La Normandie romanesque et merveilleuse/15

J. Techener & A. Le Brument (p. 280-311).

CHAPITRE QUINZIÈME.

Sorciers, Sortilèges.


Pouvoirs surnaturels des Sorciers ; Bergers sorciers et astronomes ;
le Berger médecin ; Sorts jetés sur les animaux, le Cordeau ;
Pactes contractés avec Satan ; Sorciers allant au sabbat ;
Préservatifs contre les Enchantements et les Sor-
tilèges ; Pouvoir des Prêtres sur Satan, le
Chanoine de Bayeux ; Enlèvements
en Enfer ; le Ménétrier de Mont-Méray ;
Pratiques superstitieuses, la
Messe du Saint-Esprit.

Séparateur



si nous entreprenions d’exposer à nos lecteurs, sous ses aperçus généraux, le sujet que nous nous sommes proposé dans ce chapitre, ce serait, à coup sûr, nous égarer dans une vaine tâche ; cette matière ayant produit une multitude innombrable d’ouvrages spéciaux, sans être encore épuisée. Nous serons donc obligée de nous restreindre, plus que jamais, à l’objet principal de notre œuvre, c’est-à-dire à l’examen des préjugés populaires particuliers à notre province. Pour recomposer seulement la généalogie de nos humbles sorciers de village, il nous faudrait remonter jusqu’au sacerdoce antique, aux pythonisses, aux augures, à tous ces redoutables thaumaturges, qui, chez les peuples païens, ne livraient le secret de leur pouvoir, ne dévoilaient les mystères de leur science et les profonds enseignements de leur sagesse, qu’au prix des plus terribles initiations. Viendraient ensuite les habiles enchanteurs de l’Orient, qui, à l’aide de leur baguette prestigieuse, de leurs poisons énervants, créaient des merveilles et des délices, dont le songe dissipé laissait la vie sans attrait. Puis, ces sages magiciens, célébrés par la romancerie du moyen-âge, qui savaient régenter les démons, faire régner la bienfaisance, la paix, l’union, parmi les puissances du monde intermédiaire, et qui, sans attendre la fin pénible d’une glorieuse carrière, se voyaient enlevés, dans quelque radieux séjour, par leurs belles amies les fées, jalouses de soustraire leurs corps au sépulcre et de dérober leurs âmes au ciel. Enfin, nous descendrions jusqu’à ces nébuleux nécromanciens, obligés de marchander à Satan un lambeau de son infernal pouvoir, achetant, au prix de leur ame, la possession de quelque hideux secret qui n’apportait ni charmes ni oublis à leurs souffrances ou à leurs remords. Des nécromanciens aux sorciers la transition serait facile ; mais, avant d’arriver à ces escrocs de bas étage, que l’on voit encore de temps à autre figurer sur les bancs de la police correctionnelle, nous aurions à nous entretenir longuement de ce troupeau innombrable de malheureuses victimes, dont les archives criminelles des parlements de nos provinces ont enregistré les noms de lugubre mémoire, et qui furent souvent les martyrs de leur propre crédulité, en provoquant une persécution atroce, en sanctionnant un jugement barbare par des aveux stupides et un témoignage opiniâtre[1]. Que de monuments expiatoires à dresser ensuite, à commencer par celui de notre glorieuse Jeanne d’Arc, coupable d’avoir sauvé la France par un miracle de patriotisme et de foi !

Et, si nous sortions du domaine de ces affligeantes réalités, pour nous lancer dans celui des fantastiques rêveries, où le véritable magicien est le poète, irions-nous essayer quelque pâle description du sabbat, après que Victor Hugo nous a chanté son entraînante ballade, et quand nous pouvons, nous retranchant derrière le génie de Gœthe, offrir à nos lecteurs, dans Méphistophélès, un cicérone sublime ? Contentons-nous d’une tâche plus aisée ; abandonnons la partie générale de cette matière déjà si connue ; oublions les inquisiteurs, les magiciens, les démonologues, tous ceux à qui leur entremise dans les affaires de Satan a procuré le martyre, ou l’immortalité. Peut-être trouverons-nous une matière suffisante pour exciter l’attention du lecteur, en considérant les sorciers et les sortilèges au point de vue de ces croyances naïves et terrifiantes, qui sont encore, de nos jours, en si grand crédit parmi la population de nos campagnes, et même chez la classe la moins éclairée des habitants de nos villes.

Les sorciers, comme on sait, sont doués d’une science surnaturelle et merveilleuse, que Satan leur a départie au préjudice de leur salut éternel. Pour tous ceux qui ne sont point exposés à en devenir les victimes, cette science ne semble tirer son importance que des prétendus moyens qu’elle emploie, et nullement des effets qu’elle produit ; mais les villageois, que l’expérience a instruits à leurs dépens, n’en jugent point ainsi : il y a peu de malheurs et d’accidents qu’ils redoutent à l’égal de la funeste influence d’un sortilège.

Voici en quoi consistent les principaux miracles par lesquels les sorciers et les magiciens savent se rendre si redoutables : Ils peuvent d’abord jeter des sorts sur les hommes et les animaux, faire mourir le bétail, gâter les récoltes, envoyer des rats, etc., en un mot, contrarier dans leur travail, et vouer à la maladie, à la folie, à la misère, et même à la mort, les personnes qui sont l’objet de leur animosité. Ils ont le pouvoir de commander certaines apparitions hideuses et effrayantes, particulièrement celle du démon ; ils savent aussi se rendre invisibles ou se changer en plusieurs espèces de bêtes, pour visionner, de nuit, les passants, ou leur jouer de mauvais tours[2]. Chose plus étrange encore, ils vous découvrent votre ennemi secret, ou l’auteur d’un vol à votre préjudice, en vous faisant voir l’image du coupable au fond d’un miroir ou d’un seau d’eau[3]. Ils disposent des numéros du tirage pour la conscription, et, s’il leur plaît, ils peuvent exempter un jeune conscrit, en faisant monter un haut numéro dans sa main. Personne ne doute que, par des paroles, des amulettes, ils ne puissent couper la fièvre ou le feu d’un incendie. Enfin, ils président à la levée des trésors, et, par leur entremise, le diable est forcé d’abandonner ses droits sur un trésor caché.

Mais le plus redoutable et le plus arbitraire de tous leurs secrets, c’est celui qui leur départit la faculté d’inspirer l’amour selon leur bon plaisir. Par le moyen de leurs pratiques occultes, ils se font suivre d’une jeune fille, quelque vertueuse qu’elle soit ; ou bien ils la forcent de venir les trouver à l’heure du jour ou de la nuit qu’ils ont désignée. Il faut, pourtant, leur rendre la justice de convenir qu’ils n’abusent point de cet excessif privilège ; lorsqu’ils en font usage, c’est par pure fanfaronnade, et la jeune fille qu’ils ont fait venir n’a pas plutôt touché le seuil de leur porte, qu’ils la renvoient avec magnanimité, au moyen d’une simple formule de commandement qui a le pouvoir de rompre le charme, et de rendre la pauvre fille à la honte et à l’effroi de sa situation. On prétend que, pour communiquer cette espèce de maléfice, il suffit au sorcier de toucher de la main un des vêtements de la femme qu’il veut soumettre. Aussi, l’on a vu des jeunes filles bien avisées, rompre elles-mêmes le charme, en se débarrassant, avec promptitude, d’un fichu ou d’un jupon ensorcelé.

Les miracles de la sorcellerie peuvent s’opérer également en vue d’une bonne ou d’une mauvaise fin ; de là vient que les sorciers se divisent en deux classes opposées. Les bons sorciers sont occupés à lever les sorts qui ont été jetés par les mauvais. On voit souvent deux adeptes de la sorcellerie se mettre ainsi aux prises, soit qu’ils diffèrent, en effet, de naturel et d’intention, soit plutôt parce qu’ils sont gagés par des partis contraires ; ils se font une guerre acharnée d’un village à l’autre, avec le secours des armes magiques que le grimoire met à leur disposition. Dans toutes les luttes de cette espèce, la victoire demeure toujours au plus savant, c’est-à-dire au mieux damné des deux adversaires.

C’est principalement parmi les bergers que se recrutent ces fervents adeptes de la sorcellerie. Les dons de divination, de puissance surnaturelle et de prophétie sont annexés à la profession de berger, par un privilège de fondation qui remonte jusqu’aux pasteurs chaldéens, et dont la continuité s’explique facilement en vertu des effets d’une vie solitaire et contemplative. Tandis qu’ils promènent lentement leurs troupeaux de plaines en plaines, de carrefours en carrefours, sur la pente des céteaux, sur la lisière des bois, secondés, dans leur tâche de direction et de surveillance, par la vigilante sagacité de leurs chiens, qu’ils savent stimuler d’un coup-d’œil magnétique, nos modernes pasteurs assistent, en spectateurs oisifs, à toutes les pompes solennelles du jour, à tous les enchantements mélancoliques de la nuit. Ils savent, jour par jour, sous quel rideau sombre ou empourpré s’est éteint le dernier rayon du soleil couchant ; à travers quel voile de brume rose ou blafarde s’est reflété l’éclat du matin ; combien d’étoiles ont illuminé le ciel, combien de gouttes de rosée ont diamanté la terre, si le rayonnement de la lune était limpide ou obscurci, et si le vent a fait retentir le silence de la nuit de joyeux murmures ou de lugubres psalmodies. Ces observations, sans cesse renouvelées, ne sont pas toujours stériles. Elles peuvent amener à la découverte de certains faits météorologiques dont la prédiction, prononcée avec ce ton d’assurance sentencieuse qui appartient au charlatanisme des astronomes de village, ne manque jamais son effet sur l’esprit des auditeurs. L’étonnement craintif dont ceux-ci sont frappés, ne va rien moins qu’à leur faire supposer que la réalisation heureuse ou funeste de la prophétie dépend de la volonté plus ou moins favorable du prophète. Aussi est-il avéré, pour nos villageois, que la plupart des bergers sont les affidés des Esprits meneurs de nuées et promoteurs d’orages.

Il n’est pas impossible d’expliquer non plus comment les bergers acquièrent quelques notions de médecine, en expérimentant, sur leurs troupeaux, la vertu de certaines herbes et de certaines plantes. Ces ouvertures, frayées à leur esprit vers plusieurs points des hautes connaissances humaines, font que nos bergers sont aussi plus aptes et mieux disposés qu’aucun de ceux parmi lesquels ils vivent, à recueillir et à conserver ces parcelles plus ou moins précieuses que la science détache parfois de ses trésors et laisse obscurément s’égarer sur sa route. Mais comme, en définitive, cet acquis ne compose qu’un fonds bien modique, pour augmenter leurs moyens de puissance et d’action, et afin de pénétrer de prime abord dans le sanctuaire de la science, dont ils n’ont pas la possibilité d’étudier les détours, les bergers ont recours d’ordinaire à la clef mystérieuse de la magie, aux révélations ténébreuses du grimoire, au protectorat du diable, à l’alliance de tous les esprits transfuges de l’ordre céleste. Grâce aux pratiques spécieuses qu’il leur faut employer à cette fin, il arrive souvent que nos prétendus sorciers commencent de bonne foi par être leurs propres dopes, avant même de chercher à éblouir et à duper autrui.

Apparemment que les miracles de la sorcellerie ne sont pas de ceux que le progrès du siècle a rendus inutiles, car ils sont assez fréquents pour qu’il y ait encore présentement, dans chaque village de nos campagnes, quelque historiette toute fraîche à raconter à ce sujet. Au milieu de cette multitude de récits dont les péripéties et le dénouement ne varient guère, il est bien difficile de déterminer sa préférence, et de faire un choix qui puisse se justifier au jugement du lecteur. Cependant, nous hasardons l’anecdote suivante, qui est restée mieux empreinte que toute autre dans notre mémoire, à cause de quelques détails de mise en scène assez curieux, que nous tenons de la bouche même du principal héros de l’aventure, c’est-à-dire du paysan ensorcelé.

Cet homme habite le canton de Boos, où il exerce le métier d’ouvrier tisserand. Un certain jour, qu’il s’était rendu à Rouen, pour y livrer son ouvrage, il rencontra sur la route, à son retour, un de ses camarades qui lui demanda de venir l’aider à monter une chaîne qu’il se proposait de mettre ce jour-là sur le métier. Notre homme refusa de rendre le service qu’on réclamait de lui, parce qu’il avait à faire le même travail pour son propre compte. « Eh bien ! dit le camarade, en acceptant ses excuses, nous n’en serons pas moins bons amis ; entre à la maison pour te rafraîchir avec un verre de cidre. » Cette offre amicale fut acceptée ; la route avait été longue, la journée chaude ; on vida quelques verres du nectar normand, après quoi notre villageois reprit le chemin de sa demeure. En route, il se sentit tourmenté d’un léger malaise, circonstance assez naturelle à la suite de la libation qu’il venait de faire. Cependant ce malaise, négligé d’abord, devint bientôt une maladie grave, d’une nature suspecte, offrant des symptômes non moins étranges qu’alarmants. Les gens experts commencèrent à soupçonner qu’un sort avait été jeté sur le malade. Celui-ci se plaignait de douleurs d’entrailles très violentes, et l’on remarqua qu’il sortait de son ventre toutes sortes de cris inarticulés et de bruits confus, comme si une multitude d’animaux eussent mêlé leurs coassements. Les gens de bon conseil commencèrent alors à parler de la nécessité d’avoir recours au sorcier ; mais notre malade goûta peu cet avis, soit par défiance, soit par incrédulité. Il se rendit à Rouen, prit quelques consultations des médecins, et, le mal empirant, il obtint son entrée à l’hôpital. Cependant les efforts de la science et les soins assidus de la charité furent également insuffisants pour amener une guérison. Déjà la mort s’approchait, quand les parents et les amis du pauvre malade résolurent, à son insu, de tenter les miracles de la sorcellerie. Ils s’adressèrent, en conséquence, au maître sorcier, personnage d’humeur sombre et taciturne, mais, à cela près, honnête homme et le meilleur berger qu’il y eût dans le canton.

Celui-ci protesta qu’il pourrait entreprendre la guérison, du moment où l’on aurait remis entre ses mains l’extrait d’âge du malade. On obéit sans retard à cette demande, et huit jours s’étaient à peine écoulés que notre maléficié quittait l’hospice et retournait dans ses foyers, non point encore entièrement rétabli, mais déjà dans un état de santé présentant une amélioration assez sensible pour dissiper toute inquiétude. Le lendemain de son arrivée, notre villageois se rendit vers le soir à la cabane du maître sorcier, obéissant à une recommandation formelle qu’il avait reçue.

On était alors aux jours les plus froids de l’hiver ; la cabane était plantée comme d’ordinaire au milieu des champs. Cependant, sans se soucier des intempéries de la saison, le sorcier, nu jusqu’à la ceinture, était assis sur un banc dans l’intérieur de la cabane, et lié à un poteau au moyen d’une chaîne de fer, comme s’il eût voulu se fixer à la tâche qu’il avait entreprise par une force plus puissante que sa volonté même. Il lisait très attentivement un grimoire qu’il tenait à la main, et, telle était l’énergie de la lutte mystérieuse qu’il avait à soutenir, que la sueur ruisselait en grosses gouttes sur son corps, comme s’il eût été inondé par une pluie d’orage. Quand il eut achevé sa lecture, il interrogea son client, pour savoir s’il connaissait la personne qui lui avait jeté un sort. Non, répondit celui-ci. — « Eh bien ! regarde dans cette glace, » reprit le sorcier, en désignant un miroir de moyenne grandeur, suspendu en face de la place où lui-même était assis. Le villageois regarda avec inquiétude, et vit se dessiner au fond du miroir l’image de son camarade, chez qui il s’était arrêté et avait bu quelques mois auparavant. « Veux-tu que je rejette le sort sur lui ? s’écria le sorcier. — Oh ! non, dit le bon villageois, vraiment chrétien de cœur et de sentiments. — Eh bien, je rejetterai le sort sur un chien, et la bête en mourra ; toi, avant peu de jours, tu seras entièrement guéri. Maintenant, si tu veux voir le diable qui est venu à mon aide, j’ai le pouvoir de le faire apparaître aussi dans ce miroir. » Cette proposition fut refusée avec tout l’éloignement et les scrupules qu’elle devait inspirer. Chaque chose arriva comme le sorcier l’avait prédite ; il fut récompensé généreusement, mais, depuis cette époque, le prudent villageois évita sa rencontre, et ne parla jamais de cette aventure qu’avec une extrême réserve.

Au reste, la maladie guérie, en cette occasion, par le savant berger du canton de Boos, n’est pas un cas rare en matière de sorcellerie. Presque toujours, aussitôt qu’un sort a été jeté sur une personne quelconque, il s’engendre dans ses entrailles une multitude d’animaux venimeux, tels que crapauds, lézards, etc., qui la tourmentent sans relâche jusqu’à ce qu’ils aient la fin de sa vie. On ne dit point que les sorts jetés sur les animaux aient des suites aussi étranges, ni même ordinairement aussi funestes. Ils empêchent, par exemple, une vache de donner son lait, ou le lait de produire de la crème. En Basse-Normandie, lorsque ces accidents se renouvellent, les paysans en expliquent la cause, en disant que la vache devenue stérile est ensorcelée par un homme qui a le Cordeau. Le Cordeau ou Corde au beurre doit avoir certains nœuds faits de la main d’un magicien. On attache cette corde au pied de derrière d’une vache que l’on conduit dans quelque chemin fréquenté des bestiaux. Si une autre vache vient à passer ensuite le même jour, au même endroit, tout le lait et tout le beurre qu’elle est en état de produire, profitera au maître du Cordeau. Un talisman si commode pour son possesseur, serait fort à redouter pour autrui, si son effet ne pouvait être aisément combattu. Le spécifique, qui doit guérir la vache ensorcelée, est tombé dans le domaine public, et chacun peut en faire un libre usage ; voici en quoi il consiste : On achète un cœur de bœuf dans lequel on enfonce un paquet d’aiguilles, puis on le fait bouillir, dans une marmite, à grand feu. Le cœur de bœuf, ainsi préparé, est un charme puissant qui force l’ensorceleur à venir se mettre à la merci de celui qu’il a offensé. Le conjurateur, fort empêché sans doute d’appliquer à un tel crime une punition légale, se laisse fléchir et pardonne, à condition que son beurre ne suivra plus le Cordeau[4].

Nous avons vu que, pour leurs conjurations ou incantations, les sorciers se servaient du grimoire et de certains autres livres, où sont compilées les formules de leur science ténébreuse. Ces livres sont un objet d’horreur et d’exécration pour nos paysans. Quelle main serait assez sacrilégement audacieuse pour entr’ouvrir les feuillets damnés du Dragon rouge, du Grand Albert, ou, seulement, de son diminutif homonyme, le Petit Albert ? Et cependant, il est d’autant plus dangereux de les avoir en sa possession, que, malgré la terreur salutaire qu’ils inspirent aux bonnes âmes, on sait aussi qu’ils ont des amorces irrésistibles pour cette curiosité orgueilleuse qui, depuis le premier péché, est devenue le partage de tous les enfants d’Eve, sans distinction de sexe.

L’arbre de la science n’a jamais secoué de fruits plus séduisants et plus pernicieux que ceux que le grimoire met à la portée de vos désirs. C’est au moyen du grimoire que vous contracterez pacte avec Satan. Or, voulez-vous savoir ce qu’on doit attendre de ces alliances redoutables avec l’Enfer ? Vous êtes pauvre ou ignorant, coupable ou désespéré ; l’Éternité céleste n’est rien pour vous, vous sentez bien qu’il ne vous est pas donné d’y atteindre ; alors, vous vendez votre ame à Satan, au prix de je ne sais quel bien promis, qui doit vous rehausser d’un degré au-dessus de l’abîme où vous êtes plongé. Mais prenez garde ; ne négligez pas d’établir formellement vos conditions : Satan n’est pas prodigue ; il ne vous donnera pas un iota de plus qu’il ne vous aura promis ; il craint de vous élever trop haut ; il sait bien que vous lui échapperiez, et que les ailes de l’ame s’électrisent à l’approche du soleil. Exigez donc autant que vous pourrez obtenir ; mais, hélas ! est-il un être moins exigeant que le malheureux ? Il a je ne sais quelle discrétion honteuse et souffrante, qui naît de la défiance de lui-même, du prix qu’il accorde à tout ce qu’il envie, et qui l’empêche de rien hasarder. À quelles conditions difficiles nos bons villageois livrent-ils leurs âmes à Satan ? Les uns, de pauvres artisans par exemple, obtiendront d’éloigner du seuil de leur demeure les créanciers avides qui en troublent le repos. Les mendiants feront doubler leur aumône dans chaque maison du canton qu’ils ont l’habitude de parcourir. Les bergers, à leur tour, se mettront avec leur troupeau sous la garde du démon, afin de préserver leurs moutons de toute atteinte malfaisante, et de s’éviter, par-là, les reproches du maître. Parfois, aussi, quelque Faust de village, rebuté de la froideur et de l’insignifiance de sa misérable vie, paiera, de tous les biens de l’Éternité, la joie luxueuse d’illuminer, chaque soir, sa triste cabane avec un brandon de ces feux infernaux dont l’intensité ne diminue jamais. Enfin, de pauvres femmes, pliées par l’âge, et que le bon Dieu semble avoir oubliées à souffrir sur la terre, tandis qu’autour d’elles toute leur génération est éteinte, sont amenées à se vouer au diable pour beaucoup moins encore que tout cela : pour la bouchée de pain qui nourrit leur estomac débile, pour le tas de ronces sèches qui réchauffe leurs membres engourdis. Encore, le diable n’a-t-il pas compassion ou dédain de ces misérables créatures : il les épie comme l’astucieux serpent épiait notre mère Ève ; seulement, comme il connaît l’à-propos des déguisements, il a revêtu, pour cette fois, l’apparence d’un riche Monsieur de la ville. Il marche sur les traces de la pauvre vieille, tandis qu’elle amasse brin à brin son petit tas de broussailles ; puis, lorsque, dans la surprise de cette apparition, elle vient à relever tout-à-coup son front courbé : « Eh bien ! ma pauvre femme, dit alors le diable, parlant en bon seigneur, il me semble que vous avez beaucoup de peine et de fatigue. — Hélas, oui ! mon beau Monsieur, reprend l’humble vieille, tout à la fois orgueilleuse et confuse d’avoir à répondre à un tel interlocuteur ; hélas, oui ! l’hiver a été rude ; chacun a fait sa provision, et ceux qui ne vont pas vite, et qui arrivent les derniers, ne trouvent plus grand’chose à recueillir. — J’ai compassion de vous, ma bonne femme, et, si vous voulez, je vous épargnerai bien de la peine ; donnez-vous à moi avec confiance, et je vous promets que vous ne manquerez plus de pain pour vous nourrir, ni de bois pour vous réchauffer. — Moi, mon bon Monsieur, mais que voulez-vous faire d’une pauvre vieille comme moi ? à quoi puis-je vous être utile ? — Ne vous inquiétez pas, je veux vous attacher à mon service, dites seulement que vous consentez à m’appartenir. — Ah, c’est trop d’honneur pour moi : tout ce qu’il vous plaira, Monsieur. — Cela suffit, dit le diable en disparaissant. » La pauvre vieille, agitée par mille réflexions que l’étonnement lui suggère, regagne sa cabane en s’interrogeant elle-même à chaque pas. Bientôt une chétive abondance vient se loger à son foyer, et remplacer la cruelle misère qui, naguère encore, le désolait. Mais la vieille femme est bonne chrétienne ; elle a des scrupules et des soupçons sur un bien si vite gagné. Elle va trouver le sage pasteur dont les prudents conseils doivent lui venir en aide. Pourtant, cette visite ne calme point ses dévorantes inquiétudes ; alors, pour apaiser sa conscience. et obtenir le rachat de son ame, elle brûle des cierges au pied de l’image des saints patrons ; elle offre un pain bénit à la messe des fêtes solennelles ; elle accomplit pieds nus de lointains pèlerinages. Et, si tous ces actes de piété ne lui font point obtenir grâce à ses propres yeux, elle meurt infailliblement dans les tortures du désespoir, au milieu de ces convulsions atroces qui attendent les possédés à leur dernière heure.

Le diable enlève quelquefois, corps et ame, ceux qui se sont donnés à lui. On cite de pauvres femmes de village qu’il est venu chercher en carrosse, pour les conduire en enfer. Le plus souvent, il fait mourir ses affidés de mort violente. Ce pouvoir lui a été accordé, afin que les prières de l’église ne fussent pas profanées sur le corps de ces malheureux. Pour éviter une si terrible fin, les contractants s’efforcent, lorsqu’est venue l’heure de la peur et du repentir, de transmettre leur pacte à une autre personne ; car Satan ne se relâche jamais de son droit de possession, que sous condition d’échange. Mais, s’il est vrai qu’il se donne tant de peine pour glaner quelques âmes chétives et abandonnées, tandis qu’un si grand nombre d’autres se dévouent à lui insoucieusement, au milieu de toutes les pompes mondaines, il faut avouer qu’il est bien déchu de son antique orgueil, et qu’il ne ressemble pas mal à ces luxueux thésauriseurs de nos jours, qui comptent des millions d’une main, et recueillent des centimes de l’autre.

On ne dit point que les sorciers aillent encore au sabbat, mais on se souvient du moins de la manière dont ils s’y transportaient aux époques où leurs artifices avaient toute puissance. Le tuyau de la cheminée était leur route ordinaire, et le sorcier, s’étant placé nu sur le faite, s’écriait : « Pied sur feuilles. — Pé-su-fielio », comme on dit dans le midi de la France. Cette invocation mystérieuse avait pour but de suppléer au manche à balai, et de le rendre inutile, car elle donnait au sorcier la faculté de voler en l’air jusqu’au lieu du sabbat. N’oublions pas d’ajouter, cependant, qu’il fallait que le sorcier prît d’abord la précaution indispensable de s’oindre le corps avec un certain onguent, dont le principal ingrédient était la graisse d’un enfant mort sans baptême. Il est arrivé quelquefois que de pauvres sorciers, à qui la graisse venait à manquer, ont interrompu tout-à-coup leur voyage aérien, en se laissant tomber comme un ballon qui crève. Jugez alors s’ils faisaient triste figure, loin de tout secours, en pays inconnu, et obligés de s’en remettre à la discrétion du premier passant qu’ils rencontraient sur leur chemin[5].

Il existe différents préservatifs, dont l’usage peut être consciencieusement et religieusement admis pour écarter les sorciers, se mettre à l’abri des enchantements, détruire les maléfices : On asperge sa maison avec de l’eau bénite de Pâque ; on suspend, au linteau de sa porte, une branche d’églantier ou de buis bénit ; on attache, à la corne des bestiaux, de petits sachets remplis de sel. Il est bon de conserver chez soi, toute l’année, les restes de la bûche de Noël, appelée aussi Tréfouet. Le jour de la Saint-Jean-Baptiste, on doit faire une ample moisson de verveine ; outre la propriété reconnue à cette plante de chasser les démons, d’écarter les voleurs et de dissiper forage, on lui attribue toutes sortes de vertus médicinales. Les fleurs cueillies le jour de la Saint-Jean deviennent aussi d’excellents spécifiques, et, de plus, ont l’avantage de ne se flétrir jamais.

Si l’on va en voyage, il est prudent, pour éviter la rencontre des sorciers, de mettre ses bas à l’envers, et de placer, en dedans des bottes, la boucle de l’éperon.

On aurait cru, autrefois, se mettre mal avec le diable, si on ne lui eût pas conservé la dernière part de pitance. Maintenant, il n’en est plus ainsi. On refuse encore quelquefois le piquet honteux ; mais ce n’est que par raffinement de politesse et de discrétion.

Aux alentours de Jumiéges, on emploie, pour guérir les maladies d’animaux, causées par maléfices ou autrement, un procédé très simple, mais dont tout le mérite consiste encore dans cette bizarrerie puérile qui leurre si aisément la confiance des crédules. Avant le lever du soleil, le jour de la Saint-Jean, on va pieds nus, et surtout en évitant d’être vu, cueillir, non dans son propre champ, mais dans celui de quelque voisin, deux poignées de seigle dont on forme un lien. Quand un animal vient à être malade, on lui passe ce lien autour du corps, et l’on récite ensuite l’évangile de saint Jean. Au moment où l’on prononce ces paroles : « In principio, etc. », l’animal doit bondir et donner ainsi signe de guérison.

On remarquera, d’après ce que nous mettons ici sous les yeux du lecteur, combien l’intervention de saint Jean-Baptiste est efficace dans tous les cas merveilleux, et même en matière de sorcellerie. C’est sans doute à cause de la haute influence qu’ils attribuent à ce saint, que nos villageois ont imaginé encore que, le jour de sa fête, on voyait le soleil danser trois fois, au moment de son lever[6].

On peut regarder le chant qui accompagne la fête des Coulines, comme une espèce de conjuration empruntée au druidisme. La veille des Rois, les habitants de la campagne, maîtres, valets, enfants, font une course échevelée à travers les champs, les masures et les prairies, portant à leurs mains des torches et des brandons allumés qu’ils nomment Coulines, et dont ils se servent pour brûler la mousse des arbres fruitiers. Pendant cette cérémonie, ils chantent à gorge déployée :

Couline vaut lolot[7],
Pipe au pommier,
Guerbe au boissey.
Men père bet bien,
Ma mère oco mieux.
Men père à guichonnée,
Ma mère à caudronée,
Et mei à terrinée[8].

      Adieu Noé (Noël)
      Il est passé,
    Couline vaut lolot,
    Guerbe au boissey,
    Pipe au pommier,
    Bieurre et lait
    Tout à planté (en abondance.)

  Taupes et mulots,
  Sors de men clos,
  Ou je te casse les os.
  Barbassioné (Génie malfaisant)
Si tu viens dans men clos
Je te brûle la barbe jusqu’aux os.

      Adieu Noé,
      Il est passé.
      Noé s’en va,
      Il reviendra.
      Pipe au pommier,
      Guerbe au boissey,
      Bieurre et lait,
      Tout à planté.

Dans les cantons où cette cérémonie est en usage, on est persuadé qu’elle remplit son double but : d’exorciser un ennemi dont la multiplication est une véritable calamité, et d’épancher une vertu fécondante sur les arbres, les champs, et même les bestiaux.

La connaissance de tous les secrets de la magie, des sortilèges, des conjurations, appartient de droit aux prêtres. C’est une faculté légitimement attachée à leur ministère que d’entrer dans le secret de toutes les ruses de Satan, afin de le combattre et de le réduire par ses propres armes. Aussi, quoique les bons prêtres ne fassent usage de leur pouvoir qu’en des cas extraordinaires, ils doivent toujours avoir le grimoire et les principaux livres de magie à leur disposition. On raconte, à ce propos, que le domestique d’un certain curé, ayant ouvert un livre qui se trouvait dans la chambre de son maître, se prit, par un mouvement de curiosité machinale, à en lire quelques passages au hasard. À peine avait-il prononcé je ne sais quelle formule sacramentelle, que le diable se présenta devant lui, non point sous un déguisement de circonstance, propre à donner le change à l’effroi du conjurateur, mais avec la figure et les attributs horribles qui caractérisent l’éternel bourreau des damnés. Le pauvre domestique, rempli d’épouvante, tenta de s’enfuir. Vain effort, le diable l’avait déjà saisi de sa griffe acérée et nerveuse. En ce moment critique, le curé rentra, fort à propos, dans sa chambre : il se contenta de dire, d’un ton très paisible, quelques mots au diable ; celui-ci, sans se le faire répéter deux fois, posa dédaigneusement le serviteur à terre, comme une proie dont il se souciait à peine, et disparut à petit bruit[9].

La lecture imprudente du grimoire a occasionné plusieurs fois des catastrophes semblables. On parle même d’enlèvements qui ont duré plusieurs jours, et quelquefois des années entières.

Un brave ménétrier, nommé Delorier, dont le souvenir est demeuré célèbre au village de Mont-Merey, commune d’Athis, fut enlevé en enfer, où il resta trois jours durant ; il y a de cela un certain nombre d’années.

Notre ménétrier n’avait point à se reprocher la lecture imprudente du grimoire : tous les livres étaient fort innocents pour lui, la science du bonhomme se bornant à jouer passablement, de mémoire, sur son violon, quelque ronde du pays, ou quelque menuet de haut lieu, travesti à la villageoise. Cependant, un jour qu’il cheminait, à travers champs, tout en exerçant son archet, comme c’était sa coutume, il fit la rencontre d’un Seigneur, qui, après avoir pris plaisir à l’écouter, lui offrit de venir chez lui, un jour prochain, jouer du violon, dans une fête qu’il se préparait à donner. La proposition fut acceptée ; l’étranger, cependant, n’indiqua pas sa demeure ; on convint seulement de se rencontrer tel jour, à telle heure, au lieu même où l’on se trouvait alors : c’était un chemin étroit et réputé suspect, qui traversait le milieu d’un bois. Là-dessus on se sépara. Le bon ménétrier reprit sa route ; mais, chose étrange ! il ne put retrouver, après cette rencontre, ni la légèreté habituelle de ses jambes, ni la joyeuse insouciance de son humeur, et son violon restait muet sous ses doigts allanguis. Faut-il le dire ? une inquiétude persistante, quoiqu’à peine justifiable, s’était emparée de l’esprit du ménétrier : c’était au diable, pensait-il, qu’il avait parlé et qu’il avait promis ses services. En arrivant au village, notre homme se dirigea directement vers la demeure du curé. Il raconta son aventure, expliqua ses soupçons, mêlant à son discours certaines menaces véhémentes contre celui qui l’avait choisi pour dupe, et conclut par réclamer un conseil salutaire de son pasteur. « Mon ami, lui dit le curé, il faut user, sinon de charité, au moins de ménagements envers tout le monde, même envers le diable, qui est souvent le plus fort. S’il vient vous chercher, au jour indiqué, tenez votre parole, et suivez-le où il vous conduira. Défendez-vous seulement de toucher à rien de ce qui vous sera présenté, et, fussiez-vous descendu en enfer, aucun mal ne peut vous arriver. » Le ménétrier retint la leçon : le diable le garda trois jours en enfer ; mais le bonhomme s’y trouva tellement occupé des merveilles dont il fut témoin, qu’il ne ressentit pas les souffrances du long jeûne auquel il était soumis, et n’eut ainsi aucune peine à résister aux offres hospitalières qu’on lui prodiguait. Le diable était furieux ; obligé, au terme de leur accommodement, de reporter le bonhomme au lieu où il l’avait enlevé, au moment de toucher terre, il le laissa tomber très rudement. Le pauvre ménétrier ne se releva pas ; ses voisins le trouvèrent blessé et sans connaissance, et le reportèrent chez lui. Lorsqu’il eut repris ses sens, il raconta son histoire, mais, hélas ! en dépit de toutes les prévénances d’une sympathie compatissante, il mourut au bout de quelques jours. Était-ce une suite de sa chute ou de sa peur ? Nous ne saurions le dire. Toujours est-il que le diable ne gagna rien à ce méchant trait ; le bon ménétrier était trop bien mis en garde par ses souvenirs, pour négliger quelques-unes des saintes préparations que nécessite une mort vraiment chrétienne.

On attribue, à des raisons de conscience, l’extrême réserve avec laquelle les prêtres font usage de leur pouvoir sur Satan, dont ils pourraient tirer un parti si favorable pour le soulagement des malheureux ensorcelés. Mais, malgré son respect pour des scrupules que ses préjugés lui expliquent d’une manière pleinement convaincante, le villageois murmure, en secret, de ce qu’un excès de zèle, en faveur de ses paroissiens, ne réussit point à entraîner le pasteur au delà de la stricte limite de son devoir. Aussi, pour faire taire de semblables murmures, et, en même temps, pour arracher des esprits abusés aux erreurs qui les inquiétaient, des prêtres eux-mêmes ont été obligés quelquefois de se prêter, par un manège adroit, aux vues superstitieuses de la population dont ils étaient environnés. C’est ainsi que s’est établie la réputation de sorcellerie d’un de nos modernes antiquaires, M. Rever, qui s’était retiré des fonctions ecclésiastiques, après avoir été curé de la paroisse de Conteville, et sur lequel on nous a fourni certains détails qui pourront faire connaître au lecteur à quel degré de crédulité se rapetisse encore aujourd’hui l’esprit de nos villageois.

M. Rever était adonné à quelques études scientifiques, entre autres à la physique et à la chimie, sciences merveilleuses et suspectes, s’il en fut jamais, aux yeux prévenus de tous ces bons villageois qui n’ont pas encore eu part à la diffusion des lumières. Aussi M. Rever fut-il généralement considéré, dans le voisinage, comme un adepte de la sorcellerie. Long-temps, il se défendit contre cette singulière réputation, et refusa d’entendre les clients nombreux qui venaient se réclamer de sa science, mais, s’apercevant enfin qu’il était impossible de les dissuader de leur folle conviction, et qu’il épuisait son français à leur parler le langage du sens commun, il voulut tenter si les rapsodies du grimoire seraient plus efficaces pour leur repos d’esprit, et consentit à jouer son rôle de sorcier en conscience. Quelque maléficié venait-il se présenter chez lui pour implorer sa guérison, M. Rever faisait d’abord passer son consultant par l’épreuve de certaines formalités propres à jeter de la poudre aux yeux, et à séduire une confiance irréfléchie. Puis, quand il croyait avoir assez fait, il annonçait que le sort, qui avait été jeté, était maintenant anéanti. Au reste, il ne mettait rien de secret dans son procédé ; une fois la guérison opérée, il se hâtait de démontrer au maléficié qu’il n’avait pas travaillé ailleurs que sur son imagination. Ce système d’éclaircissements fut quelquefois suivi d’un heureux succès ; mais souvent aussi il échoua contre une opiniâtreté de conviction, que la reconnaissance se croyait intéressée à maintenir. Un seul trait prouvera que l’intervention de M. Rever, dans les affaires de la sorcellerie, n’était pas dénuée de toute utilité :

Un fermier avait ses vaches malades depuis quelque temps : il avait consulté un vétérinaire de Pont-Audemer ; mais, malgré le traitement prescrit et mis en usage, les pauvres animaux n’avaient pas cessé de dépérir. Persuadé qu’on leur avait jeté un sort, le fermier déclara qu’il ferait un mauvais coup à celui qu’il soupçonnait d’avoir engendré la maladie de ses bêtes. Cependant, entre la menace et la vengeance, il se décida à aller consulter M. Rever. Celui-ci promit une guérison prochaine, et prit ses mesures en conséquence. Son premier soin fut d’aller s’entendre avec le vétérinaire, et tous deux agirent de concert. Il y eut, de la part de l’un beaucoup de formalités accompagnées de paroles inintelligibles, et, de la part de l’autre, quelques prescriptions convenables. Le temps fit le reste, et le mal cessa. Alors M. Rever passa plus que jamais pour sorcier aux yeux du public ; mais le propriétaire des vaches fut mieux avisé : mis au fait par les auteurs mêmes du complot, c’est-à-dire par M. Rever et le vétérinaire, de l’accord qui existait entre eux, il fut convaincu de la vérité, et maintenant il rit plus fort que personne des ignorants qui ont encore la bonne foi de croire aux sorciers.

Bien en prit, une autre fois, à M. Rever d’avoir la réputation de sorcier. Il s’était entendu avec des ouvriers pour l’abattage de quelques arbres ; obligé de faire ensuite une absence de plusieurs jours, une certaine quantité de plateaux, provenant de ces arbres, lui avaient été soustraits. À son retour, M. Rever s’aperçut du vol, en allant visiter les ouvriers qui continuaient leur travail. Sans parler de ses soupçons, il se mit à chercher dans tous les sens, s’il ne découvrirait pas sur le sol quelque trace, quelque traînée qui lui servît d’indice. Tout en se livrant à ces évolutions, il tenait, par hasard, à la main, une baguette de coudrier. Un de ses ouvriers, qui était le voleur, reconnut dans tout cela une opération magique, dont l’avertissement de sa conscience lui indiqua le but. Pour être plus sûr d’obtenir son pardon, il courut bien vite sur les pas de M. Rever, fit l’aveu de son vol, rendit le bois, et jura bien qu’il ne tenterait plus la science du généreux sorcier[10].

Si le scepticisme du temps présent prend acte de ces railleuses historiettes, l’opinion ancienne, qui attribuait aux prêtres un pouvoir si énergique sur Satan, peut avancer, à son appui, l’aventure miraculeuse dont un chanoine de Bayeux fut le héros, au seizième siècle.

Les redevances et les soumissions de toute espèce étaient, comme on sait, fort en usage au moyen-âge ; c’était une manière d’acheter le droit social et les privilèges civils ; le crime même se trouvait inféodé, moyennant confession et tribut, et la justice légale ou religieuse, à défaut d’un meilleur équilibre, se régularisait d’après un système d’indemnités, soit matérielles, soit honorifiques. C’est par suite de cette coutume que le chapitre de Bayeux, en punition d’un méfait que l’histoire passe charitablement sous silence, avait été condamné à députer tous les ans, à Rome, un de ses chanoines, pour y chanter l’épître de la messe de minuit ; et, dans le cas où le chanoine, à qui cette mission était échue, se montrait récalcitrant, il lui fallait expier son insubordination par l’amende d’une forte somme d’argent.

Or, il arriva, en l’année 1537, que ce fût le tour de maître Jean Patye, chanoine de la prébende de Cambremer, d’accomplir la soumission obligée. Maître Jean Patye alliait, à un esprit déterminé, une de ces consciences robustes qui, sur un fonds de bonne intention, supportent aisément le poids de quelques peccadilles. Notre chanoine semblait prendre si peu de souci de la mission à laquelle il avait été appelé, que la veille de Noël était arrivée avant qu’il eût commencé ses préparatifs de départ. Ses confrères ne cessaient de le railler, lui promettant que sa bourse pâtirait de sa négligence. À tous ces propos, il répondait, avec assurance, qu’il arriverait à Rome au moment prescrit, et que l’issue satisfaisante de son voyage lui mériterait les actions de grâces de tout le chapitre. Faut-il le dire ? maître Jean Patye comptait sur l’assistance du diable avec lequel il entretenait des liaisons familières, et dont il avait su se faire un client serviable. Donc, le propre jour de Noël, avant de se rendre à l’office, le chanoine se retira dans sa chambre, évoqua Satan, et lui parla en ces termes : « Il faut que tu me portes cette nuit à Rome, et que nous voyagions en pensée de femme, c’est-à-dire plus vite que le vent. Va m’attendre sous les orgues de la cathédrale ; au coup de neuf heures, je serai sur ton dos. » Le chanoine se rendit lui-même à l’église, entonna le « Domine labia » des matines, puis rejoignit sa monture. En un clin d’œil, ils s’élevèrent dans les airs, l’espace semblait fondre sous eux ; villes et provinces disparaissaient, sans qu’ils eussent le temps d’y jeter un regard ; ils se trouvèrent au-dessus de la mer ! Alors, Satan, ralentissant faiblement sa course, conseilla au chanoine, avec un accent de componction doucereuse, de lui adresser ce distique latin, qui peut se lire indifféremment de gauche à droite, ou de droite à gauche, sans changer de signification.

Signa te, signa temere, me tangis et angis,
 Roma tibi subito motibus, ibit amor.

Maître Patye ne se laissa pas surprendre par cette insinuation hypocrite : « Allons toujours, répondit-il, ce qui est porté par le diable est bien porté. » Ils arrivèrent à Rome au moment où l’on chantait l’Introït de la messe de minuit. Le chanoine commanda à sa monture de l’attendre patiemment à la porte de l’église, et entra pour chanter l’épître. Étant allé ensuite déposer ses ornements dans la sacristie, il demanda à voir le titre original qui stipulait l’engagement du chapitre de Bayeux ; lorsqu’on lui eut présenté cette pièce importante, il fit mine de l’examiner attentivement, puis la jeta au feu, où elle fût consumée en un instant. Cela fait, le téméraire normand sortit de l’église avant qu’aucun témoin songeât à l’arrêter ; il retrouva sa monture obéissante, et repartit avec la même célérité qu’il avait mise à venir. Lorsqu’il posa pied à terre, au portail de la cathédrale de Bayeux, on chantait Laudes, en sorte qu’il n’avait été que quatre heures en voyage. Ses confrères, le voyant de retour, s’imaginèrent qu’il venait de dormir ; mais il leur raconta son aventure, au dénouement de laquelle ils se trouvaient trop intéressés pour avoir le courage d’en faire un sujet d’anathème. Maître Patye, cependant, en bon chrétien et en homme sensé, comprit que tout ne devait pas être profit dans le péché, et qu’il fallait faire aussi la part du repentir et de la pénitence. Le clergé de Bayeux fit une procession générale, à la suite de laquelle notre chanoine marcha pieds nus et la corde au cou. Cet acte d’humilité, joint aux instances d’Augustin de Trivulce, alors évêque de Bayeux, valut au coupable l’absolution du pape. Depuis cette époque, Jean Patye rompit avec l’enfer, et vécut en bonne intelligence avec Rome[11].

Les prêtres sont sorciers par devoir ; les bergers par habitude ; les Juifs, les Italiens, les Égyptiens, par vocation innée. Outre ces différentes espèces d’individus qui entrent dans la classe de nos magiciens rustiques, il s’y rencontre encore certaines spécialités dignes de remarque et que nous allons signaler.

Ce sont d’abord les Joueurs de Verge d’Aaron, ou de Baguette divinatoire[12].

On se sert, pour baguette divinatoire, d’une branche tendre de coudrier ; il faut qu’elle soit fourchue, et celui qui en fait usage doit tenir une des extrémités de l’embranchement dans chaque main. Ce n’est pas précisément par un effort de la magie que l’on obtient le don de la baguette : un privilège de Dieu vous le départit au moment de votre naissance, et vous êtes, dès-lors, prédestiné à l’état de sorcier. En effet, avec l’aide de la baguette divinatoire, vous accomplissez beaucoup de choses, dans lesquelles on voit échouer le pouvoir des plus redoutables conjurations, telles que la découverte des sources ou ruisseaux souterrains, et celle des trésors cachés. Quand un joueur de verge d’Aaron vient à passer sur une eau souterraine ou sur un métal enfoui, aussitôt la baguette tourne fortement dans ses mains, et il peut reconnaître, aux mouvements plus ou moins précipités de ce merveilleux instrument, quelle est la force des eaux que la terre comprime dans son sein, ou de quelle espèce de métal est composé le trésor qu’elle recèle dans ses entrailles[13].

« J’ai suivi très attentivement, dit M. Le Fillastre, les expériences de trois sourciers qui ont été soumis à des épreuves rigoureuses où l’équivoque était impossible ; ils se sont souvent trompés, et j’ai reconnu évidemment que tous trois étaient des fourbes ; qu’ils faisaient eux-mêmes tourner leur baguette, grâce à son élasticité, par des mouvements adroits et insensibles du poignet et des mains[14]. »

En leur qualité de fourbes, les joueurs de baguette méritaient bien d’être classés parmi les magiciens. Après eux, viennent les Devins, les Tireurs de cartes, les Bohémiennes, qui révèlent le passé et l’avenir au moyen des cartes, des dés ; les Bonnes femmes, qui pratiquent la chiromancie, annonçant à chacun sa bonne ou sa mauvaise chance par l’inspection des traits de la main, ou, ce qui est plus étonnant encore, sachant lire votre horoscope dans le marc de café. Enfin, tous ceux qui, par des pratiques insignifiantes, absurdes et n’ayant pas même le mérite d’éblouir un instant l’imagination, prétendent vous initier à quelques révélations prophétiques.

Les Meneurs de loups sont encore une espèce de magiciens ; mais, quoique fort mal intentionnés, ceux-ci doivent être tenus en assez haute estime, parce que, du moins, leur spécialité n’est pas vulgaire. Ils se mettent en rapport avec des loups, dont ils se font suivre, et auxquels ils livrent à dévorer les bestiaux de leurs ennemis. Jugez quelle terreur mêlée de réprobation de telles gens doivent inspirer ! C’est au point qu’on attribue à leurs maléfices tous les ravages occasionnés par les loups les plus naturellement féroces, et qu’on se dispense, par cette raison, de se mettre sur la défensive, et de prendre aucune précaution utile pour écarter ou combattre l’ennemi[15].

N’oublions pas les Toucheurs de carreau : ce sont des charlatans qui prétendent avoir reçu de Dieu le privilège de guérir le carreau par un simple attouchement, à cause, disent-ils avec effronterie, qu’ils sont les descendants de la famille de saint Martin. Il existe aussi, à Bayeux, une famille à laquelle cette faculté merveilleuse a été reconnue depuis un temps immémorial. Enfin, dans certains cantons, on croit que le septième garçon ou la septième fille, et leurs descendants jusqu’au quatrième degré, reçoivent, par droit de naissance, le don de toucher le carreau.

Les renseignements que nous avions à offrir au lecteur, sur le fond du sujet qui nous occupe, sont épuisés ; mais nous devons y ajouter, comme accessoire indispensable, la définition de quelques pratiques superstitieuses qui, pour n’être pas employées en vue de se procurer l’entremise du diable, n’en doivent pas moins être considérées comme une espèce de sortilèges religieux, à cause de l’efficacité surnaturelle et infaillible qu’on leur suppose.

Sur le littoral de la Seine, dans les environs de Jumiéges, si un individu se noie, et que l’on ne puisse retrouver son cadavre, on supplée à l’inutilité de la recherche par le procédé suivant : on fait bénir un cierge, que l’on fixe sur une planche ou sur un morceau de liège ; après cette préparation, on allume le cierge, on le lance au gré du courant, et il doit immanquablement s’arrêter à l’endroit où le corps a disparu sous les flots[16].

Il est d’usage, parmi le peuple, lorsqu’un malade est en proie aux luttes affreuses de l’agonie, que, pour abréger ses souffrances, quelqu’un de ses parents ou de ses amis aille offrir un cierge dans une église, en l’honneur de Notre-Dame de la Délivrance. En semblable circonstance, les habitants du canton de Jumiéges invoquent naïvement le patronage de saint Fini[17]. Nous avons eu déjà occasion, ailleurs, de faire remarquer cette étrange idolâtrie qui s’adresse, non à la forme matérielle, mais, à moins encore, au mot, à la forme verbale. Quoi qu’il en soit, le patronage de saint Fini résume, pour le peuple qui l’a intronisé, toutes les idées de secours et de délivrance. Ce saint bienfaisant rend la santé au malade chez qui les forces de la nature peuvent se prêter encore à opérer de salutaires effets, et il accorde, sur-le-champ, le repos éternel à ceux qui n’ont plus à attendre, sur la terre, que quelques jours ou quelques heures de vaines et cruelles souffrances[18].

Les pêcheurs de Dieppe ont coutume, en mer, de faire, chaque jour, la prière en commun ; mais ils procèdent à cet acte de dévotion par un cérémonial particulier, dont l’omission ne manquerait pas de leur attirer quelque grave malheur.

Un mousse parcourt d’abord le bateau, en répétant cette invitation :

À la prière,
Devant et arrière,
Depuis l’étrave jusqu’à l’étambord,
Réveille qui dort.

Le mousse descend ensuite, allume la chandelle du Bon Dieu, et s’écrie :

La chandelle du Bon Dieu est allumée,
Au saint nom de Dieu soit alizée,
Au profit du maître et de l’équipage,
Bon temps, bon vent, pour conduire la barque,
Si Dieu plaît.

Ensuite, un des plus vieux matelots de l’équipage, que l’on surnomme le Curé, dit à haute voix la prière, à laquelle succèdent, dimanches et fêtes, la messe et les vêpres, récitées de mémoire par le même matelot qui, souvent, ne sait pas lire. Lorsque la pêche du hareng est terminée, c’est-à-dire à la fin de la dernière course, et au moment d’entrer au port, les matelots ont coutume d’entonner le Te Deum. C’est la seule circonstance dans laquelle les pêcheurs dieppois chantent cette hymne en mer.

Ces pêcheurs se défendent aussi de parler, sur leur barque, de plusieurs choses, telles que des prêtres, peut-être à cause de leur réputation de sorcellerie, et des chats, sans doute parce que le diable emprunte souvent la forme de cet animal. Ils s’interdisent le jeu de cartes, comme pouvant leur porter malheur.

Lorsqu’au milieu d’une violente tempête, ces mêmes pêcheurs font vœu de se rendre, pieds nus et en chemise, à quelque lieu célèbre de pèlerinage, par l’effet de cette pieuse promesse, la manœuvre se trouve accélérée aussitôt d’une manière prodigieuse. Alors l’équipage de s’écrier : Le navire est doublé ! voulant faire entendre par là que des êtres surnaturels partagent leurs efforts, et vont en assurer le succès. Dans cette occasion, comme en beaucoup d’autres, la foi n’est-elle pas le divin levier de la faiblesse humaine ?

Avant la révolution, il régnait cette croyance, parmi le peuple, que les prêtres pouvaient célébrer, avec un cérémonial particulier, une Messe du Saint-Esprit, dont l’efficacité était si miraculeuse, qu’elle ne rencontrait jamais d’obstacle dans la volonté divine : Dieu était contraint d’accorder tout ce qu’on lui demandait par cette intercession, quelle que fût l’exigence d’un vœu téméraire. Moins irréfléchie, cette croyance eût constitué l’intention d’un sacrilège. Il n’en était pourtant pas ainsi ; c’était souvent, au contraire, avec de véritables sentiments de piété que l’on réclamait la Messe du Saint-Esprit, et quand on était en proie à quelques-unes de ces crises affreuses de la vie qui semblent n’avoir d’autre issue possible qu’un irrémédiable malheur. Les prêtres séculiers refusaient presque toujours de dire la Messe du Saint-Esprit ; mais les moines, et surtout les pères capucins, étaient réputés pour y prêter plus complaisamment leur ministère ; c’est-à-dire que ceux-ci se faisaient moins de scrupule, peut-être, de tirer profit des erreurs et de la superstition du peuple.

Quoiqu’elle amenât toujours la réalisation de leurs vœux, la Messe du Saint-Esprit pouvait avoir, cependant, pour ceux qui la faisaient dire, des effets bien redoutables. Si l’on ne la faisait célébrer que dans un cas grave ; comme pour arriver à démontrer l’innocence d’une personne injustement accusée, rarement alors il en survenait quelque malheur ; mais, si l’on se servait de cette messe dans un but frivole ou profane, la providence punissait d’une manière cruelle ceux dont l’audacieuse imprudence traversait ses desseins. Nous en donnons pour exemple la petite histoire suivante, que nous racontons sur la foi des souvenirs d’une vieille femme :

Un jeune homme et une jeune fille de Rouen, élevés dans le même voisinage, avaient été fiancés l’un à l’autre. Ils s’aimaient depuis leur première enfance, et ils ne concevaient point d’espérance plus fortunée que celle d’unir à jamais leurs vies. Cependant, le jeune homme fut appelé au service militaire, et obligé d’aller tenir garnison dans une province éloignée. La tendre correspondance des deux fiancés ne subit aucune interruption pendant tout le cours de ces années d’absence. Enfin, l’époque où le jeune homme devait se trouver libre du service étant arrivée, la jeune fille se flatta qu’elle allait voir accourir vers elle, au plutôt, son cher exilé. Elle l’attendait de moment en moment ; mais, hélas ! plusieurs semaines, plusieurs mois ensuite se passèrent, sans qu’elle en reçût aucune nouvelle. Une année bientôt allait être écoulée ; l’inquiétude, l’impatience, le désespoir exalté de la jeune fille, loin d’être épuisés, redoublaient chaque jour de violence et d’intensité. Dans cet état d’angoisse, la pauvre enfant résolut d’aller trouver un moine capucin de sa connaissance, et de le supplier de lui dire une Messe du Saint-Esprit. Le bon père, touché de la douleur de cette intéressante fille, lui promit, sans trop s’enquérir du but qu’elle avait en vue, de célébrer à son intention la messe qu’elle réclamait. Ainsi fut fait. Peu de temps après, on reçut une lettre du fiancé, qui annonçait son prochain retour. Son intention, avouait-il, avait été de s’établir dans l’endroit où il avait tenu garnison ; mais, à dater de tel jour, et il désignait le jour même où avait été célébrée la Messe du Saint-Esprit, un ennui subit, un tourment invincible s’était emparé de lui à la pensée de son pays et de sa fiancée, et il avait tout quitté pour les revoir au plutôt.

Quelle joie pour l’heureuse fille ! quelles félicitations elle s’adressait dans son cœur ! Au jour marqué de l’arrivée de son bien-aimé, elle se revêtit de ses plus coquets atours, pour aller à sa rencontre. Pendant ce temps, notre voyageur, dont l’impatience s’accommodait mal de la lenteur des relais, avait quitté, au village de Bonsecours, le coche qui l’avait amené jusque là, et descendait joyeusement la côte à pied. Il touchait presque aux portes de sa ville natale ; il était arrivé auprès de l’énorme roche de Sainte-Catherine, qui, n’ayant pas été minée alors comme elle l’a été depuis, surplombait au-dessus même de la route, quand il aperçut, sous les ormes du boulevard Saint-Paul, une douce et souriante figure qui s’avançait vers lui et qu’il crut reconnaître. Mais, au moment même où il se livrait à sa contemplative admiration, une pierre se détacha de la roche menaçante, et le frappa mortellement, aux yeux de celle qui avait tant imploré son retour. Épouvantée de cette horrible catastrophe, la jeune fille ne voulut y voir que le châtiment mérité de sa témérité sacrilège. Elle ne songea plus qu’à fléchir la miséricorde de Dieu, à l’implorer pour elle-même, et surtout pour celui dont elle s’accusait d’avoir causé la mort. Elle consacra à la religion des jours à jamais troublés, et ce fut aux seules consolations de la prière qu’elle demanda d’adoucir les regrets de l’amour.

Le triste dénouement de cette touchante historiette nous dit peut-être, mieux encore que tous les épouvantements hideux de la sorcellerie, que, après l’effort légitime et permis de la volonté humaine, la résignation devient la vertu par excellence, et la science suprême la vie ; que la sagesse ne consiste point à tenter toutes les voies hasardeuses du bonheur, puisque les moyens suspects et détournés nous conduisent si rarement à une bonne fin.



  1. Nous engageons nos lecteurs à se reporter au cinquième volume de l’Histoire du Parlement de Normandie, par M. Floquet, s’ils désirent s’enquérir à fond des différents cas de sorcellerie, que la justice a eu à réprimer dans notre province. Les plus notables de ces faits, cependant, sont ceux particulièrement dits : Possessions, et auxquels nous avons consacré un chapitre de cet ouvrage. Un autre procès vraiment digne d’être mentionné, est celui des Sorciers de Carentan et de la Haie-du-Puits, qui commença en 1670, et amena de si curieux démêlés entre le conseil du roi Louis XIV et le Parlement de Normandie. Déjà, les accusés, au nombre de trente-quatre, avaient entendu prononcer leur jugement de culpabilité ; quatre d’entr’eux, condamnés à mort, n’attendaient plus que l’heure de l’exécution près de sonner, lorsque les dépêches royales vinrent leur annoncer que la peine capitale était commuée pour eux en un simple bannissement hors de la province, avec rétablissement en leur bonne fâme et renommée, et en la possession de leurs biens. Cet ordre du roi occasionna, au sein du Parlement, de violentes réclamations, dont l’expression fut contrainte, cependant, de se traduire sous forme d’humble remontrance et de respectueuse requête. Dans ce discours, rempli de plates absurdités, débitées avec toute la gravité et l’emphase magistrale, les seigneurs du Parlement, que semble ne rebuter aucune évolution rétrograde, citent la loi des Douze Tables, les Constitutions des empereurs romains et les fastes judiciaires du règne de Chilpéric, pour justifier leurs propres arrêts. L’exposé de ces vénérables antécédents n’empêcha pas le Parlement de perdre la revanche qu’il avait tentée. Le temps était déjà passé où, suivant l’expression d’un écrivain postérieur, l’esprit social se renfermait dans cette devise : Antiquité, c’est vérité.
  2. P. Le Fillastre, Superst. du canton de Briquebec ; (Annuaire de la Manche, 1832.)
  3. Les paysans normands considèrent cette sorte de police exceptionnelle comme équitable, sinon comme légale ; mais ils témoignent, pour le sorcier qui y prête son ministère, le même mépris haineux qu’ils professent pour toute espèce d’agents subalternes de l’autorité et de la loi, tels que les huissiers, les gendarmes, etc.
  4. L. Dubois, Annuaire statist. de la Manche, 1809.
  5. P. Le Fillastre, Superst. du canton de Briquebec ; (Annuaire de la Manche, 1832, p. 208.)
  6. Il faut reconnaître un vestige d’idolâtrie dans la vénération superstitieuse qui s’attache à saint Jean. La fête de ce saint, remplaçant les solennités druidiques que l’on célébrait au solstice d’été, en l’honneur du soleil, le peuple, qui embrouille facilement toutes les idées religieuses, parce que sa foi est, avant tout, de sentiment et d’habitude, a transporté, au nouveau patron de cette époque sacrée, quelques-uns des attributs de l’astre créateur.
  7. Ce chant existe avec plusieurs variantes, mais le texte le plus complet est celui qui a été publié par M. Pluquet, dans les Contes populaires de l’arrond. de Bayeux, et que nous lui empruntons pour le citer ici.
  8. La couline vaut du lait ; qu’un seul pommier produise une pipe de cidre (700 litres), et une gerbe, un boisseau. Mon père boit bien ; ma mère encore mieux ; mon père à guichonée (grande tasse de terre) ; ma mère à chaudronée, et moi à terrinée. (Note de M. Pluquet.)
  9. Pluquet, Contes populaires de l’arrond. de Bayeux.
  10. Notes communiquées par M. A. Canel.
  11. Pluquet, Contes populaires de l’arrond. de Bayeux. — Étienne Tabouret, dans ses Bigarrures, et J.-J. Chifflet dans le Vesuntio, rapportent à saint Antide l’histoire de ce singulier voyage, ainsi que la malicieuse épreuve du distique latin.
  12. Dans le département de l’Orne, la baguette divinatoire est nommée simplement Vergette.
  13. P. Le Fillastre, Superst. du canton de Briquebec ; (Annuaire de la Manche, 1832, page 221.)
  14. P. Le Fillastre, Superstitions du canton de Briquebec ; (Annuaire de la Manche, 1832.)
  15. L. Dubois, Annuaire de l’Orne, 1809.
  16. C.-A. Deshayes, Hist, de l’Abbaye de Jumiéges, p. 257.
  17. En Basse-Normandie, les fonctions de saint Fini sont remplies par saint Va-t-et-saint-Vient, personnage d’une réalité non moins équivoque.
  18. C.-A. Deshayes, Hist. de Jumiéges, p. 254 et 255.