Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 2p. 236-293).
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CHAPITRE XXV.

Frank Churchill revint de Londres ; et s’il fit attendre son père pour le dîner, on n’en sut rien à Hartfield, car madame Weston désirait trop qu’il fût dans les bonnes grâces de M. Woodhouse, pour découvrir aucune des imperfections du jeune homme, s’il était en son pouvoir de les cacher.

Il revint de Londres avec ses cheveux bien coupés ; il se moquait lui-même de ce caprice, de la meilleure grâce du monde, mais sans paraître honteux de ce qu’il avait fait. Il n’avait aucune raison de garder des cheveux trop longs, pour qu’on n’aperçût aucune marque de confusion sur sa figure : il ne regrettait nullement l’argent que cette course et cette opération lui avaient coûté ; il était toujours le même, gai, joyeux, et reparaissait avec cet air d’assurance qui ne le quittait jamais. Et après l’avoir vu, Emma fit le monologue suivant : « J’ignore si la chose doit être ainsi ; mais certainement des folies faites avec imprudence par un homme d’esprit, cessent d’être des folies. Des méchancetés sont toujours des méchancetés, mais des folies ne sont pas toujours des folies ; cela dépend du caractère des gens qui le commettent. M. Knightley n’est pas un écervelé ; s’il l’était, il aurait agi bien différemment, ou il s’en serait fait gloire, ou bien il en aurait eu honte. Il aurait montré l’ostentation d’un fat, ou la timidité d’un homme qui n’ose pas défendre ses caprices. Non, je ne crois pas que Frank Churchill soit ni vain, ni fat. » Le mardi suivant amènerait l’espoir bien fondé de le revoir, et pour un temps beaucoup plus long que par le passé, de juger de ses manières, et par conséquent de sa conduite envers elle ; de prévoir le temps où il serait nécessaire de paraître plus réservée, et de faire enfin ses observations sur les remarques que pourraient faire sur eux ceux qui les verraient ensemble pour la première fois.

Elle résolut de bien s’amuser, quoique la scène dût se passer dans la maison de M. Cole, et qu’elle se souvînt parfaitement que parmi les fautes commises par M. Elton, même lorsqu’il était le plus en faveur avec elle, aucune ne lui avait tant déplu que le penchant qu’il avait de dîner chez M. Cole. Madame Goddard et madame Bates étant aux ordres de M. Woodhouse, elle était parfaitement tranquille sur son compte ; et son dernier devoir, avant de quitter la maison, fut d’aller les saluer affectueusement après leur dîner ; et tandis que son père s’extasiait sur l’élégance et la beauté de sa parure, elle distribuait à ces deux dames de grosses tranches de gâteaux, de bons verres de vin, pour leur faire une espèce d’amende de ce que la crainte de nuire à leur santé, son père n’avait pas osé leur offrir. Elle avait ordonné pour elles un excellent et copieux dîner ; elle eut désiré savoir si elles en avaient profité.

Sa voiture était précédée par une autre, lorsqu’elle se rendait chez M. Cole ; elle fut très-satisfaite d’apprendre que c’était celle de M. Knightley ; car M. Knightley n’ayant pas de chevaux, peu d’argent en caisse, une santé florissante étant extrêmement actif et indépendant, était trop porté, suivant l’opinion d’Emma, à se transporter d’un lieu à un autre, à pied ; elle pensait qu’il ne se servait pas de sa voiture aussi souvent que le propriétaire de Donwell-Abbey devait le faire. Elle eut l’occasion de lui en faire son compliment, car il s’arrêta pour lui donner la main, lorsqu’elle descendit de voiture.

« Ah ! dit-elle, vous arrivez enfin comme vous devriez toujours faire, c’est-à-dire, comme un gentilhomme. Je suis enchantée de vous voir. »

« Il la remercia, observant qu’il était heureux qu’ils étaient arrivés ensemble ; car si nous nous étions rencontrés dans la salle d’assemblée, je doute beaucoup que vous m’ayez trouvé plus l’air d’un homme comme il faut, qu’à l’ordinaire : à ma mine vous n’auriez pas distingué de quelle manière je suis arrivé.

Certainement ; je l’aurais distingué : il y a toujours un air d’embarras lorsque les gens voyagent d’une manière au-dessous de leur condition, que l’on s’en aperçoit sur-le-champ. Vous croyez trancher du grand ; mais avec vous, c’est une bravade ; vous prenez un air d’indifférence ; mais c’est chez vous de l’affectation : je m’en suis toujours aperçue toutes les fois que vous êtes arrivé d’une manière indécente (passez-moi le terme). Aujourd’hui vous n’avez rien à craindre ; on ne supposera pas que vous puissiez être honteux. Vous n’avez pas besoin d’essayer de paraître plus grand que les autres ; Maintenant je serai extrêmement flattée d’entrer avec vous dans la salle d’assemblée.

« Quelle folle, dit-il, mais d’un air enjoué. »

Emma eut autant de sujet de se louer de la compagnie, que de M. Knightley : elle fut reçue avec des égards qui ne pouvaient manquer de lui plaire : on lui rendit tous les honneurs possibles. Lorsque les Weston arrivèrent, elle fut comblée des plus grands témoignages d’amitié par l’une, et d’admiration par l’autre : le fils s’approcha d’elle avec empressement, et lui témoigna, d’une manière gracieuse, la satisfaction qu’il avait de la rencontrer ; et, à dîner, Emma le vit assis à côté d’elle, et eut quelque soupçon qu’il ne devait pas cette place au pur hasard.

L’assemblée était nombreuse ; il y avait une famille entière, étrangère à Highbury, famille très-respectable, qui habitait la campagne, et que M. Cole avait l’honneur de connaître. Outre cela, on y avait invité tous les jeunes gens de la famille de M. Cox, homme de loi de l’endroit. Des demoiselles d’un rang inférieur, telles que mesdemoiselles Bates, Fairfax et Smith, devaient venir passer la soirée. Il y avait déjà tant de monde à table, qu’il fut impossible d’avoir une conversation générale ; et tandis que les uns s’entretenaient de politique, que d’autres parlaient de M. Elton, Emma ne fit attention qu’aux plaisanteries de son voisin. Le premier son de voix éloigné qui lui sembla mériter qu’elle s’en occupât, fut celui qui porta à ses oreilles le nom de Jeanne Fairfax. Il paraissait que madame Cole racontait d’elle quelque chose d’intéressant ; elle prêta l’oreille, et trouva qu’elle ne perdait pas son temps. Son imagination, cette partie essentielle d’Emma, reçut un surcroît de plaisir. Madame Cole disait qu’elle s’était rendue chez madame Bates, et qu’en entrant dans sa chambre, elle avait été frappée à la vue d’un piano-forté. Un très-bel instrument, pas grand, mais carré, le fonds de l’histoire, la fin du dialogue, qui contenait de la surprise, des demandes et des congratulations d’une part, et des explications de la part de mademoiselle Bates, furent que le piano-forté était arrive la veille de chez Broad-Wood, au grand étonnement de la tante et de la nièce, qui ne s’y attendaient nullement. D’abord, mademoiselle Bates dit que Jeanne elle-même ne pouvait deviner qui en avait fait l’envoi ; mais qu’ensuite elles s’étaient accordées à penser que ce piano ne pouvait venir que d’après les ordres de M. le colonel Campbell.

« Il est impossible de faire une supposition plus juste, ajouta madame Cole ; et j’ai été surprise qu’on en ait pu douter un instant. Mais il paraît que Jeanne a reçu une lettre de lui, il y a peu de temps, et il ne disait pas un mot du piano. Elle le connaît sans doute mieux que personne ; mais je ne pourrais considérer ce silence comme une raison de ne pas lui faire ce présent : il avait probablement envie de la surprendre. »

Plusieurs personnes furent de l’avis de madame Cole ; et tous ceux qui parlèrent sur le même sujet, furent également convaincus que le colonel avait envoyé le piano ; tous se réjouirent de ce que Jeanne Fairfax avait reçu un si beau présent. D’autres aussi, s’ils avaient parlé, auraient permis à Emma de penser d’une autre manière. Ils écoutèrent madame Cole.

« Je déclare que depuis bien long-temps je n’ai rien appris avec plus de plaisir, et une plus entière satisfaction ! J’ai toujours été l’on ne peut pas plus fâchée que Jeanne Fairfax, qui joue comme un ange, n’ait pas d’instrument. C’est une honte, considérant surtout combien nous avons de maisons où les plus beaux clavecins et pianos sont absolument inutiles. C’est, à la vérité, nous donner des soufflets à nous-mêmes ! Comme je le disais hier à M. Cole, je suis honteuse de regarder notre nouveau grand piano-forté dans la salle de compagnie, moi qui ne connais pas une seule note, et nos petites filles qui ne font que commencer, et qui, peut-être, n’apprendront jamais rien : et que la pauvre Jeanne Fairfax, qui est grande musicienne, n’ait pas un seul instrument, pas même une misérable épinette pour s’amuser. Je le disais encore hier à M. Cole ; et il était de mon avis : mais il aime tant la musique, qu’il n’a pas pu s’empêcher de faire cet achat, espérant que quelques-unes de nos voisines auraient la complaisance, de temps en temps, d’en faire un meilleur usage que nous ; c’est, en vérité, la seule raison qui l’ait engagé à l’acheter. Autrement, nous devrions être honteux d’avoir fait une pareille acquisition. Nous avons l’espoir que mademoiselle Woodhouse voudra bien nous faire le plaisir de l’essayer ce soir. »

Mademoiselle Woodhouse consentit avec grâce, et voyant qu’il n’y avait plus rien à gagner avec madame Cole, elle se retourna vers Frank Churchill.

« Pourquoi souriez-vous, lui dit-elle. »

« Et vous ? »

« Moi ! Je suppose que c’est du plaisir que j’ai que le colonel Campbell soit riche et généreux ; c’est un très-beau présent. »

« Très-beau. »

« Je m’étonne qu’il ne l’ait pas fait plus tôt. »

« Peut-être que mademoiselle Fairfax n’est jamais restée si long-temps au pays. »

Ou qu’il ne lui ait pas permis de se servir de son piano, qui doit être enfermé dans sa maison de Londres. »

« Celui-là est très-grand, et il aura sans doute pensé qu’aucune des chambres de madame Bates ne pourrait le recevoir. »

« Vous pouvez dire tout ce qu’il vous plaira, mais vous avez l’air de penser comme moi sur le sujet en question. »

« Je n’en sais rien ; je crois au contraire que vous me faites l’honneur de m’accorder plus de perspicacité, que je n’en ai ! Je souris, parce que je vous vois sourire. J’aurai très-probablement les mêmes soupçons que vous ; mais quant à présent, je ne vois pas trop sur quoi ils pourraient tomber. Si ce n’est pas le colonel Campbell qui fait ce présent, qui pensez-vous que ce puisse être ? »

« Ne pensez-vous pas que madame Dixon… ? »

« Madame Dixon ! Et oui en vérité. Je ne songeais pas à madame Dixon. Elle doit savoir aussi bien que son père, combien un piano serait agréable à mademoiselle Fairfax ; et peut-être que la manière de faire ce présent, l’air de mystère qu’on y a mis, dans l’espoir de la surprise qui en résulterait, doivent plutôt être attribués à une jeune femme qu’à un homme avancé en âge. J’oserais assurer que c’est madame Dixon. Je vous ai bien dit que vos soupçons guideraient les miens. »

« S’il en est ainsi, il faut les étendre et y comprendre monsieur Dixon. »

« M. Dixon ! fort bien. Oui, je comprends aisément que ce présent doit venir de monsieur et de madame Dixon. Nous parlions l’autre jour, si vous vous en souvenez, de l’admiration qu’avait M. Dixon pour le jeu de mademoiselle Fairfax. »

« Oui, et ce que vous m’en avez, dit a confirmé une idée qui m’était venue. Mon intention n’est pas de soupçonner de mauvaises intentions à monsieur Dixon ou à mademoiselle Fairfax, mais je me permets de penser qu’après avoir fait des propositions à son amie, M. Dixon a eu le malheur de devenir amoureux de mademoiselle Fairfax, ou bien il a cru s’apercevoir qu’elle avait de l’affection pour lui. On pourrait former là-dessus mille conjectures différentes, et ne pas rencontrer la vérité ; mais je suis assurée qu’il doit y avoir une raison bien forte pour qu’elle ait préfère venir à Highbury, à suivre les Campbell en Irlande. Ici elle mène une vie misérable, pleine de privations : là au contraire, elle aurait eu toutes sortes de jouissances. Quant à profiter du bénéfice de l’air natal, ce ne peut être qu’une excuse ; elle aurait pu passer en été, mais quel bien peut faire l’air natal dans les mois de janvier, février et mars. Un bon feu, une bonne voiture, seraient bien plus utiles à une personne d’une faible santé, surtout à elle, que l’air natal. Je ne vous invite pas à adopter tous mes soupçons, quoique vous ayez si noblement professé de le faire, mais je vous dis honnêtement ceux qui me sont passés par la tête. »

« Sur ma parole, ils ont une grande apparence de probabilité. La préférence que donne M. Dixon à mademoiselle Fairfax sur ses talens en musique, paraît décider la question. »

« Ensuite, il lui a sauvé la vie. En avez-vous entendu parler ? C’était pendant une partie sur l’eau, et par un accident quelconque, elle allait être précipitée dans la mer, il la retint. »

« J’étais de cette partie. »

« Vous en étiez ? Fort bien ! Mais il paraît que vous n’avez rien observé, car il semble que les idées dont je vous ai parlé sont nouvelles pour vous. Je pense que si j’y avais été, j’aurais fait quelques découvertes. »

« Oh ! je n’en doute nullement ; mais moi pauvre innocent, je n’ai vu que les faits, c’est-à-dire, que mademoiselle Fairfax a manqué tomber dans la mer, et que M. Dixon l’a retenue. Tout cela se passa dans un clin d’œil. Et quoique l’alarme fût générale, car ce ne fut que plus d’une bonne demi-heure après que nous fûmes entièrement remis de la frayeur que cet accident nous avait causée, on eût pu peut-être remarquer que quelqu’un était plus particulièrement affecté que les autres ; mais personne ne fit cette observation. Je ne veux pas dire néanmoins que, si vous eussiez été présente, vous ne vous fussiez aperçue de quelque chose. » Ici la conversation fut interrompue. Ils furent obligés de partager avec les autres convives le désagréable intervalle qui sépare le premier service du second. Mais lorsque les mets furent placés, tous les plats symétriquement arrangés, et qu’on eut commencé à servir, Emma dit :

« L’arrivée de ce piano-forté est décisive pour moi, j’en voulais savoir un peu plus, mais elle m’en dit assez ; comptez que sous peu, nous apprendrons que c’est un présent de M. et de madame Dixon. »

« Et si les Dixon niaient absolument de l’avoir envoyé, nous concluerons naturellement qu’il l’a été par les Campbell. »

« Non, je suis persuadée que le présent ne vient pas des Campbell. Mademoiselle Jeanne Fairfax sait très-bien qu’il ne vient pas de là, car elle l’aurait deviné sur-le-champ. Elle ne se serait pas cassé la tête pour deviner de quelle part venait ce piano, si elle eût osé croire qu’il venait d’eux. Il est possible que vous ne trouviez pas mes raisons convaincantes, mais je parierais que M. Dixon a eu la principale part dans cette affaire. »

« En vérité ! Vous ne me rendez pas justice si vous croyez que je ne sois pas convaincu. Votre manière de raisonner est si juste, qu’il est impossible de ne pas s’y rendre. D’abord, tant que je pouvais supposer que ce colonel Campbell était la personne qui avait fait le présent, je ne voyais en lui que la preuve de son amitié paternelle envers mademoiselle Fairfax, et je regardais la chose comme très-naturelle. Mais lorsque vous avez fait mention de madame Dixon, j’ai senti qu’il était bien plus probable que c’était une preuve d’amitié féminine, et je ne puis maintenant avoir d’autre idée. »

Il était inutile d’en dire davantage, il paraissait persuadé, ainsi elle cessa d’en parler, on produisit d’autres sujets de conversation. Enfin le dîner fini, le dessert fut servi, on fit venir les enfans qui furent admirés, comme des prodiges, suivant la coutume. On parla beaucoup, on dit quelques bonnes choses, et beaucoup de sottises, comme il est ordinaire dans les grandes assemblées. On débita des contes, de vieilles nouvelles, etc.

Il n’y avait pas long-temps que les dames s’étaient rendues dans le salon, lorsque celles qui n’étaient pas du dîner arrivèrent à la file. Emma, épiait l’entrée de sa petite amie, et si elle ne put admirer la dignité et la grâce de son maintien, elle en fut récompensée par la douceur de ses manières, sa simplicité naturelle et sa beauté : elle fut enchantée de voir qu’au milieu des plus violens chagrins causés par une affection mal-placée, son caractère léger et enjoué lui permettait néanmoins de s’amuser. Et cependant il n’y avait pas long-temps qu’elle avait versé un torrent de larmes, personne ne s’en serait douté à son air gracieux et tranquille. D’être bien habillée, de voir d’autres dames élégamment mises, de s’asseoir parmi elles, sourire et ne rien dire suffisait à son bonheur. Jeanne Fairfaix avait sur toutes les autres l’avantage de la supériorité par sa figure et sa démarche ; mais Emma soupçonna qu’elle aurait été bien aise de changer de sensations avec Henriette, d’avoir eu la mortification d’aimer en vain un homme comme M. Elton, pour être délivrée du dangereux plaisir d’être aimée par le mari de son intime amie.

Dans une assemblée aussi nombreuse, Emma ne crut pas nécessaire de s’approcher d’elle. Elle ne voulait pas parler du piano ; elle se croyait trop initiée dans le secret pour penser qu’il fût honnête de prétexter de la curiosité ou de l’intérêt. Cette raison la retint à sa place ; mais assez d’autres mirent le présent de ce piano sur le tapis, et elle vit la rougeur monter au visage de Jeanne, aux félicitations qu’elle recevait de toutes parts ; et elle crut qu’elle rougissait de honte, en nommant, son cher ami, son excellent ami, le colonel Campbell. Madame Weston, passionnée pour la musique, dans la bonté de son cœur, s’intéressa vivement au bonheur de Jeanne, à qui ce présent fournissait les moyens d’exercer ses talens et de se récréer, et Emma s’amusait beaucoup à entendre madame Weston s’appesantir sur ce sujet, faire des questions sur les tons, les touches et les pédales, sans faire attention que la belle héroïne de cette histoire n’avait aucune envie d’en parler ; du moins Emma croyait lire ce désir dans ses yeux.

Les dames furent bientôt suivies des messieurs, dans le salon, et Frank Churchill fut un des premiers. En entrant, il salua, en passant, mademoiselle Bates et sa nièce, et s’avança immédiatement de l’autre côté du cercle, où mademoiselle Woodhouse était assise, et resta debout, jusqu’à ce qu’il y eût un siège vacant à côté d’elle. Il était sans contredit le plus beau cavalier dans cette assemblée ? et Emma devinait ce qu’un chacun penserait de cette conduite. Il paraissait s’attacher particulièrement à elle ; tout le monde devait s’en apercevoir. Elle le présenta à son amie, mademoiselle Smith, et en temps opportun elle sut ce qu’ils pensaient l’un de l’autre. Il n’avait jamais vu de plus belle personne ; il était enchanté de sa naïveté. Et elle… C’était sans doute lui faire un trop grand compliment ; mais elle pensait qu’il ressemblait un peu à M. Elton. Emma eut peine à retenir son indignation ; elle se contenta de lui tourner le dos, sans faire aucune réponse.

Des souris d’intelligence étaient fréquens entre Emma et Frank, en regardant Jeanne Fairfax ; mais ils jugèrent qu’il était prudent de ne pas parler. Il lui dit qu’il avait été très-impatient de quitter la salle à manger ; qu’il n’aimait pas rester long-temps après le dîner, et que lorsqu’il le pouvait, il était toujours le premier à se lever ; que son père, MM. Knightley, Cox et Cole étaient restés occupés à parler des affaires de la paroisse ; que cependant il s’était fort amusé tout le temps qu’il était resté avec eux. Et comme il trouvait que ces messieurs, en général, se conduisaient en gens bien nés, qu’il parla avantageusement d’Highbury et du grand nombre d’agréables familles qui l’habitaient, Emma crut qu’elle avait eu trop de mépris pour son pays. Elle lui fit des questions sur les sociétés du comté d’York, l’étendue et l’espèce de voisinage d’Enscombe, et comprit, par ses réponses, que quant à Enscombe, il y venait peu de monde, qu’ils ne visitaient que les plus grandes familles, éloignées les unes des autres, et que la plupart du temps, quand les jours de visites étaient fixés, soit pour en recevoir, ou en rendre, madame Churchill se trouvait incommodée soit du corps ou de l’esprit.

C’était une maxime à Enscombe de ne point faire de nouvelles connaissances, et quoiqu’il eût des engagemens particuliers, ce n’était pas sans peine et sans employer beaucoup d’adresse, qu’il pouvait en certain temps obtenir la permission de s’absenter, ou d’introduire, même pour une seule nuit, une de ses connaissances dans la maison.

Elle vit qu’Enscombe ne lui plaisait pas, et qu’Highbury satisferait davantage un jeune homme fatigué de la solitude à laquelle il était condamné dans une grande maison. La considération dont il jouissait à Enscombe, ne pouvait être douteuse. Il ne s’en vantait pas, mais il était facile de s’en apercevoir par ce qui suit. Il avoua qu’il avait souvent engagé sa tante à faire des choses qu’elle avait refusées à son mari, et comme Emma ne put s’empêcher de rire de cette confession, il ajouta, qu’excepté sur deux points particuliers, il était presque certain de lui faire faire, avec le temps, tout ce qu’il voudrait. Il fit mention de l’un de ces points ; c’était l’extrême envie qu’il avait de voyager ; mais elle n’a jamais voulu y consentir, quoiqu’il eût sollicité son consentement avec les plus vives instances. C’était l’année passée. Mais il observa qu’à présent il commençait à perdre l’envie de quitter l’Angleterre.

Emma s’imagina que l’autre point, dont il ne parlait pas, était de ne pas rendre à son père les devoirs qu’il lui devait.

« Je viens de faire, dit-il, après un instant de silence, une fatale découverte. Il y aura demain huit jours que je suis ici, juste la moitié de mon temps. Je n’ai jamais vu les journées s’écouler si vite. Demain huit jours ! Je commence à peine à me reconnaître ! J’ai fait connaissance avec madame Weston et quelques personnes ! Cette idée me tourmente. «

« Vous commencez peut-être aussi à regretter celui que vous avez perdu à vous faire couper les cheveux. »

« Non ! dit-il en riant, je ne le regrette nullement. Je n’ai aucun plaisir à voir mes amis, à moins que je ne me croie présentable. »

Le reste des messieurs étant entré dans le salon, Emma fut obligée de se retourner pour écouter M. Cole qui était venu la saluer. Lorsque, quelques minutes après, M. Cole l’eut quittée, elle put de nouveau reprendre sa conversation avec Frank Churchill ; elle le vit qui regardait très-attentivement mademoiselle Jeanne Fairfax, qui était assise de l’autre côté du salon, vis-à-vis d’eux.

« Que faites-vous là ? lui dit-elle. »

Il tressaillit, « Je vous remercie de m’avoir réveillé, répliqua-t-il, je vous demande pardon de mon impolitesse ; mais, en vérité, mademoiselle Fairfax est coiffée d’une manière si extraordinaire, que je ne puis m’empêcher de la regarder. Je n’ai jamais rien vu de si outré ! Ces boucles ! Elle a sans doute inventé cette mode : je ne vois personne qui lui ressemble. Je vais aller lui demander si la manière d’arranger ses cheveux est le fruit de son imagination, ou si c’est une nouvelle mode fraîchement arrivée d’Irlande. Irai-je ? Oui, j’y vais, et vous verrez comme elle prendra la chose, et si elle change de couleur. »

Il se rendit sur-le-champ auprès d’elle, et Emma le vit lui parler ; mais comme il s’était très-maladroitement mis devant mademoiselle Fairfax, elle ne put absolument rien découvrir.

Avant qu’il revînt à sa place, il la trouva occupée par madame Weston.

« C’est le privilège des grandes assemblées, dit-elle, de pouvoir s’approcher de tout le monde, et de dire tout ce qu’on veut. Ma chère Emma, il y a long-temps que je meurs d’envie de causer avec vous. Je viens de faire des découvertes et de former des plans tout à fait comme vous. Il faut que je vous en parle tandis que j’y pense. Savez-vous comment mademoiselle Bates et sa nièce sont venues ici ? »

« Comment ! elles ont été invitées. Est-ce qu’elles ne l’ont pas été ? »

« Oh ! oui, certainement. Mais de quelle manière ont-elles été conduites ici ? »

« Mais à pied, je suppose. Comment voudriez-vous qu’elles fussent venues autrement ? »

« C’est très-vrai. Je pensais, il y a quelques instans, combien il serait désagréable pour Jeanne Fairfax de s’en retourner, à pied, par une nuit aussi froide que celles que nous avons à présent. Et, en la regardant, quoiqu’elle ne m’ait jamais paru mieux qu’aujourd’hui, j’ai cru m’apercevoir qu’elle était très-échauffée, et que, par conséquent, il était très-probable qu’elle s’enrhumerait. Pauvre fille ! je ne puis supporter cette idée, et aussitôt que M. Weston entra dans le salon, et qu’il me fut possible de lui parler, je lui demandai que la voiture reconduisît ces demoiselles. Vous pouvez vous imaginer de quelle manière il accueillit cette demande ; et munie de son approbation, je fus trouver mademoiselle Bates sur-le-champ, pour la prévenir que la voiture les reconduirait chez elles avant de nous ramener à la maison, comptant la mettre parfaitement à son aise le reste de la soirée. La bonne fille ! elle fut extrêmement reconnaissante, comme vous vous l’imaginez. Personne n’était aussi heureuse qu’elle ! elle me remercia mille et mille fois, ajoutant qu’elles ne nous donneraient pas cette peine, parce que la voiture de M. Knightley, qui les avait conduites chez M. Cole, devait les ramener à la maison. Je fus aussi surprise que charmée d’apprendre que M. Knightley avait eu cette attention pour ces pauvres demoiselles. Peu d’hommes en auraient fait autant ; et, d’après son habitude, j’ai pensé que c’était exprès pour elles qu’il s’était servi de sa voiture. Je soupçonne que c’était la seule raison qu’il eût de faire atteler. »

« C’est très-probable, dit Emma, rien de plus probable ! personne n’est plus capable d’agir ainsi que M. Knightley, plus porté à faire une action véritablement utile, qui prouve la bienveillance et le bon naturel. Il n’est pas galant, mais il est très-humain, et la mauvaise santé de Jeanne Fairfax lui aura suggéré que de l’envoyer chercher et de la renvoyer en voiture était une action humaine. Pour un acte de bonté, sans ostentation, pour un service essentiel, je ne compterai sur qui que ce soit comme sur M. Knightley ; je savais qu’il avait des chevaux aujourd’hui, car nous sommes arrivés ensemble, j’en ai plaisanté avec lui, mais il n’a pas dit un mot qui pût trahir son secret. »

« Très-bien, dit en souriant madame Weston, vous lui faites sur cette action plus de grâce que moi pour le désintéressement ; car tandis que mademoiselle Bates parlait, une idée, de laquelle je n’ai pas encore pu me défaire, m’est passée par la tête, plus j’y pense, plus je la crois probable ; enfin, j’ai pensé à une union entre Jeanne Fairfax et M. Knightley ! Qu’en dites-vous ? Voyez la conséquence de vous tenir compagnie. »

« M. Knightley et Jeanne Fairfax ! s’écria Emma, ma chère, à quoi songez-vous ! M. Knightley ! M. Knightley ne se mariera jamais. Vous ne voudriez pas que le petit Henri fût privé de Donwell ? Oh ! non, Henri aura certainement Donwell. Je ne puis consentir à ce que M. Knightley se marie, je suis persuadée que la chose n’est pas probable ; je ne puis concevoir que vous y ayez pu songer. »

« Ma chère Emma, je vous ai dit les raisons qui m’avaient engagée à y penser ; je ne désire pas que ce mariage ait lieu, je souhaite encore moins qu’on fasse tort au cher petit Henri ; mais ce sont les circonstances qui m’ont donné cette idée, et si M. Knightley avait envie de se marier, vous ne supposez sans doute pas qu’il en serait empêché par rapport à Henri, un enfant de six ans, qui ne peut avoir aucune idée du mal que cela lui ferait. »

« Excusez-moi, je le voudrais ; il me serait insupportable devoir Henri supplanté. M. Knightley se marier ! non. Je n’ai jamais eu l’idée que cela puisse arriver, et je ne saurais l’adopter aujourd’hui. Et sur toutes les femmes, Jeanne Fairfax ! »

« Cependant, il l’a toujours préférée, vous le savez bien, mais l’imprudence d’un tel mariage ! »

« Je ne parle que de la probabilité, et non de la prudence qu’il y aurait à en contracter un pareil. »

« À moins que vous n’ayez de meilleures raisons que celles que vous m’avez données pour le croire possible, je n’y verrai point de probabilité. Son bon naturel, son humanité lui ont fait commander des chevaux ; d’ailleurs, vous savez qu’il a beaucoup de considération pour les Bates, indépendamment de Jeanne Fairfax, et il saisit toujours avec plaisir l’occasion de le leur prouver. »

« Ma très-chère amie, n’allez pas vous mettre à faire des mariages, vous commencez fort mal. Jeanne Fairfax, maîtresse de l’Abbaye ! oh non, non, cette idée est révoltante. Pour l’amour de lui, je ne voudrais pas qu’il fit une pareille folie. »

« Une imprudence si vous voulez, mais non une folie ; excepté l’inégalité de la fortune, et peut-être une petite différence d’âge, je ne vois rien que de sortable. »

« Mais M. Knightley, vous dis-je, n’a pas besoin de se marier. Je suis persuadée qu’il n’en a pas la plus petite idée, n’allez pas la lui mettre dans la tête. Pourquoi se marierait-il ? Il est aussi heureux que possible comme garçon, avec sa ferme, ses moutons, sa bibliothèque, et les affaires de sa paroisse à gouverner ; ensuite, il aime beaucoup les enfans de son frère. Ainsi, pour remplir son temps et son cœur, il n’a pas besoin de se marier. »

« Ma chère Emma ; tant qu’il pensera comme vous dites, à la bonne heure ; mais s’il est véritablement amoureux de Jeanne Fairfax ? »

« Paroles vides de sens ! il se soucie fort peu de Jeanne Fairfax ; quant à l’aimer, il n’en est rien. Il ferait tout au monde pour l’obliger ainsi que sa famille ; mais…. »

« À la bonne heure, dit madame Weston en riant, mais le plus grand bien qu’il pût leur faire, serait de donner à Jeanne une maison aussi respectable que Donwell. »

« S’il leur rendait ce bon service, c’en serait un bien mauvais pour lui, ce serait une alliance honteuse, et qui le dégraderait. Comment voudrait-il appartenir à mademoiselle Bates ? L’avoir continuellement à l’Abbaye, pour le remercier très-humblement de la bonté qu’il aurait eue d’épouser Jeanne ? Si bon, si obligeant ! À la vérité, il avait toujours été pour elles un voisin si généreux ! Se rabattre ensuite au milieu d’une sentence sur les vieux jupons de sa mère. Ils n’étaient cependant pas si vieux ces jupons, elle devait remercier Dieu qu’ils dureraient encore long-temps, car ils étaient encore forts. »

« N’avez-vous pas honte, Emma, de vous moquer d’elle. Vous me divertissez contre ma conscience, et, sur ma parole, je ne crois pas que mademoiselle Bates eût causé beaucoup d’embarras à M. Knightley. Il ne se fâche pas de peu de chose. Elle pourrait parler tant qu’elle voudrait, et s’il avait envie de répliquer, il parlerait plus haut qu’elle, il étoufferait sa voix. Mais la question n’est pas de savoir si ce serait une mauvaise alliance pour lui ; mais s’il la désire, comme je le crois, Je lui ai entendu faire un éloge pompeux de Jeanne Fairfax, vous en avez souvent été témoin vous-même ; l’intérêt qu’il lui porte, l’anxiété qu’il a sur sa santé, l’inquiétude qu’il paraît avoir sur sa situation future, tout cela prouve en faveur de mon opinion. Je l’ai entendu s’exprimer avec chaleur sur tout cela. »

« De plus il admire tant ses talens en musique, la beauté de sa voix, que je lui ai entendu dire plusieurs fois qu’il ne se lasserait jamais de l’entendre chanter et toucher du piano. Oh ! J’allais oublier une autre idée qui m’a passé par la tête. Ce piano-forté qui lui a été envoyé par on ne sait qui, quoique tout le monde convienne que c’est un présent des Campbell, n’en serait-ce pas plutôt un de M. Knightley ? Je ne puis m’empêcher de le croire, quand bien même il ne serait pas amoureux d’elle. »

« Alors, ce ne pourrait être une preuve de l’amour que vous prétendez qu’il lui porte. Quant à moi, je ne crois pas du tout que ce présent puisse venir de lui, car M. Knightley ne fait rien mystérieusement. »

« Il a plusieurs fois répété devant moi ses lamentations sur ce que Jeanne n’avait aucun instrument, et cela beaucoup plus souvent que je l’aurais pu croire d’un homme comme lui. »

« Fort bien ! Mais si son intention eût été de lui en donner un, il le lui eût dit. »

« Il peut avoir des scrupules de délicatesse, ma chère Emma. Je ne puis m’ôter de l’idée que ce ne soit lui. J’ai observé qu’il a gardé un profond silence lorsque madame Cole nous racontait, à dîner, l’histoire de ce piano. »

« Vous concevez une idée, et vous vous laissez entraîner par elle ; comme vous m’avez souvent reproché ce défaut, permettez-moi de prendre ma revanche. Je ne vois en lui aucun signe d’attachement. Je ne crois pas qu’il ait donné le piano, et je ne serai convaincue de l’intention que vous lui prêtez, de vouloir épouser mademoiselle Jeanne Fairfax, que lorsque ce mariage aura été célébré. »

Elles disputèrent encore pendant quelque temps sur cette matière, et Emma commençait à gagner du terrain sur son amie, dont le caractère était de céder, quand, par le remuement de l’assemblée, elles virent qu’on avait fini de prendre du thé, et qu’on avait mis le piano en ordre. Au même instant, M. Cole s’approcha, pour prier mademoiselle Woodhouse de leur faire l’honneur de l’essayer ; Frank Churchill, qu’elle avait perdu de vue, dans la chaleur de sa conversation avec madame Weston, excepté un moment qu’elle l’aperçut assis à côté de mademoiselle Fairfax, suivit M. Cole pour joindre ses sollicitations aux siennes : et comme en tout, Emma aimait à être la première, elle accepta de bonne grâce.

Elle connaissait parfaitement l’étendue de ses talens ; et elle était trop habile pour essayer d’aller au-delà de ses forces. Elle ne manquait ni de goût, ni d’assurance pour jouer les morceaux de musique à la mode ; et elle s’accompagnait fort bien de la voix. Un autre accompagnement vint la surprendre agréablement ; ce fut Frank Churchill, dont la voix peu fournie, mais correcte, fit la seconde partie. La chanson finie, il lui demanda pardon de la liberté qu’il avait prise ; sur quoi ils se firent les complimens d’usage. Il fut accusé d’avoir une très-belle voix, de connaître la musique à fond, ce qu’il eut l’effronterie de nier, assurant, au contraire, qu’il n’avait pas de voix, et qu’il connaissait à peine les notes. Ils chantèrent encore une fois ensemble ; et Emma céda la place à mademoiselle Fairfax, dont les talens, supérieurs pour le chant et pour l’exécution, lui étaient bien connus. Elle s’assit à quelque distance, derrière la foule, qui faisait cercle autour de l’instrument, pour l’écouter, ne pouvant pas trop se rendre compte des sensations mixtes qu’elle éprouvait. Frank Churchill l’accompagna encore. Ils avaient chanté ensemble une ou deux fois à Weymouth. Mais la vue de M. Knightley, au nombre des attentifs, partagea l’attention d’Emma ; elle se mit à repasser dans son esprit les soupçons de madame Weston, occupation dont elle était divertie de temps en temps par la douceur des voix unies qui frappaient son oreille. Les objections qu’elle s’était mise en tête contre la possibilité d’un mariage entre M. Knightley et mademoiselle Fairfax, subsistaient dans toute leur force. Elle n’y prévoyait que des malheurs. Les espérances de M. Jean Knightley se trouvaient renversées, et par conséquent celles d’Isabelle : ce serait faire un tort irréparable aux enfans ; cette union causerait un changement mortifiant, et une perte considérable à tout le monde, surtout à son père, dont les habitudes seraient dérangées ; et quant à elle, il lui serait impossible de supporter l’idée de voir Jeanne Fairfax à l’abbaye de Donwell. Une dame Knightley, à qui tout le monde serait obligé de donner le pas ! Non, M. Knightley ne doit jamais se marier. Il faut que le petit Henri hérite de Donwell. Un moment après, M. Knightley se retourna, et la voyant seule, vint s’asseoir à côté d’elle. Ils ne s’entretinrent d’abord que du jeu et du chant qu’ils venaient d’entendre : il en parla avec admiration, mais non pas avec cette vive chaleur qui avait frappé madame Weston. Pour l’éprouver, elle commença par le louer de sa bonté d’envoyer sa voiture chercher mademoiselle Bates et sa nièce ; et quoique sa réponse fût laconique, et indiquât qu’il était inutile d’en dire davantage, elle s’imagina que cette manière de répondre, démontrait simplement qu’il n’aimait pas qu’on lui parlât de sa bienveillance.

« J’ai beaucoup de regret, dit-elle, que dans des occasions pareilles, je n’ose pas me servir plus souvent de notre voiture. Ce n’est pas que je manque de bonne volonté ; mais vous savez que mon père croirait qu’il serait impossible d’exiger de Jacques qu’il attelât pour si peu de chose. »

« C’est une autre question, tout à fait différente, répliqua-t-il ; mais vous devez l’avoir souvent désiré, j’en suis très-persuadé ; et il se mit à sourire de manière à la convaincre que cette conviction lui faisait plaisir : cela lui donna l’assurance de faire un pas de plus. »

« Ce présent des Campbell, dit-elle, ce piano-forté, a dû faire autant de plaisir qu’il a été gracieusement donné. »

« Oui, répliqua-t-il, sans la plus petite hésitation, et sans témoigner le moindre embarras. Mais ils auraient mieux fait de la prévenir. Les surprises sont des choses futiles. Le plaisir n’en est pas réchauffé ; et il en résulte souvent des inconvéniens considérables. J’aurais cru que le colonel Campbell avait plus de jugement. »

Dès ce moment Emma aurait prêté serment que M. Knightley n’était pour rien dans l’envoi du piano. Mais de savoir s’il n’existait pas d’attachement particulier, de préférence parfaitement établie, lui furent un peu plus difficiles à découvrir. Vers la fin de la seconde cantate, la voix de Jeanne s’altéra.

« Cela suffit, dit-il, quand elle eut fini (et pensant tout haut) vous avez assez chanté pour une soirée ; à présent restez tranquille. »

On en demanda cependant encore une autre. Encore une, cela ne peut fatiguer mademoiselle Fairfax ; ce sera la dernière. Et on entendit dire à Frank Churchill :« Je pense que vous pourriez chanter ceci sans effort ; votre partie est aisée, la seconde seule est un peu forte. »

M. Knightley se mit en colère.

« Ce fat, dit-il, avec indignation, ne songe qu’à faire admirer sa voix. Cela ne doit pas être. Et touchant mademoiselle Bates qui, dans ce moment passait devant lui. Mademoiselle Bates, s’écria-t-il, avez-vous perdu l’esprit, de laisser votre nièce s’enrouer comme elle fait, à force de chanter. Allez près d’elle, et faites-la cesser. »

Mademoiselle Bates était tellement inquiète sur le compte de Jeanne, qu’elle se donna à peine le temps de remercier M. Knightley ; elle vola vers sa nièce, et mit fin au chant. Ainsi finit le concert ; car, excepté mademoiselle Woodhouse et Jeanne Fairfax, il n’y avait pas de musiciennes dans toutes les dames ou demoiselles qui composaient l’assemblée ; mais cinq minutes après, la proposition de danser fut faite, on ne sait trop par qui, mais fut appuyée par M. et madame Cole avec tant d’efficacité, que les meubles furent bientôt rangés pour donner de la place aux danseurs. Madame Weston, excellente pour les contredanses, se mit au piano, commença à jouer une irrésistible walse, et Frank Churchill vint, de la manière la plus galante, demander la main d’Emma, et la conduisit à la place d’honneur. Tandis qu’ils attendaient que les jeunes gens se fussent arrangés, Emma trouva le moyen, malgré les complimens qu’on lui adressait de toutes parts sur sa voix, ses grands talens sur le piano, de regarder ce qu’était devenu M. Knightley. Elle comptait beaucoup sur l’efficacité des observations qu’elle allait faire pour vérifier la solidité des soupçons de madame Weston. En général, il ne dansait jamais. S’il s’empressait à s’offrir à mademoiselle Fairfax, on pourrait en augurer quelque chose. Elle ne vit aucune apparence, car il causait tranquillement avec madame Cole, sans faire attention à ce qui se passait autour de lui. Quelqu’un vint s’offrir à mademoiselle Fairfax ; et il continua sa conversation avec madame Cole.

Emma fut guérie de ses alarmes sur Henri ; ses intérêts ne couraient aucun risque ; et elle mena la danse avec joie et vivacité. On ne put former que cinq couples, ce qui rendit la danse plus vive et beaucoup plus agréable ; et elle trouva un partener digne d’elle. Ils s’attiraient tous les regards, et méritaient bien cette distinction de la part des spectateurs.

Malheureusement, on ne leur accorda que deux danses. Il se faisait tard ; et mademoiselle Bates, impatiente de s’en retourner à la maison, à cause de sa mère, demandait à se retirer. On fit néanmoins quelques efforts pour obtenir une troisième danse ; mais ce fut en vain, on remercia madame Weston d’un air triste, et on se sépara.

« On a peut-être bien fait, dit Frank Churchill, en reconduisant Emma à sa voiture ; j’aurais été obligé de prier mademoiselle Jeanne Fairfax ; et sa manière languissante de danser n’aurait pu me convenir, après avoir eu l’honneur d’être votre partener. »

Emma ne se repentit pas de sa condescendance envers les Cole. Cette visite lui causa le lendemain des souvenirs agréables, et tout ce qu’elle avait perdu en ne restant pas à la maison enveloppée de dignité solitaire, fut amplement récompense par la splendeur attachée à la popularité. Les Cole devaient être dans l’enchantement, ces honnêtes gens méritaient ce qu’on avait fait pour les rendre heureux, et Emma laissait derrière elle un souvenir qui ne s’effacerait de long-temps.

Le bonheur parfait même en idée, n’est pas commun ; et sur deux points essentiels, Emma n’était point du tout à son aise. Elle n’était pas sûre de n’avoir pas manqué aux égards qu’une femme doit à une autre, en manifestant les soupçons qu’elle avait sur l’attachement existant dans le cœur de Jeanne Fairfax à Frank Churchill. Ces soupçons étaient peut-être injustes, mais elle en avait eu une si forte idée, qu’il lui avait échappé d’en faire part à Frank, et la soumission qu’il montra, flattait tellement sa pénétration, qu’elle avait de la difficulté à décider si elle aurait mieux fait de parler que de se taire.

L’autre circonstance qui lui causait des regrets, avait également rapport à Jeanne Fairfax ; et celle-là ne lui laissait aucun doute. Elle reconnaissait d’une manière non équivoque, et de la meilleure foi du monde, que Jeanne touchait du piano et chantait infiniment mieux qu’elle. Elle déplora amèrement d’avoir perdu son temps dans son enfance ; et elle se mit à son piano, où elle s’exerça avec la plus grande application, pendant une heure et demie.

Elle fut interrompue par l’arrivée d’Henriette, et si ses louanges avaient pu satisfaire Emma, elle eût eu sujet d’être extrêmement contente. Oh ! si je pouvais jouer aussi bien que vous, ou mademoiselle Fairfax !

« Ne nous mettez pas dans la même classe, Henriette. Mes talens en musique ne ressemblent pas plus aux siens, qu’une lampe ne ressemble au soleil. »

« Ah ! mon Dieu. Je crois que vous jouez mieux qu’elle ; ou du moins que vous jouez aussi bien. Je vous assure que j’aime mieux vous entendre jouer qu’elle. Tout le monde hier s’extasiait à vous entendre. »

« Les connaisseurs, ma chère Henriette, voient bien la différence. La vérité est que je touche du piano assez pour qu’on m’applaudisse, mais Jeanne Fairfax m’est infiniment supérieure. »

Eh bien ! Je croirai toujours que vous jouez aussi bien qu’elle, ou que s’il y a quelque différence, personne ne pourrait s’en apercevoir. Monsieur Cole a beaucoup vanté votre bon goût, monsieur Frank Churchill en a parlé de même, et a dit qu’il préférait le goût à l’exécution. »

« Ah ! Jeanne Fairfax possède l’un et l’autre. »

« En êtes-vous sûre ? J’ai bien vu qu’elle avait une excellente exécution, mais je ne me suis pas aperçue qu’elle eût du goût, personne n’en a parlé. Et je hais les chansons italiennes ; on n’entend pas un mot de ce qu’elle chante. Outre cela, si elle joue si bien, il n’y a rien de surprenant, elle y est obligée, car elle doit enseigner aux autres ce qu’elle sait. Les demoiselles Cox se demandaient hier si elle devait entrer dans une grande famille. Comment avez-vous trouvé les demoiselles Cox ? »

« Comme à l’ordinaire très-grossières. »

« Elles m’ont dit quelque chose, ajouta Henriette en hésitant, mais rien de grande conséquence. »

Emma fut obligée de lui demander ce que c’était, quoiqu’elle craignit de voir reparaître M. Elton sur la scène.

« Elles m’ont dit que M. Martin a dîné avec elles samedi dernier. »

« Ha ! »

« Il était venu chez leur père pour quelques affaires, et fut invité à dîner. »

« Ha ! »

« Elles m’ont beaucoup parlé de lui, surtout mademoiselle Anne Cox. J’ignore leur dessein, mais elles m’ont demandé si j’avais l’intention, d’aller passer quelque temps à Mill-Farm l’été prochain. »

« Leur intention provenait d’une impertinente curiosité, telle qu’il appartient à une Anne Cox et à sa sœur d’en avoir. »

« Anne Cox dit que, pendant le diner, il avait été très-agréable, il était à côté d’elle à table. Mademoiselle Nash dit qu’elle pense que l’une et l’autre des demoiselles Cox s’estimeraient très-heureuses de l’épouser. »

« Je n’ai pas de peine à le croire, car sans exception ce sont les filles les plus vulgaires et les plus communes, qu’il y ait à Highbury. »

Henriette avait des emplettes à faire chez Ford. Emma crut qu’il était prudent de l’y accompagner. Il était possible qu’elle eût une autre rencontre avec Robert Martin, ce qui, dans l’état où elle se trouvait, pouvait devenir dangereux.



FIN DU SECOND VOLUME.