Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 1p. 80-95).
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CHAPITRE V.

« J’ignore quelle est votre opinion, madame Weston, dit M. Knightley, sur cette grande intimité entre Emma et Henriette Smith, mais je la crois pernicieuse ».

« Pernicieuse ! La croyez-vous véritablement pernicieuse ? Pourquoi ? »

« Je pense qu’aucune d’elles ne s’en trouvera bien. »

« Vous me surprenez. Emma fera nécessairement du bien à Henriette : et en fournissant à Emma un nouvel objet qui l’intéresse, Henriette lui en fera aussi. J’ai vu leur intimité avec un grand plaisir. Que nous pensons différemment ! Croire qu’elles ne se feront pas de bien ! Ce sera, sans doute, le commencement des querelles que vous vous disposez à me faire au sujet d’Emma, M. Knightley ? »

« Vous croyez, peut-être, que je suis venu exprès pour me quereller avec vous, sachant que Weston n’est pas à la maison, et que vous devez combattre seule ! »

« M. Weston prendrait certainement mon parti s’il était ici, car il pense exactement comme moi sur le sujet en question. Hier, nous en parlions, et nous convenions qu’il était extrêmement heureux pour Emma, qu’Highbury possédât une fille comme Henriette, dont elle pût faire sa compagne. En pareil cas, M. Knightley, je ne vous regarde pas comme juge compétent. Vous êtes si accoutumé de vivre seul, que vous ne sentez pas le prix d’une compagne ; et aucun homme, peut-être, ne peut juger convenablement du plaisir que trouve une femme dans la société d’une personne de son sexe, surtout y ayant été accoutumée toute sa vie. J’imagine facilement l’objection que vous pouvez faire à Henriette Smith. Ce n’est pas là, à la vérité, la femme supérieure qui, conviendrait à Emma pour amie. D’un autre côté, comme Emma veut qu’elle soit plus instruite, ce sera une raison pour elle-même de lire davantage. Elles liront ensemble. Je sais que telle est son intention. »

« Emma a eu l’intention de lire davantage, depuis l’âge de douze ans. J’ai vu un grand nombre de listes qu’elle a faites de temps à autre, des livres qu’elle se proposait de lire, et ces listes étaient très-bonnes, bien choisies, et très-bien arrangées, quelquefois par lettres alphabétiques, quelquefois autrement. Je me souviens que je trouvai si bien celle qu’elle fit lorsqu’elle n’avait encore que quatorze ans ; je pensais que cette liste faisait tant d’honneur à son jugement, que je la gardai quelque temps ; et je crois qu’elle en a fait une excellente à présent. Mais je ne m’attends plus qu’Emma s’adonne sérieusement à la lecture. Elle ne se soumettra jamais à ce qui demande du travail et de la patience, et ses fantaisies l’emporteront toujours sur son jugement. Ce que mademoiselle Taylor n’a pas pu obtenir, on peut être très-certain qu’Henriette Smith ne l’obtiendra point. Vous n’avez jamais pu l’engager à lire la moitié autant que vous le désiriez, vous savez que vous ne l’avez pas pu. »

« J’ose dire, répliqua madame Weston en souriant, que je pensais ainsi alors ; mais depuis notre séparation, je ne me souviens pas qu’Emma n’ait pas fait tout ce que je désirais. »

« On ne doit pas désirer se souvenir de pareilles choses, dit M. Knightley, avec sensibilité, et il se tut pendant quelques instans. Mais bientôt après, ajouta :

« Moi qui n’ai pas eu de charme jeté sur mes sens, je puis encore voir, entendre et me souvenir. Emma a été gâtée, parce qu’elle était la plus instruite de la famille : à dix ans, elle avait le malheur d’être en état de répondre à des questions qui auraient embarrassé sa sœur à dix-sept. Elle a toujours été vive et décidée, et Isabelle lente et réservée. Et depuis l’âge de douze ans, Emma a été la maîtresse de la maison et de vous tous. En perdant sa mère, elle a perdu la seule personne qui pût la gouverner. Elle a hérité des talens de sa mère, à qui elle aurait été forcée de se soumettre. »

« J’aurais été très-fâchée, M. Knightley, d’avoir eu besoin de votre recommandation, si, en quittant la famille de M. Woodhouse, j’avais été dans le cas de chercher une autre place : je ne crois pas que vous eussiez dit un mot à qui que ce soit en ma faveur. Je suis persuadée que vous ne m’avez pas crue capable de remplir l’emploi que j’avais. »

« Oui, dit-il en riant, vous êtes bien placée ici, très-propre au rôle d’épouse, mais pas du tout à celui de gouvernante. Mais vous vous prépariez à devenir une excellente femme, pendant le temps que vous étiez à Hartfield. Il est possible que vous n’avez pas donné à Emma une éducation aussi accomplie que vos connaissances le promettaient ; mais vous receviez, vous-même d’elle une excellente éducation sur le point le plus important du nœud conjugal, c’est-à-dire, de soumettre votre volonté à celle d’un autre, et de faire tout ce qu’on désirait de vous. Et si Weston m’avait chargé de lui chercher une femme, je lui aurais certainement proposé mademoiselle Taylor. »

« Je vous remercie, il n’y a pas grand mérite à être une bonne femme, quand on a un mari tel que M. Weston. »

« Ma foi, pour dire la vérité, je crois que vous vous êtes perdue, et que, malgré toutes les dispositions que vous avez à vous soumettre, vous n’en trouviez point l’occasion. Il ne faut cependant désespérer de rien. Weston peut devenir fâcheux, par excès de bonheur, ou il peut arriver que son fils lui donne du désagrément.

« J’espère que non, cela n’est pas probable, M. Knightley, ne nous annoncez pas de vexations de ce côté-là. »

« Non, en vérité, cela n’est pas impossible. Je n’ai aucune prétention au génie d’Emma, en fait de prédictions ou de pressentimens. Je souhaite de tout mon cœur que ce jeune homme ait le mérite de Weston et les richesses des Churchill. Mais, Henriette Smith, je n’ai pas à moitié fini avec elle : Je crois qu’elle est la plus mauvaise compagne qu’Emma puisse avoir. Elle ne sait rien, et croit qu’Emma sait tout. Toutes ses manières tendent à la flatterie ; et, ce qu’il y a de plus mauvais, c’est qu’elle le fait sans dessein : son ignorance est une flatterie continuelle. Comment Emma peut-elle imaginer qu’elle ait quelque chose à apprendre, tandis qu’Henriette lui offre une si aimable infériorité. Quant à Henriette, j’ose assurer qu’elle ne gagnera rien d’avoir fait connaissance avec elle. Hartfield lui donnera du dégoût pour tous les endroits qu’elle fréquentait auparavant. Elle acquerra assez d’élégance pour se trouver déplacée parmi ceux que sa naissance et sa fortune lui avaient marqués pour société. Je suis bien trompé, si les leçons d’Emma donnent de la force à son esprit, et la portent à se conformer raisonnablement aux accidens de la vie auxquels elle pourra être exposée ; elles ne lui donneront qu’un vernis. »

« Ou je compte plus sur le bon sens d’Emma que vous ne faites, ou je désire plus que vous qu’elle soit heureuse ; car je ne saurais faire de jérémiades sur la connaissance qu’elle a faite. Qu’elle était belle hier au soir ! »

« Oh ! vous aimez mieux parler de sa personne que de son esprit, n’est-il pas vrai ? Fort bien ; je ne nie pas qu’Emma ne soit jolie. »

« Jolie ! Dites belle, plutôt ; pouvez-vous imaginer quelqu’un qui approche plus qu’Emma d’une beauté parfaite par le visage et les formes ? »

« J’ignore ce que je pourrais imaginer ; mais j’avoue que je n’ai jamais vu de figures ni de formes qui me plaisent davantage que les siennes. Mais j’ai de la partialité pour elle, en qualité d’ancien ami. »

« Quel œil ! Œil d’un véritable brun clair, si brillant ! Des traits réguliers, une contenance ouverte, avec un teint, oh ! quel teint ! il annonce une santé parfaite, une taille si bien prise et si élevée, une si belle prestance. On voit la santé, non-seulement sur son teint, mais dans son air, sa tête et ses regards. On dit quelquefois qu’un enfant est le portrait de la santé, Emma me donne l’idée d’une santé parvenue à sa perfection. C’est l’amabilité personnifiée, n’est-il pas vrai, M. Knightley ? »

« Je ne trouve rien à redire dans toute sa personne, fut sa réponse. J’aime beaucoup à la regarder, et, j’ajouterai cette louange à celle que vous lui donnez, c’est que je crois qu’elle ne tire pas vanité de sa personne. Considérant combien elle est belle, elle paraît peu occupée de ses charmes ; sa vanité a un autre objet. Madame Weston, je ne permettrai pas que notre caquetage me fasse perdre de vue l’intimité d’Henriette Smith, qui me cause infiniment de peine, ou bien la crainte que j’ai qu’elle ne soit préjudiciable à toutes les deux. »

« Et moi, M. Knightley, je suis très-certaine que ni l’une ni l’autre n’auront lieu de s’en repentir. Avec tous les petits défauts qu’on reproche à ma chère Emma, c’est une excellente personne. Où trouverez-vous ; une meilleure fille, une sœur plus affectionnée, une meilleure amie ? Non, non, elle a des qualités sur lesquelles on peut compter, elle ne peut jamais donner de mauvais conseils, ni commettre de fautes essentielles ; si Emma se trompe une fois, elle a en revanche raison cent fois. »

« Fort bien ! Je ne veux pas vous tourmenter plus long-temps. Emma est un ange, et je conserverai ma mauvaise humeur jusqu’à ce que Noël amène Jean et Isabelle. Jean a pour Emma une affection raisonnable, par conséquent éclairée, et Isabelle pense toujours comme lui, excepté lorsqu’il n’est pas assez effrayé sur le compte de ses enfans ; je suis certain qu’ils seront de mon opinion. »

« Je sais que vous l’aimez réellement trop pour être injustes, ou même désobligeans envers elle ; mais je vous prie de m’excuser, M. Knightley, si je prends la liberté (je me considère encore à présent en possession du privilège de parler qu’aurait eu la mère d’Emma,) de vous dire que je ne crois pas qu’une discussion entre vous, sur l’intimité d’Henriette Smith, puisse produire aucun bien. Je vous prie de me pardonner ; mais supposant que cette intimité amène quelqu’inconvénient, on n’a pas lieu de s’attendre à ce qu’Emma, qui n’a de compte à rendre qu’à son père, qui l’approuve entièrement, la discontinue, tant qu’elle lui conviendra. Il y a long-temps que je suis en droit de donner des conseils ; vous ne pouvez pas être surpris, M. Knightley, si j’use d’un reste de la prérogative de mon ancien emploi. »

« Pas du tout, s’écria-t-il, je vous en remercie, votre conseil est bon, et il aura un meilleur sort que ceux que vous avez souvent donnés, car il sera suivi. »

« Madame Knightley s’alarme aisément, et pourrait craindre pour sa sœur. »

« Soyez sans inquiétude, dit-il, je ne sonnerai pas le tocsin. Je garderai ma mauvaise humeur pour moi-même. Je sens un vif intérêt pour Emma, elle est ma sœur autant qu’Isabelle et peut-être plus. On sent une anxiété, une curiosité sur le compte d’Emma. Dieu sait ce qu’elle deviendra ! »

« Je désirerais de tout mon cœur le savoir, dit doucement madame Weston.

« Elle déclare positivement qu’elle ne se mariera jamais, ce qui naturellement ne signifie rien du tout. Mais je ne crois pas qu’elle ait encore vu un homme qui lui convienne. Il lui serait avantageux de prendre de l’amour pour un homme qui ne laissât rien à désirer. Je voudrais voir Emma amoureuse, et incertaine si l’objet aime répond à sa passion, cela lui ferait du bien ; mais il n’y a personne dans les environs qui puisse l’attacher, et puis elle sort si rarement. »

« Je ne vois véritablement personne qui puisse lui faire changer de résolution, quant à présent, dit madame Weston ; et puisqu’elle est si heureuse à Hartfield, je ne souhaite pas qu’elle contracte un lien qui causerait un mortel chagrin à ce pauvre M. Woodhouse. Quant à présent, je n’engagerai pas Emma à se marier, quoique je fasse un grand cas de l’union conjugale, je vous assure. »

Madame Weston, ici, fit tout son possible pour cacher à M. Knightley un plan favori qu’elle avait concerté avec son mari à ce sujet. On formait à Randalls des vœux sur la destinée d’Emma ; mais on désirait qu’on n’en soupçonnât rien : et la transition soudaine que fit M. Knightley peu après, demandant : « Que pense Weston de ce temps-ci ; aurons-nous de la pluie ? » convainquit madame Weston qu’il n’avait plus rien à dire ou à soupçonner sur Hartfield.