Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 19-28).


CHAPITRE III

De Panama, elle passe avec son maître Urquiza, marchand de Truxillo, au port de Paita et de là à la ville de Saña.


De Panama, je partis sur une frégate avec mon maître Juan de Urquiza pour le port de Paita, où il avait une grosse cargaison. En arrivant à Manta, un si rude coup de vent nous assaillit que nous fîmes côte. Ceux qui savaient nager comme moi, mon maître et quelques autres, prirent terre ; le reste périt. Nous nous rembarquâmes audit port de Manta sur un galion du Roi, ce qui nous coûta de l’argent. Bref, nous partîmes et arrivâmes enfin à Paita.

Mon maître y trouva, comme il l’espérait, toutes ses marchandises chargées en un navire du capitaine Alonso Cerrato, et m’ayant commandé de les décharger suivant leurs numéros d’ordre et de lui en faire à mesure remise là-bas, il partit. Je m’y embesognai aussitôt, déchargeant les marchandises et les lui remettant à mesure à Saña où il les recevait. Ladite ville de Saña est à quelque soixante lieues de Paita. Enfin, avec les dernières charges, je partis de Paita pour Sana. À l’arrivée, mon maître me reçut à bras ouverts, se montrant satisfait de ma bonne besogne. Il me fit faire sur-le-champ deux fort braves habits, l’un noir et l’autre de couleur, me traitant bien en tout. Il m’installa en une sienne boutique, me confia, tant en marchandises qu’en argent en compte, plus de cent trente mille pesos, et m’inscrivit sur un registre les prix auxquels je devais vendre chaque chose. Il me laissa deux esclaves pour me servir, une négresse pour me cuisiner, et m’assigna trois piastres pour la dépense de chaque jour. Cela fait, emportant le reste de son bien, il partit pour la cité de Truxillo distante d’une trentaine de lieues.

Il me laissa aussi dans ledit registre la liste des personnes auxquelles je pouvais bailler à crédit la marchandise qu’elles voudraient et pourraient prendre, comme étant à son gré et sûres, mais suivant compte raisonné et chaque article couché sur le livre. Cet avis concernait particulièrement Madame doña Beatriz de Cardenas, personne de toute sa satisfaction et obligation. Après quoi, il partit pour Truxillo. Moi, je demeurai à Saña, en ma boutique vendant conformément à la règle qu’il m’avait laissée, recouvrant et inscrivant sur le livre, avec mention du jour, mois et année, qualité, aunage, nom des acheteurs et prix, ainsi que ce que je donnais à crédit. Madame doña Beatriz de Cardenas commença à prendre des étoffes, continua et y alla si largement que j’entrai en doute. Sans qu’elle le pût soupçonner, j’écrivis tout par le menu à mon maître à Truxillo. Il me répondit que c’était bien et que, pour le cas de ladite dame, si elle me demandait la boutique entière, je la lui pouvais bailler. Sur quoi, gardant par devers moi cette lettre, je laissai courir.

Qui m’eût dit que cette sérénité devait m’être si peu durable et promptement suivie de si grièves peines ! J’étais, un jour de fête, à la comédie, assis à la place que j’avais prise, lorsque, sans plus d’égard, un quidam nommé Reyes entra et se mit droit devant, sur un autre siège si collé à moi qu’il m’empêchait de voir. Je le priai de s’écarter un peu. Il répondit insolemment, je répliquai du même ton. Il m’enjoignit de sortir ou qu’il me couperait la figure. Me trouvant sans autre arme qu’une dague, je lui quittai le lieu, plein de rancœur. Quelques amis informés du fait me suivirent et m’apaisèrent. Le lendemain, un lundi, dans la matinée, tandis que j’étais occupé à vendre dans ma boutique, le Reyes passa devant la porte et repassa. J’y pris garde, fermai la boutique, saisis un couteau et, courant chez un barbier, le fis passer à la meule et affiler en scie. Je me mis une épée qui fut la première que je ceignis, et voyant Reyes qui se promenait avec un autre devant l’église, j’allai à lui par derrière et lui criai : — Holà ! seigneur Reyes ! Il se retourne, disant : — Qu’est-ce qu’on me veut ? — Celle-ci est la figure qui se coupe ! fis-je, le balafrant avec le couteau d’une estafilade à dix coutures. Il porta les mains à sa plaie, son ami tira l’épée et me vint sus. J’en fis de même. Nous ferraillâmes et je lui entrai ma pointe par le côté gauche. Il tomba. Je courus à l’église. Tôt après, le corregidor don Mendo de Quiñonez, de l’habit d’Alcantara, y entra, me traîna dehors, me mena à la prison (ce fut ma première) et me fit ferrer et mettre aux ceps.

J’avisai mon maître Juan de Urquiza qui était à Truxillo, à trente lieues de Saña. Il accourut, parla au Corregidor et fit d’autres bonnes diligences, moyennant quoi il obtint l’allégement de ma prison. La cause suivit son cours. Je fus, après trois mois de plaids et procédures du Seigneur Évêque, restitué à l’église d’où j’avais été extrait. Sur ces entrefaites, mon maître me dit que pour sortir de ce conflit, éviter le bannissement et m’ôter du sursaut d’être tué, il avait imaginé une chose bienséante qui était de me marier à doña Beatriz de Cardenas dont la nièce était femme de ce même Reyes auquel j’avais coupé la figure ; ce qui arrangerait tout. Il faut savoir que cette doña Beatriz de Cardenas était la mignonne de mon maître qui, par ce moyen, s’assurait de nous, de moi pour son service et d’elle pour son plaisir. Ils étaient, ce semble, tous deux d’accord, car après avoir été restitué à l’église, je sortais de nuit et allais chez ladite dame qui me caressait fort. Prétextant la peur de la Justice, elle me suppliait de ne pas rentrer nuitamment à l’église et de rester près d’elle. Une nuit, elle m’enferma, me déclara que malgré que le diantre en eût, il me fallait dormir avec elle et me serra de si près que je dus jouer des mains pour m’esquiver.

Je me hâtai de dire à mon maître qu’il ne pouvait être question d’un pareil mariage, que pour rien au monde je ne le ferais. Il s’y entêta et me promit des monts d’or, me représentant la beauté et qualités de la dame, l’heureuse issue de cette fâcheuse affaire et maintes autres convenances. Néanmoins, je demeurai ferme. Ce que voyant, mon maître me proposa de passer à Truxillo, avec les mêmes commodités et emploi. J’acceptai.