Paul Ollendorff (Tome 3p. 5-14).
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Première Partie — 1


PREMIÈRE PARTIE


Christophe ne compte plus les années qui s’enfuient. Goutte à goutte, la vie s’en va. Mais sa vie est ailleurs. Elle n’a plus d’histoire. Son histoire, c’est l’œuvre qu’il crée. Le chant incessant de la musique qui sourd remplit l’âme et la rend insensible au tumulte du dehors.

Christophe a vaincu. Son nom s’est imposé. L’âge vient. Ses cheveux ont blanchi. Il ne s’en soucie point ; son cœur est toujours jeune ; il n’a rien abdiqué de sa force et de sa foi. Il a de nouveau le calme ; mais ce n’est plus le même qu’avant d’avoir passé par le Buisson Ardent. Il garde au fond de lui le tremblement de l’orage et de ce que la mer soulevée lui a montré de l’abîme. Il sait que nul ne doit se vanter d’être maître de soi qu’avec la permission du Dieu qui règne dans les combats. Il porte en son âme deux âmes. L’une est un haut plateau, battu des vents et des nuages. L’autre, qui la domine, est un sommet neigeux qui baigne dans la lumière. On n’y peut séjourner ; mais quand on est glacé par les brouillards d’en bas, on connaît le chemin qui monte vers le soleil. Dans son âme de brume, Christophe n’est pas seul. Il sent auprès de lui la présence de l’invisible amie, la robuste sainte Cécile, aux yeux larges et calmes qui écoutent le ciel ; et, comme l’apôtre Paul, — dans le tableau de Raphaël, — qui se tait et qui songe, appuyé sur l’épée, il ne s’irrite plus, il ne pense plus à combattre ; il rêve et il forge son rêve.


Il écrivait surtout, dans cette période de sa vie, des compositions pour clavier et pour musique de chambre. On y est bien plus libre d’oser davantage ; il y a moins d’intermédiaires entre la pensée et sa réalisation : celle-là n’a pas eu le temps de s’affaiblir en route. Frescobaldi, Couperin, Schubert et Chopin, par leurs hardiesses d’expression et de style, ont devancé de cinquante ans les révolutionnaires de l’orchestre. De la pâte sonore que pétrissaient les robustes mains de Christophe sortaient des agglomérations harmoniques inconnues, des successions d’accords vertigineux, issus des plus lointaines parentés de sons accessibles à la sensibilité d’aujourd’hui ; ils exerçaient sur l’esprit un envoûtement sacré. — Mais il faut du temps au public pour s’habituer aux conquêtes qu’un grand artiste rapporte de ses plongées au fond de l’océan. Bien peu suivaient Christophe dans la témérité de ses dernières compositions. Sa gloire était toute due à ses premières œuvres. Le sentiment de cette incompréhension dans le succès, plus pénible encore que dans l’insuccès, parce qu’elle paraît sans remède, avait aggravé chez Christophe, depuis la mort de son unique ami, une tendance un peu maladive à s’isoler du monde.

Cependant, les portes de l’Allemagne s’étaient rouvertes à lui. En France, l’oubli était tombé sur la tragique échauffourée. Il était libre d’aller où il voulait. Mais il avait peur des souvenirs qui l’attendaient, à Paris. Et bien qu’il fut rentré pour quelques mois en Allemagne, bien qu’il y revint de temps en temps, pour diriger des exécutions de ses œuvres, il ne s’y était point fixé. Trop de choses l’y blessaient. Elles n’étaient pas spéciales à l’Allemagne ; il les trouvait ailleurs. Mais on est plus exigeant pour son pays que pour un autre, et on souffre davantage de ses faiblesses. Au reste, il était vrai que l’Allemagne portait la plus lourde charge des péchés de l’Europe. Quand on a la victoire, on en est responsable, ou contracte une dette envers ceux qu’on a vaincus ; on prend l’engagement tacite de marcher devant eux, de leur montrer le chemin. Louis XIV vainqueur apportait à l’Europe la splendeur de la raison française. Quelle lumière l’Allemagne de Sedan a-t-elle apportée au monde ? L’éclair des baïonnettes ? Une pensée sans ailes, une action sans générosité, un réalisme brutal, qui n’a même pas l’excuse d’être celui d’hommes sains ; la force et l’intérêt : Mars commis-voyageur. Quarante ans, l’Europe s’était traînée dans la nuit, sous la peur. Le soleil était caché sous le casque du vainqueur. Si des vaincus trop faibles pour soulever l’éteignoir n’ont droit qu’à une pitié, mêlée d’un peu de mépris, quel sentiment mérite l’homme au casque ?

Depuis peu, le jour commençait à renaître ; des trouées de lumière passaient par les fissures. Pour être des premiers à voir lever le soleil, Christophe était sorti de l’ombre du casque ; il revenait volontiers dans le pays dont il avait été naguère l’hôte forcé : en Suisse. Comme tant d’esprits d’alors, altérés de liberté, qui suffoquaient dans le cercle étroit des nations ennemies, il cherchait un coin de terre où l’on pût respirer au-dessus de l’Europe. Jadis, au temps de Gœthe, la Rome des libres papes était l’île où les pensées de toute race venaient se poser, ainsi que des oiseaux, à l’abri de la tempête. Maintenant, quel refuge ? L’île a été recouverte par la mer. Rome n’est plus. Les oiseaux se sont enfuis des Sept Collines. — Les Alpes leur demeurent. Là se maintient, (pour combien de temps encore ?) au milieu de l’Europe avide, l’îlot des vingt-quatre cantons. Certes, il ne rayonne point le mirage poétique de la Ville séculaire ; l’histoire n’y a point mêlé à l’air que l’on respire l’odeur des dieux et des héros ; mais une puissante musique monte de la Terre toute nue ; les lignes des montagnes ont des rythmes héroïques ; et plus qu’ailleurs, ici, l’on se sent en contact avec les forces élémentaires. Christophe n’y venait point chercher un plaisir romantique. Un champ, quelques arbres, un ruisseau, le grand ciel, lui eussent suffi pour vivre. Le calme visage de sa terre natale lui était plus fraternel que la Gigantomachie alpestre. Mais il ne pouvait oublier qu’ici, il avait recouvré sa force ; ici, Dieu lui était apparu dans le Buisson Ardent ; il n’y retournait jamais sans un frémissement de gratitude et de foi. Il n’était pas le seul. Que de combattants de la vie, que la vie a meurtris, ont retrouvé sur ce sol l’énergie nécessaire pour reprendre le combat et pour y croire encore !

À vivre dans ce pays, il avait appris à le connaître. La plupart de ceux qui passent n’en voient que les verrues : la lèpre des hôtels, qui déshonore les plus beaux traits de cette robuste terre, ces villes d’étrangers, monstrueux entrepôts où le peuple gras du monde vient acheter la santé, ces repas de tables d’hôte, ces gâchages de viandes jetées dans la fosse aux bêtes, ces musiques de casinos dont le bruit s’associe à celui des petits chevaux, ces ignobles pitres italiens dont les braillements dégoûtants font pâmer d’aise les riches imbéciles qui s’ennuient, la sottise des étalages de boutiques : ours de bois, chalets, bibelots niais, les mêmes, répétés, répétés, sans aucune invention, les honnêtes libraires aux brochures scandaleuses, — toute la bassesse morale de ces milieux où s’engouffrent, chaque année, sans plaisir, les millions de ces oisifs, incapables de trouver des amusements, ni plus relevés que ceux de la canaille, ni simplement aussi vifs.

Et ils ne connaissent rien de la vie de ce peuple, qui est leur hôte. Ils ne se doutent pas des réserves de force morale et de liberté civique qui se sont, depuis des siècles, amassées en lui, des charbons de l’incendie de Calvin et de Zwingli, qui brûlent encore sous la cendre, du vigoureux esprit démocratique qu’ignorera toujours la République napoléonienne, de cette simplicité d’institutions et de cette largesse d’œuvres sociales, de l’exemple donné au monde par ces États-Unis des trois races principales d’Occident, miniature de l’Europe de l’avenir. Ils ignorent encore plus la Daphné qui se cache sous cette dure écorce, le rêve fulgurant et sauvage de Bœcklin, le rauque héroïsme de Hodler, la vision sereine et la verte franchise de Gottfried Keller, les traditions vivantes des grandes fêtes populaires, et la sève de printemps qui gonfle la forêt, — tout cet art encore jeune, qui tantôt râpe la langue, comme les fruits pierreux des poiriers sauvages, tantôt a la fadeur sucrée des myrtils noirs et bleus, mais du moins sent la terre, est l’œuvre d’autodidactes qu’une culture archaïque ne sépare point de leur peuple et qui lisent, avec lui, dans le même livre de vie.

Christophe avait de la sympathie pour ces hommes qui cherchent moins à paraître qu’à être, et qui, sous le vernis récent d’un industrialisme ultra-moderne, conservent certains des traits les plus reposants de l’ancienne Europe rustique et bourgeoise. Il s’était fait parmi eux deux ou trois bons amis, graves, sérieux et fidèles, qui vivaient isolés et murés dans leurs regrets du passé ; ils assistaient à la disparition lente de la vieille Suisse, avec une sorte de fatalisme religieux, un pessimisme calviniste : de grandes âmes grises. Christophe les voyait rarement. Ses blessures anciennes s’étaient cicatrisées en apparence ; mais elles avaient été trop profondes pour guérir tout à fait. Il avait peur de renouer des liens avec les hommes. Il avait peur de se reprendre à la chaîne d’affections et de douleurs. C’était un peu pour cela qu’il se trouvait bien dans un pays où il était facile de vivre à l’écart, étranger parmi la foule des étrangers. Au reste, il était rare qu’il séjournât longtemps au même endroit ; il changeait souvent de gîte : vieil oiseau nomade, qui a besoin d’espace, et pour qui la patrie est dans l’air… « Mein Reich ist in der Luft… »