Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 1p. 27-39).
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CHAPITRE II.

M. Weston était né à Highbury, d’une famille respectable, qui depuis deux à trois générations, s’était élevée aux premiers rangs de la bourgeoisie, et avait acquis de la fortune : il avait reçu une bonne éducation, mais ayant de bonne heure hérité d’une petite fortune indépendante, il ne se sentit plus de goût pour les affaires domestiques, auxquelles ses frères s’étaient adonnés, et satisfit son humeur enjouée et ses dispositions sociales, en entrant dans la milice de son pays, qui se trouvait alors formée.

Le capitaine Weston se fit rechercher partout, et lorsque les chances de sa vie militaire lui eurent fait faire connaissance avec mademoiselle Churchill, d’une grande famille du comté d’Yorck, et que mademoiselle Churchill vint à l’aimer, personne n’en fut surpris, excepté M. et madame Churchill, qui ne l’avaient jamais vu, et dont l’orgueil se trouva offensé d’une pareille alliance.

Cependant mademoiselle Churchill était majeure et maîtresse de sa fortune, qui, quoiqu’elle ne fût pas en proportion des grands biens de sa famille, passa outre. Le mariage eut lieu, à la grande mortification de M. et madame Churchill, qui s’éloignèrent d’elle avec bienséance. Cette alliance était peu convenable, et ne fut pas heureuse. Madame Weston aurait dû l’être davantage, car elle avait un mari dont le cœur chaud et le bon caractère lui firent toujours croire qu’il n’en pouvait trop faire pour lui prouver combien il était reconnaissant de la bonté qu’elle avait eue de l’aimer. Mais quoiqu’elle eût une sorte de fortitude, elle n’était pas de la bonne espèce. Elle eut assez de résolution pour persister dans ses projets, malgré son frère ; mais pas assez pour mépriser sa colère déraisonnable, et ne put s’empêcher de regretter les grandeurs de la maison paternelle. Leur dépense outrepassa de beaucoup leurs revenus ; et cependant ce n’était rien en comparaison d’Escombe. Elle aima toujours son mari ; mais elle ne parvint jamais à être la femme de M. Weston ; ni mademoiselle Churchill d’Escombe.

Le capitaine Weston, que les Churchill croyaient avoir fait un mariage surprenant, avait cependant fait une très-mauvaise affaire ; car lorsque sa femme mourut, trois ans après leur mariage, il était plus pauvre qu’auparavant, et avait de plus un enfant à nourrir. L’enfant, néanmoins, ne fut pas long-temps à sa charge, car par son moyen, et la maladie lente et douloureuse de sa mère, une espèce de réconciliation eut lieu, et M. et madame Churchill n’ayant point d’enfans, ni aucun jeune parent plus près, dont ils se souciassent, peu après le décès de sa mère, ils offrirent de se charger du petit Franck. Le père eut d’abord quelque peine et des scrupules ; mais ils furent surmontés par d’autres considérations ; il abandonna son fils aux soins et aux richesses des Churchill. Il n’eut plus qu’à songer à lui-même et à la manière de réparer ses pertes.

Il dut changer son train de vie. Il quitta la milice et se mit dans le commerce. Ayant des frères établis à Londres, il profita de cette circonstance. Ses affaires ne lui donnèrent qu’une occupation honnête. Il avait gardé sa maison d’Highbury ; où il venait passer ses heures de loisir ; et au milieu des affaires et des plaisirs de la société, il passa agréablement dix-huit à vingt ans. Il s’était, pendant ce temps, acquis une fortune honnête et assez considérable pour acheter une terre joignant Highbury, et dont la possession l’avait toujours tenté, pour se mettre à même d’épouser une femme aussi peu fortunée que mademoiselle Taylor, et de vivre suivant ses dispositions sociales.

Il y avait déjà quelque temps que mademoiselle Taylor avait de l’influence sur l’accomplissement de ses projets ; mais comme cette influence n’était pas aussi tyrannique que celle qui existe entre deux jeunes gens, il avait persisté dans le dessein qu’il avait formé de ne jamais se remarier, qu’il n’eût fait l’acquisition de Randalls, et, quoique la vente de cette terre se fît beaucoup attendre, il suivit son projet avec constance, jusqu’à ce qu’enfin il en vînt à bout. Il avait fait sa fortune, acheté sa terre, obtenu son épouse, et commençait une nouvelle période d’existence qui lui promettait plus de bonheur qu’il n’en avait jamais eu. Jamais cependant il n’avait été malheureux ; son bon caractère l’avait empêché de l’être, même pendant son premier mariage ; mais son second devait lui prouver combien il est agréable d’avoir une femme judicieuse et, réellement aimable, et qu’il vaut infiniment mieux choisir que d’être choisi, d’exciter la reconnaissance que de la sentir.

Il n’avait que lui à consulter dans son choix, sa fortune était à lui ; car, quant à Franck, il était plus que probable qu’il serait l’héritier de son oncle ; son adoption avait été si publique, qu’à sa majorité on lui avait fait prendre le nom de Churchill. Il n’était donc pas raisonnable de supposer qu’il eût jamais besoin de l’assistance paternelle. Le père ne le craignait pas. La tante était à la vérité une femme capricieuse, qui gouvernait entièrement son mari ; mais il n’était pas dans le caractère de M. Weston de pouvoir s’imaginer qu’aucun caprice, quel qu’il fût, pût affecter un si cher objet, et qui méritait tant d’être aimé. Il voyait tous les ans son fils à Londres, en était fier, et les rapports qu’on avait faits de lui comme d’un très-joli garçon, avaient donné de l’orgueil aux habitans d’Highbury. On le regardait comme appartenant assez au pays, pour s’occuper de son mérite et de ce qui le concernait.

Highbury s’énorgueillisait de M. Franck Churchill, et on avait une extrême curiosité de l’y voir ; mais il tint si peu de compte de ce compliment, qu’il n’y était jamais venu. On a souvent parlé d’une visite qu’il devait faire à son père ; mais elle n’a jamais eu lieu.

Maintenant pour le mariage de son père, on crut qu’il viendrait lui donner une marque de son attention. Il n’y eut pas une voix contre ; soit lorsque madame Perry prit du thé chez M. et madame Bates, ou lorsque M. et madame Bates rendirent la visite. C’était le temps où M. Franck Churchill devait venir parmi eux, et l’espérance qu’on en eut s’augmenta lorsqu’on sut qu’il avait écrit une charmante lettre à sa belle mère au sujet de son mariage. Pendant quelques jours on citait, dans les visites du matin, quelques passages de la belle lettre que M. Franck Churchill avait écrite à madame Weston. « Je suppose que vous avez entendu parler de la charmante lettre que M. Franck Churchill a écrite à madame Weston ? J’ai entendu dire que cette lettre était superbe. M. Woodhouse m’en a parlé. M. Woodhouse l’a vue, et il dit que de sa vie il n’en avait vu de si belle. »

Cette lettre fut très-applaudie. Madame Weston avait, en conséquence, une très-bonne opinion du jeune homme ; et une aussi grande marque de son attention était une forte preuve de son bon sens, et une augmentation bien sentie des félicitations que son mariage lui avait déjà assurées. Elle sentait son bonheur, et elle était d’âge à connaître combien on devait la croire heureuse, puisque les seuls regrets qu’elle éprouva, venaient d’être séparée d’amis dont l’attachement ne s’était jamais refroidi, et qui étaient extrêmement sensibles à sa perte.

Elle savait qu’on la regrettait, et ne pouvait songer, sans peine, qu’Emma perdît l’occasion de s’amuser, ou éprouvât un moment d’ennui, privée comme elle l’était d’une compagne digne d’elle. Mais le caractère d’Emma n’était pas faible ; elle était plus capable qu’aucune autre jeune demoiselle de supporter sa position ; elle était douée de jugement, d’énergie et de courage, qui lui faisaient surmonter aisément les petites difficultés et les privations auxquelles sa situation l’exposait. Et ensuite il y avait une si petite distance de Randalls à Hartfield ; et qui, à leur mutuelle satisfaction, pouvait servir de promenade même aux dames : d’ailleurs, les dispositions de M. Weston et sa fortune le mettaient à même, malgré la rigueur de la saison où l’on allait entrer, de passer une partie de leurs soirées à Hartfield.

La situation de madame Weston occupait très-agréablement Emma pendant des heures entières, et ses regrets ne duraient que quelques momens ; et la grande satisfaction qu’elle devait éprouver, et qui était bien connue de tout le monde, n’empêchait pas que, quoiqu’Emma connût parfaitement son père, elle ne fût par fois surprise de l’entendre exhaler sa pitié sur le sort de mademoiselle Taylor.

« Pauvre demoiselle Taylor ! quand nous la laissions à Randalls, au milieu de ses jouissances domestiques, ou que nous la voyons quitter Hartfield, escortée par son galant époux qui la conduisait à sa voiture, jamais M. Woodhouse ne manqua de l’accompagner d’un tendre soupir, et de dire :

« Ah ! pauvre demoiselle Taylor ! elle serait bien aise de rester ici. »

Il était impossible de ravoir mademoiselle Taylor, ni aucun espoir qu’on cessât de la plaindre ; mais quelques semaines après, M. Woodhouse reçut des soulagemens à ses peines. Les complimens de ses voisins, sur un événement qui lui paraissait désastreux, avaient cessé ; et les gâteaux de noces, qui lui avaient causé beaucoup de peine, étaient mangés. Son estomac ne pouvait digérer les plats recherchés, et il ne pouvait s’imaginer que quelqu’un pût digérer mieux que lui.

Tout ce qu’il regardait comme malsain, devait l’être pour tout le monde : c’est par cette raison qu’il avait fait tous ses efforts pour persuader aux nouveaux époux de n’avoir point de gâteaux de noces ; et, lorsqu’il vit qu’il n’était pas écouté, il essaya d’obtenir qu’on n’en mangeât point. Il s’était donné la peine de consulter M. Perry, l’apothicaire, à ce sujet. M. Perry était un homme intelligent, d’assez bonne façon, dont les fréquentes visites étaient une des plus grandes consolations de M. Woodhouse ; et sur la demande, fut obligé d’avouer (quoique contre son inclination) que les gâteaux de noces ne convenaient pas à tout le monde, peut-être à personne, à moins qu’on en mangeât avec modération. Avec une telle opinion, qui confirmait la sienne, M. Woodhouse espéra qu’elle prévaudrait ; et que ceux qui viendraient rendre visite aux nouveaux mariés ne mangeraient pas de gâteaux : cependant on en mangea, et ses nerfs ne le laissèrent en repos que lorsque la totalité eut disparu.

Il courut un étrange bruit dans Highbury. On dit qu’on avait vu les petits Perry avec une tranche des gâteaux de noces de M. Weston à la main : mais M. Woodhouse n’a jamais voulu le croire.