Paul Ollendorff (Tome 3p. 58-66).
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Première Partie — 7


À partir de ce moment, il ne lui reparla plus de son amour, et il fut moins gêné dans ses relations avec elle. À des alternatives de silence guindé et de violences mal comprimées succéda une intimité simple et recueillie. C’est le bienfait de la franchise en amitié. Plus de sous-entendus, plus d’illusions ni de craintes. Ils connaissaient, chacun, le fond de la pensée de l’autre. Lorsque Christophe se retrouvait avec Grazia dans la société de ces indifférents qui l’irritaient, quand l’impatience le reprenait d’entendre son amie échanger avec eux de ces choses un peu niaises, qui sont l’ordinaire des salons, elle s’en apercevait, le regardait, souriait. C’était assez, il savait qu’ils étaient ensemble ; et la paix redescendait en lui.

La présence de ce qu’on aime arrache à l’imagination son dard envenimé ; la fièvre du désir tombe ; l’âme s’absorbe dans la chaste possession de la présence aimée. — Grazia rayonnait d’ailleurs sur ceux qui l’entouraient le charme silencieux de son harmonieuse nature. Toute exagération, même involontaire, d’un geste ou d’un accent, la blessait, comme quelque chose qui n’était simple et qui n’était pas beau. Par là, elle agissait à la longue sur Christophe. Après avoir rongé le frein mis à ses emportements, il y gagna peu à peu une maîtrise de soi, une force d’autant plus grande qu’elle ne se dépensait plus en vaines violences.

Leurs âmes se mêlaient. Le demi-sommeil de Grazia, souriante en son abandon à la douceur de vivre, se réveillait au contact de l’énergie morale de Christophe. Elle se prenait, pour les choses de l’esprit, d’un intérêt plus direct et moins passif. Elle, qui ne lisait guère, qui relisait plutôt indéfiniment les mêmes vieux livres avec une affection paresseuse, elle commença d’éprouver la curiosité d’autres pensées et bientôt leur attrait. La richesse du monde d’idées modernes, qu’elle n’ignorait pas, mais où elle n’avait aucun goût à s’aventurer seule, ne l’intimidait plus, maintenant qu’elle avait, pour l’y guider, un compagnon. Insensiblement, elle se laissait amener, tout en s’en défendant, à comprendre cette jeune Italie, dont les ardeurs iconoclastes lui avaient longtemps déplu.

Mais le bienfait de cette mutuelle pénétration des âmes était surtout pour Christophe. On a souvent observé qu’en amour, le plus faible des deux est celui qui donne le plus : non que l’autre aime moins ; mais plus fort, il faut qu’il prenne davantage. Ainsi, Christophe s’était enrichi déjà de l’esprit d’Olivier. Mais son nouveau mariage mystique était bien plus fécond : car Grazia lui apportait en dot le trésor le plus rare, que jamais Olivier n’avait possédé : la joie. La joie de l’âme et des yeux. La lumière. Le sourire de ce ciel latin, qui baigne la laideur des plus humbles choses, qui fleurit les pierres des vieux murs, et communique à la tristesse même son calme rayonnement.

Elle avait pour allié le printemps renaissant. Le rêve de la vie nouvelle couvait dans la tiédeur de l’air engourdi. La jeune verdure se mariait aux oliviers gris d’argent. Sous les arcades rouge sombre des aqueducs ruinés, fleurissaient des amandiers blancs. Dans la Campagne réveillée ondulaient les flots d’herbe et les flammes des pavots triomphants. Sur les pelouses des villas coulaient des ruisseaux d’anémones mauves et des nappes de violettes. Les glycines grimpaient autour des pins parasols ; et le vent qui passait sur la ville apportait le parfum des roses du Palatin.

Ils se promenaient ensemble. Quand elle consentait à sortir de sa torpeur d’Orientale, où elle s’absorbait pendant des heures, elle devenait tout autre ; elle aimait à marcher : grande, les jambes longues, la taille robuste et flexible, elle avait la silhouette d’une Diane de Primatice. — Le plus souvent, ils allaient à une de ces villas, épaves du naufrage où la splendide Rome du settecento a sombré sous les flots de la barbarie piémontaise. Ils avaient une prédilection pour la villa Mattei, ce promontoire de la Rome antique, au pied duquel viennent mourir les dernières vagues de la Campagne déserte. Ils suivaient l’allée de chênes, dont la voûte profonde encadre la chaîne bleue, la suave chaîne Albaine, qui s’enfle doucement comme un cœur qui palpite. Rangées le long du chemin, des tombes d’époux romains montraient, à travers le feuillage, leurs faces mélancoliques et la fidèle étreinte de leurs mains. Ils s’asseyaient au bout de l’allée, sous un berceau de roses, adossés à un sarcophage blanc. Devant eux, le désert. Paix profonde. Le chuchotement d’une fontaine aux gouttes lentes, qui semblait expirer de langueur. Ils causaient à mi-voix. Le regard de Grazia s’appuyait avec confiance sur celui de l’ami. Christophe disait sa vie, ses luttes, ses peines passées ; elles n’avaient plus rien de triste. Près d’elle, sous son regard, tout était simple, tout était comme cela devait être… À son tour, elle racontait. Il entendait à peine ce qu’elle disait ; mais nulle de ses pensées n’était perdue pour lui. Il épousait son âme. Il voyait avec ses yeux. Il voyait partout ses yeux, ses yeux tranquilles où brûlait un feu profond ; il les voyait dans les beaux visages mutilés des statues antiques et dans l’énigme de leurs regards muets ; il les voyait dans le ciel de Rome, qui riait amoureusement autour des cyprès laineux et entre les doigts des lecci, noirs, luisants, criblés des flèches du soleil.

Par les yeux de Grazia, le sens de l’art latin s’infiltra dans son cœur. Jusque-là, Christophe était demeuré indifférent aux œuvres italiennes. L’idéaliste barbare, le grand ours qui venait de la forêt germanique, n’avait pas encore appris à goûter la saveur voluptueuse des beaux marbres dorés, comme un rayon de miel. Les antiques du Vatican lui étaient franchement hostiles. Il avait du dégoût pour ces têtes stupides, ces proportions efféminées ou massives, ce modelé banal et arrondi, ces Gitons et ces gladiateurs. À peine quelques statues-portraits trouvaient-elles grâce à ses yeux ; et leurs modèles étaient sans intérêt pour lui. Il n’était pas beaucoup plus tendre pour les Florentins blêmes et grimaçants, pour les madones malades, les Vénus préraphaélites, pauvres de sang, phtisiques, maniérées et rongées. Et la stupidité bestiale des matamores et des athlètes rouges et suants, qu’a lâchés sur le monde l’exemple de la Sixtine, lui semblait de la chair à canon. Pour le seul Michel-Ange, il avait une piété secrète, pour ses souffrances tragiques, pour son mépris divin, et pour le sérieux de ses chastes passions. Il aimait d’amour pur et barbare, comme était celui du maître, la religieuse nudité de ses adolescents, ses vierges fauves et farouches, telles des bêtes traquées, l’Aurore douloureuse, la Madone aux yeux sauvages, dont l’enfant mord le sein, et la belle Lia, qu’il eut voulue pour femme. Mais dans l’âme du héros tourmenté, il ne trouvait rien de plus que l’écho magnifié de la sienne.

Grazia lui ouvrit les portes d’un monde d’art nouveau. Il entra dans la sérénité souveraine de Raphaël et de Titien. Il vit la splendeur impériale du génie classique, qui règne, comme un lion, sur l’univers des formes conquis et maîtrisé. La foudroyante vision du grand Vénitien, qui va droit jusqu’au cœur et fend de son éclair les brouillards incertains dont se voile la vie, la toute puissance dominatrice de ces esprits latins, qui savent non seulement vaincre, mais se vaincre soi-mêmes, qui s’imposent, vainqueurs, la plus stricte discipline, et, sur le champ de bataille, savent parmi les dépouilles de l’ennemi terrassé choisir exactement et emporter leur proie, — les portraits olympiens et les Stanze de Raphaël, remplirent le cœur de Christophe d’une musique plus riche que celle de Wagner. Musique des lignes sereines, des nobles architectures, des groupes harmonieux. Musique qui rayonne de la beauté parfaite du visage, des mains, des pieds charmants, des draperies et des gestes. Intelligence. Amour. Ruisseau d’amour qui sourd de ces âmes et de ces corps d’adolescents. Puissance de l’esprit et de la volupté. Jeune tendresse, ironique sagesse, odeur obsédante et chaude de la chair amoureuse, sourire lumineux où les ombres s’effacent, où la passion s’endort. Forces frémissantes de la vie qui se cabrent et que dompte, comme les chevaux du Soleil, la main calme du maître…

Et Christophe se demandait :

— « Est-il donc impossible d’unir, comme ils ont fait, la force et la paix romaines ? Aujourd’hui, les meilleurs n’aspirent à l’une des deux qu’au détriment de l’autre. De tous, les Italiens semblent avoir le plus perdu le sens de cette harmonie, que Poussin, que Lorrain, que Gœthe ont entendue. Faut-il, une fois de plus, qu’un étranger leur en révèle le prix ?… Et qui l’enseignera à nos musiciens ? La musique n’a pas eu encore son Raphaël. Mozart n’est qu’un enfant, un petit bourgeois allemand, qui a les mains fiévreuses et l’âme sentimentale, et qui dit trop de mots et qui fait trop de gestes, et qui parle et qui pleure et qui rit, pour un rien. Et ni Bach le gothique, ni le Prométhée de Bonn, qui lutte avec le vautour, ni sa postérité de Titans qui entassent Pélion sur Ossa et invectivent contre le ciel, n’ont jamais entrevu le sourire du Dieu… »

Depuis qu’il l’avait vu, Christophe rougissait de sa propre musique ; ses agitations vaines, ses passions boursouflées, ses plaintes indiscrètes, cet étalage de soi, ce manque de mesure, lui paraissaient à la fois pitoyables et honteux. Un troupeau sans berger, un royaume sans roi. — Il faut être le roi de l’âme tumultueuse…

Durant ces mois, Christophe semblait avoir oublié la musique. À peine en écrivait-il ; il n’en sentait pas le besoin. Son esprit, fécondé par Rome, était en gestation. Il passait les journées dans un état de songe et de demi-ivresse. La nature était, comme lui, en ce premier printemps, où se mêle à la langueur du réveil un vertige voluptueux. Elle et lui, ils rêvaient, enlacés, comme des amants qui, dans le sommeil, s’étreignent. L’énigme fiévreuse de la Campagne ne lui était plus hostile et inquiétante ; il s’était rendu maître de sa beauté tragique ; il tenait dans ses bras Déméter endormie.