La Nouvelle Atala/Réflexions préliminaires

Le Propagateur catholique (p. iii-vii).


RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES

Christophe Colomb et Chateaubriand ont compris les Indiens ; ou plutôt, ils les ont devinés, parce qu’ils les ont aimés. Le premier a fait le plus grand éloge de ces peuples naïfs ; le second parle ainsi de l’homme des forêts primitives : « L’Indien n’est pas sauvage ; la civilisation européenne n’a pas agi sur le pur état de nature, elle a agi sur la civilisation américaine commençante ; si elle n’eût crée quelque chose ; mais elle a trouvé des mœurs et elle les a détruites, parce qu’elle était plus forte, et qu’elle n’a pas cru se devoir mêler à ces mœurs… Ecartant un moment les grands principes du christianisme, mettant à part les intérêts de l’Europe, un esprit philosophique aurait pu désirer que les peuples du Nouveau-Monde eussent eu le temps de se développer hors du cercle de nos institutions… Nous sommes réduits partout aux formes usées d’une civilisation vieillie. On a trouvé chez les Sauvages des commencements de toutes les coutumes et de toutes les lois des Grecs, des Romains et des Hébreux. Une civilisation d’une nature différente de la nôtre aurait pu reproduire les hommes de l’antiquité, ou faire jaillir des lumières inconnues d’une source encore ignorée. Qui sait si nous n’eussions pas vu aborder un jour à nos rivages quelque Colomb américain venant découvrir l’Ancien-Monde ? »

Il y a l’intuition du génie et l’intuition du cœur : L’illustre écrivain de la vieille Armorique avait au plus haut degré ces deux intuitions : Il devina l’Indien, il l’admira, il l’aima ; et, s’identifiant avec sa civilisation, il en fut le chantre sympathique : Son enthousiasme égala son admiration et son amour.

Mais, si l’Atala de Chateaubriand, lorsqu’elle se présenta dans le monde littéraire, fut accueillie avec une si froide et studieuse incivilité par un abbé Morellet, un Joseph Chénier, et quelques autres critiques, aussi peu gracieux que ceux-là, quel sera donc l’accueil que recevra la Nouvelle Atala, lorsqu’elle se présentera dans le même monde littéraire, sans l’appui du génie et sans la recommandation des même qualités que sa sœur ainée ?

Il y a plus de savante sauvagerie qu’on ne pense dans la civilisation des villes les plus policées, et plus d’instinctive civilisation qu’on ne semble vouloir admettre dans la sauvagerie des déserts les plus incultes : Le raffinement est plus à craindre que la rudesse ; la critique sophistiquée, plus que l’attaque barbare ; la plume pointilleuse, plus que la flèche empoisonnée.

Les Sauvages de l’Amérique ressemblent aux héros d’Homère et d’Ossian ; leur simplicité est aussi grande que leur franchise et leur fierté : Pour les comprendre, il faut les aimer : L’amour devine mieux que l’esprit.

La Nouvelle Atala paraîtra, peut-être, aux yeux des Grands Maîtres de l’Esthétique moderne, d’autant plus agreste, étrange et sauvage, qu’elle est plus rapprochée de la grande nature primitive, et plus étroitement unie au Dieu de cette nature, qui est aussi le Dieu de la vraie philosophie, et le Dieu de la vraie religion.

Dans les grandes villes, dans les grands centres intellectuels, aux foyers de ce grand siècle de lumières, trouvera-t-elle une place, fût-ce la dernière, pour s’y asseoir dans la compagnie de ses frères et de ses sœurs au pâle visage ?

Je l’espère pour elle ; mais je l’espère, comme on espère l’inattendu et l’exceptionnel.

Quel que soit cependant le sort réservé à la Nouvelle Atala, dans les grands cercles du raffinement littéraire, devant l’Aréopage Suprême qui siège à Paris ou ailleurs, elle est toujours sûre de retrouver sa place au soleil du désert natal ; la fleur inculte s’effeuillera dans la même solitude où elle s’est épanouie ; et nul n’y viendra profaner son repos, loin du tumulte des villes inhospitalières, et loin de l’éclat trompeur d’une civilisation désenchantée.

Heureuse l’exilée que la fortune adverse ramène dans la patrie et dans la cabane, où s’écoula son enfance insoucieuse ; et qui, revenue sous l’arbre du désert, raconte à ses sœurs étonnées les splendides misères qu’elle a vues dans les plus belles cités ; et les somptueux ennuis, et les opulentes satiétés des nombreuses victimes de ce luxe extravagant qui règne partout à la place de l’heureuse et noble simplicité de la nature.

L’Auteur.