La Normandie romanesque et merveilleuse/Introduction

J. Techener & A. Le Brument (p. i-xvi).

INTRODUCTION.

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Le moment est opportun, il nous semble, pour réunir toutes les parties éparses de ce vaste historial qui embrasse, avec les récits fabuleux de la tradition, toutes les antiques et fausses croyances du peuple. À mesure, en effet, que l’esprit des masses secoue le joug des préjugés, et qu’il se débarrasse des vaines rêveries de la superstition, on met autant de soin à désapprendre, à oublier les enseignements traditionnels, qu’on en apportait naguère à les retenir et à les conserver. Bien plus, si vous interrogez présentement, sur cette matière, les habitants de nos campagnes, il s’en trouvera beaucoup, parmi eux, qui interpréteront votre innocente curiosité comme une mordante raillerie, et qui refuseront même, avec dédain, de vous communiquer quelques-uns de ces contes naïfs dont ils étaient jadis les infatigables propagateurs. C’est que le peuple, assez bon raisonneur déjà pour être frappé des erreurs de fait qui constituent toutes les croyances superstitieuses, n’est pas encore assez fort d’intelligence pour atteindre aux aperçus scientifiques et moraux qui se peuvent découvrir dans les antiques traditions, et qui en font un si curieux et si intéressant sujet d’examen.

Ce que nous venons de faire observer ici, à propos du peuple, nous le dirions volontiers du commun des lecteurs. Combien, en effet, se rencontre-t-il encore de bons esprits qui ne savent trop ce qu’ils doivent penser des superstitions populaires : tantôt les considérant seulement comme de bizarres imaginations, venues on ne sait d’où, ni comment, et dont la puérilité doit écarter, d’ailleurs, toute idée d’en faire l’objet d’une enquête sérieuse ; tantôt, au contraire, leur accordant assez d’autorité, non pour les admettre d’une manière absolue, mais pour reconnaître, au moins, en elles, les preuves confuses d’une action surnaturelle et mystérieuse, à laquelle on croit vaguement, sans se préoccuper de bien définir en vertu de quelle cause et par quels moyens elle a dû se produire.

D’où naît donc cette instabilité d’opinion, cette fluctuation de sentiment à propos d’une question qu’il semble, en quelque sorte, du devoir du bon sens d’approfondir, et sur laquelle un esprit judicieux doit se trouver en état d’établir une solution nettement motivée ? C’est que, toutes les fois que des personnes, exemptes d’une habituelle crédulité, se trouvent ramenées à l’examen de quelques faits qui se rattachent aux superstitions populaires, elles jugent ces faits isolément, et comme existant dans une complète indépendance de toute combinaison systématique ; c’est-à-dire qu’elles ne se mettent pas en peine de savoir si ces incidents merveilleux, qui appellent leur attention, ne se relient point à une quantité considérable d’autres fables qui ont de profondes ramifications dans le passé religieux des peuples. En un mot, c’est faute de bien connaître l’origine, la base, le mobile des croyances superstitieuses, que l’on se forme, au sujet des faits qui en dépendent, des opinions erronées : soit, ainsi que nous l’avons dit plus haut, qu’on les regarde comme des fantaisies insolites de l’imagination, n’ayant aucun point de ralliement et de contact avec la raison humaine ; soit qu’on les envisage comme des révélations presque insaisissables, comme des manifestations voilées d’un principe mystérieux : Dieu, Satan, l’ame, ou, dans un sens matériel et restreint, le principe vivifiant, c’est-à-dire la force agissante et secrète de la nature.

Dans le cours de l’ouvrage auquel ces pages servent d’introduction, nous avons essayé de déterminer l’origine particulière de chacune des superstitions dont nous avions à traiter : de la croyance aux fées, aux lutins, aux animaux fantastiques, etc. ; mais, afin que ces définitions spéciales trouvent l’esprit du lecteur bien préparé, il est bon de les faire précéder ici de quelques considérations d’une nature plus générale, ayant pour but la recherche des causes immédiates qui ont dû, dans tous les lieux, et à toutes les époques du passé, donner naissance à une croyance superstitieuse, contribuer à son développement, ou amener sa décadence.

Si l’on veut arriver à se former des idées exactes sur cette matière, il faut, avant tout, se pénétrer de cette observation : qu’aucune croyance superstitieuse n’est le fait de l’invention spontanée, ni d’un individu, ni même d’un peuple. Toutes, elles se sont développées à la suite d’un système religieux quelconque, dont elles sont le complément ou plutôt la déviation. Leur autorité s’est mesurée toujours d’après celle du dogme fondamental ; et, lorsque celui-ci est venu à s’écrouler, on a vu ces mystérieuses croyances disparaître et s’anéantir peu à peu, et les nombreux miracles, qui en étaient les manifestations sensibles, ont cessé de prendre place dans l’histoire des peuples.

Afin de mettre les faits en rapport avec nos assertions, examinons quelle a été la marche décroissante des préjugés superstitieux, aussi bien dans notre province que dans le reste de l’Europe. N’est-ce pas, parmi ces croyances et ces doctrines occultes, celles qui se rattachaient aux dogmes du paganisme, qui, les premières, ont succombé ? À la vérité, le peuple les a conservées dans sa mémoire, même jusqu’au temps présent ; mais, depuis de longs siècles déjà, il a cessé d’obéir à leur impulsion dans ses actes de piété et de conscience. Ainsi, à mesure que les idées chrétiennes ont pris un ascendant plus réel sur les esprits, le culte des monuments druidiques a été graduellement négligé, et l’influence miraculeuse que l’on attribuait à ces pierres sacrées, a été transportée à d’autres simulacres, dont le choix appartenait à une dévotion mieux éclairée sans doute, mais non absolument exempte d’erreur. De même, parmi les êtres surnaturels qui prétendaient, croyait-on, à régenter la race humaine, quels sont ceux qui ont acquis un empire plus étendu, qui ont le plus occasionné, par la foi qu’on leur ajoutait, de troubles funestes et d’épouvantables catastrophes ? N’est-ce pas la sombre phalange des démons armés de cornes et de griffes ? Il est même certain que, sans leur alliance intime avec l’enfer, les fées, les lutins, les sylphes, et toutes les divinités des bois et des eaux, que nous avaient léguées les mythologies païennes, se seraient dispersées sans retour devant les anathèmes du christianisme. Seul, le patronage de Satan les a sauvés, et c’est parce que ces dieux vaincus se sont transformés en démons, qu’ils sont demeurés si long-temps, pour la multitude, un objet de terreur et d’embûches. Enfin, pour compléter notre démonstration, envisageons ce qui subsiste encore de ces erreurs, à l’époque actuelle. Quelles sont les superstitions qui nous ramèneraient le plus facilement sous leur joug, et que notre esprit, dans ses accès de crédulité, admettrait de préférence ? Ce sont, sans doute, les fausses et mystérieuses doctrines qui tiennent de plus près au dogme chrétien, telles que les croyances relatives aux sortilèges et aux apparitions des morts. Pourquoi ? C’est qu’un peu de foi chrétienne habite encore parmi nous, et que la superstition est une conséquence presque inévitable de la foi.

Il résulte de ce rapide aperçu, et un examen plus approfondi le mettrait encore mieux en lumière : que les croyances superstitieuses, malgré leur excessive ténacité et leur étonnante persévérance, subissent sans cesse de notables modifications par l’influence du système religieux qui régit les esprits et les consciences. Or, la transformation des idées superstitieuses étant toujours accompagnée de celle des faits merveilleux qui sont dans leur dépendance, il faut en conclure, par une observation sagement sceptique, que la foi engendre les miracles bien plus souvent encore que les miracles n’engendrent la foi.

Toutefois, notre intention n’est pas de nier absolument qu’une action surnaturelle ne puisse mêler sa participation miraculeuse aux évènements de ce monde. À Dieu ne plaise que nous tranchions, de notre propre autorité, une question aussi élevée, aussi difficile à pénétrer, et qui attaque, jusque dans leurs fondements, toutes les religions établies. Mais aucun esprit sérieux ne refusera de convenir avec nous qu’il doit être, au moins, dans l’ordre de la Providence, que les véritables miracles soient d’une extrême rareté. Cependant, la masse des faits merveilleux, que les superstitions présentent à leur appui, est devenue incalculable ; de sorte que leur multiplicité est encore une des circonstances qui nuisent à leur vraisemblance. Il devient donc à peu près inutile, lorsque ces traditions ne reposent pas sur un fait physique parfaitement appréciable, de leur chercher une base de réalité positive ; tandis qu’il est facile d’expliquer par quelles dispositions inhérentes à l’esprit humain, et que peut seule combattre une raison très éclairée, tant de préjugés étranges arrivent à se produire dans le domaine de la foi, et par quelle force innée du sentiment populaire ils se maintiennent, se consolident et se perpétuent.

L’organisation intellectuelle de l’homme fut, sans doute, la même à tous les âges du monde. Rien ne porte à croire qu’elle soit susceptible d’éprouver ces changements essentiels qui amèneraient en elle d’éminents perfectionnements ou de profondes altérations. Mais le jeu des facultés humaines, quoique dépendant toujours des mêmes organes, admet cependant une admirable diversité. Le mobile intellectuel et moral des opinions populaires peut donc subir des variations sensiblement marquées, suivant le progrès des siècles et de la civilisation. Ainsi, de nos jours, ce ne sont plus, ni les révélations prestigieuses de l’imagination, ni les inspirations entraînantes du sentiment, qui prédominent sur nos opinions et nos croyances. Loin de là, les idées abstraites sont les seules dont nous reconnaissions l’autorité. Il n’en a pas toujours été ainsi : pour préparer les masses à la perception de cet ordre supérieur d’idées, il n’a fallu rien moins que le rude exercice de la scolastique du moyen-âge, auquel, à la vérité, la foule ne participait pas, mais qu’elle observait de loin, et dont elle acquérait, à son insu, les principes et l’expérience.

Cependant, cette incapacité primitive des masses à se pénétrer des idées dépourvues de toute enveloppe sensible, fut la cause déterminante de la plupart des inventions populaires. Quelque simples et faciles que fussent les déductions des systèmes religieux établis par ses législateurs et par ses prêtres, le peuple ne parvenait à se les assimiler qu’en les personnifiant sous mille formes plus ou moins ingénieuses, poétiques ou bizarres. C’est ainsi qu’ont pris naissance les divinités mythologiques, entr’autres celles qui appartiennent à la Grèce et à la Scandinavie, et qui, nous étant aussi les mieux connues, peuvent nous expliquer, par le langage de leurs attributs, les idées particulières qu’elles étaient chargées de représenter.

La même opération de l’intelligence, ou plutôt de l’imagination, par laquelle le peuple personnifiait les systèmes, le conduisait ensuite à matérialiser les symboles. Ainsi, le symbole oral, au lieu d’être pris dans un sens figuré, se transformait en un récit merveilleux, mais supposé véridique, que la tradition propageait quelquefois sur tous les points de l’univers connu ; le symbole hiéroglyphique, cessant bientôt aussi d’être envisagé sous ses aperçus emblématiques, apparaissait tout simplement comme la représentation d’un être extraordinaire auquel la crédulité laissait prendre place dans la nomenclature des espèces animées. Ces observations sont basées sur les faits ; et si nos lecteurs veulent bien les conserver dans leur mémoire, ils auront occasion de les vérifier amplement, lorsque nous arriverons à traiter de l’origine des animaux fabuleux, et de certaines traditions analogues, dont plusieurs se rattachent au merveilleux chrétien.

Lorsqu’on étudie les superstitions anciennes, on est souvent frappé de l’identité fondamentale de certains traits fabuleux, et de la ressemblance caractéristique de quelques personnages divins, qui ne sont point originaires, cependant, des mêmes contrées, et qui n’appartiennent pas aux mêmes mythologies ; mais cette similitude s’explique facilement, si l’on considère que les différents systèmes du paganisme, d’où sont issus ces personnifications et ces symboles, ne sont pas séparés par de profondes démarcations, puisque tous consistent dans un panthéisme assez grossier. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que ces Dieux anciens se soient mutuellement acceptés, lorsqu’ils se sont rencontrés sur les mêmes points de territoire, ainsi que cela est arrivé lors de l’occupation des Gaules par les Romains. On comprendrait moins facilement comment les peuples convertis au Christianisme ont pu conserver si long-temps leurs traditions idolâtres, si l’expérience ne prouvait tous les jours que les attaques de la raison sont quasi impuissantes contre cette force du préjugé, qui est toute de sentiment et d’habitude. Aussi, les premiers apôtres de l’Évangile, qui avaient la véritable intelligence de leur mission, se préoccupèrent bien moins, pour détacher les notions du culte païen, de nier l’existence des faux Dieux que de les vouer à l’exécration publique, en les représentant comme les principes instigateurs de l’erreur et du mal.

Au reste, cette propension d’une société nouvelle à accepter l’héritage superstitieux des peuples qui l’ont précédée ; à retenir les fantômes d’une religion tombée, pour les associer avec d’autres créations tirées de son propre culte, est-elle seulement le résultat de la faiblesse de l’esprit humain, un signe humiliant qui témoigne de son imperfection ? Ne doit-on pas y voir, plutôt, un trait caractéristique qui dénote combien sont universelles les facultés de l’ame ? N’y a-t-il pas là une sorte d’éclectisme d’imagination et de sentiment, qui précède, dans la vie des peuples, l’éclectisme de l’intelligence, degré suprême de la sagesse humaine ? En effet, dans l’impuissance où nous sommes de posséder la vérité autrement que par division et mélange, le vide de notre cœur, aussi bien que les profondeurs de notre pensée, doit être un asile ouvert à tous les Dieux bienfaisants et persécutés.

En même temps que, dans les époques anciennes, la crédulité dénaturait les faits de l’ordre intellectuel et moral, l’ignorance mésinterprétait ceux de l’ordre physique, et trouvait, par là, de nouvelles combinaisons pour agrandir la sphère du merveilleux. La partie descriptive des croyances superstitieuses s’est enrichie assurément de certaines observations tirées du monde matériel, et que le peu de lumières que l’on possédait alors sur les sciences naturelles, ne permettait pas de rattacher à de saines et judicieuses théories, mais dont on cherchait le point de ralliement dans les données mythologiques. Ainsi, tous les effets étranges et douloureux, produits par le cauchemar ou les hallucinations fiévreuses, sont parfaitement reconnaissables dans la description des circonstances miraculeuses qui, suivant le peuple, signalent les apparitions des morts et les visites des lutins ; ce sont des voix au timbre aigu, qui se font entendre pendant le sommeil, et qui provoquent un réveil subit ; c’est un poids oppressant qui brise la poitrine du dormeur, un lit qui se soulève et change de place, des meubles qui s’entrechoquent et se renversent, sans qu’il reste le lendemain cependant aucune trace de dégât ou de bouleversement[1]. De même, dans toutes ces fascinations perfides dont les Fées et les Dames blanches entourent le voyageur solitaire qu’elles rencontrent sur la cime des monts, au milieu des vastes plaines, au bord des bois et des torrents, il y a une image très frappante du vertige physique et moral qui s’empare souvent de l’homme en présence de la nature. Mais, tous ces faux prestiges des sens et de l’imagination, dont nous avons appris à triompher si facilement à l’aide de quelques calmes insinuations de la raison, se trouvaient augmentés jadis par l’influence de la peur, cette émotion fatale que tout concourait, alors, à produire et à développer.

Si l’on se reporte, en effet, au milieu d’une civilisation imparfaite comme celle du moyen-âge, il sera facile d’imaginer combien de piéges étaient dressés aux inquiétudes d’un esprit superstitieux. C’est que tout alors était dangers et confusion : quelque chose d’inextricable, qui embarrassait la sphère des idées, se présentait de même sur chaque point de la surface du monde matériel. Sans franchir les limites de notre province, croyez-vous que la Normandie offrît aux regards, comme maintenant, des plaines immenses, couvertes de moissons, parées çà et là de quelques riches bouquets de bois, et couronnées de collines aux pentes assouplies. Non ; même dans notre opulente patrie, la main laborieuse du défricheur n’avait pas encore arraché les ronces et les épines semées par la malédiction originelle. La misère du peuple ne traçait, sur cette terre fertile, qu’un sillon pénible et trop souvent dévasté. À côté des luttes du travail, se décelaient de toutes parts les détresses de l’impuissance, laissant à peine se manifester un rare et noble succès. Auprès de ces monuments de victoire du génie de l’époque : les châteaux, les églises, les monastères, il y avait des marais insalubres, des rivières débordées, des plaines incultes, des collines hérissées, et des forêts envahissantes ; tout cela, en quelques endroits, luxueux et paisible dans le laisser-aller de son indépendance sauvage, mais, en d’autres parties, attaqué, rompu, bouleversé, en un mot, offrant tous les stigmates d’une misère rebelle et tourmentée. Imaginez, de plus, au milieu des effondrements de cette terre en travail, les désastres de l’hiver et les embûches de la nuit, et vous comprendrez facilement combien, sous l’influence de telles circonstances, les évocations de la peur devaient être empreintes d’une puissante magie.

En effet, plusieurs superstitions, auxquelles a donné lieu l’observation de certains faits physiques et extraordinaires ou seulement inconnus, sont remarquables autant par la singularité et par l’éclat de leurs détails descriptifs, que par l’interprétation éminemment religieuse que nos pères ont tirée de ces problèmes de la nature. Nous citerons seulement, comme exemple, la superstition des chasses fantastiques, à laquelle nous avons consacré un des chapitres les plus étendus de cet ouvrage. C’est que le peuple, dont les facultés instinctives se développaient par le progrès naturel des siècles, aidé de l’influence civilisatrice du génie chrétien, était parvenu quelquefois à donner à ses inventions superstitieuses le double caractère d’une haute conception poétique : d’une part, comme nous l’avons dit, en revêtant les idées abstraites d’une image sensible qui les caractérisait ingénieusement, et les rendait plus frappantes et plus saisissables ; de l’autre, en découvrant, sous l’enveloppe des faits matériels, de délicates et mystérieuses analogies avec les mondes de la pensée et du sentiment.

Ce n’est donc pas, selon nous, par le prestige merveilleux qui s’y rattache, que les superstitions populaires sont vraiment dignes d’exciter l’attention et de provoquer l’intérêt, puisque ce prestige est d’autant plus près de se dissiper complètement, que l’on arrive à une connaissance plus exacte des véritables éléments dont se sont formées ces traditions miraculeuses ; mais, outre les curieuses recherches historiques auxquelles ces fables antiques doivent donner lieu, elles constituent aussi le thème le plus favorable qui puisse être soumis à l’observation, pour arriver à constater les tendances natives des facultés humaines. Comment, en effet, ces créations imaginaires que le peuple a sans cesse modifiées suivant ses idées dominantes ou sa fantaisie du moment, ne porteraient-elles pas l’empreinte profonde de son génie ? Or, qui dit le peuple, surtout à ces époques d’inspiration, dit aussi l’humanité, dans toute la franchise de ses sentiments innés et de ses instincts primitifs.

Que ceux, donc, d’entre nos lecteurs, qui se seraient sentis disposés jusqu’alors à accueillir avec dédain les récits traditionnels, s’efforcent de prêter, à ceux dont nous sommes l’humble et fidèle narratrice, une attention plus sympathique, et nous sommes persuadée qu’ils découvriront, dans ces fables qui ne semblent, au premier aspect, qu’un tissu d’inconséquences et de puérilités, bien des significations intéressantes, que nous-même n’avons pas prévues, et que nous n’aurions su signaler. Peut-être arriveront-ils à trouver enfin, dans ces inventions fabuleuses, matière à observations et à enseignements, aussi bien que dans les pages les plus véridiques de l’histoire. En effet, les émanations divines de nos ames s’échappant pour ainsi dire à notre insu, tout ce qui nous touche en retient quelque chose, et notre liberté aveugle ignore toujours où nous avons le plus semé. C’est pourquoi il peut y avoir autant de l’esprit d’un siècle dans une humble légende, que dans ces évènements laborieux au service desquels une nation entière s’est efforcée d’employer toutes les ressources de son activité et de son génie.

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  1. À propos des faits physiques qui ont participé à l’établissement des croyances superstitieuses, ce serait ici le cas, sans doute, de mettre en question si des phénomènes de la nature de ceux qui se manifestent dans l’état de somnambulisme naturel ou artificiel, ne tiennent pas une large place dans notre merveilleux populaire. Mais, pour être approfondi dans tous ses détails, cet examen exigerait bien des connaissances spéciales qui nous manquent. Nous nous contenterons donc de résumer, en une courte définition, ce que l’étude des doctrines et des faits relatifs aux sortilèges ou aux possessions a pu nous porter à induire sur ce sujet. Il nous semble impossible de douter que les prétendus sorciers n’aient possédé, jusqu’à un certain point, l’art de procurer des songes, des visions, et même de produire des apparitions. Cependant, leurs connaissances expérimentales devaient être assez bornées, si l’on en juge par les renseignements parvenus jusqu’à nous sur leurs pratiques secrètes ; car ces pratiques sont, en général, de la plus complète insignifiance, et n’ont guère d’autre mérite que de se rattacher à quelque rite défiguré des anciens cultes. Pour ce qui concerne les accidents étranges qui ont signalé les prétendues possessions, il est probable que les effets du magnétisme s’y trouvaient mêlés, à l’insu même de ceux qui les provoquaient ; mais encore ici la science et l’expérience faisaient défaut ; si bien que la ruse d’une part, et la maladie de l’autre, ont paru suffisantes, même aux témoins oculaires, pour expliquer les désordres extraordinaires qui se manifestaient chez les possédées.