La Norvège et l’Union avec la Suède/01

Traduction par Gabriel Rouy.
Société d’édition et de publication (p. 1-13).

La Norvège et l’Union avec la Suède



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introduction historique


Les Norvégiens, entend-on dire souvent, sont un peuple jeune. Si flatteuse que cette opinion puisse être pour nous, elle n’en est pas moins inexacte, si l’on veut dire, par cette expression, que notre pays est un État souverain de date récente.

La Norvège est, au contraire, un des plus vieux royaumes de l’Europe, dont la fondation remonte à plus de dix siècles.

Dès 872, la Norvège avait acquis l’unité politique, et pendant les deux ou trois siècles suivants, son histoire est parfaitement établie, tandis que celle de la Suède demeure obscure, et ne fournit guère qu’une liste de noms de rois.

Lorsqu’en 872, Harald Haarfagre, après avoir triomphé à Hafrsfjord des derniers roitelets norvégiens, fonda la monarchie norvégienne, Alfred le Grand régnait seulement depuis un an sur l’Angleterre. À cette époque n’existaient des États actuels de l’Europe, que les royaumes de Danemark et d’Angleterre, un royaume franc et un grand-duché de Russie.

Déjà, cependant, la Norvège témoignait au dehors d’une vitalité remarquable ; les peuples de la Scandinavie occidentale jouent un rôle prépondérant dans la formation des États de l’époque des Vikings. On voit alors les Norvégiens fonder des colonies en Islande, au Grönland, dans les îles de l’Écosse, qui sont réunies à la couronne de Norvège ; ils s’établissent dans l’île de Man, fondent le royaume de Dublin ; par la part qu’ils prennent à la conquête de la Normandie[1], ils jouent aussi un rôle dans l’histoire de la France, et contribuent indirectement au développement de la civilisation britannique.

Les Norvégiens de ce temps furent aussi les premiers navigateurs transatlantiques dont l’histoire ait conservé le souvenir : renonçant à l’antique cabotage, laissant derrière eux côtes et continents, ils s’élancèrent hardiment à travers l’Océan, ouvrant ainsi une voie nouvelle à la navigation, cinq cents ans avant Christophe Colomb.

Au cours de leurs voyages, ils découvrirent le continent américain (Leiv Eriksson en l’an 1000) et abordèrent probablement sur la côte de la Nouvelle-Écosse, qu’ils appelèrent «  Vinland[2] » ; ils fondèrent dans ce nouveau monde une colonie norvégienne, mais on ne sait quelle fut sa durée exacte, car on ne possédé sur ce point d’histoire, que de très rares documents.

La race norvégienne fut donc de bonne heure éparpillée dans un grand nombre de pays ; la cause de cet exode fut vraisemblablement la nature toute spéciale de la côte norvégienne, partout si profondément découpée, qui fit de la première population une race de marins.

De plus, ce peuple avait au plus haut point le sentiment de l’indépendance et la soif ardente de hauts faits. Grâce aux continuelles expéditions des Vikings, expéditions guerrières ou simples voyages de commerce, les Norvégiens furent mis en contact avec d’autres peuples, la plupart Anglo-Saxons et Islandais ; ils rapportèrent de ces fréquentations les éléments d’une culture relativement neuve, et très caractéristique, qui fut le patrimoine commun de toute la race noroène, mais qui se manifesta surtout, au moyen âge, sous la forme d’œuvres littéraires, dans la colonie qu’ils avaient fondée en Islande.

Lorsque, en 872, les nombreux petits royaumes dont se composait alors la Norvège, furent fondus en une seule monarchie, l’unité nationale ne fut cependant pas faite, faute d’un pouvoir central assez fort. De plus, par rapport à la superficie, la population était trop clairsemée. De par son heureuse situation géographique, ce pays montagneux était peu exposé aux ennemis du dehors, dont les attaques eussent poussé les différentes forces de la nation a se coaliser. Les fermes étaient éparpillées et séparées souvent par de grandes distances ; les cantons habités étaient isolés entre eux par des crêtes montagneuses et des forêts, cette situation fit se développer chez les paysans propriétaires grands et petits (odelsbœnder et selveiere), un sentiment de farouche indépendance qui empêcha leur unification, car ils ne voulaient pas se soumettre à la volonté supérieure sans laquelle nul programme national ne peut être réalisé.

Différente en cela des autres États européens, la Norvège était, dès cette période reculée de son histoire, comme elle est encore aujourd’hui, une réunion d’individus aux opinions trop particularistes, pour pouvoir s’affirmer fortement au dehors, principale condition pour un état souverain.

C’est là notre point faible ; c’est à cause de lui que, pendant l’union avec le Danemark nous avons si longtemps supporte une situation fâcheuse ; mail d’un autre côté, c’est peut-être à lui que nous devons notre force en tant que nation.

Les forces du pays s’usèrent pendant des siècles en compétitions qui visaient le trône et l’hégémonie.

Les vieilles familles aristocratiques, relativement rares dans ce pays démocratique de paysans propriétaires, se déchiraient entre elles, mais en même temps le peuple s’affaiblissait. Finalement, il n’y eut plus de familles dirigeantes, dont le nom seul eût servi de trait d’union au peuple dans les temps difficiles, et créé une force pour résister aux influences du dehors. Mais, ce manque d’hommes dirigeants et de grandes familles, qui, en d’autres pays, tout en veillant à l’observation des lois, formaient un intermédiaire entre le roi et le peuple, fit que ce peuple se trouva en rapport plus constant et plus étroit avec la royauté, et accrut sa fidélité aux lois et au pouvoir royal.

Ce fait explique cette fidélité à la maison royale, qui a toujours été une caractéristique du paysan norvégien ; on verra tout à l’heure les conséquences fâcheuses qui, dans le cours de notre histoire, en furent le résultat.

Lorsque, en 1387, la dynastie royale s’éteignit, la couronne de Norvège passa sur la tête des rois de Danemark ; grâce au loyalisme des Norvégiens et à l’absence de familles dirigeantes, le pays glissa sans résistance, dans une union permanente, d’abord avec le Danemark et la Suède (Union de Kalmar), puis avec le Danemark seul[3].

Ces trois peuples, depuis longtemps déjà, parlaient une langue différente, et chez eux des mœurs opposées étaient nées : l’histoire et la tradition nous apprennent, en effet, qu’ils étaient devenus étrangers l’un à l’autre, et même s’étaient souvent fait la guerre.

L’union de Kalmar fut malheureuse. La Suède s’en détacha en 1521, par une insurrection, tandis que le Danemark et la Norvège restaient comme deux royaumes séparés et indépendants, mais, en vérité, unis sous une même dynastie. On peut encore, à ce sujet, constater combien les Norvégiens étaient fidèles à leur roi ; lorsque Christian ii, roi de Danemark, déjà expulsé de Suède par l’insurrection de 1521, eut plus tard également été chassé du Danemark, il trouva son dernier asile en Norvège, chez ses fidèles sujets, qui ne voulaient pas abandonner leur souverain légitime.

Sous cette union, la Norvège resta royaume héréditaire, tandis que la couronne de Danemark était élective ; c’est ce qui explique pourquoi les rois cherchèrent souvent à s’appuyer sur le peuple démocrate de la Norvège, plutôt que sur la noblesse danoise ; celle-ci continua cependant, pour conserver l’union des deux pays à élire toujours comme roi de Danemark, l’héritier du trône de Norvège.

En 1660 seulement, l’hérédité du trône fut rétablie en Danemark, en même temps que l’on instituait la royauté absolue.

La Norvège resta unie au Danemark jusqu’en 1814, mais, et ceci est très important à retenir, elle fut toujours un royaume séparé[4].

Les rois avaient le droit absolu d’agir uniquement en leur qualité de rois de Norvège ; ils en usèrent d’ailleurs en diverses circonstances, par exemple, lors de la conclusion d’un traité de frontières entre la Norvège et la Suède. À ce sujet, il y a lieu de bien remarquer que la Norvège, depuis 1841, avait son armée indépendante et entièrement nationale ; cette armée a une histoire dont nous sommes fiers et qui fit ses preuves, lorsqu’au commencement du xixe siècle, les événements la forcèrent à intervenir.

Sous sa dynastie nationale, la Suède devint une puissance de premier rang ; sous Gustave-Adolphe, elle joua un rôle prépondérant dans l’histoire de l’Europe ; sous Charles xii, elle fut aux prises avec la nation qui se fondait sur sa frontière orientale, et on la vit lutter avec succès pour défendre ses prétentions à l’hégémonie dans la Baltique.

Dominant au sud, la Poméranie et la majeure partie des provinces baltiques, à l’est, la Finlande, c’était une grande puissance, qui menaçait surtout les deux autres peuples scandinaves ; la Suède devait fatalement se vouer à sa mission qui était d’acquérir un pouvoir absolu sur toute la péninsule.

Un auteur suédois, célèbre[5], reconnaît que, pendant des siècles, la Norvège fut l’objectif de la politique de nos grands rois, qu’elle éveillait les « convoitises » du peuple suédois, et qu’après la perte de la Finlande en 1809, sa possession fut considérée comme indispensable à sa sécurité et à son indépendance. À différentes reprises, en effet, la Suède tenta la conquête de la Norvège, mais toujours le succès des armes suédoises cessa dès que la frontière eut été franchie.

Comme, en même temps, notre allié, le Danemark était fréquemment battu par les Suédois, ces guerres eurent pour résultat la cession par le roi de Danemark et de Norvège des provinces méridionales et orientales de notre pays, Bohuslen, Jemteland et Herjedalen, qui font aujourd’hui encore partie de la Suède.

La dernière tentative importante faite par les Suédois, pour conquérir la Norvège se termina par la mort de Charles xii, en 1718, sous les murs de la forteresse norvégienne de Fredriksten.

Pendant les quatre-vingt-dix années qui suivirent, la Suède s’occupa, tant à cicatriser les blessures qu’elle avait reçues qu’à se défendre contre la Russie ; mais, lorsqu’en 1809, elle eut cédé la Finlande à cette dernière puissance, elle ne tarda pas à caresser de nouveau ses vieux projets de conquête.

Sur ces entrefaites, on s’apercevait de plus en plus en Norvège qu’une indépendance plus complète que celle résultant de l’union avec le Danemark était nécessaire. La perte de la flotte dano-norvégienne en 1807, lors du bombardement de Copenhague par les Anglais, fut l’événement qui décida de l’avenir. Le Danemark se trouva dans l’impossibilité d’assurer la défense de son alliée, et des négociations eurent lieu entre les hommes qui dirigeaient les affaires de la Norvège et de la Suède, en vue d’une union, soit des trois pays Scandinaves, soit de la Norvège et de la Suède seulement.

Ces négociations entre particuliers aboutirent à un résultat unique dans l’histoire, lorsque la Suède se trouva, en 1809, sur le point de périr. Elle était alors à la fois en guerre avec la Russie, et la monarchie dano-norvégienne ; les Russes, après avoir occupé toute la Finlande, marchaient contre elle. En Norvège, sur la frontière suédoise, il y avait une armée de 28,000 hommes, commandée par le prince Christian-Auguste.

Les Norvégiens avaient des forces supérieures à celles de leurs adversaires suédois, et, si à ce moment, ils avaient voulu tirer parti de cet avantage, ils eussent pu conquérir une partie de la Suède, ou tout au moins reprendre les provinces perdues.

Mais, heureusement, nous n’en étions plus à nous leurrer d’un bénéfice momentané : en affaiblissant la Suède contre l’ennemi venant de l’Est, nous aurions mis en péril l’avenir même de la Scandinavie[6]. Et, bien que notre commandant en chef, le prince Christian-Auguste, eût reçu du roi l’ordre formel d’envahir la Suède, et de mener la guerre avec la dernière vigueur, il conclut avec son adversaire un armistice, permettant aux troupes suédoises, de se rendre, par marches forcées, à Stockholm, afin d’y déposer le roi Gustave-Adolphe iv, atteint de démence, et de conclure la paix avec la Russie et la monarchie dano-norvégienne.

Nous autres, Norvégiens, nous sommes encore fiers de cette intervention de notre pays, en 1809, en faveur de la malheureuse Suède ; mais nos sentiments ne sont guère en conformité avec les opinions qui se manifestent actuellement chez nos voisins, et dont le Dr  Sven Hedin est un des adeptes principaux ; d’après ces théories, en effet, si l’union entre nos deux pays était rompue, le peuple suédois verrait avec une complète indifférence, la Norvège ruinée et dépouillée par d’autres puissances européennes.

Cependant, en 1809, le peuple suédois sut se souvenir du service que lui avaient rendu les Norvégiens ; il le prouva, lorsqu’on cette même année, la diète suédoise, qui devait élire un successeur à son nouveau roi, Charles viii, sans postérité, porta son choix sur le commandant en chef de l’armée norvégienne, en le motivant de façon toute spéciale par ce fait « que Christian-Auguste avait rendu à la Suède le plus grand service qu’elle eût jamais reçu d’un étranger. »

Malheureusement, Christian-Auguste mourut dans le courant de l’année, et les Suédois durent élire un nouveau prince héritier. Leur choix se porta cette fois sur le maréchal français Bernadotte qui prit le nom de Charles-Jean. Ils semblèrent bientôt avoir oublié la reconnaissance qu’ils devaient aux Norvégiens.

Charles-Jean s’aperçut vite qu’il était vain de penser à reconquérir la Finlande, et qu’il était préférable pour la Suède, quelle cherchât un dédommagement en acquérant la Norvège. Il n’aurait certes pas mieux demandé que de voir la Norvège et la Suède réunies et bonnes amies, mais les difficultés qui surgirent furent beaucoup plus graves qu’on n’avait pu le prévoir, et Charles-Jean abandonna alors ses premiers projets : trois ans après que son prédécesseur, sous l’influence norvégienne, avait sauvé la Suède de la ruine, il mit ses talents militaires au service des ennemis de la France et de Napoléon ; pour le récompenser de ses services, le czar Alexandre, trahissant son ancien allié dano-norvégien, s’engagea « à procurer la Norvège à la Suède ([7]) ».

Après s’être, de cette façon, assuré le concours de la Russie, pour ses projets de conquête de la Norvège, le prince royal de Suède conclut des traités d’alliance ([8]), d’abord avec l’Angleterre, (3 mars 1813), puis peu après, avec la Prusse ; il avait ainsi les mains libres pour lutter contre la monarchie dano-norvégienne, qui s’était laissé entraîner dans une alliance fatale avec Napoléon.

Son objectif était la possession de la Norvège. Aussitôt après la bataille de Leipzig, Charles-Jean se retourna contre le Danemark, avec des troupes suédoises, prussiennes et russes, et remporta une facile victoire sur un faible détachement des troupes danoises (mais non norvégiennes ) de Frédéric vi.

Ainsi fut rendu possible le traité de Kiel (14 janvier 1814), par lequel le roi de Danemark et de Norvège céda au roi de Suède le trône de la Norvège. On aurait pu croire alors que le sort de notre pays était définitivement fixé, car il était à la fois menacé par la Suède et par les grandes puissances ; mais on avait compté sans la Norvège elle-même ; on ne lui avait rien demandé, on l’avait traitée en quantité négligeable : on devait bientôt s’apercevoir que l’on s’était trompé.




  1. Rollon ou Gangerrolf, conquérant de la Normandie, était, d’après les traditions norvégiennes, fils de Ragnvald Mörejarl (comte de Möre), venu de la Haute-Norvège.
  2. Voir (G. Storm. Études sur les voyages au Vinland, dans les Annaler for Nord. Oldkynd. og Hist. 1887.
  3. L’union des deux pays avait déjà commencé en 1376 lorsque Olaf Haakonssœn, héritier de la couronne de Norvège, fut élu roi de Danemark ; il devint même roi de Norvège en 1380, mais mourut en 1387.
  4. On a prétendu de différents côtés que la Norvège formait, en réalité, une province du Danemark ; on en donnait comme raison, qu’à la diète de Copenhague, en 1536, la noblesse danoise avait forcé le roi Christian iii à promettre dans les articles qu’il jurait, que, s’il réussissait à conquérir la Norvège par les armes, ce pays ne serait plus un royaume séparé, mais ferait désormais partie intégrante du Danemark ; mais, la Norvège n’ayant pas été conquise, l’engagement pris par le roi était nul. Cela a d’ailleurs été prouvé depuis longtemps déjà, dès le xviiie siècle, par des historiens danois et norvégiens ; il est parfaitement démontré qu’on n’a pas le droit de qualifier la Norvège de province ; Christian iii, lui-même, dans un traité conclu avec la Suède, un mois seulement après son élection, reconnaissait la situation spéciale de notre pays. La Norvège resta toujours un état souverain, et par suite, elle n’avait aucune obligation de se soumettre au traité de Kiel.
  5. Schinkel-Bergman, « Minnen », vol. vi, p. 31 32.
  6. Nous renvoyons, pour cette question, à une lettre qui a été publiée depuis, du comte Wedel, l’un des hommes les plus considérables de la Norvège, où il proclamait bien haut qu’il ne fallait pas aider les barbares à démembrer la Scandinavie (Yngvar Nilsen, Le Comte Wedel Jarlsberg et son temps, Christiania, 1888, vol. i, p. 287).
  7. Traité de Saint-Pétersbourg, en date du 5 avril 1812.
  8. Voir Aubert : La Norvège devant le droit international, page 9.