La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes/07

La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 65 (p. 908-932).
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LA
NOUVELLE-ZELANDE
ET
LES PETITES ILES ADJACENTES

VII.[1]
LES PREMIERS HABITANS. — MÉLANÉSIENS ET POLYNÉSIENS. — LES MAORIS, LEURS TRADITIONS ET LEURS COUTUMES. — LES MORIORIS DES ILES CHATHAM. — ÉTAT ACTUEL DE LA COLONIE DE LA NOUVELLE-ZÉLANDE.


I

Durant une longue suite de siècles, sur les terres qu’on appelle la Nouvelle-Zélande, groupe d’îles ou continent, il n’y avait pas de maîtres plus puissans que des aigles gigantesques et les énormes oiseaux coureurs désignés par les Maoris sous le nom de moas. À une époque indéterminée, des hommes abordèrent les plages désertes ; sans doute incapables de retourner au point de départ, peut-être trouvant le pays à leur convenance, ils demeurèrent sur le sol, dont personne ne revendiquait la possession. C’étaient des Mélanésiens, des hommes au teint noir, à la chevelure rude et crépue, comme ceux qui habitent les archipels de la région occidentale du Pacifique, inscrite sur toutes les cartes sous le nom de Mélanésie. Plus tard, d’après des indices relevés par différens auteurs, vinrent des familles de Polynésiens dont toute tradition semble perdue. À un moment, dont on croit pouvoir fixer la date d’une manière très approximative, arrivèrent des pirogues montées par quelques centaines d’insulaires ; ils venaient d’Hawaïki, ont déclaré leurs descendans.

Dès les premières relations des Européens avec les habitans de la Nouvelle-Zélande, on fut tout de suite très assuré que les principaux d’entre eux étaient d’origine polynésienne. On a vu que Tupia, le fameux Taïtien qui accompagnait le capitaine Cook, comprenait l’idiome des Maoris, et que ces derniers entendaient parfaitement la langue de l’interprète du célèbre commandant de l’Endeavour. Cependant les voyageurs ne manquent pas de constater la présence d’hommes de races bien distinctes. N’avons-nous pas rappelé que Crozet, le compagnon de l’infortuné Marion, en reconnaissait de trois sortes, l’une d’elles provenant du mélange des deux autres, ainsi qu’en firent la remarque les navigateurs de la première période du siècle actuel ?

Il a été curieux d’entendre les explorateurs qui virent les Maoris dans l’épanouissement de leur existence nationale, et il était du plus réel intérêt de suivre leurs observations et leurs impressions. Tout à coup on se crut en possession de l’histoire du peuple de la Nouvelle-Zélande. On se souvient de ce brillant gouverneur de la colonie, sir George Grey, dont nous avons cité les actes et les idées. Voulant connaître la nation qu’il doit gouverner, il en apprend l’idiome. Bientôt il désire davantage : s’adressant aux chefs, aux rangatiras les plus éclairés, il recueille de leur bouche leur mythologie, leurs chants, leurs traditions. C’est tout un poème qui nous livre une race humaine dans ses pensées, dans ses aspirations, dans ses rêves ; poème bien digne de captiver tout esprit philosophique. Après George Grey sont venus des auteurs qui ont prétendu étendre ou rectifier en certains points les récits de l’ancien gouverneur. Les traditions recueillies ont été jugées de façons très différentes : les uns se sont persuadé qu’ils tenaient l’histoire véridique des Maoris ; les autres ont cru n’avoir que des légendes sans grande valeur historique. Applaudissons les chercheurs qui ont dégagé quelque lumière des traditions d’un peuple sans monumens comme sans histoire. Il était impossible de mieux faire. Ne prenons pas, néanmoins, pour vérités absolues des légendes transmises de génération en génération. Nous avons à compter avec les altérations continues, et par suite immenses, de faits dont le souvenir n’a jamais pu être fixé par l’écriture ; et nous avons surtout à nous mettre en garde contre la faiblesse humaine, qui court toujours à l’erreur plus aisément qu’à la vérité[2]. Autrefois terribles aux étrangers, les Maoris, hommes pleins de duplicité, larrons sans vergogne, barbares d’une remarquable intelligence, d’une énergie sans pareille entre tous les habitans des archipels de la mer du Sud, sauvages d’une fierté sans égale, habiles à fabriquer des engins de pêche, de belles pirogues, des armes redoutables, et même à sculpter des figures bizarres ou à dessiner des ornemens qui dénotent un certain goût artistique, assez enclins à l’observation pour attacher un nom à tous les objets qui tombent sous les sens, firent naître chez les premiers voyageurs la pensée qu’ils seraient aisément gagnés à la civilisation. On conçut l’opinion que, les mœurs adoucies, viendraient à briller des qualités d’ordre supérieur ; on prit confiance à leur caractère lorsqu’il cesserait d’être terni par des actes de férocité, par les instincts de cruauté assez ordinaires parmi les hommes prives de toute culture intellectuelle. Le fondateur des missions évangéliques, le révérend Samuel Marsden, put croire, au commencement de ce siècle, à un bel avenir pour la race néo-zélandaise. Dumont d’Urville en a exprimé l’espérance.

Les Européens demeurent frappés de la superbe conformation et de la magnifique prestance des chefs. Ces insulaires, en général de hante stature, ont des traits réguliers, le front proéminent, le sommet de la tête plutôt étroit et fuyant, les yeux assez petits et d’un noir profond, toujours en mouvement ; le nez droit ou aquilin, le plus souvent petit, avec de larges narines ; la bouche grande ; la lèvre supérieure courte, la lèvre inférieure saillante ; les dents blanches. Les femmes, que parfois les voyageurs jugèrent fort séduisantes, offrent dans la jeunesse des formes harmonieuses, une abondante chevelure noire, des yeux doux et mobiles, une physionomie vive et d’une certaine grâce. On parle aussi pour elles d’une voix pleine de sensibilité et de passion, qui exerce un véritable charme. De l’avis d’un artiste qui avait couru le monde, les jeunes garçons serviraient avec avantage de modèles pour la statue d’Hercule enfant. La couleur de la peau des hommes et des femmes est d’un brun cuivreux, variant du brun rouge foncé à la teinte la plus claire.

Outre ces remarquables Polynésiens qui s’appellent eux-mêmes les Maoris, c’est-à-dire les indigènes, habitaient depuis plus longtemps, ainsi qu’il a été rapporté, des Mélanésiens, hommes de laide apparence, à la peau noire, aux cheveux crépus. Ils étaient inférieurs aux Maoris par la taille, par les formes physiques, plus encore par l’intelligence. Des représentai de cette race se rencontraient naguère dans toutes les parties de l’île du Nord et de l’île du Sud et, assure-t-on, ils demeurèrent presque jusqu’à nos jours dans leur indépendance sur quelques points des Alpes du Sud, et l’on en parlait comme d’hommes sauvages des bois. Dans l’île du Nord, ils se sont bientôt complètement mêlés à la race polynésienne, d’où résultait, dans les caractères extérieurs de la population, une diversité qui avait beaucoup frappé les navigateurs. Les Mélanésiens persistèrent par groupes sur l’île du Sud jusqu’à une époque assez récente ; et l’on affirme qu’ils ne voyaient qu’avec terreur les Maoris dont ils étaient parfois attaqués pour être aussitôt tués et mangés.

Si, dès les premiers pas du capitaine Cook sur le sol de la Nouvelle-Zélande, on apprit que les ancêtres des aborigènes actuels étaient originaires d’une contrée tropicale, c’est à une date relativement peu éloignée que fut obtenu un certain ensemble d’informations. Les anciens explorateurs, marins ou missionnaires, s’inquiétèrent de connaître quels sentimens religieux, quelles superstitions régnaient parmi les habitans ; ils ont essayé de recueillir les traditions. Faute d’une pratique suffisante de l’idiome, les informations un peu précises ne sont venues qu’avec lenteur et après des efforts multipliés. Au milieu d’un peuple donnant le spectacle de la vie primitive, il est impossible de ne pas prendre un vif intérêt à ses croyances touchant son origine et la destinée finale de l’homme. A notre esprit s’offrent de singulières comparaisons avec les idées entretenues chez les peuples civilisés. Les phénomènes de la nature excitent partout les imaginations et amènent des explications ayant parfois une surprenante analogie. On ne tarda point à savoir que les Maoris pensaient d’une manière très générale que leurs ancêtres étaient venus d’Hawaïki dans plusieurs canots, et ce nom fit tout de suite songer qu’il s’agissait des îles Hawaï.

Hale, un des membres de l’expédition américaine commandée par Charles Wilkes, parvint à recueillir des renseignemens ayant un caractère de précision. Il interrogea de son mieux, et ainsi parlèrent les vieillards de la baie des îles : « Selon nos croyances, les Maoris sont venus d’Hawaïki, terre située dans l’est. Ils avaient neuf chefs dont nous connaissons les noms, ainsi que ceux des canots qui portaient les émigrans. » Les narrateurs désignaient les premiers endroits où ils s’étaient établis : Kawaïa sur la côte occidentale, Makato près du cap Oriental, Turanga ou la baie de Pauvreté, Ahuri vers l’entrée orientale du détroit de Cook. Les gens de la baie des Iles déclaraient en outre qu’à une époque plus rapprochée, un parti arrivant de la même contrée avait apporté la patate douce ; c’était du temps de Tararaku, grand-père de Pomaré, chef actuel de la baie des îles (1840). Il n’y avait qu’un seul canot, fait de plusieurs pièces, selon le mode de construction en usage aux îles des Navigateurs. Également à la baie des îles, un naturel, interrogé sur le même sujet, affirmait au contraire qu’il y avait plusieurs canots et citait des noms se rapportant à ceux de la première expédition. M. Hale dut reconnaître dans ce récit une sorte de confusion. Il constate que le dialecte de la Nouvelle-Zélande ne s’écarte pas moins que celui de Taïti de la langue de Samoa, bien que les différences ne portent pas sur les mêmes locutions. Chaque idiome a poursuivi sa marche indépendante en s’éloignant du type originel, mais la déviation est presque égale. Ainsi, l’auteur estime que les migrations à la Nouvelle-Zélande et à Taïti sont à peu près contemporaines, et il admet qu’un temps assez long doit s’être écoulé pour que le langage, la mythologie, les croyances religieuses se soient modifiés de façon à prendre en chaque région une forme particulière.


II

Les études de George Grey, venant répandre une sorte de clarté sur l’histoire du peuple qui habite la Nouvelle-Zélande, réveillèrent l’attention. Différens auteurs ont essayé de pousser plus loin la recherche. En s’appliquant à recueillir les traditions des Maoris, ils ont entendu partout des récits analogues, mais avec des nuances infinies dans les détails. La mémoire de la grande migration de Hawaïki est générale ; ensuite, selon les narrateurs, son importance est plus ou moins considérable ; on varie sur le nombre des canots qui composaient la flottille. Si l’on compare toutes les informations, il semble probable que des groupes arrivèrent les uns à la suite des autres. Dans l’ensemble, on n’énumère pas moins de treize canots dont on cite les chefs. Une première embarcation vint sous la conduite de Kupé, un personnage fameux qui apparaît comme dans un rôle providentiel. Kupé aborde à Wanganui, de nos jours le port Nicholson. Jugeant le pays délicieux, il retourne à l’île Hawaïki en informer ses compatriotes. La description qu’il trace d’Aotea, — ainsi nomme-t-il la Nouvelle-Zélande, — parut si séduisante, que sans retard, une flottille de six canots fut armée pour en prendre possession. Une légende donne au voyage de Kupé un motif assez étrange. Des dissensions qui régnaient sur la terre d’Hawaïki furent l’origine de l’abandon de l’île par un groupe de guerriers. Kupé possédait une pierre précieuse que lui disputait un compatriote. Il partit avec son trésor et rencontra l’île du Nord, Aotea, mais dans la crainte d’être atteint par son ennemi, il alla plus loin et vint atterrir sur la côte occidentale de l’île du Milieu, à l’endroit qui reçut le nom d’Arahura. Il enfouit sa pierre de jade en un lieu où elle devait toujours demeurer. A son retour, plusieurs familles résolurent de se rendre au pays dont les agrémens avaient ravi le voyageur. Voici maintenant un canot célèbre entre tous les navires connus des Maoris. Il est monté par le grand chef Turi, apportant la patate, l’igname, le chien, le rat, une poule d’eau, des perroquets apprivoisés. Au milieu de son monde se tenait le prêtre Tapo portant une idole. Comme ou allait s’éloigner, Turi, trouvant Tapo trop sale ; le jette à la mer. Il s’empressa de le repêcher, la divinité lui ayant fait entendre ces paroles : « Si vous ne prenez pas mon serviteur, jamais vous n’atteindrez le but de votre voyage. » Après une heureuse traversée, Turi pénétra dans un havre où l’on réussit à s’emparer d’une baleine. En raison de cette capture, le fond de la baie où l’on prit terre fut nommé le port de la Baleine : Wanga-Paroa. Turi se rendant ensuite au Cap-Nord, s’arrêta en un endroit qu’il appelle Aotea, du nom de sa pirogue, qui fut changée en rocher. On affirme qu’on peut toujours la voir. La tradition s’occupe de Turi jusqu’à sa mort. Elle le fait errer dans tout le pays, donnant un nom à chaque rivière. Le grand chef se fixe à Patea, où il bâtit sa maison et plante des patates. Regrettant alors la terre de ses ancêtres, il résolut de mourir ; et la rivière fut son tombeau.

Après Turi, on parle d’une autre migration d’Hawaïki. Manaia, dit-on, voulant entreprendre un travail pénible, avait attiré ses voisins et ses amis. Tous se mirent à l’ouvrage, et Manaia, afin de les récompenser, alla pêcher du poisson pour leur repas. Profitant de son absence, ses amis enlevèrent sa femme. Manaia, ne respirant plus que vengeance, assemble les hommes d’une tribu voisine et engage des combats meurtriers. Voyant son monde fort éclairci et appréhendant d’être massacré lui-même, il s’arrête à cette pensée : Le mieux est de quitter le pays et d’en chercher un nouveau pour moi et pour mon peuple. Manaia se met à réparer un canot qui appartenait à son beau-frère ; le nom de l’esquif était Tokamaru. Les préparatifs achevés, Manaia invite son beau-frère à l’accompagner. Ayant essuyé un refus, il a l’idée de le sacrifier aux dieux pour les rendre propices à l’expédition. Manaia ne craint pas de recourir à la trahison ; il appelle celui qui doit être sa victime, comme s’il voulait lui dire un dernier adieu, et, le saisissant à l’improviste, il le lance dans la mer et emporte son chien. Ayant fait voile vers le sud, il atteint Aotea. Plusieurs canots le suivaient, tous vinrent atterrir au même rivage. Bientôt, pour la possession de différens objets s’engagèrent des batailles ; des haines s’étaient engendrées parmi le monde des envahisseurs ; des groupes s’éparpillèrent dans l’île et Manaia resta le chef d’une des plus importantes tribus.

On a pris à tâche de déterminer le nombre des immigrans de Hawaïki et l’on a beaucoup disserté sur la nature des embarcations qui les portèrent dans de longs voyages à travers l’Océan-Pacifique. La question paraît aujourd’hui résolue. Les fameux canots que montaient les premiers Maoris consistaient en deux pirogues solidement attachées, que réunissait une plate-forme où d’ordinaire était élevée une sorte de case. Ces bâtimens, qui tenaient admirablement la mer, pouvaient contenir environ cent quarante personnes : les femmes et les enfans, blottis au milieu, les chefs soit à la proue, soit à la poupe et les rameurs rangés sur les côtés. Il est conté que le chef d’une expédition, dans une circonstance grave, monta sur le toit de la maisonnette établie sur la plate-forme afin de reconnaître sa position. Un prêtre qui s’appelait Ruaco, ayant éprouvé quelque avanie de la part de ses compatriotes, imagina de s’en venger ; véritable sorcier, il avait changé les étoiles du soir en étoiles du matin et les étoiles du matin en étoiles du soir. Il n’en fallait pas davantage, on le comprend, pour dérouter des navigateurs polynésiens. La gracieuse légende apporte une preuve qu’on se guidait d’après la position de certaines étoiles.

Les historiens n’hésitent guère à fixer la date de la première migration de Hawaïki vers le milieu du XVe siècle ; quelques-uns d’entre eux, cependant, croient devoir la faire remonter au XIVe siècle. Plusieurs auteurs se sont appliqués à supputer le temps écoulé par la succession des chefs de certaines tribus ou les générations dont la mémoire a été conservée par les Maoris. Depuis l’arrivée de Turi jusqu’à nos jours, on ne compterait pas plus de vingt-sept ou vingt-huit générations et l’on ajoute que, dans l’idée des Maoris, l’occupation de la Nouvelle-Zélande par leur race n’est pas très ancienne. Si la migration de Turi est demeurée particulièrement dans les souvenirs des Néo-Zélandais, il faut reconnaître que les traditions comparées entre elles ne permettent pas de faire jaillir une pleine lumière sur tous les points. George Grey, après avoir traduit les légendes, n’a ni essayé de les faire concorder, ni même d’indiquer les époques relatives des voyages de l’île d’Hawaïki à la grande terre Aotea. C’est qu’en effet il est difficile de préciser où finissent les récits purement mythologiques, où commencent les narrations d’événemens réels recueillies par les fils de la bouche des pères. Par l’étude des idiomes on a souvent réussi à suivre les déplacemens et les mélanges des peuples ; les érudits qui se sont occupés des Polynésiens disséminés sur les différentes terres de l’Océan-Pacifique croient pouvoir placer le berceau de la race dans la Malaisie, sur les lies Célèbes.

Une conception de l’origine de leur patrie d’adoption est demeurée dans l’esprit des Maoris, Au début de leur histoire mythologique apparaît un grand héros, Mawi. Lorsqu’il naquit, sa mère, le voyant d’une extrême faiblesse, coupa les longues tresses de ses cheveux et lui en fit une nacelle qu’elle posa sur la mer. Les vents, les tempêtes, les flots le bercèrent. Il vint échouer sur un rivage, où le recueillit un de ses ancêtres, qui, l’ayant emporté dans sa maison, le suspendit au toit afin que la fumée et l’air chaud vinssent le réconforter. Il grandit dans cette maison ; on lai comptait quatre frères, mais lui, le plus jeune, était le plus puissant. Ses frères affectaient de le mépriser ; il s’en dédommageait bien en leur rendant avec usure le mal pour le mal. Sa mère et sa grand’mère avaient à s’en plaindre et on l’accusait d’une grande impiété. N’avait-il pas pris la mâchoire de son grand-père pour en fabriquer un gros hameçon ! Un des actes brillans de Mawi fut d’attacher le soleil à la lune, de façon qu’en s’abaissant, il obligeât par son poids supérieur la lune à se lever pour éclairer la terre en son absence. Un autre acte mémorable de Mawi fut, un matin, d’attraper le soleil dans un filet lorsqu’il parut à l’horizon et de le battre sans merci afin de l’estropier et de rendre sa marche plus lente. Ainsi, assurent les Néo-Zélandais, est-il parvenu à augmenter la durée des jours. Les Maoris arrivant des tropiques en la belle saison avaient trouvé, à la Nouvelle-Zélande, les jours plus longs. Ce fait expliquera le phénomène attribué à Mawi.

Tous les exploits de Mawi n’ont pas la même importance. Mawi ne dédaigne pas la vie simple des hommes. En compagnie de ses frères, il va chercher des tiges flexibles et fabrique des paniers propres à prendre des anguilles. Ses frères n’ayant pris soin de fermer aucune ouverture de leurs paniers, les anguilles qui entraient d’un côté sortaient de l’autre. Mawi, qui n’excellait pas moins à la pêche que dans l’art de tendre des pièges aux oiseaux, étant mieux avisé, disposait d’un appareil bien confectionné et prenait quantité de poissons. Ce que voyant, ses frères le forcent à passer dans un autre canot, ne voulant plus l’admettre parmi eux. Mawi se change en oiseau et vient se percher sur leur embarcation. Se trouvant tout de suite reconnu, il reprend sa forme primitive. Ses frères vont jusqu’à lui refuser de lui prêter une ligne et des appâts. Alors, le puissant personnage saisit le gros hameçon qu’il avait façonné avec la mâchoire de son grand-père et jette sa ligne ; au bout de quelques instans, il s’aperçoit que c’est très lourd, mais il multiplie l’effort et, après plusieurs secousses, il amène une terre : c’était la Nouvelle-Zélande, ou du moins Tee-Ika-a-Mawi, c’est-à-dire le poisson de Mawi. Le grand poisson fut criblé de coups par les frères du héros ; ainsi a-t-on donné la cause des inégalités du sol formant les montagnes et les vallées. La dernière entreprise de Mawi le conduit à une catastrophe. Poussé par le désir de se rendre immortel en buvant de l’eau qui perpétue la vie, il essaie de s’introduire dans la Vallée de la Nuit, une gorge profonde où se trouve la source enchantée ; mais la Nuit, qui attire tout le monde dans sa demeure, ne laisse personne en sortir. Mawi avait déjà passé la moitié du corps lorsque les oiseaux, commençant de rire, dénoncèrent sa présence : la Nuit ferma ses portes, Mawi fut coupé en deux et mourut. Ainsi, dans le monde, la mort fit son apparition. Que Mawi eût bu à la source, et la mort ne serait pas pour les hommes.

Après Mawi, qui occupe la première place dans l’empyrée des Maoris, les dieux ou personnages surnaturels se pressent en foule. Le plus noble d’entre eux est le dieu de la guerre : Tui dans le Nord ou Maru dans le Sud, dont l’intercession dans les combats est réclamée de part et d’autre avec la même foi. Maru, assure-t-on, fut tué et mangé sur terre, mais sa divinité se réfugia dans une étoile. Pour tous les genres de maux il y a des divinités ; les unes revêtent la forme humaine, les autres la forme de lézards, d’araignées, de mouches ou de papillons ; néanmoins, elles peuvent avoir été engendrées par les mêmes parens. Comme dans la mythologie d’autres peuples, on démêle une vague histoire d’anciens héros que les chefs de certaines tribus se plaisent à citer comme leurs ancêtres. Si les gens sont malades, c’est qu’un dieu malin s’est logé dans une partie du corps, et il faut beaucoup d’exorcismes pour qu’il consente à s’en aller. C’est également à une divinité particulière que sont attribuées les douleurs que ressentent les femmes en couches. Morts, les héros déjà déifiés sur terre sont étoiles dans le ciel, et l’éclat de ces étoiles est d’autant plus vif que le héros a fait plus de victimes. En général, ces dieux sont regardés comme de puissans ennemis, on dirait ailleurs des êtres diaboliques, et c’est avec des offrandes qu’on espère les gagner, ne doutant pas de leur pouvoir dans les affaires de ce monde.

Outre les divinités, on admettait l’existence d’une foule d’êtres bizarres : les Maeros, représentés comme des hommes sauvages couverts de poils, consommant des alimens crus, retirés dans des montagnes inaccessibles d’où ils descendaient quelquefois pour commettre des déprédations ; un personnage à figure de chat ; un autre imparfaitement décrit, venant la nuit s’asseoir sur le toit des maisons pour converser avec les habitans et qui fuyait si une femme ouvrait la bouche ; puis encore, une créature imaginaire se montrant sous la forme d’un immense poisson, prenant à son gré l’aspect d’une anguille ou d’un lézard. Il se tenait dans les eaux profondes, fréquemment sous les falaises, les roches ou les montagnes. Survenait-il un éboulement, il ne fallait pas aller loin en chercher la cause ; elle venait de l’étrange animal. Parmi les contes que les Maoris se plaisaient à redire en famille, nous en prendrons un comme exemple. Un énorme reptile, capable d’avaler deux enfans à chaque repas, voyant un jour passer près de son antre une belle jeune fille, rampa cauteleusement et la saisit, la contraignant à devenir sa femme. Pour l’empêcher de fuir, il la tenait attachée par une corde. La pauvre fille avait frayeur d’un tel mari et rêvait au moyen de se sauver. Se plaignant d’une grande soif, elle obtint de son ravisseur d’aller à la fontaine ; mais le rusé monstre la tenait toujours par la corde ; plus rusée que le monstre, la belle fille, ayant atteint le bord de la rivière, enroula sa corde autour d’un arbre et courut chez elle. Ne la voyant pas revenir, l’époux d’aventure tira sur la corde ; étonné de la résistance, il sortit de sa caverne et découvrit le tour qui lui était joué. La jeune victime prévint ses parens et ses amis. Au nombre d’une cinquantaine, ils s’armèrent pour tuer le monstre ; arrivés près du repaire et s’étant embusqués, ils se ruèrent sur l’animal au moment où il parut au dehors et le mirent à trépas. Ayant fouillé ses entrailles, ils recueillirent dans son estomac les ornemens de pierre verte des malheureux enfans qu’il avait dévorés. La fable, chez les Néo-Zélandais, de même qu’en d’autres pays, abonde en récits de ce genre. Ce sont toujours des histoires de monstres semant la terreur par des exploits qui rendent la contrée inhabitable jusqu’au moment où des héros les exterminent. Les fées vêtues de blanc qu’on aperçoit au matin dans le brouillard et les génies qu’on accuse de séduire parfois des femmes maories tiennent aussi un rang distingué parmi les légendes.

Dans la cosmogonie des Néo-Zélandais, la terre est plane, le ciel un corps opaque qui s’étend au-dessus de la terre. Quel ciel ? On n’en distingue pas moins de dix. Le plus bas est séparé de la terre par une matière transparente ; on suppose que le soleil et la lune se glissent au-devant de ce cristal. Au-dessus est le réservoir de la pluie, plus haut le séjour des vents, plus haut encore la demeure des esprits, puis celle de la lumière, enfin la région supérieure, la plus glorieuse, le dixième ciel, le domaine de Rehuo, le meilleur de tous les dieux. On disait qu’il apparaissait dans les météores ; on affirmait, au reste, que les divinités en général se montraient dans les éclairs et dans les tourbillons, mêlant leur voix à celle de la foudre pour répondre aux prières de leurs adorateurs. On honorait Atoua, le dieu de la nuit ou des ténèbres, comme ayant précédé tous les autres ; il existait avant la lumière, et, le ciel n’étant pas encore formé, il résidait dans la terre.

Les Maoris ne possèdent la notion ni d’un être suprême ni d’un créateur du monde ; reconnaissant une multitude de divinités, à chacune ils accordent une spécialité. Le révérend Richard Taylor rapporte qu’ayant parlé, au puissant chef de Taupo, de Dieu comme créateur de toutes choses, le Néo-Zélandais tourna cette pensée en ridicule, en disant : « N’avez-vous donc en Europe qu’un fabricant pour tous les objets ? Pourtant il y a des charpentiers, des maçons, des forgerons. Il en est de même pour les auteurs de tout ce que nous voyons dans la nature. » De l’avis des pasteurs évangéliques, les Maoris, au sens vrai du mot, n’ont pas de religion, pas de culte, pas d’idoles, pas de sacrifices. Tout se borne, en certaines occasions, à quelques offrandes pour se rendre les dieux propices. Ils ne soupçonnent aucune peine, aucune récompense dans une vie future. Après la mort, les âmes, ayant voltigé durant trois jours près des corps qu’elles abandonnent, se rendent de tous les points du pays au Reinga, le cap Van-Diémen, l’extrémité nord de la Nouvelle-Zélande, pour prendre leur dernier essor dans la nuit éternelle ou vers la gloire, si ce sont des âmes de héros.

Les prêtres étaient considérés comme jouissant d’un grand pouvoir et ils ne défendaient à personne d’y croire. Capables, disait-on, d’exercer une action sur les phénomènes de la nature, ils gouvernaient les vents et les rendaient favorables à la pêche, détournant la méchanceté des esprits malins. Ils savaient également enchanter, ensorceler, nuire à leurs ennemis en leur jetant des sorts. Une institution en vigueur parmi les Polynésiens a été conservée chez les Maoris, le tabou. Par ce mot, on exprime le fait de rendre inviolable ou sacré. Le tabou intervient dans toutes les pensées, dans tous les actes de la vie sociale ; à sa violation on attribue les événemens malheureux. Arbitraire et cruel, il est vrai, le tabou offrait néanmoins des avantages chez un peuple privé de législation : c’était une sorte de loi que chacun redoutait. La personne du chef était sacrée, et le chef avait la puissance de rendre toutes choses inviolables en les déclarant tabou. Plus le chef était d’un rang élevé, plus vénéré était le tabou. Rien de ce qui avait reçu le caractère sacré ne devait être touché, et le tabou ne pouvait être levé que par des cérémonies dont les formes se trouvaient réglées. Cette singulière coutume avait son origine dans l’idée qu’une parcelle de l’Atoua entrait dans tout corps réputé tabou. Manger un être ou un objet ayant pris le caractère inviolable passe pour manger une partie de l’esprit du dieu des ténèbres ; de là l’énormité du crime et la sévérité de la punition : la mort. Chez les Neo-Zélandais, l’idée de justice était précise, l’administration simple, la loi unique : le tabou. Dans les jugemens, tout membre de la tribu avait le droit de donner un avis ; le but de la punition n’étant pas de prévenir les crimes, mais de venger des injures. Si l’on avait éprouvé un dommage de la part d’un individu appartenant à une tribu différente, il était louable de s’en venger sur une personne quelconque de cette tribu. La vengeance est le sentiment qui enflamme le Maori ; en son esprit reste l’outrage non vengé.


III

Les premiers explorateurs ont parlé des tribus néo-zélandaises, toujours ennemies, toujours en guerre. Tout en reconnaissant une autorité de la part des chefs, ils ne parvinrent à discerner ni forme de gouvernement ni constitution bien déterminée. Aujourd’hui, les hommes d’étude appartenant à la colonie, mieux mêlés aux indigènes et familiarisés avec leur langue, apportent des faits précis. Chez les Maoris existent la famille, la tribu et, suivant la désignation des auteurs récens, la nation, comprenant en général plusieurs tribus. Dans les circonstances ordinaires, les peuplades demeuraient indépendantes ; dans les occasions graves, par exemple, lorsqu’il s’agissait de guerre, le chef de nation appelait à lui les tribus de sa domination. Ces chefs de premier rang, les arikis, unissaient le pouvoir spirituel à l’autorité temporelle. Exerçant une autorité générale, ils n’avaient pourtant le pouvoir de déclarer la guerre ou de conclure la paix, d’aliéner le territoire ou de traiter d’un objet intéressant la peuplade entière qu’avec l’assentiment des tribus. Les chefs de l’ordre le plus élevé, sans action directe sur les personnes, n’étaient maîtres que de leurs esclaves. Ils occupaient le sol en vertu d’une première occupation, ou d’une conquête, ou d’un héritage. Chez les Maoris, les disputes au sujet de limites territoriales furent souvent la cause des conflits. On avait coutume de dire que la terre et les femmes engendrent la guerre. Les rangatiras sont les gentilshommes, chefs de second ordre ; ensuite viennent les wares) formant la masse populaire, — des auteurs assurent qu’il faut en distinguer de deux catégories, — enfin les esclaves. Il y avait peu de distinction de rangs dans les habitudes de la vie, et dans les relations il y avait complète liberté d’allure. Les chefs, de façons toujours simples, n’avaient que l’orgueil de leur origine.

La naissance d’un enfant en général réjouissait la famille. On avait coutume d’aplatir le nez des garçons, de presser leurs genoux dans l’idée d’amoindrir la partie inférieure, et de rendre leurs membres plus beaux. Ainsi se manifestait le sentiment esthétique. Était-ce une petite fille, on lui pliait en dehors la première phalange du pouce, afin de rendre la main plus adroite à séparer et à tresser les fibres du phormium, le fameux lin de la Nouvelle-Zélande. Environ huit jours après la naissance, parens et amis se réunissaient au bord d’un ruisseau ou d’une rivière pour la cérémonie du tohi ; les missionnaires protestans et catholiques l’appellent un baptême. En effet, le prêtre, avec la branche d’un arbrisseau spécial aspergeait l’enfant et lui donnait un nom en lançant certaines invocations. Il est dit, d’autre part, que le prêtre énumérait une longue suite de noms, et si l’enfant éternuait, le nom qui venait d’être prononcé lui était attribué. Après la cérémonie, on faisait un présent à l’ariki et peut-être à quelques autres personnages. Un repas était préparé pour les invités ; on cuisait un oiseau réputé dans le pays le plus doux chanteur ; les Maoris croyaient qu’en mangeant un tel oiseau, l’enfant devait acquérir une voix agréable et le don d’éloquence. Tout individu recevait un nom ; les chefs en avaient trois : le premier, donné à la naissance, était choisi par la mère ; il exprimait le sentiment affectueux à la manière des appellations dont on gratifie parmi nous les enfans en bas âge. Le second, accordé au jour du baptême, se portait vers l’époque de l’adolescence. Le troisième, pris à la mort du père, pouvait être considéré comme le nom de famille. Souvent des épithètes données par allusion à quelques particularités ou à des actions d’éclat devenaient des noms qui se conservaient et se transmettaient.

Une coutume répandue parmi les Polynésiens, mais plus largement pratiquée à la Nouvelle-Zélande que partout ailleurs, est le moko, dans le langage des insulaires, c’est-à-dire le tatouage- ; coutume bizarre, barbare, atroce aux yeux des Européens. On a cherché comment avait pu venir un usage si étrange : on croit l’avoir trouvé. Chez les barbares, les guerriers se préoccupaient infiniment de paraître terribles à l’ennemi ; ils se bariolaient le visage avec du charbon, de l’ocre ou d’autres couleurs. Les Maoris, sans cesse engagés dans les combats, avaient jugé préférable de fixer les dessins d’une manière indélébile afin de présenter toujours une dureté d’expression propre à effrayer les âmes timides. Par la suite, ces marques dont se paraient les guerriers devinrent des signes de noblesse ; il suffit alors d’appartenir à la classe des rangatiras pour qu’il fût nécessaire de les porter ; elles attestaient la qualité personnelle. Selon toute apparence, ce n’est que depuis l’invasion britannique qu’on a vu parfois des chefs sans tatouage. Au temps où les Maoris se montraient souvent peu vêtus, différentes parties du corps recevaient des ornemens analogues à ceux dont on couvrait le front et les joues. Pour les femmes, le tatouage, qui n’a jamais été usité que dans des proportions très restreintes, demeure limité aux lèvres et au menton ; il signale la femme mariée.

L’opération, on le conçoit sans peine, était très douloureuse. Une pointe d’os, en général un os d’albatros, servait à faire les incisions, où l’on introduisait une matière colorante ; au moins dans l’île du Nord, c’était de la résine carbonisée du pin kauri. Il y avait des artistes d’un talent spécial pour dessiner et pratiquer le tatouage. Pollack, qui voyageait à la Nouvelle-Zélande de 1831 à 1837, témoin de l’opération, la raconte ainsi. Un jeune chef est étendu sur le dos, la tête appuyée sur les genoux de l’opérateur. Sa face est barbouillée de sang déjà desséché, et le sang ruisselle des piqûres qu’on pratique. L’artiste jouissait sur les rives de la Tamise, c’est-à-dire au pays de Houraki, d’une grande réputation d’habileté. En examinant son ouvrage, il incline la tête d’un côté ou de l’autre, à la façon d’un peintre qui met quelques retouches dont il espère le plus heureux effet sur les connaisseurs. A chaque coup de la pointe tranchante, le sang coule et le patient tressaille. Le jeune chef, dans une sorte de prostration, rassemble toutes ses forces pour paraître calme, tandis que les frémissemens de son corps trahissent le tourment et la souffrance. Ce n’était pas en un seul jour qu’un homme pouvait être complètement tatoué ; il fallait procéder par portions, tant la douleur était vive. L’inflammation se produisait à la suite des piqûres ; on rapporte qu’un Maori, ayant eu le courage de se faire tatouer la figure entière d’un seul coup, fut pris d’une fièvre si violente qu’il en mourut.

On se mariait à la Nouvelle-Zélande, mais sans cérémonie. A défaut des fiançailles faites dès l’enfance, s’élevaient souvent des difficultés : toutes les personnes de la famille étaient appelées à donner leur avis, et, parfois, elles étaient loin de tomber d’accord. En général, le jeune homme et la jeune fille s’entendaient mieux ; ils laissaient les parens en dispute et se sauvaient dans les bois. Les querelles de la famille apaisées, ils revenaient ; ils étaient mariés. Fréquemment, une fille provoquait un garçon ; dans la société des Maoris, c’était du meilleur goût. Les fiancés s’engageaient l’un envers l’autre en se pinçant les doigts. En diverses circonstances, un prétendant adressait sa demande au père ; celui-ci, accordant sa fille, invitait simplement le jeune homme à venir habiter en sa maison. Désormais le gendre appartenait à la tribu. Il devait guerroyer avec ses alliés même contre ses parens. Les formes en usage n’étaient pas rigoureuses ; il était admis qu’un homme, après s’être assuré du consentement du père, devait enlever sa bien aimée, dont le rôle était de résister à outrance, fût-ce à contre-cœur. Lui échappait-elle, il fallait recommencer. S’il parvenait à la transporter dans sa demeure, elle était sa femme. Il est rapporté qu’autrefois des prétendans, chevaliers barbares, assemblaient leurs amis et livraient bataille pour enlever une jeune fille. Dans ces luttes violentes, la malheureuse, tiraillée en divers sens, se trouvait quelquefois toute meurtrie. Le ravisseur, qui se voyait repoussé, en arrivait à plonger son poignard dans le cœur de celle qui était l’objet de son amour afin qu’elle n’appartînt pas à un autre. Au temps où les Européens parcouraient le pays, ces mœurs s’étaient modifiées. Les arikis s’arrogeaient le droit de posséder plusieurs femmes ; on en comptait d’ordinaire de deux à six. Cependant les chefs de rang secondaire n’en avaient qu’une seule. Au moment de partir en expédition, le mari murmurait sur sa femme une incantation propre a la rendre fidèle. L’adultère était puni de mort. Les Maoris, presque toujours d’un caractère violent, s’abandonnant sous le moindre prétexte à des explosions de colère, à des vociférations, à des cris assourdissans, se mettant en rage pour les causes les plus futiles, se montraient néanmoins, la plupart, doux envers les femmes et les enfans.

A la mort d’un personnage, la tribu entière accourait ; on poussait de grands cris. Le chagrin silencieux était inconnu chez les Maoris. Plus ils se rendaient bruyans, mieux, dans leur sentiment, ils exprimaient la douleur profonde. Les femmes et les parens se coupaient les cheveux ; les veuves se tailladaient la figure et le corps avec des lames d’obsidienne ou des coquilles au point de faire couler le sang en abondance. Dans les temps anciens, les femmes d’un chef allaient jusqu’au sacrifice ; elles s’étranglaient afin d’accompagner leur seigneur dans l’autre monde. On tuait aussi des esclaves pour qu’il ne manquât pas de serviteurs aux régions qu’habitent les esprits. L’enterrement était un devoir de la plus haute importance, surtout pour les chefs. Quant aux esclaves, on ne s’en préoccupait guère ; suivant les circonstances, ils étaient enterrés ou abandonnés aux bêtes voraces. Le corps d’un chef mis dans une sorte de boîte faite de deux pirogues, on le portait dans une forêt sombre ; plus souvent, on le disposait sur des branches d’arbres. Dans tous les cas, on le mettait assis, lui laissant ses plus beaux vêtemens et plaçant à ses côtés des alimens dont il devait prendre l’essence pour être nourri durant son voyage au Reinga. Pendant qu’il reposait au lieu sacré, un prêtre répétait des invocations pour que l’âme pût atteindre le huitième ciel. La décomposition jugée complète, environ deux ans après la mort, on ouvrait le cercueil ; alors s’accomplissaient diverses cérémonies, que suivait un grand festin. Les os, livrés au grattage, étaient ensuite peints en rouge et portés en grande pompe dans le tombeau. On conservait les sépultures avec un extrême respect ; une violation ne pouvait être expiée que par la mort. Les monumens funèbres étaient érigés sous de grands bouquets d’arbres. Ils étaient sculptés avec plus ou moins d’art, peints en rouge et protégés par de solides barrières. Un explorateur, il y a plus d’un demi-siècle, a donné la description d’un monument funéraire. Un cimetière était situé dans un endroit découvert où se trouvaient déposés les restes d’un chef de Kaigara et de sa femme. L’édifice qui les renfermait avait été fabriqué avec les vieux canots du défunt : il était en forme de boîte avec un toit très incliné surmonté d’un frontispice orné de plumes. Une barrière qui en défendait l’approche avait des sculptures représentant le tatouage du guerrier. C’était un des plus merveilleux tombeaux qu’on pût voir dans toute la contrée.


IV

Considérés dans leurs travaux et dans leurs occupations, les Maoris excitent la surprise aux jours où ils apparaissent à nos yeux comme les créateurs de leurs différentes industries. On se complaît alors dans l’étude d’un peuple qui donne l’exemple d’un esprit inventif déjà remarquable, contenu néanmoins dans des limites assez restreintes. Souvent, à la vue de la perfection de l’œuvre et de la pauvreté des ressources, on admire. Tout change, et l’intérêt s’efface dès que les Néo-Zélandais sont mis en possession d’armes et d’outils de fabrication européenne ; ils n’ont plus l’obligation d’être ingénieux.

Les récits que nous avons tracés ont montré les peuplades néo-zélandaises dans leur vie pendant la guerre comme pendant la paix ; il est donc simple de rappeler maintenant quelles étaient dans l’ensemble les occupations des Maoris. Lorsqu’ils n’étaient point engagés dans les combats, ils se livraient à différens travaux. Hommes et femmes se partageaient les devoirs ; les premiers bâtissaient la maison et ses dépendances, fabriquaient les pirogues, sculptaient les ornemens dont on les parait, allaient à la chasse et à la pêche. Lorsqu’ils cultivaient la terre, chefs et esclaves travaillaient ensemble. Les femmes préparaient les alimens, filaient le lin et tissaient les étoffes. Dans les temps de Cook et de Marsden, tout Européen se sentait captivé par la vue du travail des Maoris. Chez ces gens habiles s’exécutent des ouvrages énormes ou délicats par les moyens les plus primitifs. Façonner des armes et des instrumens de travail, s’imposait comme le premier soin. À ce sujet, on ignore ce que les Maoris apportèrent de leur pays d’origine ; ne connaissant aucun métal, des pierres, des os, des coquilles, le bois, durent suffire à toutes les exigences. Parmi les engins du guerrier, une infinie variété de haches, de lances et de javelots, le casse-tête ou le patou-patou, lourde masse à bords tranchans, faite d’un os de baleine ou d’une pierre, était l’arme de prédilection. Quand le patou était de jade, la dure pierre verte qu’on trouve dans les lacs de l’île du Sud, il devenait un véritable objet de luxe. L’arc et la flèche étaient inconnus ; de même qu’avec la fronde, on lançait des pierres au moyen d’une corde attachée au bout d’un bâton. Cook, Crozet, Dumont d’Urville, d’autres encore, ont décrit l’attirail de guerre des Maoris, bientôt abandonné lorsque se répandirent les fusils. A la Nouvelle-Zélande, il en coûtait peu pour édifier sa demeure. On s’en souvient : tous les voyageurs d’autrefois ont parlé avec dédain des habitations néo-zélandaises. Nous en avons sous les yeux des images fidèles. D’ordinaire, on voit des huttes dont l’aspect rappelle celui d’une ruche, ce sont les plus petites ; d’autres, plus spacieuses, ont une forme oblongue, les charpentes peintes en blanc, en bleu ou en rouge. Quelques-unes, les plus vastes, pouvaient contenir jusqu’à cent personnes. Grandes et petites étaient basses, avec une porte si peu élevée qu’il fallait se courber ou ramper par la franchir. Outre la porte, on remarquait une ouverture destinée au passage de la fumée. Ces cases, solidement construites, avaient l’avantage d’être chaudes en hiver et fraîches en été. Nous devons à M. Paris le dessin de la maison de Pomaré, le grand chef de la baie des lies à l’époque de la visite de l’Astrolabe en 1826[3]. Cette maison est surmontée d’un toit fort incliné qui dépasse considérablement les murs ; c’est d’un effet bizarre. Ainsi qu’il était accoutumé pour les habitations des chefs, il y avait des sculptures aux sommets et aux extrémités. Des hangars qui servaient pour les repas étaient aussi employés à divers usages domestiques. Les villages, établis d’ordinaire sur des hauteurs peu accessibles, étaient entourés de fortifications ou d’ouvrages de défense si parfaitement combinés, si artistement disposés, que ces pah, ou villages fortifiés, excitèrent l’admiration des navigateurs et de tous les hommes de guerre. Nous en avons rapporté des descriptions.

Où les insulaires déployaient un art étonnant et une patience presque inouïe, c’était dans la construction de leurs canots et de leurs magnifiques pirogues de guerre, capables de porter plus d’une centaine d’hommes. Abattre des pins kauri ou totara avec des haches de pierre semble une opération déjà bien considérable ; mais, ensuite, travailler un immense tronc avec des cailloux aiguisés et des coquilles est une œuvre qu’on croirait dépasser les forces humaines. On ne comptait pas le temps, il est vrai ; souvent, plus d’une année était employée pour la confection d’une de ces pirogues dont les marins de France et d’Angleterre se plaisent à considérer l’élégance et les qualités nautiques. C’était là aussi que les artistes mettaient leur talent dans la sculpture de la tête qu’on plaçait à la proue et dans tous les ornemens dont on agrémentait le léger navire. Le jour où les Néo-Zélandais disposèrent de bons outils de fer qu’ils tenaient des Européens, loin d’accomplir un progrès, ils laissèrent décliner leur industrie. Combien de fois les voyageurs n’ont-ils pas été frappés de l’adresse des Maoris ! A les voir élever leurs abris, ils s’émerveillaient. En voyage, au moment d’une halte, comme par enchantement se dressaient des cases vraiment convenables ; dans l’espace de quelques heures, une ville était improvisée. Les premiers pasteurs évangéliques installés dans l’île du Nord en firent la réflexion au sujet d’un événement qui causa la mort d’un de leurs compatriotes. Un botaniste distingué, Cunningham, errait à la recherche des plantes ; survint la pluie, il se blottit sous les arbres, où la nuit ne tarda point à le surprendre. Incapable de retrouver son chemin, il dut rester dans la forêt et, frissonnant sous le froid et l’humidité, il contracta une maladie qui bientôt l’emporta. C’est alors que s’écrièrent ses amis : « En pareille occurrence, un Néo-Zélandais n’aurait guère éprouvé d’embarras. En quelques instans, des piquets fichés en terre, un entourage et une couverture de broussailles auraient constitué une hutte très passable ; puis en frottant deux morceaux de bois, un bon feu se serait allumé. » Au pauvre Cunningham avaient manqué les ressources simples de l’homme primitif.

Une industrie vraiment néo-zélandaise consistait dans l’emploi de la fibre du phormium. Nous avons rappelé de quelle façon adroite les femmes savaient extraire des feuilles de cette plante la belle matière textile qu’on a nommée le lin de la Nouvelle-Zélande. De la fibre du phormium on fabriquait des filets parfois de dimensions énormes, des lignes, des paniers, des nattes, des plats même, des liens qui, dans la construction des maisons, remplaçaient les clous. On en faisait des vêtemens qui tiraient de leur éclat soyeux une apparence de richesse. Le tissage des étoffes était pour les femmes œuvre de patience ; car elles y donnaient un temps considérable. Les manteaux les plus précieux étaient composés de bandes de peau de chien habilement cousues avec le fil du lin : — parure de luxe qu’on ne portait que dans les assemblées publiques. On sait que les hommes, ayant les cheveux relevés, ornaient le sommet de la tête d’un bouquet de plumes. Les costumes et les parures d’autrefois ont été délaissés ; de nos jours, les fils des fiers rangatiras s’habillent à l’européenne ou s’enveloppent dans des couvertures de laine.

Les substances alimentaires, moins variées qu’en d’autres régions du monde, pouvaient permettre cependant des repas assez somptueux. Dans les temps où la guerre n’amenait point d’actes de cannibalisme, sur le littoral les produits de la mer assuraient l’abondance ; dans l’intérieur des terres, outre les chiens et les rats, la chasse fournissait d’oiseaux les meilleures tables. Nous ne parlerons pas des moas, que consommaient les anciens habitans du pays, comme l’attestent les os recueillis dans une multitude de foyers, ces êtres ayant disparu à une époque sans doute antérieure à l’arrivée des Européens. La racine de fougère constituait une ressource inépuisable qui se trouvait accrue, en certains endroits, par les plantes cultivées, comme les patates et les ignames, et par des fruits sauvages, à la vérité assez misérables. En diverses localités se rencontraient les palmiers ; les cœurs, qui se mangeaient crus, étaient, dit un voyageur anglais, une salade incomparable par son excellent parfum. Le beau développement physique de la race maorie prouve qu’un régime simple et l’absence de liqueurs fermentées ne présentent qu’avantages pour donner aux hommes une bonne constitution. Les navigateurs du XVIIIe siècle ont importé la pomme de terre, la plupart de nos légumes, des porcs et des volailles, mais ils ont également introduit l’usage du tabac et des liqueurs fortes. Ils ont de la sorte mal servi les intérêts du peuple dont ils prétendaient accroître le bien-être.

Bruyans, sombres, ou d’une gaîté folle, disent les observateurs, les Maoris ont une langue sonore qui semble prêter aux effets oratoires. L’écriture était inconnue avant que les missionnaires l’eussent enseignée. Dans l’alphabet, on ne compte pas plus de quatorze lettres ; chaque syllabe se termine par une voyelle, d’où résulte une singulière harmonie du langage[4]. Les Néo-Zélandais n’avaient pas de mots pour exprimer des idées abstraites : l’espoir, la reconnaissance ; pourtant ils en avaient dans une certaine mesure la conception et ils réussissaient à la communiquer. Chez ce peuple il y avait quantité de proverbes ayant dans le fond, sinon dans la forme, une surprenante analogie avec ceux qui sont répandus en Europe. Par exemple, le Maori dira qu’on évite la pointe d’une lance, mais pas une calomnie, ou encore, qu’on peut arriver à connaître tous les recoins d’une maison, jamais ceux du cœur. Doués la plupart, sous le rapport de l’élocution, les Maoris apprécient infiniment l’art de la parole. Dans les assemblées, les plus éloquens exerçaient une grande influence et donnaient des preuves d’une remarquable mémoire en citant avec adresse des proverbes, des chants, des poésies capables de produire une impression sur les auditeurs. Curieux spectacle était une assemblée solennelle : c’était toujours en plein air ; les orateurs se succédaient, et, la lance en main, ils parlaient des heures entières en marchant. Emportés par la passion, ils gesticulaient et finissaient par se mettre à courir. Aucun homme n’eût été jugé éloquent s’il n’avait su introduire dans ses discours des citations qui amenaient d’heureuses allusions. Les exploits des héros se transmettaient par des récits fréquemment répétés ; quand un événement notable s’était produit, il devenait le motif de quelque improvisation. Le voyageur Pollack fut le témoin d’une scène toute romantique dont il se trouvait le héros. Au soir, des hommes, des femmes, des enfans sont assis autour d’un immense feu qui projette de vives lumières sur les visages. Dans le cercle, debout, une femme chante, sur un thème qu’elle improvise, le voyage de l’homme blanc qui a traversé les mers. Elle décrit les vagues, les mouvemens qu’elles impriment au navire, qu’elle imite par les ondulations de son corps ; puis venaient des refrains, qui se chantaient en chœur. Les chansons, très nombreuses, renfermaient parfois des pensées charmantes ; il y en avait pour tous les sentimens, et, ainsi qu’en d’autres pays, beaucoup plus sur l’amour et la guerre que sur tout autre sujet. Par un exemple on jugera du caractère de ces chansons. Une fiancée pleure ainsi la perte de son amant : « O soleil, couche-toi, descends dans ta retraite ; tu es cause que les larmes ruissellent de mes yeux comme l’eau des fontaines. Je suis abandonnée de toi, ô Taratiu, depuis longtemps éloigné de mes regards. Les collines lointaines de Waiohipara et la surface mouvante de l’eau apparaissent brillantes comme le feu. Mon idole que j’adore est dans la tombe. Que son esprit cesse de me visiter, afin qu’un jour, peut-être, je puisse oublier mon chagrin ! » Une mère, femme d’un grand chef, guerrier valeureux et orateur renommé, exhale ainsi sa plainte sur l’absence d’un fils : « Les brillans rayons du soleil éclairent Tawara, dont les sommets grandioses te cachent àmon regard, ô Amo, mon bien-aimé. Laissez-moi, que mes yeux puissent pleurer, et que sans cesse ils se désolent, car bientôt je vais descendre au sombre rivage vers mon bien-aimé qui est déjà parti. »

On s’amusait à la Nouvelle-Zélande, comme on s’amuse en Europe, par toutes sortes de jeux, surtout par des danses. Il y en avait de tous les genres : pour le plaisir, où l’on recherchait les poses gracieuses ; pour la guerre, où s’accentuaient les mouvemens les plus frénétiques et les grimaces les plus affreuses. Certaines danses étaient exécutées par les femmes seules, d’autres par les hommes ; mais, en général, hommes et femmes se mêlaient. Ces dernières avaient pour principal amusement le tangi, ou scène de désespoir. On voyait des femmes feindre la douleur, tordre les bras avec l’expression du plus poignant chagrin, pousser des cris déchirans, tandis que les larmes coulaient en abondance. L’étranger n’apprenait qu’avec surprise que tout cela était un simple jeu et se reprochait d’avoir été pris de compassion. Dans la société maorie, on trouvait ce divertissement d’un goût exquis. Chez ce peuple hospitalier, si des personnages de distinction se présentaient devant un pah, les femmes, grimpées sur une haute plate-forme, agitaient des branches d’arbres et invitaient bruyamment les visiteurs à entrer. Alors commençait le tangi. Quand c’était achevé, on frottait du nez le nez des nouveaux amis, mode de saluer chez les Polynésiens. Les habitans du pah apportaient dans des corbeilles des victuailles et s’avançaient vers leurs hôtes en faisant retentir l’air du chant d’invitation, et chacun prenait sa place au festin.

Des Maoris que connurent le capitaine Cook et même le commandant Dumont d’Urville il ne reste qu’une ombre. Ces hommes durs, cruels, sans pitié dans l’exercice de la vengeance, mais d’une intelligence vive et d’une bravoure à toute épreuve ; ces hommes industrieux et ingénieux, qui cultivaient une sorte d’art et une sorte de poésie, ont été broyés dans la lutte avec les Européens. Les descendans des farouches guerriers néo-zélandais, comme emprisonnés sur certains territoires que les colons anglais ont promis de respecter, vivent, attristés et misérables, dans la haine des envahisseurs de leur patrie. A l’heure actuelle, nulle part ils ne se trouvent rassemblés en grand nombre ; n’ayant plus de guerres à redouter, plus de surprises à craindre, ils sont disséminés par familles sur les terres, presque toujours loin des établissemens des colons. Chaque année, cette population diminue ; elle va disparaître dans un avenir prochain. Bientôt ne vivra plus que le souvenir de la race anéantie. Le philosophe suit avec regret la rapide extinction des peuples qui se partageaient le monde, peuples si différens les uns des autres. Quel sujet d’étude va manquer ! Comme il était curieux et instructif de pouvoir comparer les races dans leurs caractères physiques, et infiniment davantage dans leurs goûts, dans leurs aptitudes, dans leurs facultés intellectuelles ! Par la comparaison des peuples, les uns offrant le spectacle de l’existence la plus primitive, les autres, d’une civilisation plus ou moins avancée et ne s’élevant, néanmoins, qu’à un niveau dont la hauteur semble infranchissable, on distingue plus aisément que dans les sociétés européennes les degrés de l’intelligence humaine.

Parmi les peuplades qu’on se plaît à qualifier de sauvages ou de barbares, il paraît n’y avoir que de médiocres différences d’un homme à l’autre sous le rapport intellectuel. Les différences individuelles s’accusent d’une manière d’autant plus sensible que l’état social se perfectionne davantage. Chez les nations parvenues à la plus haute civilisation, on trouve des représentans de chaque degré d’intelligence qui ailleurs est commun à tout un peuple. Il y a des masses qu’on peut comparer à l’ensemble d’une population de rang inférieur, des groupes à des peuples capables d’une certaine culture de l’esprit, et puis des individus en nombre toujours restreint qui surpassent tous les autres par les facultés, inventent, découvrent, élèvent la pensée et les aspirations et répandent sur toute la nation l’éclat dont elle s’enorgueillit. Le progrès d’un peuple dépend de la présence de quelques hommes supérieurs. Quel admirable sujet de psychologie s’offrirait à la méditation et aux comparaisons si les plus intelligens des Maoris eussent été assez favorisés pour parvenir à réaliser les désirs qu’ils avaient exprimés lorsque commencèrent leurs relations avec les Européens !

De tous les archipels qui entourent la Nouvelle-Zélande, le groupe de Chatham seul a été peuplé. Les habitans, qui se nomment les Morio-ris, étaient au nombre d’environ quinze cents pendant la première période du siècle. Ils restèrent à peine deux cents après les massacres des Néo-Zélandais, qui vinrent fondre sur Chatham de 1832 à 1835. Relégués sur la côte orientale, ils décroissaient tous les jours, assure M. H. Travers, qui les visita il y a une quinzaine d’années. Suivant les traditions, comme les Maoris, les Morioris seraient venus d’Hawaïki, et plus tard leur population aurait été accrue par l’arrivée d’émigrans partis du cap oriental de la Nouvelle-Zélande, les canots ayant été poussés au large par un vent de nord-ouest. On dépeint les Morioris comme des hommes moins grands que les Néo-Zélandais, ayant la peau plus foncée, la même chevelure droite et dure, le visage plus arrondi et d’une expression plus agréable. On ne les vit jamais tatoués. Au temps où ils vivaient tranquilles, c’était un peuple gai, enjoué, épris de chants et de récits d’histoires plaisantes. Fort imprévoyans et peu sensibles aux intempéries, ils ne bâtissaient point de huttes et se contentaient, pour se garantir contre le vent, d’un rideau de branches d’arbres fichées en terre. Leur idiome présentait un mélange de la langue originelle et de celle des Néo-Zélandais.

Les Morioris ont raconté que leurs ancêtres hawaïkiens trouvèrent, en débarquant à Chatham, une population qui était d’une race particulière. Ces premiers occupans, suivant les traditions, avaient une plus haute stature et un teint plus foncé que les Morioris. Ils faisaient remonter à trente générations l’arrivée de leurs pères et attribuaient leur origine à un chef du nom de Rongomaï, dans leur opinion un héros ou un dieu. Les envahisseurs eurent à soutenir des luttes avec les maîtres du sol ; les deux partis cependant ne tardèrent pas à se confondre et à ne plus former qu’un seul peuple. Divers auteurs présument que les habitans primitifs de l’île Chatham étaient de la race qui dominait à la Nouvelle-Zélande antérieurement à la migration de Hawaïki. A cet égard, tout se borne à une conjecture.


V

Tandis que les derniers des Maoris, parqués sur des espaces circonscrits, s’éteignent avec une désolante rapidité, les colons anglais, maîtres du pays, rayonnant dans la prospérité, occupent les endroits qui réunissent le plus d’avantages. Des villes importantes ont été bâties sur les points les mieux situés du littoral ou des cours d’eau. De vastes domaines agricoles ont été créés. La Nouvelle-Zélande est maintenant une terre européenne, où la population s’agite sans nul souci des anciens aborigènes. C’est une dépendance de l’Angleterre, une colonie qui, depuis sa fondation, a fait d’immenses progrès. La douceur du climat, la fertilité du sol, l’étendue des forêts, la présence des matières les plus précieuses pour l’industrie, l’indépendance et la sécurité que donne une position insulaire, ont marqué les îles les plus voisines de nos antipodes comme une région privilégiée. Longtemps l’Angleterre, toute aux soins de l’Australie, avait repoussé toute idée de possession de la Nouvelle-Zélande, et la France inattentive ignora l’heure de l’entreprise.

L’essor pris par la colonie en un court espace de temps est des plus remarquables. En une quarantaine d’années, c’est-à-dire au commencement de 1881, s’il ne reste que 36,000 Maoris, — certaines statistiques accusent quelques mille de plus, — la population coloniale s’élève, d’après la statistique officielle, à 500,910 âmes : 274,986 du sexe masculin et 225,924 du sexe féminin. Il n’y en avait pas la moitié dix années auparavant. Le chiffre actuel représentant moins de deux habitans par kilomètre carré, on juge qu’il reste toute facilité d’accroissement pour la durée de plusieurs siècles. Il n’est pas sans intérêt de considérer les colons dans leur origine. On compte 223,404 individus nés dans le pays, 221,340 venus de la Grande-Bretagne, 4,819 de l’Allemagne, de la Chine 5,533. Sous le rapport des religions, il faut distinguer dans cette population 387,767 protestans, 68,984 catholiques, 1,536 Israélites et 4,936 païens et mahométans. Des villes ont pris une importance considérable ; en 1881, la ville située dans l’île du Sud, près des rives du fleuve Molyneux, Dunedin, avec ses faubourgs, avait 42,794 habitans ; au nord, Auckland, l’ancienne capitale, 30,952 ; Christchurch, à la péninsule de Banks, 30,713 ; Wellington, la capitale actuelle, qui, à l’extrémité de l’île du Nord, domine le détroit de Cook, 20,563 habitans. En 1880, il y eut à la Nouvelle-Zélande 3,181 mariages, 19,341 naissances, 5,487 décès. En 1881, 3,281 mariages, 18,782 naissances, 5,191 décès. Ce sont des chiffres qui promettent pour l’avenir. En 1880, il était arrivé à la Nouvelle-Zélande 15,154 personnes et il en était parti 7,923 ; en 1881, à l’arrivée, ils sont 9,681 et au départ 8,072.

Établir des communications entre les parties habitées des deux îles s’imposait comme une nécessité de premier ordre. Aussi, les colons s’occupèrent-ils tout de suite de la construction des chemins, et de nos jours, le pays, où la nature avait gardé son empire jusqu’à une époque presque récente, est traversé par un certain nombre de routes. Il y avait, en 1881, 2,075 kilomètres de chemins de fer en exploitation et 6,154 kilomètres de lignes télégraphiques. A la même date, le budget de la colonie offrait le plus enviable équilibre : les recettes étaient de 3,757,493 livres sterling (93 millions 937,225 francs) ; les dépenses de 3,675,797 livres sterling (91 millions 894,925 francs). En 1881, l’exportation représentait une valeur de 3,169,000 livres sterling, et celle des métaux précieux, 1,167,000 livres. On se rappelle avoir vu le révérend Samuel Marsden, au grand ébahissement des Maoris, monté sur le cheval qui le premier venait d’être introduit à la Nouvelle-Zélande ; aujourd’hui, on en trouve une centaine de milliers, un demi-million de bêtes à cornes, plus de dix millions de moutons donnant de gros profits. Chaque année, on envoie par le monde une quantité de laine dont la valeur est comprise entre 60 et 80 millions de francs. Maintenant, l’heureuse colonie prétend contribuer dans l’avenir à l’approvisionnement de la mère patrie. Des navires effectuent la traversée de Canterbury à Londres en quarante jours ; le Tongariro, pourvu d’appareils réfrigérans n’a pas jeté sur les rives de la Tamise moins de quatorze mille moutons admirablement conservés, aussi frais que le jour où ils furent tués à la Nouvelle-Zélande.

Le lin, ou le fil de phormium, conserve un emploi industriel, et les colons en expédient en Angleterre pour des sommes qui atteignent par an de 3 à 4 millions de francs. Des arbres du groupe des conifères, comme le pin kauri, fournissent une Quantité de gomme ou de résine qui est une source de revenu d’une réelle importance. Chaque année, on en livre à l’exportation pour plus de 2 millions de francs. Le commerce extérieur des grains, des bois, des graisses, s’exprime encore par des chiffres fort élevés.

En tout pays, l’abondance du combustible constitue une richesse inappréciable ; sous ce rapport, il y a peu de régions aussi favorisées que la Nouvelle-Zélande. Outre ses belles forêts, elle a de nombreux dépôts de charbon : houille et lignites (brown coal). La houille, ou charbon noir, est particulièrement répandue sur la côte ouest de l’île du Sud, où elle couvre de vastes surfaces. Plusieurs dépôts existent au voisinage de ports de mer, en particulier de Collingwood au fond de la baie du Massacre, et sur les rivières de Buller et de Grey. Les lignites sont disséminées en maints endroits de la contrée. Certaines lignites sont estimées presque à l’égal du charbon noir. Les plus remarquables dépôts se trouvent à Kawa-Kawa dans la baie des Iles, à Waïkato dans le sud de la province d’Auckland, dans les collines de Malvern près de Christchurch, dans la vallée de la Clutha, tout proche de la ville de Dunedin. Le pétrole existe sur divers points, par exemple à Taranaki, sur la côte ouest de l’île du Nord et dans les alentours de la baie de Pauvreté ; les colons affirment qu’il n’est nullement inférieur à celui du Canada et des États-Unis.

Les champs aurifères sont tellement étendus et si productifs qu’une part notable de la population y est engagée. L’or des alluvions, sables des rivières et dépôts de graviers, se montre sur d’immenses espaces de l’île du Sud, dans les provinces d’Otago, de Nelson et de Westland. L’or engagé dans le quartz se voit particulièrement dans la province d’Auckland, où il est exploité par des compagnies qui en ont tiré d’énormes revenus. Ajoutons que l’argent, le mercure, le cuivre, le plomb, le chrome, le manganèse, l’antimoine et les minerais de fer ont de nombreux gisemens ; c’est comme une réserve de la fortune publique de la colonie.

Le pays a eu promptement un rare bonheur ; il a eu tout de suite des hommes qui cultivent les sciences avec distinction, et qui ont exploré la région pour le plus grand profit d’une société nouvelle et pour l’intérêt de ceux qui s’occupent de la connaissance générale du globe. Des compagnies savantes s’étaient établies en différentes villes de la Nouvelle-Zélande. On eut l’heureuse idée de les rattacher à un centre où viendraient se produire les résultats de toutes les études poursuivies sur les deux îles. L’institut de la Nouvelle-Zélande fut fondé à Auckland. Le 4 octobre 1868, le gouverneur George Bordon, comme président, inaugurait par un beau discours les travaux de la compagnie. Dix-sept années s’étaient écoulées depuis l’établissement de la première société scientifique installée à Auckland en 1851, sous le patronage de sir George Grey. On se proposait d’avoir des musées et des bibliothèques publiques et de répandre par tous les moyens possibles l’instruction relative aux questions d’art, de science et de littérature. Ce fut l’occasion de célébrer les avantages déjà obtenus, l’essor nouveau, les tendances de l’époque actuelle à chercher dans les sciences physiques et naturelles le trésor qui doit être le plus bel héritage des futures générations. Lorsque la capitale fut transférée à Wellington, c’est dans cette ville que vint siéger le corps savant qui se compose de membres dispersés dans les différentes provinces de la colonie. Depuis sa fondation, l’institut de la Nouvelle-Zélande a publié tous les ans un gros volume rempli de mémoires et de communications du plus réel intérêt sur les anciens habitans du pays, sur les végétaux et les animaux, sur la géologie et la minéralogie et sur des questions économiques. C’est un recueil précieux pour l’histoire générale d’une région du monde, d’ordre bien secondaire par son étendue et d’une importance presque exceptionnelle par sa situation géographique, par une nature toute spéciale, par les avantages qu’elle peut fournir à une nombreuse population. On a vu le déclin, l’oppression, presque l’anéantissement d’une race d’hommes : on voit maintenant sur le même sol dominer des hommes d’une autre race qui, pour eux, parlent de liberté, préparant un long avenir à leur descendance.


EMILE BLANCHARD.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1878, du 15 décembre 1879, du 1er septembre 1881, du 15 janvier 1882, du ler juin 1884 et du 15 septembre.
  2. Outre les ouvrages généraux de Taylor, de Thompson, de Buller, de Shortland, c’est dans les écrits de MM. Colenso, Travers, Hutton, Haast, Stack, Wohlers et publiés dans le recueil ayant pour titre New-Zealand Institute, qu’on trouve le plus de renseignemens sur les Maoris. Dans les ouvrages de M. de Quatrefages : les Polynésiens et Hommes fossiles et Hommes sauvages, d’importans chapitres sont consacrés à ce peuple.
  3. Aujourd’hui vice-amiral Pâris, membre de l’Académie des Sciences.
  4. Le dictionnaire maori ne contient pas moins de six mille mots, et l’on pourrait en ajouter un bon nombre.