La Normandie romanesque et merveilleuse/13

J. Techener & A. Le Brument (p. 244-256).

CHAPITRE TREIZIÈME.

Esprits Météores



Les Feux-Follets, leurs tours malicieux ; les Ardents, le Faulau, la Fou-
rolle, la Fêlo, la Rouge-Goule ; Pénitence des Fourolles ; origine
du village de Charleval ; Esprits des Orages, Tempestaires,
Meneurs de Nuées ; Diables bataillant dans les airs ;
Moyens de conjurer les Orages ;
le Dominatmosphérisateur.|

Séparateur



Facilement mésinterprétés dans les lois qui les constituent et les régissent, les phénomènes de la nature physique sont du nombre de ces faits qui relèvent du domaine de la science et de l’observation, et dont l’imagination s’est emparée avec ardeur, pendant cette période d’ignorance qui partout marque l’enfance des peuples. Les causes naturelles étant alors inconnues pour la plupart, et d’ailleurs n’étant jamais admises comme des lois absolues et immuables, tout ce qui frappait vivement les sens, tout ce qui était un sujet d’étonnement, d’admiration ou de crainte, devait être rapporté à une cause surnaturelle et miraculeuse. Car l’esprit de l’homme, curieux mais inquiet, excité mais troublé par le prestige mystérieux des choses, demande à s’appuyer sur des résultats acquis, et l’erreur, quelle qu’on l’ait faite, lui convient mieux que le doute.

Au nombre des phénomènes physiques mal interprétés, et qui ont engendré quelques-unes de nos superstitions populaires, il faut citer d’abord les Feux-Follets. Il n’est pas besoin d’expliquer à nos lecteurs que les feux-follets sont des exhalaisons de gaz inflammable, qui s’élèvent dans les endroits marécageux, et produisent une petite lumière vacillante et capricieuse que la dénomination de follet caractérise pittoresquement. Ce genre de phénomène n’est pas absolument rare ; mais, comme il se multiplie en raison de la nature des terrains, il devait être beaucoup plus fréquent avant qu’un certain laps de siècles eût permis ces travaux de dessèchement et d’assainissement qui résultent de la longue occupation d’un territoire. De nos jours, il est plus commun en Amérique qu’en Europe[1]. On a remarqué aussi que certaines époques de l’année étaient favorables à sa manifestation. Le peuple le redoute, surtout pendant l’Avent, soit par expérience, soit par idée superstitieuse.

Les anciens, qui connaissaient ce phénomène, en tiraient des augures. Quand ils voyaient deux feux-follets accouplés, ils les appelaient Castor et Pollux, et les tenaient pour un heureux présage. Quand il n’en paraissait qu’un, ils le nommaient Hélène, et le présage en était funeste.

Comme avait fait l’antiquité, le moyen-âge consulta sa mythologie religieuse pour expliquer les feux-follets. L’opinion universelle établit que c’étaient des esprits, tantôt démons, tantôt lutins ou revenants. Les esprits feux-follets sont malicieux et cruels, et leur rencontre est regardée comme très dangereuse. Quoique, en réalité, les feux-follets soient immobiles, les vacillations de leurs jets lumineux éblouissent le regard, au point de faire supposer qu’ils changent de place, et accomplissent de nombreuses évolutions. De là vient qu’on a prétendu qu’ils errent à dessein dans la campagne pour fasciner les voyageurs, les attirer sur leurs traces, et les entraîner ensuite vers une rivière, un fossé profond, une marnière, ou tout autre précipice. Lorsqu’ils ont réussi dans quelques-uns de ces méchants tours, les feux-follets poussent de longs éclats d’un rire sarcastique pour railler leur malheureuse victime près de périr[2]. Ainsi, nous rencontrons dans la vie de ces lueurs fatales qui troublent l’esprit, qui l’égarent en paraissant l’éclairer, et dont les sophismes moqueurs bafouent notre désespoir, lorsqu’ils nous ont fait succomber à de mortelles embûches !

Se sauver, en apercevant un feu-follet, est un moyen infaillible de l’attirer sur ses pas ; pour éviter les dangers qui résultent de cette apparition, il faut se coucher la face contre terre, et invoquer le secours de Dieu.

S’il prend fantaisie à une personne retirée dans sa maison d’appeler à coups de sifflet les feux-follets qu’elle voit sautiller dans la plaine, ceux-ci accourent aussitôt en foule, tant de près que de loin, avec une vitesse prodigieuse. Il faut se hâter de fermer la fenêtre avant qu’ils en aient touché le bord, sans quoi ils ne manqueraient pas d’étouffer le malencontreux siffleur[3].

Les démonographes nomment les feux-follets : Ardents. Le Loyer remarque qu’ils errent souvent dans les cimetières, et qu’ils sont les commensaux ordinaires des gibets[4]. Dans nos contrées, ils fréquentent les pierres druidiques, et tous les lieux mal famés où se rencontrent de nocturnes apparitions.

On donne, en Normandie, divers surnoms au feu-follet : c’est tantôt le Feu errant, le Faulau, tantôt la Fourlore, la Fourolle, suivant le sexe[5]. Dans la Basse-Normandie et dans le Perche, c’est la Fêlo[6] ; enfin, on connaît le feu-follet, dans le département de la Seine-Inférieure, sous le nom de Rouge-Goule[7].

Suivant les traditions du département de l’Orne, les feux-follets sont les âmes des prêtres qui se sont damnés en péchant contre la chasteté. En Haute-Normandie, le feu-follet est particulièrement du sexe féminin : c’est l’ame d’une femme condamnée à courir en fourolle, pour expier l’amour sacrilège qu’elle a accordé à un ministre du Seigneur. Ce préjugé a tant de force que, dans les environs de Saint-Valery-en-Caux, il est d’usage de désigner charitablement les jeunes filles que l’on soupçonne coupables de ce crime par le surnom de Fourolle, ajouté à leur prénom ; on dit : c’est la fourolle Marie, c’est la fourolle Jeanne. Ce trait sanglant passe de bouche en bouche, et devient bientôt un stigmate indélébile attaché au front de ces malheureuses victimes de la médisance villageoise. Dans l’arrondissement de Pont-Audemer, on croit que même les femmes vivantes peuvent courir en fourolle ; leur transformation nécessite des préliminaires analogues à ceux qui aidaient à la métamorphose du Bisclavaret.

Le soir venu, la femme soumise à cette bizarre pénitence s’échappe de sa maison furtivement, et va se réfugier dans quelque excavation où les regards indiscrets ne peuvent la surprendre. Là, elle se déshabille, met en ordre ses vêtements, les plie avec soin, comme si ces habits, consacrés au travail quotidien, recélaient quelque arôme purifiant de vertu, qu’il faudrait craindre de laisser s’évaporer. La pénitente, alors, se couche sur le sol, et son ame délaissant son corps va flamboyer à travers champs. Pauvre ame ambitieuse et égarée, qui a voulu substituer sa propre idolâtrie à l’adoration de Dieu, elle devient maintenant le jouet de ces mille puissances indéfinies de la nature, qui s’agitent sans obstacles au sein de l’espace et de la nuit. Ici, ce sont les vents arides de l’hiver qui s’attaquent à la mutine fourolle, l’excitent, la combattent, tordent et déchirent impitoyablement ses jets lumineux sous un souffle vif et tranchant ; ailleurs, c’est une eau miroitante, à demi cachée par les glaïeuls de la prairie, et qui offre à la crédule fourolle un mirage séduisant, vers lequel elle se laisse entraîner et défaillir. Enfin, la pauvre fourolle ne rencontre de toutes parts sur sa route qu’obstacles et déceptions. Si un voyageur vient à passer, elle s’élance après lui, saute sur la croupe de son cheval, fait mille innocentes agaceries au cavalier ; puis s’échappe bientôt, rebutée elle-même de l’insignifiance de ses folâtreries ; car, soit impuissance, soit pitié, il est bien rare qu’elle se donne le triste plaisir d’entraîner le voyageur dans des précipices. D’ailleurs, celui-ci perd-il patience le premier, il lui suffit, pour se débarrasser de la fourolle, de planter son bâton en terre, et de fixer au bout la persécutrice qui se résigne à ne pas l’importuner davantage.

La pénitence de la fourolle doit durer sept ans ; encore, en certains cas, le renouvellement en devient-il obligatoire. Il paraît qu’une ombre vacille au milieu de la clarté que répand la fourolle. Si une personne mal-intentionnée parvient à percer cette ombre avec une pointe de fer, la fourolle reprend sa forme humaine, et, dès-lors, est tenue de recommencer sa pénitence. Il en serait de même si, par hasard ou par suite d’un soupçon, on venait à prononcer devant la fourolle son nom de femme[8].

Un charmant village de la Normandie : Charleval, doit son origine à l’apparition d’un feu-follet. Papyre Masson, dans son Histoire latine manuscrite de Charles IX, raconte que ce roi, allant chasser peu de temps avant son mariage, dans une forêt près de Rouen, vit apparaître devant lui un spectre flamboyant de la hauteur d’une lance. Les chasseurs effrayés de cette apparition prirent la fuite. Le roi seul, ayant tiré son épée, s’avança intrépidement, et poursuivit le feu-follet jusqu’à ce qu’il eût disparu. Ce prince raconta ensuite que la vue de ce spectre l’avait rempli de terreur, mais qu’il s’était fortifié en répétant un verset sacré qu’il avait appris, étant enfant, de son précepteur : Deus, adjutor meus sis mihi ; in Deum adjutorium meum. La forêt ayant été abattue, Charles s’attacha, par prédilection, à cet emplacement qui lui rappelait un acte courageux de sa vie ; c’est pourquoi il y fit jeter les fondements d’une magnifique maison de plaisance. Depuis cette époque, ce lieu prit le nom de Charles-Val[9].

Il est un préjugé, se rapportant aussi aux phénomènes de la nature physique, qui doit, sans doute, sa naissance aux artifices des anciens thaumaturges, mais qui semble s’être conservé jusqu’à nous par le besoin naturel qu’éprouve l’homme de rendre responsable de ses malheurs un être sur lequel il puisse déverser ses malédictions. L’impérieuse nécessité, cette loi fondamentale de la création, qui concourt, avec la Providence, à gouverner le monde, ne saurait être, en effet, reconnue de l’ignorance et de la faiblesse, parce qu’elle ne leur laisse pas le recours des plaintes allégeantes, ni des remèdes consolateurs, quoique inutiles et impuissants.

Les habitants de nos campagnes, lorsque nos récoltes sont abattues par la grêle, dévastées par l’orage, ne veulent pas voir dans cet accident un effet inévitable des lois immuables de la nature. Si des nuées effroyables envahissent tout-à-coup un ciel serein, lancent la foudre et la grêle, submergent les moissons, ravagent les champs et les plaines, et enlèvent, ainsi, en quelques instants, le prix des sueurs d’une année de travail, c’est que de méchants esprits gouvernent les tempêtes, font gronder l’ouragan, amoncellent les nuées et les poussent dans telle ou telle direction, suivant leur fantaisie. Ces esprits ont pour auxiliaires, dans leur œuvre abominable, des sorciers malfaisants, des bergers rancuniers, quelques-uns de ces mauvais sujets qui sont la plaie d’un canton. Toute cette engeance maudite s’ingénie à malfaire et à nuire aux honnêtes gens. Heureusement, la bonté du ciel a ménagé certains moyens de détruire leurs maléfices. Le son des cloches, par exemple, a le pouvoir de détourner les tempêtes et de contrarier singulièrement les promoteurs d’orages. Nous pouvons citer, à ce propos, un fait qui, pour s’être passé hors des limites rigoureusement tracées de notre Normandie, ne doit pas moins intéresser nos lecteurs, parce qu’il caractérise parfaitement la superstition que nous désirons leur faire connaître. Il y a plusieurs siècles, il existait dans la paroisse de Notre-Dame-de-Bonneval, en Beauce, département d’Eure-et-Loir, trois cloches, dont la plus grosse surtout, appelée Marie, était réputée pour avoir toute puissance sur les orages, quelque terribles qu’ils fussent. Or, une nuit que des Meneurs de nuées en amenaient une, qui était affreusement orageuse, sur la ville, cette nuée s’arrêta tout-à-coup, comme si un obstacle invincible entravait sa course. Alors on entendit ces paroles prononcées dans les airs : « Mais avance donc, les autres nous poussent par derrière. — Je ne peux pas, mon père, voilà Marie qui parle. — Alors, prends par le côté. » Et la nuée se détourna, si bien que la ville fut préservée, grâce au carillon argentin de Marie qui s’était fait entendre à temps. On reconnut la voix des meneurs de nuées ; c’étaient deux mauvais sujets d’un bourg voisin. Ils en voulaient à la ville, et croyaient braver Marie ; mais ils échouèrent, et, en punition, moururent dans l’année[10].

Qui de nous n’a pas entendu raconter, dans son enfance, cette autre anecdote non moins effrayante et singulière : Deux voyageurs marchaient poursuivis par un orage ; l’un des deux se détourna et dit à son compagnon : « Vois comme cette nuée est noire. — Moins noire que ton ame », répondit aussitôt l’Esprit de la nuée. Cette parole navrante pénétra le voyageur, qui peut-être avait quelque méchante action à se reprocher ; il ne s’en consola jamais, et mourut de désespoir. La morale que l’on a soin d’inculquer aux enfants, à la suite de ce lugubre récit, c’est qu’il ne faut jamais médire du temps du bon Dieu : naïve leçon de résignation religieuse qui ne peut manquer de former de vrais et humbles philosophes.

On prétendait autrefois que le plaisir de nuire n’engageait pas seul les meneurs de nuées à cet abominable métier ; ils y trouvaient encore leur profit ; profit, d’ailleurs, aussi facile à supputer qu’aucun de ceux qu’ait jamais rapporté la sorcellerie, mais que le peuple ne manquait pas, comme d’ordinaire, d’évaluer à une fortune considérable, proportionnée à l’énormité du crime qu’il devait rétribuer. Tous les grains abattus par la tempête passaient, disait-on, dans une contrée intermédiaire, située dans quelque région de l’air, et qui s’appelait Magonie, à l’aide de chars ou de navires volants, que les Esprits, souffleurs des orages, dirigeaient à leur gré. Ces grains étaient ensuite rachetés à vil prix par les sorciers qui avaient le pouvoir de se transporter à Magonie, et ceux-ci faisaient revenir ici-bas les objets de leur trafic à l’aide des mêmes moyens qui avaient procuré leur enlèvement. Agobard, qui a écrit contre les superstitions des Tempestaires ou meneurs de nuées, nous témoigne que telle était la croyance de son époque[11]. Mais il paraît que, au temps où écrivait Le Loyer, le souvenir de Magonie s’était déjà évanoui de la mémoire du peuple, car le furibond démonologue, plein de foi dans les promoteurs d’orages, se déchaîne énergiquement contre Agobard, qu’il accuse d’avoir inventé lui-même la fable absurde de l’enlèvement des grains, afin de discréditer malicieusement une croyance orthodoxe et bien fondée.

Une apparition mémorable des démons promoteurs d’orages, se rapporte à un trait de l’histoire de Normandie. En l’année 1147, Geoffroy Plantagenet, faisant une excursion dans le Poitou, assiégea Montreuil-Belloy, et fit dresser devant cette ville trois bastilles, dans lesquelles il mit garnison. Cependant Montreuil soutint les efforts des assiégeants pendant trois ans ; puis enfin, messire Girard du Bec, qui défendait cette place, en qualité de seigneur, se rendit par composition. Or, pendant que les machines de guerre ébranlaient les murailles, il s’élevait de terribles tempêtes, qui abattaient les maisons, les arbres des environs, et jusqu’à des forêts entières. Mais, un spectacle plus effrayant encore que cet affreux désastre, c’était de voir, sous la forme de divers animaux hideux, une multitude de démons, se bataillant les uns contre les autres, à l’extrémité des tourbillons orageux qu’ils entraînaient à leur suite[12].

Les Capitulaires de Charlemagne reconnaissent qu’il existe un art de diriger les orages, et donnent à ceux qui l’exercent le nom de Tempestaires[13]. Les anciens étaient très savants dans cette espèce de magie. Tibulle parle d’une magicienne qui pouvait, à son gré, faire tomber la neige, ou chasser les nuages du ciel et le rendre serein :

Quum lubet hœc tristi depellit nubila cœlo ;
 Quum libet œstivo convocat orbe nives[14],

L’empereur Constantin approuve, dans ses ordonnances, ceux qui éloignent les nuages de leur contrée, et préservent leurs terres des dévastations de la grêle et de la pluie[15].

Les traditions populaires de la Normandie n’ont retenu et n’enseignent que de pieux moyens de conjurer les orages et d’écarter les tempêtes. Ainsi, quelques fragments conservés de la bûche de Noël, et jetés dans le foyer, au moment où la foudre gronde, l’empêcheront certainement de tomber. Une branche de buis bénit garantit, soit la maison, soit le champ où elle a été déposée. Un morceau de pain, qui a été bénit à chacune des trois messes de Noël, est encore un préservatif efficace contre les atteintes du tonnerre. L’épine blanche est pour les Normands ce que le laurier était pour les peuples de l’antiquité : un paratonnerre divin. Avons-nous besoin de faire remarquer que l’épine blanche a été douée de cette influence préservatrice depuis qu’elle a servi à composer la couronne de martyre du Sauveur ? On sait aussi que, toute baignée du sang divin, la branche sèche, qui entourait le front du Christ, poussa miraculeusement des fleurs, en signe d’espérance et de rédemption.

Il existe un procédé pour faire la chasse avec succès aux meneurs de nuées : À certain jour de fête, s’il arrive que le ciel soit chargé de nuages orageux, et que l’on tire sur le plus noir, avec une balle bénite, il en tombera infailliblement un sorcier[16].

Nos traditions normandes ne nous apprennent point en quoi consistent les artifices employés par les magiciens pour produire et amener la pluie. Mais on peut se reporter aux pratiques observées à cette fin par les anciens, pratiques qui n’avaient pas été mises en oubli par le moyen-âge, et que nous retrouvons encore en pleine vigueur dans quelques contrées voisines de la Normandie.

Au rapport de Pausanias, le prêtre de Jupiter Lycien pouvait, lorsque la sécheresse se prolongeait assez pour devenir nuisible, attirer la pluie sur les terres situées autour du mont Lycée. Il y avait sur ce mont une fontaine que le prêtre remuait avec un bâton de chêne, à la superficie de l’eau seulement. L’eau agitée laissait échapper une vapeur subtile, semblable à un brouillard ; celui-ci produisait une nuée, qui se dilatait, se réunissait à d’autres nuages, et bientôt versait la pluie en abondance[17].

Les sorcières du moyen-âge, qui empruntaient leurs secrets à des traditions multiples, renchérissaient originalement sur le procédé du prêtre de Jupiter Lycien ; nous en trouvons la preuve dans ce que Burchard nous rapporte des manœuvres auxquelles se livraient les femmes de son temps, lorsqu’elles voulaient obtenir de la pluie. Ces femmes faisaient assembler plusieurs jeunes filles, parmi lesquelles on en choisissait une pour chef, que l’on faisait déshabiller. On se mettait ensuite à la recherche d’une plante de jusquiame ; lorsqu’on l’avait trouvée, on conduisait auprès la jeune fille nue, et on lui faisait arracher cette herbe avec le petit doigt de la main droite, pour la lui nouer ensuite au petit doigt du pied droit. Alors, toutes les jeunes filles, étant armées de verges, introduisaient dans une rivière leur compagne, qu’elles aspergeaient avec beaucoup de zèle, et, cette cérémonie achevée, elles ramenaient la pauvre victime, toujours nue, depuis la rivière jusqu’à leurs habitations, en la contraignant de marcher à la manière des écrevisses[18].

Une superstition des habitants de la Sologne, département du Loiret, nous offre un rapport exact avec la tradition classique. On croit, dans cette contrée, que certaines familles sont privilégiées pour exciter et gouverner les tempêtes. Les membres de ces familles doivent se réunir, au moins à trois, près de l’étang de Bois-Gibaut. Ces magiciens tiennent à la main de grands battoirs, au moyen desquels ils frappent l’eau et la font jaillir à plus de trente pieds de hauteur, en accompagnant ce travail de cris et de hurlements affreux. Pendant ce temps, l’orage se forme, l’ouragan se prépare, la nue éclate. Ces maléfices s’exécutent spécialement pendant la nuit ; alors le soleil, à son lever, recule de frayeur, et n’ose paraître de trois à quatre jours[19].

Le dernier des meneurs de nuées, célèbres dans la Normandie, était un fou très original, nommé Pierre-Louis Le Barbier, qui vivait à Rouen il y a peu d’années. Les nombreux titres d’honneur qu’il s’était décernés, expliquent quelles étaient les superbes prétentions de son pouvoir et de sa science ; voici la kirielle pompeuse de ces qualifications, qu’il prenait soin d’ajouter à sa signature, à la fin de ses nombreuses Instructions et dans toutes les occasions importantes :

Pierre-Louis Le Barbier, français,
Dominatmosphérisateur, Dominaturalisateur, Doministérisateur,
Dominhominisateur, Retrempérisateur, Prolongavisateur du monde entier, Températurisateur, Presqu’omnipotensutilisateur omnibus, et, par un hiver doux et sans interruption de travaux, sans augmentation de consommation de combustible, soit bois ou charbon. Donamillionisateur, Donamilliardsisateur, et, par la pluie tombant à propos, Donaminedorisateur.

On voit qu’il manquait, à cette nomenclature honorifique, l’épithète de magicien ou de sorcier. Or, cette omission neutralisa toujours le succès de Louis Le Barbier auprès du peuple. En vain le savant Dominatmosphérisateur se montrait-il parcourant les rues, et officieusement occupé à gourmander les nuages, à l’aide de l’énorme canne de fer blanc qu’il portait toujours avec lui ; en vain enseignait-il, avec une complaisance désintéressée, à tous ceux qui avaient recours ses instructions, comment l’on pouvait provoquer la pluie en versant quelques seaux d’eau sur un tas de fumier chaud et humide, comment il était facile de diriger les vents à l’aide d’un soufflet de cuisine, ou, au choix, d’un plumasseau, d’un cotillon marin, d’une pompe à incendie, voire même du souffle de l’homme, en sifflant une marche de tambour ; tous ces moyens extraordinaires dans leurs effets, peu dispendieux, comme il le dit lui-même, et dont la découverte lui avait coûté tant de fatigantes recherches, ne firent cependant illusion à personne, et ne lui valurent d’autre vogue que celle du ridicule[20]. Ce n’est pas que les procédés du moderne meneur de nuages fussent moins signifiants que les artifices des thaumaturges de tous les temps et de tous les lieux ; mais, cette fois, ils ne se manifestaient pas comme l’action d’une puissance occulte et surnaturelle. Or, faut-il au moins que l’absurde emprunte le prisme du merveilleux pour éblouir et fasciner les esprits ; car c’est toujours en séduisant l’imagination que l’on parvient à égarer l’intelligence.



  1. Observations physiques sur les Feux-Follets, (Revue britannique, 51e livraison.)
  2. Pluquet, Contes popul. de l’arrond. de Bayeux. — L. Dubois, Annuaire statist. du départ, de l’Orne, 1809. — P. Le Fillastre, Superst. du canton de Briquebec, (Annuaire de la Manche, année 1832.) — L.-J. Chrétien, Usages, Préjugés, etc., de l’arrond. d’Argentan.
  3. Bodin, Théâtre de la Nature.
  4. Le Loyer, Disc. des Spect., l. i, chap. 7.
  5. Le lexicographe Nicot fait venir le nom de Fourolle, de Pharol, qui signifie la lanterne d’un port ou d’une galère capitanasse, d’où sont venus Pharot et Phalot signifiant la même chose. Ce qui sert à confirmer cette assertion, c’est que Faulau, autre surnom des feux-follets, est l’équivalent exact de Phalot.
  6. G. Vaugeois, Hist. des antiquités de la ville de l’Aigle, p. 586.
  7. Goule, dans le patois normand, signifie gueule.
  8. Notes communiquées par M. A. Canel.
  9. Mayer, Fragments de l’Histoire manuscrite de Papyre Masson, insérés dans la Galerie philosophique du xvie siècle, t. I, p. 226.
  10. Desgranges, Mém. de la Société des Antiq. de France, t. I, p. 244.
  11. Agobardi Opera, t. I, p. 145-164.
  12. G. Dumoulin, Hist. de Normandie, liv. xi, p. 363.
  13. Capitularia Reg. franc. edent. Baluzio, I, 428, art. 25 : De Incantationibus et Tempestariis.
  14. Tibulle, de Magâ, Elegiar. lib. i, Eleg. 2, v. 51.
  15. Codex Theodosian., lib. ix, tit. 16 : De Malefic. et Mathem. § III : De Incantamentis.
  16. L.-J. Chrétien, Usages, Préjugés, Superst. de l’arrond. d’Argentan.
  17. Pausanias, In Arcadicis, cité par Le Loyer, Disc. des Spect.
  18. Burchard, Canones, l. xix, f° 201 de l’édit. de Cologne, 1548, in-fo.
  19. Légier, Usages et Tradit. des habitants de la Sologne, (Mém. de l’Acad. celt., t. II, p. 206.)
  20. Une collection complète des opuscules de Pierre-Louis Le Barbier serait extrêmement intéressante, ne fût-ce que pour ajouter un épisode à l’inépuisable histoire des égarements de l’esprit humain ; mais qui, parmi nous, si ce n’est peut-être quelques bibliographes, amateurs des infiniment petits, s’est occupé de réunir ces minces cahiers, ces feuilles volantes, ces articles adressés aux journaux du temps, que notre thaumaturge rouennais semait d’une main prodigue, et au moyen desquels il annonçait, en style amphigouri-scientifique, aux gouvernements, aux souverains, au monde entier, le bienfait de ses découvertes ? Voici, pour venir en aide aux collecteurs de ces bizarres inutilités, les titres de quelques-uns de ces opuscules que nous avons sous les yeux : — Dominatmosphérie. Instruction pour les marins, à l’effet de se procurer l’agitation de l’air et la variation des vents ; éviter les calmes, les tempêtes, les brouillards ou brumes, même la pluie ; se déséchouer, soit de dessus le sable ou la roche, par l’augmentation de l’air qui fait gonfler la mer. Rouen, Marie, 1822, in-4o de 8 p. — Dominatmosphérie. Instruction pour les propriétaires et cultivateurs, à l’effet d’obtenir double récolte, précocité, qualité, et économie de bras pour la rentrer. Observations dédiées aux souverains, etc. Rouen, Marie, 1822, in-4o de 4 p. (Ces opuscules avaient déjà été imprimés en 1817.) — Avis au commerce. Rouen, Marie, 1823, in-8o de 4 p. — Souscription et assurance contre la pluie tombant pendant le jour ; effet qui prive du fruit de ses travaux l’homme travaillant à l’extérieur ; enfin, le laboureur, le manufacturier, l’entrepreneur de constructions et l’ouvrier ; ensuite les vieillards des deux sexes, les femmes enceintes ou relevées, les rentiers, même les oisifs. Rouen, Marie, 1823, in-4o de deux p. — Grand creusement de la Seine-Inférieure ; article publié par le journal la Clochette, au mois d’octobre 1834.