La Normandie romanesque et merveilleuse/04

J. Techener & A. Le Brument (p. 60-83).

CHAPITRE QUATRIÈME.

Chasses fantastiques.


Fantômes guerriers, Fantômes chasseurs ; Danse de Proserpine ; Chasse
Odin, Chasse Caïn, Chasse Arthur ou Artus, Chasse Saint-
Eustache, Chasse Saint-Hubert, Chasse du Diable, Chasse
Chéserquine ; Mère Harpine ; Mesgnie Hellequin.|

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Consultez vos impressions et vos souvenirs, et vous reconnaîtrez que la poésie d’une croyance superstitieuse consiste tout à la fois dans le prestige mystérieux et grandiose dont cette croyance abuse notre imagination, et dans la signification morale que le génie du peuple s’est plu à attribuer aux créations de sa fantaisie. Aussi, à ce double titre, doit-on convenir qu’il n’y a point, dans toute notre mythologie du moyen-âge, de superstition plus poétiquement conçue que celle des Chasses fantastiques.

Essayons d’abord de décrire cette superstition sous sa forme matérielle et plastique.

On prétend qu’un bruit formidable, traversant les airs, vient parfois épouvanter le silence de la nuit. Ce n’est ni le sourd grondement du tonnerre lointain, ni les sifflements impétueux de l’ouragan ; c’est une confusion de sons aigres, éclatants, tumultueux, discords, faisant explosion tout-à-coup, et réveillant dans un cercle immense les profonds échos de l’espace.

Lorsque ce chœur gigantesque se rapproche de la terre, et que l’oreille peut saisir distinctement chacune des parties qui le composent, on reconnaît, alors, des cris aigus, des sourires moqueurs, des lamentations déchirantes, de rauques exclamations, des rires frénétiques, des gémissements sourds et prolongés, de bruyantes suffocations à briser les plus fortes poitrines, et de grêles éclats de voix d’enfants en délire.

À toutes ces intonations fausses, exagérées ou douloureuses de la voix humaine, se mêlent encore le glatissement menaçant des oiseaux de proie, le hurlement plaintif des chiens, le piétinement impatient des chevaux, et les lugubres fanfares de la trompe ou du cor, qui servent de signal de ralliement à toutes ces clameurs désordonnées. Le mystère de ce concert épouvantable s’explique aux regards par les fantastiques apparitions dont il est accompagné.

Il est facile de supposer que la vision merveilleuse a subi quelques variantes, dans ses détails descriptifs, suivant les influences de la religion et des mœurs, particulières aux lieux et aux temps où elle s’est manifestée. Cependant, on peut la définir, en général, comme l’apparition d’une troupe d’êtres surnaturels, livrés à l’emportement de quelque fougueux exercice, qui simule le mouvement d’un combat ou d’une chasse aérienne.

Être admis à prendre place parmi cette troupe de bruyants fantômes, c’est partager le funeste honneur d’une sorte d’apothéose populaire, à laquelle s’allie presque inévitablement l’idée d’une pénible et douloureuse fatalité. Il est à remarquer que la chasse fantastique est toujours placée sous le commandement et le patronage d’un chef célèbre dont elle s’attribue le nom : tantôt c’est un Dieu, tantôt un Démon, tantôt quelque prince, quelque guerrier redouté. En sorte que, récapituler les diverses dénominations de la chasse fantastique, c’est indiquer, par aperçu, les différentes transformations qu’elle a subies, et reproduire l’histoire de ses nombreuses pérégrinations.

Sous le ciel pur et calme de la Grèce, sous ce ciel dont la limpidité rayonnante semblait devoir exclure les fantastiques apparitions, se manifeste d’abord la vision des chasses nocturnes. Une sombre et plaintive divinité, la reine des ombres, de la chasse et de la nuit, Hécate ou Perséphone, apparaissait le soir aux carrefours des forêts, accompagnée de ses chiens hurlants ; et, à cause des fureurs lamentables auxquelles elle s’abandonnait alors, on l’avait surnommée Brimo (la rugissante)[1].

Souvent aussi la redoutable déesse commandait une troupe de fantômes à laquelle des vivants se sont parfois imprudemment mêlés. Mais cette communication était réputée impure : Plutarque (De superstitione) rapporte que, lorsqu’on avait été de nuit avec Proserpine et en sa danse, on se faisait plonger. par une vieille femme, la première venue, dans l’eau de la mer, afin d’être purifié par ce moyen[2]. Déjà, dans cette tradition ancienne, plane, sur la bande infernale, l’idée d’anathème et de malédiction que le moyen-âge devait développer sous une formule plus saisissante.

Après cette première excursion dans la Grèce païenne, la chasse nocturne se transporte dans la superstitieuse Scandinavie. Ici c’est Odin qui traverse les airs à la tête de ses héros et de ses walkyries ; son apparition est le signal d’une guerre imminente ; car le paradis de ce Dieu belliqueux est partout où se meuvent des scènes de carnage et de victoire[3].

Depuis l’ère chrétienne, les antiques patrons de la chasse fantastique n’ont point été répudiés : Hécate, sous les noms de Diane et de Nocticula (la lune), est demeurée le démon chef de certaines compagnies de femmes, sorcières et vampires, qui se plaisaient à parcourir les airs à cheval pendant la nuit[4]. En plusieurs endroits, et notamment en Basse-Normandie, on dit encore la chasse Proserpine ou Chéserquine, cette dernière dénomination n’étant sans doute qu’une altération de la première.

Dans le Mecklembourg et autres parties de l’Allemagne, les paysans avaient coutume encore, au milieu du siècle dernier, de laisser debout, après la moisson, quelques épis ; on dansait autour en chantant : Wode (Odin), Wode, prends cela pour nourrir tes chevaux[5].

Le souvenir traditionnel se manifeste ici sous un aspect singulièrement touchant : quel tribut magnifique, offert à un Dieu tombé, pouvait mieux témoigner d’une persévérante reconnaissance que l’humble don de ces épis précieux, parcelles de nourriture ; le peuple naguère avait vécu du Dieu, à son tour le Dieu vivait du peuple !

Pendant la durée du moyen-âge, la troupe aérienne s’étend et se subdivise sur tous les points de l’Europe. Tous les victorieux et les conquérants, à la suite d’Odin, s’en disputent tour à tour le patronage. C’est Arthur d’abord[6], Charles Martel[7], Charlemagne, Abel et Waldemar, Hugues Capet[8], le comte Thibaut, etc.[9]

Mais, ainsi que cela nous est signalé par la légende de Richard Sans-Peur, la chasse volante était moins une course triomphale pour les conquérants, qu’un bizarre et implacable supplice.

Lorsque l’heure du rendez-vous nocturne a sonné, ces ombres impatientes s’élancent sur des chevaux plus rapides que la tempête. Leurs ressentiments douloureux, leurs chimériques espérances, s’expriment tour-à-tour dans des hourra discordants. En peu d’instants, s’agit-il de traverser l’Europe entière, les fantômes guerriers atteignent le lieu du combat, où ils doivent se rencontrer avec une autre armée composée de spectres comme eux. Mais la célérité prodigieuse de leur course ne leur épargne point une insupportable fatigue, et l’épuisement de leurs forces est en raison de l’espace qu’ils ont parcouru. Revêtus de lourdes armures, ils commencent à batailler avec fureur ; on les entend s’entrechoquer dans les airs avec la violence et le déchaînement des flots de la mer en courroux. Quoique battus, rompus, flagellés, il leur est défendu de succomber ; n’ont-ils pas le triste privilége d’être invulnérables aux coups de la mort ? S’ils réclament quelques instants de trêve, un pouvoir invisible les presse et les aiguillonne en dépit de cet immense besoin de repos qui pèse sur les fantômes. De cette sorte, le combat se continue et s’acharne jusqu’au moment où le chant du coq disperse ces ombres effarouchées, ne leur laissant d’autre vanité, d’autre gloire, après le mutuel supplice qu’elles se sont imposé, que de s’être exercées dans le vide, et d’avoir conquis le néant[10].

La naïve imagination du peuple n’a-t-elle pas atteint au sublime, lorsqu’elle a inventé cette railleuse et effrayante leçon pour la vaine ambition des conquérants ?

Souvent, c’est sur les anciens champs de bataille qu’ont lieu les pénibles évolutions des esprits guerriers[11]. Dans un village situé sur le côté gauche de la rivière de Dieppe, on aperçoit des cavaliers blancs parcourant la prairie et retournant la terre avec leurs lances. La tradition locale nous apprend qu’autrefois ces cavaliers blancs avaient été défaits par d’autres cavaliers rouges. Si une bataille fut, en effet, donnée en ce lieu, on pourrait croire que ce fait historique remonte au temps des Romains, car il est bien connu que la cavalerie des Romains portait des manteaux blancs[12].

Quelquefois aussi, des esprits viennent troubler de leurs apparitions les armées qui se disposent à un prochain combat. Mais, alors, ces ombres prophétiques appartiennent-elles déjà, et depuis long-temps, au cercueil ? Ne serait-ce point aussi bien les âmes des guerriers destinés à succomber, qui, dans leur pressentiment fatal, ont pris des avances sur la mort, et protestent contre cette douloureuse séparation, dont elles n’ont pas atteint les dernières angoisses ?

Des noms maudits, exécrés, comme ceux de Caïn, d’Hérode, de Pharaïlde ou Hérodias[13], servent parfois de cri de ralliement à la chasse furieuse ; aussi ne faut-il pas s’étonner que l’apparition en soit considérée comme un sinistre présage. La chasse Caïn, par exemple, qui se montre en Normandie, aux environs d’Orbec, annonce toujours quelques malheurs, et surtout la mort d’une personne en danger. Dans le Périgord, l’apparition de la chasse Hérode est un signe certain qu’il doit arriver d’étranges catastrophes. Le présage est d’autant plus funeste, que la bande démoniaque descend plus près de terre. À deux reprises différentes, on l’a vue rasant le sol, peu de temps avant la première révolution[14].

Le grand Veneur de Fontainebleau n’est-il pas aussi un spectre de funeste augure qui apparut à Henri IV, pour l’avertir qu’une mort violente le menaçait[15]. Sully, dans ses Mémoires, affirme avoir entendu les hurlements effrayants de la meute invisible qui s’approchait en plein jour jusqu’auprès du château royal.

Cependant, la chasse volante pourrait être considérée, dans quelques cas, comme un présage favorable, suivant la dénomination qui lui est appliquée. Chez les Juifs, des guerriers célestes annoncèrent aux Machabées les victoires qu’ils devaient remporter. N’est-ce point par analogie avec ces favorables visions que la chasse aérienne porte, aux environs de Blois, le nom de chasse Machabée ou Macabre[16] ?

À cause des personnages célèbres qui leur servent de chefs, les troupes de fantômes guerriers appartiennent à plusieurs provinces à la fois, et même à plusieurs royaumes ; les fantômes chasseurs se localisent davantage : chaque pays en reconnaît un qui lui est particulier, quoique la légende qui se rattache à ces différents personnages soit en tous lieux à peu près semblable. Nous avons nommé déjà le Veneur de Fontainebleau ; la Bretagne a l’Homme rouge, ou le Fantôme volant[17], la ville de Tours, son roi Huguet ou Hugon[18], la Franche-Comté, son Chasseur sauvage[19], l’Allemagne, son Wildgrave Falkemburg[20] ; les Pyrénées et la Basse-Normandie connaissent le roi Artus, le même que l’Arthur des Bretons, mais remplissant ici un autre rôle[21].

Le Fantôme chasseur, sous quelque surnom qu’il soit désigné, est presque toujours un prince ou un puissant seigneur qui a encouru la colère divine. Pour satisfaire sa passion effrénée de la chasse, il a, durant sa vie, tyrannisé ses sujets, violé leur patrimoine, foulé aux pieds de ses chevaux la moisson de la veuve et de l’orphelin, ou, dans une ardeur sacrilège, il a, sans respect pour la sanctification du dimanche, couru le cerf et le sanglier pendant la célébration des saints offices. Mais, après quelque journée merveilleuse de fatigues et de plaisirs, la mort de l’impie chasseur vient à sonner. C’est alors que va s’exercer cette justice distributive, à la fois équitable et rigoureuse, qu’appelle la malédiction du faible, que réclame la vengeance de l’opprimé. Et cependant, il ne sera pas infligé au tyran d’autre châtiment expiatoire que l’éternelle reproduction de son plaisir favori, où son goût épuisé ne trouvera désormais que la satiété la plus rebutante. Chaque nuit, à travers les clairières de ces magnifiques forêts, vassales bien aimées de la féodalité, on voit glisser quelque fantôme pâle, harassé, morose, entouré d’un superbe appareil de chasse : ce sont les piqueurs les mieux exercés, les lévriers les plus souples, les chevaux les plus sauvagement fougueux que jamais rêve de prince ait imaginés. Une même volonté meut tous ces êtres, un même désir sympathique circule dans ce groupe ardent, l’excite, le presse, l’entraîne, le précipite : il faut atteindre une proie moqueuse, qui se joue de tous les efforts. Sans doute la pénitence touche à son terme ; voilà déjà bien des jours, bien des mois, bien des années, des siècles même, que la biche errante est poursuivie et presque aux abois ; elle se lasse à la fin, elle semble désireuse d’être vaincue, le moindre obstacle va trancher sa course ! Erreur : les ravins se comblent, les coteaux s’aplanissent, les buissons se détournent, les halliers s’éparpillent, les arbres se reculent, le chemin se redresse et s’élargit ; la biche reprend sa fuite victorieuse, tandis que la sombre troupe des chasseurs nocturnes, écumant de fureur, redouble l’impétuosité de sa course insensée. Mais un rayon matinal perce les ténèbres de la nuit, Satan rappelle à lui ses cohortes obéissantes ; alors le gouffre béant de l’enfer étreint la chasse maudite, et la dérobe pour quelques heures à l’épouvante des vivants[22].

Telle existe, dans ses données générales, la superstition des chasses fantastiques ; il nous reste à examiner maintenant comment cette croyance s’est spécialisée en Normandie.

Récapitulons d’abord les différentes dénominations qu’emprunte la chasse nocturne, dans notre province. Nous avons indiqué déjà les noms de Chasse Proserpine, ou Chéserquine, de Chasse Caïn, Chasse Arthur ou Artus ; ajoutez ceux de Chasse Saint-Hubert, Chasse Saint-Eustache, Chasse du Diable, Mère Harpine, Chasse Hennequin, Mesgnie Hellequin ou Herlequin[23].

La plupart de ces dénominations n’ont déjà plus besoin d’être expliquées au lecteur. Ainsi, saint Eustache, saint Hubert, patrons des chasseurs, avaient droit au commandement de la chasse aérienne, qui est pour eux, comme pour les Machabées, une glorieuse apothéose. Le surnom de chasse du Diable rappelle, comme l’a remarqué M. Ampère, que les Dieux auxquels appartenait le patronage de la chasse bruyante, ont été transformés en démons par le christianisme[24].

Mère Harpine[25] est tout simplement un surnom insultant, attribué au démon-femme qui conduit la bande infernale. Ainsi, cette dénomination doit être confondue avec celle de Proserpine ou Chéserquine. La preuve qu’elles s’appliquent toutes les trois au même personnage, existe dans l’identité des traditions qui se débitent au sujet de chacune d’elles.

Lorsque le paysan normand entend bruire au-dessus de son toit la troupe impure commandée par Proserpine ou Mère Harpine, s’il s’avise, cédant à je ne sais quel accès de vertige diabolique, de s’écrier : Part en la chasse ! en réponse à sa demande indiscrète, on lui jette aussitôt par la cheminée un lambeau de cadavre. C’est là, en effet, le gibier hideux que l’infâme sorcière va déterrer dans les cimetières, pour en repaître sa bande maudite, et assaisonner l’ennui d’une oisive et fatigante excursion[26].

Certain villageois qui avait proféré, au moment où Proserpine traversait les airs, le souhait sacrilège : Part en la chasse ! trouva le lendemain une moitié d’homme accrochée à sa porte. Ce gage funeste lui inspire autant de dégoût que d’horreur : il veut s’en débarrasser au plus vite, et va le jeter à la rivière ; mais à peine notre homme est-il de retour à sa maison, qu’il retrouve la venaison diabolique suspendue à la même place. L’imprudent sent redoubler sa terreur, et, avec elle, un pressant désir d’en finir avec ce don fatal. Un nouveau transport à la rivière n’a pas plus de succès que le premier. Le malheureux s’aigrit, s’exaspère : il recommence vingt fois, cent fois le même voyage, sans s’arrêter à raisonner sur sa folie et l’inutilité de ses efforts ; une persévérance implacable ramène toujours le cadavre à la place assignée. À la fin, poussé à bout de lassitude, de désespoir, le pauvre villageois se voit contraint de laisser le gibier infernal suspendu à sa maison, comme un indice de ralliement pour les esprits malfaisants. Cependant, au moment où il s’y attendait le moins, c’est-à-dire neuf jours après cette mésaventure, Proserpine vint reprendre elle-même son présent dédaigné, suivant l’habitude qu’elle a d’en agir ainsi.

Nous ferons remarquer en passant l’analogie de cette tradition normande avec celle du chasseur Falkemburg. Un homme, entendant ce spectre redoutable passer à travers la forêt, s’était écrié : Gluck zu Falkemburg ! Bonne chasse, Falkemburg ! — Tu me souhaites bonne chasse, répondit une voix rauque, tu partageras le gibier. — Et une pièce de venaison corrompue tombant à ses pieds, récompensa le téméraire. Peu de temps après, il perdit deux de ses meilleurs chevaux ; cependant la colère du spectre, peu satisfaite de cette vengeance, ne cessa point de le poursuivre jusqu’à la fin de sa vie[27].

Nous avons dit que la Chasse fantastique portait aussi le nom de Chasse Hennequin, Mesgnie Hellequin ou Herlequin[28]. Ce surnom que nous trouvons mentionné chez nos plus anciens auteurs, est un de ces mots qui préparent des tortures aux savants et aux étymologistes, tant il est difficile d’en démêler l’origine. On a supposé qu’il venait de Hell’s King, en allemand Helle Kœnig (roi de l’enfer[29]). Cette opinion nous paraît, sinon plus certaine, au moins plus spécieuse que l’opinion rapportée dans une ancienne dissertation sur la féerie[30], qui établit que Helquin dérive de Charles-Quint, ou le Quint-Charles. Au reste, nos paysans ont redressé la barbarie primitive du mot ; on dit, en quelques villages de Normandie, la chasse Helchien[31].

M. Paulin Paris a conclu, à l’aide de rapprochements très ingénieux, que la Mesgnie Hellequin ou Herlequin, confondue avec celle de la Mort, était devenue insensiblement la famille Arlequin[32]. Cette transformation bouffonne d’un objet qui imprimait naguère, sinon le respect, au moins l’effroi, nous paraît dans toutes les conditions du naturel et de la vraisemblance. Il n’est rien comme le temps et l’usage populaire pour faire franchir au sublime le pas qui le sépare du ridicule ; voilà pourquoi tout doit finir par des chansons. La Mesgnie Hellequin fut parfois chansonnée d’une manière assez piquante ; nous en donnons pour preuve le couplet suivant d’une ballade envoyée par les Anglais, assiégés dans Pontoise, aux Français assiégeants, en 1441.

De grand langage trop avez
Dont vous usez soir et matin,
Et semble toujours que devez
Combattre l’amoral Baquin ;
Mais c’est la Mesgnie Hanequin
Que de vous à qui le cœur faut ;
Tant plus en y a et pis vaut.[33]

Orderic Vital, dans son Histoire de Normandie raconte une apparition de la Mesgnie Hellequin dont un prêtre fut témoin en 1091. Une sorte d’hallucination dantesque préside à ce récit, où les châtiments de la vie éternelle sont dépeints avec des images d’un effet saisissant, malgré la puérilité de certains détails.

Le prêtre dont il s’agit se nommait Gaucelin, et était desservant d’une église de Bonneval (diocèse de Lisieux). Or, comme il revenait, certain soir, d’administrer un malade dont la demeure était située à l’extrémité de la paroisse, il entendit, derrière lui, sur un chemin éloigné de toute habitation, un mouvement tumultueux semblable à la marche d’une armée. Il pensa que ce devaient être les gens de Robert de Bellesme qui s’en allaient en hâte assiéger Courci, et, quoiqu’il fût jeune et vigoureux, il ne jugea point à propos d’affronter cette rencontre. Ayant avisé quatre néfliers à l’écart du chemin, il se dirigea de ce côté pour s’y procurer une retraite. Mais tout aussitôt un pas de géant devança le sien ; le prêtre stupéfait fut traversé dans sa course par un spectre gigantesque qui le menaça du geste en s’écriant : « Arrête ! n’avance point un pas de plus. » Sans se le faire répéter, Gaucelin fit une halte soudaine ; le spectre se contenta de demeurer en surveillance à ses côtés, et ne chercha point à l’intimider davantage. Cependant la redoutable armée s’approchait ; aux premiers rangs, Gaucelin aperçut une multitude d’hommes portant sur leurs épaules des hardes, des meubles, des provisions de toutes sortes, comme a coutume de faire la soldatesque lorsqu’elle revient du butin ou de la maraude. Ces hommes s’entraînaient les uns les autres avec difficulté, tout en se lamentant et s’encourageant à redoubler de vitesse. Parmi eux, Gaucelin reconnut plusieurs de ses voisins morts récemment. À leur suite s’avançait une bande de porte-morts, qui, deux à deux, soutenaient environ une cinquantaine de cercueils sur chacun desquels trônait un être d’une difformité étrange, un nain grêle dont la tête était enflée et grosse comme une tonne. Le spectre à la massue avait abandonné Gaucelin pour prendre rang parmi les porte-morts, mais l’étonnement et l’intérêt qu’inspirait au jeune prêtre le spectacle qui se déroulait sous ses yeux, suffirent pour le clouer à sa place. Devant lui se trouvaient en ce moment deux Éthiopiens chargés d’un tronc d’arbre énorme, servant d’échafaud à un misérable damné qui avait été l’assassin d’un prêtre nommé Étienne. Un horrible démon, chaussé d’éperons enflammés, se ruait sans relâche sur ce criminel, et lui faisait de dévorantes blessures dans plusieurs parties du corps.

Ensuite vint à passer une troupe de femmes à cheval, superbement montées. Comme si elles avaient été prêtes à s’envoler, le vent les soulevait jusqu’à la hauteur d’une coudée, puis elles retombaient pesamment sur la pointe des clous brûlants dont les selles de leurs chevaux étaient garnies. Alors ces pauvres femmes accusaient en gémissant les honteux péchés qui leur avaient mérité de si cruelles tortures. Non-seulement Gaucelin remarqua parmi elles plusieurs dames nobles qu’il avait connues, mais il vit à leur suite les montures habituelles de quelques femmes qui vivaient encore.

Le jeune prêtre était plongé dans la stupeur et l’effroi ; mais il fut distrait de ses profondes réflexions par le passage d’une funèbre procession. C’étaient des moines enveloppés de capuchons noirs, des clercs revêtus de chapes de la même couleur. Les évêques et les abbés se distinguaient par la crosse pastorale qu’ils portaient à la main. Parmi ces derniers, Gaucelin reconnut, avec une extrême surprise, plusieurs éminents personnages que l’on avait considérés, de leur vivant, comme les lumières du siècle, et que l’opinion publique plaçait dans le ciel au rang des saints. Tels étaient : Hugues de Lisieux, Mainier, abbé d’Ouche, Gerbert, abbé de Fontenelle. Cette rigueur des jugements de Dieu jetait le pauvre prêtre dans un trouble inexprimable. Cependant il n’était pas arrivé au dénouement de cette terrible aventure. Des chevaliers, rangés en bon ordre de bataille, suivaient à leur tour. Leurs armures noires laissaient voir, dans la transparence de leur poli, un flamboyant reflet, comme si un feu liquide eût circulé dans le métal. Chacun de ces chevaliers était monté sur un cheval d’une taille et d’une allure gigantesques ; des bannières noires se déployaient au front de cette sombre armée. Là, Gaucelin put distinguer encore des visages connus, entr’autres Richard et Beaudoin, fils du comte Gislebert. H vit aussi Landry, vicomte d’Orbec, qui avait été tué dans le cours de la présente année. Ce chevalier s’était élevé beaucoup au-dessus de sa naissance ; il avait exercé la profession d’avocat, mais il employait souvent son esprit insinuant et son éloquence captieuse au triomphe des causes injustes. Il voulut s’adresser à Gaucelin, et le supplia, avec des plaintes déchirantes, de se charger d’un message pour sa femme et ses enfants ; mais les chevaliers qui suivaient s’écrièrent tous à la fois avec rudesse : « Ne croyez pas Landry, c’est un imposteur ! »

Pendant que les chevaliers continuaient à défiler, Gaucelin se dit à lui-même : « Voilà sans doute les gens de Herlequin (Herlechinus) ; j’ai entendu maintes fois parler de ces apparitions, et toujours j’ai refusé d’y croire. Il est probable que mon récit trouvera aussi des incrédules ; il faut donc que je m’empare d’un des chevaux qui suivent cette troupe, afin que je paisse présenter un témoignage des faits merveilleux dont j’ai été témoin. »

Sur cette réflexion, Gaucelin s’avança sur le milieu du chemin, et se saisit de la bride du premier cheval qui se trouva devant lui. Mais l’animal exhala par les naseaux une fétide vapeur qui s’éleva en tourbillonnant jusqu’à la hauteur d’un chêne. Malgré cette sorte de menace tacite, Gaucelin monta sur le cheval dont il s’était emparé ; il trouva sous son pied l’étrier aussi brûlant qu’un fer rougi à la fournaise, tandis que la bride qu’il tenait en sa main faisait pénétrer jusqu’à ses entrailles un froid insupportable. Cependant quelques-uns des chevaliers s’étant aperçus du vol qui se préparait, se détachèrent du reste de la troupe, et, avec d’affreuses vociférations, voulurent contraindre Gaucelin à les suivre pour le punir d’avoir dérobé ce qui appartenait aux morts. Un d’entr’eux se ravisant tout-à-coup s’écria : « Laissez en paix cet homme, je veux le charger d’un message pour ma femme et mes enfants. » Puis se tournant vers Gaucelin : « Je suis Guillaume de Glos, fils de baron ; de mon vivant j’ai été sénéchal de Guillaume de Breteuil et de son père Guillaume, comte de Hertford. J’ai commis un grand nombre de crimes ; mais c’est mon avarice et le péché d’usure qui me valent le plus cruel des tourments que j’endure. Tu vois ce fer rouge que je porte à la bouche, et qui me paraît plus pesant que la tour de Rouen ; c’est le fer d’un moulin sur lequel j’avais prêté à gages à un pauvre vassal. Mon débiteur n’ayant pu me restituer mon prêt, je m’emparai de son bien, que j’ai transmis à mes héritiers. Ma femme Béatrix et mon fils Roger ont déjà reçu, au sujet de ce gage, beaucoup plus que je n’avais prêté. Fais-leur part de l’horrible état dans lequel je suis, afin qu’ils allègent mes souffrances, en restituant le bien dont ils sont les injustes détenteurs. » Quoique, à plusieurs particularités que le fantôme lui remit en mémoire, Gaucelin reconnût, à n’en pas douter, que c’était en effet Guillaume de Glos qui lui parlait, il refusa de se charger du message proposé, prétextant, avec raison, qu’on n’ajouterait point foi à ses paroles. Cependant, sur de plus pressantes instances, il se laissa fléchir. Alors Guillaume se mit à lui confier de nouvelles particularités dont l’énoncé devait suffire à convaincre sa femme que le message venait de lui. Or, cette confidence révélait tant d’infamies et de turpitudes, que Gaucelin épouvanté s’écria encore une fois qu’il ne s’exposerait point à répéter des choses si affreuses. Exaspéré par ce nouveau refus, le fantôme se jeta sur le jeune prêtre, le saisit à la gorge et le renversa par terre. Celui-ci sentit que la main qui l’étreignait était brûlante comme le feu. Dans ce moment d’angoisse, il eut l’heureuse inspiration d’invoquer le secours de Marie, mère de Dieu. Un autre chevalier survint tout-à-coup : « Maudits, s’écria-t-il, pourquoi tuez-vous mon frère ? laissez-le et partez. » Les quatre chevaliers s’éloignèrent aussitôt et rejoignirent la troupe noire. Alors le nouveau survenant étant demeuré seul avec Gaucelin : « Ne me reconnaissez-vous pas ? dit-il ; je suis votre frère Robert, fils de Raoul surnommé le Blond. » Le jeune prêtre, qui se tenait sur la défensive, fit quelques difficultés pour avouer son aîné. Mais celui-ci lui rappela d’une manière si touchante les bienfaits et les soins dont il avait entouré sa jeunesse, que Gaucelin ne put persister dans un ingrat désaveu. Alors le fantôme se prit à lui faire d’autres représentations : « Vous auriez dû mourir et venir partager les tourments que nous endurons, pour la témérité coupable qui vous a fait porter la main sur la propriété des morts. Cependant la messe que vous avez dite aujourd’hui vous a sauvé, et il m’a été permis de vous apparaître pour vous confier ma misère. Toutes ces armes que nous portons sont brûlantes d’un feu qui ne se ralentit point ; elles exhalent une puanteur suffocante, et leur poids excessif brise nos membres d’une fatigue intolérable. Voilà les tourments que nous subissons. Cependant, du jour où vous avez été ordonné prêtre en Angleterre, votre père Raoul, qui partageait mes peines, a été délivré ; moi-même j’ai été déchargé d’un bouclier qui m’occasionnait un surcroît de tortures. Si vous daignez vous souvenir de moi dans vos prières, et répandre en mon nom quelques aumônes, j’espère, dans un an, à Pâques-fleuries, être sauvé par la grâce du Créateur. »

Gaucelin écoutait attentivement ces étranges révélations. Il demanda ensuite à son frère pourquoi il portait à ses talons un grumeau de sang, de la forme d’une tête humaine. « Ce que vous voyez, répliqua celui-ci, n’est pas du sang, mais du feu, et cette masse pèse plus à mes pieds que le Mont-Saint-Michel. Mais j’avais coutume de porter des éperons très pointus, pour voler plus vite aux combats, et maintenant il me faut traîner, après moi, le poids du sang que j’ai répandu. Mettez à profit mon exemple, ajouta encore le fantôme, et songez sérieusement à votre salut, car votre vie ne sera pas de longue durée. Ayez soin aussi de ne raconter à personne, avant trois jours, les merveilles dont vous avez été témoin. »

Le chevalier disparut à ces mots. Le jeune prêtre retourna à sa maison, mais il tomba gravement malade pendant huit jours. Lorsqu’il se sentit en convalescence, il se rendit auprès de Gislebert, évêque de Lisieux, à qui il fit une confession véridique de ce qui lui était arrivé. Cependant Gaucelin, ayant reçu de son supérieur spirituel tous les secours que réclamait sa situation, vécut encore quinze années après cette mémorable aventure[34].

Sans doute, la singulière hallucination dont nous venons de raconter à nos lecteurs les poétiques détails, si minutieusement recueillis par notre historien normand, ne peut être expliquée autrement que par le trouble d’un cerveau fiévreux. Remarquons seulement, à ce propos, que, dans le phénomène des acousmates, réside la cause matérielle qui a suggéré, à l’imagination populaire, l’invention des chasses fantastiques. Nos observateurs normands attribuent ces bruits mystérieux, entendus dans l’air, à des troupes d’oiseaux de passage, dont le vol s’élève à un assez grande hauteur pour que l’œil ne puisse les distinguer[35]. Cette explication, plausible dans certains cas, ne rend pas cependant suffisamment raison de tous les faits étranges de cette nature, véridiquement constatés. Il faut lire un procès-verbal très curieux[36], rédigé par le curé d’Ansac (diocèse de Beauvais), et adressé à Madame la princesse de Conti, contenant la relation d’un bruit extraordinaire, entendu par plusieurs personnes, dans la nuit du 27 au 28 juillet 1730. Deux hommes, qui se rendaient, pendant cette nuit, de Senlis à Ansac, avaient entendu ce bruit de tout près, et purent le décrire d’une manière très circonstanciée. Un fragment du compte-rendu de leur déposition est ainsi conçu : « Qu’ils étaient arrivés, environ à deux heures après minuit, au-dessus des murs du parc d’Ansac, du côté du septentrion, et que, prêts à descendre la côte par un sentier qui côtoie ces murs et conduit au village, s’entretenant de leurs affaires, ils avaient été tout-à-coup interrompus par une voix terrible qui leur parut éloignée d’eux environ de vingt pas ; qu’une autre voix, semblable à la première, avait répondu sur-le-champ du fond d’une gorge entre deux montagnes, à l’autre extrémité du village, et qu’immédiatement après, une confusion d’autres voix, comme humaines, s’étaient fait entendre dans l’espace contenu entre les deux premières, articulant certain jargon glapissant, qu’on ne pouvait comprendre, mais où l’on distinguait clairement des voix de vieillards, de jeunes hommes, de femmes, de jeunes filles et d’enfants ; et, parmi tout cela, les sons de différents instruments. »

À la suite de cette déposition principale, faite par l’un des deux témoins et reconnue par l’autre, est ajouté un interrogatoire explicatif. Nous y relevons la question suivante : — « Interrogé s’il n’aurait pas pris les cris de quelques bandes d’oies sauvages, de canards, de hiboux, de renards, ou des hurlements de loups, pour des voix humaines ? — A répondu : qu’il était au fait de toutes ces sortes de cris, et qu’il n’était pas homme si aisé à se frapper, ni si susceptible de crainte, pour prendre ainsi le change.[37] »

De tels exemples, souvent reproduits, de phénomènes inexpliqués, ne font-ils pas vivement regretter que les plus intéressants commentaires de la science manquent encore au naïf poème de nos antiques superstitions ?

L’apparition des chasses fantastiques est signalée, une autre fois encore, dans notre histoire : Henri I, ayant fait, en Angleterre, une grande promotion d’abbés et de prélats normands, au préjudice des titulaires nationaux, les Anglais, offensés dans leur nationalité, s’en vengèrent en répandant le bruit d’apparitions merveilleuses qui signalaient ces usurpations, et protestaient contre elles. Ainsi, la Chronique saxonne affirme que, dans le temps où l’abbé Henry Le Poitevin fit son entrée à Peterboroug, il apparut, la nuit, dans les forêts situées entre le couvent et la ville de Stamford, des chasseurs noirs, grands et difformes, montés sur des coursiers noirs, menant des chiens noirs aux yeux hagards, et poursuivant des biches noires… Des gens dignes de foi les ont vus, dit le narrateur, et, durant quarante nuits consécutives, on entendit le son de leurs cors.[38] À Lincoln, sur le tombeau de l’évêque normand Robert Bluet, homme fameux par ses débauches, des fantômes se montrèrent aussi pendant plusieurs nuits.[39]

Parmi les différentes traditions, expliquant l’origine de la Chasse fantastique, il est une version vulgaire qui, en Basse-Normandie, a survécu à toutes les autres. Lorsqu’un prêtre et une religieuse se sont aimés, si la mort vient à les surprendre encore enorgueillis et enivrés de leur crime, c’est-à-dire avant qu’ils aient songé à en accomplir l’expiation, le plus navrant supplice les attend dans l’autre vie. Les amants sacrilèges sont transformés en démons si hideux, que l’enfer même les repousse avec horreur. Chaque soir, ils sont chassés de l’abîme ténébreux, où se voile leur honte, et poursuivis au milieu des airs par un attroupement de démons et de damnés, auxquels ils servent de jouet. Point de reproches humiliants, de dérisions incisives, de sarcasmes cruels, de huées insultantes qui leur soient épargnés. En vain ils tenteraient de se soustraire à ces morsures de la haine et du mépris, la bande démoniaque ne perd pas un seul instant de vue ses victimes. Elle les tient enlacées sans issue, dans les mille détours de son tourbillon impur, et, de chaque souvenir de leur coupable amour, leur fait la piquante blessure d’une flagellation ignominieuse[40].

La rencontre de cette huaille maudite, comme celle de la bande de Proserpine, est un grand sujet d’appréhension. Cependant, lorsqu’on commence à entendre le vacarme démoniaque, il faut bien se garder de se laisser effrayer : tout au contraire, on se maintient de sang froid, et l’on se hâte de former un grand cercle avec le bras étendu. Alors il est permis de se croire aussi en sûreté que derrière les remparts de la plus forte tour du monde. Si la bande des Huards, avec mille contorsions menaçantes, vient pour se presser autour de vous, sa rage est forcée d’expirer devant la ligne infranchissable que vous lui avez marquée. Bien plus, ces monstres hideux demeureront vos prisonniers, à moins que, pour échapper à l’épouvante d’un tel spectacle, vous ne leur rendiez leur liberté, en traçant un nouveau cercle en sens contraire. Aussitôt, hurlant des cris de triomphe, ils se disperseront au milieu des airs, et la célérité de leur fuite suffira pour vous rassurer contre la chance de leur prochain retour.[41]

Nous avons rassemblé, dans ce chapitre, tous les détails que nous avons pu recueillir sur la superstition des chasses fantastiques. Parmi les autres superstitions populaires, il en est quelques-unes qui ont plusieurs traits d’analogie avec celle-ci ; mais il nous paraît inutile d’indiquer ici ces rapprochements, que le lecteur saisira facilement dans le cours de cet ouvrage.

Citons seulement, en terminant, une romance populaire, fort intéressante par ses rapports avec le sujet qui nous occupe ; elle se chante aux environs de L’Aigle, et principalement à Tourouvre[42]. La catastrophe, qui forme le dénouement de notre ballade normande, paraît être encore l’effet d’une vengeance du ciel vis-à-vis d’un déterminé chasseur. Remarquons aussi que la transformation de la jeune fille en biche blanche n’est point représentée comme le résultat d’un sortilège, mais comme un accident qui, pour être merveilleux, n’en était pas moins autrefois supposé possible, ainsi que nous le témoigne le Lai du Bisclavaret de Marie de France.[43]

LA JEUNE FILLE CHANGÉE EN BICHE BLANCHE

Celles qui vont au bois,
C’est la mère et la fille ;
La mère y va chantant,
Et la fille soupire.
— Qu’avez-vous à pleurer,
Marguerite, ma fille ?

— J’ai un grand ire en moi,
Je n’ose vous le dire ;
Je suis fille sur jour,
Et la nuit blanche biche.
La chasse est après moi,
Les barons et les princes.


Et mon frère Lion
Qui est encore le pire ;
Allez, ma mère, allez
Bien promptement lui dire
Qu’il arrête ses chiens
Jusqu’à demain ressie ?

— Bonjour, bonjour, mon fils :
— Ah ! bonjour donc, ma mère.
— Où sont tes chiens, Lion ?
Dis-le moi, je te prie.
— Ils sont dans la forêt,
Après la blanche biche.

— Arrête-les, Lion,
Arrête, je t’en prie.
— Trois fois les ai cornés
Sans que pas un l’ait ouï.
La quatrième fois
La blanche biche est prise.

— Mandons le dépouilleur
Qu’il dépouille la biche.
Celui qui la dépouille,
Dit : — Je ne sais que dire ;
Elle a les cheveux blonds,
Et le sein d’une fille.

Quand ce fut pour souper :
— Tout le monde y est-il ?
— Oh, non ! répond Lion,
Faut ma sœur Marguerite.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

— Vous n’avez qu’à manger :
J’suis la première servie ;
Ma tête est dans le plat,
Et mon cœur aux chevilles.
Le reste de mon corps
Il est dans la cuisine.


Lion sortit dehors
Comme un homme bien triste :
— Faut n’avoir qu’une sœur
Et l’avoir détruite !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

J’en suis au désespoir,
J’en ferai pénitence.
Serai pendant sept ans
Sans mettre chemis’ blanche,
Et coucherai sept ans
Sous une épine blanche.

(Cité dans les Antiquités de la ville de L’Aigle et de ses environs, par G. Vaugeois, 1841, in-8o, p. 584.)



  1. Le Loyer, Disc. des Spectres, livre iii, p. 209. — Biographie univers., Mythologie, art. Brimo.
  2. Cité par Le Loyer, Disc. des Spect., p. 873.
  3. Ampère, Histoire littéraire, t. ii, p. 138 et suiv.
  4. Dom. Martin, Relig. des Gaulois, t. ii, p. 59-60. — Burchard (Canon. lib. ix, ch. 5) nous fournit un témoignage important sur cette croyance : « illud etiam non omittendum quod quædam sceleratæ mulieres retro post Satanam conversæ dæmonum illusionibus et phantasmatibus seductæ, credunt et profitentur, nocturnis horis, cum Dianâ paganorum Deâ, et innumerâ multitudine mulierum, equitare saper quasdam bestias, et multa terrarum spatia intempestæ noctis silentio pertransire. » Dans un autre passage du même chapitre, l’auteur désigne ainsi ces attroupements de sorcières et de démons : Quam vulgaris stultitia Holdam vocat. (Vid. Ducange, Gloss., Suppl., vo Holda.)
  5. M. Goyer, art. sur l’Histoire primitive de la Suède, Revue française, no 7, janvier 1829.
  6. Aug. Thierry, Hist. de la conquête d’Angleterre par les Normands, t. iv, p. 24. — Académ. celt., t. iv, p. 76.
  7. Charles Martel remplace ici Charles Quint ou le Quint Charles dont il est fait mention dans la chronique de Richard Sans-Peur. Voyez cette chronique, au chapitre précédent.
  8. Ampère, Histoire littér., t. ii, p. 138 et suiv.
  9. C. Leber, Lettre sur la Danse Macabre.
  10. Voir, au chapitre précédent, la pérégrination à Jérusalem, dans la légende de Richard Sans-Peur.
  11. Le Loyer, Discours des Spect., p. 197, 332, 345, 358, 389. — Schott, Physica curiosa, p. 230, cité par Bekker, Monde enchanté, t. i, p. 292.
  12. Vitet, Histoire de Dieppe, t. ii, p. 311.
  13. Sur Pharaïlde ou Hérodias, voyez Chronique rimée de Philippe Mouskes : introduction, p. cxxxix.
  14. Wlgrin de Taillefer, Antiquités de Vésone, t. i, p. 244.
  15. Abr. Golnitzius, Ulysses Gallo-Belgicus, p. 164. — J. De Serres, Inventaire de l’hist. de France, t. ii, p. 63.
  16. Le Ber, Lettre sur la Danse macabre.
  17. Cambry, Voyage dans le Finistère. — Histoire des Vampires et des Spectres malfaisants. Paris, 1820, in-12.
  18. On croit que de ce nom : Huguet ou Hugon, dérive celui de Huguenots, parce que, dans les premiers temps de la réforme, les nouveaux religionnaires tenaient leurs conventicules dans une tour qui sert de retraite au roi Hugon. (Le Ber, Lettre sur la Danse macabre. — De la Touche, Olivier Brusson, t. i, p. 185.)
  19. X. Marmier, Féerie Francomtoise, (Revue de Paris, t. xxxiii, p. 132, nouvelle série.)
  20. Walter Scott, Ballade du féroce Chasseur, Avant-Propos, Mélanges poétiques, t. viii.
  21. Du Mège, Monuments religieux des Fol ces Tectosages, p. 338. — Odolant Desnos, Descript. du départem. de l’Orne, in-8, p. 65. — Louis Dubois, Ann. statist. de l’Orne, 1809.
  22. Du Mège, X. Marmier, Walter Scott, ibid.
  23. Odolant Desnos, Descript.  du département de l’Orne, in-8, p. 65. — Louis Dubois, Ann. statist. de l’Orne, 1809.
  24. Ampère, Histoire littéraire, t. ii, p. 138 et suiv.
  25. Harpin est une qualification employée populairement en Normandie pour désigner un homme avare et méchant. Harpine pourrait encore venir de harpie, femme criarde et acariâtre.
  26. Louis Dubois, Ann. statist. de l’Orne, 1809.
  27. Walter Scott, Ballade du féroce Chasseur, Avant-Propos.
  28. Maignie, Mesgnie ou Mesnie. On entendait par ce mot, au moyen-âge, non seulement l’habitation, la demeure, mais encore la famille, la suite et toute la domesticité d’un grand. Ce vocable vient de la basse latinité Mainagium, d’où nous avons fait ménage, et qui venait lui-même de Mansio.
  29. Magasin Pittoresque, 1840, p. 53. — Orderic Vital cite la Mesgnie Hellequin sous le nom de Herlechinus (Hist. de Normandie, liv. VIII). Pierre de Blois, sous le nom de Milites Herlinini (Epistola XIV, p. 22, col. 2 des Œuvres complètes, édit, de 1667, in-fo.)

    Suivant Walter Scott, le chef de la bande dite Hellequin était originairement un brave chevalier et un vaillant guerrier. Mais, ayant dépensé tous ses biens au service de l’empereur, se voyant regardé avec mépris et abandonné à l’oppression des subalternes, il tomba dans le désespoir, et, avec ses fils et ses serviteurs, il forma une bande de voleurs. Après avoir commis maints ravages et défait toutes les forces envoyées contre lui, Hellequin, avec sa troupe, succomba dans un engagement sanglant contre les troupes impériales. On suppose qu’eu égard aux mérites de sa vie passée, il fut sauvé de la réprobation éternelle, mais que lui et ses adhérents furent condamnés, après leur mort, à errer jusqu’au jour du jugement dernier. (Walter Scott, Minstrelsy of Scottish border ; t. ii, p. 275.)

    Cette tradition, que Walter Scott a empruntée au roman en prose de Richard Sans-Peur, doit être regardée comme apocryphe, car elle n’entre pas dans la composition du roman en vers, qui est antérieur au roman en prose, et paraît seul exempt d’interpolations.

  30. Sur les Fées et la Maisnie Hellequin, Extrait d’un Ms. du Roi, Fds. Franc. 8189, fol. 38 à 41, cité par Leroux de Lincy, Livre des Légendes, Introduction, appendice 4.
  31. Pierre Le Filastre, Superstitions du canton de Bricquebec (Annuaire de la Manche), 1832.
  32. Paulin Paris, Manuscrit franc. de la Bibl. roy. ; t. i, p. 322.
  33. Jean Chartier, Hist. de Charles VII, imp. dans Denys Godefroy, p. 118.
  34. Orderic Vital, Hist. de Normandie, liv. viii, p. 327 et suiv.
  35. Pierre Le Filastre, Superst. du canton de Bricquebec (Annuaire de la Manche, 1832.) — Louis Dubois, Annuaire statist. de l’Orne, 1809.
  36. Variétés hist., ou Recherches d’un Savant, t. ii, p. 416.
  37. Variétés hist., ou Recherches d’un Savant, t. ii, p. 416.
  38. Gibson, Chronique Saxonne p. 232.
  39. « Robertus Bluet, vir libidinosus… loci custodes nocturnis umbris exagitatos. » Henricus Knyghton, p. 2364. — Aug. Thierry : Conquête de l’Anglet. par les Normands, t. ii, p. 273, 3me édition.
  40. Louis Dubois, Annuaire statist. de l’Orne, 1809.
  41. L. Dubois, Annuaire statist. de l’Orne, 1809.
  42. Dans ce canton et dans tout le Perche, la chasse aérienne est connue sous les noms de chasse Artus et chasse Hennequin.
  43. Voyez l’analyse de ce Lai, au chapitre des Loups-garous.