne lis-tu donc plus que cela?
— A peu près. Oui, depuis quelques mois. Du reste je ne trouve plus beaucoup le temps de lire. Et je t'avoue que, tout récemment, ayant voulu reprendre quelqu'un de ces grands auteurs que tu m'avais appris à admirer; je me suis fait l'effet de celui dont parle l'Ecriture, qui s'efforce d'ajouter une coudée à sa taille.
— Quel est ce " grand auteur " qui t'a donné si bizarre opinion de toi ?
— Ce n'est pas lui qui me l'a donnée; mais c'est en le lisant que je l'ai prise... C'était Pascal. J'étais peut-être tombée sur quelque moins bon passage...
Je fis un geste d'impatience. Elle parlait d'une voix claire et monotone, comme elle eût récité une leçon, ne levant plus les yeux de dessus ses fleurs qu'elle n'en finis- sait pas d'arranger. Un instant elle s'interrompit devant mon geste, puis continua du même ton :
— Tant de grandiloquence étonne, et tant d'effort; et pour prouver si peu. Je me demande parfois si son into- nation pathétique n'est pas l'effet plutôt du doute que de la foi. La foi parfaite n'a pas tant de larmes ni de tremble- ment dans la voix.
— C'est ce tremblement, ce sont ces larmes qui font la beauté de cette voix, essayai-je de repartir, mais sans cou- rage, car je ne reconnaissais dans ces paroles rien de ce que je chérissais dans Ali.ssa; je les transcris telles que je m'en souviens et sans y apporter, après coup, art ni logique.
— S'il n'avait pas d'abord vidé la vie présente de sa joie, reprit-elle, elle pèserait plus lourd dans la balance que...
— Que quoi? hVje, interdit par ses étranges propos.
�� � 200 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Que l'incertaine félicité qu'il propose.
— N'y crois-tu donc pas? m'écriai-je.
— Qu'importe! reprit-elle; je veux qu'elle demeure incertaine, afin que tout soupçon de marché soit écarté. C'est par noblesse naturelle, non par espoir de récompense que l'âme éprise de Dieu va s'enfoncer dans la vertu.
— De là ce secret scepticisme où se réfugie la noblesse de Pascal.
— Non scepticisme ... — jansénisme, dit-elle en souriant. Qu'avais-je affaire de cela ? Les pauvres âmes que voici — et elle se retournait vers ses livres — seraient bien embarrassées de dire si elles sont jansénistes, quiétistes ou je ne sais quoi de différent. Elles s'inclinent devant Dieu comme des herbes qu'un vent presse, sans malice, sans trouble, sans beauté. Elles se tiennent pour peu remarquables et savent qu'elles ne doivent quelque valeur qu'à leur effacement devant Dieu.
— Alissa ! m'écriai-je, pourquoi t'arraches-tu les ailes ? Sa voix restait si calme et naturelle, que mon excla- mation m'en parut d'autant plus ridiculement emphatique.
Elle sourit de nouveau, en secouant la tête.
— Tout ce que j'ai retenu de cette dernière visite à Pascal. ..
— Quoi donc ? demandai-je, car elle s'arrêtait.
— C'est ce mot du Christ : " Qui veut sauver sa vie la perdra. " Pour le reste, reprit-elle en souriant plus fort et en me regardant bien en face, en vérité je ne l'ai presque plus compris. Quand on a vécu quelque temps dans la société de ces petits, c'est extraordinaire combien vite la sublimité des grands vous essouffle.
Dans mon désarroi n'allais-je trouver rien à répondre?...
�� � LA PORTE ETROITE 201
— S'il me fallait aujourd'hui lire avec toi tous ces sermons, ces méditations...
— Mais, interrompit-elle, je serais désolée de te les voir lire ! Je crois en effet que tu es né pour beaucoup mieux que cela.
Elle disait cela tout simplement, et sans paraître se douter que ces mots qui séparaient ainsi nos deux vies pussent me déchirer le cœur. J'avais la tête en feu ; j'aurais voulu pleurer comme un enfant; peut-être eût-elle été vaincue par mes larmes. Mais je restai sans plus rien dire, les coudes appuyé> sur la cheminée et le front dans les mains. Elle continuait tranquillement d'arranger ses fleurs, ne voyant rien de ma douleur, ou faisant semblant de ne rien voir....
A ce moment retentit la première cloche du repas.
— Jamais je ne serai prête pour le déjeûner, dit-elle. Laisse-moi vite. — Et comme s'il ne s'était agi que d'un jeu :
— Nous reprendrons cette conversation plus tard.
Cette conversation ne fut pas reprise. Alissa m'échap- pait sans cesse; non qu'elle parût jamais se dérober, mais toute occupation s'exagérait aussitôt en devoir de beaucoup plus pressante importance que ce qui tourmen- tait mon cœur. Je prenais rang ; je ne venais qu'après les soins toujours renaissants du ménage, qu'après la surveillance des travaux qu'on avait dû faire à la grange, qu'après les visites aux fermiers qui nou>> fournissaient œufs, lait, beurre et volailles, les visites aux pauvres dont elle s'occupait de plus en plus. J'avais ce qui restait de temps, bien peu, je ne la voyais jamais qu'affairée — mais
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c'est peut-être encore à travers ces menus soins, et renon- çant à la poursuivre, que je sentais le moins combien j'étais dépossédé. La moindre conversation m'en avertissait davantage. Quand Alissa m'accordait quelques instants, c'était en effet pour une conversation des plus gauches, à laquelle elle se prêtait comme on fait au jeu d'un enfant. Elle passait rapidement près de moi, distraite et souriante, et je la sentais devenue plus lointaine que si je ne l'eusse jamais connue. Même je croyais voir parfois dans son sourire quelque défi, du moins quelque ironie, et qu'elle prît amusement à éluder ainsi mon désir... Puis aussitôt je retournais contre moi tout grief, ne sachant plus bien ni ce que j'aurais attendu d'elle, ni ce que je pouvais lui reprocher.
Ainsi s'écoulèrent les jours dont je m'étais promis tant de félicité ; j'en contemplais avec stupeur la fuite, mais n'en eusse voulu ni augmenter le nombre ni ralentir le cours, tant chacun aggravait ma peine. L'avant-veille de mon départ pourtant, Alissa m 'ayant accompagné au banc de la marnière abandonnée d'où le regard jusqu'à l'horizon s'étendait — c'était par un clair soir d'automne où l'on distinguait jusqu'au plus lointain détail dans la campagne sans brume, dans le passé jusqu'au plus flottant souvenir — je ne pus retenir ma plainte, exagérant du deuil de quel bonheur mon malheur d'aujourd'hui se formait.
— Mais que puis-je à ceci, mon ami ? dit-elle aussitôt. Tu tombes amoureux d'un fantôme.
— Non, point d'un fantôme, Alissa.
— D'une figure imaginaire.
— Hélas, je ne l'invente pas. Elle était mon amie. Je la rappelle. Alissa ! Alissa ! vous étiez celle que j'aimais.
�� � LA PORTE ETROITE 203
Qu'avez-vous fait de vous ? Que vous êtes-vous fait devenir ?
Elle demeura quelques instants sans répondre, déchirant lentement une fleur et gardant la tête baissée. Puis enfin :
— Jérôme, pourquoi ne pas avouer tout simplement que tu m'aimes moins.
— Parce que ce n'est pas vrai ! parce que ce n'est pas vrai, m'écriai-je avec indignation. Parce que je ne t'ai jamais plus aimée.
— Tu m'aimes... et pourtant tu me regrettes ! dit- elle en tâchant de sourire et en haussant un peu les épaules.
— Je ne peux mettre au passé mon amour.
Le sol cédait sous moi, je me raccrochais à tout...
— Il faudra bien qu'il passe avec le reste.
— Un tel amour ne passera qu'avec moi.
— Il s'affaiblira lentement. L'Alissa que tu prétends aimer encore n'est déjà plus que dans ton souvenir ; un jour viendra où tu te souviendras seulement de l'avoir aimée.
— Tu parles comme si rien la pouvait remplacer dans mon cœur, ou comme si mon cœur devait cesser d'aimer. Ne te souviens-tu plus de m'avoir aimé toi-même, que tu puisses ainsi te plaire à me torturer ?
Je vis ses lèvres pâles trembler ; elle murmura d'une voix presque indistincte :
— Non... non... ceci n'a pas changé dans Alissa.
— Mais alors rien n'aurait changé, dis-je en lui saisis- sant le bras. ..
Elle reprit, plus assurée :
�� � 204 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
— Un mot expliquerait tout, que sans doute tu n'oses pas dire...
— Lequel?
— J'ai vieilli.
— Tais-toi.
Je protestai tout aussitôt que j'avais vieilli moi-même autant qu'elle, que la différence d'âge entre nous restait la même... Mais elle s'était ressaisie; l'instant unique était passé et, me laissant aller à discuter, j'abandonnais tout avantage ; je perdis pied.
Je quittai Fongueusemare deux jours après, mécontent d'elle et de moi-même, plein d'une haine vague contre ce que j'appelais encore " vertu " et de ressentiment contre l'ordinaire occupation de mon cœur. Il semblait qu'en ce dernier revoir, et par l'exagération même de mon amour, j'eusse usé toute ma ferveur ; chacune des phrases d'Alissa contre lesquelles je m'insurgeais restait en moi vivante et triomphante après que mes protestations s'étaient tues ! Eh ! sans doute elle avait raison ! Je ne chérissais plus qu'un fantôme ; l'Alissa que j'avais aimée, que j'aimais encore n'était plus... Eh! sans doute nous avions vieilli ! Cette dépoétisation affreuse devant quoi tout mon cœur se glaçait, n'était rien après tout, que le retour au naturel ; lentement si je l'avais surélevée, si je m'étais formé d'elle une idole, l'ornant de tout ce dont j'étais épris, que restait-il de mon travail, que ma fatigue ?... Sitôt aban- donnée à elle-même, Alissa était revenue à son niveau, médiocre niveau, où je me reconnaissais moi-même, mais où je ne la désirais plus. Ah ! combien m'apparaissait absurde et chimérique, cet épuisant effort de vertu, pour
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la rejoindre à ces hauteurs où mon illusion l'avait placée. Un peu moins orgueilleux, notre amour eût été facile... mais que signifiait désormais l'obstination dans un amour sans objet; c'était être entêté, ce n'était plus être fidèle. Fidèle à quoi ? — à une erreur. Le plus sage n'était-il pas de m'avouer que je m'étais trompé...
Proposé cependant pour l'Ecole d'Athènes, j'acceptai d'y entrer aussitôt, sans ambition, sans goût, mais souriant à l'idée de départ, comme à celle d'une évasion.
(à suivre) André Gide.
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La plus noble sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d’un seul coup, qui ne livre pas d’assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût), mais qui lentement s’insinue, qu’on emporte avec soi presque à son insu, qu’un jour, en rêve, on reçoit devant soi, et qui enfin, après nous avoir longtemps tenu modestement au cœur, prend de nous possession complète, remplissant nos yeux de larmes, notre cœur de désir.
Nietzsche.
J’aime avec passion le réalisme dans l’art, le réalisme qui touche, pour ainsi dire, au chimérique… Ce qu’on prend en général pour exceptionnel et presque fantastique n’est pour moi que l’essence même de la réalité.
Dostoïewski.
Heureuse la littérature, si elle n’était pas à la mode, et si les seules personnes pour qui elle est faite voulaient bien s’en occuper.
Stendhal. 207
��NOTES.
��EXPOSITION PIERRE BONNARD.
Il y avait décidément là mieux que de l'esprit et du don.
Nombreux sont les artistes qui posent, de vingt à trente cinq ans, d'amusants et déroutants problèmes, dont l'œuvre paraît d'abord d'autant plus personnelle, neuve et initiatrice, qu'elle reste moins réalisée.
Ils requièrent notre attention aussitôt ; mais notre considé- ration du moins ne commence que s'ils savent, apprivoisant pour ainsi dire notre étonnement premier, imposant à notre inquiétude, trouver à leur nouveauté même une raison d'être authentique, une assiette assurée, et composer enfin la solution du problème que leur tempérament leur proposait — solution qui ne peut être qu'une oeuvre d'art solide, dense, équilibrée.
Pour ceux qui manquent de fonds secrets, rien de ruineux comme l'originalité.
On pouvait craindre de M. Bonnard, ou que son humour l'emportant, il ne s'émancipât de plus en plus en des œuvres de moins en moins pondérées, ou que, par peur de sa fantaisie, il ne tentât de réduire sa fougue et ne sacrifiât, pour une sagesse empruntée, quelques unes de ses qualités les plus char- mantes... Mais non ; M. Bonnard n'a rien réduit, rien sacrifié de lui-même ; jamais il ne s'est montré plus vivant, plus amusant, plus neuf ; et pourtant, désormais, quel calme dans ses œuvres, quel équilibre, quelle assurance !
Décidément il y avait en lui plus d'intelligence encore que d'esprit et cette sorte de sagacité des sens, à la fois instinctive et raisonnée qui, des dons les plus particuliers, les plus émancipés en apparence et les plus fous, a su former une
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��2O0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
œuvre d'art aussi inopinément réussie que sa " Femme au tub," par exemple, ou que ses " Trois Grâces " — (qu'il intitule on ne sait trop pourquoi " L'eau de Cologne " et " Le paon. ") — ou que certains de ses paysages.
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��L'EXPOSITION SERUSIER.
Paul Sérusier expose pour la première fois un ensemble considérable de ses œuvres. Très connu en Allemagne et en France où l'on sait depuis longtemps le rôle qu'il a joué dans le mouvement symboliste de 1889, la piété et l'intelli- gence avec lesquelles il conserva et continua les enseignements de Paul Gauguin, il n'avait encore montré de peinture au public que dans les expositions annuelles des Indépendants. Ce fidèle élève de Gauguin doit surtout sa réputation à ses dons de professeur. Il a été le théoricien du groupe qui, sorti des ateliers Julian vers 1890, a fait depuis quelque bruit dans le monde : ce groupe, composé de MM. Bonnard, Maurice Denis, H. G. Ibels, K. X. Roussel et Vuillard a subi, à une certaine époque, et à des degrés divers, la secousse des idées synthétistes et symbolistes de Sérusier.
Son exposition fut donc, comme on devait s'y attendre, le résumé d'une série de recherches esthétiques et techniques partant de l'influence d'abord directe de Gauguin, jusqu'à une conception plus personnelle, mais toujours très théorique et très idéaliste de l'Art. L'ensemble un peu disparate se ressen- tait de la diversité des expériences. Le charme des premières études faites en Bretagne, à l'époque où Gauguin y attirait des disciples, vient surtout de la fraîcheur des harmonies de cou- leur où le vert domine. Déjà apparaissent dans les œuvres de cette époque dés déformations caractéristiques de la figure humaine. Sérusier est, au point de vue de la plastique, plus près des gothiques, et en particulier des vieux sculpteurs bretons, que des Grecs ou des Egyptiens, — dont il a cepen- dant supérieurement compris l'art de hiératisme et de symé-
�� � NOTES 209
trie. Puis la couleur s'assombrit. Le bleu de prusse, le noir, les ocres et les terres remplacent peu à peu les gammes impres- sionnistes. L' " Eve ", dont le dessin d'ailleurs est si curieux, appartient à la première période de ces recherches de tons sévères et d'harmonies voulues. Les grands panneaux décora- tifs, les plus récents, sont d'un dessin plus lâché, moins satis- faisant, mais la couleur en est plus brillante : c'est là qu'on peut voir l'application des théories les plus récentes de Sérusier, — celles qu'il enseigne à l'Académie Ranson, — sur l'heureux conflit des couleurs chaudes et des couleurs froides, avec l'emploi des deux palettes et du cercle chromatique à base de gris. La réussite de ces dernières méthodes apparaît davantage dans plusieurs natures mortes, et dans des esquisses comme la " Transfiguration, " où le sentiment religieux est remarquablement servi par la sévérité du procédé.
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��LE GYNECEE, dessins inédits de Rouveyre. Recueil précédé d'une glose par Remy de Gourmont.
" Soixante-seize attitudes, soixante-seize corps féminins violés dans leur intimité par l'œil impitoyable de M. Rouveyre. " — Il y en a même soixante-dix-huit ! car deux de ces planches portent double sujet.
Le dessin de M. Rouveyre ne manque ni de force parfois, ni de grâce, ni surtout de férocité — une sorte de férocité très artiste qui consiste à accuser toujours le caractère, fût-ce aux dépens de la véracité, à ne consentir plus, dans l'expres- sion de l'attitude ou du visage, qu'à ce qu'il a de plus spécial, considérant comme inutile, inartistique par conséquent, tout ce qu'il garde de commun avec la plus banale humanité ■ — j'allais dire : tout ce qu'il garde de simplement humain.
Nul doute que M. Rouveyre n'arrive ainsi, souvent, à des accusations d'une intensité puissante. La suite des " Mécislas Golberg sur son lit d'agonie " qu'il vient d'exposer à la galerie Druet, sont d'une inoubliable âpreté. Si la suite qu'il nous
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offre dans cet album, plus abondante, est par là même plus inégale, elle ne déborde pas moins vers l'excellent que vers le pire.
" Le spectacle est prodigieux de ces corps tendus et écroulés, de ces membres délirants, de ces croupes bovines, de ces jambes de chèvre, de ces seins et de ces pis, de ces cuisses qui s'ouvrent comme des ciseaux, de ces sexes éperdus à la fente démesurée. Des lignes de toutes les formes, de toutes les courbures, de toutes les cassures, beaucoup de cercles, d'arcs, de rhombes et de masses ovoïdes. " — Si telle matière pousse déjà la plume si sage de M. de Gourmont à de telles intempéries, on me saura gré de n'insister pas davantage à mon tour.
Mais pourquoi M. de Gourmont écrit-il en manière de conclusion : " C'est ici un livre de vie, et non un livre de rêve. " — C'est être bien tendancieux. J'espérais que nous n'en étions plus à prendre pour conditions du réalisme, l'atro- cité, l'obscénité, la hideur. Serait-il plus paradoxal d'admirer au contraire en ces dessins une idéalisation puissante ? A qui faut-il encore apprendre que l'idéalisation de l'art n'opère pas forcément dans le sens de ce que le public appelle ordinaire- ment : la beauté. Qui dit suppression du neutre, du banal, de l'indifférent, au profit de ce que veut l'artiste, dit : idéalisation. Pour vivre plus intensément, certains dessins de M. Rouveyre sont d'une effarante hideur. Qu'importe ! L'ennemi, ce n'est pas le laid ; c'est le médiocre.
Que M. Rouveyre se méfie cependant de cette complaisance à l'atroce. Un Tertullien y pourrait bien trouver son compte, sourire à tant d'outrance et, par une volontaire méprise, lire dans l'étalage de tant de chair si surmenée, une invite pos- sible à la macération... Mais nous voici bien loin de M. de Gourmont ! A. G.
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��LES EAUX-FORTES DE M. BRANGWYN.
On a reproché aux eaux-fortes de M. Brangwyn leurs
�� � NOTES
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��violentes oppositions de masses noires fortement encrées et de surfaces grises ou blanches soigneusement essuyées au tirage. Elles présentent en effet, dans la distribution des lumières un tel parti pris que l'on a pu se demander si l'artiste n'obtenait pas des effets trop faciles par ces ciels noirs, par ces éclairages dont on ne saurait dire s'ils sont diurnes ou lunaires et qui concentrent leur éclat sur une partie de la composition, lui donnant parfois l'aspect d'un fantastique décor de théâtre où le machiniste aurait tout éteint sauf une herse ou un portant. Le luxueux Catalogue de l'œuvre gravé de Frank Brangwyn que publie la " Galerie d'Art décoratif " vient mettre en regard de nombreuses eaux-fortes, les dessins qui leur ont servi de point de départ, et il nous apporte ainsi de précieuses indications sur la manière dont travaille le graveur anglais,
S'il plaît à l'artiste d'exprimer ce qu'il y a de démesuré, d'excessif dans certains effets de nature ou dans les créations de l'industrie humaine, libre à lui. Il y a des " effets " qui pour être énormes n'en sont pas moins vrais et heureux. Tout ce qu'on a le droit d'exiger, c'est que l'effet soit la résultante nécessaire d'un travail conscient et qui sait où il va. Or les dessins de M. Brangwyn sont là pour montrer tout ce qu'il y a d'étude et de structure dans ses plus romantiques estampes. Ce sont de fermes esquisses qui servent à noter, non des jeux de lumière, mais des formes, motifs d'architecture, pièces de machines, agencements d'échafaudages. C'est à peine si la transposition sur la planche de cuivre multipliera les traits et fouillera le détail. Ce sera bien plutôt un travail de simplifica- tion des masses en vue d'un certain " effet. "
D'aucuns trouveront dans les dessins une saveur, une exci- tation de l'esprit que ne leur fait goûter qu'à un moindre degré l'eau-forte aux intentions plus appuyées, plus commen- tées. C'est la vieille querelle entre ceux qui préfèrent stimuler leur imagination par la lecture d'une pièce de théâtre, plutôt que d'accepter le grossissement et en même temps la limita- tion qu'y apporterait le jeu de l'acteur. Il y a analogie entre les grands effets décoratifs des planches de M. Brangwyn et
�� � les effets scéniques. Les uns comme les autres veulent porter loin, et l’on ne voit pas pourquoi des estampes de grande dimension devraient obéir à la même esthétique que de précieuses, mais menues œuvres de portefeuille, pourquoi elles ne prétendraient pas effectivement à la décoration d’une paroi, où des eaux-fortes plus discrètes ne feraient que taches grises.
Qu’on y prenne garde : le romantisme n’est pas, chez un anglais de l’énergique tempérament de M. Brangwyn, une gratuite exubérance. C’est un penchant organique et une habitude morale. Grandeur et petitesse de l’homme ! semblent sans cesse proclamer ces ciels tourmentés, ces usines, ces fumées, ces colossales coques de navires. Mais cette contradiction pascalienne, l’Anglais la constate sans angoisse, avec bon sens bien plutôt et volonté de conquête. Pourvu qu’on ait la force ; Dieu n’est-il pas là pour parer à la faiblesse ? Les grandes compositions de M. Brangwyn respirent l’orgueil et la satisfaction. Elles sont fantastiques, mais posément, sans rien de trouble, avec une imperturbable et magnifique santé. Ou il faut inventer une autre dénomination, ou reconnaître que ce romantisme là est loin d’être comme on l’a dit un peu hasardeusement du romantisme français, " primitivement maladie. " J. S.
JULES RENARD : Nos frères farouches, Ragotte.
“ Ce qu’il nous faudrait, dit Jules Renard, c’est un second Boileau. ” Comme il a raison ! Et, non content de le dire, il le pense. Pourtant il n’ignore pas à quel point Boileau l’Ancien méconnut La Fontaine : il se doute aussi qu’un second Boileau, si moderne en ses goûts qu’on le suppose, lui ferait biffer les plus pointues de ses Histoires Naturelles, et par exemple, ne lui passerait pas “ l’ongle de la lune qui repousse ” ni “ la course en sac des raisins sur la treille.” Mais que lui coûteraient ces sacrifices, au prix de ceux qu’il exige de soi. Je vois en Jules Renard un Aristide qui se lasserait lui- même d’être nommé toujours : “ le Juste ” ; je crois qu’il porte écrit sur sa manchette : “ Aimez qu’on vous conseille et non pas qu’on vous loue ” et qu’il supporte impatiemment le zèle des bons amis, pour qui son dernier livre est toujours le meilleur.
Ragotte n’a pas besoin d’être son meilleur livre, pour être un livre excellent ; car Renard n’en saurait écrire d’autres. En faveur d’un tel artiste, il faut renoncer à la manie de découvrir dans chaque œuvre nouvelle, les menaces d’une décadence ou les signes d’un soudain progrès. Son labeur est trop consciencieux, trop conscient, pour admettre la chance d’un renouvellement imprévu. Si la ligne de son talent vient à changer, il faut attendre plus d’une année et plus d’un livre avant d’en oser marquer l’inflexion. Quand on ouvre Ragotte, d’abord on s’émerveille qu’après les Bucoliques, après Le Vigneron dans sa Vigne, le même champ, déjà deux fois moissonné, livre encore des épis aussi drus, aussi lourds. Ce sont les mêmes paysages du Nivernais, le même village au milieu, les mêmes hommes, les mêmes bêtes. Or bêtes, choses et gens ne répètent pas ce qu’ils ont dit ; leur dialogue reprend sans trace de fatigue et leur accent rustique a gardé sa vigueur. — Mais lorsqu’aux meilleures pages des Bucoliques on compare celles du Vigneron, il semble que dans celles-ci l’observation, non moins exacte, tourne moins à la minutie ; le ton est plus simple, plus libre, et moins incessamment rompu. Relisez Mademoiselle Olympe, Honorine, Le petit Bohémien ; dans chacune de ces pièces un mouvement se continue, un être se développe et vit devant nous assez longtemps pour que, nous absorbant en lui, nous puissions oublier nous-mêmes et l’auteur ; l’ampleur du récit nous impose une émotion large et soutenue. — Dans Ragotte, rien de pareil, ou presque rien : les anecdotes se succèdent et se morcellent ; le dessin est plus âpre, plus aigu, plus brisé. Que Renard se penche avec Gloriette à la barrière de son jardin, ou qu’il se promène par les rues et les sentiers, à chaque instant, autour de lui, surgissent des images qu’il note à mesure, sans plus de lien, et dans l’ordre où il les a vues. Nul épisode ne se suffit, nul ne prétend à la synthèse : il faut leur ensemble et leur suite entière pour dégager l’impression. On croirait que l’auteur s’est dit : “ Méfions-nous ! la facilité nous guette ; je me laisse aller à plaire ; je suis sur le point d’inventer, de poétiser, d’embellir ! ” Et dans son scrupule, il s’attache à la glèbe, il serre sa matière de plus près. Nous reparlant de la vieille Honorine, il précise tout ce que le Vigneron indiquait à peine : les petites misères physiques et morales, la saleté, le mensonge, les détails mesquins ou répugnants. Le chapitre le plus neuf, et le plus réussi peut-être : La tribu des Grillot, est aussi le plus nettement réaliste. Sans doute la poésie ne manque point : voyez les Feuilles d’Automne ; mais elle se rassemble en trois lignes, pénétrante et concentrée.
Ce regain d’ascétisme nous laisse quelques regrets : Nourri comme il est des sucs de la terre, Jules Renard pourrait impunément se livrer davantage, se permettre plus de liberté lyrique. Mais il faut qu’il le fasse à son heure, en toute sûreté de conscience. Prenons les fruits qu’il nous donne, attendons les autres sans impatience ; nous ne serons point déçus.
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PIERRE HAMP : La Peine des Hommes.
Les Cahiers de la Quinzaine, ouvraient leur série de cette année par le volume d’un nouveau venu : Dix contes écrits dans le Nord par Pierre Hamp. C’étaient de brefs récits d’un bondissement si sauvage et si calculé, d’un ton si âpre, qu’en vain on eût cherché, dans notre littérature contemporaine, un équivalent à cette violente manière de conter. Ces histoires de contrebandiers, de portefaix, de coqueleux révélaient un sentiment singulier du pathétique et une sorte de férocité dans le raccourci. Mais elles ne se bornaient pas à étourdir par la rapidité et par l’éclat de la couleur. Vite on s’apercevait que l’émotion avait des sources plus profondes et qu’elle restait la même, qu’il s’agît des frasques de “ la plus grande canaille de la terre ” ou de la modeste aventure d’un ouvrier en maroquinerie qui, congédié par ses patrons, s’établissait pour son propre compte. Si l’on hésitait encore, ce n’était point à reconnaître la surprenante qualité de ces contes, mais plutôt à savoir quelle sorte de louange leur accorder, où en situer l’auteur et qu’attendre de lui. Aboutissement ou point de départ ? Cette narration réduite à l’essentiel et pourtant si peu appauvrie, était-ce une de ces heureuses rencontres qui échoient à un auteur une fois dans sa vie et que dorénavant il se contente d’exploiter ? Coup sur coup, de quinzaine en quinzaine, deux autres volumes, Marée fraîche et Vin de Champagne vinrent montrer qu’il ne fallait pas trop tôt chercher à définir, par ses limites, ce nouvel écrivain.
Il n’est guère de corps de métier où, depuis Zola, les littérateurs n’aient été chercher un cadre à leurs romans, des thèses sociales ou simplement des matériaux de quoi suppléer à l’indigence de leur invention. Il en résulte des livres hybrides, documents maquillés de littérature ou littérature encombrée d’un fatras documentaire. On sait trop comment Zola acquérait une érudition de surface: vues exactes peut-être, mais d’en dehors, tandis que les livres où M. Pierre Hamp prend, si l’on peut dire, pour héros un simple produit alimentaire, le conduisant de sa naissance à sa consommation, témoignent d’une vision tout autrement vivante. C’est merveille qu’une telle narration sache devenir si dramatique et l’on croirait que l’auteur a pratiqué tout ces métiers tant il en parle, moins avec science, qu’avec une compétence passionnée. C’est tantôt l’arrivée du poisson à Boulogne, tantôt le prodigieux mouvement des trains ou les cuisines du grand restaurant des boulevards ; puis, avec le Champagne, c’est la verrerie, et de nouveau les trains, et le tumulte des grands ports et Londres enfin ; et la mémoire ne saurait se défaire de cette inoubliable soirée dans un club où, tandis que le garçon de salle aligne au bord du tapis “ les bouteilles vides soufflées par les verriers d’Hornis ”, trois gentlemen se grisent avec une raide correction.
Car dans ces livres qui voudraient être si objectifs et qui semblent s’efforcer vers la précise narration d’un Mérimée, on ne sait ce qu’il faut le plus admirer du don de style ou de 2l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
l'espèce de vaillance morale que l'on conjecture chez leur auteur et qui vient les réchauffer d'une générosité communi- cative. On sent fort bien que M. Pierre Hamp est, en dehors de ses livres, préoccupé de tous les problèmes que pose " la peine des hommes " ; mais on lui sait gré de ne le laisser deviner qu'à l'émotion contenue du récit et à un lyrisme qui sans cesse palpite sous les mots, sans se permettre jamais de prendre vol pour son propre compte.
On nous dit que M. Pierre Hamp ne bornera point là son travail. Souhaitons-le. Ces livres en appellent d'autres, et ils pourront ajouter à leurs qualités intrinsèques, cette sorte d'autorité extérieure où n'atteint qu'une suite de volumes sub- ordonnés à un plan d'ensemble. J. S.
��LES VEILLEES D'UN CHAUFFEUR,par Tristan Bernard.
D'une expérience déjà longue des choses du théâtre, M. Tristan Bernard a retenu qu'à la condition de ne point l'ennuyer, on peut tout faire avaler au public, les plus belles comme les plus plates inventions. Quoi qu'il nous impose aussi bien, et si inégalement que sa verve l'inspire, M. Tristan Ber- nard est le seul de tous les auteurs gais iqui jamais ne soit pénible, pesant ou importun. Ce serait peu cependant de n'accorder qu'un éloge si négatif à ses Veillées d'un Chauffeur, et il faut convenir qui ce livre consacré à nous décrire sans prétentions les mœurs, habitudes et états d'âme des chauffeurs est tout bonnement charmant. Il n'y a là somme toute que de brèves nouvelles, des anecdotes, voire des bons mots et même des chroniques ajoutées au reste pour faire nombre, mais les uns et les autres sont tout pleins de cet humour léger, minutieux et narquois que nous aurions cru propre à Dickens, si M. Tristan Bernard ne nous avait prouvé qu'on peut y exceller différemment. Surtout on peut, en ce recueil, saisir sur le vif et non dissimulée sous l'apprêt littéraire, la méthode même et le mécanisme de cet esprit délicieux, par quel choix
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précis il arrête ses moyens et quelle délibération préside à ses fantaisies. Que M. Tristan Bernard soit un observateur à qui rien n'échappe des jeux les plus subtils d'une physionomie, voilà ce qu'une fois de plus, les Veillées d'un Chauffeur nous démontrent. Mais c'est un observateur point dogmatique, sans attirail psychologique, scalpel ou microscope, bienveillant, amusé et de plein pied, si l'on peut dire. Il ne se place pas au- dessus de son sujet, il l'admet simplement et se confond peu à peu avec lui. Il observe comme d'autres écoutent, attentive- ment, sans interrompre et ne répondant que pour diriger l'interlocuteur dans le sens, tout juste, où seul et de soi-même celui-ci se porterait. Ainsi l'écoutons-nous, attachés, dociles et ne nous arrêtant que le temps qu'il faut pour couper les pages. — Pourquoi cependant M. Tristan Bernard veut-il nous faire croire qu'il paye frs. 22 ses chapeaux melon : pense-t-il pas là nous amener à lui déclarer que nous ne payons jamais plus de cent mille francs nos limousines ?
A. R.
�� ��ECRIT SUR DE L'EAU par Francis de Miomandre.
Sur quel ton parler de ce livre ? léger comme une bulle, inconsistant, bizarre, il se dérobe sous la critique et semble sans cesse en formation. Il pourrait être insupportable ; il est charmant. L'auteur s'y ébroue gracieusement et avec une non feinte jeunesse; tour à tour réaliste mais plein d'humour et d'ironie, amoureux déplorablement chimérique, à la fois tendre et narquois, il rit des déplaisances de la vie et ne prend au sérieux que sa sentimentalité discrètement triste.
Qu'on ne s'y trompe pas cependant : ce fantaisiste, en appa- rence si futile, est capable de réelle pensée. Naguère il réunis- sait, sous le titre " Visages, " des essais et des portraits — pages de critique si subtile et si nuancée que je ne sais si j'en connais de plus habiles à faire comprendre et aimer les quelques auteurs d'aujourd'hui qui se proposent aux admira- tions de demain.
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Sans doute ces Messieurs de l'Académie Goncourt n'auront pas lu " Visages " ; mais pourquoi ils ont donné leur prix à "Ecrit sur de l'eau"... c'est ce que l'auteur se demande sans doute comme nous. A. G.
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��ANDRE LAFON : Poèmes Provinciaux. JEAN DOMINI- QUE : L'Aile mouillée.
Il y a entre les poèmes de M. André Lafon et ceux de M. Francis Jammes une évidente parenté de sujets : même intérêt attendri pour la vie d'une toute petite ville, pour les humbles scènes familiales, et ce qui est plus particulier, pour cet exotisme colonial du temps de Louis-Philippe. Mais là s'arrête la ressemblance. M. Francis Jammes ne cerne point d'un trait ce qu'il faut évoquer. Il peint à la façon d'un Renoir, par irrisations. Le halo de lumière, disons l'auréole, l'intéresse plus que la figure même. Chez M. Lafon c'est plutôt la manière des petits maîtres hollandais. Ses personnages ne sortent point de leurs contours, ni son lyrisme, de ce qu'il prétend décrire :
Sous le pot noir, en pétillant, le sarment brûle ;
C'est le matin, la brume épaissit les carreaux.
La servante, encor vague et dormante, circule,
Préparant le balai, la terrine et le seau :
La vie humble reprend dans la maison, pareille,
Le lait se gonfle et bout ; on entend remuer
Dans les chambres d'en haut, ceux que le jour éveille,
Le bruit lent de la pompe et le cri du gravier
Sous les sabots traînants et, bientôt, sur l'évier,
Fume l'eau qui chauffait pour laver la vaisselle.
Tout par contre est diaprure dans la poésie de Jean Dominique. Nul titre mieux que l'Aile mouillée ne pouvait résumer cette palpitation légère qui fuit, revient, discrète, craintive et secrètement chargée de mélancolie. Poésie cris-
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talline et mouvante comme les gouttes d'un jet d'eau, à la fois pleurs et gaieté :
O Printemps : le jardin n'a pas su te garder Entre ses cerisiers de neige...
On ne saurait trouver poèmes plus dépourvus de sujets ; c'est par leurs tonalités, comme des morceaux de musique qu'il faudrait les déterminer.
L'ombre des tulipiers enchante la pelouse Où le matin, rayé de vermeil et de bleu, Respire, en étirant ses grandes ailes douces...
Il est dans le milieu doré de la lumière, Il est parmi les buis les roses et le lierre, Et simplement levé d'entre l'herbe qui pousse !
A l'heure où les matins quittent la tendre nuit, Celui-ci qui chancelle et soupire et sourit Descendit et sortit de l'air, comme un bonheur.
Parmi le sol fleuri et parmi la chaleur, Il vint, il est ici, il marche sur la terre Et parmi le désir le plus triste du cœur...
L'ombre des tulipiers autour de lui s'éclaire, Sa marche suspendue, incertaine et légère, Hésite, dans un flot de colombes pressées !
Chacune est un désir vers la jeune journée,
Une ferveur brûlante et déjà désolée
Qui frémit d'une voix amoureuse et blessée.
Chacune déjà meurt, et. d'une humble manière Recule sous les pas divins de la lumière Qui foule doucement leurs ailes nuancées.
Mais pourquoi Jean Dominique a-t-ellepris un pseudonyme qui risque de donner de change et de ne pas faire apprécier les qualités délicates et précisément féminines de ses vers ?
J. S.
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Dissimulés derrière un titre, un frontispice et une dédicace en italien, les sonnets de M. Jean-Louis Vaudoyer nous trans- portent dans cette Italie de Canaletto dont M. Henri de Régnier a su rendre, dans ses Esquisses Vénitiennes la grâce factice et déjà fatiguée. Pour éditer cette luxueuse plaquette in-folio, les presses vénitiennes ont retrouvé leur belle typo- graphie d'autrefois. Il faut louer M. Jean-Louis Vaudoyer de la recherche qui lui fait publier, en même temps que la Com- media, des Stances et Elégies sur la couvertures desquelles, symbolisant cette poésie au charme savamment désuet, s'épa- nouit une de ces anciennes roses de Provins, telle qu'au com- mencement du 19 e siècle, de minutieux artistes en décoraient les assiettes de Sèvres.
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��MISS ISADORA DUNCAN.
" ... Quand tu contempleras, spectacle inattendu, la décence des Bacchantes. "
(Euripide).
Paris a compensé par des ovations le médiocre enthousiasme avec lequel, voici cinq ou six ans, il avait accueilli Isadora Duncan. Il est vrai que, cette fois-ci, la danseuse américaine avait amené son chœur de petits élèves aux pieds nus et que le style de ses danses s'est épuré et affermi. Nous lui avions vu jadis mimer des idylles botticelliennes, des Annonciations, des chants de Schubert. Elle dansait du Chopin, du Beethoven. Beaucoup de littérature se mêlait encore à de curieuses trouvail- les d'attitude et de rythmique. — Elle nous est revenue cette année, n'apportant pour prétexte à ses danses que des passages de l'Iphigénie en Aulide de Gluck. Elle fut admirable de grâce, de mesure, de fraîcheur, de joie. On eût dit, tant har- diesse et pudeur s'y mêlaient, les jeux mêmes de Nausicaa. Jusque dans la plus folle allégresse, jusque dans le délire et les tournoiements orgiaques, ces danses eurent le secret de rester virginales, printanières, chastes.
�� � Ce n’est là que l’effet du style. En quoi ces danses qu’exécute une femme demi-nue, diffèrent-elles des plus lascives ? Par une volonté qui ne se dément pas un seul instant, de ne chercher d’effets que dans certains mouvements strictement prévus, sans jamais s’en remettre aux seules ressources de la plastique féminine. Un tel résultat suppose une longue étude de l’antiquité. Il suppose surtout le départ bien arrêté et qu’une femme établit si difficilement, entre le souci de faire œuvre d’art et le désir de plaire personnellement.
J. S.
LA PARISIENNE,
L’interprétation actuelle se recommande par sa recherche du ton juste, — qu’elle rencontre souvent. Mais on regrette qu’il y ait si peu de composition dans le mouvement, un tel défaut d’accents, de carrure dans le rythme. Pour ainsi dire, ce n’est pas joué en mesure.
Mlle Cerny laisse voir qu’elle goûte du plaisir à jouer Clotilde. Qu’elle soit tout-à-fait "La Parisienne", elle n’en doute pas, et nous persuade presque. Mais elle use à l’excès de sourires et de mines, s’attarde à faire, d’une diction rare, valoir des mots, — elle enjolive le texte. Et l’on ne voit pas à la vraie Clotilde cette coquetterie précieuse, ce maniérisme brillant qu’elle lui prête, non plus que ces façons chattes, un peu bien voluptueuses. (Rien n’indique que Clotilde soit même sensuelle). Cette Clotilde qui, quittée par Simpson, — une passade, et la seule aventure où elle se soit jamais risquée, nous le sentons assez, — vient raisonnablement se rasseoir entre ses deux " maris ", aurait ces dehors de mondaine un peu coureuse ? Et pourquoi ces robes, si visiblement trop chères ? Clotilde ne se fait pas entretenir, et Du Mesnil n’est pas riche.
M. Mayer, qui joue Lafont, emploie adroitement, heureusement, ses dons courts et ingrats. Que son "air" soit plus d’un mari que d’un amant, nous n’irons pas le regretter, car rien ne s’accorde mieux à la figure de Lafont. Que Du Mesnil soit "con222 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
fiant " maintenir lui, Lafont, entend bien n'être pas" cocu" ;et le droit de contrôle qu'a tout mari sur la conduite de sa femme, puisque Du Mesnil par imbécillité l'abdique, il le fait sien. — ■ Lafont et Du Mesnil : les deux font un .mari complet pour Clotilde qui se résigne à demeurer sans amant.
M. de Féraudy, cet honnête homme de Du Mesnil, atteint à la vérité. Il ne paraît pas possible d'être mieux ressemblant à "quelqu'un qu'on connaît".
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��LA DETTE, de M. Gabriel Trarieux.
En écoutant La Dette, on sent que l'auteur est gêné par le moyen d'expression qu'il a choisi. Il lutte, sans méthode, afin de trouver à ses idées des équivalents dramatiques.
La scène est au pays basque. Daniel d'Orcagne est basque d'origine; sa mère, Dolorès, est créole; son beau-père, le docteur Barthe, est, je pense, parisien ; et il y a Edith Forster qui est irlandaise. Voil* bien des contingences ethniques; elles semblent appeler le drame des quatre coins du monde. Est-ce donc à un conflit de races que nous allons assister ? Nullement. M. Trarieux conclut du général au particulier. Il fait de Daniel un basque pour qu'il soit violent, rêveur et entêté ; de Dolorès une créole pour qu'elle soit indolente, voluptueuse, uniquement accessible à des sensations; d'Edith Forster une' femme du nord, pour qu'elle soit volontaire, autonome, ouverte aux idées, éprise de "vie intense", mais irlandaise afin qu'elle soit catholique ; de Barthe, enfin, un latin pour qu'il ait l'esprit clair et le goût des solutions franches. Une étiquette d'origine risque de tenir lieu à ces personnages de bilan psychologique, si elle dispense l'auteur de toute peinture de caractères.
Des données aussi générales, aussi sommaires, quelles que soient les "idées" qu'elles représentent, se trouvent limitées à elles-mêmes, sans force d'expansion dramatique. D'où une sorte de surenchère des faits sur les idées. Faits supplémen- taires, extérieurs, qui, loin de l'entraîner, encombrent et retar-
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dent la péripétie, font foisonner l'action sans enrichir le drame. Celui-ci, à mesure qu'il progresse, s'enfonce dans sa matière. De l'accumulation des matériaux résulte le désordre, et non la complexité.
On ne saurait marchander l'estime à M. Gabriel Trarieux. Il a de la gravité dans l'esprit, de l'élévation. Son mérite assez rare est de tenter les voies difficiles. Il s'y aventure gauche- ment, avec la conscience des obligations de son art, plutôt qu'avec une notion très nette du but et des moyens. M. Tra- rieux pense beaucoup, Je dirai même qu'il pense trop, puis- qu'il s'embarrasse dans ses pensées. Il produira de bons ouvrages s'il s'astreint à plus de rigueur, s'il se surveille et se châtie. Faire du moins grand art vaudrait mieux, et le faire plus savamment.
J. C.
M. ANTOINE CONTRE M. DE BOUHÉLIER.
On se demande si, moins bien mise en scène, la Tragédie Royale eût révélé plus de ressources psychologiques. Le fait est qu'on n'a guère eu le temps de se le demander. Vociféra- tions de la foule, chansons, sifflets des trains, tout un tumulte admirablement réglé s'emparait du spectateur, l'accablant d'une peur toute nerveuse, plus que de terreur tragique — si bien qu'il en voulait à tant d'artifices de l'émouvoir par ses instincts les plus pusillanimes, au lieu d'exalter en lui les forts sentiments que les malheurs du roi déchu lui eussent peut- être inspirés.
On voit bien ce qui dans la pièce de M. de Bouhélier a dû séduire M. Antoine, et ce n'en sont pas les meilleures parties. Le directeur de l'Odéon porte un effort obstiné et coûteux sur les décors et le raffinement de la mise en scène. C'est fort bien, mais à condition que l'on s'entende. Ces frais préten- dent-ils attirer la foule ou contenter les difficiles ? Dans le premier cas, que d'inutile érudition et de coquetterie en pure perte ; et, dans le second, que voilà donc d'argent gâché ! Du soin, certes ! et de l'exactitude et la mise au point la plus
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stricte. Mais c'est un moyen, pas un but. Qu'avant tout, ce qui est accessoire ne tire pas à soi l'intérêt! Une pièce n'est pas un scénario d'ancien opéra, prétexte à développements musicaux, chorégraphiques ou de machinerie. Le Jules César que nous donna M. Antoine nous reportait-il dans une atmosphère shakespearienne beaucoup plus que les Othello ou les Hamlet mis en musique ? Toujours est-il qu'en son temps cette musi- que a pu plaire, tandis que quatre heures de panoramas, de tableaux vivants, de trompe-l'œil et de lanterne magique finis- sent par ennuyer même les enfants.
��*
- *
��BRISSON CONTRE BECQUE.
Dans son feuilleton du Temps du 25 janvier, M. Adolphe Brisson, avant de concéder à La Parisienne le titre de chef d'œuvre, crut devoir insulter Henry Becque... Rien, dans le ton du journaliste, qui nous surprenne extrêmement. M. Bris- son avait une mémoire à venger. En appelant Becque " un gredin de lettres, " il pensa réjouir les mânes de Francisque Sarcey, son beau-père. De plus, en discréditant, par l'imputa- tion de mensonge et de calomnie, les haines vigoureuses enre- gistrées dans les Souvenirs d'un auteur dramatique, il devait rencontrer l'approbation de M. Jules Claretie dont Becque, pourtant, résuma convenablement les mérites en écrivant : " Claretie a été sans trop de peine l'un des grands faiseurs de copie de notre époque. Il a réuni tous les lieux communs avec aisance, quelquefois même avec bonheur. Il faut bien le reconnaître aujourd'hui, on a exagéré sa nullité qui est restée proverbiale. "
Sous la plume du directeur des Annales, on goûtera la saveur de cette phrase : " il conquit (hormis la richesse) tous les avantages que le métier d'écrivain peut procurer"... Becque, s'il vivait, ne se fût point embarrassé de mettre les rieurs dans son camp. Pour nous, qui ne l'avons pas connu, nous ne saurions entrer dans une discussion approfondie sur son carac-
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tère et son humeur. Mais ce qui nous blesse et nous irrite, comme une sottise et comme une imposture, c'est cette accusation d'impuissance et de paresse sur quoi s'appesantit M. Brisson. Voilà bien le plus beau trait qu'un polygraphe puisse décrocher à un artiste !
Assez de nos contemporains pourront se prévaloir devant la postérité de n'avoir, en effet, connu ni restrictions ni répu- gnances. La prolixité des Marcel Prévost, des Abel Bonnard, des Paul Adam n'était peut être pas suffisamment corrigée par l'impuissance des Flaubert, des Baudelaire, des Mallarmé. Aux noms de ces grands auteurs, qui sont les plus fermes soutiens de notre inquiète démarche, nous joindrons avec joie celui d'un Henry Becque. Il sut, comme eux, tenir en défiance les commodités d'une culture trop assouplie. Il nous enseigne à trouver en nous-mêmes assez de restrictions pour que l'ex- pression artistique demeure à nos yeux, malgré tout, ce qu'il y a de plus difficile.
M. Brisson, parlant de Becque, écrit sérieusement : " Il eut la fortune, n'ayant produit que deux ou trois œuvres, lent à se renouveler, irrémédiablement stérile, d'égaler en renommée les Augier, les Dumas, les Sardou, féconds pourvoyeurs de la scène française.
Et d'abord il est faux que Becque n'ait produit " que deux ou trois oeuvres. " Il a composé huit pièces : Sardanapale, L'Enfant Prodigue, Michel Pauper, L'Enlèvement, La Navette, Les Honnêtes Femmes, Les Corbeaux et La Parisienne. L'avenir ne retiendra sans doute que trois d'entre elles, les trois der- nières. Combien en retiendra-t-il d'Augier, de Dumas et de Sardou ? Et quand il les pèsera dans ses mains équitables, laquelle l'emportera : la fécondité de Becque, ou celle de Sardou ? M. Brisson veut bien reconnaître qu'un quart de siècle ait passé sur La Parisienne sans y laisser la moindre ride. Peut-il en dire autant des Lionnes Pauvres ou de Maître Guérin, de La Princesse de Bagdad ou de La Femme de Claude f Si Becque fut " lent à se renouveler, " c'est qu'il ne suivait pas la mode, c'est que rien ne l'entraînait et qu'il recommen- çait à chaque instant tout son effort. Il ne s'appuyait que sur
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lui. Son esprit se refusait à l'activité machinale qui assure aux " féconds pourvoyeurs de la scène française " fécondité, gloire et profit.
On peut aussi justement reprocher à M. de Porto- Riche de n'avoir produit que deux ou trois pièces. La tare d'infécondité sied bien aux créateurs originaux. Sur l'œuvre de ces rares impuissants vivent des générations de plagiaires et de pasti- cheurs. Il y a plus d'abondance dans Amoureuse ou dans La Parisienne, que dans la totalité des drames et des comédies qui encombrent notre scène. Un chef d'œuvre suffit. La vertu de Henry Becque, comme celle de Georges de Porto- Riche, est de s'être interdit, dès qu'ils eurent pris conscience d'eux- mêmes, les œuvres superflues.
" Il ne faut pas provoquer la production d'œuvres superflues quand il y en a tant de nécessaires qui ne sont pas encore accomplies... Car il n'y a que les œuvres extraordinaires qui soient utiles au monde. "
On pourra trouver ce jugement sévère pour notre époque.
Il est de Gœthe.
J. C.
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On a eu grand tort de ne pas prêter au discours de récep- tion de M. Francis Charmes toute l'attention dont il était digne. Il est plein de tours heureux et de mots réussis. On y voit M. Renan pousser " un joyeux alléluia " et par ailleurs porter " un coup de couteau décisif. " Il nous apprend qu' " il a fallu à la nature plus de quatre-vingts corps simples pour organiser le monde minéral ", mais qu'en revanche, les éléments constitutifs du monde animal et végétal sont beaucoup plus rares ". Le style de M. Charmes, il est vrai, n'est pas exempt de certaines négligences. Il parlera ainsi " de remplir le but complet de la science," ou des corps qui " ont les uns pour les autres des affinités différentes ", ou encore à propos de la première rencontre de Renan et de Berthelot, il écrira " qu'ils ont senti qu'ils apporteraient un élément heureux
�� � NOTES 227
dans leur vie commune. " Les fortes pensées abondent néan- moins dans cette prose. Quelle pittoresque concision, dans cette formule: " M. Renan n'a jamais été dupe de ce qu'il croyait, il en a toujours un peu douté. " Et cette phrase-ci enfin ne vaut-elle pas qu'on l'arrête au passage: " M. Berthelot a pris telle quelle la philosophie du XVIII e siècle, sans y rien ajouter, réservant à d'autres sciences les merveilleux progrès qu'il devait leur faire faire ".
M. Francis Charmes a dit de lui qu'il était un " modeste publiciste ". Il est sans prétentions, on le voit, et s'il s'exprime en français, c'est tout bonnement parce qu'il est né en Auvergne.
��A. R.
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��DOCUMENTS POUR UN PORTRAIT.
" Nos actions nous glorifient; — à leur défaut, nos propos, " a dit M. Saint-Georges de Bouhélier. Et, plus loin : " En général, qui parle de soi sans cesse, et dans les termes les plus pompeux, se relate et se dépeint, ne m'inspire guère de con- fiance. Ces grands enlumineurs de leurs propres exploits n'en ont d'ordinaire accompli que de médiocres ; ils s'y fieraient, autrement, davantage ".
'e^Il.dit encore : " Peu d'hommes savent garder dans la vie un maintien simple ".
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DE L'ARTICLE DE M. GASTON DESCHAMPS SUR PORT- ROYAL (Le Temps, 17 janv.)
" Le goût de la noblesse, l'amour du désintéressement
la vocation de la simplicité, bref l'habitude des sentiments généreux, des idées élevées et des volontés droites dans les traditions intellectuelles et morales de l'humanité...
Le mot bref, sous la plume de M. Deschamps, retrouve une vigueur nouvelle.
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�� � 228 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
De la chronique de M. Jules Claretie, sur Ernest Reyer (Le Temps).
" Je vis une rougeur nouvelle passer sur son teint imbri- qué "
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Saluons la réapparition des Marges d'Eugène Montfort. C'est avec un grand plaisir que nous retrouvons, sous sa cou- verture élégante et sobre, cette revue au ton aimable, alerte et familier. M. Montfort s'est adjoint quelques collaborateurs qui, souhaitons-le, ne feront pas trop regretter le temps où il remplissait seul sa revue. M. Delaw nous donne de délicats essais; et relevons, dans les Mélanges de M. Montfort ce cu- rieux passage de Nisard, cité d'après Champfleury (préface du Réalisme).
" Nous attachons trop de prix au mérite de la correction. Que de fois n'ai-je pas entendu des puristes ou qui croyaient l'être triompher des fautes de grammaire dans un auteur ! Ce sont les fautes contre le génie de la langue qu'il faut relever. Il peut n'y avoir rien de moins français qu'un écrit irrépro- chable pour la grammaire. Ne transigeons pas sur la clarté et la propriété ; mais pour le reste laissons l'écrivain libre, et n'eût-il point appris la grammaire, s'il sent sa langue, il sera toujours assez correct. "
Signalons aussi le premier N° d'Akademos, revue mensuelle. " Les meilleurs auteurs dans le plus joli cadre. " C'est une bonne idée. Mentionnons les intéressants souvenirs sur Verlaine de M. Laurent Taillade et les piquantes Notes de M. Scheffer.
��The St. Catherine Press Ltd. (Ed. Verbeke & Co.), Bruges, Belgique. Le Gérant : André Ruyters.
�� � ttvt "DIT f> Tf^TVJ Revue illustrée publiée par Franz Blel
JLÏ X rll/lvlV/IN paraît tous les deux mois
chez H. v. WEBER, Editeur, 76, Adalbertusstrasse MUNICH (Bavière)
Abonnement à 6 fascicules : 48 MARKS.
��VIENT DE PARAITRE :
FRANCIS JAMMES
��RAYONS DE MIEL
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��églogues (Bibliothèque de l'Occident) 17, rue Eblé.
��Trène pour le Président Lincoln
Transposition du poème de WALT WHITMAN PAR
FRANCIS VIÉLÉ GRIFFIN.
��HENRI de RÉGNIER
COULEUR DU TEMPS
(MERCURE DE FRANCE)
��ALGERNON CHARLES SWINBURNE
Chant d'avant l'Aube
traduits par GABRIEL MOUREY.
��POUR PARAITRE PROCHAINEMENT : JULES ROMAINS
Premier livre des Prières.
�� � LES CAHIERS DE LA QUINZAINE
��Directeur : CH. PEGUY
8, RUE DE LA SORBONNE
PARIS
��L'OCCIDENT
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ADRIEN MITHOUARD
17, Rue Eblé PARIS.
��LA SOCIÉTÉ NOUVELLE
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��LA REVUE DES TEMPS PRÉSENTS
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132, rue Théophile Gautier
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��LES MARGES
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5, RUE CHAPTAL
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��Directeur : LEON BOCQUET Rue de la Rondelle
ROUBAIX.
��LE FEU
��Directeur : EMILE SICARD io, Montée de Lodi MARSEILLE.
PO E S I A
��Directeur : MARINETTI 2 via Senato
MILAN.
POESIE
��Directeur: TOUNY-LERIS 73, Boulv. de Strasbourg TOULOUSE
�� � SOMMAIRE du No 1.
��o o o
��JEAN SCHLUMBERGER : Considérations. LUCIEN JEAN : L'enfant Prodigue. JEAN CROUÉ : Rivages. MICHEL ARNAULD : L'Image de la Grèce.
ANDRÉ GiDE : La Porte Etroite (l n partie)
TEXTES.
NOTES :
L'Exposition Georges Seurat l Emile Verhaeren) — Aquarelles et dessins de Bonnard, Cézanne, Cross etc.
Les Pastorales par M"" Marie Dauguet. — Contre Mallarmé. - - Francis Jammes et le sentiment de la o^ature, par Edmond Pilon. — La oie unanime, par Jules Romains. — Poèmes par un riche Jl moteur.
Le cinquième acte du Foyer. — Le Poulailler, par M. Tristan Bernard.
NOTULES.
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