Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-13).

LA
NONNE ALFEREZ



CHAPITRE I

Son pays, ses parents, sa naissance, son éducation, sa fuite et ses courses à travers l’Espagne.


Moi doña Catalina de Erauso, je suis née en la ville de San Sébastian de Guipuzcoa, l’an mil cinq cent quatre-vingt-cinq, fille du capitaine don Miguel de Erauso et de doña Maria Perez de Galarraga y Arce, natifs et bourgeois de ladite ville. Mes parents me nourrirent dans leur maison avec mes autres frères jusques à l’âge de quatre ans. En mil cinq cent quatre-vingt-neuf, ils me firent entrer au couvent de San Sébastian el Antiguo, lequel est de nonnes Dominicaines. Ma tante doña Ursula de Unza y Sarasti, cousine germaine de ma mère, en était prieure. J’y fus tenue jusques à l’âge de quinze ans et il fut alors traité de ma profession. J’étais presque au bout de mon année de noviciat, lorsque je me pris de querelle avec une nonne professe nommée doña Catalina de Aliri, laquelle étant veuve, était entrée au couvent et y avait fait profession. Elle était robuste et moi fillette ; elle me rudoya manuellement et je le ressentis.

La nuit du dix-huit mars de l’an mil six cent, vigile de Saint-Joseph, la communauté se levant à minuit pour chanter matines, j’entrai dans le chœur et y trouvai ma tante agenouillée. Elle m’appela et, me baillant la clef de sa cellule, m’ordonna de lui aller quérir son bréviaire. J’y allai, j’ouvris, le pris et vis, pendues à un clou, les clefs du couvent. Je laissai la cellule ouverte et rapportai à ma tante sa clef et son bréviaire. Les nonnes étaient au chœur et les matines solennellement commencées. À la première leçon, je m’approchai de ma tante et lui demandai congé, sous prétexte que j’étais malade. Ma tante,

me mettant la main sur la tête, me dit :

— Va, couche-toi. Je quittai le chœur, allumai une chandelle, retournai à la cellule et, y ayant pris, outre les clefs du couvent, des ciseaux, du fil, une aiguille et quelques réaux de huit qui traînaient par là, je sortis, ouvrant et refermant les portes. À la dernière qui était celle de dehors, j’ôtai mon scapulaire et me lançai dans la rue, sans l’avoir jamais vue ni savoir de quel côté tirer ni où aller. Je pris à l’aventure et m’en vins donner en une châtaigneraie qui est hors la ville, derrière et tout contre le couvent. Je m’y cachai et y demeurai trois jours, m’accommodant et coupant de quoi me vêtir. Je taillai et me fis dans une basquine de drap bleu que j’avais, des chausses, et d’un cotillon vert de tiretaine que je portais dessous, un pourpoint et des guêtres. Ne sachant que faire de mon habit, je le laissai là. Je me coupai les cheveux et les jetai. La troisième nuit, je partis et, poussant à l’aventure à travers routes et villages, afin de gagner au large, je vins aboutir à Vitoria, à une vingtaine de lieues de San Sebastian, à pied et très lasse, sans avoir rien mangé que les herbes que je trouvais le long du chemin.

J’entrai dans Vitoria sans savoir où gîter. Au bout de quelques jours, je m’accommodai avec le Docteur don Francisco de Cerralta qui y occupait une chaire, le quel m’accueillit facilement, sans me connaître, et m’habilla. Il était marié avec une cousine germaine de ma mère, à ce que je sus depuis ; mais je ne me découvris point. Je demeurai avec lui quelque chose comme trois mois, au cours desquels, me voyant bien lire le latin, il se prit de plus de goût pour moi et me voulut faire étudier. Je m’y refusai, il s’entêta, insistant à renfort de mains. Là-dessus, je déterminai de le quitter, ce que je fis ainsi : je lui pris quelque monnaie, et m’arrangeant avec un muletier qui allait à Valladolid, à quarante-cinq lieues de là, je partis en sa compagnie.

En entrant à Valladolid où se tenait pour lors la Cour, je me plaçai comme page chez don Juan de Idiaquez, secrétaire du Roi. Il me vêtit proprement, et je pris le nom de Francisco Loyola, Je demeurai là sept mois, bien aise. Au bout de ce temps, une nuit que je me tenais à la porte avec un autre page, mon compagnon, mon père survint et s’enquit de nous si le seigneur don Juan était céans. Mon camarade répondit que oui. Mon père lui dit de l’aviser qu’il était là. Le page monta, et je restai avec mon père sans nous dire mot et sans qu’il me reconnût. Le page revint et lui dit de monter. Il entra, je le suivis. Don Juan sortit sur l’escalier et, l’accolant, s’écria : — Seigneur Capitaine, quel bon vent vous amène ? Mon père lui répondit de telle sorte qu’il comprit qu’il avait quelque ennui. Il rentra, congédia une visite et revint. Ils s’assirent. Il demanda ce qu’il y avait de neuf, et mon père lui dit comme quoi sa fille s’était sauvée du couvent, ce qui l’amenait dans ces parages, à sa recherche. Don Juan témoigna d’en être très marri, autant pour le chagrin qu’en avait mon père et pour moi qu’il aimait fort, qu’à cause du couvent dont il était patron par fondation de ses ancêtres et du pays où il était né. Quant à moi, après avoir ouï l’entretien et les doléances paternelles, je me retirai, courus à mon appartement, pris mes hardes et sortis emportant à peu près huit doublons que je me trouvais avoir. J’allai à l’auberge où je dormis cette nuit-là et, ayant su qu’un muletier partait le lendemain pour Bilbao, je fis prix avec lui et, à l’aube, levai le pied sans savoir que faire ni où aller, sinon me laisser emporter du vent comme une plume.

Au bout d’un long chemin, une quarantaine de lieues, ce me semble, j’entrai dans Bilbao, où je ne trouvai ni gîte ni commodité. Et je ne savais que faire de moi. Sur ces entrefaites, quelques garçonnets s’avisèrent de m’entourer et dévisager tant et si bien qu’ils m’importunèrent. Il me fallut ramasser des pierres et les leur jeter. Je dus en blesser un, je ne sais où, car je ne le vis point. Là-dessus, je fus appréhendé au corps et tenu un long mois en la prison, jusqu’à ce qu’il guérit. Alors, on me lâcha. Les frais payés, il me restait quelque monnaie. Je sortis incontinent et partis pour Estella de Navarre, qui doit être à quelque vingt lieues. J’entrai à Estella et m’y accommodai pour page de don Carlos de Arellano, de l’habit de Saint-Jacques, en la maison et service duquel je demeurai deux ans bien traité et vêtu. Après quoi, sans autre raison que mon caprice, je laissai cette commodité et passai à San Sebastian, mon pays, à dix lieues de là, où je me tins, sans être connu de personne, nippé et galant à merveille. Un jour, j’allai ouïr la messe à mon couvent. Ma mère y assistait aussi. Je vis qu’elle me regardait. Elle ne me reconnut pas. La messe dite, des nonnes m’appelèrent au chœur, mais je fis le sourd et, après force courtoisies, m’esquivai lestement. C’était au commencement de l’année mil six cent trois. De là, je me rendis au port du Pasage qui n’est qu’à une lieue. J’y fis rencontre du capitaine Miguel de Borroiz dont le navire était en partance pour Séville. Je le priai de m’emmener, et m’appointai avec lui au prix de quarante réaux. Je m’embarquai, nous partîmes et arrivâmes promptement à San Lucar. Aussitôt débarqué, j’allai visiter Séville et, encore que tout me conviât à m’y amuser, je ne m’y arrêtai que deux jours et revins sans plus tarder à San Lucar. J’y rencontrai le capitaine Miguel de Echazarreta, mon compatriote, lequel commandait une patache des galions dont était Général don Luis Fernandez de Cordova, dans l’Armada que, l’an mil six cent trois, don Luis Fajardo menait à la pointe de Araya. Je m’enrôlai comme mousse sur un galion du capitaine Estevan Eguiño, mon oncle, cousin germain de ma mère, lequel vit aujourd’hui à San Sebastian. Je m’embarquai, et nous partîmes de San Lucar le Lundi Saint de l’an mil six cent trois.