La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes/01

La Nouvelle-Zélande et les petites îles australes adjacentes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 34-76).
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LA
NOUVELLE-ZELANDE
ET
LES PETITES ILES ADJACENTES

I.
LA DÉCOUVERTE, — LES PREMIÈRES EXPLORATIONS. — LA PREMIÈRE IDÉE DE COLONISATION. — LA NATURE DU PAYS ENTREVUE. — LES HABITANS.


Pendant plusieurs années, ce fut grand émoi parmi les astronomes de tous les pays. Ils s’agissait d’aller sur des terres lointaines observer un rare phénomène qui devait se produire le 8 décembre 1874 : le passage de la planète Vénus sur le disque du soleil. Le phénomène offrait un moyen de vérifier la parallaxe de la terre et, ainsi de déterminer la distance exacte de nôtre planète au soleil. A la vérité, le plus illustre astronome de notre temps, qui se sentait maître de procédés plus rigoureux pour atteindre le but, ne fondait que de médiocres espérances sur le résultat des expéditions projetées ; pourtant personne n’aurait consenti à souscrire à l’abandon de l’observation du passage de Vénus. Avec les ressources d’investigation de la science actuelle ne pouvait-on pas surprendre quelque phénomène inattendu ? Et d’ailleurs quelle séduction de renouveler, après un siècle écoulé, dans des conditions plus favorables, les entreprises des membres de notre ancienne Académie des sciences ! On ne l’a pas oublié, le 6 juin 1761 eut lieu un passage de Vénus sur le soleil. Afin de le contempler, le père Pingré s’était rendu sur l’île Rodrigue. L’abbé Chappe d’Auteroche avait emporté sa lunette à Tobolsk en Sibérie ; mieux encore que par son ardeur scientifique, le jeune astronome se fit une sorte de renommée par ses appréciations un peu légères sur la Russie, à peine vue dans une course rapide à travers les villes et les champs de neige. Le 3 juin 1769, Vénus se montrait encore devant le soleil ; Pingre partit pour Saint-Domingue. Chappe d’Auteroche alla s’établir à San-Lucar en Californie ; après avoir accompli sa tâche, le pauvre savant, bientôt saisi par une épidémie régnante, ne put songer au retour. Il mourut le 1er août sur le théâtre même de ses observations.

Maintenant on rêvait des succès qui avaient manqué aux astronomes d’autrefois. Aussi est-ce avec un noble entraînement que s’organisèrent les préparatifs des expéditions. Dignement s’employa l’administration de l’instruction publique ; la marine promit un concours actif ; l’assemblée nationale vota une somme importance pour faire construire les instrumens nécessaires et pour subvenir aux frais des voyages et des installations. Une commission scientifique fut chargée de tout organiser.

En chaque pays, on avait choisi des stations reconnues propices à l’étude du phénomène. Les Russes allaient bravement affronter au mois de décembre le climat de la Sibérie sans s’émouvoir de la crainte de trouver le ciel couvert. Les Anglais, mettant à profit l’avantage d’occuper de grandes étendues du globe, avaient résolu d’installer des observatoires sur divers points de l’Inde et de l’Australie. Une des missions de la France devait se rendre à l’île Saint-Paul et visiter l’Ile Amsterdam, comme perdues dans l’immense espace de l’Océan qui sépare l’Afrique de l’Australie ; une autre omission avait en partage l’île Campbell, située de l’autre côté de l’Australie à longue distance au sud de la Nouvelle-Zélande. Nous connaissions la misère de ces îles froides, sans cesse battues des tempêtes, inhabitables pour les hommes ; nous savions chétifs et de triste apparence les êtres qui vivent en ces régions déshéritées ; nous n’en étions pas moins possédés de l’envie d’acquérir la notion complète d’une flore et d’une faune sans attrait pour les yeux. C’est qu’en sa plus grande pauvreté la nature amène des révélations d’une grandeur singulière. L’idée d’apprendre sous quelles formes se manifeste et finit la vie aux approches des glaces du pôle austral flattait l’esprit. La pensée de pouvoir comparer, avec toute la rigueur de la science, aux êtres répandus vers le cercle arctique les êtres disséminés sur les terres antarctiques, faisait luire l’espoir de certaines découvertes, de frappantes analogies et de remarquables différences promettant de jeter une nouvelle lumière sur la loi de la distribution des espèces végétales et animales à la surface du globe. Par-dessus tout, on attendait de l’étude du sol, de la rencontre de quelques débris, des indices de l’état d’une partie du monde pendant les âges antérieurs.

La commission instituée en vue de l’observation du passage de Vénus songeait à tirer tout le profit possible des expéditions lointaines qu’elle avait à préparer. Les intérêts des sciences naturelles étaient confiés à M. Milne Edwards. Sous le patronage de l’illustre savant, un jeune naturaliste qui avait donné des preuves d’activité, de savoir et de talent d’observation, M. Henri Filhol, fut attaché à la mission de l’Ile Campbell, conduite par un habile ingénieur de la marine, M. Bouquet de la Grye. Après s’être livré à l’exploration de l’île Campbell, le naturaliste devait visiter les îles Auckland, l’île Stewart, la Nouvelle-Zélande. Il fallait constater les rapports de ces différentes terres, rechercher si des faits ne témoignent pas de ruptures survenues en des temps reculés. A résoudre des problèmes que suggère la condition actuelle des îles australes, M. Henri Filhol a mis infiniment d’intelligence ; il a recueilli un ensemble d’informations neuves. Avant d’en montrer le caractère, il importe de résumer les connaissances antérieurement acquises sur la Nouvelle-Zélande et les îles qui en sont plus ou moins voisines. L’histoire de la Nouvelle-Zélande, faite d’études et d’observations fort diverses qu’on n’a point encore rapprochées, offre tous les genres d’intérêt. La première page de cette histoire fut écrite, il n’y a guère plus d’un siècle ; on écrira la dernière avant la fin d’un autre siècle. Alors, en effet, tout aura changé sur les terres dont le capitaine Cook et ses compagnons firent entrevoir les aspects, dont plusieurs explorateurs présentèrent ensuite des tableaux sombres ou attrayans. Les magnifiques forêts vierges, déjà bien endommagées, seront remplacées par des herbages et des champs de céréales ; les animaux remarquables et particulièrement caractéristiques seront détruits ; les anciens possesseurs du sol, qu’on appelait les sauvages, compteront parmi les races éteintes. A la nature primitive aura succédé la vie d’une nation européenne ; seules, quelques plantes et quelques chétives espèces animales, reléguées dans des endroits d’accès difficile, diront à l’investigateur attentif qu’il est aux antipodes de notre pays. L’heure est bonne pour retracer les événemens survenus à la Nouvelle-Zélande, — nous avons pu en connaître des témoins, — pour apprécier le caractère, les mœurs, les idées, les aptitudes d’un peuple primitif existant dans une entière indépendance, — ce peuple amoindri, refoulé entre certaines limites, modifié par le contact de la civilisation, subsiste encore, — pour décrire enfin une nature particulière qui bientôt ne laissera que des vestiges, — nous avons sous les yeux tous les élémens dont se compose cette nature.


I

Entre le 165e et le 176e degré de longitude orientale et du 34 e au 47e degré de latitude australe s’étendent sur l’Océan-Pacifique trois îles séparées l’une de l’autre par un simple canal. Le nom de Nouvelle-Zélande désigne l’ensemble de ces terres. L’île du Nord et l’île du Milieu, qu’on appelle d’après les indigènes : Te-Ika-a-Mawi et Te-Wahi-Pounamou, sont presque d’égale dimension[1]. L’île du Sud, ordinairement distinguée de la Nouvelle-Zélande, est fort petite, c’est l’île Stewart. A l’orient des grandes terres, à la distance de plus d’une centaine de lieues de Te-Wahi-Pounamou, on rencontre les petites îles Chatam, un peu plus vers le sud-est l’île de l’Antipode. Sous le méridien de la pointe méridionale de Stewart, au-delà du 50° parallèle, se montrent les îles Auckland. Près de trois degrés encore vers le sud émergent au milieu de l’immensité de la mer l’île Campbell, puis l’île Macquarie, et enfin vers le 58e degré de latitude l’île Emerald. Ainsi, comme émiettées apparaissent les terres les plus voisines des glaces de l’hémisphère austral.

Le célèbre navigateur portugais Magelhanes, — Magellan, ainsi qu’on le nomme parmi nous, — avait le premier traversé l’Océan-Pacifique pendant les années 1519 et 1520. L’exemple donné, les Espagnols, qui dominaient sur les rivages du Pérou, voulurent parcourir l’espace entre l’Amérique et l’Asie. Les Hollandais vinrent ensuite ; Lemaire et Schouten allèrent en 1615 explorer la Mer du Sud. On avait découvert bien des îles, mais nulle grande terre. Par comparaison avec l’hémisphère boréal, l’idée de l’existence d’un vaste continent dans les hautes latitudes de l’hémisphère austral s’était enracinée dans l’esprit des géographes. Jusque vers la fin du XVIIIe siècle, les navigateurs ne cessèrent de poursuivre la recherche de ce continent imaginaire. Aujourd’hui que la réalité s’impose, l’étude scientifique conduit à croire qu’il fut un âge du monde où s’élevait sur l’Océan-Pacifique une immense terre. Brisée par des convulsions et en grande partie submergée, la Nouvelle-Zélande et les îles voisines en seraient les débris. A suivre dans notre étude les indices qui permettent d’entrevoir cette région du globe en un temps fort reculé, on prendra sans doute intérêt.

Les Espagnols admettent volontiers que le commandant d’un navire de leur nation visita le premier les rivages de la Nouvelle-Zélande ; comme on le verra par la suite, un fait semble justifier la prétention. — Des Français ont pensé que cette fortune advint à Paulmier de Gonneville. Aucun témoignage précis ne donne importance à ces vagues soupçons. Pour tous les géographes, la Nouvelle-Zélande a été découverte par le navigateur hollandais Abel-Janssen Tasman. Parti de Batavia le 14 août 1642 avec deux navires, Tasman, marin de la compagnie des Indes, courut d’abord à l’Ile de France. De là, marchant toujours vers le sud, il reconnut la terre qu’il appela Van-Diemen, du nom du général de la compagnie des Indes. De cette côte, son dessein était d’aller aux îles Salomon ; mais sa route était mal assurée. Le 13 décembre, Tasman aperçoit par le 42e degré de latitude une terre élevée, montagneuse. Gouvernant nord-nord-est, il longe la côte pendant cinq jours et vient, le 18, mouiller dans une baie située par 40° 49′ de latitude et 169° 41′ de longitude orientale. Des hommes se montraient sur le rivage et se faisaient remarquer par une forte corpulence, une couleur de la peau indécise entre le brun et le jaune, des cheveux noirs attachés au sommet de la tête et surmontés d’une longue plume. Ces sauvages presque nus avaient le milieu du corps couvert d’une natte. Plusieurs d’entre eux, montés sur des pirogues, jouaient d’une sorte de trompette ; les matelots hollandais s’amusèrent à répondre de leurs instrumens. Ils multipliaient les signaux d’appel ; les naturels semblaient n’y porter aucune attention ; à la fin ils se retirèrent ; Tasman prend la Résolution de se rapprocher du rivage dans l’espoir de nouer des relations avec les indigènes, mais à peine les vaisseaux se mettent-ils en mouvement qu’on voit arriver sept pirogues. La plus grande, montée par 70 hommes, se dirige vers le plus petit navire ; une autre portant 13 hommes approche du vaisseau de Tasman et s’arrête à la distance d’un jet de pierre. Tout ce monde s’appelle et parle avec animation dans un langage inintelligible pour les Hollandais. Ceux-ci agitent des linges blancs comme invitation à venir à bord ; sans répondre, les naturels continuent à jouer des pagaies. Un maître d’équipage et six matelots dans une yole allant d’un vaisseau à l’autre, rencontrent les pirogues ; aussitôt assaillis, à coups de piques et de massues, trois hommes sont tués, un quatrième est mortellement blessé. Du pont des navires on tira des coups de feu, les sauvages prirent la fuite. Tasman appela baie des Meurtriers cette baie où il avait jeté l’ancre ; découragé, il s’éloigna de la contrée inhospitalière qu’il a nommée Terre des États[2]. Se dirigeant vers le nord, il reconnut, par 34° 25’ de latitude, l’île des Rois. En allant y faire de l’eau, on vit de loin 30 ou 40 insulaires tous armés de bâtons et de massues ; on ne chercha point à les attirer ; Tasman en avait fini avec les régions australes.

Une longue période de temps s’écoule sans qu’on s’inquiète de la découverte du navigateur hollandais. On était assuré de l’existence d’une terre ; on en ignorait l’étendue, la configuration, la nature. L’enthousiasme pour les explorations du monde, manifesté de toutes parts avec une extrême énergie pendant le XVIIe siècle, s’était éteint. Une circonstance vint le réveiller. En Angleterre comme en France, le passage de Vénus sur le disque du soleil, annoncé pour le 3 juin 1769, était l’objet de préoccupations ; les astronomes brûlaient du désir d’observer le phénomène. La Société royale de Londres voulut exposer au roi l’intérêt d’observations qui pourraient être effectuées sur divers points du globe et en particulier sous les latitudes australes, entre le 140e et le 180e degré de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich. On indiquait la nécessité d’avoir des navires bien équipés pour conduire les observateurs sur des terres désignées. La requête ayant reçu bon accueil, ordre fut transmis à l’amirauté de choisir un bâtiment convenable. À ce moment, on espérait d’une nouvelle expédition dans la Mer du Sud de brillans résultats. Le marin que le monde entier devait bientôt appeler le capitaine Cook donnait déjà confiance. Né dans une humble condition, le 27 octobre 1728, mousse à l’âge de treize ans sur un navire employé au commerce du charbon, engagé volontaire dans la marine royale lorsqu’en 1755 fut déclarée la rupture entre la France et l’Angleterre, chargé comme maître d’équipage, pendant la guerre du Canada, de dresser la carte hydrographique du fleuve Saint-Laurent et de formuler des instructions pour naviguer sans péril sur le grand cours d’eau de l’Amérique septentrionale, distingué par le talent qu’il montra comme ingénieur de la marine pour Terre-Neuve et le Labrador, en faisant la levée de plan du havre et des hauteurs de Placentia, remarqué au sujet de l’observation très précise d’une éclipse de soleil[3], James Cook avait été nommé lieutenant de vaisseau le 25 mai 1768. Le navire l’Endeavour[4], armé en vue de la campagne dans l’Océan-Pacifique, à Cook fut attribué l’honneur de le commander. L’habile marin allait tout d’abord se rendre à Taïti et suivre le passage de Vénus, de concert avec l’astronome Charles Green. On avait souci de connaître la nature des îles de la Mer du Sud, un jeune homme plein d’ardeur, jouissant d’une situation indépendante, Joseph Banks, eut la mission de recueillir les produits des contrées lointaines ; le docteur Solander, d’origine suédoise, l’accompagnait. Ainsi furent apportés à l’Europe les premiers renseignemens sur les plantes et les animaux des terres australes. En vertu d’ordres précis, le chef de l’expédition devait, du consentement des indigènes, prendre possession, au nom du roi de la Grande-Bretagne, de stations convenables dans les pays qu’il viendrait à découvrir et qui n’auraient encore été visités par aucune puissance européenne. Des objets laissés aux mains des habitans marqueraient la trace de son passage. Parti de Plymouth le 26 août 1768, l’Endeavour entrait au mois de janvier de l’année suivante dans l’Océan-Pacifique, et le 3 avril mouillait à Taïti. Après un séjour de quelques mois sur cette terre et une reconnaissance des îles de la Société, Cook se dirigea vers le sud-ouest. Dans la matinée du 6 octobre, du haut du grand mât, la terre fut signalée. Au soir, sur le pont, on la distinguait sans peine. Le lendemain, par un temps calme, se profile une longue étendue de côtes et se dessinent quatre ou cinq rangées de collines, dominées par une chaîne de montagnes d’une hauteur énorme. On imagine l’émotion qui règne à bord en de pareilles heures. Les conversations s’animent, chacun émet un avis ; l’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on est en face de la Terre australe inconnue. Le navire ne cesse de se rapprocher du rivage, et au déclin du jour on aperçoit une baie profonde, — de la fumée s’élève de divers points, le pays est donc habité ; mais survient la nuit. Au lever du soleil, c’est plaisir de voir sur les collines la végétation tondue, dans les vallées des arbres de proportions magnifiques. On entre dans la baie, et l’ancre est jetée près de l’embouchure d’une petite rivière. Tout, dans le spectacle qui s’offre aux yeux, est sujet d’intérêt. Des embarcations errantes avaient au plus vite regagné le rivage sans paraître s’occuper de la présence du navire ; quelques maisonnettes attiraient les regards ; près d’une case se montrait un gros rassemblement d’hommes ; sur une petite presqu’île, une clôture régulière, couronnant le sommet d’un monticule, donnait lieu à mille conjectures. Dans la soirée, Cook, impatient de se mettre en communication avec les indigènes, descendit à terre en compagnie de M. Banks et du docteur Solander.

On marchait droit vers le groupe qui avait été remarqué du vaisseau ; mais à la vue des Européens, tous les sauvages se hâtèrent de décamper. Cook et ses compagnons étant déjà un peu éloignés de la berge de la rivière où ils avaient débarqué, quatre hommes armés de longues lances se précipitent hors des bois et courent attaquer la pinasse du commandant. Le maître d’équipage ordonne aux matelots de déraper ; se voyant poursuivi, il tire en l’air un coup de feu. Au bruit de la détonation, les indigènes s’arrêtent et regardent à l’entour ; renouvelant néanmoins la poursuite, ils brandissent la lance d’une façon menaçante. Un second coup de feu tiré haut ne les effraie plus, et comme l’un des sauvages s’apprête à darder son glaive, une balle vient le frapper en pleine poitrine. Au moment où il tomba, ses trois compagnons demeurèrent quelques minutes immobiles, plongés dans la stupeur ; renonçant à emporter le cadavre, ils s’enfuirent.

Inquiets dès le premier coup de mousquet, le commandant de l’Endeavour et ses amis revenaient sur leurs pas ; ils purent considérer l’indigène tué, gisant sur le sol. Il avait d’un seul côté le visage tatoué en lignes spirales d’une régularité parfaite, les cheveux liés sur le sommet de la tête, de la manière rapportée dans la narration du voyage de Tasman ; comme vêtement, il portait un beau tissu d’une fabrication toute nouvelle pour les Européens. De retour à bord, on entendait se mêler sur le rivage des voix retentissantes. L’événement qui venait de se produire, raconté parmi les naturels, suscitait sans doute la surprise et la colère. Il était aussi difficile qu’aux jours de Tasman de nouer des relations avec les Néo-Zélandais. Cook, par bonheur, n’avait nulle disposition au découragement. Le lendemain matin, reconnaissant du vaisseau plusieurs des habitans observés la veille qui marchent d’un pas rapide vers l’endroit où l’on avait débarqué, il ordonne de mettre trois canots à la mer. Lorsqu’il saute sur la grève avec les naturalistes et un Taïtien[5], les indigènes, au nombre d’une cinquantaine, assis sur la rive opposée, paraissent attendre ; mais, en voyant approcher les étrangers, ils se sauvent, chacun maniant une longue pique ou une petite massue de jade vert. Tupia, ainsi se nommait le Taïtien, les appelle dans la langue de son pays ; les sauvages ne répondent qu’en agitant leurs armes et en faisant signe de partir. Un coup de feu est tiré à distance, la balle ricoche sur l’eau ; étonnés, les sauvages cessent les menaces. Cook s’avance de nouveau, ayant à ses côtés M. Banks, le docteur Solander, M. Green, l’astronome ; Tupia, envoyé en parlementaire, parvient à se faire, comprendre, disant qu’on désire avoir des subsistances et de l’eau eh échange d’objets en fer, dont il explique de son mieux les usages. Les indigènes se déclarent disposés au trafic, si l’on vient parmi eux ; le commandant n’exige que le dépôt des armes pour y consentir ; il les invite du reste à faire les premiers pas. A la fin, un des Néo-Zélandais se décide à traverser la rivière ; deux autres le suivent et bientôt vingt ou trente. Ils reçoivent quantité de menus présens et ne se montrent guère touchés ; ils n’accordent pas la moindre estime à la ferraille, dont ils ne soupçonnent nullement l’utilité. Ils offrent d’échanger leurs armes contre celles des Européens et, blessés de subir un refus, ils s’efforcent d’arracher les fusils des mains. Il fallut faire entendre à ces terribles flibustiers qu’on serait obligé de les tuer, s’ils persistaient à user de violence. Néanmoins, pendant une minute de distraction, l’astronome eut son couteau de chasse enlevé. Le ravisseur, comme en proie à une sorte de frénésie, tournait l’arme au-dessus de sa tête ; ses camarades devenaient d’une insupportable insolence ; M. Banks tire un coup de fusil chargé de petit plomb sur l’individu qui s’est emparé du couteau. Atteint, l’homme cesse de vociférer, mais, ne voulant point restituer l’arme, il se sauve ; — une balle l’étendit à terre. Peu à peu, les indigènes s’étaient écartés : émus de l’aventure, ils accourent menaçans ; trois ou quatre volées de petit plomb suffirent pour éviter une attaque.

Cook, tout à fait convaincu qu’il n’y avait rien à obtenir de pareils gens, se mit avec les canots à explorer les contours de la baie, dans l’espoir de trouver de l’eau douce et nourrissant le dessein de surprendre quelques naturels qu’on emmènerait à bord. L’ingénieux commandant se flattait de les séduire par de bons procédés et par des présens, d’avoir ainsi la meilleure entremise pour gagner la confiance de leurs compatriotes. Un beau matin, l’occasion semble propice ; deux bateaux montés, selon toute apparence, par des pêcheurs sans armes, reviennent de la pleine mer, l’un sous voile, l’autre conduit à la pagaie. Il ne s’agissait que de couper le chemin pour les empêcher d’atteindre le rivage. Les hommes du bateau mené à la pagaie comprennent la manœuvre ; ils échappent. Ceux du bateau à voile n’aperçoivent pas aussi vite le danger ; déjà tout proches des canots des Anglais, ils font tomber la voile et se jettent sur les pagaies. Tupia les appelle et les invite à n’avoir crainte ; malgré tout, ils forcent de bras pour s’éloigner. On tire un coup de feu en l’air ; au lieu de fuir ou de se précipiter à l’eau, ils prennent la résolution de combattre. Ils sont sept ; au moment où un canot les aborde, ils se défendent avec les pagaies et lancent des pierres ; les matelots anglais ripostent à coups de fusil. Quatre hommes tombent ; les trois autres, presque des enfans, sautent à la mer. L’aîné nage avec une telle vigueur qu’il se soustrait à la poursuite ; les deux plus jeunes sont pris et emmenés. — Comme ils redoutent le plus funeste sort, on s’empresse de les rassurer. Cook, ému de cette scène de violence, songe qu’il sera blâmé du meurtre de gens inoffensifs ; réprouvant lui-même les actes de cruauté, il n’est point en repos avec sa propre conscience. « Mais, dit-il, pouvais-je agir d’une autre façon ? J’avais essayé des cadeaux sans résultat ; mon service me contraint d’obtenir une connaissance du pays ; — je n’ai qu’un désir : éviter de nouvelles hostilités. »

Les deux jeunes sauvages furent vite apprivoisés ; on leur offrit du pain, ils trouvèrent que c’était bon. Au dîner, accordant estime à tous les mets, ils témoignèrent d’un superbe appétit. Inquiets et agités pendant la nuit, le brave Tupia parvint à les calmer. Ces jeunes insulaires frappaient par une physionomie intelligente, expressive, un maintien plein d’aisance ; ils chantaient avec un goût remarquable, dans un ton lent et solennel comme celui d’un psaume. Pour les reconduire au rivage, on les habilla coquettement, sans négliger les parures, telles que colliers et bracelets. Ce fut un transport de joie de la part des petits sauvages ; leur attitude changea lorsqu’ils virent le canot dirigé vers la berge de la rivière, où les Anglais avaient débarqué les jours précédens ; déjà tout effarés, ils supplièrent qu’on ne les mît point à terre en ce lieu habité, affirmaient-ils, par des ennemis qui les tueraient et les mangeraient. On les déposa le soir à l’endroit de la baie où ils indiquaient leur demeure.

Ne paraissant guère devoir tirer avantage de ses efforts, le commandant de l’Endeavour lève l’ancre et quitte sans regret l’inhospitalière contrée. Il l’appelle la baie de la Pauvreté[6] ; sur la carte, la pointe du sud-ouest est inscrite : Young Nick’s Head, du nom du mousse qui le premier avait crié terre ! du haut du grand mât. Ainsi, aux jours heureux des découvertes, les navigateurs se plaisaient parfois à immortaliser les noms de leurs plus obscurs compagnons. Dans l’après-midi, on est arrêté par le calme ; les naturels de la côte voisine s’en aperçoivent et mettent plusieurs pirogues à la mer, ils viennent jusqu’à faible distance du vaisseau ; le Taïtien Tupia employa sans succès toute la force de ses poumons, toutes les ressources de son éloquence pour les faire approcher. Soudain un canot sort de la baie de la Pauvreté, il marche droit au navire, et les hommes ne se font guère prier pour monter à bord. Encouragés par l’exemple, les Néo-Zélandais, demeurés en observation dans leurs bateaux, ne tardent pas à les suivre, et bientôt se trouvent sur le pont une cinquantaine d’insulaires. On prodigue les largesses parmi ce monde qui semble ravi à la vue d’une infinité d’objets. Pour des verroteries, du papier, un morceau de toile, chacun offre en échange son vêtement, ses pagaies, sa massue de jade ou d’os de baleine. Les impressions de défiance apaisées, on questionne sur les enfans dont on s’était emparé ; le vieil indigène, qui le premier s’est présenté sans hésitation, déclare alors s’être aventuré à faire une visite après avoir entendu le récit de ces enfans qui ont dit la manière affectueuse dont ils avaient été traités, parlé des merveilles contenues dans le vaisseau. Les braves gens n’étaient plus hostiles envers les étrangers ; ils les engageaient à séjourner, mais Cook tenait à poursuivre ses découvertes.

Avant la nuit, les Néo-Zélandais partent dans leurs pirogues ; ils sont déjà loin, et l’on voit avec surprise que trois d’entre eux sont restés sur le navire. On hèle les rameurs, nul ne consent à revenir. Les insulaires qui ont abandonné leurs camarades ne semblent pas le moins du monde embarrassés de la situation ; ils s’efforcent de charmer par des danses et des chants ; ils prennent part au souper et vont ensuite se coucher bien tranquilles. Le soir, une légère brise s’élève ; le commandant en profite pour gagner vers le sud. Au jour, on est à plusieurs lieues du point où l’on avait stationné ; les pauvres Néo-Zélandais, consternés, se répandent en lamentations, versent des larmes, font des gestes de désespoir ; Tupia eut beaucoup de peine à les calmer. Par bonheur, deux embarcations viennent du rivage dans la direction du vaisseau ; elles s’arrêtent néanmoins ; les insulaires, très en peine de retourner au logis, supplient leurs compatriotes d’approcher, affirmant que les gens du navire ne mangent pas les hommes. On était donc réellement anthropophage à la Nouvelle-Zélande ; la vérité ne pouvait plus demeurer douteuse pour les Anglais, d’abord peu touchés de la crainte manifestée par les enfans pris à bord ; ils avaient cru à une façon d’exprimer la terreur qu’inspirent des ennemis féroces. A la fin, un des canots accoste, un vieillard monte sur le pont ; il emmena les malheureux, qui n’avaient souci de naviguer.

En suivant la côte, on reconnut par 39° 7’ de latitude un promontoire fort élevé, dont le sommet semble tout plat[7] ; au-delà, un îlot que Cook voulut appeler l’île de Portland[8], à raison d’une ressemblance avec la petite île située dans les eaux de l’Angleterre. Des naturels étaient réunis en nombre sur l’île et sur la grande terre, où l’on distinguait des espaces cultivés. En certains endroits, le sol fraîchement remué présentait des sillons ; ailleurs il y avait des végétaux à divers degrés de croissance. Portland dépassé, on aperçut une côte s’étendant vers le sud aussi loin que la vue pouvait porter. Le navire vint à heurter ; les inégalités du fond étaient telles que la sonde n’avait pas révélé le péril. Des groupes d’indigènes, remarquant l’allure incertaine du bâtiment et la confusion qui un instant s’est produite sur le pont, crurent sans doute l’occasion propice et l’heure favorable pour une fructueuse opération. Avec une prestesse sans pareille, des pirogues remplies d’hommes armés quittent le rivage et s’approchent du vaisseau ; les gestes, les cris, les imprécations, témoignent des intentions les plus hostiles. Un coup de feu est tiré, mais les sauvages, n’en éprouvant pas de mal, ne se montrent nullement intimidés. Un coup de canon chargé à mitraille cause plus de sensation ; après s’être concertés, les bandits s’éloignent. Dans la soirée, le vaisseau étant à l’ancre, deux embarcations, l’une armée, l’autre, petit bateau de pêche occupé par quatre hommes, viennent si près que Tupia engage la conversation ; les insulaires répondent avec une politesse irréprochable ; ils reçoivent quelques présens dont ils paraissent charmés. On ne peut les décider à monter à bord. Pendant la nuit, des feux entretenus sur le rivage attestent de la part des indigènes l’intention de convaincre qu’ils font bonne garde et ne courent le risque d’aucune surprise.

Dès l’aube, Cook, poursuivant sa route, aperçoit une large baie. Le rivage, d’une médiocre hauteur, se distingue par des étendues de sable et des rochers tout blancs ; au-delà, c’est une succession de collines et de montagnes boisées de l’aspect le plus agréable. Des indigènes en bateaux essaient d’atteindre le navire ; on les laisse en arrière sans s’inquiéter de leurs sentimens. Le lendemain matin on est devant une côte basse ; apparaissent, à peu de distance, des groupes d’arbres superbes, au loin, des montagnes couvertes de neige. Le commandant ordonne de mettre la pinasse à la mer afin de chercher de l’eau fraîche, et toujours se renouvellent les mêmes scènes avec les naturels. Ces gens, qui semblent avoir au plus haut degré la crainte et l’horreur des étrangers, arrivent dans plusieurs embarcations, brandissant des piques, s’animant pour une attaque. Tupia se charge de les avertir qu’on possède des armes capables comme le tonnerre de les foudroyer en un instant, que, s’ils persistent à vouloir engager la bataille, ils seront aussitôt punis. Afin de ne pas laisser croire à une vaine forfanterie, on tire à l’écart un coup de canon chargé à mitraille ; le bruit, les projectiles qui bien loin frappent l’eau avec une extrême violence, mieux que les paroles inspirent le respect ; intimidés, les sauvages se mettent à ramer de toutes leurs forces et s’éloignent. Le Taïtien continue de les assurer que, s’ils viennent sans armes, on les recevra de la manière la plus aimable ; quelques-uns, prenant confiance, déposent leurs armes dans un autre bateau, et en peu de minutes ils se trouvent sous la poupe. On cherche à les amadouer par des cadeaux ; néanmoins, sous l’injonction de leurs camarades, ils ne tardent guère à partir. Le jour suivant, des pirogues accostent le navire ; Cook, remarquant un homme qui porte sur les épaules une peau d’une certaine ressemblance avec celle d’un ours, avait le désir de savoir quel animal en fut le propriétaire légitime ; il offre une pièce de flanelle rouge en échange de la peau. L’insulaire se déclare heureux du marché, mais, la loyauté n’étant pas de rigueur dans son monde, il saisit l’étoffe, ôte sa peau et roule ensemble les deux objets sans accorder aux remontrances la moindre attention. On jetait diverses bagatelles à ces sauvages restés dans Peurs embarcations ; un enfant, le fils du Taïtien, s’amusait à transmettre les présens. Étant fort penché sur le bastingage, le pauvre petit fut enlevé par un Néo-Zélandais ; on ne parvint à le reprendre qu’après avoir usé des coups de fusil. On était par 39° 43’ de latitude en face le cap qui limite au sud la grande baie ; en raison de l’aventure, Cook l’appelle le cap Kidnappers (cap des Ravisseurs). La baie reçut le nom du premier lord de l’amirauté, sir Edward Hawke[9]. Plus au sud, il n’existe aucun havre, le pays prend un aspect triste et misérable ; le chef de l’expédition pense alors mieux employer le temps à visiter les côtes du nord. Par 40° 34’ de latitude, il s’arrête à l’idée de revenir en arrière ; la pointe qui marque la limite de la course vers le sud sera inscrite sous le nom de cap Turnagain (cap du Retour).


II

Peu à peu, la nouvelle de la présence des étrangers sur la côte de la Nouvelle-Zélande s’est répandue dans le pays ; les relations des Anglais avec les indigènes vont cesser d’être aussi difficiles qu’aux premiers jours. On passait au voisinage de l’île de Portland lorsqu’un canot, se détachant de la rive, court vers le vaisseau ; il y avait cinq hommes, selon toute apparence deux chefs et trois serviteurs. Les maîtres ne se font nullement prier pour monter à bord ; le commandant les reçoit avec une extrême cordialité. Les Néo-Zélandais descendent dans la cabine et, mis en confiance, ils déclarent l’intention de demeurer jusqu’au lendemain. Cook, ne tenant point à ce séjour prolongé, s’efforce de les convaincre qu’alors on sera fort loin. Les insulaires persistent et, comme on ne veut pas user de violence, il faut subir leur volonté. Les chefs examinent chaque chose avec une curiosité insatiable, et de la meilleure grâce acceptent les petits présens. Ils refusent cependant de boire ou de manger, tandis que les serviteurs dévorent en vrais sauvages. Un des chefs se distinguait par une physionomie ouverte, franche, telle qu’on n’en avait point encore vu. Ces hommes avaient entendu parler de la courtoisie et des libéralités des étrangers, aussi avaient-ils conçu le désir de les connaître. Le navire ayant marché la nuit, au jour furent congédiés les Néo-Zélandais, assez contrariés d’être à une énorme distance de leur habitation. Après avoir dépassé l’endroit de la première relâche de l’Endeavour, l’attention du commandant se trouve attirée par deux petites baies ; Tolaga et Tegadou, d’après les naturels. On jette l’ancre dans la seconde ; les habitans témoignent des dispositions amicales ; Cook en est ravi, car il juge l’occasion propice pour obtenir des renseignemens sur le pays. Tout de suite on veut descendre à terre, mais les rafales de vent, la pluie, la hauteur du ressac partout considérable, empêchent d’aborder. Dans la soirée, le ciel s’étant rasséréné, le commandant, H. Banks et le docteur Solander, se hâtent de débarquer. Ils sont reçus avec de vives démonstrations d’amitié ; les indigènes, comme arrêtés par un sentiment de délicatesse, prennent soin de ne se présenter nulle part en grandes masses. Ce sont les membres d’une famille ou les habitans de deux ou trois maisons, hommes, femmes et enfans, qui s’asseyent sur le sol, portent la main sur la poitrine et invitent de cette façon gracieuse les étrangers à venir près d’eux ; on récompense tant de courtoisie par des présens. Dans cette localité tout semble favorable pour une relâche ; il y a deux petits torrens d’une eau fraîche et limpide. Les naturalistes se mettent en campagne ; les indigènes les observent avec curiosité, trafiquent de quelques objets et s’en retournent à leurs occupations ordinaires, Encouragés par cet accueil, MM. Banks et Solander vont sans défiance explorer les contours de la baie ; à chaque pas, des plantes inconnues les plongent dans l’extase ; ils abattent des oiseaux et ils tombent dans l’enchantement devant l’exquise beauté de ces créatures. Ils visitent plusieurs maisons, et les habitans montrent gracieusement tout ce qui semble les intéresser ; ceux qui prennent leur repas ne songent pointa se déranger. Pour la première fois il est permis d’entrevoir le genre de vie des Néo-Zélandais. A cette époque de l’année, la population consomme particulièrement du poisson et, en guise de pain, la racine d’une fougère. La racine d’abord exposée au feu, puis battue à l’aide d’un bâton, une sorte d’écorce se détache ; il reste une substance molle, de saveur douce. En d’autres saisons, les naturels se nourrissent de végétaux ; ils n’ont pas de mammifères sauvages ; on ne voit parmi eux que des chiens tout petits et fort laids. Les investigateurs rencontrèrent de remarquables plantations, où le terrain se trouvait partagé, nivelé, ratissé, comme dans nos jardins ; il y avait des patates disposées avec une parfaite régularité en cercles ou en quinconces, sur des monticules des cocotiers, sur le sol uni, des gourdes enfoncées dans des creux. Les cultures étaient plus ou moins étendues ; chacune avait ses limites tracées par des piquets si rapprochés qu’une souris n’aurait pu passer dans les intervalles. Une réflexion surgit : les farouches Néo-Zélandais ne sont donc pas absolument des sauvages. Les femmes, assez peu jolies, s’embellissaient en se peignant le visage avec de l’ocre rouge délayée dans l’huile. Ceux qui croyaient convenable de les saluer à la mode polynésienne ne manquaient jamais de se barbouiller le nez ; ainsi fut dénoncée la politesse de plusieurs Anglais. Coquettes autant que les plus élégantes Européennes, les belles de Tegadou portaient une jupe avec une ceinture faite d’une herbe parfumée que rehaussait un bouquet de feuilles odoriférantes. On ne put s’empêcher de reconnaître que les soins de propreté sont moins ordinaires à la Nouvelle-Zélande qu’à Taïti ; sous le climat des tropiques, on aime se baigner : on s’en dispense volontiers sous le climat très tempéré ou même froid. Un exemple de délicatesse domestique comme on n’en avait vu nulle part ailleurs dans les îles de la Polynésie et comme il était rare d’en voir au XVIIIe siècle dans la plupart des villes d’Europe frappa beaucoup les explorateurs. A Tegadou, chaque case ou chaque groupe de deux, trois, quatre maisons avait un cabinet particulier ; aussi n’existait-il de traces répugnantes en aucun endroit. Tous les reliefs de cuisine, tous les débris étaient amoncelés pour être sans doute employés plus tard à fumer la terre.

Cook part de Tegadou avec l’intention de continuer sa route vers le nord, mais le vent contraire souffle ; alors, d’après l’avis des indigènes, il redescend au sud afin de gagner la baie de Tolaga où l’on promettait un facile accès du rivage, de l’eau délicieuse, du bois en abondance. A Tolaga, M. Banks et le docteur Solander se livrent à de longues herborisations, aucun danger ne semble à craindre ; pénétrant dans plusieurs vallées, ils trouvent partout les maisons désertes ; à cette époque, les habitans vivaient sur des coteaux sous des abris fort légers. Dans une vallée dont les flancs sont escarpés un accident de la nature les frappe d’admiration : un roc présente donnant sur la mer une immense ouverture en forme d’arc. Près de l’endroit où l’on puise de l’eau, un vieillard retient les explorateurs pour les rendre témoins d’un exercice militaire. Spectacle curieux et bien nouveau pour des Européens que l’emploi d’une lourde massue tranchante sur les bords et d’une lance faite d’un bois très dur, longue de 4 à 5 mètres, pointue aux deux extrémités ! Partagés en deux groupes, les champions avancent comme des furieux les uns contre les autres. On brandit la lance ; un homme empoigne l’arme qui le menace et s’efforce de l’arracher. L’ennemi est-il censé atteint, la massue, frappée sur un corps qui représente la tête, prouve son effet terrible. On comprit à ce jeu que la vraie bataille doit être une scène d’affreux carnage. Le lendemain, on fit la rencontre d’un prêtre ; Tupia engagea la conversation sur le culte, et le commandant de l’Endeavour s’émerveilla de voir Taïtien et le Néo-Zélandais s’entendre infiniment mieux qu’il n’est ordinaire parmi les savans casuistes des nations européennes. Tupia était l’objet d’une attention et d’une déférence extrêmes de la part de son interlocuteur ; il semblait avoir plus de science. Tupia s’informa s’il était vrai qu’on mangeât les hommes à la Nouvelle-Zélande. Certes, fut-il répondu, on mange les hommes, mais seulement les ennemis tués dans les combats. Sur l’invitation des Anglais, les gens de Tolaga entonnèrent le chant de guerre ; les femmes se mirent de la partie, roulant les yeux, tirant la langue ; en un mot, faisant les plus horribles contorsions.

En ce moment, au bord d’une petite île située à l’entrée de la baie, flotte un canot d’une dimension inusitée : c’est un superbe échantillon des talens des constructeurs et des artistes du pays. Le bateau n’a pas moins de 20 mètres de longueur et plus d’un mètre et demi de largeur ; il a une carène formée de trois troncs d’arbres évidés ; les parois extérieures sont garnies de bas-reliefs et la proue ornée de sculptures. Sur l’îlot, une maison inachevée excite l’intérêt des Européens ; le bois est si régulièrement équarri et tellement poli qu’on ne peut douter que les Néo-Zélandais ne possèdent des outils bien aiguisés. Les piliers des côtés de cette maison sont couverts de sculptures d’un style étrange et néanmoins fort remarquable ; partout domine le goût des spirales et des faces contorsionnées. Cook, quittant la baie de Tolaga, constate de nouveau l’absence des mammifères domestiques ou sauvages autres que des chiens et des rats ; encore ces derniers sont-ils rares. Comme nos amis de Taïti, rapporte le célèbre navigateur, le peuple mange les chiens et il orne des vêtemens avec les peaux de ces bêtes, ainsi que cela se pratique parmi nous avec diverses fourrures. Il trace de la contrée le tableau le plus séduisant. Ayant escaladé plusieurs collines, il a découvert, dans une interminable succession, d’autres collines toujours de plus en plus hautes. Presque seules, les fougères s’étalent sur les crêtes, mais sur les flancs la végétation est d’une variété infinie. Au milieu des bois, on compta plus de vingt essences différentes qu’on voyait pour la première fois. Dans le pays, c’est une abondance de plantes qui ne cesse de ravir les naturalistes. Dans les bois, ce sont des légions d’oiseaux d’une merveilleuse beauté, alors inconnus de tout le monde. Le sol léger, un peu sablonneux dans les vallées comme sur les collines, sembla devoir être excellent pour les cultures ; on ne vit cependant que des patates et des ignames.

En remontant au nord, on atteignit la pointe la plus orientale de la Nouvelle-Zélande par 37° 42’ 30" de latitude. Elle reçut le nom de Cap Oriental (East Cape). La pointe tournée, la côte court dans la direction de l’ouest-nord-ouest ; assez basse, les habitations sont répandues en grand nombre près de la mer. Tandis que le navire anglais suit le rivage, se renouvellent des scènes pareilles à celles qui ont été décrites. Les naturels, tous armés, s’approchent d’une façon menaçante, paraissant n’avoir rien appris sur les étrangers ; on les effraie avec un coup de canon. Ailleurs ils viennent sans armes et trafiquent à peu près honnêtement, mais de temps à autre une insolence ou un vol amène un conflit. Dans certaines rencontres, les indigènes témoignent des dispositions amicales, ils conversent avec Tupia de la façon la plus gracieuse et, en véritables traîtres, ils finissent par lancer des pierres. Une haute montagne arrondie, isolée au milieu d’une vaste plaine, attire de loin les regards ; on l’appellera désormais le mont Edgecombe. Au-delà, le pays est médiocrement élevé, les bois clair-semés, les cultures étendues, les villages nombreux. Ces villages, plus considérables que ceux déjà observés par l’expédition anglaise, établis sur des éminences voisines de la mer, sont défendus du côté de la terre par un fossé, un glacis et une enceinte de pieux ; quelques-uns sont pourvus d’ouvrages avancés. Ainsi en maint endroit on redoute les attaques de ses voisins. Après le pays joli, verdoyant, couvert d’habitations, c’est, sur un long espace, la contrée stérile et désolée. De la plage déshéritée, on vit un matin s’avancer trois pirogues montées par une vingtaine d’hommes. Les embarcations étaient d’une simplicité toute primitive, chacune consistait en un tronc creusé par le feu. Les hommes, presque nus, avaient la peau très brune ; malgré leur petit nombre et leur faiblesse, ils entonnent le chant de guerre et gesticulent de manière à paraître terribles. Tout à coup, ils s’arrêtent et cessent de se montrer hostiles ; ils accostent le navire. De la meilleure grâce un matelot anglais jette une corde comme invitation à monter à bord ; un coup de lance, qui par bonheur manque le but, est la réponse à cette courtoisie ; un autre glaive tombe sur le pont. Il fallut recourir aux coups de fusil pour déterminer ces aimables visiteurs à s’en aller. Le soir, on entrait dans une baie ; des hommes de la même race que les premiers suivent de près dans leurs pirogues en gardant une tenue fort convenable ; il y eut échange de bons procédés. Néanmoins, la nuit venue, les sauvages tentent d’enlever la bouée de l’ancre ; les coups de fusil tirés pour les effrayer les rendent furieux, ils menacent de revenir en force le lendemain et de tuer tout le monde. Pendant la nuit, ils essayèrent de surprendre l’équipage qu’ils croyaient endormi. Désappointés, ils arrivèrent au point du jour, au nombre d’environ cent cinquante, bien armés. Ils étaient tout proches du navire ; Tupia, les ayant assurés de leur impuissance, les pria de se bien comporter. On offrit a ces malheureux d’acheter leurs armes : comme à l’ordinaire, le défaut de loyauté dans les transactions commerciales devint une cause de violences ; un des Néo-Zélandais partit frappé d’une volée de petit plomb sans que ses compagnons s’inquiétassent de son sort, Cook tenait pourtant à éviter les conflits ; il désirait demeurer quelques jours dans l’endroit afin d’observer un passage de Mercure sur le disque du soleil. Après avoir exploré le fond de la baie, il fit jeter l’ancre devant l’embouchure d’une petite rivière que les canots peuvent remonter même à marée basse. On noua de bonnes relations avec les indigènes ; parmi eux se distinguait un vieillard à l’air digne dont les procédés furent exemplaires ; on le gratifia d’une pièce d’étoffe et de quelques beaux clous. Il pleut souvent à la Nouvelle-Zélande, et l’on avait de mauvais jours au mois de novembre, qui répond à notre mois de mai. La contrée manquait d’agrément ; si de grandes fougères s’épanouissaient sur les sommets des collines, presque par tout ailleurs le sol était nu ; point de culture, point d’habitations. Les indigènes viennent de loin dans la baie pour la pêche et pour la récolte des mollusques qui abondent près du rivage ainsi que l’attestaient d’énormes monceaux de coquilles plus ou moins anciennes.

Les naturalistes Banks et Solander se procuraient une ample moisson de plantes inconnues ; attardés par l’intéressante recherche, ils purent voir de quelle façon les pêcheurs passent la nuit. Les pauvres nomades n’avaient point d’abris ; profitant de quelques buissons, ils s’étendaient en demi-cercle, gardant les armes à portée de la main ; les femmes et les enfans se groupaient au centre. Dans la matinée du 9 novembre, le commandant de l’Endeavour descendit à terre en compagnie de l’astronome M. Green et du docteur Solander pour l’observation du passage de Mercure. Le ciel, au matin charge d’épais nuages, s’était merveilleusement rasséréné ; le succès fut complet. Dans l’après-midi, un coup de canon tiré du vaisseau inquiéta le chef de l’expédition. Une scène avait eu lieu : les naturels venus en grand nombre sur le navire, armés de piques, de dards et de casse-tête, s’étaient mis à trafiquer. Un sauvage, ayant reçu la pièce d’étoffe désirée, refusait de livrer l’objet d’échangé et narguait le lieutenant ; on le tua. Ses compagnons, après s’être retirés, menaçaient d’une attaque ; le projet avait été déconcerté par le coup de canon. Au retour, les Néo-Zélandais ne cherchèrent point à se venger sur les Anglais qui se trouvaient à terre. Un peu avant le coucher du soleil, on les vit prendre leur repas, qui se composait de poissons de diverses sortes, de langoustes et de quelques oiseaux. Près de l’assemblée se tenait assise à terre une femme pleurant et répétant des paroles que Tupia ne parvint point à comprendre. A la fin de chaque sentence, la malheureuse se tailladait avec une coquille les bras, le visage, la poitrine ; le sang ruisselait. Nos explorateurs avaient déjà remarqué des femmes portant sur le corps les cicatrices de pareilles blessures qui témoignent de la douleur ressentie à la perte d’un époux.

Le lendemain, Cook, M. Banks et plusieurs compagnons remontèrent sur une longueur de quatre ou cinq milles une assez large rivière. Ayant débarqué sur la rive orientale, un bel arbre où des oiseaux avaient édifié leurs nids semblait offrir son ombrage aux voyageurs, qui songeaient à dîner. On n’eut aucune peine à tuer des oiseaux et à recueillir des coquillages ; c’était assez pour le repas improvisé. Du haut des collines, on apercevait le cours supérieur de la rivière toute bordée de mangliers. Près de l’embouchure, les Anglais rencontrèrent un petit village où ils furent reçus avec des façons pleines d’aménité. Au voisinage, ils purent observer un fort abandonné, un heppah dans le langage des naturels, bâti sur un point élevé, s’avançant au-dessus de la rivière. Nul ingénieur d’Europe, dit Cook, n’aurait choisi une situation plus heureuse pour permettre à un petit nombre de se défendre contre des masses d’ennemis. Entourée d’eau de trois côtés, les rochers abrupts rendaient cette sorte de forteresse inaccessible. Du côté de la terre, un glacis et un fossé large et profond, bordé de pieux solidement enfoncés, légèrement inclinés, la protégeaient ; au sommet du glacis, une forte palissade complétait la défense. Tout cela était parfaitement conçu. En vérité, le peuple de la Nouvelle-Zélande, avec ses actes de cruauté, d’hostilité farouche, de perfidie, à certaines heures de délicatesse et de courtoisie, souvent de déloyauté dans les transactions, avec son courage, son goût pour l’art de l’ornementation, son habileté à construire bateaux et maisons au moyen des plus misérables outils, son intelligence pour lutter contre les ennemis, avec son ignorance des engins et des armes les plus ordinaires, avec la pauvreté de ses ressources, devait paraître bien étrange et bien digne de curiosité aux Européens qui le visitaient pour la première fois. Tout en effet chez ce peuple était sujet d’étonnement. On voit des ouvrages d’une remarquable perfection, et ce sont des cailloux aiguisés et des coquilles qui suffisent à toutes les opérations. On considère les armes : elles sont d’une simplicité primitive ; les traits se lancent à la main. Les Néo-Zélandais n’ont inventé ni l’arbalète, ni la fronde, ni même l’arc et les flèches qu’on trouve en usage dans la plus grande partie du monde et jusque chez des nations privées de toute industrie.

Dans une excursion au nord de la baie, nos explorateurs demeurent sous le charme. Il y avait un village fortifié bâti sur un petit rocher percé d’une large ouverture et entouré d’eau pendant la pleine mer. La situation était jolie et pittoresque au. possible ; on n’y avait accès que par un sentier étroit et fort raide. A un mille de distance se trouvait un heppah beaucoup plus considérable. Les Anglais se dirigent de ce côté ; les habitans, hommes, femmes et enfans, au nombre d’une centaine, viennent à leur rencontre, et, parvenus à portée de la voix, ils font une invocation, puis ils s’asseyent au milieu des broussailles. Pareilles cérémonies marquent des dispositions amicales. Les voyageurs approchent, répandent maintes largesses et manifestent le désir d’entrer dans le village. Bon accueil fait à la demande, les indigènes conduisent les étrangers. Situé sur un promontoire, le village est parfaitement inabordable de la mer ; du côté de la terre ce sont encore des fossés, des palissades artistement disposées, des passes tortueuses faciles à barricader qui le mettent à l’abri d’un coup de main. Le commandant de l’Endeavour exprime l’envie d’avoir la représentation de l’attaque et de la défense d’une telle place ; des jeunes gens se prêtent volontiers à cette fantaisie. Les tentatives d’assaut et les ripostes sont précédées des chants, des danses, des affreuses contorsions, des gestes de menace dont les Anglais ont eu le spectacle dans de plus graves circonstances. Partout les hommes qui ne sont pas pleinement affermis par le sentiment raffiné de l’honneur ont besoin de s’animer, de s’exalter, de s’enivrer, pour ne pas faiblir devant le danger. Au retour, Cook constate en divers endroits la présence de sables ferrugineux, et pourtant le métal est inconnu dans le pays. Il s’étonne de voir des gens dédaigner non-seulement des clous, mais encore de bons outils de fer, et tenir, en meilleure estime les misérables instrumens qu’ils ont coutume d’employer. L’éducation des Néo-Zélandais restait à faire. On va sortir de la baie ; en souvenir de l’observation astronomique, elle s’appellera la baie de Mercure[10]. Sur l’un des plus beaux arbres voisins de l’aiguade, on inscrit le nom du navire, celui du commandant, la date du séjour, et, le travail achevé, le chef de l’expédition, faisant déployer les couleurs de la Grande-Bretagne, déclare prendre possession au nom de sa majesté le roi George III. L’Endeavour poursuivant sa marche vers le nord, on eut toujours à se mettre en garde contre les indigènes. La pointe qui limite la baie de Mercure à peine doublée, on aperçoit sur le rivage un gros rassemblement où les conversations semblaient fort animées. Une demi-heure plus tard, les insulaires, qui s’étaient jetés dans des pirogues, s’avancent en faisant toute sorte de provocations. On persiste à ne pas s’occuper d’eux ; ils lancent quelques pierres et s’en retournent. Ce n’est pas fini. Ils reparaissent bientôt et arrivent jusque sous la poupe. Tupia les avertit qu’on possède des armes terribles et que, s’ils attaquent, on en usera pour les anéantir en un moment. Alors, chose encore nouvelle, les sauvages jettent un défi : « Venez sur le rivage, crient-ils, et nous vous tuerons tous. » Assurés qu’on ne songe nullement à engager une bataille avec eux, ils renouvellent les démonstrations hostiles. Un coup de fusil ayant été tiré sur l’un des bateaux, les insulaires, plus sensibles à ce genre d’argument qu’aux bonnes paroles, partent au plus vite. Le lendemain soir, deux pirogues s’approchent ; elles sont pleines de monde, et tout ce monde est paisible ; un des hommes s’annonce en disant connaître un vieux chef qui se loue beaucoup des étrangers ; il appelle Tupia par son nom. Le commandant invita ces braves gens à monter à bord et les renvoya comblés de petits présens. Cook ordonne de mettre la pinasse à la mer ; il y prend place en compagnie des naturalistes et du Taïtien, le précieux interprète, et bientôt il se trouve au milieu d’un large fleuve. A trois milles au-dessus de l’embouchure, on rencontre une ville entourée de marais ; ses habitans invitent les étrangers à la visiter ; ils avaient entendu louer leurs bons procédés. Après une courte halte, on poursuit la reconnaissance du superbe cours d’eau. Sur les rives s’élèvent des arbres magnifiques, et le marin songe tout de suite aux beaux mâts qu’on en tirerait. La journée finissait ; impossible de penser à la recherche des sources du fleuve ; on a parcouru dix-huit milles, et à cette hauteur la rivière est aussi large que la Tamise à Greenwich. Moins profonde, mais roulant sur un lit de vase, elle pourrait porter des bâtimens de moyenne dimension. Une course dans la forêt, où la beauté des arbres comme la variété des essences captivent l’intérêt, laisse l’impression d’un charme infini. Le soleil décline, il faut se rembarquer. Le vent, les averses de pluie, la marée, ralentissent la marche ; il est minuit lorsqu’on atteint la côte. Malgré la fatigue, les explorateurs doivent se résigner à chercher un abri dans une crique afin d’attendre le matin pour retourner au vaisseau. Néanmoins le commandant de l’Endeavour était content de la journée : le pays l’avait séduit, la grande rivière avait éveillé en son âme un souvenir de la patrie ; — désormais on parlera de la Tamise de la Nouvelle-Zélande[11].


III

Ayant tracé les contours de la baie où débouche le beau fleuve, on continue pendant plusieurs jours de s’élever au nord. Un cap situé par 35° 10’ 30" de latitude australe étant doublé[12], le navire britannique pénètre dans une ravissante baie qui deviendra célèbre dans les relations des Européens avec la Nouvelle-Zélande. Du haut d’une colline, le spectacle est délicieux ; plusieurs villes, des plantations, des maisonnettes éparses, se dessinent au milieu d’une végétation splendide. Tout le long du rivage, ce sont de petites îles en quantité innombrable, des havres où l’eau demeure tranquille comme sur les étangs. Telle est la baie des Iles. Le pays est mieux peuplé que les autres points de la côte déjà relevée par les navigateurs. La population se distingue par sa vigueur, même par sa beauté ; les hommes sont de haute taille. Beaucoup d’entre eux portent non-seulement sur le visage, mais encore sur les parties les plus charnues du corps, des tatouages en spirales compliquées. Tous ont des cheveux noués sur le sommet de la tête, et la coiffure des chefs est surmontée de quatre plumes blanches disposées comme les pétales de la fleur d’une plante de la famille des crucifères.

Une fois, on descend à terre dans un endroit éloigné du mouillage du navire. A la vue des étrangers, tous les habitans se sauvent, à l’exception d’un vieillard qui, promptement gagné par des cadeaux, accompagne les visiteurs. Les Anglais étant arrivés près d’un petit fort bâti sur un rocher à marée haute entièrement entouré par la mer, le bon vieux se montre inquiet. Au désir exprima de voir l’intérieur de l’enclos, il répond, après une certaine hésitation, que sa femme est là ; pourtant, si l’on promet de se comporter avec convenance, il introduira les étrangers. Promesse donnée de façon à dissiper toute crainte, le vieillard indique le chemin. L’ascension n’était ni agréable ni sans péril ; elle se faisait par un escalier dont les marches étaient de simples entailles pratiquées dans un énorme pieu. Trois femmes se trouvaient dans la chambre ; en apercevant des gens inconnus et sans doute pour elles fort extraordinaires, elles se mirent à fondre en larmes, à manifester une surprise et un effroi inexprimables. On fit taire les appréhensions de ces pauvres femmes avec quelques jolies bagatelles ; au moment de la séparation, on était charmé les uns des autres. Le séjour de l’expédition anglaise à la baie des Iles ne fut pas sans ennui. Les rapports avec les indigènes, parfois paisibles, se trouvèrent souvent aussi déplorables que dans plusieurs des premières rencontres. Le petit plomb et les balles sauvèrent des situations dangereuses ; le vent et la pluie attristèrent plus d’une journée. Le 5 décembre, le commandant voulut profiter d’une brise favorable pour sortir de la baie ; au soir, survint le calme. Entraîné par les courans et la marée, le navire alla donner sur les brisans, un peu plus tard il toucha sur un bas-fond, à la vérité sans graves dommages, mais il y eut à bord, des instans de terrible anxiété. Le vaisseau appareillant pour continuer la reconnaissance du littoral, des pêcheurs vinrent offrir de vendre du poisson. En voyant la petite seine qui était sur le bâtiment, ils éclatèrent d’un fou rire. Ainsi que des gens heureux d’avoir sur les autres une incontestable supériorité, ils étalèrent avec des signes de triomphe leur filet, dont l’étendue était immense. Les Anglais surent que les fibres très résistantes d’une plante fort commune dans le pays servent à la confection de ces sortes d’engins. La pêche est la principale occupation des habitans de la baie des Iles : en divers endroits, il y a des monceaux de filets placés sous des abris ; quand on entre dans une maison, il est rare que plusieurs personnes ne soient pas occupées à fabriquer ou à réparer des mailles.

Au départ, le vent contraire ne permet pas au navire de faire beaucoup de chemin dans la direction du nord ; on passe devant une baie, il n’est pas possible d’y pénétrer[13]. On gouverne sur la pointe occidentale ; avant de l’atteindre, le calme survient ; alors des pirogues s’avancent, sans trop approcher du navire ; les gens qui les montent ayant entendu parler des armes à feu demeurent très réservés, même craintifs. Cédant à des instances réitérées, ils accostent et se mettent à trafiquer. Avec le secours de Tupia, on s’efforce d’en obtenir des renseignemens sur le pays. Les Néo-Zélandais affirment qu’à la distance de trois journées de pagayage, on arrive en un endroit nommé Mourevhennua, où la terre, ne s’étendant plus à l’ouest, tourne brusquement au sud. De cette assertion, les Anglais n’hésitent pas à conclure qu’il s’agit de la pointe que Tasman appela le cap Maria van Diemen. Les insulaires paraissent si intelligens qu’on s’empresse de multiplier les questions. — Connaissez-vous d’autres pays que le vôtre ? — Nous n’en avons jamais visité aucun, mais nos ancêtres nous ont dit que dans le nord-nord-ouest, il existe une vaste contrée du nom d’Ulimaroa. Plusieurs de nos compatriotes y sont allés dans une très grande pirogue ; quelques-uns seulement sont revenus et ont assuré qu’après une navigation d’un mois, ils avaient vu un pays où le peuple mange des porcs. — Les aventuriers n’ont-ils pas rapporté de ces animaux ? — Non. — Les braves gens ne purent expliquer la cause d’une pareille incurie. Pourtant, fait digne de remarque, ils ne désignaient pas l’animal domestique par une description, mais bien par le nom en usage dans la plupart des îles de la mer du sud (booah).

La brise favorable s’étant élevée, on navigua toute la nuit et le matin, au lever du soleil, on était devant une baie[14]. De là, on découvre la mer occidentale ; un rétrécissement de la terre, semblable à une sorte de cou, fait de la partie nord de Te-Ika-a-Mawi une péninsule[15]. Sur le sol assez plat et entièrement sablonneux se dresse une montagne : le mont Camel de la carte de Cook. Après avoir essuyé des grains d’une violence inouïe, l’Endeavour se trouva juste devant l’extrémité de la Nouvelle-Zélande par 34° 22’ de latitude. La péninsule étant assez haute et l’isthme très bas, on croirait voir une île toute ronde. Cook, poursuivant sa marche vers l’ouest, ne tarda point de rencontrer une petite île environnée d’îles encore plus petites et de rochers : les Trois-Rois, que signala Tasman. C’était le 24 décembre 1769. Le 27 du même mois se déchaîna une horrible tempête, la mer devint furieuse ; il fallut gagner le large. Les ouragans se succédèrent comme on ne pouvait guère s’y attendre en cette saison d’été. Le 1er janvier 1770, Cook s’était rapproché de la côte occidentale de la Nouvelle-Zélande et passait près du cap Maria van Diemen. Ayant remonté au-delà du 36° degré de latitude australe, on ne voyait toujours qu’un pays désolé, des collines de sable, à peine çà et là quelques traces de verdure, puis la mer immense et déserte, soulevée par le vent d’ouest, brisant avec fureur contre les rochers du rivage et produisant un épouvantable ressac. On continua de suivre cette côte de misérable apparence sans incident bien notable jusqu’au jour où l’on aperçut au milieu d’une plaine verdoyante un pic d’une certaine ressemblance avec le pic de Ténériffe. La montagne était alors en partie cachée par les nuages, seule la cime couverte de neige les dominait. Le pic situé par 39° 16’ de latitude, appelé par le commandant de l’Endeavour : le mont Egmont, se voit à longue distance et plus d’un navigateur parti des rivages de l’Australie est venu reconnaître tout d’abord le mont Egmont, pour se diriger ensuite vers un point déterminé de la Nouvelle-Zélande. Au sud, le pays est fort élevé ; collines et vallons apparaissent dans une interminable succession. Bientôt on se trouva en face d’une large ouverture ; il y avait plusieurs baies : Cook résolut de mouiller dans l’une d’elles. Durant la tempête, le navire avait souffert ; des réparations étaient urgentes. Tout près de la côte existait un village ; les habitans eurent hâte d’accourir dans leurs pirogues manifester la défiance et prodiguer les menaces. Un vieillard néanmoins, s’étant approché du vaisseau, témoigna le désir de monter à bord. Reçu avec des démonstrations d’amitié, il partit comblé de présens, et par la suite on vécut en bonne intelligence avec les indigènes. L’endroit choisi comme station ne laissait rien à souhaiter : un torrent d’une eau excellente, du bois à profusion devaient suffire à toutes les nécessités. Le pays s’offre aux yeux sous l’aspect d’une forêt sans limites. Des femmes et quelques hommes portaient une coiffure que les Anglais n’avaient point encore eu l’occasion d’observer ; elle se composait d’un énorme bouquet de plumes noires disposées en rond et couvrant toute la tête. Aux questions adressées aux insulaires, s’il était jamais venu en ces parages quelque grand navire, s’il restait parmi eux un souvenir de l’aventure de Tasman, on n’obtint que des réponses négatives. On n’était pourtant qu’à une quinzaine de milles au sud de la baie des Meurtriers.

Un beau matin, en descendant à terre, on vit une famille qui préparait le repas ; un chien cuisait. Dans un bassin, il y avait des os dépouillés ; les Anglais demandent de qui proviennent ces restes : — D’un homme, déclarent de l’air le plus naturel ces bonnes gens. — Mais la chair ? — Nous l’avons mangée. Aux signes de surprise et de dégoût que ne dissimulent pas trop les visiteurs, les Néo-Zélandais, un peu étonnés, racontent que l’homme appartenait au groupe de leurs ennemis ; il avait été tué cinq jours auparavant, tandis que dans son bateau il rôdait près du rivage. Les Anglais arrivaient avec peine à comprendre comment on osait se dire anthropophage. Les naturalistes n’éprouvèrent nulle difficulté à recueillir des os humains convenablement rongés qu’ils tenaient à rapporter en Europe comme pièces de conviction. Dans une course sur le littoral de la baie, MM. Banks et Solander se mettent à herboriser ; le commandant de l’Endeavour, suivi d’un matelot, grimpe sur une colline ; le spectacle inattendu fait vite oublier la fatigue. De ce point élevé, l’observateur voit la mer qui baigne la côte orientale de la Nouvelle-Zélande et le canal ou le détroit qui permet de traverser de l’ouest à l’est. Le soir, se promenant sur le pont de son navire, Cook méditait avec bonheur sur sa découverte.

Pendant une excursion, un objet frappe les Anglais de surprise : c’est une croix plantée en terre, pareille aux croix de nos villages. On s’informe de la signification de cet emblème, les indigènes répondent que le monument a été élevé à la mémoire d’un homme mort. Il ne fut pas possible d’en apprendre davantage. Était-ce un indice du passage d’un vaisseau d’Europe égaré ? Nul ne saurait l’affirmer. Une autre fois, en allant à terre, nos navigateurs tombent au milieu d’une nombreuse famille dont les membres ont coutume de se disperser dans les différentes criques où l’on pêche du poisson en abondance. Hommes, femmes et enfans reçoivent les étrangers d’une manière charmante et, comme marque de gratitude pour de petits présens, ils les embrassent tous avec effusion. Le commandant veut contempler de nouveau le détroit ; MM. Banks et Solander l’accompagnent, tous ensemble montent sur une des plus hautes collines. Au sommet, c’est magnifique, la vue embrasse un immense espace ; mais l’horizon est chargé de vapeur, la rive orientale demeure ensevelie dans la brume. Néanmoins Cook a pris la résolution de tenter le passage du canal aussitôt que le navire sera en état de reprendre la mer. Avant de quitter la place, les Anglais ramassent des pierres et en forment une pyramide, ils y introduisent des balles, du petit plomb, des verroteries, afin de laisser la preuve que le petit monument n’est pas l’œuvre des habitans. Toujours préoccupé du passage de l’ouest à l’est, Cook entreprend encore l’ascension d’une montagne ; il a la joie de revoir la côte orientale et de distinguer dans le détroit plusieurs îlots et des baies qu’il juge de bons mouillages. Toute trace d’hésitation a été chassée de son esprit. Un poteau solide, portant une inscription qui relate le nom du vaisseau britannique et la date de son séjour, a été préparé. On va le planter de façon à être aperçu de loin, sur une petite île du nom de Motuara, située à quelque distance de la côte. On se rend au village, et l’on informe le vieillard, qui est monté abord dès l’arrivée du navire, et les divers habitans, que l’inscription attestera aux navigateurs qui pourront être conduits en ces parages la première visite des Anglais en ce lieu. En souvenir, le chef reçoit une piécette d’argent et quelques clous, chacun des autres une bagatelle ; tous promettent que l’inscription sera respectée. A la baie profonde, qui semble un canal limité par une langue de terre, fut imposé le nom de la reine Charlotte[16]. Consulté au sujet du détroit, le vieux Néo-Zélandais affirma l’existence au sud de deux îles qu’il appelait Te-Wahi-Pounamou, disant qu’au nord-est il y avait Te-Ika-a-Mawi, dont la circumnavigation exige plusieurs lunes. En cette circonstance, les Anglais entendirent pour la première fois prononcer les noms des grandes terres qui forment la Nouvelle-Zélande. Le 31 janvier, on avait coupé le bois nécessaire, complété la provision d’eau, tout était prêt pour continuer l’exploration ; mais dans la soirée s’éleva un ouragan terrible, accompagné d’une pluie abominable. Cette nuit, le silence régna dans les bois d’où venaient habituellement aux oreilles les chants joyeux des petits oiseaux. Le lendemain, la violence de la tempête avait encore augmenté ; plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’il fût possible de mettre à la voile. On eut ainsi l’occasion de discerner les sentimens des insulaires à l’égard des étrangers. Parmi les habitans du village, les uns semblaient contristés, les autres enchantés de les voir partir. MM. Banks et Solander, qui profitaient de toutes les circonstances pour entreprendre de nouvelles excursions, tombèrent une fois au milieu d’une famille agréable, comme on n’en avait pas encore trouvé. Les principaux personnages, assis sur des nattes, étaient une femme et un enfant tout gentil d’une dizaine d’années. La femme, veuve depuis peu de jours, paraissait inconsolable ; suivant la coutume, son corps pleurait des larmes de sang. Les autres membres de la famille, au nombre de plus d’une quinzaine, formaient le cercle : chacun se montrait sans défiance et plein d’attentions aimables envers les visiteurs ; tous les invitaient à demeurer parmi eux jusqu’au lendemain. Les naturalistes regrettèrent de manquer l’occasion d’observer de près les usages d’une famille néo-zélandaise ; mais le vaisseau devait partir avec la première brise favorable, il ne fallait pas songer à rester longtemps à terre.

Sorti du canal de la Reine-Charlotte, l’Endeavour, tournant à l’est, se trouva, par la marée montante, vigoureusement poussé dans le détroit, si vigoureusement qu’il faillit donner sur des rochers. Bientôt on put distinguer la pointe la plus avancée de Te-Ika-a-Mawi, le cap Palliser, puis au sud-est une baie profonde qui fut nommée la Baie-Nuageuse[17] ; enfin la pointe la plus orientale de Te-Wahi-Pounamou : le cap Campbell, formant avec le cap Palliser l’entrée du détroit de Cook, estimée large de 13 lieues à 14 lieues. On avait bien passé de l’ouest à l’est ; cependant plusieurs officiers n’étaient pas encore vraiment persuadés que Te-Ika-a-Mawi fût une île, supposant qu’à partir du cap Turnagain, le point extrême de la première exploration de la côte orientale, la terre pouvait s’étendre au loin sur l’espace qui n’avait pas été visité. Convaincu que c’était une erreur, Cook voulait fermer la carrière à tous les doutes ; il gouverna au nord. On n’attendit guère pour découvrir le cap Turnagain ; alors, l’habile capitaine invitant tous les officiers à monter sur le pont, chacun dut reconnaître la réalité. Il ne s’agissait plus que d’accomplir la circumnavigation de la partie australe de la Nouvelle-Zélande. On se dirigea donc vers le sud. En longeant la côte orientale de Te-Wahi-Pounamou, apparaissaient les hautes cimes couvertes de neige, et se dessinait, comme une île, une côte basse. Le navire se tenant fort loin du rivage, on aperçut dans la lorgnette quatre doubles pirogues qui se mettaient en mouvement. On fit des signaux ; les indigènes arrivèrent, mais, pleins d’inquiétude, ils s’arrêtèrent à quelque distance, examinant le vaisseau avec les marques d’un indicible étonnement ; malgré les exhortations de Tupia, ils ne voulurent pas approcher. Dans le voisinage, un pêcheur tout à son affaire ne donna aucune attention à ce qui se passait : un peu plus tard, d’autres Néo-Zélandais vinrent à bord sans la moindre invitation, d’une façon très résolue et avec un air de confiance et de bonne humeur qui causa une sorte de surprise.

Au-delà du 43e degré de latitude, on distingua une terre avancée qu’on prit pour une île ; lorsqu’elle fut doublée, en observant la partie méridionale, on se persuada tout à fait que c’était une île. Cook l’a nommée l’île de Banks[18]. Contrarié par de terribles vents du sud, on ne perdait pas de vue néanmoins la côte de Te-Wahi-Pounamou, courant dans la direction du sud-est. Entre les 44e et 45° parallèles, on vit, le ciel étant clair, une haute montagne dont le sommet se dresse en forme de pic ; le pays d’alentour semblait nu et inhabité. Bientôt les regards furent attirés par une pointe qui reçut le nom de cap Saunders ; à quelques milles plus loin, la côte présente de remarquables découpures, mais le commandant ne songeait plus aux détails ; il avait hâte de reconnaître l’étendue et la configuration générale de la terre. Le navire passant assez près du rivage, on admirait le pays semé de collines boisées, toutes verdoyantes ; au milieu de cette belle nature, on cherchait en vain des indices d’habitations. Vers le 47e degré de latitude, une intersection dans les montagnes ouvrit la carrière aux conjectures ; dans la préoccupation des jours qui s’écoulaient, on ne prit pas le temps de vérifier si la partie méridionale est, ou totalement séparée de la grande île, ou jointe par une terre basse[19]. La côte fuyant à l’est, la pointe la plus australe fut appelée le cap Sud[20]. En remontant le long de la côte occidentale, Cook s’arrêta encore à considérer la profonde dépression qui semblait isoler de Te-Wahi-Pounamou l’extrémité méridionale de la Nouvelle-Zélande. Il demeura indécis ; était-ce une île ? Faute de preuves suffisantes, il revint à l’idée que le pays montagneux du sud se trouvait uni à la principale terre. En poursuivant la route, apparut une large baie parsemée d’îlots, la Baie-Obscure[21], qu’on jugea devoir fournir d’excellens abris. Vingt ou trente lieues plus au nord, le sol, dès le bord de la mer, s’élève presque verticalement à une hauteur énorme ; on ne cesse de voir les grandes montagnes couvertes de neige, les collines chargées d’une riche végétation. Le 27 mars, l’Endeavour reparaissait devant le canal de la Reine-Charlotte ; le navire mouilla dans l’endroit qu’on appelle la baie de l’Amirauté[22]. Le commandant ne souhaitait plus que le départ : il accorda juste le temps nécessaire pour emplir les outres et couper du bois ; le 31 mars 1770, au point du jour, il quittait la Nouvelle-Zélande, saluant du nom de cape Farewell (cap de l’Adieu) la pointe extrême vers l’entrée du détroit qu’il avait traversé.

Depuis le matin où la terre fut signalée, près de six mois se sont écoulés ; le temps a été bien mis à profit par le commandant de l’Endeavour et ses compagnons les naturalistes. La région, jusqu’alors tout à fait inconnue, intéressante au plus haut degré par la situation géographique, par la beauté de la végétation, par le caractère du peuple qui l’habite, est maintenant dépeinte d’une façon remarquable. La relation du voyage de Cook, Banks et Solander, ayant été écrite non-seulement d’après le journal du commandant, mais aussi à l’aide des notes particulièrement instructives de Joseph Banks, présente un attrait qu’on n’avait pas encore rencontré dans un ouvrage du même genre[23]. L’étendue et la configuration des grandes terres qui composent la Nouvelle-Zélande se trouvent tracées avec exactitude. Les sinuosités de la côte, les contours de la plupart des baies de Te-Ika-a-Mawi, ont été relevés avec soin, mais on a été obligé de compter les jours, et les côtes de Te-Wahi-Pounamou n’ont pas été observées dans le détail. Les aspects du pays, tour à tour tristes, jolis, agréables ou grandioses, sont décrits d’une manière saisissante. La variété de la flore, l’absence d’animaux de la classe des mammifères, la médiocre diversité des espèces d’oiseaux et d’insectes, la présence d’une plante qui fournit une fibre textile brillante comme la soie, l’abondance des poissons de la mer, sont indiquées. Si les plantes et les animaux recueillis par Banks et Solander vont simplement aller se confondre dans les musées et les ouvrages descriptifs avec les espèces de toutes les parties du monde, c’est que personne ne conçoit encore l’idée de. la géographie physique ; l’époque n’est pas venue où les êtres d’une région, comparés dans l’ensemble à ceux des autres régions du globe, feront la lumière sur la nature de la contrée dans le temps présent et dans les temps anciens. La douceur du climat, la fertilité du sol, sont constatés ; le capitaine Cook prévoit qu’une colonie européenne pourrait prospérer sur ces vastes îles de la mer du sud. À l’égard des habitans, déjà s’est faite une certaine clarté. On soupçonne que tous n’appartiennent pas à la même race, que les hommes ont pris possession de la Nouvelle-Zélande à une date peu reculée, que durant de longs siècles le pays n’eut pas dans la création animée de maîtres plus puissans que les oiseaux. La ressemblance de l’idiome des Néo-Zélandais avec celui des Taïtiens a fourni la preuve de la communauté d’origine des divers groupes de la race polynésienne. Les rapports des membres de l’expédition anglaise avec les insulaires attestent d’autre part l’isolement prolongé des possesseurs actuels du sol de Te-Ika-a-Mawy et de Te-Wahi-Pounamou. Ce peuple de la Nouvelle-Zélande, qui depuis des siècles a échappé à tout contact extérieur, témoigne une profonde aversion pour les étrangers : il semble les regarder comme des ennemis qu’il faut absolument détruire. Du reste, il passe avec une incroyable facilité de l’extrême défiance à la confiance absolue ; il est brave, hardi, téméraire, vindicatif, il a des instincts féroces et des élans de générosité, il est perfide, enclin au vol et il a des sentimens affectueux ou délicats. Cette étonnante mobilité, répondant à la soudaineté des impressions, est bien l’indice de l’état primitif d’une race humaine ; chez les nations civilisées, pareille mobilité se manifeste aux jours de désordre parmi les foules. La population qu’observent pour la première fois le capitaine Cook, Banks et Solander se montre clair-semée, particulièrement sur l’île du sud ; elle n’a point de gouvernement. Divisée en une multitude de petits groupes obéissant à des chefs, l’hostilité règne entre les tribus, les guerres se renouvellent sans cesse, et volontiers on se figure qu’elles doivent avec le temps conduire à une extermination presque générale. La race qui domine se distingue par un beau développement physique ; les hommes, de haute stature et de belle mine, sont vigoureux, agiles, la plupart d’une santé florissante, même dans l’âge avancé ; moins bien douées sont les femmes, qui ne cherchent guère à se rendre séduisantes par des soins personnels. Les maris gardent quelque jalousie pour leurs femmes, mais sans vergogne les pères livrent leurs filles en retour d’un objet de convoitise. Ce peuple de la Nouvelle-Zélande est plein d’adresse pour construire des pirogues de toute dimension, des filets de pêche, des abris temporaires ou des demeures permanentes, plein d’habileté pour édifier des fortifications dans les endroits les plus propices à la défense. Il a le goût des ornemens et possède un certain art dans l’imitation grotesque de la figure humaine ; il donne des preuves d’une intelligence vive, et pourtant ne manifeste ni l’esprit de curiosité, ni l’attention soutenue qui conduisent à l’accomplissement de grands travaux. Avec la pénurie des ressources alimentaires, étant peu adonné à lia culture de la terre et ne connaissant aucune boisson spiritueuse, il reste sobre ; à l’occasion, il fait ses délices des repas de chair humaine. Sans peine, les Néo-Zélandais bravent le froid ; ils passent des nuits en plein air. S’ils manœuvrent les pagaies, s’ils exécutent des ouvrages qui exigent l’entière liberté des bras, ils sont presque nus ; seules les parties, inférieures du corps restent couvertes. Dans son ensemble, le costume des jours de pluie est, au gré des observateurs, le plus sauvage qu’on puisse imaginer. Des feuilles découpées en lanières et attachées les unes aux autres forment un manteau que retient sur les épaules un lien terminé au bout libre par une pointe en os. Le vêtement ordinaire, noué au milieu du corps et tombant aux genoux, est fabriqué avec la fibre soyeuse de la plante textile répandue dans la contrée[24] ; le tissu ressemble à une sorte de canevas plus ou moins serré. On donne au costume toute l’élégance possible avec des bordures de différentes couleurs ou des lanières de peau de chien. L’habillement des femmes, à peu près semblable à celui des hommes, est en général moins orné. En ce pays, on ne tient pas au luxe de sa maison : il y a peu de cases spacieuses, la plupart sont très petites ; les voyageurs se plaisent à les comparer à des chenils. La charpente est en bois, les murs et le toit sont façonnés avec des couches d’herbes fortement comprimées et revêtues assez ordinairement d’écorces d’arbres ; la porte est juste assez haute pour qu’un homme puisse entrer ou sortir en rampant sur les genoux. Du reste, dans ces pauvres demeures, on est parfaitement protégé contre le froid, le vent et la pluie. Des amas d’herbes sèches constituent les lits ; un trou carré sert de foyer. On a vu de quelle simplicité sont les armes et les outils des Néo-Zélandais. Comme la poterie est inconnue, l’eau se conservé dans des gourdes. A défaut de vases de métal ou d’argile, tous les alimens sont grillés ou rôtis sur des pierres exposées au feu dans des cavités souterraines comparables à des fours. Tel est le tableau de la Nouvelle-Zélande et de la vie de son peuple que nous ont livré les observations du capitaine Cook et du savant Joseph Banks.


IV

Le 17 décembre 1769, tandis qu’au sud du mont Egmont, officiers et matelots de l’Endeavour écoutent sur le pont le délicieux ramage des oiseaux de la forêt voisine, un navire français mouille dans une baie située vers le nord[25]. Fait assez étrange : pendant un siècle et demi, aucun navigateur n’approche de la terre découverte par Tasman, et voilà que, dans le même moment, se montrent dans ses eaux les pavillons de la Grande-Bretagne et de la France ; mais ce n’est pas pour rendre un égal service au monde civilisé. Le capitaine de Surville, réputé pour ses qualités d’homme de mer, parcourait l’Océan-Pacifique dans le dessein de prendre possession d’une île. Ayant appareillé le 3 mars sur le Gange, dans la baie d’Engeli, après s’être dirigé sur les Philippines, il avait visité les archipels des Baboyanes, des Baschi, des Salomon ; il arrivait à la Nouvelle-Zélande. Jeté au sein d’une région absolument inconnue, ne va-t-il pas se livrer à une reconnaissance des côtes, étudier quelque peu le pays, s’inquiéter des mœurs et des usages des habitans ? Point ; le personnage ne songe à rien. Hautain, maladroit, brutal envers les indigènes, il laissera le souvenir d’une action indigne. Surville n’éprouva pas comme d’autres l’hostilité des insulaires ; il eut même toute facilité pour réparer les avaries survenues à son navire, et pour se procurer les rafraîchissemens dont il avait besoin. Ayant quitté son premier mouillage, il jeta l’ancre au fond de la baie, dans une crique qu’il nomma l’anse du Chevalier ; c’était en face d’un village. Il y avait des malades sur le bâtiment : une chaloupe les conduisant à terre est surprise par une tourmente et s’égare ; le chef du village recueille ces malades, les installe dans sa propre maison, les fournit de tout ce qu’il peut offrir, et, tel qu’un vrai seigneur, refuse d’accepter la moindre chose en retour de ses bons offices. Pendant la tempête, Surville avait perdu un canot à la traîne du navire ; un jour, l’apercevant échoué sur le rivage, il l’envoie chercher. On ne trouve plus le canot ; des Néo-Zélandais l’ont coulé dans une petite rivière, espérant ainsi le garder. Alors le capitaine, furieux de la perte de son embarcation, ne rêve plus que vengeance ; il descend à terre, et, voyant quelques insulaires, il les appelle. Le premier qui accourt, sans défiance, est saisi et entraîné à bord ; on s’empare d’une pirogue, on brûle les autres, ainsi que les cases du voisinage. L’homme arrêté est précisément le chef qui a secouru les malades. N’importe, M. de Surville l’emmène, quittant au plus vite la côte témoin de ses exploits[26].

Deux ans plus tard, notre pavillon se montre de nouveau en ces parages. Le capitaine de Bougainville avait ramené d’un voyage autour du monde, exécuté pendant les années 1768 et 1769, un naturel de Taïti. Le jeune insulaire, après un séjour à Paris, avait été envoyé à l’Ile de France avec ordre aux administrateurs de la colonie de faciliter son retour en sa terre natale. L’officier qui avait conduit en 1761 le père Pingre à l’île Rodrigue, Marion du Fresne, alors capitaine de brûlot, voit une occasion de se distinguer par une nouvelle campagne, et sans doute par des découvertes dans des mers encore peu fréquentées. Il offre aux administrateurs de l’Ile de France de porter le Taïtien dans sa patrie et demande de joindre une flûte du roi à un bâtiment dont il dispose. Ces propositions accueillies, l’intendant des îles de France et de Bourbon prescrit au capitaine de s’avancer autant que possible vers le sud afin de rencontrer les îles ou le continent qu’on suppose exister sous les hautes latitudes australes. Marion part le 18 octobre sur le vaisseau le Mascarin, tenant sous ses ordres un second navire, le Marquis de Castries, commandé par le chevalier Duclesmeur. Après une relâche au cap de Bonne-Espérance, il erre jusque vers le 47e degré de latitude, touche à la terre de Van-Diemen et se dirige ensuite sur la Nouvelle-Zélande. Il reconnaît le mont Egmont, et de là, s’élevant au nord, il contourne la côte de Te-Ika-a-Mawi, pénètre dans la baie des Iles et mouille, le 11 mai 1772, dans une situation favorable. Les navires avaient éprouvé de graves avaries ; les beaux arbres du pays devaient permettre de tout réparer. On fit dresser des tentes et porter les malades sur un îlot. Les indigènes venaient à bord, en compagnie des femmes, ne témoignant que des dispositions amicales et une entière confiance. Ils apportaient du poisson et recevaient en échange des clous qu’ils convertissaient en petits ciseaux jugés excellens pour travailler le bois. A l’aide d’un vocabulaire de la langue de Taïti, dont l’intendant de l’Ile de France avait pourvu le chef de l’expédition, les entretiens s’effectuaient sans trop de peine. Une concorde parfaite régnait entre les naturels et les étrangers. Les Néo-Zélandais invitent les officiers français à se rendre dans leur village ; Marion s’empresse d’accepter. Avec une suite assez nombreuse, il explore une portion de la baie et visite une vingtaine de villages ; partout c’est une gracieuse réception ; les habitans, hommes, femmes et enfans, se montrent fort sensibles aux moindres présens. Tous les villages bâtis sur des pointes de terre escarpées sont pourvus de défenses ; ce sont les heppah que Cook a si bien décrits. Seulement le navigateur français signale, outre les fossés, les palissades, les sentiers tortueux, les portes basses, l’existence de trois bâtimens publics : le dépôt d’armes, le magasin de vivres, l’atelier des engins de pêche, construits sur un espace élevé entre les files de maisonnettes. Les observations sur le régime, l’industrie, le vêtement des Néo-Zélandais confirment ce que nous en avons rapporté. Marion a remarqué chez ce peuple les signes d’une croyance religieuse ; dans sa pensée, la figure sculptée, d’aspect hideux, qu’on voit au centre de chaque village, et souvent dans des cases particulières, est l’emblème d’une divinité tutélaire.

Le commandant se met en quête d’arbres propres à la confection des mâts ; toujours accompagné d’une foule d’indigènes, il rencontre dans l’intérieur des terres une belle forêt. Sur place, on établit un atelier où l’on amène les deux tiers des équipages munis de tous les instrumens nécessaires. En même temps, on élève des baraques sur le rivage le plus proche afin d’entretenir une correspondance facile entre les vaisseaux et l’installation dans la forêt. Les travaux s’exécutant, les indigènes se mêlent aux ouvriers et prêtent assistance ; parfois les matelots s’aventurent au loin dans les terres pour tuer des canards, et dans les endroits peu praticables comme les marais et les passages de rivières, les Néo-Zélandais les aident à se tirer d’embarras ou même s’emploient à les porter. A toute occasion, on profitait du concours des insulaires ; en reconnaissance de bons offices continuels, le capitaine français avait voulu gratifier ce peuple, si mal partagé sous le rapport des subsistances comestibles, de la plupart de nos plantes potagères ; c’était chaque jour échange de bons procédés. Si tel officier n’oubliait pas que Tasman nomma le havre où il vint atterrir la baie des Meurtriers[27], en général officiers et matelots se croyaient en pleine sécurité. Le chef s’abandonnait à la confiance, trouvait bonheur à vivre parmi les indigènes. « Nous étions si familiers avec ces hommes, dit Crozet, le narrateur du voyage, que presque tous les officiers avaient parmi eux des amis particuliers qui les servaient et les accompagnaient partout. Si nous étions partis dans ce temps-là, nous eussions apporté en Europe l’idée la plus avantageuse de ces sauvages, nous les eussions peints dans nos relations comme le peuple le plus affable, le plus humain, le plus hospitalier qui existe sur la terre. »

Depuis des semaines, on était sous le charme de la courtoisie des insulaires, Marion ne songeait guère à se tenir sur ses gardes ; une après-midi, plein d’insouciance, il se rend à terre en compagnie de deux jeunes officiers, de quatorze matelots et de plusieurs Néo-Zélandais qui étaient sur le vaisseau. Le soir, ni le capitaine, ni personne de sa suite, ne revient à bord ; néanmoins on ne conçoit aucune inquiétude : il semble tout simple de croire que Marion a couché dans une cabane afin de visiter le lendemain dès l’aube les ouvrages de mâture qui s’exécutent dans la forêt. Au matin, une chaloupe va, selon l’habitude, faire de l’eau et du bois pour les besoins de la journée. Quelques heures plus tard, on remarque un homme nageant vers les vaisseaux ; un canot va le secourir : — c’est un des douze hommes de la chaloupe qui seul a échappé au massacre de tous ses camarades. Le malheureux est blessé de deux coups de lance ; il raconte une horrible scène. Au moment où l’équipage débarquait, les indigènes avaient prodigué, comme les jours précédens, les démonstrations d’amitié. Les matelots dispersés, chacun préparant sa charge de bois, les sauvages, armés de piques et de massues, s’étaient rués sur eux par groupes de huit ou dix et les avaient assommés. L’homme sauvé, n’ayant eu affaire qu’à deux ou trois ennemis, s’était défendu, puis dérobé au milieu des broussailles. Avant de prendre la résolution d’essayer d’atteindre les navires à la nage, il avait vu les insulaires dépouiller ses camarades tués et les couper en morceaux. N’est-il pas bien probable que le capitaine et sa suite ont subi le même sort ? Aucune nouvelle n’est parvenue. Les officiers qui restaient à bord des deux navires se concertent sur les moyens de sauver les trois postes établis à terre ; une chaloupe armée, sous le commandement d’un officier, est expédiée pour faire une reconnaissance le long de la côte et porter secours aux travailleurs de l’atelier de la forêt. Le lieutenant Crozet avait passé la nuit au milieu des ouvriers ; il dirigeait le transport des mâts lorsqu’il aperçut une troupe de matelots marchant en bon ordre, le fusil garni de la baïonnette ; c’était la certitude d’un événement grave. Informé par le chef de la troupe, Crozet fit cesser les travaux, emporter les ustensiles, charger les fusils ; on partit, et, pour arriver au bord de la mer, il fallut passer au travers de groupes d’indigènes dont les chefs se plaisaient à répéter : « On a tué Marion, Marion est mangé. » A peine les Français sont-ils dans la chaloupe que les sauvages crient, menacent, jettent des pierres et des javelots. Comme il importe de se faire craindre, on tire sur les plus acharnés ; nombre d’hommes tombent, à la complète stupéfaction de leurs camarades incapables de comprendre qu’on puisse être frappé à distance.

Il restait à prendre les malades installés sur la petite île ; l’opération s’effectua sous la garde de soldats de marine. On ne pouvait partir sans avoir de l’eau et du bois en quantité suffisante ; les descentes sur la Grande-Terre présentant de véritables dangers, il fallait à tout prix se rendre maîtres de l’île où coulait un ruisseau d’une eau fraîche et limpide, où l’on trouvait du bois en abondance. Il y avait un gros village, les chefs multipliaient les menaces et les provocations ; les marins français les repoussèrent à la baïonnette, ouvrirent la fusillade, tuèrent une cinquantaine d’hommes et incendièrent toutes les cases. Dans le dessein de recueillir des preuves matérielles de la mort de Marion, un fort détachement fut conduit à la Grande-Terre et dirigé sur le village où le capitaine avait dû être tué. Les habitans avaient pris la fuite à l’approche de la petite troupe ; on aperçut le chef qui se sauvait portant sur ses épaules le manteau du commandant du Mascarin. Des vêtemens, les pistolets de l’un des jeunes officiers assassinés, furent découverts ainsi que des fragmens des corps où se voyaient les empreintes des dents des cannibales. Dans un autre village, on trouva encore des lambeaux des hardes des gens massacrés ; le feu, partout allumé, dut faire disparaître jusqu’aux dernières traces de l’affreux drame.

Par quel motif, se demande-t-on, les Néo-Zélandais se livrèrent-ils à un acte d’épouvantable sauvagerie, de férocité inouïe, après avoir, durant plus d’un mois, accablé les étrangers de prévenances et de démonstrations d’amitié ? Crozet, l’historien de la terrible aventure, n’a pu reconnaître aucune cause. A divers voyageurs, il a semblé probable que le chef de la tribu avait voulu venger le sort de son parent que Surville avait emmené. Une explication bien différente a été recueillie par un marin qui fréquenta souvent les côtes de la Nouvelle-Zélande au commencement du siècle actuel[28]. Il y avait sur le bâtiment de Marion, aurait dit un témoin du massacre, une femme européenne qui était venue laver du linge au village de Parao ; des gens de la tribu de Wangaroa lui en dérobèrent plusieurs pièces. Puis une rixe s’engagea entre les matelots et les indigènes au sujet de quelques poissons pris dans un filet. Sur ces entrefaites, le capitaine Marion, ignorant ce qui se passait, mit pied à terre, il fut tué. Des centaines d’insulaires ont payé de la vie l’acte de cruauté ; un demi-siècle plus tard, les Néo-Zélandais ne parlaient encore de l’événement qu’avec une sorte d’effroi.

Crozet a tracé des habitans de la Nouvelle-Zélande un portrait digne d’être conservé ; on aura par la suite l’occasion d’en rapprocher le portrait de leurs descendans dominés par la civilisation européenne. « Je n’ai trouvé dans ces hommes naturels, dit le marin français, que des enfans méchans, d’autant plus dangereux qu’en général ils sont plus forts que le commun des hommes même robustes. Je les ai vus passant, dans un quart d’heure, de la joie la plus imbécile à la tristesse la plus noire, de la tranquillité à la fureur, et revenir subitement à un rire immodéré. Je les ai vus tour à tour et sans intervalle doux, caressans, puis durs et menaçans. Jamais longtemps dans la même assiette, mais toujours dangereux et traîtres. » Crozet a distingué dans cette population, d’après la couleur de la peau, trois races d’hommes, et pour chacune, tout au moins pour deux d’entre elles, il suppose une origine particulière. La Nouvelle-Zélande lui est apparue comme une grande montagne qui aurait autrefois fait partie d’un vaste continent. Il dépeint la côte occidentale, escarpée, sans havres, paraissant peu habitée, la côte orientale offrant une multitude d’îles, de baies et de ports, les rivières descendant des montagnes ayant ouvert leurs embouchures de ce côté, puis des plaines délicieuses et bien boisées, partout des traces de volcan, comme la lave mêlée de scories, le basalte, la pierre ponce.

En Angleterre, sous l’impression de la grandeur des résultats de l’expédition de James Cook, s’était enflammé l’esprit d’aventure. L’Endeavour était à peine rentré au port qu’on se préoccupe d’une nouvelle campagne. C’est qu’en effet le voyage de circumnavigation le plus scientifique dont un peuple puisse encore s’enorgueillir vient d’être accompli. Les talens du marin, l’importance des découvertes, le progrès réalisé dans la connaissance du globe, les notions acquises sur les habitans des îles de la Mer du Sud, ont frappé les imaginations, excité l’intérêt, suscité l’admiration. Moins enthousiastes que beaucoup d’autres, il est vrai, paraissent être les membres du gouvernement. En récompense de ses services et de ses mérites, Cook reçoit une commission pour commander dans la marine royale. C’est modeste ; l’homme qui a si bien conduit le vaisseau de sa majesté britannique l’Endeavour croyait, sans trop de présomption, semble-t-il, avoir quelque droit au titre de capitaine. Lord Sandwich, le chef de l’amirauté, ne pensa pas devoir satisfaire une telle ambition ; c’eût été blesser les règles du service naval. On représenta qu’à défaut du titre les avantages étaient semblables. Belle consolation, en vérité ; mais tous les hommes comprennent-ils qu’à certaines heures c’est justice et bonne politique de transgresser les règles faites pour la médiocrité ? Ce qu’on devait au capitaine Cook n’était pas de l’ordre des choses ordinaires.

Malgré la reconnaissance des limites de la Nouvelle-Hollande et de la Nouvelle-Zélande, malgré les barrières de glace rencontrées sous de plus hautes latitudes, l’idée de l’existence d’un continent austral n’était pas abandonnée. On mettait encore un espoir dans des recherches à travers les régions circumpolaires qui n’avaient point été visitées. Ainsi, dans le dessein d’affronter les glaces, furent armés deux navires offrant les qualités les plus favorables par les proportions et la solidité. On les appelle la Résolution et l’Aventure. Le chef, James Cook, arbore son pavillon sur la Résolution, Tobias Furneaux prend le commandement du second navire. On sentait alors tout le prix des études de la nature sur des terres encore à peine connues ; Joseph Banks, l’ardent explorateur pendant le premier voyage, devait faire la nouvelle campagne ; un dissentiment qui survint à la dernière heure entre le capitaine Cook et son ancien compagnon amena une rupture. En l’absence de Banks, un savant déjà estimé, John Reinhold Forster, et son fils Thomas Forster, furent attachés à l’expédition, ainsi que deux astronomes et un peintre. Le capitaine Cook a tracé de sa main le récit du second voyage autour du monde ; de son côté, Thomas Forster en a fait une narration. La comparaison des deux ouvrages est à la fois curieuse et instructive. Le marin ne distingue nettement qu’entre la mer et la terre ; il note froidement la position des îles, la configuration des rivages, l’état de la mer ; avec une complaisance fort légitime, il énumère en détail les soins qu’il a pris pour tenir ses équipages en parfaite santé durant une longue et périlleuse navigation ; il est au bonheur d’avoir ramené tout son monde au port. Les magnificences, les étrangetés de la nature ont passé devant ses yeux sans guère toucher son esprit. Cook est l’habile marin, le commandant plein de scrupules, de sagesse et de fermeté ; Forster raconte les phénomènes physiques dont il a été témoin et s’efforce de les expliquer. Il admire la beauté de la forêt, la singularité de la végétation, le plumage de l’oiseau inconnu. C’est le naturaliste qui a des enthousiasmes et mieux encore le sentiment poétique.

Le 13 juillet 1772, les deux vaisseaux étaient sortis du canal de Plymouth ; le 26 mars de l’année suivante, la Résolution, que la brume a séparé de l’Aventure, jetait l’ancre dans la baie Dusky, à peine entrevue au cours du premier voyage. On avait été péniblement impressionné par une longue navigation au milieu des glaces ; les rivages de la Nouvelle-Zélande paraissent enchanteurs à l’état-major et à l’équipage, qui n’ont pas vu la terre depuis plusieurs mois. « Le temps était délicieux et l’air doux, rapporte Thomas Forster ; des troupes d’oiseaux de mer animaient les côtes et tout le pays retentissait de la musique des oiseaux des forêts. De superbes points de vue dans le style de Salvator Rosa, des forêts antédiluviennes, de nombreuses cascades qui se précipitent de toutes parts avec un bruit retentissant, contribuaient d’ailleurs à notre félicité ; à la suite d’une longue campagne, les navigateurs sont si prévenus en faveur du pays le plus sauvage que ce canton de la Nouvelle-Zélande nous semblait le plus beau qu’ait produit la nature. » Le capitaine Cook, accompagné des naturalistes, de l’astronome et du peintre, entreprend la reconnaissance de la baie, et plus d’une fois on s’émerveille devant les beautés du paysage. Au fond d’une crique, c’est une rivière d’un effet charmant ; ce sont des cascades tombant sur une côte si escarpée que sur le vaisseau amarré au voisinage les futailles peuvent être remplies à l’aide d’un simple tuyau. Dans la contrée, les montagnes toujours chargées de vapeurs qui procurent une fâcheuse humidité ont un caractère triste et imposant. Une chute d’eau qui jaillit d’une hauteur énorme heurte les saillies des roches, s’étale dans un bassin et, débordant de sa vasque, s’écoule jusqu’à la mer en fuyant avec fracas au milieu d’un amoncellement de pierres ; le spectacle semble tenir de la féerie lorsque, sous le rayon de soleil, la masse liquide s’illumine des couleurs du prisme. Les rochers d’alentour, vêtus de mousse, de fougères, de fleurs ; par intervalles, les bouquets d’arbrisseaux et les arbres disséminés complètent le tableau. Les montagnes aux cimes blanches, la vaste baie semée de petites îles verdoyantes en forment le cadre.

Tandis qu’on répare les agrès du vaisseau, les naturalistes battant la campagne récoltent, malgré l’hiver qui s’annonce, quantité de plantes et d’animaux d’un réel intérêt ; l’astronome s’occupe des observations nécessaires pour déterminer la latitude et la longitude, l’artiste fait le portrait des indigènes les plus remarquables par les caractères physiques et peint les paysages les plus attrayans. Sur le pays parcouru on ne rencontra que peu de familles d’indigènes. Cook fit lâcher des oies sur un point inhabité dans l’espérance qu’elles multiplieraient ; ailleurs furent répandues des graines de nos plantes potagères. On partit pour se rendre dans le canal de la Reine-Charlotte. L’Aventure stationnait déjà depuis des semaines à la place même où l’Endeavour avait mouillé trois années auparavant, c’est-à-dire tout près de l’île qui avait reçu l’inscription attestant le passage du navire britannique ; le 21 mai 1773, la Résolution vint jeter l’ancre à côté de l’Aventure, et ce fut grande joie parmi les états-majors et les équipages des deux bâtimens de se retrouver après une séparation de plusieurs mois. Profitant d’une inaction forcée, le capitaine Furneaux avait fait planter des légumes d’Europe ; on eut le plaisir de les voir pousser et d’en manger ; on appela les naturels à connaître les ressources que procuraient les jardins dont ils allaient devenir propriétaires. Des animaux de l’espèce porcine furent déposés en un lieu désert avec la pensée qu’ils se propageraient à l’état sauvage. Cook jugea le pays moins peuplé qu’à l’époque de sa première visite ; il s’étonna de ne pas revoir les anciens habitans, d’autres les avaient remplacés. Beaucoup d’indigènes néanmoins adressèrent des questions au sujet de Tupia et plusieurs d’entre eux se montrèrent affligés en apprenant sa mort ; le nom du Taïtien qui comprenait l’idiome local s’était répandu dans tout le pays. Le séjour de l’expédition anglaise ne fut pas de longue durée ; mais après une course sous les latitudes moyennes et une relâche à Taïti, Cook reparaissait à la Nouvelle-Zélande dans le dessein de renouveler les provisions d’eau et de bois pour s’acheminer encore vers les hautes latitudes. Le 16 octobre, il touchait la côte orientale de Te-Ika-a-Mawi, désirant gratifier les indigènes de cette région, plus industrieux que les habitans du sud, d’animaux domestiques, de graines et de racines. Les Néo-Zélandais avaient la plupart appris la valeur du fer ; ils n’estimaient plus rien au même degré que les haches et les clous. Survint une tempête d’une extrême violence, les deux navires furent de nouveau séparés ; la Résolution traversa le détroit et attendit l’Aventure au mouillage du canal de la Reine-Charlotte. Une tribu du pays, ayant été en expédition, avait rapporté un butin considérable et des corps qui furent mangés ; les Anglais virent les reliefs des repas des cannibales. Néanmoins Forster estime que le fond d’une baie de la côte nord de Te-Wahi-Pounamou serait un endroit très propice pour un établissement européen, à raison de la grande étendue de terre aisée à cultiver, facile à défendre contre de petites peuplades très clair-semées. Le fameux lin[29], dont les naturels se servent pour fabriquer vêtemens, nattes et cordages, très répandu dans la contrée, semblait alors appelé à devenir une précieuse matière pour l’industrie. La Résolution, ne voyant point paraître sa conserve, partit, se dirigeant vers le pôle.

Quelques semaines plus tard arrivait l’Aventure ; cette fois, le séjour du vaisseau britannique au canal de la Reine-Charlotte se trouva marqué par un de ces événemens lugubres qui témoignèrent en Europe de la férocité des insulaires de la Nouvelle-Zélande. Dix hommes composant un petit détachement furent massacrés sans qu’un seul échappât pour raconter les péripéties du drame. Deux ou trois années après, on en eut le récit de la bouche de plusieurs indigènes. Les gens de l’équipage du capitaine Furneaux dînaient assis sur l’herbe, entourés d’un certain nombre de naturels. Quelques-uns de ces derniers se mirent à dérober différens objets ; irrités, les matelots anglais frappèrent les voleurs, en tuèrent deux à coups de fusil ; furieux, les Néo-Zélandais, se précipitant sur la petite troupe, l’accablant par le nombre, assommèrent tous les malheureux marins. Au mois d’octobre 1774, Cook, allant des rivages de la Nouvelle-Calédonie, qu’il venait de découvrir, au détroit qui sépare Te-Ika-a-Mawi de Te-Wahi-Pounamou, rencontra sur la route, un peu au-delà du 29e degré de latitude, l’île de Norfolk[30]. Sur cette île, fort éloignée de toute autre terre, les naturalistes de l’expédition observèrent plusieurs des végétaux qui croissent à la Nouvelle-Zélande. C’est la première indication de faits d’une haute importance dont nous aurons à nous préoccuper par la suite.

Au retour de sa seconde campagne dans la Mer du Sud, Cook, promu au grade de capitaine de vaisseau, reçut des honneurs et des avantages qui lui créaient une agréable situation. L’illustre marin avait acquis des droits au repos ; pourtant le repos allait être fort court. Les efforts réitérés des navigateurs en vue de la découverte d’un passage au nord-ouest étant demeurés stériles, il vint à la pensée de certains géographes qu’on obtiendrait peut-être un succès si l’on cherchait à pénétrer de l’Océan-Pacifique dans l’Atlantique. Pour une pareille tentative, le capitaine Cook semblait bien l’homme le plus capable de réussir, mais on n’osait faire appel au dévoûment de celui qui avait déjà éprouvé tant de fatigues. Il fallait au moins le consulter. Dans une réunion chez le ministre lord Sandwich, on parla du projet, et Cook, s’enflammant, se déclara prêt à se charger de l’entreprise. Deux navires furent promptement armés : la Résolution et la Découverte ; l’astronome William Bailey s’embarqua sur le second bâtiment, que commandait le capitaine Clerke. Quant à l’histoire naturelle, on ne s’en embarrassait pas ; le chirurgien Anderson devait y suffire. Cook s’était brouillé avec Banks et Solander, puis avec les deux Forster ; il désirait ne point avoir de savans à son bord. Il n’était plus le commandant d’autrefois, qui en vue d’un avantage savait endurer l’ennui et supporter la contradiction ; il était devenu le chef dur et impérieux qui ne se plie aux exigences de personne.

Les deux vaisseaux appareillèrent à Plymouth le 12 juillet 1776 ; au mois de février 1777, ils sont en relâche à la Nouvelle-Zélande, au mouillage préféré du capitaine Cook dans le canal de la Reine-Charlotte. Aucun incident bien notable ne se produit pendant cette relâche ; Cook abandonne encore quelques animaux domestiques[31] croyant que désormais les navigateurs en trouveront dans le pays soit aux mains des habitans, soit à l’état sauvage. Il obtient des renseignemens sur les circonstances qui accompagnèrent le meurtre des dix hommes de l’équipage du capitaine Furneaux et reçoit de nombre d’indigènes l’invitation de mettre à mort des gens désignés comme auteurs du massacre ; les haines sont ardentes entre les tribus voisines. Un jeune insulaire, mû par le désir de voyager et tout au moins de se rendre à Taïti, se présente sur la Résolution ; un garçon d’une dizaine d’années conduit par son père veut aussi courir le monde ; le commandant déclare que ceux qu’il emmènerait à Taïti n’auraient sans doute jamais l’occasion de rentrer dans leur patrie. N’importe ; les parens se montrent fort peu touchés de la séparation : les sentimens de famille ne sont pas en général bien vifs à la Nouvelle-Zélande. Anderson trace de la région qu’il a visitée un tableau tout attrayant ; la fertilité du sol paraît admirable ; si de chétifs arbrisseaux couvrent seuls les collines voisines de la mer, à peu de distance, c’est la forêt de grands arbres d’une étonnante vigueur et de l’aspect le plus majestueux ; le climat est agréable, la température n’étant ni très chaude l’été ni très froide l’hiver. Le chirurgien de la Résolution énumère les plantes et les animaux répandus dans le pays, les richesses de la mer ; il dépeint les insulaires, les jeunes gens à la physionomie ouverte, les hommes d’âge mûr à l’air sérieux ou même dur, quelques-uns ayant le visage sillonné par un tatouage en lignes spirales ; — l’observateur n’a pu apprendre si le tatouage est un effet du caprice ou une marque de distinction ; chez les femmes, il est toujours limité aux lèvres et au menton. Anderson décrit les habitations, misérables huttes faites avec adresse, l’ameublement qui se compose d’un petit nombre de sacs et de paniers, les engins de pêche et en particulier les hameçons en bois terminés par une pointe en os, puis les pirogues, parfois d’une construction remarquable et souvent ornées d’une grosse tête sculptée qui semble être la figure d’un homme pris de violente colère. Le savant chirurgien s’émerveille de l’habileté des Néo-Zélandais confectionnant des outils, des instrumens, des armes avec des pierres, des coquillages et des os ; il s’attriste au sujet de la malpropreté, des goûts grossiers, des actes de frénésie ou de cruauté de ces insulaires. A cet égard, on est déjà instruit par les premières relations. Le 20 février 1777, le capitaine Cook quittait la Nouvelle-Zélande ; nous n’avons pas à le suivre dans les autres parties de l’Océan-Pacifique[32].

L’opinion de Cook et de ses compagnons relative à des établissemens européens sur des terres australes n’était pas oubliée, lorsqu’en 1788 s’agita dans le parlement de la Grande-Bretagne la question d’une colonie pénitentiaire par-delà les mers : on cita la Nouvelle-Zélande comme endroit propice pour l’expérience. L’idée ne fut point accueillie : on se souvenait de Tasman, de Mari on, de Furneaux ; le cannibalisme des sauvages inspirait la terreur. Les Anglais voulaient porter les malfaiteurs le plus loin possible du pays ; ils ne désiraient pas qu’ils fussent mangés.

Le capitaine George Vancouver eut la mission de continuer dans l’Océan-Pacifique Les recherches de Cook ; il avait secondé l’illustre marin pendant ses derniers voyages. Parti en 1791 avec deux bâtimens sous ses ordres, au mois de novembre de la même année il abordait à la Nouvelle-Zélande sans beaucoup s’inquiéter du pays. Vancouver se contenta de recueillir quelques détails topographiques sur la baie Dusky ; doublant le cap sud, il reconnut des îlots ou mieux des rochers qu’on n’avait point encore signalés[33]. Le lieutenant Broughton, qui commandait le second navire, perdit la trace du chef de l’expédition ; se rendant à Taïti pour le rejoindre, il découvrit à l’orient de la Nouvelle-Zélande une île intéressante. L’officier anglais déclara en prendre possession au nom du roi George III ; il l’appela l’île Chatam[34]. Tout d’abord les habitans ne firent pas mauvais accueil aux étrangers, mais bientôt ils se montrèrent hostiles ; on en vint aux mains, les visiteurs durent au plus vite se jeter dans leurs canots. Les Anglais ne cessaient de se préoccuper de la manière d’obtenir le fameux lin de la Nouvelle-Zélande. Pour en arriver à cette fin, le capitaine Hanson, qui venait de porter des vivres aux vaisseaux de Vancouver, imagina d’enlever près de Wangaroa, sur la côte de la baie des Iles, deux naturels qu’il conduisit à l’île Norfolk. La perfidie n’eut aucun succès ; mais les Néo-Zélandais, convenablement traités par le gouverneur King, fournirent aux Européens des renseignemens sur leur pays. On ne tarda point à les reconduire sur le rivage où ils avaient été pris. Le contre-amiral d’Entrecasteaux, envoyé en 1791 à la recherche de La Pérouse, d’après la demande expressément formulée par l’assemblée nationale, côtoya sur une certaine étendue la partie nord de Te-Ika-a-Mawi au mois de mars de l’année 1793 ; le marin français n’en tira aucun avantage particulier soit pour la géographie, soit pour la science. Pour un temps, ce ne sont plus les grands voyages de circumnavigation qui nous instruiront sur les terres australes. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les relations des Européens avec la Nouvelle-Zélande deviennent presque continuelles ; baleiniers et pêcheurs de phoques affluent chaque année plus nombreux sur les rivages où la chasse et la pêche donnaient de gros profits. Bientôt arrivent les missionnaires évangéliques, qui peu à peu s’implantent sur le sol. La lutte s’engage sourde ou violente entre des envahisseurs et des peuplades primitives ; nous en suivrons les péripéties.


EMILE BLANCHARD.

  1. Les anciens navigateurs écrivaient Tawaï-Pounamou. L’orthographe du nom des deux grandes Iles parait aujourd’hui fixée.
  2. Staaten-Land.
  3. Éclipse de soleil observée à Terre-Neuve le 5 août 1766. — Philosophical Transactions of the Royal Society, vol. LXVII.
  4. L’Entreprise ou l’Effort.
  5. Tupia, naturel de Taïti, en son île ministre du culte, s’était beaucoup attaché aux explorateurs anglais. Ayant exprimé le désir de les suivre dans leur voyage, le commandant de l’Endeavour fut heureux d’embarquer un homme familiarisé avec la navigation autour des îles et ainsi très capable de rendre des services.
  6. Poverty Bay.
  7. Cap Table.
  8. Les indigènes la nomment Tahowray.
  9. Hawke’s Bay.
  10. Mercury Bay.
  11. Thames river, ainsi nommée sur la carte de Cook.
  12. Cap Bret.
  13. Doubtless Bay.
  14. Sandy Bay.
  15. Nommée par Cook : Knuckle Point.
  16. Queen Charlottes Sound. L’extrémité de la langue de terre est appelée par les indigènes Koamarou.
  17. Cloudy Bay.
  18. En réalité, c’est une péninsule, la presqu’île de Banks, comme on le voit aujourd’hui sur toutes les cartes.
  19. C’était l’ouverture du canal qu’on appellera bientôt le détroit de Foveaux, séparant l’Ile Stewart de Te-Wahi-Pounamoa. Cook passant à distance ne put s’assurer de la réalité.
  20. South Cape.
  21. Dusky Bay, par 45° 47’.
  22. Admiralty Bay.
  23. An account of the voyages undertaken by order of his present Majesty, etc., by John Hawkesworth ; vol. II et III (1773).
  24. Le Phormium tenax.
  25. Par 35° 37 de latitude. On a souvent répété que Surville mouilla dans une baie dont Cook au même moment relevait les deux pointes. C’est une erreur ; Cook se trouvait alors à cinq degrés de latitude plus au sud.
  26. Le malheureux Néo-Zélandais, le chef Naginoui, ne tarda pas à mourir.
  27. On ignorait sur les vaisseaux français la visite et l’exploration du capitaine Cook.
  28. Le capitaine Peter Dillon, Voyage aux iles de la Mer du Sud, t. Ier, p. 200. — Paris, 1830.
  29. Le Phormium tenax, déjà observé par Banks, décrit et représenté pour la première fois par Forster.
  30. Par 29° 2’ 30" de latitude australe et par 168° 10’ de longitude orientale du méridien de Greenwich.
  31. Des porcs et des chèvres.
  32. On sait que le célèbre navigateur fut tué à Owhyhee, l’une des îles Hawaï, le 14 février 1779.
  33. Les Trapps et les Snares au-delà du 48e degré de latitude.
  34. Située par 43° 40’ de latitude australe.