La Nouvelle Revue Française/Année 1909, No 10

La Nouvelle Revue Française
La Nouvelle Revue FrançaiseAnnée 1909, No 10 (p. 1-112).

Année 1909 1er NOVEMBRE

N° 10.

LA NOUVELLE

Revue Française

André Gide : Nationalisme et Littérature (3ème article)

André Baine : Poèmes.

Jacques Rivière : Introduction à une Métaphysique du Rêve.

Michel Arnauld : Les “ Cahiers ” de Charles Péguy.

Édouard Ducoté : Une Belle Vue.


TEXTES


NOTES par Jacques Copeau, Henri Ghéon, André Ruyters :

À travers le Salon d’Automne. - Hans von Marées. — Un Roman de M. Pierre Lasserre. — Les Marginalia de Stendhal. — La Poésie et M. Brieux. — M. Faguet et la Jeune Littérature. — Encore le Futurisme. — Les bibliophiles Fantaisistes. — Revues. — À propos du Vers Français.

78, RUE D’ASSAS, 78

PARIS

Dépositaire général: E. DRUET, 108, Faubourg Saint Honoré. LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

REVUE MENSUELLE DE LITTÉRATURE ET DE CRITIQUE.

��Comité de direction :

Jacques COPEAU. André RUYTERS, Jean SC H LUM BERGER.

��Adresser correspondance et manuscrits au siège de la

Revue

78, RUE DASSAS, 78

Pour les réassortiments et demandes de dépôt s'adresser chez E. DrUET, 108, rue du Faubourg Saint-Honoré.

��Abonnement d'un an : France 10 frs.. Etranger 12 frs. Abonnement de luxe sur papier japon 20 francs.

�� � 237

��NATIONALISME ET LITTERATURE

(troisième article)

��Ces jeunes traditionalistes connaissent sans doute la théorie de Ricardo ; du moins, si je l'expose ici, la reconnaîtront-ils pour la leur :

Dans un domaine depuis assez longtemps exploité, déjà toutes les bonnes places sont prises. Les pre- miers cultivateurs s'étant approprié les terres les meilleures, les puînés s'attaquent à des terres moins bonnes, et par ordre de qualité; il ne reste bientôt que les terres les plus mauvaises, et l'ambition des tard-venus peut bien en proposer la conquête; elles n'offriront, en récompense à de plus en plus grands efforts, que de plus en plus maigres rende- ments. Les plus sages et les plus chanceux, héritant le territoire de leurs aïeux, s'en tiendront aux champs cultivés par eux, dont le sol, non trop ap- pauvri, quoique depuis si longtemps labouré, per- met encore aujourd'hui les moissons les moins décevantes.

L'illustre juif anglais ne songeait qu'aux mois- sons tangibles. Nous sera-t-il permis de reporter dans le domaine intellectuel les propositions qu'il

I

�� � 238 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

énonce? La double acception du mot Culture nous y invite, et M. Barrés avec s^iûièor'it à\i déracinement et son éloquente formule, rien qu'à demi méta- phorique : " la terre et les morts. " Les morts nous enseignent la méthode de culture applicable à cette terre que nous héritons d'eux. La beauté des récoltes d'hier nous est un sûr garant de l'excellence de la terre et de la méthode. Ces terrains, librement et délibérément choisis, comment ne seraient-ils pas les meilleurs } O classiques grecs, latins, français ! vous avez pris les bonnes places. Le sol ingrat qui nous demeurerait en partage risquerait d'abîmer vos outils; la moisson qu'on y peut espérer ne paiera jamais notre peine; mieux vaut, reprenant de vos mains la charrue, la ramener dans le sillon profond que vous traçâtes. " Tout a été dit; " l'on ne peut que moins bien redire. " On vient trop tard. "

Cette doctrine, qu'en économie politique on nomme "pessimiste," eut assez longtemps gain de cause. L'enseignement que chacun tirait des pro- positions de Ricardo pouvait, selon les tempéra- ments, varier ; certains se débattaient contre les conclusions d'un raisonnement dont les prémisses du moins n'allaient-elles pas rester acquises }.... C'est à ces prémisses mêmes que s'en prend la théorie de Carey.

Non, vint-il dire, ce n'est pas aux terres les meil- leures que la première industrie de l'homme s'atta-

�� � qua. Les premières terres cultivées, ce sont les terres les plus faciles, cultivables le plus commodément — et c’est-à-dire non les plus riches, mais les plus pauvres au contraire, qu’il atteint aussitôt, et qui, durant longtemps, pourront suffire à ses besoins. Ce sont les terres des hauts plateaux (je songe à votre " haute littérature ") au sol sans grande profondeur, à la végétation naturelle assez raréfiée et dont le soc (ou le style) aura facilement raison.

Les autres terres, les terres riches, les terres basses, il ne les considérera que plus tard. Longtemps elles resteront comme en marge de la culture, " barbares " et méconnues. Le civilisé ne s’avisera que lentement de leur promesse ; si par fortune il s’aventure sur elles ce sera d’abord pour n’y voir qu’incommodité, que danger. " La terre la plus riche, dit Carey, est la terreur du premier émigrant."


Qu’est-ce qu’une terre fertile ? C’est une terre qui, à l’état de nature, est envahie par une végétation exubérante qu’il faut défricher, ou qui, terre d’alluvions, doit être conquise sur les eaux.^ " Forêts luxuriantes et ténébreuses, où l’enchevêtrement des ramures lasse la marche du pionnier; terres peuplées d’animaux sournois et féroces ; terres marécageuses, mouvantes, aux exhalaisons délétères.... ces terres inespérément fécondes sont les dernières exploitées. Longtemps l’homme reculera devant les

Ch. Gide : Histoire des doctrines économiques. 240 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dangers et les fièvres des terres basses; longtemps, de plus d'un lac Stymphale, les rives incertaines attendront en vain leurs héros....

Pourtant, si meurtrières qu'elles aient été d'abord, nos généreuses plaines de la Metidja et du Sahel à présent sont apprivoisées. Bon ou mauvais, le sol est à la fin conquis; l'homme a mis en rapport à peu près tout l'espace dont il peut espérer tirer parti. Les forêts vierges à débrousser, les marais à drainer deviennent toujours plus rares et plus loin- tains. — C'est en agronomie que la théorie de Carey épuise le plus tôt sa vigueur.

Elle la garde plus longtemps s'il s'agit des forces naturelles. " L'ordre de leur domestication est en raison inverse de leur puissance. ^ " L'homme a commencé par utiliser les forces des animaux, puis celles du vent et de l'eau ; l'asservissement de la vapeur, puis de la redoutable électricité n'a été tenté que plus tard....

Mais que sert d'insister ? Il me tarde d'en venir aux passions, aux forces de l'intelligence. Je me persuade qu'en psychologie la théorie de Carey garde sa signification toute pleine; peut-être éclaire- rait-elle d'un jour neuf l'histoire des littératures — ou tout au moins ce point précis qui nous occupe aujourd'hui.

��* *

��' Ch. Gide: Histoire des doctrines économiques.

�� � NATIONALISME ET LITTERATURE 24 1

Sur quoi peut s'exercer la première velléité poéti- que, opérer le premier effort de stylisation ? Sur les régions les plus fécondes de l'esprit ? Non certes ! mais sur les plus dociles. La littérature, d'abord et long- temps,neprétendra mettre en valeur que les plateaux: hautes pensées, hauts sentiments, passions nobles; de sorte que les premiers héros du roman ou de la tragédie, appauvris de tout ce que leur person- nalité pouvait présenter de touffu, n'apparaissent, dans le livre, que semblables à des marionnettes sublimes qu'il suffit que le poëte manie avec facilité.

Et si bientôt les éléments latins de notre race parurent susceptibles de la meilleure culture (j'allais dire : du meilleur rendement) et si du reste ils parvinrent à la parfaite culture les premiers, c'est que, tout assouplis déjà, ils se pliaient le plus aisé- ment sous l'effort. Culture latine, de si belle et souriante ordonnance, de frondaison si noblement et si élégamment clairsemée, que d'inquiétudes tu nous épargnes en nous invitant à ne consacrer qu'à la taille de quelques vieux espaliers grecs, notre zèle et notre industrie !

Cependant l'alluvion barbare couvrait la plaine et les bas-fonds — saligue épaisse où vint herboriser Jean-Jacques ; les romantiques n'y pénétrèrent qu'en saboteurs.

Racine ne mériterait pas tant d'honneurs s'il n'avait pas compris, tout aussi bien que Baudelaire, l'ineffable ressource qu'offrent à l'artiste les régions

�� � 242 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

basses, sauvages, fiévreuses et non nettoyées d'un Oreste ou d'une Hermione, d'une Phèdre ou d'un Néron — et que les hautes régions sont les pauvres. S'il atteignit lui-même aux hauts plateaux de la vertu, n'est-ce pas une secrète raison de son silence à l'apogée de sa carrière : le peu d'épaisseur qu'il trouvait aux sujets en concorde avec sa piété ?....

Et l'on peut dire encore tout à la fois : que les plus généreuses individualités sont les plus malai- sément cultivables (à quelle pauvreté de tempéra- ment est duc souvent la perfection de la culture : un Anatole France en'paraît un exemple flagrant) — et que chacun de nous n'appelle à la culture, d'abord, que les parties les plus superficielles de son être, les plus pauvres; et le plus souvent s'en tient là, gardant le dédain, ou le mépris, ou l'ignorance de ses régions profondes et broussailleuses, de ses latentes fécondités.

Mais, diront quelques néo-latins, nous ne discu- tons pas le plus ou moins de fécondité de nos terres, nous souhaitons seulement de reconnaître celles sur qui nos talents, nos procédés de culture, s'emploient le plus commodément. Il va de soi que ce sont les terres latines. — Eh ! libre à vous Messieurs, si vous ne vous sentez pas de force à en attaquer d'autres et les réduire à composition, libre à vous de vous en tenir aux terres déjà labourées ! mais admettez que ceux à qui la robustesse, la hardiesse,

�� � NATIONALISME ET LITTERATURE 243

la curiosité et peut-être certaine inquiétude ambiti- euse et passionnée proposent une aventure plus har- die s'en prennent à ces terres nouvelles — sans être moins Français pour cela.

Et je sais de reste, hélas ! à quel romantisme confus aboutit cette inquiétude lorsqu'elle n'est point maîtrisée; l'œuvre d'art exige une ordonnance, mais qu'ordonner sinon ces forces tumultueuses encore? Sur quoi nos disciplines s'exténueront-elles, sinon sur ce qui leur regimbe ? Qu'ai-je affaire de ce qui s'exprime aisément ! J'en veux mortel- lement à toute théorie qui ne m'enseigne pas un emploi suffisant de ma force et de ma vertu. Je languis dans les contrées trop salubres et sais que c'est d'abord au dragon qu'on reconnaît les Hes- pérides.

O terrains d'alluvion ! terres nouvelles, difficiles et dangereuses, mais fécondes infiniment! C'est de vos plus farouches puissances, et qui n'écouteront d'autre contrainte que celle d'un art souverain, que naîtront, je le sais, les œuvres les plus merveil- leuses. Je sais que vous attendez après nous. Que m'importent dès lors les Trianon les plus parés et les plus solennels Versailles ! Je ne laisserai pas habiter dans mon cœur plus de regret que d'espé- rance, et ne retiendrai du passé que l'encourage- ment au futur.

�� � 244 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et voici pourquoi, chers jeunes traditionalistes, si j'admire autant que vous notre " grand siècle " et partage avec vous beaucoup d'idées, je ne veux épouser ni votre pessimisme ni votre renoncement.

André Gide

�� � 245

��POEMES

��Nuit

��A Mrs. Rowna.

��En me penchant a la fenêtre

Je te vois silencieusement apparaître

Sur ton balcon. toi qui t'accoudes ainsi

Tu semblés la mélancolie

De l'enivrante nuit !

��Aussi longtemps que ta chevelure et le clair de lune

Mélangeront de l'or et de l'argent nocturnes

Je resterai ! dans une angoisse heureuse^ sans bouger.

Ah ! si tu pouvais jusqu'au matin songer !

��Je saurais tellement bien surprendre.^ au même moment^

De nombreuses beautés

Pour n'en faire qu'un seul enchantement.

mon amie ton harmonie dans cette nuit d'été...

�� � 246 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Toute baignée de clair de lune n es-tu pas

Toute pâle^

Et tes bras nus ne sont-il pas encore plus purs !

Je suis sensible à ton collier qui brille

Lorsque ta gorge se soulève sous ta robe^

Tandis que je f adore.

Vienne une brise légère

Agiter un peu quelques feuillages

Je distingue au loin le murmure intarissable

De la mer.

Alors ne sens-tu pas ce mélancolique plaisir :

Vouloir encore se recueillir !

— Tu renverses lentement ton visage.

Le limpide silence et ton calme profond Pénètrent dans mon cœur et je les y confonds.

��Vol de Corbeaux

A Mme de Kuczynska.

Les corbeaux s* élèvent^ se dispersent dans Pair! Très haut

Se rassemblent Quand ils sont devenus petits oiseaux...

�� � POÈMES 247

// semble

Que le voly de plus en plus s élevant ^ avance !

Silencieuse cadence^

Vers le couchant tout orange.

Ils passent en pelotons^ plus noirs et plus denses^

Au large décrivent une volte légère^

A tire d"* ailes s en vont au fond

De la lumière !

Réapparaissent... bien que fondus dans ce lointain fluide...

Oh I ne réapparaissent plus.

— A rester en dehors de T inconnu splendide

Où ces oiseaux ont disparu^ je suis

Morose^ tellement que je désire

La nuit...

��L'immensité nocturne

��A Mme AJ. Copeau.

��Je suis sur le haut plateau sombre

Au milieu du silence \

Et renversant ma tête solitaire^

Je frémis de joie lucide...

�� � 248 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Splendeur sublime qui domine Vomhre^

Magnificence Ou se dilatent mes deux yeux ouverts.

Toutes les étoiles que la nuit pure fit éclore

En un calme inconnu

Composent V innombrable accord

D'argent clair^ d' argent nu ;

Et^ dans rimmensité

S'épand comme une ombre blanche la voie lactée.

O radieux effroi... désir innombrable !

— Admirer toutes ces étoiles

Une h une /...

Distinctes solitudes claires.

��Jouissance d'automne

A Mme Stevenin-Barbet.

Ce soir dans la tiédeur... Je sens que sa beauté Est un fiévreux mélange de maturités.

Peu à peu s'illumine et se prolonge

Ma nostalgie monotone

Où s harmonise le songe

D'un oriental automne ;

Ce soir, dans la tiédeur^ tandis que la beauté

Est un fiévreux mélange de maturités.

�� � POÈMES 249

Le vent du sud a gonflé ce nuage

Qui surmonte le paysage^

— Orageux et pompeux et suave nuage...

A cette apothéose il est divin de voir

La morose splendeur de l'automne et du soir.

Dès quune teinte mate se propage^

L' assombrissement

Conclut^ gravement...

Voici r heure où l'automne a perdu sa couleur^

Mais dans F ombre il exhale toute son odeur

Qu influence une étrange moiteur ;

Et je savoure autant son goût de feuilles mortes

Que son amer augure. Qu importe

L'hiver... et si ce long canal au long miroir obscur

Figure

Ma vie ! Ecoute dans la douce atmosphère en velours

Le saut d'un poisson lourd ;

Ecoute j quand du ciel avec un bruit si doux

Coulent de larges gouttes Te hume l'amour.

André Baine

�� � 250

��INTRODUCTION A UNE

MÉTAPHYSIQUE DU RÊVE.

A la mémoire de Jean-Arthur Rimbaud.

��Sous cette colline de ténèbres, sur ce talus qui s' effrite dans la molle rivière muette, des tréteaux oi!i se joue ma tragédie. Le ciel descend lourdement comme un balcon qui sombre sous les étoffes. Toute cette foule naine innom- brablement accroupie, s'ébranle par moments d'un rire minutieusement idiot et contenu. Je sortirai. — Le sombre courant sans remous où plongea la parade, se dissipe en vapeur ; un instant, flotte au travers, et déjà voici présente une plaine indéfinie, bossuée de broussailles qui sont des embûches, cernée d'un trait sanglant au ras du couvercle des nuages ; je tressaille, frôlé par l'un des assassins masqués qui rampent et convergent vers ce cri plus étouffé que la chute d'un corps sans vie dans le silence de tentures. — Aube lente, aigreur de la brise ; j'accompagne un pèlerinage menu, piétinant, inquiet vers je ne sais quel dieu très las qui siège derrière cet horizon. De celui que j'ai saisi par la manche auprès de moi, je fais le tour sans découvrir un visage. Il n'en a pas. Il n'est que l'arbre où je m'appuie pour écouter râler les dernières fusées de la

�� � INTRODUCTION A UNE METAPHYSIQUE .... 25 I

fête nocturne, qui se dénoue là-bas dans la lassitude de ses drames et de ses barques.

��*

  • *

��Le grand pays merveilleux ; ses avenues qui s'appro- fondissent, ses vallées et ses lointains au-delà de tous horizons prolongés; la fuite de cet espace vivant où s'avan- cer est comme écarter des bras la pure fluidité d'une onde. Ah ! plus que l'âme indéfinie, routes indécises et mou- vantes ! Passages, descentes, aisance surnaturelle des parcours ! Toute marche est comme une danse. Essors insensibles ; on ne s'aperçoit d'avoir quitté la terre que lorsqu'on plane déjà. Si grande douceur des mouvements dans cette vibrante profondeur qu'on les sent s'y dissoudre un peu et le corps s'y répandre. Enfin je vis en ce qui vit, je suis dans la même communion avec l'entour que le cavalier avec le galop de son cheval. Voici mon illimité domaine; je me reconnais. Je circule comme un ange à travers cette mouvante beauté.

Cependant, selon la naissance vertigineuse et immobile des fantômes, sur ma liberté voluptueuse se posent de muets périls. Il y a des saisissements mystérieux qui m'arrêtent sans que je sache par où l'on me tient, il y a des zones d'embarras où se multiplient les impossibilités, il y a un resserrement effroyable comme de parois, et de ridicules étroitesses objectent à mon passage leur ironie. Je suis circonvenu d'influences ; je ne peux me déplacer sans émouvoir mille souverains seigneurs que je ne connais pas. Sur tout un territoire pèse l'emprise d'un maître caché ; je fais des eflForts aussi lourds que des siècles pour parcourir

�� � 252 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une région sans être vu de qui je ne vois pas ; je glisse pendant des lieues sous le couvert d'une haie et je surmonte d'un bond la terreur d'espaces vides. Mais m'arrête le guet universel de figures sans nom accroupies symétriquement autour de moi : dangers dont le souffle halète entre mes épaules ; poursuiveurs indéfinissables qui ne se fatiguent pas ; silences comme matériels et qui sont des intentions ; doigt sur la bouche des trop beaux visages qui pétrifient. Attentes, pesant désir de la présence d'on ne sait qui, approches épiées, figure entre les branches que je crois reconnaître, mais ce n'est pas lui ; et soudain cette main qui se pose sur mon épaule si doucement que je tressaille et n'ose plus me retourner. Ah ! que de- voyageurs je rencontre dont une affreuse particularité a fait des mon- stres ; mon cœur ne peut supporter que je les voie ; et je les sens auprès de moi qui mangent, assis devant l'hôtel- lerie, graves comme des goules, et si définitivement tristes que cela seul est une terreur.

��*

��La voix du rêve sourdement souffle au sein même de mon cerveau et sous le palais du crâne. J'entends un râle qui est la sonorité de tout le paysage et le fait frémir sur lui-même ; râle qui se prolonge, puis soudain d'un soubresaut se délivre... et reprend plus bas. Le lointain, fiévreux, innombrable bourdonnement pénètre à travers toute épaisseur jusqu'en la substance de mon corps ; ainsi que la rumeur filtrée d'une assemblée myriadaire qui discute et s'emporte, il surgit par instants en vagues plus violentes, coupées de décroissances pacifiées : le concile

�� � INTRODUCTION A UNE METAPHYSIQUE .... 253

de tous les " autres " parle. Puis des silences se creusent en solitudes. Je sens que les derniers, déjà très loin, passent le fleuve et leur souvenir en moi pâlit comme un visage ; je ne perçois plus que le sombre battement de mon sang ; la paix s'élargit alentour avec la nuit. Alors naît le mur- mure des forces secrètes emprisonnées ; c'est une poussée chuchotante de petites présences ; des milliers de voix minuscules se pressent autour de moi, appuyées, inquiètes, confidentielles, ainsi que s'énoncent les feuilles dans le vent, jusqu'au moment où les emporte dans son tourbillon ce bruit qui passe comme un ravage, clameur à travers le ciel d'une chevauchée en délire, torrent de brutes ruées, et leur évanouissement à l'horizon avec la seule survivance d'un " Ha ! Ha ! " immense et lointain.

��II

��Je me lève chargé d'un souvenir plus pesant que le monde ; j'erre perdu dans sa richesse insoutenable ; je le porte devant moi épandu comme une bannière et comme un cri. Je viens d'un pays plus certain que la maigre réalité dont la fraîcheur maintenant me transit. Je ne peux pas douter d'avoir traversé l'abîme suivant l'axe de sa plus véritable épaisseur, La gorgée de jour que pour me désenivrer j'avale, ne m'ôte pas cette conscience. Les courbatures, laissées à mes membres par mon voyage, attestent qu'ils n'ont pas touché que des fantômes. O lumière sombre ! la densité de ton resplendissement baigne encore mes yeux par l'aube obscurcis. Mais avec mes mains appliquées sur le visage c'est en vain que j'essaie de retenir en mon regard la vision des séjours trop vrais pour

2

�� � 2 54 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ma faiblesse. Je suis réenvahi par la netteté glaciale de ce monde sans volume et sans présence.

��*

  • *

��Quand les premiers hommes au sein des forêts primi- tives allumaient le feu du soir pour éloigner les fauves, quand ils surprenaient danser dans les clairières d'épou- vantables merveilles, quand au regard qu'ils plongeaient, en Y rassemblant toute leur âme, dans le mur des ténèbres, bougeaient de silencieuses formes inconnues, quand le tonnerre charriait des dieux, alors le monde était vivant. Le grand ancêtre s'avançait, escorté de souffles et d'atten- tes, guetté par les détours et tout couronné de périls ; dans l'ombre sur ses pas se tassaient des faims sans visage dont son courage sans cesse tendu contenait seul l'im- patience. Mais l'aube était une écluse qui s'ouvre ; il en sentait sur ses épaules couler la candeur liquide, et de ses bras levés, il en prolongeait sur toute sa nudité le baptême. Apparition entre les arbres des lacs fleuris, sillonnés de croupes monstrueuses et où s'abat le vol d'oiseaux blancs portant leurs longues fines pattes suspendues. Sommets que baigne un vent si pur qu'il est acide et d'où ne s'aper- çoit que l'ondulation indéfinie des forêts. Courses sur les chemins de liane, balancements et suspensions, glissades au flanc tiède des rocs, ruissellement, sur la peau, des eaux traversées, rencontre soudaine d'une brise qui se lève. Fleuve qui s'ouvre brusquement sous les pas et passe, muet, tout d'une pièce, avec des feuilles et des branches dressées comme des bras hors de l'eau. Combats lointains des grands animaux autour de la fontaine, et silences

�� � INTRODUCTION A UNE METAPHYSIQUE .... 255

universels planant d'un horizon jusqu'à l'autre. Au soir le soleil se laissait tomber entre les monts, et, longtemps encore après sa disparition, sa vaste main dépassait, écartée dans l'azur. L'homme, accoudé à la solitude comme à une barrière, recueillait dans la profondeur de son ouïe la naissance des voix nocturnes. Il entendait lœ distances, innombrablement peuplées, s'émouvoir peu à peu ; elles semblaient converger vers son cœur et s'y attacher ; chaque éveil le long du fil invisible s'y venait répercuter et en rythmait les battements. Et des lointains du ciel, de chaque astre, par le lait de la nuit voguait une anxiété voluptueuse vers son attente.

��*

  • *

��J'ouvre ma fenêtre sur la quotidienne matinée. On l'a faite pareille à toutes les précédentes. Son visage n'est plus qu'un chiffre ; il me suffit d'en détacher la feuille sur le calendrier. — Par des patiences et des méthodes le monde a été défriché de son existence. La science a réduit, assimilé, identifié, elle a partout inventé la répétition, alors que le réel est un jaillissement incessant de formes nouvelles, l'inépuisable assaut des spontanéités premières. Le monde, source toujours primitive et perpétuelle nais- sance, est devenu un total de substitutions possibles. Je le connais jusqu'au bout. Rendu pareil à lui-même en toutes ses parties, il s'est pétrifié ; car rien ne se meut qui ne se transforme pas. Une sève de glace raidit ses membres. Si nous prévoyons les phases stellaires, c'est que nous avons attaché les astres à nos instruments et projeté l'inertie

�� � 256 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

jusqu'au fond du ciel. — Le grand corps inanimé s'étend devant moi dans le linceul du jour qui recommence.

��»

  • *

��Le sang de la réalité ne bat plus aux artères du monde. Mais il ne s'est pas écoulé vainement. Un plus secret royaume l'a bu et s'en est animé. Dans le grand tour- noiement silencieux des rêves, dans le sombre et magique remous où les choses deviennent comme des êtres qui se tendent les bras, se saisissent, se nouent et se confondent, je retrouve la vertigineuse réalité des premiers âges. Voici les marches, le détour, et sous la voûte s'ouvre la bouche de l'immensité. Des échos éclatent sourdement, prolon- geant à l'infini l'habitation souterraine. Le peuple profond m'envoie sa parole innombrable. Déjà mon attitude n'a plus cette aisance machinale, cette ennuyeuse sécurité. Un instant je me crispe, immobile, sur la margelle de l'obscur mouvement. J'épie, comme l'ancêtre, les appels et les menaces. Mais ainsi qu'on jette une corde, un chemin s'empare de mes pas. L'âpre délice de chaque rencontre me baigne d'une irrémédiable conviction. Je ne porterai pas la main à mon front sans que naisse au ciel une étoile, je ne sentirai pas bouger en moi le désir de boire sans que s'ouvre secrètement en la forêt une avenue vers la fontaine ; et tandis que je me penche sur l'eau, la pluie de l'ombre sur mes épaules persuade déli- cieusement tout mon corps de sa réalité. A cet arbre étincelant je cueille une grenade d'or ; aucune doute ne prévaudra contre la certitude parfaite de sa saveur.

��*

�� � INTRODUCTION A UNE METAPHYSIQUE .... 257

J'allumerai la lampe des songes : je descendrai dans l'abîme. Le feu sourd éclairera ma recherche. Je retrou- verai le grand être endormi. Mirage des secrètes profon- deurs ! Peut-être l'éclat s'en voudra-t-il une fois sur mes prunelles conserver. J'entends un cœur qui bat vers le centre de mon rêve ; peut-être le mien en saura-t-il une fois recueillir le rythme. Et cette parole, acclamation étouffée, que profèrent tant d'invisibles bouches, peut-être une fois sur mes lèvres laissera-t-elle son goût survivre. Ce sera ma métaphysique.

Jacques Rivière

1908

�� � 258

��LES "CAHIERS" DE CHARLES PÉGUY.

��Nous avons beaucoup de critiques, à qui la rareté des chefs-d'œuvre laisse bien quelque loisir. Comment donc aucun d'entre eux ne m'a-t-il dérobé d'avance l'honneur d'un très beau sujet ? Je m'en étonnerais davantage, si je ne sentais en ce moment que cette riche proie est des plus résistantes, et des plus dures à forcer. Un Cahier de Péguy ne se résume pas, ne s'analyse pas comme un article de Brunetière, comme un essai de Paul Bourget ; une page de Péguy ne se laisse pas détacher comme une page d'Anatole France ; la personnalité de Péguy n'est pas de celles qu'on peut épingler d'une seule anecdote, définir en trois épithètes, classer enfin par genre et différence : Thymus vulgaris ou Felis ko. Il faut en faire le tour; il faut la prendre de loin, la suivre à travers son histoire; cette histoire même, pour la comprendre, il est presque indispensable de l'avoir un peu vécue. Péguy réclame à bon droit de nouveaux lecteurs, de nouveaux amis ; mais comme il risquerait de les déconcerter, s'il n'était tout d'abord introduit

�� � LES " CAHIERS " DE CHARLES PEGUY 259

auprès d'eux par ceux-là qui, s'ils ne le connaissent pas à fond, le connaissent au moins depuis fort longtemps !

Il est d'origine provinciale et rustique ; il sort du peuple, non de la plèbe ; ses traits de visage et de style, cette vigueur tendue, cette rude vaillance jointe à cet affinement, sont à coup sûr signes de race — d'une race obstinée au labeur, mais moins pourvue de muscles que de force nerveuse ; liée aux tâches matérielles, mais toute prête aux efforts de l'esprit. Son père mort, il a grandi sous ces mêmes influences de tendresse et de pauvreté qu'évoque si bien Charles-Louis Philippe dans son petit livre : La Mère et r Enfant. Au lycée d'Orléans, puis à Louis-le-Grand, puis à Lakanal, Péguy travaille comme il a vu travailler, près de lui, à la maison. Il est le bon élève solide et régu- lier : celui qui ne dédaigne pas, qui ne choisit pas, qui prend ses études au sérieux, et ne sait pas les monnayer pour l'examen ; celui qui sera reçu à l'Ecole Normale plus tard que les camarades (après son service militaire), et ne manquera pas d'en sortir plus tôt qu'eux. Là encore, il ne dédaigne rien ; il voudrait bien préparer l'agréga- tion de philosophie ; il passerait volontiers par où Bergson a bien passé. Mais il n'a pas le temps, il est pressé de vivre, pressé d'assumer des devoirs et des risques, de se charger d'une famille, d'or-

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ganiser des groupements socialistes, d'engager, dans sa librairie de la rue Cujas, tout son petit capital. Et quand au fort de l'hiver, par les rues de la rive gauche, on le voit trotter en veston mince, les yeux distraits, le front plissé, on ne sait pas s'il songe à la propagande, ou bien à ces fins de mois, à ces inéluctables échéances, dont ses amis fonctionnaires n'imagineront jamais le souci. Il ne brave plus les gelées, il est déjà " l'homme à la pèlerine ", quand éclate l'affaire Dreyfus. Naturellement rien ne lui fait défaut pour être, de tous les dreyfusards de la première heure, le plus convaincu, le plus dévoué, le plus ingénu ; celui qui ne sert point son parti, mais la justice ; celui qui n'attend ni récompense, ni revanche ; celui qui s'étonnera bientôt des transactions, des grâces, des amnisties, et de voir triompher si haut tels champions accourus un peu trop tard pour le combat. Cette crise l'occuperait tout entier, s'il n'y avait la Hbrairie — j'allais dire sa hbrairie; mais elle n'est plus à lui seul, elle est devenue la Société nouvelle de librairie et d édition. Etrange maison de commerce, régie par des théoriciens au bénéfice d'une idée ; que ne s'est-il pas dépensé là de temps, de pensée et de peine !... Mais peu de mois se sont passés, et déjà Péguy n'est plus l'associé de ses amis ; il les traite en ennemis, il les gronde et les accuse ; et certes il les méconnaît, mais eux aussi le méconnaissent. Sur un tel conflit, c'est ne

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rien savoir que de ne pas savoir tout ; je ne le rap- pelle que pour montrer dans quelles conditions Péguy, au cours de l'année 1900, pauvre en res- sources, mal assuré du lendemain, meurtri par les autres et par soi-même, édita la première série de ces Cahiers de la Quinzaine où il met depuis lors toute sa vie...

Sur la rue de la Sorbonne prend jour une étroite boutique. A la vitrine quelques Cahiers : le Dingley des frères Tharaud (prix Concourt), et le Jean Christophe de Romain Rolland (autre prix, de la Vie Heureuse). On entre par un petit couloir, qu'un poêle de fonte obstrue. Tapissé de Cahiers jusqu'au plafond, le magasin — bureau d'admini- stration, salle de rédaction, salle des fêtes, — a, je crois, deux mètres sur deux ; peut-être bien un quart en plus, pour là table du secrétaire. Les jeudis on y tient à douze, quand Péguy reçoit ses amis, qui sont les amis des Cahiers. Ce ne sont pas chaque fois les mêmes ; mais chaque fois, parmi eux, au-dessus d'eux presque tous jeunes, se détache la barbe blanche de M. Ceorges Sorel. Il ne préside pas, il cause ; ses jugements abrupts et simples, soutenus de raisons compliquées, ne lais- sent pas la conversation languir. Péguy parle à son tour, et plus souvent écoute ; il est simple, il est cordial, il est distrait ; il est à tous, et il n'est à personne ; il ne refuse son attention à

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nulle chose, mais toute chose le ramène aux Cahiers. Son repos hebdomadaire ne peut lui faire oublier le dernier bilan, la série prochaine, le rédacteur qu'il s'est promis de conquérir, la mise en page qu'il veut irréprochable, les épreuves où nulle faute ne doit se glisser. La nuit, il rêvera du faux-titre, des feuilles de garde et de la couver- ture, et des tables, et du Catalogue analytique. Les Cahiers règlent le cours de ses idées et l'ordre de ses sentiments. Tout désabonnement est pour lui boycottage ; un abonnement est comme une lettre de noblesse. — Et c'est vraiment une noble liste que celle des abonnés aux Cahiers. D'autant plus noble qu'elle est plus courte : elle pourrait doubler, tripler, garantir à Péguy des lendemains moins précaires, et cependant ne contenir encore que des noms très choisis. Ces nobles abonnés ne s'en font d'ailleurs pas accroire. Ils ne se trouvent jamais deux ou trois réunis, sans critiquer la série en cours, et plus précisément le dernier Cahier ; sans blaguer l'œuvre qu'ils soutiennent, et que rien ne leur ferait déserter. Mais ils savent bien, au fond, quelle force morale elle représente, et quelle puissance de ralliement secret. Si les Cahiers n'existaient pas, quelque part ailleurs auraient pu paraître ces Vies de Beethoven et de Michel Ange, ce Swifity ce Gobineau^ cet Ihsen^ ce Pascal ; ce roman de Romain Rolland ; ces Nouvelles de Moselly, de Pierre Mille et de Pierre Hamp ; peut-être

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même, bien que moins sûrement, ces nombreux et libres Courriers d'Arménie, de Russie, de Fin- lande ou de Pologne. Mais alors tous ces écrits, demi-perdus parmi la production courante, ne tombant pas tous sous les mêmes yeux, n'auraient pas pu s'éclairer, se compléter les uns les autres, suggérer par leur rapprochement une direction d'ensemble, et presque une doctrine, — dégager une âme commune. Si les Cahiers n'existaient pas, telle étude documentaire, sur la Délation aux " Droits de V Homme ", ne serait plus témoignage historique, mais polémique d'un parti contre un parti. Enfin, si les Cahiers n'existaient pas — les Cahiers de la Quinzaine^ — nous n'aurions pas les Cahiers^ — les Cahiers de Péguy lui-même, qui ne ressemblent pas aux autres, ni plus générale- ment à quoi que ce soit dans aucune langue ; ces Cahiers, vivants monologues où chaque fois qu'il en a le temps, trop rarement à notre gré, il épanche en un désordre apparent ses humeurs et son humour, ses désenchantements et ses ravisse- ments, son imagination et sa philosophie.

Celui qui me disait un jour : " Péguy fait son petit Rousseau " ne songeait pas, assurément, au Contrat ni à VHéloïse^ mais aux chimères de Rous- seau persécuté, aux lettres à Hume et à Diderot. Non, il n'y a pas de Rousseau dans Péguy. Et il n'y a guère de romantisme. S'il lui arrive, comme

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à nous tous, de se reprendre aux vers du vieux Hugo, la magnificence du verbe ne lui cache point l'indigence des idées ; il craignait dès 1900 "l'in- fluence grossière des romantiques " ; il ne se confie pas, comme eux, aux orages de l'inspiration ; il croit " à l'efficacité du travail modeste, lent, molé- culaire, définitif" ; surtout, il croit "qu'une souf- france vraie est incomparable au meilleur des enchantements faux. " Ses plus fidèles admirations sont pour Corneille et Pascal — le Corneille de Polyeucte, le Pascal des Lettres et des Pensées ; mais nous ressemblons rarement à ce que nous admirons le plus. Il me paraît que des affinités profondes situent Péguy quelque part entre Proudhon et Michelet. Il éprouve, à l'égard de Renan, une espèce d'aversion assez tendre. Enfin, il déteste Taine autant qu'il aime et respecte Bergson. Je ne donne là qu'une orientation préliminaire : Péguy ne s'est pas tant formé par les livres que par la vie. Pour comprendre ses défiances et ses enthousiasmes, son humanisme misanthrope, et son pessimisme allègre et son optimisme désabusé, il faut avoir fait le compte de ses illusions vaincues et de ses désillusions surmontées.

Désillusions sur le dreyfusisme, d'abord : Péguy, disais-je, pendant l'Affiiire, ne songeait pas à son parti. Il a compté sur une révolution ; non pas une révolution politique ; non pas une révolution sociale ; mais une révolution morale.

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Il a cru que, si la masse retournait vite à ses passions, à ses plaisirs, à son sommeil, une élite, un ferment du moins subsisterait. Témoin attristé d'un nouveau Directoire, il nous doit depuis longtemps un essai sur la Décomposition du Drey- fusisme^ que la Révolution dreyfusienne de Georges Sorel prépare, mais ne remplace pas.

Désillusion sur le socialisme, ensuite : Péguy croit au Peuple de tout son cœur, comme Proudhon et Michelet. Il a cru longtemps en Jaurès. Or il voit les manœuvres parlementaires, les marchan- dages et les mensonges de l'Unité, le jeu cynique ou voilé des ambitions personnelles, le parlemen- tarisme installé non pas seulement à la Chambre, dans le Groupe Parlementaire, mais dans le Parti même, dans son Comité, dans ses Congrès géné- raux, dans chacun des groupes locaux, d'élection ou de propagande, où la volonté populaire est ainsi captée dès sa source, et savamment déviée. Et sans doute, le socialisme parlementaire n'est pas à lui seul tout le socialisme. Il y a aussi le syndicalisme. Mais dans le syndicalisme, il y a le sabotage ; et le parlementarisme encore, d'autant plus insidieux et plus nocif qu'il reste plus inavoué. En bon pro- phète, Georges Sorel a deviné dès la première heure l'avenir prochain des syndicats. Il a prévu leur puissance ; mais ne s'est-il pas trompé, ne se trompe-t-il pas à plaisir sur la qualité de leur action } Hostile au réformisme seul, il ne veut

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pas voir, chez les révolutionnaires, la manie politi- cienne, ni la persistance des rêveries anarchistes ; connaissant l'élite ouvrière, d'après elle il juge la foule ; il jette un voile sur les déchéances de l'idée, sur les déformations du sentiment. L'éducation par " l'action directe ", l'assainissement par la violence, la vertu sanctifiante de la lutte de classes, l'espoir d'une grève générale élevant, exaltant les âmes à la façon d'un mythe religieux, la haine du capitalisme proposée pour stimulant des énergies productives ; — toute cette construction idéale est loin d'être une description, même approchée, du mouvement réel. Péguy souscrirait-il aux critiques si fermes de son collaborateur Daniel Halévy ^ ; ou bien partage-t-il encore les enthousiasmes de son autre ami Berth . Je l'ignore ; mais assuré- ment il n'a pas foi dans l'antimilitarisme héroïque. Lui qui débuta par ouvrir ses Cahiers aux pièces du procès Hervé, écrivait en 1905, sous la menace d'une invasion allemande, ce Cahier : Notre Patrie^ où gronde une émotion d'autant plus forte qu'elle reste plus ardemment contenue.

Enfin — ce n'est pas la moins grave, — désil- lusion sur l'intellectualisme. Alors qu'il commen- çait d'admirer, chez Bergson, les merveilles de l'intuition, Péguy n'opposait certes pas l'intuition à la science. Ses associés d'autrefois étaient savants non moins qu'apôtres ; trop peu soucieux même

��1 Pages Libres du 2 octobre.

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de tracer la limite entre leur foi soustraite aux preuves, et la science prouvée. Un des effets d'une rupture par ailleurs déplorable fut de tourner l'attention de Péguy vers la situation faite aux sciences morales par notre pays et par notre temps: ainsi conduit, comme avait été Nietzsche, à des considérations intempestives^ il en formule qui s'ap- pliquent moins à la masse des petits érudits, qu'à certaines de nos intelligences les plus hautes, les plus vigoureuses, les plus désintéressées : vainement ces hommes ont renoncé à toute ambi- tion temporelle ; leurs chaires, leurs titres, leurs talents, les appellent à dominer les esprits ; c'est une gloire capable de les griser ; et, comme les partis au pouvoir favorisent la science pour des raisons qui ne sont pas toutes pures, la Politique risque parfois de contaminer la Pensée. Puis vient l'illusion dangereuse de l'explication intégrale : le savant croit épuiser son sujet, — fût-ce le sujet inépuisable qu'est tout événement humain ; ou plutôt, ayant par méthode éliminé d'abord les éléments confus, incertains, insaisissables, pour aller droit au déterminable, au clair, au certain, il omet, au terme de sa recherche, de réintégrer dans ses conclusions ces mêmes éléments rebelles. Et c'est ainsi que le dogmatisme prématuré de l'historien, du psychologue, du sociologue, usurpe les titres d'une philosophie. Enfin, la science morale officielle ne travaille-t-elle pas, à son insu.

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contre la culture ? Il y a bien encore quelques personnes, outre Péguy, qui lisent pour leur plai- sir, ou pour un profit tout intérieur. Nos maîtres, sans nul doute, lisent parfois ainsi. Mais ils dres- sent leurs disciples à lire toujours autrement. La culture, pour eux, va si bien de soi, que l'enseignement peut n'en pas tenir compte — au moins l'enseignement supérieur ; c'est la science seule qu'il doit promouvoir. A lancer dans les recherches spéciales des jeunes gens dont l'être spirituel est à peine ébauché, on risque d'amener un temps où Hamlet, Faust et les Pensées^ cessant d'être thèmes à méditation, ne seront pas lus sans le souci d'une influence à déceler, d'une filiation historique à décrire...

Qui juge ses alliés avec clairvoyance, peut juger ses adversaires de la veille avec une croissante indulgence, qui touche à la sympathie. Même si Péguy n'avait pas d'anciennes attaches avec Port- Royal, telle conversion dont il fut le témoin lui rappellerait que le catholicisme n'est pas, même à notre époque, uniquement le refuge des esprits faibles. Il suit Barres avec un intérêt qui dépasse la simple curiosité. Pourtant qu'on ne l'imagine pas hésitant, troublé dans ses convictions, et prêt aux palinodies. Ce critique de la Science — d'une certaine science actuelle — n'est pas, ne deviendra pas un mystique acharné contre la raison ; et la las- situde du libre-examen ne le poussera pas à souhai-

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ter, comme Deherme, l'avènement d'un nouveau " pouvoir spirituel." Si demain éclatait une seconde Affaire, Péguy se rangerait sous le même drapeau que jadis, auprès des mêmes combattants ; il n'est pas en coquetterie avec le nationalisme ; il n'adore pas la force militaire ; il ne délaisse pas la cause du peuple pour celle d'une aristocratie. Celui qui écrivait en 1900 : " On ne peut se convertir au socialisme sans que la philosophie et la vie et les sentiments les plus profonds soient rafraîchis, renouvelés, et pour garder le mot, convertis " n'est pas au bord d'une nouvelle et d'une inverse conversion. Contre le doute et la désespérance, Péguy cherche son réconfort dans quelques senti- ments d'autant plus sûrs qu'ils sont purement et fortement humains :

L'amour de la tâche Sien faite lui donne la joie d'une communion avec tous les bons travailleurs, avec tous ceux qui aiment leur métier. Rien n'est perdu, tant que le sabotage ne deviendra pas coutume universelle ; tant qu'il y aura des maçons pour bâtir, des forgerons pour forger, des profes- seurs pour enseigner, des besogneurs pour faire leur besogne comme Bergson fait ses livres, et Péguy ses Cahiers.

D'autre part, la critique des préjugés modernes a remis Péguy en contact avec la tradition, avec toutes les traditions françaises. Ouvrant les yeux aux vices du régime présent, il ne pouvait plus

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�� � croire à " ce petit ancien régime de convention " que nous représentent les livres scolaires, à " ce tout petit bougre, détestable, de petit ancien régime de complaisance et de docilité." Par delà la France de la Troisième République, par delà la France de la Révolution, il découvrait ou retrouvait la France du dix-huitième et celle du dix-septième siècle, et celle de la Renaissance, et celle du Moyen Age ; mais il refuse de s’arrêter soit au Gothique, soit à la Renaissance, soit à l’âge classique, soit au romantisme. Il aime, il adore tout cela. A sa manière, il construit pour la France une théorie du Bloc. Je me trompe : il n’accepte en bloc aucune de ces traditions ; il sait leurs défauts, les défauts dont elles sont mortes ; dans toutes et dans chacune, il choisit. Il les voit s’opposer toutes justement en ce qu’elles ont chacune de fixé, de figé, de mort, et se rejoindre au contraire dans la volonté héroïque où chacune a pris sa source ; volonté toujours vivante, encore que parfois endormie, au cœur même de la nation ; volonté qui demain peut étonner le monde par un nouveau réveil.

Enfin toutes ces traditions se rassemblent, se concentrent dans celle, jamais interrompue, de notre culture, de notre art, et spécialement de notre art littéraire. C’est ici que la conscience du métier, l’amour de la belle besogne, s’appuie avec le plus de confiance sur les leçons du passé : Si nous manLES "cahiers" de CHARLES PEGUY 27 1

quons de héros, l'héroïsme enclos aux pages de Corneille ou de Pascal n'a rien évaporé de sa vertu. Il ne suffit pas de louer les maîtres ; il faut travailler à leur suite ; sans prétention, sans pré- somption, Péguy se place dans leur lignée. En tant qu'apôtre et moraliste, il se désole, il s'irrite, peu s'en faut qu'il ne se renonce ; mais il se con- sole, il s'épanouit, il se déploie, — comme écrivain.

" On m'a reproché que mon style était voulu. C'est-à-dire, travaillé. Je ne sais pas ce que c'est qu'un style qui n'est pas travaillé, qui n'est pas voulu. Ou plutôt je crois savoir que ce n'est pas un style." Pourtant le style de Péguy paraît, à première vue, tout le contraire de l'art, — surtout de ce qu'en art il admire le plus. On le subit pourtant, il conquiert, il subjugue. Et, l'effet justifiant les moyens, on discerne que leur com- binaison efficace doit plus encore à la réflexion qu'à l'instinct.

Rien de plus effarant que la composition d'un Cahier: Le mouvement total vous emporte, conti- nu, irrésistible, on ne sait pas comment, on ne sait pas où. C'est un flot pressé de pensées, d'images, d'allusions et de citations ; c'est un fleuve que les obstacles accélèrent ; c'est un torrent qui roule pêle-mêle des rocs, des arbres, des moellons arra- chés, des débris de statues. On n'en saurait prévoir le cours: il semblait filer tout droit sur sa pente :

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voici que soudain il se brise, et, sans un moment d'arrêt, tourne vers un autre horizon. Le déve- loppement commencé se perd dans une digression; la digression devient le sujet même, à moins qu'elle ne reste une parenthèse, qui peut-être ne se fermera point. La conclusion ne se renouera pas aux pré- misses ; rien ne fait prévoir où sera posé le point final ; et souvent il n'y aura pas de point final : ce grand mouvement et ce grand bruit débouchent — comme dirait Mallarmé — " dans le silence et dans le blanc." Pourtant ce qui demeure, la lecture achevée, ce n'est pas le souvenir inconsistant d'un élan sans but et d'un tumulte vain. Une terre a été parcourue en tous sens, traversée, cernée de méandres, pénétrée dans tous ses replis. Par une sorte de multiple étreinte, d'enveloppement mobile, insistant, répété, Péguy s'est emparé d'une grande pensée, et nous la livre, et nous l'impose, bien plus sûrement qu'il n'aurait fait par aucun ordre dialectique ou didactique.

Whistler (je crois) professait que la perfection de l'art et le premier devoir de l'artiste est de voiler la technique, d'efiùcer soigneusement les moindres traces du travail. Péguy procède tout au rebours. Car l'impression qu'il veut produire est celle de production même, de la pensée en travail. Assister à la création, c'est voir l'esprit émerger du chaos ; c'est accompagner l'architecte sur le chantier en pleine activité. Pour nous montrer son édifice,

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Péguy ne détruit pas l'échafaudage ; mais il le peuple, il l'anime, il bâtit peu à peu son Cahier devant nous. S'il va répétant tels mots ou telles phrases, presque sans variantes, et jusqu'à satiété ; s'il accumule des termes synonymes ; s'il accroche à un seul nom tout un cortège d'épithètes non graduées, ce n'est pas artifice visant à l'ampleur et à la grandiloquence, mais application à ne nous celer rien de ses reprises, de ses corrections, de ses découvertes successives. Nous avons le premier jet ; nous avons toutes les retouches ; et tout cela, pris ensemble, compose l'expression définitive. Est-elle lente à venir, nous marquons longtemps le pas ; les parenthèses se succèdent, les incidentes s'enchevêtrent ; et, sans repos, les saccades des points et virgules prolongent notre essoufflement jusqu'à la fin d'un paragraphe de dix pages.

Que ne puis-je, en guise d'exemple, citer ici tout au long ce long Cahier prestigieux, si raisonnable et si fou, ce Cahier le plus Cahier, du 6 octobre 1907, qui s'intitule : De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle !... Je le résumerai tant bien que mal. C'est une suite : onze mois auparavant il nous a été parlé de l'histoire et de la sociologie dans les temps modernes^ et principalement de Renan. Nous débutons donc in médias res. Et voici venir:

— Les pièges tendus, dès l'entrée delà carrière, au jeune intellectuel. Les pièges grossiers de l'arrivisme

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temporel. Les pièges plus raffinés : chaires et décorations. Pour les meilleurs, ce noble piège qu'est la tentation de la gloire. La gloire, aujour- d'hui puissance temporelle. En passant, réflexions sur les Cahiers : " la seule entreprise qui, sans aucunes ressources capitalistes, ait jamais été faite pour lutter contre les puissances d'argent dans l'ordre de l'édition. " Réflexions sur l'expérience, sur cette expérience qu'on acquiert seulement dans " une entreprise commerciale privée " ; et sur la solidarité, le synagonisme^ qui lie ouvriers et patrons, par opposition aux fonctionnaires ; si bien que ce qui sépare en deux le bon peuple de France, " ce n'est plus la barricade, mais le guichet.

" Quelques cadres de hois^ plus ou moins mobiles^ un grillage métallique^ plus ou moins fixé ^ font tous les frais d'un guichet. C'est pourtant avec cela, c est avec ce peu que Von gouverne la France très bien. Format bon ordinaire. Au lieu qu il fallait des tonneaux^ et même des barriques^ et si fai bonne mémoire des omnibus^ presque des immeubles^ pour faire une barricade. C'est même sans doute pour cette raison que finalement^ c'est du moins une des raisons pour lesquelles^ vraisembla- blement, il est finalement venu au monde beaucoup plus de guichets qu'il n'y était jamais poussé de barricades. C'est que c'était peut-être plus facile à faire. "

— Ici, retour en arrière, récapitulation des " pièges", arrêt prolongé au second, puis examen du troisième : la gloire !

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" Une révolution capitale s'est accomplie dans P his- toire sociale des arts et des lettres avec V avènement des temps modernes. On oublie trop que le monde moderne^ sous une autre face^ est le monde bourgeois^ le monde capitaliste, Cest même un spectacle amusant que de voir comment nos socialistes antichrétiens ^ particulièrement anticatholique s ^ insoucieux de la contradiction^ encensent le même monde sous le nom de moderne et le flétrissent^ le même, sous le nom de bourgeois et de capitaliste. Une telle contradiction, plus ou moins consciente ou incons- ciente, ferait scandale si on en était à une contradiction de plus ou de moins dans ce monde politique parlemen- taire. Et à un scandale près. On oublie trop ainsi que V avènement du monde moderne a été, sous une autre face, r avènement du même monde politique parlemen- taire économique bourgeois et capitaliste. Il nest donc pas étonnant que par un effet de V incrustation capita- liste moderne la gloire elle-même soit devenue finale- ment une puissance temporelle.

Sous les anciens régimes, la gloire était une puissance presque uniquement spirituelle. Sous les anciens régimes, assez de puissances contre-balançaient les puissances d'argent, — puissances de force, autres puissances de force ou puissances d'esprit, — pour qu'à travers toutes ces puissances, et à travers leurs combats mêmes et leurs débats, et surtout ici, la gloire pût demeurer une puis- sance presque uniquement spirituelle. Par une singulière combinaison, par un singulier jeu d'événements, à l'avènement des temps modernes une grande quantité

�� � de puissances de force, la plupart même sont tombées, mais loin que leur chute ait servi aucunement aux puissances d’esprit, en leur donnant le champ libre, au contraire la suppression des autres puissances de force n'a guère profité qu'a cette puissance de force qu est l'argent. Elle n'a guère servi qu'à vider la place au profit des puissances d’argent. Les contrepoids de force, des autres forces, étant supprimés, rien n'est allé a l'esprit, qui censément attendait, aux puissances d’ esprit, pour qui devait censément se faire la révolution du monde moderne. Contrairement a ce que l'on pouvait espérer, quand on était mal averti, contrairement a ce qu'espéraient peut-être en effet les démolisseurs de l'ancien monde ou la plupart de ces démolisseurs et les promoteurs et les introducteurs du monde moderne, tout est allé aux seules puissances de force qui fussent demeurées, aux puissances d’argent. "

— Complaisant éloge des anciens mondes où " il y avait de la vie partout ; où les humanités suintaient la vie. " Stratagèmes du monde moderne pour rabaisser ces anciens mondes : " Taine était là, pour un coup. " Taine, Ancien Régime ; Taine, fournisseur attitré de confections, Taine l’Aristide Boucicaut de " ce très grand Bon Marché qu’est devenu le grand marché intellectuel du monde moderne " (et, à ce propos, pourquoi mieux vaut dire moderne que contemporain.) Effets de ces stratagèmes, de cette brillante opération politique parlementaire ; et avant tout, avilisLES " CAHIERS DE CHARLES PEGUY 277

sèment de l'enseignement secondaire et supérieur. ^^ Pourvu que F on prenne certaines précautions^ que Von garde certaines apparences^ qui permettent aux hypocrisies de se couvrir^ aux paresses de plaider^ aux lâchetés de se justifier^ un Etat peut creuser intérieure- ment un enseignement d'Etat^ un Etat peut vider un enseignement d'Etat de tout son contenu de culture et de liberté. Et que V ordre extérieur demeure le même. Opérer par d heureux remaniements incessants un avilissement incessant des programmes. En éliminer savamment^ en chasser brutalement tout ce qui est culture et tout ce qui est liberté. Opérer par d'heureux choix un avilissement incessant du personnel^ par le népotisme de famille et par le népotisme de clan^ par le plus honteux favoritisme de dynastie et de parti^ éliminer sournoisement^ refouler brutalement et incessamment aux places basses^ aux places pauvres^ aux postes ingrats^ méprisés^ — aux postes et aux places qui seules sont de véritable honneur^ aujourd' hui^ — tout ce qui est faible j — socialement^ — tout ce qui est pauvre^ tout ce qui est cultivé^ tout ce qui est libre. Opérer un envahis- sement^ brutal ou sournois^ mais toujours complet^ de la politique dans les fonctions de V enseignement. Protester de loin en loin contre cette invasion^ et ne V en pour- suivre que plus constamment. Donner a des politiciens^ politiciens parlementaires ou politiciens universitaires^ politiciens parlementaires et ensemble politiciens univer- sitaires^ tout ce qui est postes et places de choix^ places et postes en vue, et par conséquent postes et places de

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conduite, dinfluence, de quelque commandement. Avi- lissement calculé des programmes. Et par le favoritisme avilissement calculé des personnes. En outre et ensemble, refuser les crédits les plus indispensables que Von gaspille partout ailleurs. Avilir, affamer. De toutes mains diminuer,- affaiblir. "

Le monde moderne avilit toutes choses ; il avilit même la mort. A ce propos, description, par un témoin, de l'enterrement de Berthelot :

" La cérémonie, à l'intérieur du Panthéon, c est-a- dire la cérémonie la plus officielle, la plus somptueuse- ment et splendidement officielle et gouvernementale, cette cérémonie laïque voulue, mijotée comme une apo- théose du monde moderne, imaginée comme une apo- théose personnelle, fabriquée comme une apothéose du monde moderne en la personne et sur le corps de Vun de ses représentants les plus éminents {car ils sont poursuivis dans leurs imitations par Vidée du corps et de la présence réelle, au moins, a défaut d'un autre, à défaut de Vautre, de la présence au moins de ce misérable corps charnel, mortel, déjà mort, périssable^ dans toute cette cérémonie apothéotique il ny eut pas un geste qui ne fut une offense au respectable respect. On était debout, assis. Penché, tendu. On n'était pas couché. On avait son chapeau sur sa tête. Excepté, toutefois, ceux qui avaient trop chaud aux cheveux. On parlait, on criait, on riait, on s'interpellait, on tapait du pied, on ne s'entendait pas. On y avait mis, je pense, la musique de la garde républicaine, comme à

�� � LES " CAHIERS " DE CHARLES PEGUY 279

la nouvelle fête de Jeanne d* Arc. Et quand V honorable M. FalUeres fut en vue et prêt d'entrer^ un des huissiers criant au chef de musique^ dans le tumulte général, dans le brouhaha tumultueux des femmes de défense républicaine, dans les sornettes qui sonnaient, dans les balivernes qui bavaient, dans ce brouhaha de place publique transportée a l'intérieur d'un temple, dans ces potins, dans ces murmures, dans ces vanités, dans ces fatuités, dans ces curiosités malsaines un huissier mal élevé, un huissier sans tenue, un huissier sans style criant a travers tout cela au chef de la musique : Allons! hop! là-bas! la musique. Via le président. Vof Marseillaise. Vous autes !

Pour parer cette fête, et toutes nos fêtes, toujours de la musique ancienne : car ce pauvre monde moderne ne vit que de parasitisme :

" // est heureux pour le monde moderne, qui d'ail- leurs s'en sert très libéralement, avec une aisance non affectée, il est heureux pour lui, et pour nous qui le regardons s'en servir, que d' autres inondes ses pères soient venus au monde avant lui, et que ces foutues bêtes de mondes, qui d'ailleurs n'existaient point, n'existent point et n'ont jamais existé, qui n existeront jamais, ça au moins on en est sûr, puisque c'est dupasse, lui aient fait et laissé Notre-Dame et la Sainte- Chapelle, lui aient fait les admirables Invalides et V Arc de Triomphe, lui aient fait, mon Dieu, ce Panthéon même, et ce monu- ment unique au monde : Paris. "

Paris ! voilà Péguy lancé. Il n'y a plus de

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motifs pour qu'il s'arrête, pour que nous le sui- vions à travers les thèses, les antithèses, les paren- thèses, les syncrèses, les catachrèses, où il s'égare tout à l'aise pour atteindre à sa synthèse. Nous le laisserons devant le pont Mirabeau :

Ville au long de ce fleuve de ces admirables quais^ bilatéraux^ longitudinaires^ profilés; insulaires^ dans les deux (ou trois) îles ; ces quais des boites de livres ; et sur ce fleuve de tous ces ponts de tous les âges, et, suivant leur âge, de tous les styles et de toutes les factures, tous pour ainsi dire également beaux, tous presque également parisiens, excepté toutefois ce pont Alexandre III, encore très beau, mais, comme pont métallique, beaucoup moins beau que le pont Mirabeau, la rime l'indique, la rime le demande, la rime le veut; et ça pourrait même se chanter ; d'une ligne beaucoup moins pure ; beaucoup plus juillet et août par conséquent; les lourdeurs de Fêté ; et donc infiniment moins septem- bral; infiniment moins ambré, moins fin, înoins pur ; dessiné beaucoup moins sec, beaucoup moins jeté, d'une rive à l'autre, beaucoup moins lancé, beaucoup moins posé, comme avec la main ; beaucoup moins fin, beau- coup moins trait; d'une indication beaucoup moins prompte, d'un lancé beaucoup moins sûr et moins ferme ; d'un jeté beaucoup moins fin, d'un dessin (faut-il dire d'un dessein, et ce n'est pas un calembour, c'est le même mot), l'autre d'un dessin beaucoup plus délibéré, d'une intention beaucoup plus jetée, d'une délibération beaucoup plus arrêtée, beaucoup plus simple, beaucoup

�� � plus une, beaucoup plus pure^ d’une intention^ d’un arrêt y d’un trait infiniment plus net; un pont infiniment plus ligne ; la ligne seule ; la ligne maîtresse ; toutes les beautéSy toute la beauté de l'arc, métallique, toute la voussure de l’arche, et ensemble, intimement pénétrées, par un miracle de géométrie, toute la beauté de la droite ; une courbe, par ce miracle, presque droite, (je dis le pont Mirabeau, je parle toujours du pont Mirabeau); à peine appuyée; sans aucune lourdeur; sans un soupçon de lourdeur; indiquée seulement; presque à la pointe sèche ; mettons dessinée au Faber ; et la clef du pont Mirabeau (je n ose pas dire la clef de voûte, tant c’est léger): un rien; au lieu que ce pont Alexandre III est resté un peu ce qu’il était venu au monde (c’est naturel) (et nous n’avons pas à lui en vouloir) (et c’est nous alors qui serions des sots), un peu alliance russe, presque un peu franco-russe, un peu lourd, un peu somptueux, un peu tapis, et même tapis lourd, et crépine, et tenture, un peu international, alliances et ententes, un peu lampadaire, un peu cérémonie, un peu pompes, même funèbres, un peu corbillard, avec ces touffe te aux d’ornements en zinc ou en bronze qui veulent se faire passer pour de la plume ou de l’or monumental, un peu ornemental, un peu surchargé, un peu ornement lui-même, un peu ornementaire, un peu réception de rois et d’empereurs, par conséquent un peu trop pont de défense et d’alliance républicaines, a qui pourtant il faut rendre cette justice que vu d’en bas, d’en dessous, il fait une belle voussure pour laisser passer 2 82 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

le beau fleuve^ un bel arc pour enjamber tant de beaux bateaux^ une belle courbe^ lourde et un peu sourde^ mais belky majestueuse, O'à passe le beau fleuve...

Nous le laisserons, car la phrase commencée continuera pendant cinq pages. Et il y aurait ensuite Paris encore, et puis les cathédrales, et le village français, et les paysages français ; — et la plaine de Beauce (qu'évidemment le monde moderne n'a point faite) ; — et les armées qui peuvent y manœuvrer ; — et le sac des soldats de 93 ; — et des vers de Hugo, puis un vers de Vigny ; — enfin les fleuves de France, la Loire, " fleuve de la Pléiade," les poèmes de Ronsard, et "les admirables châteaux de l'admirable vallée." — Et voilà : Nous ne conclurons pas aujourd'hui. Nous sommes loin de la situation faite au parti intellectuel; Péguy ne nous a rien prouvé; Péguy ne nous a rien appris ; mais il nous a suggéré de quoi réfléchir plus d'un jour...

A quoi bon signaler ici, pour les lecteurs ou pour Péguy lui-même, tout ce qui, dans ses opinions, excède mes jugements, tout ce qui, dans son style, outrepasse mon goût. L'essen- tiel, c'est ç\\xil faut le lire. Ce Cahier, notamment, que j'ai pris pour exemple, j'aimerais qu'il ne fût pas connu seulement entre nos frontières ; j'en voudrais semer des exemplaires parmi les Anglais et les Allemands. Ils y verraient d'abord l'image

�� � LES "cahiers" de CHARLES PEGUY 283

qu'un Français se fait de la France. Et surtout, dans la forme, dans le style, à défaut des qualités qu'ils nous concèdent volontiers, oii ils prétendent nous réduire, ils reconnaîtraient tout le lyrisme, et tout Vhumour^ qu'il leur plaît de nous refuser ; mais soutenus, mais allégés, par un tour de senti- ment et d'esprit qui est bien assurément de chez nous.

Michel Arnauld.

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��UNE BELLE VUE I.

L'aube de ce brumeux matin de décembre ne se décidait point à devenir franchement le jour. La lampe à huile posée sur le bureau-ministre baignait encore de sa lueur livres et cahiers épars. Neuf heures venaient de tinter à la pendule, et mon père achevait de nous distribuer, à ma sœur Marguerite et à moi, les leçons de la journée, lorsqu'un doigt brutal toqua la porte.

Mon père cria :

— Entrez !

Et, dans une bouffée d'air froid, l'on vit apparaître, en manches de chemise et luisant de sueur, Auternaud, l'homme de peine, dont le crâne et les épaules rasaient les trois bords du chambranle.

— Monsieur ! c'est pour le cabinet !

— Ah !

Mon père paraissait surpris, comme s'il eût ignoré que ce samedi-là, le dernier samedi du mois, était de fondation le jour du " grand nettoyage. " Le vacarme qui, depuis plus d'une heure, le faisait sursauter et gri- macer, avait dû pourtant lui rafraîchir la mémoire.

Il se leva, tandis que nous ramassions nos livres, pro- mena tout autour de lui un sourire amer, comme s'il prenait à jamais congé de sa bibliothèque, de ses car-

�� � UNE BELLE VUE 285

tonniers, de son baromètre et des menus objets familiers qui parmi l'étroite pièce obscure étaient rangés avec un ordre méticuleux.

— Dépêchez-vous, nous dit-il, et ne quittez plus vos chambres. Gare aux courants d'air !

Nous le précédâmes. Le vestibule offrait un spectacle qui évoquait l'idée de ces déménagements dont nous n'étions, hélas ! que trop coutumiers. Les meubles du salon et de la salle à manger, entassés pêle-mêle, for- maient un indescriptible chaos. A droite, à gauche, les portes étaient ouvertes à larges battants. A travers les pièces vidées circulaient des jupes actives. Le brouillard pénétrait par toutes les fenêtres et s'amalgamait avec la poussière. On gelait.

Tout en endossant sa pelisse, mon père récriminait, de manière à être entendu de quelqu'un que l'on ne voyait pas.

— Quelle folie !... C'est intolérable I... On est à la rue. .. Il y a de quoi attraper la mort. . . Je déserte la place...

Il nous cria, avant de partir :

— Sauvez-vous donc !

Marguerite lui fit écho, et me poussant devant elle avec autorité :

— Veux-tu te sauver !

Je m'étonnais toujours que mon père ne se lassât point de manifester de la mauvaise humeur au même sujet. Depuis le temps qu'il était le mari de la plus accomplie des ménagères, il aurait dû s'accoutumer aux inconvénients de la situation. Chaque matin, fors le dimanche, n'était-ce pas du plus au moins pareille

4

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histoire; les fenêtres ouvertes, les portes claquantes, la flagellation des rideaux, le balayage, le frottage, l'essuyage et ce qui s'ensuit ? Mais il ne voulait pas en prendre son parti. Quotidiennement il renouvelait ses plaintes et sortait à tout bout de champ de son cabinet, rien que pour déclarer la maison inhabitable.

Par exemple, le dernier samedi du mois, il prenait carrément la fuite, par manière de protestation suprême, et aussi parce que ce jour-là, son bureau n'était pas épargné dans la bagarre.

Personnellement je ne partageais point sa haine contre ces fameux " grands nettoyages " : ils m'intéressaient au contraire d'une façon prodigieuse. Incapable d'obéir aux prescriptions paternelles, j'inventais mille prétextes pour lâcher mes devoirs et assister aux exploits athléti- ques du brave Auternaud.

Le géant, frotteur de son état, qui dans ces occa- sions venait prêter main-forte à nos deux bonnes, répan- dait la senteur d'un troupeau de chèvres, mais quelle vigueur il y avait dans ses reins carrés, dans ses bras velus et dans ses pattes larges comme des assiettes ! Pour lui, les buffets les plus lourds ne pesaient pas davantage qu'un édredon. Et cela ne traînait pas ! En cinq minutes, le contenu d'une pièce disparaissait dans la pièce voisine, et le parquet s'étendait lisse et désert comme la surface d'une patinoire.

Au milieu de ce remue-ménage, ma mère coiffée d'un foulard d'où s'échappaient des mèches folles, allait, venait, dirigeait la stratégie, encourageait son monde, prêchait d'exemple. Dans le mortel combat qu'elle livrait à la poussière, sa bête noire, elle montrait autant de sang-

�� � UNE BELLE VUE 287

froid que d'ardeur. Et elle était infatigable ! On n'eût jamais soupçonné autant de robustesse et d'endurance chez cette petite femme si menue. Elle vous soulevait, au besoin, n'importe quoi de plus gros qu'elle. A midi, lorsqu'elle se mettait à table, sa toilette faite, rien ne paraissait sur son joli visage de la peine extrême qu'elle avait prise. Et sa fraîcheur était d'une jeune fille, encore qu'une patte d'oie s'élargît aux coins de ses pau- pières et que sa blondeur pâle tournât au gris sur les tempes. Elle se reposait dans la victoire, humait l'air purifié, promenait des regards heureux sur les bois miroi- tants, sur les glaces claires, sur les cuivres qui étin- celaient, et elle disait invariablement à son mari :

— Tu ne te figures pas dans quel état se trouvait l'appartement.

Lui, qui était rentré en se plaignant, l'hiver que l'on gelât, l'été que l'on cuisît, répondait par un haussement d'épaules.

— Ah, les hommes ne savent pas ! reprenait maman, avec un accent de douce pitié.

Evidemment, " les hommes ne savent pas, " car moi- même, en mon for de bambin, je me demandais com- ment un logis si surveillé, et justement réputé pour sa bonne tenue, pouvait bien se trouver en pareil état.

Il semblait que mon père, féru d'hygiène comme il l'était, eût particulièrement dû s'accorder avec sa femme sur le chapitre de la propreté. Mais il avait ses théories : il prétendait que les balayages ne servent qu'à déplacer la poussière et à mettre les microbes en sus- pension. Or les microbes étaient ses ennemis particuliers: il en voyait partout. Et puis, il était conservateur :

�� � 288 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'idée de destruction accompagnait, dans son esprit, celle de nettoyage. Il lui déplaisait qu'on privât les objets de la patine du temps, que l'on usât les étoffes à force de les brosser, que l'on écornât les meubles en les dé- plaçant.

Aussi fallait-il le voir lorsqu'un " malheur " lui don- nait raison ! Du premier coup d'œil, il découvrait le bibelot maltraité, la moulure endommagée. Un sourire soulevait alors sa moustache pendante, découvrait l'ivoire jauni de ses dents, creusait les sillons de son maigre visage. Pour le plaisir de triompher mieux, il eût pres- que souhaité la ruine de tout son mobilier. Et cependant que maman, confuse, rougissait, il interpellait Octavie, notre bonne, la plus dévouée des servantes, mais qui avait la main lourde.

— Ah, ah ! Octavie, ricanait-il, vous avez encore fait un malheur !... Allez-y !... Ne vous gênez pas !... Tout y passera!... Mais ce n'est pas votre faute !...

Et la fille de sangloter. C'était une créature noire, efflanquée, d'une laideur farouche. Elle entrait, à chaque méfait, dans de tels désespoirs qu'il devenait impossible de la réprimander. Elle se traitait de criminelle, voulait quitter séance tenante une place dont elle se déclarait indigne; tant et si bien que l'on était dans l'obligation de la calmer et de la retenir. Octavie — elle avait " qua- siment vu naître Madame " — appartenait à cette race aujourd'hui éteinte des domestiques qui faisaient partie des familles.

Aussi bien suis-je convaincu qu'avec des griefs moins fondés, mon père n'eût pas récriminé moins. Il était le meilleur, mais aussi le plus grognon des hommes. Son

�� � humeur se ressentait de l’état maladif qui l’avait prématurément vieilli et contraint à se retirer des affaires avant la quarantaine ; les dites affaires n’ayant du reste jamais battu que d’une aile. Sans parler de ses rhumatismes et de quelques maux imaginaires, la gastrite dont il souffrait n’était pas pour le rendre commode à vivre.

Or, ce matin-là, mon père, qui, une fois en fuite, ne rentrait pas d’habitude avant le déjeuner, revint inopinément une demi-heure après son départ. Il tombait bien ! Sur un fracas de vaisselle brisée, Marguerite et moi venions de nous précipiter hors de nos chambres, pour apercevoir au milieu du salon notre mère figée par la consternation devant les morceaux épars de la grande coupe de Chine. Octavie, qui s’engouffrait en hurlant dans le couloir de la cuisine, avait enrichi d’une unité sérieuse le nombre de ses " malheurs. " Mais quelle drôle de figure faisait le maître de maison ! Il n’avait pas son sourire triomphant. Défait, les lèvres tremblantes, l’œil trouble, il ne remarquait ni le désastre, ni ses enfants exposés au courant d’air.

Maman ne se trompa point à son expression. Elle s’avança vers lui et demanda, toute pâle et la voix altérée :

— Tu as de mauvaises nouvelles ?

Il bredouilla :

— Ma pauvre amie… Du courage…

Elle devina aussitôt, et elle lui tomba dans les bras en sanglotant. 290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

II

Bon papa Aubineau se trouvait indisposé depuis quel- ques jours, mais rien, hormis son âge avancé, ne faisait présumer un dénoûment aussi brusque.

Je fus, je l'avoue, beaucoup plus affecté par le spec- tacle du chagrin maternel que par l'événement qui me vêtait de noir. Mon grand-père s'était toujours montré trop personnel, trop sec, trop raisonneur, pour tenir une place bien considérable dans mes affections ; comme il ne semblait tenir aucunement à ce qu'on l'aimât, on n'était guère encouragé à se mettre avec lui en frais de ten- dresse. L'idée de la mort pénètre d'ailleurs difficilement dans la cervelle des enfants, et je m'attachai surtout aux circonstances accessoires, immédiatement intelligibles. La balance entre les motifs de regret et ceux de consolation m'apparut d'une inégalité flagrante, lorsque j'eus appris que le décès de bon papa faisait de nous les maîtres de Longval.

Au sortir de Charlemont, passés les faubourgs indus- triels, si l'on remonte la rive droite de la Sienne, de nombreuses maisons de campagne se découvrent éche- lonnées sur le coteau que domine le clocher du village de Saint-Clair. Parmi ces propriétés, Longval, l'une des plus importantes et incontestablement la plus belle, comp- tait à mes yeux pour l'une des merveilles de l'univers.

Voici, le long du quai, la grille aux barreaux en fer de lance, flanquée par les deux pavillons de la conciergerie. Elle précède un escalier à double révolution, lequel encadre une rocaille oii l'eau s'égoutte à la pointe vis-

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queuse des barbes de mousse. De là, les piétons accè- dent au château par une avenue oblique et de pente assez roide, tandis que d'autre part le chemin des voitures décrit un ample circuit. Et là-haut, sur les terrasses superposées que soutiennent de puissantes maçonneries drapées de lierre, s'alignent des allées de marronniers ou de tilleuls centenaires dont les hautes cimes rejointes forment d'impénétrables voûtes. Aux extrémités de ces nefs, massifs, plates-bandes, parterres, bassins, jets d'eau se disposent avec la symétrie du vieux goût français. Tout cela a vraiment bel air, encore que la lourde bâtisse à toit plat qui forme le centre de ces beautés tant naturelles qu'artificielles soit outrageusement dénuée de style.

L'orangerie, les serres, le verger, la " fabrique " et l'humide repli herbeux que l'on appelait " le vallon " ne requéraient pas moins mon admiration enfantine que l'opulence des ombrages, l'ordonnance du jardin et la profusion des fleurs. Mais j'admirais jusqu'au château ! Par la suite, j'ai déchanté en ce qui concernait les ri- chesses d'un intérieur où l'on avait à choisir entre le mauvais goût du Louis-Philippe et celui du second Empire. Le mobilier de Longval, acajou, capiton, palissandre et faux Boule, m'émerveillait par comparaison avec la modeste banalité du nôtre. Et je n'avais pas les yeux assez grands pour contempler dans le vestibule les figures du Travail, de la Probité et de l'Epargne, qu'un méchant élève d'Hippolyte Flandrin avait peintes en couleurs anémiques sur un fond de café au lait.

Toutefois, malgré tant d'attraits, Longval ne m'offrait pas des plaisirs d'une qualité parfaite, lorsque du vivant

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de mon grand-père nous y venions, l'été, passer deux ou trois semaines. On sentait trop que l'on était là par l'effet d'une faveur insigne de laquelle il fallait se tenir pour infiniment reconnaissant et honoré. Nous ne nous donnions guère nos aises dans ce jardin où il était défendu de cueillir une rose, et où quelque manœuvre s'occupait toujours derrière nous à ratisser les traces de nos semelles.

Bon papa Aubineau n'était pas un mauvais homme, mais, profondément égoïste, il répugnait à être troublé dans la paisible jouissance de sa propriété, ce Longval, son orgueil, sa folie et son seul amour en ce monde. Pour qu'il vous pardonnât l'hospitalité qu'il vous offrait par devoir uniquement et la plus brève possible, il eût fallu le flatter du matin au soir. Il humait volontiers l'encens. Bavard implacable, sa personne et tout ce qui s'y rapportait formaient le thème exclusif de ses discours. Il se citait perpétuellement en exemple et ne se recon- naissait pas d'égal. Une légère surdité, dont il tirait parti, lui permettait de se désintéresser des paroles d'au- trui ou de n'entendre que ce qu'il voulait bien. Ses soliloques fatiguaient son gendre, au bras duquel il se promenait des heures durant. Mon père les subissait avec déférence, en réprimant parfois une grimace. Satisfait de soi, bon papa n'appréciait pas la modestie; valide et con- tent de la vie, il n'aimait ni les malades, ni les pes- simistes; fils de ses œuvres, il méprisait les maladroits. Tout cela, il ne l'envoyait pas dire à mon pauvre père.

Il avait au reste quelques droits à se faire valoir. C'étaient le travail, l'ordre et l'économie, desquels il se vantait tant, qui lui avaient permis d'accroître considéra- blement la fortune créée par le fondateur de l'imprimerie

�� � UNE BELLE VUE 293

Aubineau. Mais, retiré des affaires, la vanité l'avait perdu. Après s'être refusé tout plaisir et toute commo- dité durant les trois quarts de son existence, après s'être nourri de croûtes, privé de feu, vêtu presque sor- didement, il avait dilapidé non seulement ses revenus, mais une partie de son capital, dans les embellissements de Longval. Tandis que pour ne rien laisser perdre, il ramassait en se promenant clous et boutons de culottes, et les enfouissait dans les vastes poches de sa jaquette râpée, il se ruinait tout tranquillement. Il laissa une succession très décevante.

��III

��Sans mes vêtements de deuil qui me rappelaient aux convenances, j'aurais dansé de plaisir à la seule pers- pective d'être désormais chez moi parmi les merveilles de Longval. Et je songeais que Prosper Davézieux, le fils de l'un de nos futurs voisins, allait devenir pour moi un camarade de tous les instants. Les quelques bonnes parties auxquelles nous nous étions livrés ensemble aux précédentes vacances auraient d'innombrables lendemains. Encore que bon papa Aubineau se rendît rarement dans la partie haute de la propriété où nous nous ébattions, il y avait toujours dans l'air, de son vivant, un je ne sais quoi qui imposait la contrainte.

Ma sœur Marguerite partageait ma satisfaction, mais le voisinage de ses amies, les demoiselles de Chaberton, ne causait pas exclusivement la sienne. A treize ans, c'était une petite personne très fière, très importante, pénétrée du sentiment de ses mérites, et qui eût été en

�� � 294 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

effet accomplie, sans cette pointe d'orgueil. Elle sentait ce que la possession de Longval ajoutait de légitime à sa fierté, et quel fondement y prenait son importance. Elle me marqua aussitôt que je représentais définitive- ment à ses yeux le " pauvre petit garçon " sur lequel elle avait, en vertu de trois années d'aînesse, le droit absolu d'exercer son autorité de " demoiselle ". Mes enthousiasmes, que je lui confiais, lui parurent misérable- ment puérils. Quant à mon rêve d'intimité avec Prosper, elle m'en faisait honte.

Mais si, chacun de son point de vue, nous trouvions dans Longval sujet à nous réjouir, nos parents ne sem- blaient pas se féliciter beaucoup de leur héritage. Il étaient gens d'habitudes, modestes et dénués d'ambition. Mon père, déjà trop enclin à se tracasser, et démoralisé par les difficultés de la succession, s'inquiétait par avance de tous les soucis qu'allait lui causer une propriété dispen- dieuse, qui ne convenait pas plus à ses goûts qu'elle ne concordait avec ses moyens. Pour ce qui est de maman, elle chérissait la maison, peuplée de souvenirs, où s'était écoulée son enfance, mais elle se demandait avec anxiété comment elle se tirerait d'affaire dans l'exercice de ses fonctions purificatrices. Elle n'était pas femme à accepter qu'un château fût moins bien tenu qu'un appartement. Or, nos deux bonnes ne viendraient jamais à bout de la besogne courante, à plus forte raison des " grands net- toyages". Embarrassante contradiction: il fallait augmen- ter son train, alors que l'on cherchait de tous côtés à réaliser des économies, que l'on congédiait le second jardinier et que l'on se proposait de réduire les dépenses d'entretien au minimum.

�� � UNE BELLE VUE 295

Cette nouvelle organisation fut laborieuse. Nous pûmes toutefois, au fort de l'été, passer quelques semaines à Longval, dans l'absolu recueillement que nécessitait notre grand deuil. Malheureusement, les transports de la prise de possession ne devaient pas être pour moi sans mélange. A peine étions-nous installés que mon père se mit à parler " d'inconvénients ". Il voyait toujours le mauvais côté des choses, et spécialement sous le rapport qu'elles avaient avec sa santé. Du temps de bon papa, il n'avait jamais formulé ses critiques, car elles n'eussent pas été de mise auprès du plus vaniteux des châtelains. Aujourd'hui il prenait sa revanche. L'habitation était mal exposée ; les murs suintaient l'humidité ; les moustiques pullu- laient ; la rivière exhalait des miasmes. De quoi ne se plaignait-il pas ? Chaque jour amenait un nouveau refrain. Je tremblais pour l'avenir. Je n'ignorais pas quelle portée funeste pouvaient avoir des " inconvénients ", puisqu'à Charlemont, multiples et divers, ils nous obligeaient à déménager avant même l'expiration des baux. Serions- nous condamnés à quitter aussi Longval ?

Maman savait mieux que moi ce qu'il fallait penser au juste de ces récriminations. Armée d'une inaltérable patience, elle souriait, ayant réponse à tout.

— Longval malsain ! disait-elle. Mes grands-parents n'y ont-ils pas tous deux atteint un âge avancé ? Papa, lui, à près de quatre-vingts ans, n'avait jamais fait un jour de maladie.

— Oui, oui, il me l'a assez répété, disait mon père, qui se rappelait ses anciens agacements... Quoi qu'il en soit, mes douleurs se sont réveillées. Tu ne prétendras pas que ce sont des imaginations.

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— En es-tu tout à fait sûr ? Tu trouves bien la maison humide, ce dont nul avant toi ne s'est avisé. J'ajoute que l'air de notre coteau a toujours passé pour excellent et, preuve que sa réputation n'est pas surfaite, tu n'as qu'à regarder Marcel... Vois ces couleurs, ajoutait-elle en me caressant le visage ; il est déjà méconnaissable.

Son Longval lui était sacré, et ce n'est pas moi qui l'eusse blâmée de le défendre pied à pied. Elle avait sur tous les points mille fois raison. Mon père rêvait.

En dépit des alarmes que m'occasionnait l'injustice paternelle envers Longval, notre villégiature s'écoula avec une rapidité prodigieuse, grâce à la société de mon ami Prosper, lequel venait presque chaque après-midi, sinon partager mes jeux, du moins m'imposer les siens. Aujourd'hui ses visites n'étaient plus, comme les années précédentes, accompagnées de quelque cérémonie. Il suffisait que j'apparusse dans le champ de sa vue pour qu'il se hâtât d'accourir. Par contre il arrivait rarement que je fusse convié chez lui. Mais je ne pensais pas à m'en offusquer, la prétentieuse Madame Davèzieux me causant autant d'effroi que son important mari.

Les Davèzieux laissaient volontiers se dépenser sur nos terres le vigoureux garçon qui dans ses ébats dévastait les plates-bandes de leur étroit jardinet. D'ailleurs Madame Davèzieux, qui semblait n'aimer ici-bas que sa chienne Criquette, ne pouvait souffrir les enfants, à commencer par son fîls " garnement bruyant, sauvage, brise-tout, odieux ". Elle n'avait pas assez d'épithètes péjoratives pour le qualifier. Aussi la détestais-je de tout mon coeur.

Evidemment Prosper avait ses défauts, ses " inconvé- nients ", comme disait mon père, lequel n'approuvait

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qu'à demi mon intimité avec cet aîné d'un médiocre exemple, mais je l'aimais précisément pour ses défauts. Il était mon péché. Ma faiblesse, ma douceur, ma timidité admiraient sa force, sa crânerie, sa turbulence. Il repré- sentait à mes yeux d'enfant choyé, frêle et un peu fille, le type du vrai garçon, tel que j'eusse rêvé de l'être. J'acceptais comme parole d'évangile toutes ses hâbleries. En retour de mon admiration docile et crédule, il daignait m'accorder son estime. Il abusait toutefois de mon humilité volontaire, et dans les jeux guerriers auxquels il se complaisait exclusivement, en sa qualité de futur officier, il me faisait toujours remplir le rôle pénible de subalterne ou de vaincu. Mais ces plaisirs de l'esclavage ne nuisaient pas à ma santé ; leur rudesse me fortifiait, et un sang plus vif et plus rouge courait sous ma peau. Aussi maman ne perdait-elle aucune occasion de faire observer que le séjour de Longval ne me réussissait pas si mal que cela.

Mais l'été suivant débuta fâcheusement. Mon père n'avait pas épuisé le chapitre de ses griefs contre la malheureuse propriété. Il découvrit tout à coup un nouvel inconvénient, auquel il attribua une importance telle que les autres reculèrent au second plan.

Il avait, aux champs comme à la ville, l'habitude de faire après ses repas une marche hygiénique. En se levant de table, il consultait le thermomètre, et selon la tempé- rature choisissait le vêtement convenable. Il possédait tout un jeu de paletots, susceptibles d'être portés les uns par dessus les autres. Il les changeait, les superposait, les quittait en cours de route, suivant les variations de l'at- mosphère et son degré de moiteur. A Longval, sa prome-

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nade bi-quotidienne consistait à monter jusqu'au sommet du parc. Il prenait, en contre-haut de la maison, le chemin doucement incliné dont les lacets s'allongent et serpentent à flanc de coteau, à travers la prairie parsemée d'arbres fruitiers et quelques ares de vignoble. Il dépassait le chalet, genre suisse, occupé par le métayer et, parvenu à la porte qui donne sur la route de Saint-Clair, il faisait demi-tour, et redescendait du même pas mesuré, le menton sur la poitrine et les mains derrière le dos.

Ce fut pendant l'une de ces promenades qu'il s'avisa d'un fait tellement évident que nul n'avait jamais fwis la peine de le constater : " on n'était pas chez soi à Longval " ! Il nous était impossible d'aller et de venir sur les hauteurs sans que les Davèzieux dont la maison, couleur de mâchefer, se carrait au-dessus de nous, fussent témoins de nos démarches. Mon père déclara cette situation intolérable, et cela devint une rengaine de tous les instants..

Certes, on n'était pas " chez soi " dans toute la rigueur du terme, avec ces voisins dont la terrasse plantée de tilleuls affleurait exactement la crête de notre mur, et qui plongeaient sur nous par dessus la tranchée du chemin communal. Mais, ainsi que maman le faisait valoir avec son imperturbable et doux bon sens, nous n'avions pas à en souffrir davantage que nos prédécesseurs. Les familles Aubineau et Davèzieux avaient toujours été en excellents rapports, et même en grande intimité jadis. Les Davèzieux n'étaient pas gens de qui l'on pût tenir à se cacher. Nous n'avions du reste à nous cacher de personne. Enfin, la partie découverte de Longval ne constituait pas la partie d'agrément. Le château, ceint de grands arbres, se

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trouvait à l'abri des regards, aussi bien que le bas des jardins jusqu'à la Sienne. On avait vraiment assez de place où jouir de son privé.

Ces arguments ne prévalaient en rien, malgré leur solidité, contre la thèse adverse. Mon père prétendait que la partie découverte était la seule qui fût saine et favorable à un exercice hygiénique. On s'y éloignait du voisinage de l'eau. On n'y était pas, comme sous les allées, exposé à subir la transition de l'ardeur du soleil au frais des ombrages. On n'y avait ni rhumes, ni douleurs à craindre. En un mot, c'eût été le seul endroit possible de Longval, s'y fût-on trouvé chez soi. Et voici que cet endroit-là n'était pas plus fréquentable que les autres.

Il ne manquait plus que cela !

��IV

��Un beau soir de juillet, nous nous étions tous, après le dîner, joints au chef de la famille. La journée avait été brûlante et laissait peser une torpeur sur la campagne. Dans l'air immobile des odeurs chaudes stagnaient, et l'on traversait des zones parfumées successivement par le tilleul, le seringa ou le foin des meules.

Mon père, qui était monté, muet et front bas, jusqu'à la porte de Saint-Clair, fit halte brusquement, jeta la tête en arrière et dit tout à trac, comme s'il se parlait à lui-même :

— Il faut en finir ! Cet hiver, je ferai planter le long du mur.

Maman tourna vers lui un visage effaré. Elle entrou- vrit la bouche, mais les mots ne vinrent pas.

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Lui reprit, et d'une voix impatiente :

— Eh bien, oui ! Planter ! Je veux pouvoir me prome- ner à mon aise sans être vu.

— Tu n'y penses pas, répondit maman qui s'était enfin ressaisie. Les Davèzieux en feraient un aflfaire d'état.

— Ils en feront ce qu'ils voudront ! Charbonnier est maître chez lui !

Là dessus, il endossa son paletot léger, puis, avant de rebrousser chemin, il conclut, en détachant les syllabes :

— Tout est bien pesé. Ma résolution est irrévocable. Son air d'autorité farouche, la consternation de maman,

le long silence qui suivit, tout cela m'émut profondémen?. Et- puis, que signifiaient ces mots : " une affaire d'état," que je ne comprenais pas .? Le mystère dont ils étaient chargés me semblait singulièrement redoutable. J'eus l'impression très nette que l'heure était solennelle et que des événements capitaux se préparaient.

Je me suis souvent rappelé le trouble, fort dispropor- tionné à la situation, que j'avais alors éprouvé, et je ne puis mettre en doute la réalité des pressentiments. Un obscur instinct m'avertissait qu'à cette minute mon sort se décidait. Quelques arbres le long d'un mur, et la face du monde serait changée.

Une affaire d'état ! Je songeais aux conséquences immédiates et me demandais avec anxiété ce que Prosper penserait de cette plantation, qui allait, paraît-il, mettre ses parents et les miens aux prises. J'entendais justement- mon ami qui, au-dessus de nos têtes, lançait l'appel strident qu'il nommait son cri de guerre. Dans la con- joncture, ce cri me déchirait comme s'il eût marqué le signal des hostilités.

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Tandis que nous revenions sur nos pas, je m'efforçais de retenir les larmes qui demandaient à s'échapper de mes yeux. La nuit et la fraîcheur tombaient insensible- ment et quelque chose de noir et de glacé s'infiltrait en même temps dans mon cœur.

Marguerite était restée avec moi en arrière-garde. Elle feignit de se boucher les oreilles.

— Oh ! ton Prosper, dit-elle rageusement, ce qu'il m'énerve !

Il ne laissait pas de mériter un peu l'inimitié qu'elle lui vouait, car il en usait vis-à-vis d'elle sans nulle consi- dération. Il lui avait plus d'une fois tiré sa tresse blonde et adressé de laides grimaces. Elle ne pardonnait pas ces manières-là.

Mais une idée traversa le cerveau de Marguerite. Ma soeur se retourna vers la maison Davèzieux, et aussitôt un rire muet éclaira sa physionomie et brida ses lèvres minces. Elle riait, j'en fus certain, à l'idée du bon tour que nous jouerions à Prosper en nous rendant invisibles. Cela m'acheva. De retour à la maison, je souhaitai avec précipitation le bonsoir et courus me réfugier sous mes draps, où j'étouffai mes sanglots.

��Lorsque mon père prenait un lubie, il n'était pas facile de l'en faire démordre. A lui résister de front, on ne réussissait qu'à l'ancrer dans son idée. La meilleure façon de venir à bout de ses entêtements d'homme faible était encore de le laisser tranquille et de l'abandonner à ses réflexions. Maman le connaissait si bien qu'elle avait tout

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de suite renoncé — et Dieu sait s'il lui en coûtait ! — à combattre son projet de plantation. Feignant l'indifiFérence elle le laissait parler tout son saoul des arbres qu'il se proposait de choisir. Mais les arbres ont chacun leurs inconvénients : le vernis du Japon passe pour fiévreux, le marronnier se développe lentement, le platane est tardif, l'acacia peu fourni ; tel demande la proximité de l'eau, tel un sol ou un climat particulier. Ah ! cette fois, par exemple, dès qu'il s'agissait d'un inconvénient, maman d'abonder et de surenchérir ! C'était à espérer que parmi toutes les essences connues, indigènes ou exotiques, il ne s'en trouverait aucune qui remplît les conditions idéales.

En attendant que son choix fût arrêté, mon père tint à se mettre en règle vis-à-vis de M. Davézieux. Il était incapable de le prendre en traître. Il savait que sa décision provoquerait chez ce dernier un mécontentement des plus naturels, mais il n'admettait pas que l'on pût s'opposer à ce qu'il exerçât ses droits, lui qui était comme personne respectueux des droits d'autrui. Si d'autres se fussent trouvés à sa place et lui eussent bouché la vue, il eût été marri au-delà de toute expression, mais se fût contenté de maugréer, en constatant une fois de plus que rien n'arrive ici-bas que de calamiteux.

Il nous annonça donc un soir, durant la veillée, que nous irions le lendemain rendre visite aux parents de Prosper. La foudre serait tombée an milieu de nous que maman et moi n'aurions pas été plus atterrés. Mais lui, à peu près calme, depuis qu'il comptait sur sa belle trou- vaille pour rendre Longval habitable, expliquait posément que pour rien au monde il ne voulait agir en mauvais

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voisin ni s'en donner les apparences. Il s'imaginait qu'un exposé loyal de la situation suffirait à convaincre les gens de là-haut. Et il s'écria finalement en dépliant un journal:

— Comment diable ne tomberait-on pas d'accord lorsqu'on est de bonne foi de part et d'autre !

Pareille façon de raisonner décourageait toute envie de discussion. Maman se tut, mais le navrement de ses beaux yeux d'un bleu de lin avait une suffisante éloquence.

Pendant la saison chaude, M. et Mme Davèzieux faisaient salon sous le quinconce qui s'étendait à gauche de leur maison. Ce salon d'été était bordé par une pelouse, laquelle contenait à elle seule presque autant de fleurs que les serres de Longval, du vivant de mon grand- père. Les massifs énormes se touchaient presque les uns les autres, et chacun d'eux réunissait par rang de taille et variété de couleur toute une collection de plantes. Fuch- sias, pelargoniums, bégonias, hortensias, dahlias, arums, que sais-je ! Et, comme si le gazon n'eût pas été suffisam- ment chargé, on y voyait en outre une grosse boule de verre argenté, un carlin de faïence, une grenouille géante, une famille de lapins en terre cuite. La terrasse, couverte de gravier, était meublée de sièges élastiques, d'une guérite, souvenir des bains de mer, d'une table ronde percée de trous comme une écumoire, au milieu de laquelle se dressait un parasol à raies rouges, et d'une longue-vue dont le tube de cuivre étincelait.

C'est là que fort émus, et accablés par une température exceptionnellement lourde, nous fûmes accueillis par les jappements de Criquette et reçus avec force embarras. Nos voisins ignoraient la simplicité. Mes parents et eux n'étaient pas de la même étoffe, et l'on comprenait que la

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grande familiarité de jadis entre les deux familles se fût réduite peu à peu à de banaux échanges de politesses. Par exemple, Prosper et moi étions en train de renouer la tradition.

Je n'étais jamais fier en présence des Davèzieux, mais en temps normal je me sentais soutenu par l'espoir d'être autorisé d'une minute à l'autre à m'éloigner avec Prosper. Aujourd'hui j'attendais une catastrophe et je n'avais même pas le courage de regarder mon camarade qui tressautait d'impatience sur sa chaise à ressorts.

Les propos ne différaient pourtant pas de ceux que j'avais déjà entendus à cette place, en m'appliquant à ne pas balancer les jambes. Comme d'habitude, Madame Davèzieux minauda dans sa guérite, avec ce sourire noir dont l'affligeait sa mauvaise dentition, adressa de tendres objurgations à la levrette qui grelottait de rage entre ses bras, se plaignit aigrement de son mauvais sujet de fils.. Comme d'habitude, M. Davèzieux, que sa femme appe- lait Tonio, bien qu'il se nommât Antoine, piaffa, plas- tronna, fit le beau, tantôt se tapotant les favoris qu'il portait taillés à l'autrichienne, tantôt fourrant les pouces dans les entournures de son gilet blanc. Selon sa coutume, il passa en revue pour les critiquer toutes les personnes du voisinage : " Cette vieille commère " de Servonnet, le comte et la comtesse de Chaberton de Serigny " ces grotesques," Cournault " notre joli maire ! " " ce mau- vais coucheur " de colonel Fumade.

Pas un qui trouvât grâce à ses yeux. Ma mère, à ce flux de paroles, souriait avec complaisance ; mais à l'ex- pression un peu contrainte de son visage qui savait mal dissimuler, il m'était aisé de voir qu'elle n'envisageait pas

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sans appréhension le moment où, ces effusions épuisées, il faudrait bien en venir à ce qui faisait l'objet redouté de notre visite. Mon père du reste, ne faisait rien pour hâter ce débat, soit qu'en homme assuré que la bonne foi suffit à tout arranger il jugeât qu'il avait bien le temps, soit que lui même il ressentît quelque timidité au moment de prendre la parole. Enfin il parut se décider et se tournant vers M. Davèzieux : — Ces deux enfants, fit-il en nous désignant Prosper et moi, grillent d'envie de nous fausser compagnie. Ne croyez-vous pas qu'on pourrait les autoriser à s'éloigner un instant?.. On juge si je fus aise de profiter d'une invitation que notre hôte s'empressa de confirmer d'un signe de tête bienveillant ! A peine fûmes-nous hors de la vue de nos parents, Prosper, comme pour se venger de sa longue attente, me saisit par le bras et m'entraîna d'un galop sauvage jusqu'au bout de la terrasse bordée de tilleuls, et d'où l'on dominait, par dessus Longval, tout le pays à dix lieues à la ronde.

Le regard embrassait dans toute son étendue le versant du coteau, chargé d'arbres et de villas, qui épousait la molle courbe de la Sienne et s'abaissait brusquement à la hauteur de Charlemont. Là-bas, à droite, sous une cou- pole de fumée, s'étendait la ville avec ses cheminées d'usines, ses clochers, les tours de Saint-Damien, le pont suspendu, les gazomètres, les longues toitures parallèles des ateliers de construction. Devant soi, on avait la plaine onduleuse et remontante, les prairies bordées de peupliers, les rectangles variés des cultures, les hameaux épars, et loin, très loin, de vagues formes de mon- tagnes. Sur cette immensité planait un silence insolite. Tout semblait écrasé par la pesanteur de l'air. Pas une

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feuille ne bougeait. Dans le ciel, qu'un soleil plombé blanchissait, des nuées orageuses montaient des quatre coins de l'horizon.

Je comprenais bien ce qu'un pareil panorama repré- sentait pour ceux qui en jouissaient. Mais mon père n'avait-il pas, par contre, quelque légitime sujet de se plaindre ? Justement, Victor, le jardinier, traversait le potager ; et l'on put voir que son chien Tambour levait la patte, en passant, sur une cloche à melons.

Un sourd grondement de tonnerre achevait de résonner, quand s'éleva la voix aigrelette de Marguerite :

— Marcel ! Prosper ! Où êtes-vous ? Voulez-vous bien revenir !

Marguerite prenait toujours avec nous de ces accents d'institutrice. En ce moment, le rose de ses joues plutôt anémiques, l'éclat de ses yeux de chat, le pincement de ses narines, m'en apprenaient long sur ce qui s'était passé en mon absence.

L'idée que maintenant tout était consommé me boule- versait à tel point que je fus incapable d'observer les physionomies, les attitudes. Fasciné par le bout verni de mes bottines, je me contentais d'écouter. Comme la foudre grondait de nouveau, on échangeait, debout, des propos relatifs à l'orage :

— Nous ferions bien de nous hâter...

— Oh ! cela n'éclatera pas tout de suite...

— Je crois avoir senti une goutte. . .

Les voix étaient brèves, les phrases courtes. Etait-ce seulement l'effet de la précipitation ?

Un tourbillon bref et brûlant souleva de la poussière, secoua le parasol.

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— Vous aurez juste le temps, dit M. Davèzieux, en nous raccompagnant.

La porte de la maison ne s'était pas plutôt refermée derrière nous que de larges gouttes s'aplatirent. Et tout à coup un véritable cyclone se déchaîna. Les éclairs, aussitôt suivis par le fracas du tonnerre, rayaient sans interruption le ciel violacé. La trombe, mêlée de grêlons, tournoyait avec les rafales. En deux minutes, la route fut changée en un torrent terreux.

Nous n'avions guère que cent cinquante mètres à franchir avant de trouver un abri ; c'était encore trop. Je pris ma course ; mon père me suivait à longues enjambées. Maman, serrant Marguerite contre elle, tâchait de l'abriter sous son ombrelle transpercée. Nous arrivâmes en débandade à la ferme, et crottés, ruisselants, trempés jusqu'aux os, nous attendîmes dans le hangar la fin du déluge. Mon père, époumonné et transi, haletait, claquait des dents. Nous ne disions rien, mais je gage que nos réflexions à tous se ressemblaient terriblement.

Bientôt l'orage cessa, aussi brusquement qu'il avait commencé. L'azur se dégagea ; la terre exhala dans l'air frais une puissante odeur végétale ; le soleil brilla, redoré à neuf ; un arc en ciel établit son arche au-dessus de Charlemont. Lorsque nous quittâmes notre refuge, j'aperçus M. Davèzieux qui se risquait, parapluie ouvert, sur sa terrasse. Il nous regarda, lamentables comme des noyés que l'on repêche. Je me sentis soudain gonflé de haine contre lui, comme s'il eût, génie malfaisant, lâché les éléments sur nous. Il n'aurait tenu qu'à lui, tout à l'heure, de nous retenir ou de nous rappeler ; il nous avait mis, et laissés dehors.

�� � 308 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mon père prit le lit en rentrant. Avec sa constitution délicate, ce refroidissement pouvait avoir des suites fâcheuses. Le soir, tandis que nous dînions sans lui, et revenions sur notre mésaventure, Marguerite hasarda une affirmation téméraire.

— Maman, je suis sûre qu'ils l'ont fait exprès.

— Voyons, voyons, Marguerite ! C'est mal de prêter aux gens de pareilles intentions. Personne ne pensait que l'orage éclaterait si tôt...

— Mais, maman, vous en parliez tous de l'orage, et il pleuvait déjà...

Comme si elle eût pris ce moyen pour tirer sa maîtresse d'un embarras trop manifeste, Octavie, qui servait, laissa choir un compotier. Par suite de ce "malheur" et de ses conséquences ordinaires, la conversation prit un cours différent.

N'empêche que j'étais pleinement d'accord avec Mar- guerite : les Davèzieux portaient la responsabilité de la maladie de mon père. Si la chose tournait au tragique, ils auraient un assassinat sur la conscience.

��VI

��Mes parents n'aimaient le monde ni l'un ni l'autre. Ils avaient l'un " sa santé ", l'autre " son ménage ", tous deux l'éducation de leurs enfants ; cela suffisait à remplir leur existence. Hormis la famille, et elle était peu nom- breuse, ils ne voyaient presque personne à Charlemont. Mais en héritant de Longval, ils avaient bon gré mal gré hérité de certaines relations de bon papa. Ce dernier, proposant sa propriété à l'admiration universelle.

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ouvrait sa porte à tout venant. Ni mon père, ni ma mère ne se souciaient d'une cour de flatteurs ; ils ne purent toutefois se dérober aux rapports d'usage entre voisins de campagne. C'était là un des devoirs et des inconvé- nients de leur nouvelle position.

Avec les Davèzieux, l'on s'en tenait à des politesses distantes, mais nous étions accablés de visites et de gra- cieusetés par nos deux voisins immédiats : M. Servonnet et M. de Chaberton. Passe encore pour M. Servonnet ! Ce petit vieillard, le plus aimable des hommes, avait été le familier de bon papa ; il avait une telle habitude de venir à Longval que ses pas l'y portaient presque sans préméditation. Mais les de Chaberton, qu'avaient-ils de commun avec nous ? Et d'où leur venait cette subite passion à notre égard ?

Sans doute. Mesdemoiselles Yvonne et Gilberte, gra- cieuses poupées jumelles qui semblaient toujours sortir toutes neuves d'une boîte, étaient de bonnes amies pour Marguerite. Mais maman, avec ses mœurs de bourgeoise tranquille et ses grands nettoyages, en quoi pouvait-elle bien intéresser l'élégante Madame de Chaberton qui ne parlait que monde et toilette, et ne savait faire œuvre de ses dix doigts ? Et M. de Chaberton, le snob achevé, quel agrément trouvait-il dans la société de mon père ?

Celui-ci, d'ailleurs, qui évitait d'émettre, en présence des enfants, des remarques désobligeantes sur les grandes personnes, avait par mégarde lâché un jour devant moi un jugement sur son voisin :

— Je ne connais pas un être aussi ridicule, mais je le crois un peu braque.

Et souvent, lorsqu'il prononçait son nom, il en sou-

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lignait la particule avec une intonation ironique ; et maman souriait, car son bon sens clairvoyant n'allait pas sans quelque malice.

Il y avait en effet lieu de sourire pour qui avait connu dans le temps M. Chaberton tout court. A la suite de son mariage avec la fille d'un petit hobereau, il s'était conféré le " de ". On racontait même qu'aux Eaux, non content de joindre au sien le nom de sa femme, il usurpait tranquillement un titre ; le comte et la comtesse Chaberton de Serigny avaient figuré sur une liste de baigneurs. Il n'osait pas encore s'anoblir à fond parmi ses compatriotes, mais patience... En attendant, il portait au petit doigt une chevalière armoriée. Le plus drôle, c'est que l'imagination, qu'il avait folle, aidant, il oubliait totalement sa roture avérée, croyait de bonne foi appar- tenir à la plus haute société, " pensait " en conséquence, et ne citait dans la conversation que ducs, marquis et barons. Il n'était pourtant rien plus que fabricant de tulle, et quant à la " branche ", ne prêtait aucunement à la méprise. Il subissait en tout cela l'influence de sa noble moitié, laquelle avec son grand nez, sa maigreur, son col de cigogne, ses regards de haut en bas, passait pour une beauté aristocratique. Afin que nul n'ignorât de ses origines et de ses prétentions, elle exhibait toujours, comme une enseigne, une broche, or et perles, en forme de couronne comtale.

En fréquentant la maison avec une assiduité presque indiscrète, les de Chaberton pensaient évidemment à " épater " mes parents; ils ne se doutaient pas com- bien avec ces derniers tous ces embarras prenaient peu. Mais je soupçonne qu'ils nous honoraient aussi de leur

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présence parce que Longval flattait leurs idées de gran- deur. Il se sentaient beaucoup plus à leur place dans cette belle propriété séculaire que dans leur castel de banlieue. M. de Chaberton connaissait sur le bout des doigts l'historique de Longval et parlait de nos arrière-prédécesseurs comme de gens de sa famille. Il déplorait avec une fureur de chouan le trépas de Louis- Charles-Auguste, marquis de Saint-Clair, mort sur l'écha- faud, maudissait la Révolution, cause du démembrement d'un domaine qui avait englobé toute la colline. Pour un peu, il eût reproché à mon bisaïeul d'avoir acheté à un marchand de biens nationaux le château et quel- ques hectares de terre y attenant.

Semblable à nombre de parvenus qui éprouvent le besoin de s'entourer de vieilleries pour se persuader qu'ils datent eux-mêmes, M. de Chaberton avait la rage des antiquités et la prétention de " s'y connaître. " Il blâ- mait le " vandalisme " des bourgeois qui s'étaient permis de reconstruire le château et de le meubler à neuf.

— Je suis sûr, affirmait-il souvent, que vous possédez des merveilles dans vos greniers. A votre place, j'en tirerais parti, et remiserais les horreurs modernes qui déshonorent vos appartements.

Il eût bien voulu qu'on l'invitât à grimper sous les combles, et ne s'en rapportait pas aux assurances répé- tées que rien n'avait été conservé de l'ameublement primitif,

— Ah ! disait-il, vous n'avez pas idée des trouvailles que l'on fait quelquefois !

Il avait en effet, comme tous ses pareils, la spécialité des trouvailles, et il était fécond en histoires de marchands

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de bric-à-brac chez lesquels il avait payé dix ce qui valait mille.

Un jour, ayant aperçu par une fenêtre ouverte au rez- de-chaussée certain buffet de la cuisine, il jeta les hauts cris :

— Mais vous possédez là une pièce de musée ! Savez- vous bien que ce buffet est du plus pur Louis XIII ! Et vous l'enterrez ! Et vous le sacrifiez ! C'est un crime sans nom !. . . Irène, ma chère amie, venez donc voir! Regardez-moi ce chef-d'œuvre d'ébénisterie !.. . Et ces ferrures ! . . .

Madame de Chaberton braqua sa face-à-main. Ce n'était pas comme son mari une enthousiaste, mais elle laissa tomber de ses lèvres en accent circonflexe une appréciation qui en disait long :

— Il rappelle beaucoup celui des de Champdieu. Ce fut le point de départ d'une véritable scie. A

diverses reprises, Madame de Chaberton pria maman de la mener à la cuisine. Elle désirait " étudier " le bahut. Maman, qu'amusait fort cette admiration pour un meuble boiteux et vermoulu, se prêtait à la fantaisie de la visiteuse, histoire de montrer par la même occasion les dalles immaculées, le fourneau reluisant, les tables grattées, les casseroles comme des miroirs. Mais l'autre n'avait d'yeux que pour l'armoire aux pots de graisse. . .

Finalement, M. de Chaberton se risqua, et prenant mon père par le bras :

— Dites donc, Landry, du moment que vous ne semblez guère tenir à votre buftet, pourquoi ne me le céderiez-vous pas ?

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— Vous plaisantez! Vous ne voudriez pas que je vous vendisse un pareille antiquaille. . .

— Ma proposition est des plus sérieuses, je vous assure. Une antiquaille ! Mais je mettrais ce morceau-là dans ma salle à manger, à la place d'honneur !

— Laissez-donc 1 II est bien où il est, dit mon père avec humeur, car sa raison était choquée.

M. de Chaberton, penaud comme un enfant qui a laissé tomber sa tartine, soupira :

— Je regrette. . . Enfin ! si vous changez d'idée. . . Son nez, marqué de variole, s'allongeait, et une moue

de dépit soulevait les crins jaunes de sa moustache clairsemée. Ah ! pour n'en vouloir point à mon père de ce refus tout gratuit, il fallait qu'il le prisât " plus que personne au monde ". Il le confessa du reste maintes fois par la suite, ingénument.

��VII

��Le lendemain de notre pitoyable expédition chez les Davèzieux, M. Servonnet vint faire un tour à Longval.

L'état de conservation de M. Servonnet était l'objet d'une admiration universelle. A soixante-quinze ans, l'ancien magistrat, haut comme une botte, sec comme une allumette, accomplissait encore de son pas de trotte- menu les cinq kilomètres aller et retour qui séparaient sa maison de campagne de l'octroi de Charlemont. Il jouissait de toutes ses facultés, ses petits yeux jaunes pétillaient du contentement de vivre ; un sang clair colorait sa face, rasée de près à l'exception de la mouche qu'il laissait pousser sous sa lèvre ; ses cheveux d'argent

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coupés court, poussaient encore dru sur le sommet du crâne. Mon père était certainement plus vieux que lui au moral comme au physique.

M. Servonnet devait-il sa bonne humeur à sa belle santé, ou celle-ci à celle-là ? Le fait est que durant sa longue vie, il n'avait jamais dû s'aftecter de grand chose, et rien ne conserve comme l'indifférence. On concevait que bon papa Aubineau et lui se fussent entendus à merveille.

Encore bon papa avait-il eu de la famille, ce qui implique toujours quelques sentiments, et avait-il éprouvé deux véritables passions, l'une pour sa propre personne, l'autre pour son Longval. Le vieux célibataire, lui, se moquait de tout, voire de lui-même. Il était l'ami de tout le monde ; on sait ce que cela signifie.

Mais l'homme de sentiment et l'homme de société sont deux, et généralement s'excluent l'un l'autre. Nul n'était plus sociable que M. Servonnet. Grâce à son absence totale de parti-pris il ne savait ni disputer, ni contredire. Son affabilité ne se démentait sous aucun prétexte. Avec cela, cette politesse et ces bonnes manières un peu surannées qui font dire :

— Oh ! ces hommes d'autrefois !....

Sans doute, il avait, comme la plupart des conteurs d'anecdotes, le tort de se répéter fréquemment et de verser dans le commérage. C'eût été néanmoins un causeur agréable, s'il lui fût resté des dents. Par malheur, ses gencives mâchonnaient les mots comme de la bouillie. Il était assez peu ragoûtant à écouter.

Or, M. Servonnet arrivait à la bonne heure. Mon père, qui l'avait vu poindre avec un sourire de satisfaction,

�� � UNE BELLE VUE 315

ne le laissa pas s'éterniser à baiser la main de maman et à égrener les compliments d'usage. A peine se fut-on réinstallé dans le recoin abrité, compris entre la maison et le mur de soutènement de la terrasse supérieure, où l'on se tenait généralement l'après-midi, qu'il se mit à vider son sac.

Son refroidissement de la veille n'avait été d'aucune conséquence, mais il manifestait, depuis son lever, une agitation extraordinaire. Il avait sur le cœur quelque chose qu'il ne pouvait pas digérer. Il se soulagea dans l'oreille du plus complaisant des auditeurs.

— Vous ne le croiriez pas, dit-il, lorsque j'ai fait part de mon projet à Davèzieux, ce dernier n'a pas seulement daigné me répondre. Il m'a ri au nez et m'a prié de parler d'autre chose... On n'est pas plus impertinent,.,.

Aux premiers mots, maman s'était éclipsée, ce qui était, je pense, une façon d'exprimer son sentiment sur cette affaire. Quant à M. Servonnet, il donna, cela va de soi, raison à son interlocuteur ; mais il s'y prit de manière à ne formuler aucune appréciation touchant le procédé de M. Davèzieux. Il poussait de-ci de-là des exclama- tions : " Ah bah !... Vraiment !... Pas possible !... " en tapotant sa tabatière ; puis, prenant la tangente, il rappela une histoire du même genre qui s'était passée en 52.

Son adresse à ne point se compromettre avait dû le servir dans sa carrière, encore que des potins inconsidérés lui en fissent souvent perdre le bénéfice. Mais aujourd'hui elle n'était pas de mise. Aussi mon père, qui éprouvait des démangeaisons d'impatience, rembarra-t-ii avec viva- cité le trop prudent vieillard, lorsque celui-ci, papillonnant d'un sujet à un autre, lui demanda des nouvelles de " notre bon Chaberton ".

�� � 3l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

— Je me soucie bien de Chaberton !

— Charmant garçon, et qui vous apprécie extrême- ment. Il ne jure plus que par vous. Tenez, l'autre jour encore, il me disait...

— Eh ! qu'a-t-il besoin de tant parler de moi !... C'est fort aimable à lui, mais enfin il m'amuse avec ses lubies. Voilà plus de dix ans que nous nous connaissons, et il m'a découvert cette année...

Comme on parlait du loup, il surgit en personne, escorté de son élégante famille. Les de Chaberton venaient nous faire leurs adieux, partant le surlendemain pour la mer. Je fus quérir maman et Marguerite.

Les dames réunies, mon père proposa à ces messieurs un tour de promenade. Ils gagnèrent l'allée voisine et y firent les cent pas d'un bout à l'autre. Ce ne fut pas seulement en ma qualité d'homme que je me crus obligé de les suivre. Je devinais que mon père grillait de recom- mencer son histoire, et je ressemblais à ces personnes qui redoutent la vue du sang et se précipitent néanmoins parmi les curieux aussitôt que se produit un accident.

Je ne me trompais nullement dans mes prévisions. Mais M. de Chaberton n'imitait pas la réserve de M. Servonnet, et " son cher Landry " eut tout lieu d'être content. Avec son exagération coutumière, il s'indigna, plus furieux que s'il eût été l'offensé. A son avis, " la chose dépassait tout; on n'avait idée de rien de pareil. "

— Somme toute, conclut-il, cela ne m'étonne pas autrement... Qu'est-ce que c'est que ça, Davèzieux ? Le fils d'un entrepreneur !. . . Vous êtes bien bon de prendre des gants avec du monde pareil !

Il fallait entendre de quel ton cet aristocrate disait :

�� � UNE BELLE VUE 317

" Un entrepreneur ! " Ah ! il ne songeait guère au tulle en ce moment ! Mon père reprit :

— Je ne puis pourtant pas, pour faire plaisir à Pierre ou à Paul, renoncer à mes droits de propriétaire. Tout le monde agirait de même à ma place. . .

— A votre place, fulmina M. de Chaberton, ce n'est pas un rideau d'arbres que je planterais, mais bel et bien un cent de peupliers.

Et dans son déchaînement contre M. Davèzieux, il laissa échapper à l'adresse du " beau Tonio " certaine injure à laquelle je ne compris rien, mais qu'il ne conve- nait sans doute pas qu'un enfant fût exposé à entendre, car mon père me renvoya sur-le-champ.

Je ne m'étais pas encore rassasié d'amertume. De l'allée supérieure où j'allai me réfugier, je contemplai un bon moment, avec le regret de ne plus saisir leurs propos, les promeneurs qui continuaient à agiter la terrible question. Mon père dominant des épaules ses deux compagnons, l'un tout menu, l'autre carré et court sur pattes, agi- tait ses longs bras, se redressait, s'arrêtait, repartait. Il en avait surtout à M. de Chaberton lequel, les yeux sortis des orbites, frappant du pied, jouant de la canne, lui renvoyait la balle à souhait. M. Servonnet trottinait, le sourire aux lèvres, et de temps à autre hochait la tête, qu'il avait nue, ayant l'habitude de toujours garder son chapeau à la main.

Mais j'aperçus Marguerite et ses amies, qui, se tenant toutes trois par la taille, se dirigeaient de mon côté. Ces demoiselles trouvaient les jeux indignes, l'une de son caractère, les autres de leurs belles robes empesées; elles

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préféraient jacasser, tout comme des dames, des heures entières. Je leur brûlai la politesse, car la douleur a soif de solitude et ne redoute rien tant que les bavardages oiseux.

Et mes pas me portèrent instinctivement plus haut, sur les confins du jardin potager. Je songeais que peut- être ne reverrais-je plus, face à face, mon brave Prosper, son nez en trompette, sa tignasse rousse ébouriffée. Embusqué derrière un bouquet de troènes, je le guettai de très loin. Il apparut bientôt sous les tilleuls, gesti- cula comme un forcené, jeta son cri de guerre dans l'espace. Madame Davèzieux survint et le pourchassa. Il disparut, mais rêvais-je ? une minute après, il se montrait de nouveau, et dans Longval même ! Quatre à quatre et coupant au plus court, il dégringolait à travers le verger. Tambour le suivait en jappant. Emporté par son élan, il passa devant moi comme un bolide, le col de travers, la cravate flottante, les bas sur les chevilles. Immobilisé d'abord par la surprise, puis sans voix pour le héler, je dus prendre mes jambes à mon cou afin de le rejoindre. Nous ne nous sommes jamais autant amusés que ce jour-là.

Lorsqu'au premier coup de cloche du dîner, j'entrai dans le billard, lequel, moins pompeux que le salon, en tenait lieu pour notre usage journalier, je trouvai mes parents en grande conférence. Maman, tête basse, brodait. Mon père, qui, paraît-il, n'était pas encore las de marcher et de parler, arpentait la pièce en discourant. Hélas ! je devais retomber dans l'angoisse dont je venais de me délivrer si bien ! Mobile et trop sensible, mon âme oubliait vite, se hâtait d'espérer, désespérait de même.

�� � UNE BELLE VUE 3I9

— Des ennuis ! quels ennuis ? demandait mon père. Ah ! vous êtes étonnantes, vous autres femmes ! Des ennuis, et puis après ?... Il me semble que l'inconvénient dont je me plains compte déjà suffisamment. S'il faut choisir entre la mauvaise humeur des gens et ma tran- quillité chez moi, je n'hésite pas. S'il plaît à des voisins grinchus de m'en vouloir, libre à eux ! Ils se mettront dans leur tort. Ils savent parfaitement que je n'agis pas avec l'intention de leur nuire.

Comme à de pareils sophismes, sa femme s'obstinait à n'opposer que le silence, il se planta devant elle et ajouta péremptoirement :

— Mon droit est d'ailleurs incontestable. Tout le monde me donnera raison. M. Servonnet...

— Oh ! Monsieur Servonnet !... murmura maman.

— Soit ! Mais Chaberton ! Lui aussi m'approuve absolument. Il n'a pas l'habitude de parler pour ne rien dire, et c'est, je pense, un homme de bon sens.

Ma mère leva sur lui des yeux où se peignait la stupéfaction le plus profonde. Quoi ! son mari parlait-il sérieusement lorsqu'il mettait en avant le bon sens de M. de Chaberton ? Il fut piqué par ce regard qui adressait uo reproche à sa palinodie, et reprit sèchement :

— Chaberton a ses travers, c'est entendu. Cela n'em- pêche pas qu'il soit capable de juger sainement des choses, et surtout quand elles sont claires comme le jour. Au surplus, acheva-t-il en explosion, peu m'importe que l'on m'approuve ou que l'on me blâme ! Si je ne suis plus le maître chez moi, il ne nous reste qu'à déguerpir et à mettre la propriété en vente.

Vendre Longval ! La perspective de cette épouvan-

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table extrémité guérit à tout jamais maman de l'envie de contrecarrer le projet contre quoi se rebellaient sa raison et sa clairvoyance. Elle devint pourpre, et, comme retentissait le second coup de cloche, elle cacha son trouble derrière le couvercle de la table à ouvrage, où elle s'attarda plus longuement que besoin n'était à ranger ses affaires.

(A suivre) Edouard Ducoté.

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��TEXTES

Le jugement tient chez moy un siège magistral^ au moins il s'en efforce soigneusement ; il laisse mes appétits aller leur train^ et la haine, et l'amitié, voire et celle que je me porte à moy mesme, sans en altérer et corrompre : s'il ne peult reformer les aultres parties selon soy, au moins ne se laisse il pas difformer a elles; il faict son jeu a part.

Montaigne (Essais III. 13J

Les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauraient m' aveugler.

M™® DE La Fayette (La Princesse de Clèves)

Que n 'a-t-il su aussi se poser des bornes morales ! C'est pour ne pas avoir eu cette puissance qu'il s'est égaré, et on peut dire avec justesse qu 'il s 'est perdu faute d'un frein. Il s'ignorait trop lui-même. Sa vie était tout entière dans la passion de chaque jour, et il ne pesait pas. Une savait pas ce qu'il faisait

Jugement de Gœthe sur Byron

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��NOTES

��A TRAVERS LE SALON D'AUTOMNE.

On n'y trouvera cette année ni Vuillard, ni Denis, ni Bon- nard, ni Roussel. Pourquoi cela ? Imagine-t-on le Salon des Champs Elysées sans la présence de M. Bonnat? C'est le devoir de ces jeunes maîtres, de soutenir une institution qui les con- sacre et d'aider par leur collaboration effective à la maintenir à son juste rang. Ce devoir, un Desvallières, un Guérin, un Vallotton, un Sickert, un Lebasque, un d'Espagnat l'acceptent quand ils pourraient s'y soustraire sans aucun risque personnel. Saluons-les.

Corot veille sur l'assemblée. Ses figures n'ont pas toutes la même qualité sans doute, et on a accueilli avec un peu d'ex- cellent, beaucoup de moins bon. Mais quand on se sera extasié sur quelques morceaux de miracle, oùila plénitude des formes, la précision des valeurs, l'épaisseur d'une précieuse matière concourent harmonieusement à notre multiple joie, un simple coup d'oeil autour de la salle sur des toiles plus sèches, plus ingrates, ne saura pas détruire notre ravissement, tant l'œuvre entière du vieux maître exhale de spiritualité, là même où a faibli la main du peintre. Un beau métier est un but noble et enviable. La leçon de Corot, ici, je voudrais que tous ces jeunes peintres exclusivement peintres, la comprissent : c'est qu'un beau métier est un minimum, et que l'ayant acquis il leur reste encore à atteindre à un rayonnement supérieur. Celui qu'assure la sincérité non seulement à un Corot, mais aussi bien à un Chardin, à un Ingres, à un Cézanne. Qu'ils soient des virtuoses. Mais des virtuoses conscients et émus.

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La virtuosité n'est jamais qu'un moyen pour M. George Desvallières. Voyez avec quelle âpreté inquiète il tend dans la moindre nature morte à enfermer tout ce qu'il peut " d'ex- pression. " Sa matière si curieuse en apparaît comme torturée.

M. Charles Guérin, lui, garde une âme si sensible, malgré la maîtrise de son métier, qu'un objet peint cent fois par lui, il se replacera devant, à la cent unième, comme devant un objet neuf et cherchera pour l'évoquer d'autres moyens. Peut-être dans certaines natures mortes antérieures — le Violon par exemple ou l'Eventail — a-t-il montré plus de souplesse. Mais jamais plus d'éloquence à la fois objective et intime, plastique et si j'ose dire humaine, que dans celle qu'il expose aujour- d'hui. Et admirez aussi cette tête de femme ; quelle précision dans le rapport du visage clair aux cheveux ! On comprend qu'il ait besoin de fuir parfois l'émulation exténuante du réel pour se reposer en ces fantaisies, exquises certes, mais où il met le plus léger de son âme, non pas le plus profond ni le plus précieux.

Virtuose de l'abstraction, du modelé et de la ligne. M, Val- lotton ne cherche dans la nature qu'un prétexte. Et son ambition de style admirablement entêtée fait qu'il s'évertue à exclure de toutes ses œuvres l'agrément: ce que tant d'autres en vain poursuivent, ce que tant d'autres trouvent trop aisé- ment. Mais nous ayant prouvé qu'il est de force à créer sur soi-même, et à s'imposer à nous, ne songera-t-il pas un jour à nous attirer à lui ?

Contrairement, je souhaiterai à M. Siie, si exquisement doué, si habile, de réagir contre le penchant qu'il a pour un art exclusivement agréable ; les qualités de force de ses nus, je voudrais qu'il les cultivât de préférence. Mais après le gros effort de sa délicieuse exposition du printemps dernier, on excusera la modestie de ses envois présents.

Entre deux paysages verdoyants, M. Manguin nous montre une femme en robe feu à la fenêtre. Le dessin reste large et cependant rien d'esquivé, les volumes sont beaux, et la couleur franche chatoie. Cela se dresse si ferme, si complet qu'on oublie trop de volonté synthétique et ce parti pris de n'em-

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ployer que la couleur pure. Voici dépassé le métier. Dans la carrière de M. Manguin ce sera là, je crois, une des étapes décisives, comme fut cette "femme à la grappe" qui voici deux ans nous ravit.

M. Laprade revient de Rome avec un lot d'études déli- cieuses. Il est décidément impossible de le chicaner sur un métier laborieusement spontané et volontairement sale et gauche, sur les plus illogiques empâtements de terres, quand il atteint à un résultat si séduisant, avec cela. Il semble cepen- dant que sa palette s'organise, que les "sombres" s'étoffent, que les blancs deviennent moins blafards, les gris restant d'une subtilité extrême. Nous ne voyons pas bien comment peut progresser désormais ce curieux art. Mais pourquoi progresserait-il ? C'est l'art au jour le jour d'un rêveur, d'un lyrique, avec ses hauts, ses bas, et ses redites et ses surprises.

M. Marquet ©st aussi réfléchi, décidé qu'est flottant, " dis- ponible" M. Laprade. Je crains cependant pour lui qu'arrivé à une quintessence de simpUfication, il ne se trouve tout d'un coup condamné à reproduire les mêmes effets sans cesse. J'espère (un de ses paysages nous l'indique) un prochain retour en arrière, vers une complexité plus grande, où son admirable nature de peintre, au lieu de trop tôt aboutir continuera à se développer.

On a fondé beaucoup d'espoirs — et je pense, à juste titre — sur le jeune M. Boutet de Monvel. Ses facultés d'assimilation prodigieuses se glaceront-elles dans un procédé savant qu'il ne lui restera plus qu'à exploiter ? Je ne puis le croire. Deux pa)'sages — deux églises — qu'il nous montre aujourd'hui d'une grande sobriété d'exécution, sont d'une quaUté juste et émue. Que ne veut-il quitter cette sécheresse " décorative " (?) qui nous gâte le défilé amusant de pensionnaires présenté dans son grand panneau.

C'est une mode. On appelle cela la "synthèse". Cela mène à " l'art à l'école " tout simplement. Ne saurait-on enfin rendre à chaque chose sa \Taie place, et différencier un tableau de chevalet d'une fresque, d'une affiche, d'un papier peint, autre- ment que par les dimensions et par le cadre.

�� � NOTES 325

Je demeure persuadé que les paysages de M. Lacoste, d'un sentiment si juste, d'une si rare finesse de valeurs, gagneraient à moins de simplifications volontaires. C'est un parti pris tout extérieur, il me semble, et qui ne cadre pas avec les dimensions restreintes des tableaux, destinés a être vus de près, aux murs de nos étroites chambres. Et c'est ainsi que M. Jacques Blot scande trop le rhythme léger de sa composition " poussines- que "; mais pour l'importance et la quasi-réussite d'un si inté- ressant effort, il faut l'absoudre.

De fait, cette inadaptation presque générale entre les moyens et le but, la surface à couvrir et la façon dont on la couvre, est la tare commune à tous les salons. Le tableau de salon sévit lui aussi au salon d'Automne. Où l' accrochera- t-on quand il en sortira ?

Où éclatera l'excès de couleur de M. Matisse, (^il a deux sages bouquets simples et vifs). Où l'excès de dessin de M. Van Dongen ? (son exposition n'est pas sans qualité du reste, il sait et peut plus qu'il ne veut montrer) car au salon d'Automne le genre dit" tableau de salon" est exclusivement cultivé par les fauves ...

Mais on ne s'attend pas à ce que j'énumère tout ce qu'on peut trouver d'intéressant ici. Nous faisons une promenade dans un lieu familier. Nous ne notons que nos étonnements au passage. Et la discrétion solide de M. Albert Braut ne nous étonne plus, non plus que le raffinement croissant de M. Klingsor par exemple... Mais voici, égarés par malheur dans un coin, deux tableaux de fleurs de Mme Suzanne Schlum- berger, d'une subtilité et d'une distinction aisée, très femme au meilleur sens du mot... Voici un bouquet de fleurs des champs étonnant de légèreté et de couleur, signé Déziré et nous nous souvenons de blancheurs naguère un peu mono- tones : il y a là un gros progrès. Enfin M. Francis Jourdain nous fait la surprise de plus d'éclat — mais avec moins d'intimité peut-être, et il était passé maître à évoquer l'in- timité des bourgs...

Notons-le, ce salon, refuge naguère des violents, est devenu un salon de délicats et d'intimistes. Ce n'est pas une prome-

�� � 326 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

nade qu'il y faudrait faire, mais un séjour. S'il a perdu en affirmation, il a gagné en qualité peut-être. De cette évolution il ne faut ni se plaindre, ni trop se hâter de se réjouir.

Henri Ghéon.

��HANS VON MAREES.

En une solide préface, l'éminent critique J. Meier-Graefe, organisateur de la rétrospective Hans von Marées au Salon d'Automne, présente au public français celui qu'il appelle " le plus grand " des artistes allemands. A d'instructifs renseigne- ments biographiques, M. Meier-Graefe joint de compétentes appréciations techniques sur la manière de von Marées. Et, ce qui est plus précieux encore, il s'efforce de nous introduire, de nous initier, par de fortes raisons morales et historiques, au culte de cet artiste. Faute d'une pareille introduction, il est vraisemblable que nous n'eussions pas été portés par notre propre mouvement à attribuer à von Marées, dans l'histoire de l'art européen au 19^ siècle, la place qui lui appartient. C'est au point de vue allemand que M. Meier-Graefe soutient sa cause. Parlant du Bain de Diane, il écrit : " C'est d'un peintre. On en voit rarement chez nous. Il y en a qui ont appris le métier ; jamais les qualités spécifiques du peintre ne se trouvent à l'état inné, spontané chez nos artistes qui tiennent le pinceau. Même en remontant aux plus anciens, on ne trouve pas le don de l'expression proprement picturale dans les instincts de la race. L'Allemand est d'abord narrateur, nouvelliste, il l'est même quelquefois avec humour, comme Menzel ; quelquefois avec fantaisie comme Bôcklin ; quelque- fois avec esprit comme Liebermann. Le peintre vient toujours après, pede claudo, pour exécuter ce que l'autre a imaginé. Le fait que, dans toute esthétique allemande, on traite l'idée et la forme comme deux choses bien séparées, est la meilleure mar- que de cette particularité germanique. On n'avait jamais vu à Munich de peintre tout court, capable d'improviser avec le

�� � NOTES 327

pinceau, chez qui l'abondance de l'esprit coïncidât avec l'abondance des moyens d'expression. C'est là ce qui explique son grand succès auprès des jeunes de cette époque, qui cherchaient autre chose que les racontars de Kaulbach et les histoires de Piloty, et c'est aussi ce qui explique que le meilleur peintre de Munich se trouvât sans le sou." Et plus loin : " Issu d'une nation sans tradition vivante, il avait à rattraper à lui seul ce que son peuple avait négligé de faire : l'accord, le lien entre le présent et le passé, le contact avec les grandes traditions de l'art européen. Seul il parcourut tous les domaines de la peinture et, loin de tomber dans un éclectisme quelconque, il profita de tous les éléments que son grand intellect dé- couvrit pour faire apparaître dans une lumière toujours plus pure et toujours plus éclatante les dons individuels de sa marquante personnalité,"

Mieux renseignés sur les mérites de Marées, et souscrivant à cette apologie du critique, nous voici plus à l'aise pour apprécier les qualités du peintre et formuler ici quelques unes des réserves que nous inspira l'examen de ses toiles.

Si, quittant la section italienne — où tout n'est que niaiserie sentimentale, virtuosité, faux semblant, outrance et bluff — on entre dans l'exposition von Marées, certes une atmosphère de gravité, de noblesse, vous enveloppe aussitôt. Une émotion pré- cède et suspend notre approbation. Qu'un grand esprit se soit efforcé là vers des buts difficiles, voici qui n'est point douteux. Et M. Meier-Graefe le dit bien : " Ce n'est point la perfection de l'une ou de l'autre de ses œu\Tes qui nous transporte, mais la ligne toujours montante de son évolution, la dignité de son effort, la perception d'un idéal raisonné auquel il se sacrifie." L'effort, ici, est tellement visible, qu'il en devient pathétique. Effort acliarné, qui se concentre et se reprend sur chaque toile, mais où se trahit, il faut bien le dire, une impuissance à la Gustave Moreau...

Ce que je serais tenté, pour ma part, de dénoncer chez Marées ce sont précisément, sinon les erreurs d'esthétique, du moins les impossibilités de tempérament que M. Meier- Graefe nous donne pour inséparables du génie allemand :

�� � 328 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

avant tout l'inadéquation des moyens d'expression aux facultés de conception. Que Von Marées ait été, plus que ses compa- triotes, tourmenté par ce manque qu'il sentait en lui ; curieux de procédés techniques et plus riches et plus souples, qu'il se soit efforcé toute sa vie d'acquérir un métier docile et puissant, d'accorder ensemble sa main et son esprit ; qu'il ait espéré donner le pas sur le penseur qu'il était au peintre qu'il voulait être; qu'il y ait même réussi dans une certaine mesure, — c'est là une autre question. Et il est du plus haut intérêt de suivre ce chercheur dans ses démarches successives, de le voir, au cours de ses voyages à travers l'Europe, adapter sa prodigieuse faculté d'assimilation aux disciplines des écoles hollandaise, italienne, espagnole et française, imiter la couleur, la pâte ou la composition de Rembrandt et des Vénitiens, du Greco, de Pous- sin, de Delacroix, de Diaz, de Chavannes, de Manet, voire même de Monticelli. La recherche de la forme synthétique, du ton juste, des valeurs expressives, des matières profondes et des fins rapports, était peut-être une chose toute nouvelle en Allemagne vers 1870, mais cela n'empêche pas que l'exécution de Von Marées ne recouvre jamais que péniblement son intention. Ses dessins, dont on expose ici quelques feuillets, m'ont paru scolaires, sans accent et d'une gaucherie qui se force parfois à de l'aisance factice. Dans le Portrait de Conrad Fiedler qui ne donne à apprécier que la construction et l'ex- pression physionomiques, on sent bien une gravité d'esprit, d'intention, que soutient le parti-pris du simple et du sombre, mais ce dessin par lui-même n'est pas expressif : il y manque cette spontanéité de la main qui bronche sous le coup d'une émotion directe. Dans le panneau central des Hespérides, les formes sont laborieusement accusées, à la fois grêles et lourdes, d'un modelé sommaire que surchargent les ombres noires et massives. L'émotion devant la forme individuelle, et unique, que deux combinaisons consécutives de volume, d'éclairage, de mouvement ne sauraient répéter, — je ne la sens nulle part, mais bien l'inflexion formulaire de la ligne, la monotonie d'un répertoire que n'a pas formé la nature. Un pied est toujours un pied, un œil est toujours un œil. Et c'est

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cela, peut-être, qu'admire M. Otto Grantoff qui, parlant dans la Grande Revue des " imaginations colorées " de Marées, s'écrie : " Il en faisait des types hors du temps et de tout espace localisé, donnant l'impression d'une atmosphère géné- rale, dans laquelle l'individu se trouve grandi et devient un symbole. On oublie le modèle, on ne pense plus à l'original." Un "symbole", voilà qui nous replonge au plus épais des conceptions germaniques d'où M. Meier-Graefe voulait dégager Marées, d'où ne l'éloignent guère, en somme, ni l'insistance qu'il met à obtenir une matière pénible, compliquée d'empâte- ments et de glacis, ni l'effort d'une composition où les figures se disposent comme dans un récit ou dans un drame et non pas selon cette fatalité des formes que l'artiste né provoque, subit, épouse plutôt, instinctivement.

Aussi bien ces réserves ne font pas que nous ne goû- tions comme il convient les meilleures peintures de Hans von Marées. On ne saurait refuser une grande admiration au Bain de Diane, par exemple, l'une des plus belles choses de cette exposition, dont la figure centrale garde une si brillante délicatesse. C'est vers 1870-71 que Marées semble prendre définitivement conscience de sa manière, et l'affirme de plus en plus hardiment jusqu'aux Hespérides, qui sont de 85, et Les Amants de 86. Mais on nous permettra de préférer la période qui va de 1863 à 1868, entre le Bain de Diane et le portrait du sculpteur Hildcbrand. A cette époque la matière a plus de légèreté, de transparence, les rapports sont plus fins le dessin est plus visible et plus nerveux. Hans von Marées, subissait alors l'influence italienne. Elle l'avait clarifié.

Peut-être M. Meier-Graefe n'est-il pas moins sensible que nous aux insuffisances de l'artiste puisqu'il écrit, en terminant sa préface : " S'il n'avait réussi qu'à montrer clairement la route qui sort de nos ténèbres, il aurait assez fait pour son immortahté. "

J. C.

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UN ROMAN DE M. PIERRE LASSERRE.

L'antagonisme, chez des êtres bien nés, entre l'honneur et la passion, — antagonisme résolu par la surenchère corné- lienne des concepts moraux, par la victoire, difficile mais naturelle, d'idées acquises auxquelles une vieille et noble culture confère plus d'ascendant sur la conduite humaine qu'elle n'en laisse aux mouvements instinctifs, — voilà le sujet de Henri de Sauvelade. Abordant pour la première fois la peinture des sentiments, il n'était pas douteux que M. Pierre Lasserre trouvât à y incarner ses robustes parti-pris de théoricien. Sous la forme d'un bref roman, il met une fois encore l'idéal classique et traditionnel en conflit avec l'idéal romantique et révolutionnaire. Henri de Sauvelade illustre, dans une certaine mesure, l'essai sur le Romantisme Français. Au développement de son action psychologique, l'auteur a lié les péripéties d'un épisode de la Terreur. Si Henri de Sauve- lade et Jeanne de Lespard se distinguent de Pierre Larroque par des affinités de race, tous trois ensemble opposent à l'anarchie d'une populace esclave de ses haines et avide de ruines, l'ordre intérieur et la belle construction de leurs âmes frémissantes d'amour, mais que la raison pacifie.

Que dire — sinon la louer — d'une oeuvre si sagement préméditée, d'une émotion si peu indiscrète, d'une éloquence si peu troublée ! M. Lasserre professe, sans doute, que les motifs d'entreprendre un travail Httéraire ne doivent s'im- poser à l'ouvrier que par un décret de son esprit. Il s'installe au milieu de ses matériaux avec une maîtrise immédiate. Comment, dès lors, relever des défauts de tempérament là où s'accusent avec tant d'évidence des intentions esthétiques ? de la froideur, où il faudrait goûter de la retenue ? Certaine sécheresse, où c'est de la logique qu'il convient d'admirer ? Cette tension ardente où l'auteur se dépense tout entier, — lors même qu'elle se bande jusqu'à ne laisser fibre derrière elle la vacance d'aucune ressource, le jeu d'aucune force, — elle commande cependant une assez rare estime.

La figure est émouvante de cette Jeanne de Lespard dont l'âme se redresse sous un joug de passion. Elle se rapproche

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de son mari dans le moment même où devraient l'en éloigner les sentiments qu'elle éprouve à l'égard d'un autre homme. Dès lors, tout ce qui tend à la rabaisser l'élève, tout ce qui nourrirait aisément son égoïsme alimente au contraire son appétit de sacrifice. Quel transport la saisit, aussitôt qu'elle a vu Larroque " en proie au désespoir de l'honneur ! " Comme elle laisse se déclarer en elle 1'" inutile folie" !... "Elle fit seller son cheval... Elle n'avait jamais fait si vite ce trajet familier. Argagnon, Audéjos, Serres-Sainte- Marie, doux villages, conservaient de l'âme heureuse de son enfance un reflet dont elle était revenue bien des fois chercher le charme. Mais dans cette course au malheur, elle ne voyait que devant elle. A Lescar, sa bête était fourbue. Ce fut dans une carriole de maraîchers qu'elle entra à Pau." Je revois cette chevauchée. J'approuve ce défi que, déchirées de l'ambition la plus hautaine, trois créatures se renvoient ; cette ascension vers un sommet où parvenus, on ne sait lequel entraînant l'autre, trois héros vont se disputer la palme du martyre.

D'heureux accidents de sensibilité éclairent par endroits la narration un peu opaque et trop souvent monotone de M. Lasserre : l'épisode des adieux, au chapitre deuxième ; plus tard la renaissance au cœur de Jeanne du sentiment fidèle qui y dormait et que ranime la présence d'Henri, la complicité qui s'établit naturellement entre eux dès leur première ren- contre, le trouble grandissant de la jeune femme, ses frayeurs, les illusions qui l'environnent, son brusque ressaisissement, puis la transfiguration de sa passion.

Mais, presque toujours, où nous attendrions une peinture, l'auteur se borne à une description, doublée d'une critique. Un minimum de particularités individuelles étoffent et colorent cette psychologie généralisatrice où se rencontrent plus de formules que de traits, et qui rappelle la manière un peu dogmatique des derniers romans de M. Barrés. L'analyse, entre les mains de M. Pierre Lasserre, est moins un instrument d'investigation et de découverte qu'un procédé d'énonciation, de classification. Aussi bien son penchant à l'abstraction l'entraîne-t-il à des mollesses, à des obscurités de langage qui

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destituent la pensée même de sa couleur, de sa saveur. On trouve dans Henri de Sauvelade des phrases comme celles-ci : " Mais ne discernons-nous pas d'instinct lesquels de ceux qui nous aiment sont moins solides que nous sur le point même de notre désarroi ? " et: "La nécessité avait fait naître ou renaître entre Henri de Sauvelade et elle un rapport moral bien différent de celui qu'elle aurait fermement décidé devoir demeurer à jamais le leur, si elle avait pu prévoir une ren- contre"... Voilà qui rappelle fâcheusement le fameux style "tragique" de M. Paul Hervieu. A vrai dire, la langue de M. Lasserre est généralement ferme et bien appropriée. Nulle part, cependant, on ne rencontre dans Henri de Sauvelade de ces ressources d'expression, de ces traits neufs et hardiment intuitifs qui jaillissaient sous la plume de l'écrivain, aux meil- leures pages de l'essai sur le Romantisme Français.

J. C.

��LES MARGINALIA DE STENDHAL.

Stendhal n'eût sans doute pas été moins surpris que nous le fûmes à voir le Correspondant, qu'on ne savait point si soucieux de littérature, consacrer une quarantaine de pages de son numéro du 25 septembre à la reproduction de notes relevées en marge de quelques volumes de la bibliothèque du Consul de Civita-Vecchia. M. Blanchard de Farges, qui les publie, ne nous dit pas quel providentiel hasard fit tomber entre ses mains les ouvrages ainsi commentés. Il omet aussi de nous indiquer les raisons qu'il a de tenir ces autographes pour authentiques. Ne le chicanons point là-dessus : il faut recon- naître aussi bien que, si certaines de ces annotations pourraient être attribuées à quelque lecteur étranger, jaloux de suivre l'exemple du premier propriétaire, l'ensemble n'en accuse pas moins le ton, l'allure et la qualité d'esprit de Stendhal. Ces marginalia un peu disparates sont extraits d'un exemplaire de Shakespeare, de l'Histoire de la Peinture en ItaUe, d'une Histoire de la Maison d'Autriche de Coxe, de la Littérature

�� � NOTES 333

Dramatique de Schlegel, des Principes Politiques de Benjamin Constant, de l'Esprit des Lois et d'un Télémaque. On y trouve confondues pêle-mêle des observations de critique générale, des considérations d'ordre politique, enfin et surtout des réflexions intimes de Beyle sur lui-même. Les premières tirent leur à-propos et leur intérêt des textes qu'elles visent et dont elles se séparent difficilement : les citer nous entraîne- rait trop loin. Pour les secondes, elles ne révèlent rien qu'on ne sache déjà de convictions dont Stendhal, quoi qu'en dise son éditeur occasionnel, ne s'est jamais caché mais qui évi- demment ne sont pas pour flatter le public un peu spécial du Correspondant. C'est aux notes personnelles que va notre curiosité la plus vive, d'abord parce qu'il n'y est parlé que de Stendhal et par Stendhal, ensuite parce que rien ne saurait être plus significatif pour l'intelligence de cette grande co- quette que fut toujours Beyle que ces traits furtifs, ces rapides détails saisis au vol et fixés comme clandestinement, sans arrière-pensée de publicité et sans l'apprêt involontaire de la confidence à autrui destinée. Nous n'en rapporterons rien ici : il vaut mieux laisser au lecteur la liberté et le plaisir du choix et le renvoyer tout simplement au Correspondant, d'autant que les présentations de M. Blanchard de Farges ne manquent point parfois d'un certain drolatique imprévu.

Dans la même revue, d'ailleurs, nous avons la surprise de trouver une traduction du Nigger of the Narcissus. De Conrad, on n'avait jusqu'à présent révélé au public français que ce qui était le plus propre à le faire méconnaître. Comme on voudrait féhciter M. d'Humières de nous montrer enfin le vrai Conrad et de s'être attaqué tout justement à l'œuvre où il est le plus complètement contenu ! Mais les timidités d'une version qui arrondit tous les angles, esquive les nœuds, étouffe les couleurs et ne suit même pas le texte, nous font un peu craindre qu'il faille moins louer la réussite que la bonne volonté du traducteur.

A. R.

  1. «

�� � 334 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LA POÉSIE ET M. BRIEUX.

On s'agite toujours autour du symbolisme — entendez autour de la poésie. On a tort de tenir au nom ; c'est un nom qui lui fait grand tort. Ceux-là l'exaltent, avec quelque exagé- ration, à ce qu'il semble. D'autres l'écrasent et proclament la revanche du " génie latin "(?) Lire l'article de la Revue de Paris où M. Viollis, qui avait un talent charmant mais limité, se diminue : il en appelle à M. Marc Lafargue, qui en bon poète qu'il est, a l'esprit moins étroit que son ami, M. Lafargue ne s'élevait-il pas naguère dans les Marges où il publie aussi de strictes stances, contre " ces faiseurs de bout-rimés " qui doivent battre des mains aujourd'hui ! M. Viollis leur apporte la délivrance.

Mais la note la plus significative, c'est l'Echo de Paris qui la pousse, dans son Enquête sur la littcraiure et les Arts (numéro du 5 Octobre 1909). L'enquêteur a interviewé entre autres personnahtés officielles, M. Eugène Brieux. Il faut voir de " quel mouvement de crispation " l'illustre auteur de Blanchette, moraliste à qui la morale a valu l'Académie et la fortune, accueille une indiscrète question comme celle-ci :

" L'artiste n'est-il pas enclin à rechercher plus le succès immédiat que la gloire future ?"

"Ce sont là, répond M. Brieux, des questions d'ordre général qui regardent les critiques et auxquelles je me refuse de répondre".

Puis il parle du romantisme, du naturalisme. Et comme l'enquêteur insinue :

" Il y eut aussi vers la fin du siècle passé le mouvement symboliste...

— Je ne m'en suis pas aperçu, répond M. Brieux. "

On s'en doutait bien. H. G.

��M. FAGUET ET LA JEUNE LITTERATURE.

De la même enquête, menée par l'Echo de Paris, il n'eet pas moins intéressant d'extraire l'opinion de M. Emile Faguet

�� � sur " les jeunes"... Elle est aimable mais imprécise et paraît s’appuyer sur une documentation rudimentaire. M. Faguet n’est pas très renseigné.

Il manifeste tout d’abord son contentement de voir partout " se lever de jeunes talents très divers et très personnels, lesquels pourront valoir aisément leurs aînés dans un temps donné ". L’éminent académicien ne dédaigne point d’ajouter qu’il a beaucoup plus de confiance en la jeunesse présente qu’en celle d’il y a une quinzaine d’années, " qui était plus bruyante mais plus vide ". Fort bien. Mais quels sont ces jeunes talents sur qui repose présentement l’avenir des lettres françaises ?,.. " Léon La Fage, l’auteur de La Chèvre de Pescadoire, qui sort à peine de l’adolescence littéraire, ne rappelle-t-il pas notre Paul Arène ?... Etienne Rey, avec son volume De l’Amour, confirme les plus sérieuses espérances. " Est-ce là tout ? Ces deux noms prononcés M. Faguet reste court. Pour satisfaire l’interviewer, force lui est de détourner son discours sur " les jeunes hommes qui ont à peine dépassé la trentaine, et donnent presque déjà des réalisations ". Voyons un peu... " Maurice Magre est un poète excellent ; René Fauchois est loin d’être mauvais ; Souchon serait celui que je préférerais si je n’aimais bien Saint-Georges de Bouhélier, qui joint à une très riche abondance d’idées un don supérieur de style ".

Je vous le disais bien : M, Faguet n’est pas très renseigné.

J. c.


ENCORE LE “FUTURISME”

M. F. T. Marinetti et ses disciples donnent de leurs nouvelles. En réponse à la vieille Europe qui — s’imaginent-ils! — insulte à leur triomphe, ils nous informent de l'annexion du Gaorisankar par leur groupe intrépide, de l’installation prochaine d’un " rail militaire " futuriste, et d’autres événements de moindre signification.

" L’ennemi — s’écrie M. F. T. Marinetti — l’éternel enne336 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mi que l'on devrait inventer s'il n'existait pas "... Voilà l'aveu. ■ L'ennemi n'existait pas. Ces oisifs l'ont inventé, croyant inven- ter leur propre vigueur.

Pour enflammer ses amis, l'auteur de la " déclaration de guerre " vocifère : " En avant, fous, folles..." Oui : en avant pour les Petites Maisons ! " Lions, tigres et panthères ! " Pauvres lions, minables panthères, qu'un forain dédaignerait d'encager... Plus loin, les moteurs des aéroplanes se trouvent comiquement comparés à des " veaux convulsifs "...

Mais sans doute la curiosité de nos lecteurs est-elle satis- faite. Nous ne les fatiguerons plus de ces énergumènes dont les ébats et les cris n'ont procuré déjà que trop de distractions à quelques uns de nos plus notoires contemporains.

LES BIBLIOPHILES FANTAISISTES.»

Quelques jeunes gens, qui ont gardé le goût des beaux livres, se sont avisés récemment qu'il y aurait intérêt, puisqu'aussi bien on ne peut plus compter sur les éditeurs professionnels, à entreprendre de donner eux-mêmes à certains ouvrages la forme élégante qu'appelle leur tenue ou leur qualité et que la librairie actuelle n'est plus en mesure d'assurer. On nous a tou- jours prédit que du triomphe du volume à dix-neuf sous sor- tirait une réaction salutaire : la tentative toute désintéressée des Bibliophiles Fantaisistes paraît la préparer heureusement et il faut applaudir des deux mains à leur initiative. En un an, ils ont déjà pubhé — et fort bien, ma foi ! — un Boylesve, un Boulenger, un recueil des traits et mots de M. de Talleyrand et un Claude Debussy par Louis Laloy : ils nous annoncent en outre pour cet hiver un Barrés, un de Régnier, un de Curel. A considérer la cotisation modique qu'elle réclame, il faut convenir que cette neuve association fait bien les choses. Sans doute tout n'est pas parfait; certaines dispositions de texte, dans leurs pubhcations, sont un peu lourdes et il y a parfois

' Administration des Bibliophiles Fantaisistes, 11"' rue Poussin Paris XVI.

�� � NOTES 337

manque de correspondance entre le papier et les caractères employés ; mais c'est là question de mise au point; on peut accorder quelque crédit à ces " amateurs ", dès à présent ils ont fait leurs preuves. Nul doute enfin qu'ils ne réussissent mieux encore le jour où, pour rénover la typographie française, ils ne croiront plus devoir s'adresser tout d'abord à un impri- meur liégeois.

LES REVUES.

L'Art Libre, revue mensuelle de littérature, vient de débuter à Lyon. Notons au i" no. une biographie de Joseph Guichard par M. H. Béraud et une intéressante chronique slave par M. W. Ritter. Une revue française qui s'occuperait sérieusement de lettres étrangères mériterait, à ce titre seul, notre attention. " Nous ne fondons pas d'école," dit M. Guitard en présentant la nouvelle revue. Voilà une exception à encourager.

Depuis le lo Octobre, 1' " union " de Pages Libres avec \z Grande Revue est réalisée. Union, et non fusion. Les Pages Libres paraîtront, en effet, deux fois par mois, encartées dans la Grande Revue comme un fascicule distinct et dont la ré- daction demeurera indépendante. Voici donc assurée solide- ment l'existence de Pages Libres, en même temps que la Grande Revue s'enrichit d'un élément nouveau d'intérêt... Le rapprochement de deux périodiques, si différents par l'esprit qui les anime et par le public auquel ils s'adressent, aurait de quoi surprendre si l'on ne savait qu'un éclectisme abondant, parfois même un peu bigarré, donne à la Grande Revue son caractère.

La constante activité, la curiosité avertie de M. Jacques Rouché ne sont plus à louer. Il convient de le féliciter d'avoir su réunir à ses collaborateurs ordinaires le contingent des écrivains sérieux et désintéressés qui, depuis dix ans, mènent avec honneur dans Pages Libres " une enquête scientifique permanente sur toutes les questions du temps présent. "

�� � 338 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

A PROPOS DU VERS FRANÇAIS. Mon cher Arnauld,

Si l'on proteste ailleurs, comment ne protesterais-je pas moi- même, dans notre " Nouvelle Revue Française " — où juste- ment votre beau chapitre sur le Lyrisme de Gœihe a paru, et où je représente — un peu en solitaire — le vers libre ? Moi aussi, comme il arriva au mystérieux " Oméga " du dernier numéro de la Phalange, je me suis buté au paragraphe de votre chapitre qui concerne le vers français. Après tant de solides, fines et libres analyses, il tombait là comme un pavé d'ortho- doxie, comme un axiome lourd, comme un axiome faux.

" Le vers français, écriviez-vous, étant déterminé, par la rime, les césures et le nombre des s>'//a6es, le moindre écart implique une révolution qu'un système bien arrêté pourrait seul préserver du caprice absolu. Au contraire la métrique allemande est fondée avant tout sur l'accent ; le vers libre l'assouplit donc sans la briser, etc.. "

Et bien, non ! Et cet " Oméga " a raison quand il attribue votre définition " au souvenir de théories scolaires répétées machinalement ". Non, le vers français — et j'entend.s ce juste alexandrin d'où sort nécessairement le juste vers libre — n"est pas déterminé surtout par la rime, les césures, ni le nombre des syllabes. La rime s'y pose tour à tour comme un ornement gratuit et comme un signe de repos, et tantôt c'est elle en effet qui le scande, tantôt il se scande tout à fait en dehors d'elle. Racine, subtil prosodiste, effaçait la rime volon- tairement, la rendait volontiers banale pour éviter la mono- tonie d'une régulière scansion ; il s'en faut de beaucoup que son rhythme continûment s'appuie sur elle.

Quant aux césures, multiples en chaque vers — j'entends celles que le sens et que la diction imposent — elles ne peu- vent le déterminer davantage, étant essentiellement variables.

Oui, — je viens — dans son temple — adorer l'Eternel. Je viens — selon l'usage antique — et solennel...

Reste le nombre des syllabes, fixe dans le vers régulier en

�� � NOTES J39

effet. Oméga en nie la valeur. Il y oppose avec raison l'accen- tuation... Mais ici, il faut qu'on distingue. — Il est évident qu'un nombre donné de syllabes quelconques ne saurait con- stituer un vers, sinon un vers complètement amorphe, et que certaine accentuation est de tout temps venue animer ces syllabes. Et je dis avec Oméga contre Arnauld : " le vers français est — d'abord — un vers accentué ". Mais je dis avec Arnauld contre Oméga : " Le vers français — en outre — est un vers numérique".

Aucun de vous n'a-t-il donc lu dans Y Occident les remar- quables études de M. Robert de Souza sur la prosodie française ? S'appuyant sur les constatations scientifiques, par appareil enregistreur, de l'abbé Rousselot, il restitue péremp- toirement aux syllabes fortes leur suprématie, aux muettes leur valeur moindre, mais réelle cependant, et il prouve — je dis : il prouve — que le vers français régulier se compose d'un certain nombre d'unités rhythmiques dont l'importance varie non seulement avec la place qu'y occupent les accents forts, mais encore avec le nombre absolu des syllabes contenues en chacune d'elles, y compris les syllabes muettes que n'a pas fait tomber l'éhsion.

Je comprends que vous opposiez la prosodie française à la prosodie allemande, au point de vue de l'accentuation. Il est hors de doute que l'accent tonique, fixe, dur, affreusement marqué de l'allemand, n'est comparable en rien à l'inflexion subtile de notre langue, où la valeur des syllabes, jamais absolue, se modifie non seulement suivant leur situation dans la phrase, mais aussi suivant le mouvement de la phrase dans le discours. Différence de qualité et de quantité — mais non de nature. Si on nie l'accentuation si délicate du français, c'est faute de l'avoir suffisamment étudiée. Quand l'étude en sera complète, combien elle bouleversera de préjugés ! Je vous accorde qu'elle se prête difficilement à une réglementation précise, jusqu'à nouvel ordre du moins. Est-ce une raison pour proclamer nécessaires, et intangibles sous peine de ré- volution les règles tout extérieures du vers régulier ? Mais il n'y a rien là à révolutionner que conventions vaines créées

�� � 346 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sans doute pour sauver la face, par des grammairiens très doctes et d'esprit un peu trop latin ?..

Ce qui fut possible en allemand est possible en français, — diflféremment sans doute. Comme le vers régulier fut un véritable organisme déterminé par l'accentuation d'abord, le nombre de syllabes ensuite, enfin la rime (et non pas exclusive- ment et d'abord par la rime, les césures, le nombre des sylla- bes : éléments abstraits et sans vie, tant que ne les a pas transfigurés l'accent), le vers libre, issu légitimement du vers traditionnel, l'élargit et le continue, et il aura ses règles orga- niques, lui aussi. A mesure que les œuvres s'accumulent derrière nous, ces règles se dégagent peu à peu, se précisent. Car le vers libre, mal nommé, n'aspire pas à la fantaisie, au caprice, ni même, Oméga, à la liberté ! mais bien à la nécessité, universelle loi esthétique. Et lorsque vous nous souhaitez un système, là, mon cher Arnauld, j'applaudis. Mais nous le possédons déjà et c'est la strophe analytique. Système certes très extensible, mais comme notre langue elle-même, comme le système de l'Alexandrin que l'on commence seulement à déchiffrer, sous l'appareil fictif des "règles" ! Ne vous étonnez donc pas de ne pas déchiffrer encore bien clairement le nôtre, qui est d'hier.

Vous m'excuserez, cher ami, de m' être laissé entraîner à une discussion si insistante. Passionné de mon art et de mon métier, je n'ai pas honte de chercher des raisons aux vers que mon instinct me dicte, et il ne me suffit pas qu'on les sente — vous les sentez — il faut encore qu'on les approuve. Votre opinion m'est trop précieuse pour que, lorsqu'elle heurte mes convictions les plus chères, je ne m'emploie pas de toutes mes forces à vous en faire changer. Puisse- je y avoir réussi dans le cas présent.

Croyez-moi affectueusement vôtre Henri Gheon.

s -s Nous publierons, dans notre prochain numéro, une réponse de M, Michel Arnauld à M. Henri Ghéon.

Le Gérant : AKDRÉ RUYTERS.

��The St. Catherine Press Ltd. (Ed. Verbeke & Co.), Bruges, Belgique.

�� � SOMMAIRE du No 8.

Michel ArNAULD : Le Lyrisme de Goethe.

François-Paul Alibert : à André Chénier.

François Porche : Tombée du jour dans une capitale. Jean TaLVA : La Culture du Souvenir. Louis LaLOY : Chansons des Royaumes (Suite)

Jules Iehl : Cauët (III et IV.) TEXTES

NOTES d'EDMOND JALOUX. ANDRÉ RUYTERS. JEAN SCHLUMBERGER.

A la mémoire d'Emmanuel Delbousquet. — Jouets de Paris par "Paul Leclercq. — Le Roman de Six Petites Filles, par M""" Lucie Delarue-Mardrus. — Le Bar de la Fourche, par Çilbert de 'Voisins.

��SOMMAIRE du No 9.

Henri GhÉON : Ecce Homo ou le "Cas Nietzsche" Guy LaVAUD : Marthe, le paysage....

Valéry Larbaud : Dolly.

Gaston FuRST : Poèmes.

André Gide : Nationalisme et littérature (2""' article)

Louis LaLOY : Chansons des Royaumes, (fin)

J. Iehl : Cauët (fin)

TEXTES

NOTES par MICHEL ARNAULD, ET JEAN SCHLUM. BERGER:

^^ouveaux essais choisis de biographie et de ^^orale par Thomas Carlyle, trad. Barthélémy. — La Jeune Fille bien élevée par René Boylesve. — jlu 'Uhéàtre. T^éflexions critiques par Léon Blum. — 'Discours sur les préjugés ennemis de l'histoire de France par Fagus. — 'Urois Jlnnées par Francis Eon. -- Décors et Chants par Eisa Koeberlé. — Poètes-Musiciens. — Les Jugements de Champfleury.

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