La Nouvelle Revue Française/Année 1909, No 11

La Nouvelle Revue Française
La Nouvelle Revue FrançaiseAnnée 1909, No 11 (p. 1-96).

Année 1909 1er DECEMBRE

N° 11.

LA NOUVELLE

Revue Française

Paul Claudel : Trois Hymnes.

Henri de Régnier : La Rupture.

Paul Valéry : Études.

Francis Carco : Poèmes.

André Ruyters : « Les Villes à Pignons. »

Edouard Ducoté : Une belle vue. (suite)

TEXTES.

Journal sans dates par André Gide.

NOTES par VICTOR GASTILLEUR, ANDRÉ GIDE, EDMOND JALOUX, JEAN SCHLUMBERGER :

Sur le tombeau de Charles Bordes. — Charles Guérin. — La vie de Frédéric Nietzsche par Daniel Halévy. — Auteurs, Acteurs et Spectateurs par Tristan Bernard. — La Bigote par Jules Renard. — Revues.

Une lettre de M. Henri Clouard.

78. RUE D’ASSAS, 78

PARIS

Dépositaire général: E. DRUET, 108, Faubourg Saint Honoré. LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

REVUE MENSUELLE DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE.

��Comité de direction :

Jacques COPEAU, André RUYTERS, Jean SC H LUM BERGER.

��Adresser correspondance et manuscrits au siège de la

Revue

78. RUE D'ASSAS. 78

Pour les réassortiments et demandes de dépôt s'adresser chez E. DrUET, 108, rue du Faubourg Saint-Honoré.

��Abonnement d'un an : France 10 frs., Etranger 12 frs. Abonnement de luxe sur papier japon 20 francs.

�� � 341

��TROIS HYMNES

��SAINT PAUL

Agneau de Dieu qui avez promis votre royaume aux violents,

Recueillez votre serviteur Paul qui vous apporte dix talents^

Cinq que vous lui avez confiés et les autres qu'il a gagnés par lui-même.

Vous êtes un maître regardant, austère à celui qui vous aime.

Donnez-lui cependant son Dieu, car lui ne vous a pas donné son pauvre cœur à moitié !

Père Abraham, étanchez la soif de ce foudroyé !

L'ancien Moïse à l'ombre seule de Votre présence eut peur, i

�� � 342 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Disant : Eloignez-vous tant soit peu de peur que je ne meure.

Mais Paul comme un tabernacle sans fissure et comme un pur propi- tiatoire,

Vivant ne refusa point la société de Votre gloire

Et d'être cet homme-là dont s'émer- veille le prophète en sa parable,

Disant : Qui de vous habitera avec les ardeurs intolérables?

O Dieu, l'aiguillon pour nous tous est dur de votre vérité.

Mais celui qui l'a étreinte est fondu dans une terrible simplicité.

Voyant Dieu, il voit avec Dieu ce monde ingrat et cruel,

Assumant sur son cœur humain la passion du Dieu éternel.

Dieu n'ayant point de voix, il est la voix qui parle à sa place.

Dieu n'ayant point chair ni sang,

�� � TROIS HYMNES 343

voici mon corps pour souffrir à votre place,

Et pour continuer ces choses qui manquent à la passion du Christ.

Il est simple comme une flamme et comme un cri,

Simple comme le glaive aigu qui atteint la division du corps et de l'esprit,

Simple comme la flamme qui pèse les éléments dans sa dévorante alchi- mie,

Simple comme l'amour qui ne sait qu'une seule chose.

Il va où le Vent le mène, ignorant extinction ou pause.

D'un bout du monde jusqu'à l'autre, comme un feu que le vent arrache et qui saute par dessus la mer !

Votre amour est comme le feu de la mort, votre zèle est plus dur que l'enfer.

Et voyant tous ces petits enfants

�� � 344 ^^ NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

aveugles et ces peuples qui meurent sans le baptême,

Il pleure et se tord les mains et demande d'être pour eux anathème.

��Moi de même, mon Sauveur, je vous en prie par ce décapité,

Ayez pitié de ceux que j'aime, de peur qu'ils ne meurent dans leur in- crédulité.

Et pour qu'ils entendent comme moi, avant l'heure où la Sentence s'exécute.

Votre voix qui leur dit : Paul, je suis ce Jésus que tu persécutes.

�� � TROIS HYMNES 345

��SAINT PIERRE

Le rude homme Pierre au grand front chauve qui jurait en serrant les poings

Le premier leva la main à Dieu et jura non pas ce qu'il ne savait point.

Mais le Christ vivant, donnant sa parole, c'est Lui, qui était devant ses yeux stature et fait.

C'est pourquoi il est Pierre pour l'éternité, ayant cru ce qu'il voyait.

Jésus lui-même attendit que Pierre l'eût manifesté :

Et moi, comme il a cru Dieu, je crois Pierre qui dit la vérité.

"M'aimes-tu, Pierre?" lui demande le Seigneur par trois fois.

Et Pierre qui trois fois tenté tout- à-l'heure l'a renié trois fois,

�� � 34^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Répond en pleurant amèrement : Seigneur, vous savez que je vous aime!

Pais à jamais mes brebis et le trou- peau de toutes parts du Pasteur suprême !

— Mais c'est lui maintenant qu'on mène, et voici le soir : il s'arrête,

Il dépouille lui-même sa tunique, comme aux matins de la pêche à Gé- nézareth.

Et voyant l'arbre de la croix pré- paré dont on fixe par en bas les deux branches,

Le vieux pape missionnaire sourit dans sa barbe blanche.

Saint Pierre, le premier pape, est debout sur le Vatican,

Et de ses mains enchaînées il bénit Rome et le monde dans le soleil couchant.

Puis on l'a crucifié la tête en bas,

�� � TROIS HYMNES 347

vers le ciel sont exaltés les pieds apos- toliques.

Christ est la tête, mais Pierre est la base et le mouvement de la religion catholique.

Jésus a planté la croix en terre, mais Pierre l'enracine dans le ciel.

Il est solidement attaché au travers des vérités éternelles.

Jésus pend de tout son poids vers la terre ainsi qu'un fruit sur sa tige,

Mais Pierre est crucifié comme sur une ancre au plus bas dans l'abîme et le vertige.

Il regarde à rebours ce ciel dont il a les clefs, le royaume qui repose sur Céphas.

Il voit Dieu et le sang de ses pieds lui tombe goutte à goutte sur la face.

Déjà son frère Paul en a fini, il est là qui l'a précédé,

Comme l'épître précède l'évangile, et qui se tient à son côté.

�� � 348 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Leurs corps sous une grande pierre côte à côte attendent le Créateur.

��Heureuse Rome, une seconde fois fondée sur de tels fondateurs.

�� � TROIS HYMNES 349

��SAINT JACQUES

Saint Jacques à la fin de juillet a péri en Espagne par l'épée.

Entre les deux mois ardents, il gît, la tête coupée.

Assez de saints Vous supplient pour l'homme, assez de martyrs vous ont fait violence,

Assez de mères en pleurs Vous représentent sa faiblesse et son igno- rance ;

Il y a toujours quelque chose à dire pour lui, toujours quelqu'un pour lui au devant de Votre colère :

Toi, prends le parti de Dieu, Apô- tre caniculaire !

Toute prière est toujours pour l'homme, mais qui Vous fera pour Vous-même cette

�� � 350 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Prière pure et simple, que Votre volonté soit faite !

L'homme a toujours raison et Vous avez toujours tort.

Il en a fait toujours assez, c'est lui qui Vous appelle à son for.

Et juge Vos paroles manquantes, et Vos commandements ambigus.

Votre œuvre mal faite. Votre miel fade et Votre ciel exigu.

Peuple ingrat, ce que le soleil ne vous montre pas, que la foudre l'élu- cide !

Assez longtemps du soleil sur nous régna la face évidente et torride.

Sa chaleur est la même pour tous : il vous faut l'attention propre et per- çante ;

Vous appelez l'épée, la voici dans la main toute-puissante.

Et la Mère désespérée déjà n'en soutient plus la lourdeur accablante !

�� � TROIS HYMNES 351

Que Votre volonté qui est la meil- leure soit faite ! et si j'ai péché, que je périsse !

C'est bien. Si je n'ai votre pitié, que je voie, du moins. Votre justice !

Les temps sont accomplis. Boaner- gès, appelle Dieu !

Demande la justice. Apôtre coupé en deux !

L'évangile de l'amour est fini, voici la nouvelle du glaive !

Sur la terre qui étouffe et sue l'ombre de la mort se lève.

O peuple appesanti et qui tiens bas la tête.

Plus mûr que la moisson qui t'en- toure, la faux est prête.

Et voici, selon qu'il l'a promis, le Christ crucifère.

Qui s'en vient vers toi sur les nuées entre les Fils du Tonnerre !

Paul Claudel.

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LA RUPTURE



“ Ce n’est pas votre adieu qui me tire ces larmes
Que je ne cache pas,
Et si je fus blessé, ce n’est point par vos armes :
Elles frappent trop bas.

“ Si vos yeux insolents regardent ma détresse
N’en prenez point sujet
Pour vous enorgueillir de l’état où me laisse
Cette douleur que j’ai.

“ Car vous avez en vain dans ma coupe tendue
Versé l’âcre poison
Et, pendant mon sommeil, effeuillé la ciguë
De votre trahison ;

“ En vain votre mauvais et perfide sourire
Me raille lâchement
D’avoir tenu pour vrai ce que vous savez dire
D’une bouche qui ment.


“ Non ! ce n’est pas cela, voyez-vous, que je pleure,
Le front entre mes mains,
Et ce n’est ni vous-même, hélas, et ni le leurre
De vos yeux incertains,

“ Mais que votre beauté à qui je fus crédule
Ait dupé mon amour
Et d’avoir trop longtemps pris votre crépuscule
Pour l’aube d’un beau jour ;

“ Car je n’ai dans mes bras serré que le mensonge
D’un fantôme vivant
Et me voici pareil à celui dont le songe
Jette son or au vent…

“ Et ce que je regrette en ces larmes cruelles
Où vous n’êtes pour rien
Ce n’est pas, sachez-le, vous sans pitié pour elles,
Votre amour, c’est le mien ! ”


Henri de Régnier.



ÉTUDES



Le rêve est en deçà de la volonté, et tu n’obtiens rien par volonté, dès le seuil du sommeil. Toutes les facilités, tous les empêchements sont changés de place : les portes sont murées, et les murs sont de gaze. Il y a des noms connus sur des personnes inconnues. Ce qui ferait l’absurde de telles choses dort. Il est absurde de marcher sur les mains, mais si l’on n’a plus de jambes, et qu’un déplacement s’impose, il le faut bien.

Ici, mélange intime de vrai et de faux. Il est vrai que j’étouffe ; il est faux qu’un lion me presse. Quelque chose de faux (j’ai fait un opéra) rappelle quelque chose de vrai (je ne sais pas la musique). Mais non tout le vrai. Embarras. (Mélange homogène).

Dans le rêve, j’agis sans vouloir ; je veux sans pouvoir ; je sais sans avoir vu jamais, avant d’avoir vu ; je vois sans prévoir.

Ce qui est étrange, ce n’est pas que les fonctions soient déconcertées, c’est qu’elles entrent en jeu dans cet état. ÉTUDES 355

Le faux ou arbitraire est la fonction de la pensée toute seule. La notion de vrai, de réel, implique un dédoublement. Pour penser utilement, il faut, à la fois, confondre l'image avec son objet, et cependant être toujours prêt (vigilare) à reconnaître que cette identité apparente de choses très dissem- blables n'est qu'un moyen provisoire, un usage de l'inachevé. C'est parce que je les confonds que je puis penser à agir, et parce que je ne les confonds pas que je puis agir. Le réel est ce dont on ne peut s'éveiller, ce dont nul mouvement ne me tire, mais que tout mouvement renforce, repro- duit, régénère. Le non réel, au contraire, naît à proportion de l'immobilisation partielle. (Observe que l'attention et le sommeil ne sont pas très éloignés).

��*

  • *

��Dans le rêve, tout m'est également imposé. Dans la veille, je distingue des degrés de nécessité et de stabilité.

Je rêve d'un flacon d'odeur dans un carton violet : je ne sais qui a commencé. Est-ce le mot : violet, ou la coloration . Il y a symétrie de ces membres qui se substituent. L'un n'est pas plus réel que l'autre. Si je regarde (éveillé) ce papier de mur à fleurs, je ne vois, au lieu d'un semis isotrope de roses, qu'un ensemble de diagonales parallèles, et^^ ni éveille littéralement de cette figure

�� � 356 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de choix, en remarquant qu'il y a d'autres figures également possibles dans le champ, à l'aide des mêmes éléments.

Chacune de ces figures est comparable à un rêve ; chacune est un système complet et fermé, qui suffit à recouvrir entièrement ou masquer la multiplicité réelle. La vision de l'un de ces systèmes exclut celle des autres.

Dans un milieu tendu, les mouvements ondu- latoires se croisent sans se mêler. Dans l'homme éveillé, en quelque sorte monté au ton du réel, il y a, de même, indépendance, non composition des excitations coexistantes. Dans le rêve, il y a com- position automatique de tout, nulle réserve. Si je pense quelque chose de A, ce jugement chasse A, comme lui étant étranger. Un jugement ne suit pas l'impression pour la raccorder à un système net et uniforme qui assure et définit ma réalité, mon ordre. Mais ce jugement succède à mon impression, et l'annule entièrement, ou la modifie au lieu de la consolider. On pense comme on se heurte.

��*

  • *

��Oublier insensiblement la chose que l'on regarde. L'oublier en y pensant, par une transformation naturelle, continue, invisible, en pleine lumière, immobile, locale, imperceptible... comme à celui qui l'étreint, échappe un morceau de glace.

�� � iiTUDEs 357

Et inversement :

Retrouver la chose oubliée en regardant l'oubli.

Il m'arrive souvent si j'ai oublié quelque chose précise, de m'en apercevoir, et de me mettre à m'observer pour saisir cet état et cette lacune. Je veux me voir oubliant, sachant que j'ai oublié, et cherchant.

Peut-être est-ce une méthode, d'opposer à toute défaillance mentale, son portrait par la conscience.

Ainsi (ou contrairement ?), la douleur même pâlit^ pour un instant, quand on la regarde en face, si l'on peut.

��*

  • *

��J'oublie que je dois sortir ce soir. Je songe à mes pantoufles. Mais le commencement d'exécution me fait penser au bien-être qui va s'ensuivre, et cet avant-goût me mène à la complaisance de ma soirée intime. Là, à cette place spirituelle dans le temps futur, se trouve déjà quelque chose : le lieu où je devais aller se réveille, avec des signes obligatoires, et la place retenue refuse de recevoir ma soirée tranquille. Je me rappelle l'injonction, comme suite de l'avoir oubliée, — pour l'avoir oubliée avec trop de précision.

�� ��Je vais m'endormir, mais un fil me retient encore à la nette puissance, par lequel je la puis récipro-

2

�� � 3S^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

quement retenir : un fil, une sensation tenant encore à mon tout, et qui peut devenir un chemin pour la veille aussi bien que pour le sommeil.

Une fois endormi, je ne puis plus me réveiller volontairement, je ne puis voir le réveil comme but. J'ai perdu la vigueur de regarder quelque chose comme un rêve.

Il faut attendre la fissure de jour, le soupirail qui me livrera tout mon espace, le brin conducteur qui ramène à l'état où les efforts rencontrent les choses, où la sensation détermine un point commun entre deux visions. Elle est un point double appar- tenant à la fois à un objet et à mon corps; ou à une chose une mais aussi à un nœud de fonctions de moi.

En rêve, les opérations ne s'échafaudent pas, ne sont pas perçues comme facteurs indépendants. Il y a séquences, non conséquences. Pas de buts, mais le sentiment d'un but. Nul objet de pensée ne s'y forme par le rassemblement manifeste de données indépendantes, de sorte qu'il doive claire- ment son existence à une différence de "réalité ", à une machine finie. Dans la veille, reconnaître A est un phénomène qui dépend de A, tandis qu'en rêve, je reconnais souvent A dans l'objet B. La reconnaissance ne résulte plus d'un choc actuel : mais elle est de la suite même du rêve, au titre d'un objet quelconque y compris.

��*

�� � ETUDES 359

L'esprit du rêveur ressemble à un système sur lequel les forces extérieures s'annulent ou n'agis- sent pas, et dont les mouvements intérieurs ne peuvent amener ni déplacement du centre ni rotation.

On n'avancerait pas si la résistance du sol et son frottement ne venaient annuler la force qui tend à maintenir immobile le centre de gravité, quand la première jambe s'éloigne du corps. Mais si la jambe arrière est endormie, la pression au sol ne réveille pas la raideur ou tension des muscles, et la force n'est pas annulée, parce que la tension n'est pas excitée par le sentiment du contact. On sent le sol comme à distance, comme dans un rêve, sans pouvoir répondre.

Et quand tout l'être est endormi, c'est que le changement ou la modification imprimés ne peuvent amener un changement ou déplacement relatifs, non que des forces extérieures fassent défaut, mais l'instrument de leur application est momentanément aboli.

Le rêveur réagit par des visions et mouvements qui ne peuvent changer la cause de l'impression. Ne pouvant arrêter l'impression par une image partielle fixe, ni opposer telle image (vraie) à telle (fausse), ni la mémoire à l'actuel, etc., il est comme celui qui glisse sur une surface polie, et qui ne peut isoler une jambe par la fixation extérieure.

Mais le rêveur n'en sait rien. Il prend son

�� � 360 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

impuissance même pour l'effet d'une puissance extérieure ; il ne peut jamais trouver la cause finie de ses impressions, car il la cherche dans les visions que l'impression provoque, il la cherche en trouvant indéfiniment, fiDrgeant ce qui pourra la produire au lieu de reproduire ce qui l'a produite. Il croit voir comme il croit se déplacer. Mais sentiments, émotions, spectacles, causes apparentes, simulacres d'apartés... se modifient réciproquement et consti- tuent un même système, analogue à un système de forces " intérieures ". L'effort qui devrait pro- duire un changement défini demeure toujours vain, parce qu'un changement inverse, une sorte de recul^ — me replace à l'état initial, par conséquence de l'effort même.

��* *

��Je m'éveille d'un rêve, et l'objet que je serrais, cordage, devient mon autre bras, dans un autre monde. La sensation de striction demeurant, la corde que je serrais s'anime. J'ai tourné autour d'un point fixe. La même sensation s'est comme éclairée, divisée. La même pierre entre dans deux constructions successives. Le même oiseau marche jusqu'au bord du toit, et là, tombe dans le vol.

Je m'aperçois tout à coup qu'il faut traduire tout autrement cette sensation : c'est le moment qu'elle ne peut plus appartenir à tel groupe, qui devient alors rêve, et passé non ordonné.

��

Jamais le rêve ne permet ce fini admirable que prend la connaissance dans la veille et à la lumière.

Dans tel rêve, est un personnage. Mais je ne le vois pas distinctement. Car, si je le voyais net, de suite il changerait. Il y a conversation, mais pas distincte. Je sais bien de quoi nous parlons, et j’entends certains mots, mais la suite m’échappe, point de détail, et ces mots n’ont pas de sens : (le Mellus du Mellus ??). Mais rien ne me manque. Mais tout se passe comme si la conversation était réelle. Elle n’est pas arrêtée par son inconsistance. Le moteur n’est pas en elle.

Dans le rêve la pensée ne se distingue pas du vivre et ne retarde pas sur lui. Elle adhère au vivre ; — elle adhère entièrement à la simplicité du vivre.


Paul Valéry.

POÈMES modifier

Une Lune à Jean Pellerin


Une lune : croissant doré
Le silence de la campagne...
Chante une voix qui s’accompagne
D’un violon énamouré.

Entends comme la voix se brise
Et comme l'instrument gémit !
La nuit attend, paisible et grise,
Ta souffrance, ô cœur endormi.

Souffre avec cette voix qui chante,
Cette douleur qui s’enfle et crois
— Tellement l’ombre est émouvante —
Que c’est la tienne cette voix.


La Cloche à ma petite Yette


Une pauvre cloche fêlée
Tinte faux dans le matin clair,
Et cette pauvre cloche a l’air
D’être, mon Dieu, si désolée !


Vous entendez comme elle bat !
Vous comprenez comme elle est triste !
Mais, mon Dieu, vous ne voulez pas
Arrêter l'élan qui persiste...

Longtemps... longtemps... le vent têtu
Faisait grincer dans les persiennes
Les lianes molles que retiennent
Des fils de fer noirs et tordus...



Impression à Madame Suzanne G.


<poem> Des lilas débordaient la grille Du jardin mal entretenu. Les grands arbres de l’avenue Bourgeonnaient au soleil d’avril. —

Les portes peintes des guinguettes — Au Beau Rivage, au Richelieu — Donnaient à ce coin de banlieue Un air jeune, aimable, coquet

Et la lumière artificielle Entrait par les volets ouverts Et dorlotait la plaine verte Sous l’azur un peu flou du ciel.

<poem>

DÉCOR à Paule Lysaine


Le gazon râpé de la berge,
Des peupliers, un ciel que l'eau
Rend plus nostalgiquement beau
Et les volets verts de l'auberge..

Tu vis des jours paisiblement,
De pauvres jours qui se ressemblent,
Et, sous les feuillages qui tremblent,
Tu poursuis un rêve qui ment.

Voici la nuit, voici la brise,
Voici la lune à l'horizon ;
Tu t’exaltes, non sans raison,
D’une aussi magique surprise.

Mais un soir tu t’étourdiras
De souffrance, de poésie,
Et tu pleureras, chair transie,
Le front serré dans tes deux bras.


Francis Carco

Briançon, Juin 1909. 3^5

��LES VILLES A PIGNONS,

��PAR

��Emile Verhaeren

��Que certains critiques aient voulu faire de Verhaeren un écrivain philosophique, voire social, c'est une chose qu'on ne saurait se lasser d'admirer. Il est vrai qu'à l'en- contre de la plupart des poètes qui dans le sentiment seul trouvent l'occasion et la matière de leur exaltation, l'auteur des Villes Tentaculaires n'est jamais plus lyrique que lors- qu'une " idée " le transporte. Si caractéristique toutefois que puisse être chez lui ce goût des généralisations et des synthèses, ce serait singulièrement se méprendre sur le fond de son tempérament que de ne pomt reconnaître tout ce que cette inspiration intellectuelle ne cesse de devoir aux sens, à l'imagination et à l'entraînement rhéto- rique lui-même. Les Heures Claires et les Visages de la Vie sont venus à point nous rappeler qu'il faut faire l'étiquette bien élastique pour prétendre en recouvrir tout entière

�� � 1,66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une œuvre qui se développe et n'a pas encore fait le tour d'elle-même. Les Filles à Pignons, à leur tour, si d'aucuns continuaient de douter, nous font voir que Verhaeren est trop naturellement poète pour attacher moins d'im- portance à ses émotions qu'à ses pensées.

Afin d'expliquer sommairement la distance qui sépare ces trois livres types, qu'on ne nous dise pas surtout qu'en passant du premier au troisième, Verhaeren s'est renou- velé. Ce serait faire compliment au poète de ce qui n'est pour lui que nécessité et raison d'être. Le propre du poète, même en littérature, c'est d'être une exception continue : ainsi importe-t-il qu'à chaque fois qu'il se manifeste, ce soit pour nous surprendre. Verhaeren, pas davantage, n'a vu s'ouvrir brusquement devant lui des horizons qu'il ne soupçonnait pas encore. L'univers qu'il s'est façonné est si vaste qu'il se lassera de le chanter avant d'en avoir épuisé l'abondance et la variété. Simple- ment, il a modifié son point de vue et son attitude.

Figures et paysages, tout n'allait chez lui, autrefois, qu'à nourrir un impatient génie qui ne pensait trouver que dans la violence et dans l'efFort le témoignage de sa puissance. Du décor familier, rien aujourd'hui n'a changé, mais c'est à lui seul désormais qu'il s'attache; il ne recrée ni ne domine plus, mais se penche, s'intéresse et délibéré- ment subordonne sa bondissante fantaisie à l'expression stricte d'une réalité qui suffit à l'enchanter. Ces Villes à pignons, ces paysans bourrus et placides, leurs fortes com-

�� � LES VILLES A PIGNONS 367

mères et ces grand'places désertes où rôde l'ombre des beffrois, nous les connaissions ; déjà nous les avions vus dans maints de ses livres, tout au long de son œuvre, une et différente. Mais ils n'étaient alors que des images, des symboles si l'on veut, des matériaux plutôt dont Verhaeren bâtissait ces éclatants poèmes où l'orgueil d'enfermer son âme tout entière faisait le créateur inattentif à l'expression d'un détail ou d'un visage. C'est eux-mêmes ici, ce sont ces mêmes hommes et ces mêmes femmes qui maintenant contiennent et constituent le poème. Ces plastiques com- parses, ces figurants qu'une dure volonté entraînait dans le drame où ils se trouvaient confondus, il semble que Verhaeren tout à coup ait senti qu'ils étaient des êtres vivants. Soustraits à l'impérieux mouvement, ils se ressai- sissent, se raniment et retrouvent avec leur physionomie la destinée qui leur était propre, humble sans doute, mais précise, personnelle et obstinée.

Tandis qu'ils passaient, effarés et passifs, dans les Villages Illusoires ou les Villes Tentaculaires^ Verhaeren n'avait guère le loisir de s'arrêter à les considérer: du jour où il les a regardés, il les a reconnus et s'est attendri. Qu'on ne cherche pas aussi bien dans ce livre les fou- gueuse3 envolées où, mêlant les pensées et les rythmes, comme jadis Hugo faisait les mots, Verhaeren nous emportait à sa suite dans une course pathétique et hale- tante. L'émotion ne se disperse et ne se projette plus ; elle se ramasse et pénètre. L'éclat s'est fait chaleur. Sa

�� � 368 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

puissance verbale, son don d'évocation prodigieuse, il les a appliqués tout bonnement à faire ses personnages ressem- blants aux modèles qu'il portait dans son cœur, car que sont en somme, ces figures et ces paysages qui n'ont cessé de peupler sa poésie, sinon les souvenirs mêmes de Verhaeren affluant à sa mémoire, toute sa jeunesse, toute son hérédité flamande qu'il retrouve intactes et préservées en lui ?

Que ce soit dans un tel livre justement, si résolument

  • ' nationaliste ", où il n'exprime et ne traduit rien que de

son pays, que Verhaeren se montre le plus heureusement soumis aux exigences des plus délicates disciplines fran- çaises, voilà enfin qui nous paraît, plus que tout le reste peut-être, digne de remarque et d'admiration.

Tant qu'il ne s'était pas affirmé intégralement, com- ment en toute obéissance n'eût-il pas vu diminution ! L'assurance qu'il a désormais de sa force lui fait accepter à présent des influences que sa raison dès longtemps lui montrait nécessaires, mais dont il appréhendait l'intransi- geante rigueur. Assez longtemps il a commandé à soi-même pour admettre, sans rien céder d'une autorité par tant d'oeuvres attestée, que toute la liberté de l'artiste ne va qu'à lui laisser le choix de ses servitudes et qu'on ne saurait en tout cas se dérober à celles qu'impose le génie de la langue que l'on parle et de la littérature que l'on continue.

Pour faire voir à quel équilibre de moyens et de ré-

�� � LES VILLES A PIGNONS. 369

sultats, à quelle judicieuse économie de ressources Verhaeren a su contraindre sa luxuriante nature, il me faudrait citer ici cette merveilleuse Fente aux Enchères où se joignent et se condensent les plus significatives beautés du recueil. Mais cela nous entraînerait un peu loin... C'est pitié au surplus de cueillir une rose, quand il suffit de descendre au jardin pour les respirer toutes à la

fois

André Ruyters.

�� � 370

��UNE BELLE VUE

(Suite). VIII

Eh bien ! tout n'était pas perdu, et jusqu'à la fin d'Août, le temps se maintint au beau fixe sur la terre comme dans le ciel. Après s'être monté au paroxysme, mon père traversait une période de dépression, et par bonheur M, de Chaberton n'était pas là pour l'aiguillonner. Il ne soufflait plus mot de la plantation. Deux ou trois personnes lui ayant parlé de son dessein, dont elles avaient eu vent grâce sans doute à quelque commérage de M. Servonnet, il parut contrarié et répondit évasivement.

Ce n'était point qu'il ne gardât une idée de derrière la tête. Parfois lorsque je l'accompagnais dans ses prome- nades, il s'arrêtait longuement devant son mur, et les pêches qui rougissaient sur l'espalier n'étaient assurément pour rien dans les bougonnements qu'il faisait entendre en mâchonnant sa moustache. Il réfléchissait. Des scrupules, des craintes, avaient dû lui venir. Et je pensais que j'avais été bien naïf de désespérer, et qu'il y a loin entre les paroles et les actions d'un homme faible qui souvent recourt aux affirmations véhémentes pour se convaincre lui-même de fermeté. Combien de fois, par exemple, n'avait-il pas juré de mettre bon ordre à ma camaraderie avec Prosper ? Et pour ne point me chagriner,

�� � UNE BELLE VUE 37I

il s'en était tenu aux menaces et m'avait laissé prendre maintes leçons de turbulence.

Bien mieux, les relations avec M. et Mme Davèzieux ne semblaient pas avoir souffert d'un incident que nous avions pourtant des raisons majeures de ne pas oublier. Mais le pardon des injures est le fait du chrétien. Le dimanche, lorsque nous nous rendions à la messe de Saint-Clair, il était fatal que, soit à l'aller, soit au retour, nous fussions obligés de cheminer avec nos voisins. Or, les choses se passaient tout comme devant : les physionomies ne révélaient aucun sentiment nouveau, et aucune allusion n'était faite au passé.

A maints égards, le dimanche prenait dans mon existence uniforme une importance considérable. Et d'abord c'était la journée du Seigneur, laquelle dans les familles pratiquantes conserve une traditionnelle solennité. On " s'habillait " dès le matin. Les vêtements de céré- monie imposant de la tenue, quelque gêne et certaine circonspection, mes jeux se trouvaient suspendus aussi bien que mon travail. Enfin, ce qui faisait compensation, l'on voyait du monde. On en voyait dès le matin, à la messe, puis l'après-midi à Longval, le "jour" de bon papa étant devenu le nôtre par la force de l'habitude. Bien que je fusse naturellement plutôt timide, un penchant fort vif me portait à observer les grandes personnes et à écouter leurs conversations. Me laissant oublier de mon mieux, je fusse resté des heures dans mon coin, l'œil ouvert et l'oreille tendue. Je ne mettais à cela nulle indiscrétion et à peine pensais-je à m'instruire. Je m'amusais tout bonnement comme à Guignol.

La commune de Saint-Clair devenant l'été un centre

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de villégiature, la messe dominicale était un petit événe- ment comme dans toutes les localités où quelque société se trouve réunie. Devoir religieux et plaisir mondain se confondaient. A la sortie de l'église une foule parée, chapeaux de paille, toilettes claires, se répandait sur la place. Tout le monde se connaissait plus ou moins. On se saluait, on s'abordait, on se groupait, on bavardait. Et les visages respiraient la gaîté, soit que l'on fût heureux de se retrouver, soit que l'on feignît de l'être, soit que l'on éprouvât le besoin de se détendre après l'ennui d'un prêche interminable.

Le brave curé de Saint-Clair se dédommageait en effet, de Juillet à Octobre, du silence où durant le reste de l'année le condamnait la pénurie de fidèles. La population de la commune témoignait d'ailleurs de son indifférence en matière de religion en maintenant à la mairie M. Cournault, marchand de bois aux opinions radicales et qui passait pour franc-maçon. Il se produisait toutefois quelques conversions de façade et de saison, parmi les fournisseurs, eu égard à la clientèle bien pensante qui les faisait vivre.

J'avoue que le vif intérêt que je portais aux choses de ce bas monde m'induisait en maintes distractions pendant l'office. Il arrivait souvent que ma sœur, scandalisée, me pinçât jusqu'au sang afin de me rappeler à la ferveur. Mais comment s'interdire de tourner la tête au passage du frétillant M. Servonnet, souriant à droite et à gauche; du colonel Fumade, roulant des yeux féroces en boule de loto ; de la délicieuse Mme Tuffier-Maze, froufroutante et parfumée, suivie par son ombre de mari, égaré, livide et les jambes molles ^ Comment ne pas inspecter à la

�� � dérobée le marquis et la marquise de Champdieu, lui chenu et taillé en Hercule, elle petite vieille branlante et ratatinée, couple patriarcal de grands seigneurs authentiques ? Comment ne pas s'émouvoir de l'arrivée sensationnelle des de Chaberton, lesquels s'arrangeaient de sorte à n'être jamais là qu'à l'épître ! Comment ne point chercher à guigner Prosper qui se rappelait à mon souvenir en raclant de la gorge ? Il m'aurait fallu la piété peu commune de Marguerite pour négliger tant de sujets de trouble et partager exclusivement mon attention entre le maître-autel et mon livre de messe. Sans compter qu'à l'autel même, M. le Curé ne dépouillait pas tout à fait à mes yeux, en dépit de son auguste ministère, le personnage humain sous lequel je le connaissais, personnage dont Prosper singeait à la perfection les côtés drôlatiques.

Mais tout cela était peu de chose auprès du grand objet de ma préoccupation : la famille Tourneur. Cette dernière se composait de trois personnes. M. Tourneur était un homme d'environ quarante-cinq ans, portant lorgnons, les pommettes couperosées, le cheveu rare et les moustaches d'un blond fade. Sa femme paraissait plus âgée que lui et grisonnait. À en juger par sa prestance et le dessin de son profil, elle avait dû être fort belle, mais l'embonpoint l'avait envahie et ses traits s'étaient empâtés. Sa fillette lui ressemblait beaucoup ; elle avait une dizaine d'années, et son visage, encadré de boucles châtaines, attirait non seulement par sa joliesse rare, mais par son expression séduisante, puérile à la fois et sérieuse.

Les Tourneur arrivaient à l'Introït et se retiraient à l'Ite missa est. Leurs entrées et leurs sorties étaient si 374 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

discrètes, leur présence dans le bas-côté de l'église si efifacée, que pour un peu j'eusse pu ne pas soupçonner leur existence. Mais leur efiFacement même était l'un des sujets de ma curiosité. Quand j'eusse ignoré qu'il y avait une "afifaire Tourneur", je n'eusse pas laissé d'être surpris de voir M. Tourneur, le beau-frère de mon oncle Hippo- lyte Landry et qui habitait non loin d'ici le manoir du Colombier, faire le dimanche figure d'étranger au milieu de ses concitoyens. Or, nul ne semblait ni peu ni prou le connaître.

Mais il y avait une " affaire Tourneur," et ne le sachant que trop, j'aurais donné la moitié de Longval pour savoir en quoi elle consistait. Que n'avais-je conservé le souvenir de tout ce qui était tombé dans mes oreilles à ce propos, voilà quatre ou cinq ans ! En ce temps-là, on ne parlait pas d'autre chose à la maison. Ce nom de Tourneur, jadis prononcé des milliers de fois, réveillait dans ma conscience des échos lointains, mais par malheur, indéterminés. Le seul point dont je fusse assuré, c'est que M. Tourneur avait été le grand ami de mon père. Et celui-ci paraissait toujours désagréablement impressionné, lorsqu'il arrivait encore à quelqu'un de faire allusion à la fameuse affaire ; M. Davèzieux en était assez coutumier.

Ce mystère me tourmentait au plus haut degré ; mais auprès de qui l'éclaircir ? Il m'était bien venu à l'idée de questionner Prosper. Je n'avais pas osé. Outre que je craignais de passer pour un sot, il me semblait que je commettrais là un péché d'une gravité exceptionnelle. Comme le répétait souvent Marguerite pour des bêtises : " les enfants ne doivent point se mêler de ce qui ne les regarde pas. " A plus forte raison, lorsqu'il s'agit de choses

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dont les grandes personnes parlent avec des sous-entendus. En attendant, la famille Tourneur exerçait sur moi la fascination d'un problème indéchiffrable. J'éprouvais un besoin irrésistible de contempler ces personnages singu- liers, comme si mes yeux eussent pu acquérir à la longue la pénétration nécessaire pour découvrir leur secret. Et puis une vague sympathie me portait vers eux. Sympathie coupable, je le sentais bien, puisqu'elle s'adressait à des réprouvés. Il fallait que M. Tourneur eût commis quelque grand crime pour être rejeté, je ne dis point par la société, mais par mon père, le meilleur des hommes. Et cependant, il m'était impossible de croire à sa culpabilité ; il n'avait pas figure de criminel, mais de quelqu'un de doux et de gêné. Mme Tourneur, pour sa part, semblait une bonne personne, encore qu'elle eût une expression autrement ferme et une contenance autrement décidée que son mari. Quant à la fillette, en tout état de cause, elle était inno- cente aussi bien que charmante ; je la plaignais de tout mon cœur.

IX

Sur la fin du mois, nous revenions de la messe avec les Davèzieux. Prosper et moi marchions en avant-garde, quand, à mi-chemin, la voix de M. Davèzieux s'éleva, forte et tranchante :

— Encore une fois, qu'il n'en soit plus question... ce serait me désobliger. . .

Patatras ! Le ciel croulait ! Un frisson glacé me passa le long du dos.

Mon père balbutia je ne sais quoi que je ne distinguai point. Mais on lui coupa la parole :

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— Allons ! Landry, allons ! n'insistez pas : c'est une mauvaise plaisanterie...

Là-dessus, il se fit dans toute la compagnie un silence de mort. Nos pas tambourinaient entre les murs de la route encaissée et rapide. On n'en finissait plus de longer la propriété Cournault, puis le clos du colonel Fumade. Enfin, au tournant, apparut la maison de nos compagnons. Et l'on prit congé les uns des autres, nous avec la mine de gens bouleversés, les Davèzieux avec celle de gens pleins d'assurance. Toutefois le sourire noir de Madame Davèzieux ressemblait terriblement à une méchante grimace.

Une fois que nous fûmes seuls, mon père se ressaisit :

— Chaberton n'avait pas tort, dit-il. On est bien bête de prendre des gants avec certains individus. Je voulais mettre les choses au point, parler raison... Va te faire fiche !... Et j'avais des scrupules !...

Il s'exprimait avec un calme inattendu. On eût même pu croire que rien ne pouvait lui être plus agréable que ce qui venait d'arriver. Comme délivré d'un poids, il se redressait, marchait d'un pas délibéré, respirait largement. Et nous autres qui avions souffert pour lui de l'insolence inouïe de M. Davèzieux, nous imposions silence à nos sentiments personnels, touchant la question des arbres, et nous embrassions sa cause. Ah ! s'il ne se fût agi que des parents de Prosper, je lui eusse dit volontiers :

— Vas-y ! ne te gêne pas ! Tu ne planteras jamais assez pour les ennuyer.

Mais il y avait mon ami !

Le lendemain, Prosper vint me relancer. Après m'avoir vainement cherché dans le département habituel de nos

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ébats, il s'était aventuré jusqu'aux abords de la maison. J'émiettais mélancoliquement dans un bassin quelques bribes de pain destinés aux poissons rouges. Sa voix, enrouée par la mue, me fit soudain tressaillir.

— Ce n'est pas malheureux !... Tu te caches donc !... Il était armé d'un gros bâton. Les cyprins effrayés par

ses moulinets se débandèrent pour se réfugier sous le bouillonnement du jet d'eau. Il me demanda de but en blanc :

— Est-ce vrai que ton père a l'intention de nous déclarer la guerre f

Je courbai le front. Pour toute réponse, les larmes me remplirent les yeux.

— Il faudrait voir ça ! reprit-il d'un ton menaçant. Nous avons l'avantage de la position. Du haut du rempart, j'exécute un tir plongeant et je balaie la cam- pagne. Et pour commencer, je te canarde. Pan ! Pan ! Ton compte est bon.

Il me couchait en joue avec son gourdin. Du bras, je me garai instinctivement la figure.

Après avoir joui une minute de mon effroi, il éclata de rire :

— Nigaud !

Et, bon prince, il ajouta :

— Papa est bien convaincu que vous n'aurez pas le toupet de vous y frotter.

Quelle que fût l'humiliation de mon amour-propre filial, je repris un peu mes sens. Plût au Ciel que la conviction de M. Davèzieux fût fondée ! car c'est une affreuse calamité que la guerre, qui peut du soir au lendemain jeter deux amis dans un camp opposé. Ce

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n'était point lâcheté, mais mon coeur me rendait pacifiste. Et puis, quelle triste figure de combattants nous ferions, ma pauvre mère qui n'avait jamais fait de mal qu'aux mites, mon père qui ne s'était jamais attaqué qu'aux microbes, et moi donc ! l'éternel vaincu, vis-à-vis de ces Davèzieux si redoutables, lesquels, par dessus le marché, possédaient par devers eux un futur officier, un héros ! Sans compter l'avantage de la position ! Nous étions écrasés d'avance.

Or, Marguerite, ayant surpris les derniers propos de Prosper, ne perdit pas un instant pour les rapporter. Ce cafardage mit le feu aux poudres. Ah ! nous n'oserions pas nous y frotter ! On allait bien voir.

Sinistre fin d'été, pleine d'agitation et de rumeurs menaçantes ! Mon père s'ouvrait à tout venant de ses intentions, consultait de droite et de gauche, quêtait des encouragements et ne se sentait jamais si bien encouragé que par ses contradicteurs. On ne parlait à la maison que servitudes, procès, droit de vue, prescription, titre de propriété. Eût-on voulu parler d'autre chose, qu'il n'y aurait pas eu moyen. L'affaire Landry-Davèzieux appar- tenait au domaine public.

Que devenir en province, si l'on ne s'amuse à prendre les taupinières pour des montagnes ? Nos bonnes gens de Saint-Clair avaient trouvé de quoi se passionner jusqu'à la prochaine occasion. L'on n'a pas tous les jours l'au- baine d'une " affaire Tourneur ". Et la situation qui en soi était des plus simples devint en peu de temps effroya- blement compliquée.

Que mon père, s'estimant incommodé, plantât pour se mettre à l'abri, rien de plus légitime ! Que, blessé par

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l'attitude de son voisin, il passât outre à des scrupules, qui, devant d'autres procédés, l'eussent probablement em- porté, rien de plus compréhensible. Mais il était trop bon chrétien pour agir, soit à un point de vue purement égoïste, soit par esprit de rancune. Rusant un peu avec lui-même, il trouvait le moyen d'oublier la question personnelle et la question de personnes au bénéfice de la question de principes. Les principes étaient son fort ; là- dessus il se disait intraitable.

Aussi reprenait-il fermement M. de Chaberton, quand celui-ci, revenu des bains de mer, se mettait à déblatérer contre les Davèzieux.

— Je ne veux pas savoir qu'il s'agit des Davèzieux. Ils ne sont pas en cause... Tenons-nous-en à la question de principes.

La frénésie avec laquelle M. de Chaberton embrassait notre parti témoignait d'une amitié, qui pour être de fraîche date et plutôt baroque, n'en était pas moins réelle. Mais, en dehors de cette amitié trompettée aux quatre vents, M. de Chaberton se devait, en tant que propriétaire riverain, de s'allier avec nous. Notre cas pouvait, à l'occasion, devenir le sien. Il était, par contre, naturel que les habitants du haut de la colline se grou- passent dans l'autre camp.

S'il n'y avait en ce monde que des gens à principes, la ligne de démarcation eût été nette. Mais l'intérêt, les inclinations personnelles dressaient contre nous tels qui eussent dû soutenir notre cause comme leur, ou bien nous amenaient des auxiliaires imprévus. Le colonel Fumade fut de ces derniers ; pour une question de mitoyenneté, il avait eu jadis des démêlés avec M. Davèzieux. Mais avec

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qui n'en avait-il pas eu ? Ce gros homme apoplectique et rageur tempêtait dans la vie civile comme jadis à la caserne.

Ajoutez à cela qu'il existait de tout temps une sourde jalousie entre les gens de Saint-Clair et les citadins qui, comme nous, les de Chaberton et maints autres, avaient leurs campagnes sur la commune. Cette jalousie se réveil- lait et achevait d'embrouiller tout. Le seul homme que l'émoi général ne gagnât point était M. Servonnet. Son chapeau à la main, il trottinait de ci de là, aimable et guilleret, colportant des potins et partageant l'avis de tous SCS interlocuteurs.

Au milieu de ces histoires les femmes se trouvaient dans leur élément, et elles ne jouaient pas précisément le rôle de pacificatrices. La rivalité d'élégance de Madame de Chaberton et de Madame Tuffier-Maze entraîna la défection de cette dernière qui, bien qu'elle fût notre cousine à la mode de Bretagne, passa indignement aux Davèzieux. Elle y passa du moins à sa façon, c'est à dire par derrière notre dos, car, avec un visage d'ange, des yeux limpides, un délicieux sourire, elle était la fausseté même. De son mari, il n'est pas question ; la boisson en avait fait une loque et, à commencer par sa femme, il n'existait pour personne, sinon comme un objet de réprobation ou de pitié. Dans le clan féminin, maman seule conservait son sang-froid. Elle ne disait jamais que ce qu'il convenait de dire, et cela tenait en peu de mots pondérés. Elle ignorait l'art d'envenimer et de compliquer les choses. Si elle gardait à part soi une opinion différente de celle de mon père, nul n'en pouvait rien soupçonner. Lorsqu'il l'avait consultée, elle lui avait exprimé sincèrement sa

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manière de voir. Maintenant il avait pris position, et elle se fût gardée de le désapprouver publiquement, même par la moindre réticence. C'était une épouse à l'ancienne mode, soumise à son maître et constante jusqu'à la mort.

On devine quels contre-coups avaient en moi les con- versations que j'entendais et celles aussi qu'il ne m'était pas donné d'entendre, Marguerite apportant un zèle féroce à me tenir au courant de tout ce qui pouvait accabler les parents de Prosper. Encore que ce dernier parût se désin- téresser des événements et me demeurât fidèle, je ne savais pas comme lui prendre mon plaisir au jour le jour. Le manque de sécurité me gâtait les meilleurs moments, et si parfois je m'échauffais dans mes jeux, c'était avec cette sombre ardeur qu'apportent à jouir de la vie ceux qui savent leurs jours comptés.

L'étrange, et je n'en revenais pas, c'est que dans le temps même où du haut en bas de la colline, on prenait position les uns contre les autres, les relations n'étaient pas sensiblement modifiées. Le dimanche, à la sortie de l'église, salutations, sourires, salamalecs allaient bon train. A les avoir, la veille, écoutés, tel et tel eussent dû, en bonne logique, s'entre-dévorer ou pour le moins se tourner le dos. Que non pas ! Ils se renvoyaient, la bouche en cœur, des compliments. M. de Chaberton, mon père lui- même ! serraient la main à M. Davèzieux. Et scandalisé, j'apprenais qu'avec de la franchise, il n'y aurait pas de société possible.

X

M. de Chaberton reçut la récompense de son zèle pour notre cause. Un jour qu'il avait dit à mon père, en

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prenant congé de lui : " Vous savez, votre bahut. . . quand vous voudrez... Je ne retire pas ma proposition...", mon père avait répondu gaîment (autant du moins qu'il pou- vait être gai) :

— Vous ferez tant que je finirai par croire à sa valeur. Puis, l'autre parti, il demanda à maman :

— Verrais-tu un inconvénient à ce que je lui en fisse cadeau ?

En dépit de l'air dégagé qu'il se donnait, il semblait un peu gêné. Il craignait que sa femme ne sourît. Mais elle lui épargna le trait qu'il eût bien mérité. Elle dit, du ton le plus neutre du monde :

— Un bon buffet de bois blanc le remplacera avanta- geusement. ..

— Tu comprends que pour ce qui est de le vendre... En admettant qu'il ait quelque prix, il a surtout celui qu'on y attache. Nous ne serons pas privés, et Chaberton, qui s'y connaît, sera aux anges...

Il s'expliquait comme on s'excuse. Maman l'inter- rompit :

— Mais c'est tout naturel...

Où était le temps que mon père se moquait des ridi- cules de M. de Chaberton ? On n'est pas caressé, approuvé du matin au soir par les gens, sans concevoir à la longue de l'indulgence à leur égard. M. de Chaberton se montrait le plus chaud des amis. Le bruit des louanges qu'il faisait de nous nous revenait de toutes parts aux oreilles. Encore que l'exagération de ces louanges irritât parfois la modestie de ceux qui en étaient l'objet, il n'y avait tout de même pas moyen de lui en savoir mauvais gré. Il faut bien prendre les gens comme ils sont.

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Lorsque maman prévint Octavie d'avoir à débarrasser son buffet, afin qu'Auternaud, l'homme de peine, qui venait le lendemain en journée, pût le porter chez M. de Chaberton, on entendit de belles clameurs. Octavie avait longtemps servi chez bon-papa avant de passer à nos gages ; elle se croyait des droits sur Longval bien supé- rieurs aux nôtres. Arracher de sa cuisine — et pour le donner ! — un meuble qu'elle y avait connu de toute éternité, autant disposer de son propre bien. En face d'un pareil agissement, elle se demandait ce qui la retenait de rendre son tablier. Jamais on n'eût rien vu d'ap- prochant du vivant de M. Aubineau ! Elle ne voulait rien dire de M. Chaberton le fils, mais tout le monde savait que M. Chaberton père n'était pas grand'chose...

Elle abusait de son franc parler. Il fallut lui imposer vertement silence, sur quoi ce furent des larmes et des jérémiades à n'en plus finir.

Le lendemain, Auternaud enleva le bahut dans ses bras musclés et velus, le chargea en travers d'une brouette, et en route ! J'assistais à l'opération, quand survinrent les cousins Becquet. Ils arrivaient, comme d'habitude, à pied de Charlemont, n'ayant pas les moyens de prendre fiacre. Ils étaient tout suants, poudreux, fourbus. Une visite dans des conditions pareilles ne ressemblait guère à une partie de plaisir. Mais les parents pauvres passent par bien d'autres épreuves ! Je vois encore M. Becquet, accouru à la nouvelle de la mort de bon-papa, demander anxieu- sement à mon père : " Il ne nous a rien laissé ? " et apprendre, de quel visage ! qu'il n'était pas fait mention de lui dans le testament.

Le cousin Becquet n'était pas né chançard. Il avait

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toujours suffi qu'il participât à une entreprise pour qu'elle s'effondrât misérablement. Il passait sa vie à tra- vailler pour le roi de Prusse. Actuellement, il était placier en vins (nous en savions quelque chose !) Mais il y avait des probabilités pour que la maison qu'il représentait déposât son bilan d'un jour à l'autre.

Lorsqu'une longue expérience a démontré que la guigne vous interdit d'avoir à compter sur vous-même, il devient un peu permis de se mettre à compter sur autrui. Les Becquet se reposaient sur mes parents et cela ne leur réussissait pas trop mal. Ils avaient pourtant cette posture à la fois exigeante et servile, cette insistance geignarde, qui n'encouragent point l'exercice de la bienfaisance. Et qui pis est, on les sentait crevant d'envie et sans recon- naissance aucune de la générosité qu'ils avaient mille fois éprouvée. M™® Becquet usait les robes de maman ; le gros monsieur Becquet étouffait dans les redingotes de mon père ; les deux garçons se repassaient mes costumes. Voilà choses entre mille autres qu'ils ne nous pardonnaient pas.

Ils étaient, au billard, en train de se lamenter, dans l'espoir de ne pas s'en retourner les mains vides, lorsque M. de Chaberton passa devant les fenêtres. Il accourait, faisant force de bras et de jambes. Il entra, la face rayon- nante, l'œil dilaté, à bout de souffle. Mon père crut avoir le poignet déboîté par ses shake-hands véhéments.

Et M. de Chaberton s'écriait, en phrases entrecoupées :

— Il n'y a que vous pour avoir des procédés pareils.... Je n'oublierai jamais... Je suis honteux... Je ne sais si je dois accepter... Un présent royal, oui, je maintiens le mot, royal !...

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Le plus comique, c'était la tête des cousins Becquet. Quoi ! mes parents se permettaient de faire un cadeau, et royal encore ! à ce millionnaire ! Et eux alors ? On les volait.

��XI

��Comme à la suite de quelques journées orageuses, la température s'était rafraîchie, mon père proposa :

— Si ce temps-là continue, nous devrions en profiter pour monter demain à Mauvent.

— Demain ! se récria maman. Mais y penses-tu ? C'est le grand nettoyage ! Nous partons dans quinze jours : il faut que je commence à tout mettre en ordre.

— Tant pis ! J'irai sans toi, avec Marcel. Il faut abso- lument que je voie mon frère Hippolyte. Si la pluie com- mençait, ma visite serait remise à Dieu sait quand !

Innocentes roueries des bonnes âmes ! On savait bien qu'il n'avait pas choisi fortuitement le dernier samedi du mois. Il saisissait un prétexte pour fuir le spectacle abhorré du grand nettoyage, lequel se prolongeait à Longval fort avant dans la journée. En outre, il épargnait à maman le déplaisir d'avoir à l'accompagner, et l'abstention de celle- ci avait une excuse avouable entre eux, aussi bien qu'in- discutable vis-à-vis d'autrui.

En dehors des deux grands dîners que l'on échangeait aux alentours de Pâques et du Jour de l'An, dîners que notre deuil avait suspendus, la famille de mon oncle et la nôtre se voyaient peu, et il y avait à cela une foule de bonnes raisons. Directeur des Grands Ateliers de Con- structions Mécaniques, mon oncle était à Charlemont le

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plus affairé des hommes. On ne pouvait lui mettre la main dessus qu'à la campagne, mais de Longval à Mauvent la promenade compte. Quant à attendre qu'il se dérangeât, lui qui pourtant possédait un " omnibus ", il n'y fallait pas songer. Victime d'une part de la difficulté que l'on éprouve à se mettre en branle dans les maisons nom- breuses, il se trouvait d'autre part retenu par les travaux personnels auxquels il consacrait ses vacances. Un savant comme lui n'abandonne pas ainsi ses expériences et les découvertes qu'il est sans cesse à la veille de réaliser. Pour ce qui est de ma tante Isabelle, véritable mère-gigogne, elle était toujours, ou grosse, ou bien en couches, ou bien nourrice : le reste du temps institutrice ou garde-malade. Avec douze enfants, elle avait largement de quoi s'occuper et se suffire.

Et puis, de maman à ma tante, les atomes crochus ne mordaient point. Il n'y avait pas inimitié entre elles, mais absence d'attraction. Un abîme les séparait, l'une femme de tête, ordonnée et soigneuse jusqu'à la manie, l'autre veule et négligente au-delà de toute expression. Le spec- tacle de l'incurie qui régnait chez sa belle-soeur faisait souffrir maman d'une façon presque physique.

En ce qui me concerne, je ne pensais pas à me plaindre de la rareté de mes relations avec mes cousins. Pour excel- lents garçons qu'il fussent, ils étaient faits d'une autre pâte que moi. De l'aîné qui sortait de Centrale à celui des cadets en âge de porter culotte, ils avaient comme leur père la fureur des expériences. Hirsutes, les mains sales, les vêtements déchirés, tachés, brûlés par les acides, il s'adonnaient, livrés à eux-mêmes, à des jeux peut-être instructifs, mais assurément dangereux. Avec leurs piles

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leurs cornues, leurs fîls électriques, leurs mélanges déto- nants, ils me déconcertaient et m'inspiraient une médiocre confiance. Je m'accommodais cent fois mieux des plaisirs brutaux de Prosper, lesquels du moins étaient proches de la nature. Aussi mes cousins me considéraient-ils un peu avec cette pitié que les ingénieurs nourrissent à l'égard des poètes.

De quinze ans plus âgé que mon père, mon oncle Hippolyte inspirait à ce dernier une admiration et une vénération quasi-religieuses. Il n'y avait à ses yeux per- sonne de saint, de sage, de savant comme lui. Lorsqu'il avait dit : " Mon frère Hippolyte ", il ne restait qu'à tirer l'échelle. Cela allait de sa part jusqu'à l'humilité la plus absolue, et bien lui en prenait. Mon oncle s'autorisait de ses vertus et de son savoir pour trancher en dernier ressort de tout ce qui regardait la morale et la connaissance de la vérité. Il ne s'en laissait point remontrer. Après des années, je frémissais encore au souvenir d'une colère qu'il avait eue pendant un dîner à la maison. Rouge comme brique dans sa barbe blanche, il s'était écrié, en faisant du plat de la main trembler le couvert :

— Avec des raisonnements pareils, il n'y aurait plus ni religion, ni famille, ni société !

Et mon père, auteur — qui l'eût cru ? — - de raisonne- ments subversifs, n'avait pas demandé son reste et, tout honteux, était rentré dans sa coquille. (Je soupçonne forte- ment que cette scène se rapportait à "l'affaire Tourneur", laquelle battait alors son plein.)

Etant donnée l'idée fixe qui hantait le cerveau de mon père, il n'était pas malin de deviner à quel propos celui-ci avait absolument besoin de consulter son grand oracle. S'il

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y avait tardé, c'est sans doute que dans le premier feu de sa fantaisie, la perspective d'un obstacle possible lui était insupportable. A la veille de passer des paroles aux actes, il tenait à mettre sa conscience en paix d'une façon défini- tive par l'obtention du suprême suffrage. Suffrage qui n'avait hélas ! aucune raison de ne pas lui être acquis, personne au monde ne pouvant contester son droit absolu de procéder chez soi comme il l'entendait. Mon oncle était encore plus que lui féru des principes. Il était toute- fois certain que si son frère émettait par hasard l'ombre d'un blâme, les maudits arbres ne seraient jamais plantés.

Nous laissâmes donc maman et Marguerite empaqueter de blanc rideaux, glaces, meubles et jusqu'aux moindres objets ; et nous nous acheminâmes vers Mauvent. Ciel voilé, brise légère, on eût difficilement choisi journée plus favorable pour cette expédition.

La propriété de mon oncle doit son nom à son exposi- tion très éventée. Elle est sise sur le même versant que Longval, à l'extrémité du coteau dont la ligne, rompue par un coude brusque de la Sienne, s'en va reprendre un peu plus loin sur la rive opposée. Les toitures groupées et inégales de Mauvent, le pignon, surmonté d'une croix, de sa chapelle, la coupole blanche de son observatoire, sont visibles de tout le pays environnant, et l'on croirait bien plutôt d'un hameau que d'une habitation particulière.

Nous gagnâmes Saint-Clair et la route, qui, au sortir du village dont elle forme la principale rue, longe la crête du coteau. Une ligne presque ininterrompue de murs cache malheureusement la vue du côté où M. Davè- zieux l'apprécie tant, mais, sur la gauche, les échappées ne manquent point. Toute cette région, accidentée et fort

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peuplée, est d'une grande richesse agricole. Les bandes variées des cultures s'y contrarient en tous sens autour des fermes et des taillis épars. Là-bas, les quatre tours aiguës du château de Cbampdieu émergent d'entre les cimes pressées d'un parc vers lequel se dirige en rase campagne une interminable avenue. Vestiges de l'aqueduc qui sous les Romains abreuvait Charlemont, une demi- douzaine d'arceaux ruinés enjambent majestueusement vignes et champs de blé. Dans ce profond repli de terrain, se cache le manoir du Colombier. . .

Or, tout invisible qu'il fût, ce manoir, ou du moins son emplacement approximatif, était pour moi le lieu de beaucoup le plus intéressant du paysage. C'est là que demeurait, enfoui comme dans un tombeau, ce mystérieux M. Tourneur qui, frère de ma tante, ancien ami de mon père, ne tenait pas beaucoup plus de place ici-bas qu'un mort. C'est là que devait prodigieusement s'ennuyer la charmante fillette, que ni Marguerite ni Mesdemoiselles de Chaberton ne priaient à leurs goûters.

L'attrait si troublant de l'inconnu exerçait en plein son empire sur mon esprit, lorsque d'un chemin de traverse déboucha le mauvais break qui, le dimanche, amenait la famille Tourneur à la messe. Nous dûmes nous garer. Comme si j'eusse été pris en faute (mais ne péchais-je point par pensée ?) je me sentis rougir sous les regards de madame Tourneur et de sa fille. M. Tourneur nous pré- sentait le dos ; il ne broncha pas. Or, ayant détourné la tête, je remarquai que pour se donner une contenance mon père suivait des yeux avec une attention exagérée le vol de corneilles effrayées par le trot du cheval. Ses joues s'étaient imperceptiblement colorées. L'incident nous laissa rêveurs autant l'un que l'autre. 4

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Nous marchions depuis une bonne heure, et, la route conmençant à dessiner sa courbe descendante, nous atteignîmes Mauvent.

Lorsque mon oncle, nouveau marié, avait acquis cette propriété, il n'avait prévu ni les copieuses bénédictions du ciel sur son union, ni l'importance future de ses travaux. Une honnête maison cubique, une sapinière, une salle d'ombrages dominant la vallée, suffisaient à ses désirs, à ses nécessités. Plus tard, l'habitation devenue trop étroite, on y avait ajouté une aile. Mon oncle ayant eu par la suite besoin d'un laboratoire pour ses expériences, nou- veau bâtiment. Il s'était engoué d'astronomie : édification d'un observatoire. Et finalement, par faveur spéciale de Monseigneur, une chapelle s'était élevée, brochant sur le tout, et flanquée d'un pavillon pour l'aumônier.

Toutes ces constructions juxtaposées et disparates for- maient trois côtés d'un quadrilatère à l'extrémité duquel s'étendait la salle d'ombrages. Lorsqu'on pénétrait dans Mauvent, on avait absolument l'impression de déboucher sur une place de village. Au beau miHeu de cette place un spectacle singulier s'offrit à nous.

C'était l'époque où le problème, nouvellement posé, de l'automobilisme tourmentait le cerveau des ingénieurs, et où l'on construisait les premières ébauches du véhicule de l'avenir. Mon oncle, avec sa passion pour toutes les nou- veautés de cet ordre, n'avait pu faire autrement que de se lancer dans l'aventure. Et voici que nu-crâne, barbe en broussaille, lunettes sur le nez, une veine gonflée lui partageant le front, il était juché sur le siège d'un chariot aux lourdes roues ferrées qui, avec sa cheminée et son foyer rougeoyant, ressemblait au chaudron roulant des

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bitumiers. La machine grinçait, pétaradait, tremblait, crachait la fumée, mais ni les manœuvres compliquées du conducteur, ni l'efiFort des sept garçons de toutes tailles qui poussaient aux roues, ne déterminaient son déplace- ment.

L'opération était de trop grande importance pour que notre arrivée l'interrompît. Nous restâmes debout, à l'écart, dans l'attente respectueuse du miracle. De tous côtés, des têtes à bonnet apparaissaient aux fenêtres. La nouvelle invention de " Monsieur " faisait béer d'admira- tion les bonnes du logis. Le profil amaigri de ma tante, laquelle relevait de couches, se dessinait au bord d'un rideau soulevé. Je ne pus m'empêcher de songer à M. Tourneur, encore que du frère à la soeur la ressem- blance fût lointaine.

Le miracle ne se produisait point. Ce ne serait pas encore aujourd'hui que les voitures marcheraient toutes seules. Soudain, léger comme un jeune homme malgré ses soixante ans sonnés, mon oncle sauta à bas du siège, étendit son grand corps sur le sol, se coula entre les essieux. Il tripota longuement je ne sais quoi, puis, tout poudreux, congestionné, les mains huileuses, se releva. Il dit avec certitude :

— Je sais ce que c'est.

Sur quoi, il daigna s'apercevoir de notre présence. Il nous accueillit sans enthousiasme, de son air supérieur et distant. Mon père et lui s'en allèrent ensuite causer à l'écart sous le couvert des platanes.

Je ne les perdais pas de vue, tandis que mes cousins, me traitant, humble profane, en quantité négligeable, émettaient tous à la fois leur opinion, et tournaient

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comme des mouches autour du char paralytique. Ce qui fut dit entre eux, je n'avais malheureusement pas un pouvoir égal à mon désir de le lire sur leurs lèvres. Mon oncle ne se mettait d'ailleurs en frais ni d'attention, ni d'éloquence. Soucieux, le front barré, il écoutait distraite- ment et répondait de même tout en se fourrageant la barbe, et sans quitter une minute des yeux l'objet prin- cipal de ses préoccupations. L'entretien ne fut pas long. Sur un haussement d'épaules qui y mettait fin, le savant se leva, et, laissant son frère se reposer sur le banc, revint à sa machine et entreprit d'en démonter quelque ressort intérieur. Mais la brise fraîchissait. Mon père, bien qu'il eût endossé coup sur coup deux pardessus, craignit de s'enrhumer. Il aima mieux se remettre en route encore las, que demeurer immobile dans ce lieu éventé. Nous partîmes donc, et notre départ fît tout aussi peu de sensation que notre arrivée.

De retour, nous trouvâmes maman assise devant la maison et prenant un repos bien mérité. Comme toujours en pareille circonstance, la joie du devoir accompli éclairait son visage. Mon père décrivit avec respect le spectacle dont nous avions été témoins. Il m'avait déjà démontré tout le long du chemin les conséquences incalculables de l'invention de mon oncle, si celui-ci la menait à terme.

Maman parut un peu sceptique :

— Hippolyte entreprend tant de choses !..

Elle voulait dire par là qu'il n'en achevait aucune. La belle afîaire ! Mon père réfuta la critique :

— Hippolyte est un précurseur. Il a ouvert les voies à vingt découvertes... D'autres auront peut-être à sa place gloire et profit... Mais le véritable savant est désintéressé....

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Ensuite, il confessa que sa visite avait été plutôt inopportune. Il ne se plaignit pourtant pas de l'accueil qu'il avait reçu à Mauvent, accueil si désinvolte que j'en avais été mortifié pour lui. Il prenait toute la faute à son compte. On ne va point ennuyer de ses petits intérêts un homme qui a la tête grosse d'un monde, ni soumettre il Salomon un procès qu'un enfant trancherait.

— Hippolyte, conclut-il, ne pouvait que m'approuver.

— Mon Dieu ! dit maman avec une douceur insi- nuante, le contraire eût été surprenant. Que tu plantes ou ne plantes pas, que veux- tu que ça lui fasse ?... Ce n'est pas lui que tes arbres gêneront... D'ailleurs, entre toi et les Davèzieux qui ne sont ni de ses parents ni de ses relations...

— Voyons, Marie ! interrompit mon père, d'un ton de reproche ; on dirait vraiment que tu ne connais pas Hippolyte. Il voit les choses de plus haut que cela. Lorsque je fais fausse route, il n'est pas, tu le sais bien, le dernier à me reprendre.

Elle ne répondit point et garda un vague sourire au coin des lèvres. Elle savait surtout que l'infaillibilité du grand homme était un article de foi pour son mari. Mais elle se refusait, c'était visible, à partager la superstition de ce dernier. Elle en voulait à son beau-frère d'avoir perdu une belle occasion de manifester sa fameuse sagesse. Avec un air de n'y pas toucher, elle avait eu pour lui quelques réflexions assez dures.

J'admirais sa perspicacité. Elle n'était pas sortie de chez elle et n'ignorait pourtant rien de ce que j'avais cru discerner sur la physionomie de mon oncle. Celui-ci se désintéressait totalement d'une question qui ne le

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touchait ni de loin ni de près. Il avait d'autres chiens à fouetter !

Mais un sage, digne de ce nom, a-t-il le droit d'être égoïste ? Lui est-il permis de rendre ses arrêts à la légère, afin de retourner plus vite à ses occupations ? Peut-il, ainsi que maman l'avait laissé entendre, se laisser sug- gestionner par des considérations personnelles ? Il me semble que mon oncle n'avait^pas rempli tout son devoir, et l'auréole dont je l'avais longtemps paré sous l'influence paternelle reçut une sensible écornure.

��XII.

��La semaine suivante appartint à la pluie, et il suffit de quelques jours pour décomposer la campagne. On entra d'un seul coup dans l'automne.

Le dimanche, une éclaircie nous laissa monter tranquil- lement à Saint-Clair, pour la dernière fois de la saison. A l'issue de la messe, le déluge ayant repris de plus belle, une partie des fidèles se débandèrent sans s'attarder aux politesses. Ceux de qui les voitures stationnaient le long du terre-plein sur lequel l'église est bâtie, se hâtèrent de les rejoindre. Les Tourneur montèreAt dans leur break aux rideaux de cuir ; le marquis et la marquise de Champ- dieu dans leur landau solennel ; les de Chaberton s'em- pilèrent dans leur coupé. Un groupe, dont nous faisions partie, attendait sous le porche que l'averse diminuât de violence. Les Davèzieux s'étaient réfugiés chez le phar- macien.

Soudain retentit un fracas, et les dames jetèrent des cris d'effroi. Au coin de la place, le cocher de M. de

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Champdieu, ayant voulu dépasser le break, l'avait accroché insolemment. Le cheval du break avait glissé sur le grès englué de boue et s'était abattu. Le voici qui se débattait, ruant dans les jambes des autres bêtes, les- quelles renâclaient et se cabraient. Cochers à bas de leurs sièges, voyageurs mirent pied à terre. Quelques officieux, sortant d'un café voisin, accoururent prêter main-forte. M. de Chaberton, qui au bruit de l'accident avait fait arrêter son coupé, se porta sur les lieux au pas gj'mnas- tique. Il eut la joie de constater que la marquise en avait été quitte pour la peur. Cependant M. de Champdieu, stoïque sous la pluie, avait découvert sa tête chenue et présentait ses excuses à M. Tourneur, tout comme si ce dernier eût été véritablement quelqu'un.

Les voitures dégagées des roues l'une de l'autre, le cheval relevé, on s'aperçut que les brancards du break étaient brisés. Il se produisit alors un événement extra- ordinaire. M. de Champdieu s'approcha de madame Tourneur qui s'était mise à l'abri sous une porte avec sa fille. Il y eut entre eux une discussion courtoise, avec des gestes de dénégation de part et d'autre. La petite madame de Champdieu, le chef branlant, vint joindre ses instan- ces à celles de son mari, M. Tourneur ses protestations embarrassées à celles de sa femme. On comprit enfin ce dont il retournait, lorsqu'on vit les uns et les autres s'en- gouffrer dans le landau. Et M. de Chaberton, ayant aidé les dames et s'étant confondu en salutations, regagna, tout mouillé, son équipage.

Autour de nous bruissaient des chuchotements ; on échangeait des sourires ; Madame Tuffier-Maze laissa même échapper un petit rire scandalisé. Mes parents, eux,

�� � 39^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

semblaient positivement habiter en esprit une autre planète. Mais comme une accalmie se produisait, ils ne laissèrent point toutefois de s'en rendre compte, et nous nous défilâmes, en hâte.

Après le déjeuner, maman déclara :

— Avec un temps pareil, nous n'aurons personne au- jourd'hui.

Et ce serait tant mieux. Sa maison nettoyée à fond, rangée, empaquetée, elle ne tenait pas à ce que l'on vînt, la veille du départ, friper les housses et salir les parquets. Cependant on fit, à tout hasard, une flambée dans le grand salon.

La précaution ne fut pas inutile, car maman se trom- pait dans ses prévisions. M. Servonnet ouvrit le défilé. Toujours net comme un sou neuf, il trouvait le moyen de n'avoir pas une tache de boue.

Il apportait un potin tout chaud. Bien qu'il ne fût pas allé ce matin à Saint-Clair à cause du mauvais temps, il savait, et de source certaine, que M. de Champdieu....

Mon père, distrait peut-être, lui coupa la parole :

— Oui, vous devez souffrir encore plus que nous de l'éloignement de la paroisse. L'été, avec la chaleur, cette montée est éreintante ; pour peu qu'il pleuve, le chemin devient détestable. Nous ne manquons pas ici d'inconvé- nients ; celui-là n'est pas le moindre.

— Je n'y contredis point, fit M. Servonnet. Mais que voulez-vous ? Comme le disait avec raison mon excellent ami Aubineau, on irait loin avant de trouver une propriété qui vaille Longval.

— Mon mari ne connaît pas son bonheur, dit maman, touchée au bon endroit.

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Survinrent les de Chaberton.

— Comment !... Vous !... Par cette pluie !... Vous êtes trop aimables !...

— Il n'y a pas de pluie qui tienne !... Des amis comme vous !... Votre dernier jour !... Nous eussions été impar- donnables...

Les gracieusetés épuisées, M. de Chaberton lança :

— Eh bien ! Landry, et cet accident ! Je pense que ça a dû vous donner un coup !.., J'en frémis encore ! C'était effarant... quand j'ai vu le break chavirer, le cheval s'abattre, j'ai bien cru que nous aurions à déplorer une catastrophe... C'est miracle que personne n'ait eu la moindre égratignure...

Tout cela, et une mimique de drame pour deux voi- tures qui s'étaient heurtées ! Mais on connaissait M. de Chaberton. Il poursuivit :

— Et les de Champdieu, vous avez vu ? Ils ont été au-dessus de tout. Leur geste vous a eu un de ces chics ? Ah ! pour le tact, le savoir-vivre, la simplicité, il n'y a que ces gens de l'ancienne France !...

Il pérorait, le dos à la cheminée. Et pour la première fois, je remarquai qu'il s'habillait exactement comme le marquis de Champdieu. Même jaquette carrée, même pantalon à damier, même lavallière bleue et, dans l'en- semble, même affectation d'inélégance qui semblait dire : " Nous autres, gentilshommes de vieille roche, nous sommes au-dessus des apparences." Mais M. de Champ- dieu, avec sa stature d'ancien officier de cuirassiers, et M. de Chaberton, bas sur pattes et le cou dans les épaules, donnaient à une mise identique un genre si différent que l'on pouvait fort bien ne point s'apercevoir de la similitude.

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A propos de collision de voitures, M. Servonnet plaça, tout émoustillé, le récit d'un accident, survenu l'année de la guerre et dans lequel deux magistrats de sa connaissance avaient péri. Il achevait, que la porte du salon s'ouvrit pour laisser passage aux Davèzieux.

Oui, eux-mêmes, front haut, sourire aux lèvres, sûrs de leur fait. Ils nous devaient une visite, ils la rendaient, tout comme s'ils eussent ignoré que depuis plus d'un mois notre démêlé avec eux était la fable générale. On eut beau faire bonne contenance, pareil aplomb jetait un froid, et de pénibles silences ponctuèrent les banalités courantes.

Soudain, M. Davèzieux apostropha mon père :

— Eh ! dites donc, Landry ! Il me semble que notre ami Tourneur se met bien !

Ça y était ! Eux aussi n'étaient venus que pour en parler.

Un tic nerveux tirailla le visage creusé de mon père. Et celui-ci indiqua par un haussement d'épaules et un jeu du bras que M. Tourneur pouvait " se mettre " comme il l'entendait, et que la chose ne le regardait pas.

M. de Chaberton, lui, saisit la balle au bond et revint avec enthousiasme sur la beauté du geste de M. de Champdieu.

— Peuh ! de l'épate ! fit M. Davèzieux.

Cette réflexion, dans laquelle entrait tout son mépris pour des aristocrates qui ne le recevaient pas, fut le point de départ d'une discussion aussi vive que confuse. Ces messieurs, l'un fort échauffé, l'autre narquois, se chamail- lèrent par-dessus la tête de leur hôte. M. de Chaberton exprima son horreur des préjugés bourgeois et soutint que

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les gens " de son monde " avaient le droit de juger les choses sous un autre angle que " les petites gens ". M. Davèzieux se gaussa de la noblesse, " laquelle de nos jours n'est plus un fait, mais un mot, vide de réalité " ; il affirma que " la morale est égale pour tous ".

— Je vous enferme dans un dilemme, dit-il enfin. Ou madame Tourneur est une personne estimable ou elle ne l'est pas...

Les dames qui, depuis le commencement, s'inspectaient du coin de l'œil, entrèrent dans la discussion afin d'ex- haler l'une contre l'autre de façon détournée la haine qu'avait suscitée en elles l'examen réciproque de leurs toilettes.

Et madame Davèzieux, avec le plus perfide de ses sourires noirs :

— La marquise de Champdieu a peut-être ses raisons pour se montrer particulièrement indulgente. . . Il paraît que dans son beau temps...

Madame de Chaberton, roidissant son col de cigogne, laissa tomber du bout des lèvres :

— Oh 1 vous savez, chère madame, il court tant de ragots dans les arrière-boutiques !

L'allusion était sanglante aux origines modestes de madame Davèzieux. Mais, tandis que les deux visiteuses se livraient à un échange nourri de pointes meurtrières, en dépit des efforts de maman pour les en détourner, M. Davèzieux n'abandonnait pas son dilemme.

— Ou madame Tourneur est une personne estimable ou elle ne l'est pas. Dans le premier cas, je trouve par- faitement naturel que votre marquis de Champdieu la fasse monter dans son carrosse. Mais alors permettez-moi

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de m'étonner que nous tous tant que nous sommes, nous ayons cessé de saluer Tourneur du jour où il l'a épousée... Voyons, Landry, ai-je raison, oui ou non ?

Prosper et moi étions assis au fin fond du salon. Mar- guerite, ayant emmené les demoiselles de Chaberton visiter son oratoire, ne nous avait pas jugés dignes de partager cette faveur. Mon camarade, qui n'était pas un garçon d'intérieur, bâillait dans son chapeau à se décrocher les mâchoires. Mais moi, avec quelle attention passionnée, je prêtais l'oreille, on le devine. Je tremblais que l'on nous priât de passer dans une autre pièce avant que se fussent déchirés tous les voiles qui m'avaient si longtemps masqué " l'affaire Tourneur ". Je saisissais dans une glace les regards inquiets que mon père jetait de notre côté.

Pauvre père ! la discussion de ces messieurs ne semblait pas le divertir autant que M. Servonnet duquel un rire contenu allumait les petits yeux jaunes et secouait la mâchoire. Le front crispé, il s'agitait sur sa chaise, se mangeait la moustache, et cherchait vainement le joint pour placer son mot. Apostrophé par M. Davèzieux, il n'avait pas ouvert la bouche que M. de Chaberton s'interposa :

— Permettez !... permettez !... ne mêlez pas notre ami Landry à ce débat... A chacun son point de vue... Je vous demande, à vous, ce que vous reprochez personnellement à Tourneur.

— Ah bien ! vous en avez de bonnes ! Mais, sacredié ! je ne lui reproche rien de plus que vous-même. Vous avez assez crié au scandale quand il nous a ramené cette créa- ture à Saint-Clair.

— Moi ! moi ! j'ai crié !... Avec ça que c'est mon

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genre ! Vous vous trompez, mon cher, vous me confondez avec un autre. Tourneur n'est pas de ma société, je le connais à peine. Ses faits et gestes ne me touchent donc guère. Nous autres, nous avons d'ailleurs l'habitude de fermer les yeux sur certaines choses... Nous ignorons... Affaire de tact... Dans tous les cas, je ne suis pas fou. Je n'ai pu reprocher à Tourneur d'avoir régularisé sa situation, ce qui étant donné l'existence de l'enfant, n'avait rien que d'honnête... Je n'ai pas pu le blâmer de revenir habiter le pays, après la mort de M. Tourneur père (duquel, entre nous, l'intransigeance était absurde), pour la bonne raison qu'il est difficile de gérer une fortune terrienne ailleurs que sur ses terres, quand on n'a pas les moyens de faire autre- ment. Tout ce que je puis dire aujourd'hui, et nul ne le contestera, c'est que son attitude est parfaitement correcte et j'ajoute des plus courageuses, étant donné l'étroitesse d'esprit de la province.

M. Davèzieux, goguenard, subit ce flux d'éloquence, en tambourinant, les pouces dans les goussets, sur son gilet blanc. Il ne semblait nullement convaincu que ce ne fût point le même Chaberton qui avait jadis soutenu la thèse contraire.

On entendit Madame Davèzieux déclarer avec dégoût à sa voisine que jamais honnête femme ne supporterait le contact d'une personne qui avait été d'abord la maîtresse de son mari, et qui pour comble était une ex-cabotine. Là-dessus les deux ménages confondirent leurs voix, et il apparut, clair comme le jour, que ni les uns ni les autres ne savaient positivement si madame Tourneur était oui ou non montée sur les planches. Je m'étonnai que mon père qui connaissait certainement la vérité ne tranchât

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point le débat. Voulait-il donc la taire, ou bien ne pouvait-il pas la proclamer ?

Acculé dans ses derniers retranchements, M, Davèzieux convint qu'il se bornait à répéter ce que tout le monde disait. Il ajouta :

— Notre ami Landry, qui est la bonté même, n'aime pas à parler de ces histoires-là. Mais pour qu'il ait rompu avec Tourneur, son ami et son parent par alliance, il faut qu'il ait eu des raisons exceptionnellement graves. Il nous a dicté à tous notre ligne de conduite. Qu'il reçoive demain les Tourneur, et toutes les portes leur seront ouvertes. On sait que Landry a des principes avec lesquels il ne transige point.

On sentit bien à quoi il prétendait surtout faire allusion en appuyant sur le mot " principes ". Par suite, mon père, peu touché des flatteries précédentes, repartit avec humeur :

— Laissez donc ! Le passé est le passé... A quoi bon ressasser éternellement les mêmes rengaines ?...

Cela n'empêcha point M. Servonnet de placer son mot. On lui avait affirmé tout dernièrement que Madame Tourneur avait donné des leçons de chant ; elle possédait encore, paraît-il, une voix magnifique.

— Et vous ne devineriez jamais de qui je tiens le détail ? M. Davèzieux lui coupa son effet, fort incivilement :

— Mais si, mais si, fit-il : De monsieur le curé. Vous me l'avez raconté la semaine dernière. Seulement, permettez-moi de vous redire que notre curé n'est pas une autorité. Brave homme, mais pas fort, sinon aux dominos. Il gobe tout ce que Tourneur lui serine en lui faisant sa partie.

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S'il était une visite surérogatoire aujourd'hui, c'était bien celle des cousins Becquet. Ils auraient pu attendre trois jours, et nous voir commodément à la ville. Mais ils ne reculaient devant rien, afin de témoigner d'un zèle méritoire. Tout dégouttants, les pieds crottés, ils firent une entrée lamentable qui plongea maman dans la cons- ternation, mais eut du moins le mérite de rompre une conversation que mon père endurait comme un supplice.

M. et M™*^ Davèzieux se levèrent. Ils prirent congé, l'un faisant le bon garçon, l'autre tout miel. Le cœur gros, je serrai la main à Prosper, avec qui je n'avais pas échangé dix paroles. Notre dernière entrevue n'avait rien eu de folâtre, et Dieu sait maintenant ce que l'avenir nous réservait ! Lui semblait ravi, sinon de me dire adieu, du moins d'en avoir fini avec cette trop longue séance d'immobilité. Et puis, ce n'était pas un sentimental.

Les Davèzieux à peine sortis, M. de Chaberton re- monta sur ses grands chevaux.

— Quelle petitesse ! On n'a pas idée de ça !... Plus je vais, plus je prends en horreur les gens communs !... Voyez-vous les embarras de ces parvenus ! Ça sort on ne sait d'où et ça se permet de critiquer les de Champdieu...

— Vous êtes bien bon d'y attacher la moindre impor- tance, dit madame de Chaberton, née de Sérigny, avec un air de suprême dédain.

— Le fait est... Mais il convient tout de même de leur rabattre le caquet... Pour commencer, nous allons voir leur nez lorsque Landry leur aura bouché la vue. Sale conp pour eux, mais ils ne l'auront pas volé.

Il se tordait. Mon père se mit presque en colère :

— Je vous en prie, Chaberton ! Ne travestissez pas mes intentions !

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— Eh ! VOUS êtes trop bon !... Vous vous laisseriez marcher sur le pied.

Marguerite et ses amies rentrèrent au salon fort à pro- pos. Ce fut pour nos autres voisins le signal du départ. Mon père, qui ne savait pas feindre, les reconduisit, comme des importuns dont on n'est pas fâché d'être débarrassé.

En revenant, il fit claquer la porte derrière lui :

— Non ! il n'est pas permis de lâcher tant de bêtises ! Il était furieux. Ami et ennemi s'en étaient vraiment

par trop donné de le retourner sur le gril, chacun à sa façon. Maman dit :

— Comme si tu ne le connaissais pas !

— Je crains qu'il ne manque un peu du sens de la mesure, avança M. Servonnet. Il nous a joué une vraie comédie avec Davèzieux.

— Eh bien, Alphonse, quoi de neuf? demanda brus- quement au cousin Becquet mon père, qui envoyait au diable Davèzieux et Chaberton, et n'en voulait plus entendre parler.

— Pas grand'chose de bon... Mais qui n'a pas ses déboires ?

Ce disant, le gros monsieur Becquet, jaune comme un coing, dissimulait mal son contentement. Son humble femme esquissait un sourire équivoque. Ils n'avaient pas digéré l'histoire du bahut.

(A suivre).

Edouard Ducoté.

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��TEXTES

��Le législateur des Thuriens ordonna que quiconque vouldroit^ ou abolir une des vieilles lois^ ou en establir une nouvelle^ se présenterait au peuple la chorde au col ; afin que, si la nouvelleté n estait approuvée d'un chascun, il feust incontinent estranglé.

Montaigne. (I. 22)

" Chaque génération, dit Vun des étrangers qui a le mieux prévu nos erreurs dés V origine (M.. Rehberg)^ chaque génération hérite de ses aïeux un trésor de richesses morales, trésor invisible et précieux qu'elle lègue à ses descendants. " La perte de ce trésor est pour un peuple un mal incalculable. En F en dépouillant, vous lui ôtez tout sentitnent de sa valeur et de sa dignité propre. Lors même que ce que vous y substituez vaudrait mieux, comme ce dont vous le privez lui était respectable, et que vous lui imposez votre amélioration par la force, le résultat de votre opération est simplement de lui faire commettre un acte de lâcheté qui F avilit et le démoralise.

La bonté des lois est, osons le dire, une chose beau- coup moins importante que F esprit avec lequel une

S

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nation se soumet à ses lois et leur obéit. Si elle les chérity si elle les observe^ parce qu elles lui paraissent émanées d'une source sainte^ le don des générations dont elle révère les mânes^ elles se rattachent intimement à sa moralité; elles ennoblissent son caractère; et lors même qu elles sont fautives^ elles produisent plus de vertus, et par là plus de bonheur que des lois meilleu- res, qui ne seront appuyées que sur l'ordre de F autorité, y ai pour le passé, je F avoue, beaucoup de véné- ration; et chaque jour, à mesure que l'expérience m'instruit ou que la réflexion m'éclaire, cette vénération augmente. Je le dirai au grand scandale des modernes réformateurs, qu'ils s'intitulent Lycurgues ou Charle- magnes, si je voyais un peuple auquel on aurait offert les institutions les plus parfaites, métaphysiquement parlant, et qui les refuserait pour rester fidèle à celles de ses pères, f estimerais ce peuple, et je le croirais plus heureux par son sentitnent et par son âme, sous ses institutions défectueuses, qu' il ne pourrait l' être par tous les perfectionnements proposés.

Benjamin Constant.

De l'Esprit de Conquête, (1813).

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��JOURNAL SANS DATES

��Hier, je rentre de la campagne. Je me promets d'ins- crire dans ce carnet le compte de mes journées. C'est mon livre de bord. A plusieurs reprises déjà j'ai tenu semblable registre ; mais je le tenais pour moi seul. J'ai promis celui-ci à la Nouvelle Revue Française. Puisse, au pressentiment des regards du lecteur, ma pensée ne pas trop se contrefaire.

Salon d'Automne, où l'on donne le Quintette de Florent Schmitt. Courte promenade dans les salles du premier, en remâchant la phrase de Spinoza : " En toute chose r excellent est autant difficile que rare. " De salle en salle que d'infatuations, de suffisances ! et que l'on sent tristement, devant ce minimum d'exigence, que le pro- blème de l'œuvre d'art, c'est qu'elle soit de plus en plus particulière à mesure qu'elle devienne de plus en plus parfaite. Combien de ces artistes dont V imperfection seule est " personnelle " et qui, forcés de pousser l'œuvre plus avant l'amèneraient à l'insignifiance.

Paul Laurens me disait naguère, parlant d'Ingres : " C'est par sa perfection qu'une œuvre de lui se distingue d'une œuvre de ses disciples. Avant que d'être parachevée

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elle pourrait presque aussi bien être d'un autre. Elle prétend rester banale jusqu'à l'avant-dernier instant ; ne s'affirme enfin personnelle que s'il y porte sa magistrale dernière main.

Le Quintette de Schmitt, lui du moins, est "autant difficile que rare " ; je lui sais le plus grand gré de sa tenue, de " sa massive allure ". Je dois avouer pourtant qu'à première audition il m'avait occupé davantage. Joué hier avec une fâcheuse mollesse, il m'a paru quelque peu diffus, dans l'émoussement des contours ; je n'ai pas toujours senti la motivation secrète des mouvements, ni l'enchaînement du discours.

Trois pièces de Ravel, admirablement interprétées par Szanto qui les emplit d'enchantement et de mystère, et qui m'a fait oublier une demi-heure durant que je déteste les pianistes autant que j'aime le piano.

��*

��Je ne lis pas souvent V Action Française^ par crainte de redevenir républicain. Ces écrivains de parti qui nous poussent par les épaules gêneront toujours qui tâche à marcher droit.

Article sur Nietzsche, de Lasserre, à propos du livre de Daniel Halévy. A qui ce critique avisé fera-t-il croire qu'il ne comprend pas Nietzsche et ne trouve pas le livre de Halévy fort bien fait ? Lorsque Deschamps parle de Nietzsche comme dans son dernier feuilleton, nous savons bien qu'il ne fait pas la bête, qu'il ne peut pas comprendre mieux ; oui, mais Lasserre ! Ne retrouvions-nous pas dans

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sa thèse tout ce que nous aimions déjà dans " Aurore " ; entre son livre et ceux de Nietzsche, Lasserre a bien senti la parenté. Que va-t-il inventer contre ce livre, portrait d'un fils de pasteur par un juif ? Il parlera de la banqueroute du système, verra dans la fin de Nietzsche une agonie, non un triomphe, dans Nietzsche même non un vainqueur mais un vaincu. Eh ! parbleu, n'est-ce pas là précisément ce que dit Daniel Halévy ! UEcce Homo ne doit-il pas à cette détresse intime l'accent affreusement strident de sa joie !

"... Nietzsche vit dans P effort et sans foi. Il vit pourtant et réussit à chanter^ dans cette extrémité cruelle^ ses hymnes dionysiaques. " "Je ne suis pas un sainty écrit-il^ mais un satyre. . . " ...Ce nest pas vrai : Nietzsche n est pas un satyre^ c est un saint., un saint blessé qui aspire à mourir. II est reconnaissant à la vie^ dit-il jc est faux ; son âme est toute amére ; il ment., mais le mensonge est quelquefois une victoire^ la seule qui soit laissée à F homme . . . Nietzsche ne triomphe pas: Ecce Homo ; // est èriséy mais il ne F avoue pas. . . etc. "

Un saint ! — M. Lasserre s'insurge contre ce mot. Si je l'entends, ou plutôt s'il s'entend lui-même, il nous veut bailler la notion de sainteté, comme incompatible avec l'inutilité pratique : " Quelle sainteté dans une vie quon peut., quon doit prendre en pitié^ mais dont Vimi- tation serait à déconseiller avec la dernière énergie^ non seulement au commun des mortels^ mais surtout à un jeune hommey doué comme Nietzsche et quon ne voudrait pas voir se consumer inutilement et avorter ? " — Ici M. Lasserre prête à sourire : est-il bien utile de " déconseiller " une conduite de vie qui ne va pas sans héroïsme et mène

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tout droit au martyre ; et du reste ce jeune homme s'il est " doué comme Nietzsche " (serait-ce M. Lasserre lui- même ?) n'accepterait pas de " conseils ".

  • ' Daniel Halèvy nous raconte Pexistence^ non seulement

malheureuse^ mais lamentable^ absurdement conduite (oh ! je ne doute pas que M. Lasserre ne conduise la sienne bien mieux!) d'un humoriste de génie ^ raté supérieur^ dont V insuccès littéraire exaspéra la névrose et dont la faiblesse s^ abandonna furieusement au vice de solitude.

J'espère que je comprends mal la dernière phrase... Ah ! " frappez au visage, " M. Lasserre, comme le con- seillait César, et n'empoisonnez donc pas de calomnie votre épée !

Besoin de ravilir son ennemi, signe certain d'un petit caractère. Un esprit noble et valeureux veut son ennemi le plus grand, le plus redoutable possible — que dis-je ! le plus noble, et ne se bat qu'avec ses pairs. Il ennoblit ceux qu'il combat. — Nietzsche dit tout cela quelque part.

Je crains bien que M. Lasserre ne sache jamais plus combien j'aimais son " Romantisme " ! Après ce livre on pouvait espérer de lui une saine, alerte et très judicieuse critique. Mais le voici tout d'un côté ; il verse. C'est un écrivain de parti. Il pouvait être tout Français ; il devient d'intérêt local. C'est dommage.

J'appelle critique de parti, celui qui juge l'étofFe non à sa qualité mais à sa couleur. (Peu m'importe du reste qu'il préfère ou le blanc ou le rouge.) Tout ce qu'on peut souhaiter de mieux pour lui, c'est qu'il soit bête, et

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qu'il n'ait point à contrefaire un assez bon goût naturel. Hélas pour lui ! M, Lasserre n'est point bête ; c'est pour- quoi il deviendra sophiste et rhéteur.

Désormais, quelque livre qu'on lui propose, d'avance je connais tout ce que M. Lasserre en dira. Lui aussi ! Son opinion est faite avant qu'il ait ouvert le livre ; il s'apprête et se force à lui trouver plus ou moins de valeur selon la courbe du nez de l'auteur.

Combien dans la balance d'un esprit sain pèsent plus que leurs outrances concertées, ces deux paragraphes de Darwin, impartial observateur (du moins aussi impartial qu'il est humainement possible) et désireux simplement de voir vrai ; elle se lisent dans son Journal de Voyage — ces Messieurs de V Action Française le connaissent-ils ? Non sans doute puisqu'ils ne savent pas l'étranger :

" La parfaite égalité qui règne chez les individus composant les tribus fuégiennes ^ retardera pendant longtemps leur civili- sation. Il en esty pour les races humaines^ de même que pour les animaux que leur instinct pousse a vivre en société ; ils sont plus propres au progrés s'ils obéissent à un chef. Que ce soit une cause ou un effet ^ les peuples les plus civilisés ont toujours le gouvernement le plus artificiel. Les habitants dOtahiti^ par exemple^ étaient gouvernés par des rois héréditaires à F époque de leur découverte et ils avaient atteint un bien plus haut degré de civilisation quune autre branche du même peuple^ les Nouveaux Xélandais^ qui^ bien qu ayant fait de grands progrès parce quils avaient été forcés de ^occuper d^ agriculture^ étaient républicains dans le sens le plus absolu du terme. Il semble

' " .actuellement, si on donne une pièce d'étoffe à l'un d'eux, il la déchire en morceaux et chacun en a sa part ; aucun individu ne peut devenir plus riche que son voisin, " dit-il plus loin.

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impossible que Vètat politique de la Terre de Feu puisse s"* amé- liorer tant quil naura pas surgi un chef quelconque^ armé d^un pouvoir suffisant pour assurer la possession des progrès acquis... "

Je sens si bien que si vous aviez observé le contraire, vous l'auriez écrit tout de même, ô grand homme de bonne foi !

��*

  • *

��Rue Godot de Mauroy où nous passions hier soir, on entend crier, du fond de la rue : Au voleur ! — Au loin nous distinguons courir le tablier blanc d'une petite bonne de bar, et galoper vers nous une grande maigre silhouette efflanquée. Un garçon boucher surgit près de nous et, comme le voleur allait nous dépasser, d'un coup de bras le fauche à terre ; il croule juste au ras du trottoir, à nos pieds. Il gémit :

— Ah ! vous m'avez fait mal. — Il veut se relever, tout boueux ; est aussitôt saisi par trois gaillards qui font geste de l'assommer ; mais d'autres interviennent, car déjà un rassemblement s'est formé :

— Laissez-le donc tranquille !... Non ! non, ne tapez pas...

Une grosse mulâtresse est accourue, qui m'a tout l'air d'être l'ancienne maîtresse de X :

— C'est mon portemonnaie qu'il a pris. Je n'avais pas d'argent dedans ; mais mes clefs, que je voudrais ravoir.

Tout cela dit très dignement. Son coeur bat ; elle est essoufflée aussi d'avoir couru, mais se maîtrise. L'homme cependant répète obstinément, d'une voix morne :

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— Rendez-moi ma casquette. Rendez-moi ma cas- quette.

Elle a dû tomber dans le ruisse^rtl, sa casquette ; on ne sait pas ; peu importe. Dej/(^ix se penchent vers lui et presque bas :

— Rends donc le portemonnaie et va-t-en vite.

Le voleur a l'air abruti. Il reste là. Il a rendu le porte- monnaie, je suppose, mais je ne l'ai pas vu. On lui répète plusieurs fois :

— Trotte-toi donc ; ils vont venir !

Le cercle qui s'était fait autour de lui s'entr'ouvre pour le laisser fuir. Il s'en va ; tout doucement d'abord ; puis un peu plus loin prend le trot.

��* *

��A rOdéon : la Bigote de Jules Renard. Je croyais jusqu'à ces derniers temps mon admiration pour Renard sans bornes ; il me les a fait, ce soir, sentir assez durement.

Trépignements du public à chaque flèche anticléricale. C'était à donner envie de se plonger dans de l'eau bénite.

La Bigote est précédée des Etnigrants^ beau spectacle monté par Antoine ; mais Charles-Henry Hirsch a mis là-dessus des paroles qui parfois m'ont un peu distrait.

Avec quelles délices je relis ce matin Poil de Carotte et Monsieur F émet.

  • *

Saint-Evremond — que je fréquente volontiers, — vient d'être servi, découpé par M. de Gourmont, au Mercure.

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Je veux croire que le choix de ces Meilleures Pages est bon ; à peine ai-je encore ouvert le livre ; mais voici qui soulève mes craintes :

Pourquoi, dans les indications bibliographiques données en coda du volume, signaler le " Sainte-Beuve : Causeries du Lundi^ Tome IV " — où l'article sur Ninon de l'En- clos ne touche qu'incidemment notre homme, et ne pas mentionner l'important article du Tome XIII des Nou- veaux Lundis^ consacré tout entier à Saint-Evremond ?

Pourquoi signaler V Eloge de Saint-Evremond de Gilbert, et passer sous silence celui de Gidel ? Ces deux éloges, ayant obtenu ex aequo le prix de l'Académie Française, méritaient d'être mentionnés concurremment. Sainte- Beuve du reste ne cache pas sa préférence pour celui de Gidel.

Pourquoi, semblant publier toute la correspondance entre Ninon et Saint-Evremond (du moins toute celle qu'on possède encore), n'avoir pas été rechercher la lettre de Ninon que Sainte-Beuve, précisément dans l'article mentionné par le Mercure, cite en partie et signale comme intéressante ? Il indique pourtant où la trouver.

Sans doute, à côté du portrait de Saint-Evremond par Merlet, les éditeurs eussent-ils donné celui, si fin et juste, de Sainte-Beuve, si l'article en question ne leur avait pas échappé :

" Ses passions^ — c'est trop dire^ — mais ses goûts et sa raison ont^ de tout temps ^ fait bon ménage en lui.... Il a su se passer^ en tout genre^ de P orage et du tourment. Lui-même a raconté avec sincérité comment il en vint h se guérir peu à peu de la soif de trop connaître. Il ri a eu h traverser aucune des grandes ou des belles folies qui transportent une âme^ ne fût-ce qvLci une heure sublime de la jeunesse...

�� � JOURNAL SANS DATES 4I5

Au point de vue littéraire^ il a nui à Saint- Evremond qu'il en fût ainsi. Il écrit avec délicatesse^ souvent avec recherche et manière^ toujours avec esprit ; mais il ne grave rien^ il ne creuse pas^ il n'enfonce pas. La mémoire n emporte aucun de ses traits en le quittant. "

Et plus loin :

    • Nul mieux que lui nest apte à nous faire bien compren-

dre ce qu était Pexquise culture dans les hautes classes de la société et pour quelques esprits d^ élite ^ a cette date heureuse et si vite enfuie^ où. un reste de liberté et même de licence se com- posait déjà avec une régularité non encore excessive. L'arresta- tion de Fouquet nous donne la dernière limite. A partir de la^ le niveau passa et s étendit sur tout^ sur les caractères comme sur les choses. "

N'est-ce pas là du meilleur Sainte-Beuve ?

��En tête du volume un portrait gravé de Saint-Evre- mond... Il faut savoir que Saint-Evremond était gratifié d'une loupe au front, entre les deux sourcils, une sorte de cicer énorme, dont il avait pris gaiement son parti. Quand on tâchait de le rappeler en France : " Les Anglais, répondait-il, se sont habitués à ma loupe ".... Il est vraiment fâcheux que sur ce portrait du Mercure, on ne la voie point ; habitué que j'étais, tout comme les Anglais, à sa loupe, je souffre de ne plus la voir. Or elle était sur la gravure ; mais, m'explique Van Bever, à qui je m'en plains : " elle est tombée au tirage. " Je conseille de la remettre à la fin du volume, en erratum.

André Gide.

�� � 4i6

��NOTES

��SUR LE TOMBEAU DE CHARLES BORDES.

La Musique et l'Amitié, ces sœurs harmonieuses, viennent de perdre un de leurs plus passionnés amants: Charles Bordes nous a quitté.

Il est mort brusquement, dans la villa d'un ami en face de cette mer Méditerranée qu'il aimait et vers laquelle, fuyant la barbarie des climats du Nord il était allé, depuis quelques années, chercher la lumière et la douceur du soleil.

La dernière lettre, je la recevais huit jours avant sa mort; elle était pleine de projets. LuUy, Palestrina, Gluck, Bach, Rameau, cet hiver il voulait exécuter les œuvres de tous ces maîtres. Il projetait des représentations à Paris, à Marseille, à MontpeUier, créait son théâtre d'application, dressait le programme de vingt concerts ; cela devait occuper l'hiver, puis il ajoutait: " au printemps, j'irai au pays basque, dans la maison que je viens de louer; là nous jouerons des pastorales. Vous viendrez : on s'amusera ! "

Cette lettre avait quelque chose de fiévreux, de précipité, qui m'inquiéta. Je lui répondis en le suppliant de se reposer un peu. Mais il ne pensait qu'à s'amuser et pour lui s'amuser, c'était faire de la musique. C'est en s'amusant, comme il disait toujours, qu'il a réalisé une des œuvres les plus prodigieuses de ce temps.

Dans ces dernières années, l'hémiplégie avait paralysé son bras gauche et il traînait la jambe. Il avait des yeux d'aurore, des yeux clairs, transparents comme une eau de roche. Son front était haut, droit, arrondi. Il était rempli de gaucheries sublimes et de projets merveilleux. Il mettait à servir ces

�� � NOTES 417

lumières une volonté tranquille que rien ne fléchissait. Il allait par les rues, effacé, lointain, les poches de son manteau étaient toujours déformées et gonflées par des rouleaux de musique. Je n'ai jamais approché un homme aussi attachant: il exigeait la sympathie.

Le génie de la Musique l'a possédé. Il n'a jamais pensé qu'à elle, pas à la sienne — à celle des autres. Je crois qu'il n'y a pas parmi nos contemporains un homme qui ait pratiqué l'humilité avec une aussi douce insouciance. Il était humble comme d'autres sont beaux.

Il avait l'amour du classique, du nombre, du style, de la clarté, un incessant besoin de lumière et de justesse : c'est le plus admirable intuitif que j'aie connu.

Il vivait dans ses amis comme en lui-même : quand il était parmi eux, il pensait tout haut.

Personne n'a connu mieux que lui la méchanceté, les con- tradictions de la vie : il feignait de ne pas les saisir et passait par dessus avec une ténacité distraite, discrète, polie..,

La vie de Bordes fut une des plus nobles et les plus fleuries de ce temps. Elle a quelque chose de légendaire — c'est un jaillissement perpétuel de poésie.

On peut la comparer à la vie d'un de ces humbles moines d'autrefois, que l'on voit représentés sur les vitraux d'église, de ces moines, bâtisseurs de cathédrales qui devaient être souriants, timides, effacés, pieusement entêtés, se plaisaient à voir passer des processions, dans la paix d'un beau dimanche, à chanter aux vêpres, parlaient aux oiseaux et à Notre-Dame, et dont on ne sait plus le nom...

Cet être miraculeux est mort. Nous ne le verrons plus. Je ne puis songer à cela...

La dernière fois que je l'ai vu, il y a un mois, nous fûmes ensemble voir les étangs. Il voulait me faire connaître l'admi- rable cathédrale de MaguUonne, la cathédrale des étangs et des tombeaux. C'était un jour gris d'octobre, les mouettes parcouraient le ciel, les roseaux de la solitude frémissaient sous le vent. Les pauvres pêcheurs traînaient des filets à travers

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le marais. Il s'appuyait à mon bras : nous parcourions ce désert sublime en échangeant des pi-opos.

Il vivait à Montpellier dans un petit mas tout fleuri avec ses colombes, ses chats, son piano et ses amis.

(J'aime Montpellier pour son noble Neyron, son musée, son ciel d'azur, et cependant, je ne reviendrai plus dans cette ville...)

Il a aimé par dessus tout la Musique et l'Amitié : nous ne remplacerons pas Charles Bordes.

Victor Gastilleur.

��CHARLES GUERIN.

Le dimanche, 24 octobre, a été inauguré à Lunéville le monument élevé à Charles Guérin. Ainsi, le long des saisons qui vont fournir et dépouiller les arbres, se perpétuera le souvenir d'un des poètes les plus hauts, les plus nobles de notre temps. Peut-être, parce qu'il se sera développé dans la soUtude, hors des influences contemporaines, Charles Guérin creusera-t-il plus durablement son efiigie dans l'éphémère mémoire humaine. Qu'on ne cherche pas chez lui ces audaces, ces nouveautés, qui, chez plus d'un moderne, étonne, irrite, retient l'attention. Ni dans sa forme, ni dans ce qu'il exprime, Guérin n'innova. Il est aussi loin de la simplicité balbutiante, de l'humanité si profonde et si une d'un Jammes que de l'héroïsme perpétuel, du porte-voix éclatant et magnifiquement sonore d'un Signoret. Toute sa vie fut une sorte de marche à l'esprit classique. Il n'eut souci que de s'exprimer tout entier, et d'un symbolisme surnourri et bariolé aboutit au dessèche- ment, aux planches d'anatomie poétique que représente l'Homme Intérieur. Qu'une douleur constante et m}'stérieuse, que le cathoHcisme l'aient aidé, soutenu dans cette voie, cela semble incontestable. Il lui fallait aboutir à l'essentiel. On aurait tort de prendre pour les formules d'un romantisme attardé ces doutes, ces douloureuses méditations, ces transports où se complaît son génie. Ce n'est pas le dix-neuvième siècle

�� � NOTES 419

qui a inventé les troubles de la conscience : il en a seulement abusé, et Pascal s'est penché sur Tabîme du Destin avec une âme autrement aimantée par l'infini et bouleversée que n'im- porte quel Lamartine. Guérin, ni révolté sans doute, comme nous tous, ne cherchait qu'à se soumettre. Comme il imposait à sa technique une rigueur de plus en plus impitoyable, décantant son vocabulaire, n'employant que les mots les plus légers et les plus courants, — lui qui s'était pourtant amusé des plus savoureux néologismes ! — il cherchait à canaliser son âme et ses pensées, à leur donner une direction toujours plus une. Des secousses de sa nature en lutte avec son idéal, de ses sursauts et de ses rancœurs, de ses élans et de ses chutes, de son impuissance à admettre le monde visible et à accepter l'absolu, naquit cette poésie limpide, pure, puissante comme l'eau longtemps endiguée. Il n'a rien des fadeurs délicates, du maniérisme féminin, de cet amour des choses de décadence que l'on trouve dans Samain à qui on l'a trop com- paré. Il est plus âpre et plus viril. S'il a un ancêtre, c'est Vigny, non pas Baudelaire, mais remontant plus haut, il faut lui découvrir une filiation à ces poètes tragiques du XVIP siècle, ensemble rudes et tendres. La poésie de Guérin, c'est un long monologue dramatique, elle se débat héroïquement contre les puissances suprêmes qui tantôt veulent absorber et tantôt le repoussent, et elle avoue humblement son impuis- sance. C'est parce qu'il a ainsi d'humain que Charles Guérin demeurera dans les souvenirs des générations successives, comme la pensive figure du buste de Lunéville survivra aux feuilles de chaque année. Un homme qui n'exprime que la sensibilité de son temps passe avec son temps, mais celui qui traduit ce qu'il y a de plus général dans les meilleurs des hommes accompagnera dans leur pèlerinage éternel ceux qui seront les meilleurs des hommes. Il n'y a point de maladive mélancoUe dans Guérin, mais ce hautain désenchantement que les élus de chaque race ont exprimé. Demain, comme aujourd'hui, il aura sa raison d'être. Quelque jour, nous saurons peut-être par quelle déception personnelle Guérin aura été conduit à cette conception un peu sombre de l'univers, il est

�� � trop tôt encore, et nous buvons le breuvage dans la féerique coupe d’or, sans savoir quelle main y a versé les gouttes qui le font si amer.

E. J.

  • *

M. Jean Viollis consacre à Charles Guérin une étude, parue au Mercure de France, où la figure du poète du Semeur de Cendres et de l’Homme Intérieur est évoquée avec l’émotion pieuse et contenue d’une amitié sincère, et qui ne s’est point consolée. Ce livre où M. Viollis rappelle l’enfance, la vie, le travail du poète disparu, atteindra son but : accueilli avec intérêt par les amis de Charles Guérin, il fera désirer le mieux connaître à ceux qui jusqu’ici ne l’avaientqu’effleuré.

  • *

LA VIE DE FREDERIC NIETZSCHE, par Daniel Halévy (Calmann Lévy).

Enfin voici non plus une notice biographique, non plus une analyse de l’œuvre, mais l’histoire même de l’âme, la reconstitution du drame intérieur le plus pathétique, et qu’un lecteur, même attentif, des livres et de la correspondance de Nietzsche n’arrive pas toujours à faire revivre, faute d’un certain sentiment de continuité et d’un souci constant des dates.

L’avenir nous apportera sans doute des études plus complètes ; je ne sais si nous en aurons de plus vivantes. La connaissance directe des lieux où vécut Nietzsche, des personnes qui l’ont approché, des traditions orales qui subsistent encore, apporte à cette biographie des éléments d’émotion personnelle et l’entoure d’une atmosphère d’humaine vraisemblance. Il est trop simpliste, vraiment, d’invoquer à tout propos la catastrophe finale et de résoudre toutes les contradictions apparentes de conduite et de doctrine en y cherchant des germes de folie. Interrogeant patiemment les lettres, les réponses, recherchant les états de santé, les crises de sensibilité, le NOTES 42 I

contre-coup des espérances et des échecs, Daniel Halévy nous fait aborder l'œuvre, pour ainsi dire, par le dedans et son récit se développe si logiquement qu'il peut négliger presque d'ex- poser le contenu dogmatique de chaque livre, tant nous en est sensible la passion directrice.

Et ainsi soulevées du didactique au pathétique, que ces contradictions elles-mêmes, que ces incertitudes philosophi- ques grandissent la figure de Nietzsche ! Ses injustices, l'ou- trance de ses thèses ne sont plus que les sursauts d'un héroïsme pantelant. Il faut connaître sa déhcatesse, sa noblesse char- mante et sauvage pour mesurer la détresse et l'isolement qui lui ont arraché les cris d'orgueil exaspéré et les tragiques bravades d'Ecce Homo. Lui qui proclamera : " Avec un dithy- rambe comme celui qui termine la troisième partie de Zara- thoustra, j'ai volé à mille lieues au-dessus de ce qui s'est jamais appelé poésie ", c'est le même homme qui écrivait dans une lettre charmante à ]VP^^ de Meysenbug : " Mon avenir auquel j'atteindrai si je me donne beaucoup de peine, si j'ai un peu de bonheur et beaucoup de temps, c'est de devenir un écri- vain plus sobre, et d'abord et toujours plus de faire plus sobrement mon métier d'homme de lettres."

" Il Santo " disaient de lui les pauvres gens qui à Gênes habitaient les mansardes voisines de la sienne. Un saint effec- tivement, par la bonté, la simplicité, le courage qu'il lui fallut pour ne jamais accepter la paix intérieure en sacrifiant quel- que antinomie douloureuse de sa pensée. L'histoire anecdo- tique de Nietzsche n'est que celle de ses amitiés déçues : tragique solitude d'une pensée trop hardie que ses amis ne suivaient qu'avec réserve et méfiance. Même à l'égard de celui contre lequel il se retourna le plus violemment, Wagner, quels scrupules, quels relents de tendresse, quelle difficile rupture ! Et malgré tout, dans son ensemble, l'œuvre reste sereine, d'une sérénité péniblement conquise, sans récrimina- tions, presque, pourrait-on dire, sans amertume. Ne se nomme- t-il pas lui-même d'un mot touchant : " un homme à qui la vie n'a pas été cruelle quoiqu'il en soit venu à désirer mourir, "

Le livre de Daniel Halévy appartient à cette critique que

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l'on pourrait appeler: juste, — par opposition à la critique pas- sionnée qu'on se plaît aujourd'hui à trouver seule féconde. Jus- tice à l'égard de Wagner, des amis faibles ou médiocres, des femmes qui d'une tendresse fidèle, bien qu'incompréhensive, surent adoucir la solitude du proscrit, justice à l'égard des différentes tendances que Nietzscheaappuyéestour à tour. C'est, malgré la chaleur de l'admiration, un livre de mise au point, un livre qui résume les problèmes et cherche en face d'eux une attitude plausible. Il fait comprendre ; il inspire vénéra- tion et virile pitié. Mais, à force d'avertissement, il amortit le choc bienfaisant, la morsure vive dont n'importe quel écrit du " Solitaire des hauteurs " surprend une âme non prévenue.

Quiconque possède encore la plasticité d'esprit qu'il faut pour qu'un profond coup de charrue l'ameublisse et le féconde, qu'il aborde directement Zarathoustra ou La Naissance de la Tragédie ou tel volume qu'il lui plaira. Il le jugera moins bien, mais si c'est de nourriture spirituelle et non d'érudition qu'il est affamé, il y trouvera des émotions plus fortes. Daniel Halévy n'a pas l'enthousiasme d'un disciple. Il est trop sûr de lui, ou du moins il a l'esprit trop lucide. Il ne veut pas ou ne sait plus dépasser cette admiration clairvoyante que l'on peut motiver, où l'on peut se maintenir sans crainte d'avoir à se dédire un jour. Le livre de Daniel Halévy n'est pas pour les jeunes gens.

Il leur nuirait en rendant l'abord du prophète trop facile. Il est bon que l'on se fatigue à travers rochers et ronces pour monter jusqu'à sa montagne. Ce n'est pas un philosophe de plain pied ; il étouffe quand on le prive de son " air des grandes altitudes. " Les seuls lecteurs qu'il ait souhaités, ne sont-ce pas " ces audacieux, ces tentateurs, souples, rusés, circonspects, ivres d'énigmes, dont l'âme est attirée par des flûtes vers tous les gouffres dangereux ? "

Hélas, on tremble sitôt qu'un livre, même excellent comme celui-ci, rapproche du grand public une œuvre qui n'est pas faite pour lui. Si cette Vie de Nietzsche eût été plus hirsute, le chroniqueur du Temps n'eût pas été tenté d'en rendre compte; il ne se fût pas jeté sur l'estime où l'ennemi du Wagnérisme tint Carmen, pour en faire le trait dominant d'une figure cari-

�� � NOTES 423

caturale, et il n'eût pas commis cette inconvenante romance biographique où la chanson de la bohémienne accompagne en refrain la vie du malheureux philosophe... — Mais c'est noirceur que de reprocher à Daniel Halévy les facéties de M. Deschamps. L'habitude devrait avoir émoussé l'irritation...

J. S.

��AUTEURS, ACTEURS, SPECTATEURS ^ar Tristan Ber- nard. (Ed. Pierre Lafitte).

Isolés ces articles n'étaient que charmants et justes ; réunis en volume, il surpassent en pessimisme tout ce qu'on a écrit sur les choses de théâtre. Douche plus glacée ne saurait mettre à répreuve les convictions de jeunes auteurs qui placent leur foi dans l'art dramatique et qui s'imagineraient qu'il est des pièces bonnes, d'autres mauvaises, des routes dangereuses et des sentiers sûrs. Non, dans ce pays de sables mouvants, il n'y a que mirages, incertitude, terreurs paniques, caprices des vents et de la fortune. On périt sous les dunes au moment où l'on croit toucher au but. Royaume du trac et de la pusillani- mité, où personne n'est sûr de rien, où auteurs, directeurs, acteurs passent de la confiance la plus folle à l'épouvante la moins raisonnée, mendiant des avis n'importe où, jusqu'auprès des ouvreuses et des machinistes. M. Tristan Bernard sait bien qu'il est quelque part d'immuables chefs-d'œuvre ; mais la gent théâtrale les hait, et si on la laissait faire ils auraient bientôt disparu comme les temples ensevelis de l'Egypte. — Trouverons-nous un antidote à ce sauvage humour dans la pensée que M. Tristan Bernard n'est pas encore découragé d'écrire des comédies ?

J.S.

LA BIGOTE par Jules Renard (Odéon).

A ses dépens, M. Jules Renard aura appris qu'on ne laisse

�� � 424 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pas impunément un "grand sujet" faire irruption dans une comédie. La thèse accapare l'attention, déchaîne un grand tapage de louanges et de blâmes ; les articles cléricaux répondent aux francs-maçons. Je sais bien que cela fait de la réclame — mais pour tout au monde, sauf pour la pièce. Celle-ci a disparu. Le " grand sujet " a mangé la petite comédie.

Il y a dans ce grossier malentendu de la faute de M. Jules Renard. Pourquoi avoir intitulé sa pièce La Bigote plutôt que Le Mangeur de Curé ? N'y avait-il pas de titres neutres ? Ce qui aggrave nos arrière-pensées, c'est un article de l'auteur lui-même où faisant face à la tempête, il déclare tout net qu'il prend parti pour M. Lepic. Eh bien, non, malgré sa sympa- thique rudesse, M. Lepic est insupportable et il étale autant de cabotinage que Mme Lepic d'hypocrisie.

L'intérêt ne réside que dans la déformation de ces deux caractères, l'un tout en épines, l'autre tout en écorce, défor- mation qui eût été la même si l'ingérence de quelque " belle- mère" avait remplacé celle du clergé, ou si une incompati- bilité d'humeur un peu accentuée avait brouillé le ménage. Les causes de la dispute sont assez accessoires. Nous sommes venus pour juger des attaques, des ripostes, pour nous émou- voir des blessures. Celles-ci ne sont que trop réelles. De quelles touches fermes et délicates sont indiquées, dans le cœur des enfants, les ravages du conflit de famille : d'une part le tourment de la jeune fille qui hésite entre ses parents; de l'autre, la trop grande assurance du fils qui, lui, prend parti avec une excessive facilité. Mais l'acuité précise du dessin de M. Jules Renard suppose chez le spectateur une Ubre curiosité et une vue qu'aucune passion personnelle ne trouble : que l'auteur ne fasse pas son possible pour mal orienter l'une

et voiler l'autre !

J. S.

��o a

��REVUES.

Nous apprenons avec plaisir que M. Ochsé, le subtil poète

�� � NOTES 425

de " Entre l'Heure et la Faux "', se propose d'assumer désor- mais avec Paul Fort la direction de Vers et Prose. Les nombreux amis de cet important périodique s'en réjouiront avec nous. Nous reparlerons prochainement du caractère très particu- lier de cette publication où s'affirme dans une sorte de Musée la complexe nature du " symbolisme ", qu'il sied sans doute de ne considérer point tant comme une école que comme un chapitre de l'histoire littéraire de la France — et auquel n'a sans doute manqué qu'un grand critique pour s'affirmer plus nettement au dehors et prendre plus sûre conscience de soi.

Signalons dans le n° d'Octobre de la Phalange un remar- quable article d'Albert Thibaudet et dans le n° de Septembre de la même active revue une lettre judicieusement et discrète- ment moqueuse de Jean Marc Bernard à propos delà discussion toujours pendante au sujet du " classicisme " de Stéphane Mallarmé. Il serait fâcheux que la direction de la PJialange cherchât, par la note qu'elle fait suivre, à envenimer une querelle assez oiseuse nous semble-t-il, et où nous reconnaissons à M. Jean Marc Bernard la courtoisie la plus correcte et la plus authentique bonne foi. Il est de fort honnête guerre de ressortir cet ancien article de notre ami Henri Ghéon où M. Jean Marc Bernard s'amuse à le voir abonder dans son sens. Plus tard, il n'est pas impossible que, de même, quelque critique à venir s'amuse à ressortir ce que M. Jean Marc Bernard écrit contre Stéphane Mallarmé aujourd'hui. Puisque des personnalités aussi franches et d'aussi bon aloi que MM. Francis Vielé-Griffin et Henri Ghéon, par exemple, en sont arrivées, malgré leur très nette hostilité (artistique) de naguère à reconnaître la grandeur et l'importance de Stéphane Mal- larmé, pourquoi désespérer que M. Jean Marc Bernard à son tour n'y arrive. Il a toutes les qualités qu'il faut pour cela.

A. G.

�� � 426 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LETTRE DE M. HENRI CLOUARD en réponse a M.André Gidesur : NATIONALISME ET LITTÉRATURE.

Désireux de travailler non à la division mais à l'entente, nous publions volontiers cette lettre de M. Henri Clouard à M. André Gide, en réponse aux articles parus dans les deux derniers N°^ de cette revue. Nous ne saurions souhaiter de conclusion plus heureuse à cette querelle très courtoise de parties d'une égale bonne foi.

Cher Monsieur,

Dans vos deux plus récents articles sur " Nationalisme et littérature ", vous avez eu en vue le jeune groupe des Guêpes. Faisant partie de ce groupe, je me trouve visé par vos criti- tiques ; au reste, c'est tout spécialement à mon ami Jean-Marc Bernard et à moi-même que vous vous adressiez. Or vous avez partagé entre nous tous ce qui n'était le bien que d'un seul, M. Bernard ; et vous vous êtes ainsi laissé entraîner à m'attri- buer des thèses qui ne furent jamais les miennes. Comme je crois avoir un grand intérêt moral à paraître devant vos lecteurs avec mon visage vrai, je vous demande de vouloir bien accueil- lir ma rectification dans le prochain numéro de la Nouvelle Revue Française.

Je ne pense pas qu'il y ait le moindre ridicule à se citer soi-même lorsque la discussion y doit gagner de ne point s'échapper selon la tangente. Voici donc quelques textes, le moins possible :

"L'idée de discipline et de mesure n'enferme-t-elle pas celle de forces à dompter ?"

" Notre cerveau — français — a pour double fonction de fixer la ligne pure des choses et d'organiser des synthèses, afin de toujours rester maître du monde et de ne pas redouter l'accroissement sans fin de la matière vivante. "

•'Armé de la raison helléno-latine, l'homme peut s'ouvrir à l'univers. " (Phalange)

Ayant parlé encore des " marches du classicisme français, des frontières françaises de l'inexploré et de l'indéfini " (Phalange), ayant essayé de montrer la nouveauté incompa-

�� � NOTES 427

rable d'un Maurice de Guérin (Mercure) ou bien l'annexion à la tradition classique, par Barrés, de certains frissons de la sensibilité, {Revue du temps présent), — puis-je prendre pour moi cet article que vous m'adressiez pourtant, comme à tous mes amis des Guêpes, et où vous nous reprochiez incuriosité, défiance de la nouveauté et de la richesse de vie, routine, renonce- ment, etc ?

Si d'ailleurs je rédigeais une " réponse " au lieu d'une brève rectification, je me permettrais de vous demander ce que vous pensez des instruments de culture, des méthodes de travail, et de leur rapport avec les terrains riches des plaines ou ceux, plus maigres, des hauteurs : or c'était là peut-être la véritable question. Et vous me verriez encore admirer que Racine soit invoqué contre nous : petit point de dialectique à quoi l'on voit bien que votre discussion d'une thèse toute personnelle ne touche en rien au corps de notre commune doctrine.

Veuillez ne voir dans cette lettre. Cher Monsieur, qu'un nouveau signe de notre désir d'entente, et croire toujours à la fidélité de mes sentiments.

Henri Clouard.

��*

��La réponse de Michel Arnauld à Henri Ghéon à propos du vers français nous étant parvenue trop tard, nous la publie- rons dans notre prochain numéro.

�� � Le Gérant : ANDRÉ RUYTERS.

��The St. Catherine Press Ltd. (Ed. Verbeke & Co.), Bruges, Belgique.

�� � SOMMAIRE du No 9.

Henri GhÉON : Ecce Homo ou le " Cas Nietzsche " Guy LaVAUD : Marthe, le paysage....

Valéry Larbaud : Dolly.

Gaston FuRST : Poèmes.

André Gide : Nationalisme et littérature (2"" article)

Louis LaLOY : Chansons des Royaumes, (fin)

J. IeHL : Cauët (fin)

TEXTES

NOTES par MICHEL ARNAULD ET JEAN SCHLUM- BERGER :

[^ouveaux ^ssais choisis de biographie et de Sl^orale par Thomas Carlyle, trad. Barthélémy. — La Jeune Fille bien élevée par René Boylesve. — Jiu "Uhéâlre. T^éflexions critiques par Léon Blum. — T>iscours sur les préjugés ennemis de l'histoire de France par Fagus. — 'Croîs Jlnnées par Francis Eon. -- Décors et Chants par Eisa Koeberlé. — Poètes-Musiciens. — Les Jugements de Champfleury.

��SOMMAIRE du No 10.

André Gide : Nationalisme et Littérature (3'"" article

André BaINE : Poèmes.

Jacques Rivière: Introduction à une Métaphysique du

Rêve,

Michel ArNAULD : Les " Cahiers " de Charles Péguy. Edouard Ducoté : Une Belle Vue. TEXTES

NOTES par JACQUES COPEAU, HENRI GHÉON ANDRÉ RUYTERS :

yl travers le Salon d'Automne. — Hans von i^KCarées. — Un Tioman de M. 'Pierre Lasserre. — Les Marginalia de Stendhal. — La "Poésie et J^. ^rieux. — M. Faguet et la Jeune Littérature. — Encore le Futurisme. — Les bibliophiles Fantaisistes. — T^eDues. — y7 propos du Vers Français.

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