La Nostalgie de l’artiste


LA NOSTALGIE DE L’ARTISTE.


à mademoiselle louise bader.




I

Beaux vallons inconnus,
Des bois onde bruyante
Où l’ondine fuyante
Baigne ses beaux pieds nus ;

Dans les mousses cachées
Comme un bonheur secret,
Sources de la forêt
Des amants recherchées ;

Ô ravins murmurants,
Près des montagnes blanches,
Où l’on jette deux planches
Pour franchir les torrents ;

Pelouses solitaires
Où viennent les chamois
Cacher leurs doux émois
Sous les chênes austères ;

Mes Alpes, mes glaciers
Aux vierges dentelures,
Ô sapins ! chevelures
Couvrant nos pics altiers ;

Monts où dort mon enfance,
Où près de mes chevreuils
Chantaient les gais bouvreuils
Dans l’enclos sans défense ;

Où je courais joyeux
Dans les neiges fondues
Des hauts monts descendues
Sur le gazon soyeux ;

Où les faons aux doux yeux de la biche frileuse
Dorment paisiblement à l’ombre du buisson,
Pendant que les rayons de la lune onduleuse
Argentent les sentiers qu’embaume le cresson ;

Où l’on entend chanter les sources éloignées
Et bramer les grands cerfs piqués des moucherons,
Quand les chênes tremblants sous le choc des cognées
Mêlent leurs bruits confus aux chants des bûcherons.

II
Dans les grandes forêts, au parfum des écorces,
Dans cet air âpre et pur où vous trempez vos forces,
Que belle est votre vie à vous tous bûcherons !
Ces bois où vous errez à travers les grands troncs,
Les émanations des clairières lointaines,
Et ces longues chansons que disent les fontaines ;
Tous ces bruits étonnants, étranges, inouïs,
Dans les vieilles forêts le soir épanouis,
A vos jours inconnus donnent un charme étrange
Qui vous fait refuser la couronne en échange.
C’est que tout au-dessus de vos vierges forêts,
Au-dessus des vapeurs qui montent des marais,
Au-dessus des grands vents qui dans les solitudes
Arrachent les sapins de vos rocs hauts et rudes,
S’étend calme et limpide en sa virginité,
Ce baptême de Dieu qu’on nomme liberté !
Vous couchez sur la mousse à l’ombre des grands chênes,
Fiers et libres, au bas des collines prochaines,

Et vous vous endormez, sous la paix du ciel bleu,
Avec votre forêt, à la garde de Dieu !
III
Laissez-moi, laissez-moi vers mes neiges lointaines,
Mes vallons souriants où chantent les fontaines,
Vers mes monts éperdus, vers mes larges glaciers,
Où l’avalanche dort près des sapins altiers,
Laissez-moi, laissez-moi chercher les brises neuves ;
Je veux baigner mon front aux flots de nos grands fleuves,
Ma poitrine a besoin de l’air vierge des monts,
Des plaines trop longtemps j’ai foulé les limons,
Rendez-moi, sur les pics, le soir, le ranz des vaches,
Les bœufs vers l’abreuvoir bondissant sans attaches,
Rendez-moi les grands prés où paissent les brebis,
La jatte de lait chaud, le savoureux pain bis,
Au bord des bois fleuris la mousse et la bruyère,
Rendez-moi le soleil de ma verte Gruyère,
Rendez-moi la montagne ou bien je vais mourir.

Oh ! c’est que sur ses flancs j’aimais tant à courir !
Aux pentes des ravins où rougissent les fraises
Que de fois n’ai-je pas fait rôtir sous les braises
De beaux fruits empruntés au verger du voisin,
Ou dans son grand enclos volés à mon cousin !
Pour ma mère en allant recueillir quelques simples,
Je chantais du pays les refrains doux et simples,
En poursuivant au loin quelque chevreuil fuyard
Qui passait et glissait dans le bois de Fayard.
Oh ! que j’étais heureux, là bas, sur la montagne !
Avec la liberté pour amie et compagne !
Ce souvenir amer en moi ne peut tarir !

Oh ! le mal du pays, amis, fait bien souffrir !
IV
Mais dans mon cœur malade une pensée ardente
Arrête les sanglots et calme la douleur,
Car je veux que la foule à ma voix fécondante
Retrouve la croyance à côté du malheur ;

Pour exhaler, là haut, seul, son hymne épurante,
Le poëte aujourd’hui ne doit plus sur les monts
Porter, roi sans sujets, sa harpe murmurante,
Loin des fleuves humains qui traînent leurs limons.

Il doit rester en bas. — Dans ma cellule austère,
Par la voix du devoir mon esprit excité
Fera, grave et serein, son œuvre solitaire,
Au-dessus des rumeurs de la grande cité.

Car je veux au milieu des voix tumultueuses,
En jetant sur la foule un triangle de feu,
Illuminer soudain ses routes tortueuses
En lui parlant de l’art, de l’amour et de Dieu.