La Normandie romanesque et merveilleuse/10

J. Techener & A. Le Brument (p. 196-202).

CHAPITRE DIXIÈME.

Culte des arbres et des fontaines.


Arbres consacrés à la Vierge et aux Saints ; le Chêne du Val-à-l’Homme ;
Fontaines miraculeuses, pèlerinages dont elles sont l’objet ;
Esprits funestes des eaux ; vertu prophétique des
Fontaines ; Source enchantée près de Gisors.

Séparateur



On a vu, par les décrets des anciens Conciles et les prescriptions des capitulaires de Charlemagne, que les arbres et les fontaines avaient partagé, avec les pierres, les adorations de nos ancêtres. Le culte des arbres était particulier au druidisme, et, sous l’empire de cette religion, qui semblait tendre au développement d’un profond sentiment d’admiration pour les beautés les plus majestueuses de la nature, le chêne, roi de nos forêts, fut l’objet d’une vénération spéciale. Bien des vestiges de ce culte primitif peuvent se reconnaître et s’observer encore autour de nous. Telle est la gracieuse coutume de placer de petites statuettes de la Vierge et des Saints dans le creux des plus beaux arbres qui s’élèvent au milieu de nos champs ou de nos forêts. Ces images pieuses, érigées là, sans doute, par le zèle intelligent de nos premiers pasteurs, étaient comme un appel chrétien fait pour détourner des vœux idolâtres. Toujours est-il que l’usage de ces chapelles naturelles s’est perpétué, et que, dans la Normandie, il en existe un grand nombre d’une renommée toute populaire. On cite le Chêne d’Allouville, près d’Yvetot ; le Chêne à la Vierge, près d’Elbeuf ; le Hêtre Saint-Nicolas, entre Elbeuf et la Saussaye ; le Hêtre à l’Image, entre Orival et la Londe ; le Chêne à l’Âne, dans la forêt de Jumiéges ; le Hêtre Notre-Dame, près du Bourgtheroulde, et beaucoup d’autres encore.

Le Chêne du Val-à-l’Homme, près d’Elbeuf, est demeuré fameux, sans avoir réhabilité, cependant, son antique renommée, par aucune alliance avec les pratiques chrétiennes. Il semble, au contraire, que, protégés par son ombre, les plus sombres souvenirs du druidisme aient survécu dans son voisinage. On raconte qu’un fantôme horrible, ayant la tête tranchée et les vêtements couverts de sang, vient errer, pendant la nuit, dans le vallon qui porte, à cause de cette apparition, le surnom de Val-à-l’Homme. Plus loin, un champ, que l’opinion populaire signale comme funeste et maudit, conserve le nom sinistre de Camp de la Mort. En un mot, tous les souvenirs traditionnels, épars dans ce lieu, tendent à faire soupçonner qu’une divinité en courroux y réclama jadis un sanglant sacrifice[1].

Le culte des fontaines conserva, parmi les populations nouvellement converties à la foi, une faveur non moins persistante que celui des arbres. Dans le temps même où nos premiers évêques s’appliquaient, avec le plus d’ardeur, à déraciner de l’esprit du peuple les restes des superstitions païennes, l’irruption des croyances scandinaves apporta de nouveaux obstacles à l’œuvre du christianisme. Les nations du Nord honoraient, en effet, d’un culte particulier, des Dieux et des Génies qui présidaient aux fleuves, aux lacs et aux fontaines. L’Edda et toutes les Runographies en font foi[2]. Pour combattre cette recrudescence d’erreurs, le clergé ne trouva rien de plus efficace que de vouer à l’invocation d’un saint chaque fontaine superstitieusement vénérée.

Saint Valéry, dont les prédications remontent au huitième siècle, passant par Aouste, y rencontre, près d’une fontaine vouée aux divinités païennes, une grande pièce de bois fichée en terre et chargée d’une multitude d’idoles. Aussitôt le saint se met à l’œuvre, et renverse cet odieux simulacre. Les habitants accourent furieux, et menacent de mort notre pieux confesseur ; mais, avec toute l’autorité de son ministère, il leur démontre la folie de leur superstition, et les convertit. Ils bâtirent une église en cet endroit, et y enfermèrent la fontaine où le saint, dit-on, s’était plongé, sans doute pour braver, aux regards de la foule, la puissance dérisoire des dieux tutélaires de la source. Il n’est pas besoin d’ajouter que ce lieu, comme tant d’autres, est devenu célèbre par les miracles qui s’y sont opérés[3].

La consécration des eaux devint d’un usage si général, qu’à peine rencontre-t-on, en Normandie, quelques sources privées d’un saint patronage. Toutes celles qui en sont pourvues, sont devenues des lieux de pèlerinage très fréquentés ; car on attribue à leurs eaux la vertu de guérir certaines espèces de maladies, non par une propriété naturelle et médicinale, mais par une action merveilleuse et sanctifiante. Ainsi, les unes sont favorables aux yeux malades et blessés ; les autres font recouvrer à l’enfant débile, au vieillard épuisé, la vigueur et la santé qui leur échappe ; avec une efficacité plus souveraine encore, il s’en trouve qui rendent aux membres engourdis et contractés du paralytique, le mouvement, le ressort, l’élasticité ; quelques-unes emportent, dans leurs ondes calmantes, cette douleur à double atteinte, brûlante et glacée, dont le fiévreux est tourmenté ; il en est même qui sont considérées comme une panacée universelle. De ce nombre il faut citer au premier rang, et comme la plus célèbre entre toutes, la fontaine de Sainte-Clotilde aux Andelys. C’est le 2 juin, jour de la fête de la bienheureuse patronne du lieu, que la piscine sainte est visitée, particulièrement par les malades et les infirmes. Dès la veille au soir, une multitude innombrable de pèlerins, de tout âge et de tout sexe, accourent de tous les points de la Normandie, et de plus loin encore, pour assister aux cérémonies religieuses qui précèdent l’ouverture de la fontaine, et qui doivent commencer le lendemain à la première heure du jour. Mais comme ces humbles, ces pauvres, ces souffrants ne sauraient rien avoir à démêler avec l’hospitalité mercantile des aubergistes, l’église même leur sert d’asile et de refuge pendant la nuit. C’est un spectacle curieusement insolite, en présence des dispositions plutôt railleuses qu’enthousiastes de l’esprit du siècle, que celui de cette foule entassée, accroupie, affaissée sous les ailes des anges du sommeil et de la prière, puis aiguillonnée, çà et là, par quelque démon mutin et querelleur, ennemi de la paix et du pieux silence du lieu saint.

Une circonstance du cérémonial de la fête doit être remarquée, entr’autres, comme ayant trait à un miracle opéré par la bienheureuse protectrice du lieu. Le curé des Andelys, à la tête de son clergé, se rend processionnellement auprès de la merveilleuse fontaine, et, avant d’y admettre les malades, y répand une certaine quantité de vin. Sainte Clotilde, lorsqu’elle faisait bâtir le monastère et l’église des Andelys, avait, assure-t-on, changé en vin les eaux de la source, en faveur des ouvriers altérés et épuisés par le travail[4].

Quelquefois aussi, pour détruire le culte païen, qui demeurait obstinément attaché à certaines fontaines, nos premiers évêques intimaient l’ordre d’arrêter ou de détourner le cours de ces ondes pernicieuses. Saint Éloi, dans une lettre adressée à saint Ouen, lui recommande de ne pas négliger cette précaution efficace : « Bouchez les fontaines, dit-il, coupez les bois consacrés au culte des faux dieux. » Dans la forêt de Brotonne, il existe plusieurs fontaines bouchées, et d’autres qui, depuis, ont repris cours, l’étaient précédemment. La tradition affirme que des balles de laine avaient été employées à cet effet. Ceci se raconte, en particulier, de la source de Grainetieu, située dans le triage de la Houssaye[5]. Une tradition semblable se rattache à la rivière de Dun, ainsi qu’à plusieurs sources, situées au pied de la côte Saint-Auct[6]. Il est probable que cette opinion se retrouve encore en beaucoup d’autres endroits.

De même que la vertu des fontaines médicinales fut attribuée au patronage des saints qu’on y invoquait, les influences malfaisantes, qui résultent en général du voisinage des eaux, furent considérées comme un effet de la présence maudite des démons. « Les fontaines ombragées, dit Tertullien, les ruisseaux écartés des chemins et sentiers, les bains, les citernes des maisons, les puits, font foi de la présence des malins esprits qui y hantent, par le souffle pernicieux qui tantôt tue et étouffe, tantôt jette dedans, tantôt afflige et possède ceux qui en approchent[7]. » Mais ces démons malins, qui répugnaient à se désister de leur domaine, ont su s’y maintenir quelquefois par une apparente substitution où les fées servaient de prête-nom. Nous avons eu déjà occasion, dans un précédent chapitre, de mentionner les puits des fées, situés aux environs de Dieppe. En Bretagne, où, mieux qu’en Normandie, les fées ont conservé toute l’étendue de leurs droits, elles ont un grand nombre de fontaines sous leur patronage. Dans le même pays, le peuple croit encore se rendre favorables les esprits des eaux, en leur offrant des tartines de beurre. Est-ce parce que les fontaines avaient été consacrées aux fées, aux démons, aux esprits, que long-temps, en Normandie, on leur a attribué une vertu prophétique ? Ainsi, l’on croyait que certaines sources, dont le cours était très inégal, ne produisaient leurs eaux avec abondance que pour annoncer le renchérissement des denrées. Parmi les sources de cette espèce, Gabriel Dumoulin en cite deux qui méritent d’être plus particulièrement remarquées : l’une, qui surgit au bourg de Rots, et va rejoindre la mer après avoir traversé le Bessin, avait été surnommée enragée, parce que, dans les plus grandes chaleurs, lorsque les terres étaient desséchées, et les autres sources taries, on l’avait vue tout-à-coup augmenter de volume et s’échapper d’un cours précipité. Celle du village d’Arnes coulait en pleine campagne, et éloignée de tout ruisseau avec lequel elle eût pu communiquer ; cependant, ses eaux se trouvèrent, à quelques époques, tellement gonflées, qu’elles s’épanchèrent au-dessus de leur lit jusqu’à former un lac qui se peuplait de plusieurs espèces de poissons ; mais ce lac séchait aussitôt que le cours de la rivière reprenait ses limites habituelles[8]. À Rouen, dans la rue Saint-Nicaise, il existe un petit ruisseau d’eau vive, dont le cours est temporaire, et qui ne se montrait, croyait-on, que pour annoncer une époque de famine. Le peuple, dans son langage naïvement métaphorique, a nommé cette petite source : Trou de misère.

Parmi ces vestiges des plus anciennes superstitions, il nous est demeuré des traditions empreintes d’un charme gracieux et poétique. Si nous rappelons ici la fontaine mémorable de Jouvence, c’est seulement pour mettre en parallèle une petite source de notre Normandie, qui ne possède pas un charme aussi puissant que celui de renouveler éternellement la jeunesse, mais dont l’efficacité est cependant précieuse, et surtout consolante. La petite source, dont il s’agit, est située près de Gisors ; on l’appelle le Réveillon. Voilà sa vertu miraculeuse : si l’on boit de cette eau enchantée, il faut revenir mourir à Gisors, en quelque lieu que l’on soit exilé. Du temps des Croisades, dit M. d’Arlincourt, les pèlerins du canton, qui avaient fait vœu d’aller en Palestine, ne manquaient pas d’aller boire au Réveillon, pour revenir au toit natal, et ne point mourir aux rives étrangères[9]. Nos soldats de la République et de l’Empire ont été s’abreuver aussi à la petite fontaine, sans qu’on dise, malgré de douloureuses catastrophes, qu’elle ait perdu sa magique renommée. Mais, en France, le Réveillon coule dans tous les cœurs : c’est l’amour de la patrie, qui fait surmonter l’impossible en dangers et en obstacles, et sait encore, à l’infortuné qui succombe, offrir, dans les illusions d’un dernier rêve, l’image absente et chérie.



  1. Guilmeth, Histoire de la ville d’Elbeuf, p. 49.
  2. Éloy Johanneau, Mém. de l’Acad. celt., t. I, p. 227. — Ces divinités des eaux portaient, comme nous l’avons remarqué déjà, les noms de Nuck, Nick, Nacken, Nixen et Nissen.
  3. Désiré Lebeuf, Eu et le Tréport, p. 5.
  4. T. Duplessis, Description de la Haute-Normandie, t. II, p. 233.
  5. Fallue, Rapport sur les Antiquités de la forêt de Brotonne, (Mém. des Antiq. de Normandie, 1836, p. 394.)
  6. Guilmeth, Histoire de la ville d’Elbeuf, p. 271.
  7. Tertullien, De Baptismo, cité par Le Loyer, Disc. des Spect., liv. iv, ch. 12.
  8. Gabriel Dumoulin, Hist. de Normandie, p. 10.
  9. D’Arlincourt, Ismalie, (Notes).