Mercure de France (p. 7-38).


PROLOGUE

LE COUVENT DES FRÈRES MINEURS


J’ai formé le dessein de vous conter la vie de Madame Nichina, qui fut belle autrefois et qui est maintenant vertueuse, bien que son corps et son visage gardent des traces honorables de leur ancienne splendeur et qu’elle ait encore le pouvoir de séduire le Diable, s’il lui plaisait.

Gentilhomme, descendant de l’illustre Vendramin, je n’eusse point songé à écrire l’histoire d’une courtisane, même repentie, et le monde eût ignoré jusqu’au nom d’une femme qui a laissé de ses grâces tant de souvenirs aux Vénitiens sans un malheur qui m’arriva aux dernières fêtes de Pâques.

Je revenais de Chioggia, au soleil couchant, et je bénissais la douceur du ciel, le calme de la mer et les vives couleurs dont la lumière mourante peignait les tours et les murailles de ma chère Venise. Jamais la vieille cité ne m’avait paru plus admirable qu’à ce moment du crépuscule où je la voyais s’élever toute rouge des eaux sombres. Mais ma ville natale ne m’était si précieuse alors que parce qu’elle contenait ma Carlona.

Il faut dire que cette fille m’avait à jamais conquis avec son regard qu’illuminaient tour à tour la tendresse et la colère, avec cette chair tudesque de lait et de roses dont une nature prodigue l’avait si généreusement comblée. Je rêvais aux chaudes voluptés de notre prochaine nuit et, déjà impatient de caresses, j’activais les rameurs.

La nuit était venue complètement lorsque nous arrivâmes à Venise. Nous prîmes le canal de Saint-Jean-Chrysostôme où se trouvait la demeure de ma maîtresse et bientôt je fus devant sa maison. Je distinguai deux ombres à l’une des fenêtres éclairées. Dans ma simplicité, je pensai que Carlona m’attendait en compagnie de sa servante, et, avec une clef que je portais toujours sur moi, j’ouvre la porte du canal, je congédie les bateliers, me précipite dans la maison et monte en toute hâte à la chambre de ma maîtresse.

Ah ! quel spectacle m’était réservé ! Je crois bien que la mort, apparaissant tout d’un coup à mes yeux, m’eût semblé moins cruelle. À la lueur d’un flambeau placé là tout exprès pour éclairer ma honte, j’aperçus deux corps mêlés et cette nudité affolante de la chair que j’adorais. Les lèvres dont j’attendais les suprêmes ivresses étaient collées à d’autres lèvres, et les bras de ma jouissance étreignaient un homme que je supposai plutôt que je ne vis, — car on ne voit rien distinctement à ces moments-là, — d’une excessive laideur. Je sentis mes jambes fléchir, mon cœur battre à se rompre, ma bouche sèche et comme paralysée. Après une minute d’horrible angoisse où je crus que toutes les énergies de l’existence m’abandonnaient, la vie revint en moi impérieuse, féroce et ivre de vengeance comme une puissance menacée. Ils étaient si absorbés par leurs caresses qu’ils ne m’entendirent point m’approcher d’eux ; je saisis par les pieds un escabeau qui se trouvait là et je le lançai de toutes mes forces sur le couple détesté : deux cris s’élevèrent, un corps roula par terre et, dans sa culbute, fit tomber le flambeau qui s’éteignit. C’est alors qu’au milieu de l’obscurité je reçus un coup violent dans la poitrine, j’y répondis aussitôt et je rencontrai le sein de Carlona. Je me jette sur elle, puis, malgré ses cris, ses morsures et ses ongles qui s’enfoncent dans ma chair, je l’entraîne, sans qu’elle s’en aperçoive, jusqu’à la fenêtre ouverte, je me dégage soudain de sa furieuse étreinte, me baisse vivement, lui lève les jambes et, avant qu’elle ait pu deviner mon dessein, je la précipite dans le canal. En me reculant je heurtai du pied son complice, mais, soit que le misérable fût étourdi, soit que l’escabeau l’eût frappé au bon endroit, il ne daigna pas même s’apercevoir que je l’avais touché. Je le pris à bras le corps, quoiqu’il pesât le poids d’un reître lourd de bière et de choucroute, et je lui fis subir, comme à mon infidèle maîtresse, le supplice de la défenestration. Oh ! que j’aimai le bruit de cette chute et le jaillissement de l’eau qui allait ensevelir mon rival !

Comme tout était calme, je redescendis de la chambre, et sur le seuil de la porte qui donnait sur le canal, j’attendis qu’un batelier vînt à passer. Bientôt retentit dans le silence le cri : « Gondole ! Gondole ! » et j’aperçus une proue qui glissait lentement à la lueur d’une petite lanterne.

— Conduisez-moi, dis-je au gondolier, à Saint-Félice.

L’homme eut un sourire et un clignement d’yeux libertins en considérant ma physionomie heureuse. Il pensa que j’allais à un rendez-vous d’amour.

— La dame est bien belle, seigneur, fit-il, si j’en juge par votre joie.

— En effet, répondis-je.

J’étais triomphant comme si j’avais conquis tous les vaisseaux des Turcs. Et je compris alors quelle puissante volupté se trouve dans la vengeance.

Sur la place de Saint-Félice, je m’engageai dans une ruelle étroite, puis me dirigeai vers la demeure de mon ami Liello de Cecco. Je heurtai longtemps à la porte sans résultat ; j’allais me retirer quand Liello, fleurant de fines odeurs et à demi dévêtu, vint m’ouvrir. Il avait l’air à la fois gracieux et ennuyé.

— Ah ! mon cher Lorenzo, s’écria-t-il, quelle heure tu choisis pour rendre visite à tes amis.

— Je ne choisis pas mon heure, répondis-je, je cours à chaque instant le risque d’être arrêté. Comme ta maison est secrète et retirée, je suis venu t’y demander asile.

— Tu crains d’être arrêté, pourquoi ?

— J’ai commis un crime.

— Est-ce qu’on commet un crime par une chaleur pareille ?

— J’ai assassiné ma maîtresse.

— Comment ! toi ! tu as assassiné la Carlona ?

Je répondis d’un signe ; il montra d’abord quelque étonnement, mais ensuite me tendant les mains :

— Eh bien ! tu as parfaitement fait et je te félicite, Lorenzo. La Carlona était la putain du Diable. Il y a longtemps que je te l’aurais dit si je n’avais craint de te causer de la peine. Tu avais l’air si épris d’elle !

À ce moment, une voix dolente appela Liello de l’intérieur.

— Je viens ! Je viens ! cria Liello ; puis, se tournant vers moi : Mon cher ami, j’ai une femme à la maison. Il m’est impossible de te recevoir. D’ailleurs je connaissais la Carlona : que l’on trouve chez elle de mes lettres, les zaffi peuvent venir ici ; tu compromettrais ma vie sans sauver la tienne.

— Tu allais chez Carlona ?

— J’y suis allé comme les autres, comme tout le monde. Elle se le serait fait mettre par le lion de Saint-Marc s’il l’avait eu en chair !

— La vache ! la vache !

— Puisqu’elle n’est plus, Lorenzo, souhaite-lui maintenant le Paradis.

— Liello, dis-je, je veux causer avec toi, j’ai absolument besoin de causer avec toi.

— Un autre soir, mon ami, un autre soir.

— Et où vais-je passer la nuit ?

— Cela te regarde, vieux Lorenzo. Je ne me mêle pas des affaires des autres. Tu devais bien savoir qu’on ne joue pas du couteau sans répandre de sang. Mais il me semble qu’à ta place, je ne serais pas embarrassé. Ne connais-tu pas le secrétaire du légat, l’abbé Coccone. Il peut t’être plus utile que moi. Tu sais quelle est son autorité dans la république. Allons, bonsoir ! bonsoir ! et que la Vierge te protège !

Là-dessus, il ferma la porte.

Je fus indigné contre Liello. Je lui eusse à la rigueur pardonné de ne pas m’avoir reçu, mais je ne pouvais souffrir qu’il se fût vanté d’avoir eu la Carlona, quand, je suis sûr, avant cette fatale soirée, elle ne me fut jamais infidèle. D’ailleurs je ne reconnais à personne le droit de manquer de respect à sa mémoire. C’est un plaisir qui m’appartient.

L’instinct de conservation, peut-être aussi la joie de raconter ma vengeance, m’avaient seuls conduit chez Liello. Je n’avais d’abord nul remords, nulle crainte. Quand je me vis renvoyer par cet ancien ami, toute confiance m’abandonna ; et, comme j’apercevais une lumière à la fenêtre de Liello, je songeai à tout ce qu’il devait faire d’agréable en cet instant ; alors, furieux et plein de haine, je crachai sur son seuil et ébranlai sa porte d’un coup de pied en criant, si haut qu’il a dû l’entendre :

— Porc infâme ! puisse ta gouge te planter des cornes plus élevées que les colonnes de la Piazzetta, puisses-tu devenir la risée de tout le monde et rester toi-même plus malheureux encore que je le suis en ce moment.

Ayant ainsi soulagé ma colère, je me sentis, au souvenir de Carlona, près de fondre en larmes, mais ce n’était pas le moment de pleurer, je me retins et courus trouver l’abbé Coccone qui habitait chez le légat, au palais Guarini, sur le Grand Canal.

Sachant le crédit dont il jouissait à Venise et l’estime qu’il témoignait à notre maison, je l’avais choisi pour directeur de conscience, en un temps où, l’âme libre et sans amour, je songeais à user de l’influence du prêtre pour parvenir aux honneurs. Malheureusement l’abbé Coccone, tout prêt à encourager des ambitions qui l’eussent lui-même servi, était, en cette circonstance, peu disposé à excuser des fautes dont l’éclat devait rejaillir sur le confesseur, et je redoutais, en lui avouant mon crime, sinon son indignation, du moins la sévérité de sa morale, car, vivant toujours au milieu de ses livres, il ignorait la femme et ne compatissait point aux faiblesses humaines.

Il travaillait la nuit, durant plusieurs heures, à une Vie de saint Pierre, dont le rude génie convenait à un esprit froid et ami de la règle comme le sien. Il n’était pas jusqu’à ce reniement discret, récompensé plus tard par le pontificat et la gloire de fondateur de l’Église, qui n’émût l’âme vaniteuse et prompte aux volte-face de Coccone. Il établissait des rapprochements flatteurs entre sa fortune et celle du saint, dont il n’oubliait que le crucifiement.

J’eus la bonne fortune de ne point trouver fermé le palais Guarini ; et, prenant l’escalier qui conduisait aux appartements de l’abbé, je montai de suite à sa bibliothèque.

Lorsque j’entrai, je l’aperçus assis entre un gros livre et un plat énorme de macaroni. Une jolie villageoise, ressemblant davantage à une chambrière d’amoureuse qu’à la gouvernante d’un ecclésiastique, s’amusait de voir son maître manger de si bon cœur. Le prêtre avait l’appétit exigeant et ponctuel d’un érudit sans gourmandise qui, contraint à une grande dépense de force, se sent dans l’obligation de la réparer fréquemment. À voir Coccone enrouler avec méthode les pâtes autour d’une cuiller, puis approcher la cuiller de sa bouche, béante comme un puits, on eût dit le jeu mécanique d’un moulin à deux roues que reliaient les tuyaux blancs et effilés partant du plat et venant aboutir à ses lèvres.

Comme il ne paraissait point prêter attention à mon entrée :

— Mon père, fis-je, je voudrais vous parler.

En reconnaissant ma voix, l’abbé, qui ne m’avait pas encore vu, laissa, de surprise, tomber sa cuiller dans son assiette, mais il resta attaché à son plat de macaroni par trois longues chaînes de pâte.

— Comment ! Lorenzo, dit-il après m’avoir considéré quelques instants, c’est à cette heure que vous venez me voir ! Ne savez-vous pas que je m’étais réservé la nuit pour élever à saint Pierre le monument qu’il attend de ma piété ? On voit, mon fils, que vous menez une vie de dissipation-et de paresse et que le temps ne compte plus pour vous. Sachez-le : cette heure appartient au repos, à la méditation ou aux travaux spirituels, et non point à des causeries profanes. Adieu donc, et à une autre fois !

— Mon père, repris-je sans l’écouter, j’ai quelque chose de très important à vous confier, mais je désirerais être seul avec vous.

Coccone, surpris, congédia d’un geste la jeune servante, puis, la rappelant :

— Nérina, dit-il, mettez à chauffer le macaroni ; vous me le rapporterez tout à l’heure.

Il coula un regard de concupiscence vers le plat qu’on lui enlevait et m’adressa ces paroles :

— Lorenzo, n’espérez pas vous servir de moi comme vous en avez l’habitude ; je n’accepterai plus de jouer le rôle que vous m’aviez imposé, car j’en comprends maintenant toute l’ignominie.

Coccone me rappelait une vieille histoire du Carême. Au moment de faire mes pâques, je quittai Carlona et, afin d’oublier l’attrait de ses luxures, je priai l’abbé de me présenter à une dame vertueuse et pleine d’esprit, la marquise Bentivoglio, jeune épousée qui s’était arrêtée à Venise avant de retourner dans les domaines de son mari. Je pensais que ma sagesse profiterait à son école. Hélas ! nous ne fûmes pas maîtres de nos désirs.

— Mon père, dis-je en m’agenouillant aux pieds de l’abbé, je suis un grand coupable, mais du moins à présent ne pécherai-je plus, car j’ai détruit la cause de toutes mes défaillances ; j’avais un amour que Dieu réprouve pour une femme indigne : or je viens justement ce soir de la tuer,

— Tué ! Tué ! Tué ! Vous ! vous avez tué une femme, s’écria Coccone en crachant d’émotion le macaroni qui pendait à ses lèvres.

Heureusement il se remit vite et ce fut par simple politesse qu’il ajouta :

— Était-elle au moins en état de grâce ?

Je racontai l’histoire de mes amours et de mon crime à l’abbé, qui consentit à prêter l’oreille à mon récit et se chargea, par de petits soupirs discrets, de rappeler mes paroles à la décence, lorsqu’elles étaient sur le point d’y manquer.

Tout à coup on frappe à la porte. C’est Nérina qui revient.

— Attendez un peu, dit Coccone, et, se tournant vers moi, il me parlait avec la vivacité d’un homme qui est pressé d’en finir avec une affaire ennuyeuse : vous voulez recevoir l’absolution ? C’est bien. Je vais vous la donner. Agenouillez-vous là ; préparez-vous à la contrition et regrettez de tout votre cœur vos péchés. Maintenant, continua-t-il, vous n’avez qu’un moyen de vous réconcilier avec Dieu, de fuir le châtiment que vous réservent les hommes et d’épargner une humiliation suprême à votre dévoué directeur : c’est de renoncer au monde et de vous retirer dans un couvent. Vous voyez combien serait pénible ma situation si, découvrant votre crime, on venait à savoir que je fus le confesseur d’un assassin.

La pénitence que m’imposait l’abbé me semblait pire que la mort. Je songeais aux mascarades de la Mercerie, aux collations du Lido et à des dames qui, avant que Carlona m’ensorcelât, m’apprirent à vénérer leurs belles chairs. Je m’écriai, dans un élan de désespoir :

— Renoncer au monde ! Et le puis-je, mon père ! Les images qui peuplent mon esprit, sans qu’elles offensent la vertu, n’ont rien de monastique, et croyez-vous que notre volonté suffise à nous en affranchir ? Est-il donc impossible de rester en bonne intelligence avec Dieu sans se consacrer exclusivement à son service ? N’est-ce pas plutôt pécher contre le Saint-Esprit que de ne pas suivre sa vocation ? Or, vous le savez bien, j’ai, comme mon oncle, le génie des affaires.

Zana, le frère de ma mère, avait gagné beaucoup d’argent à diriger une fabrique de verre à Murano. Coccone était inébranlable.

— Je vous répète ce que je viens de vous dire : il faut entrer au couvent.

— Au couvent, repris-je, et à quel couvent ? Vous songez peut-être aux bénédictins, mais ces moines, si ce qu’on rapporte est vrai, accomplissent, en écritures, les travaux d’Hercule. S’il me fallait vivre avec eux je mourrais au bout de huit jours, moi qui n’ai jamais pu attacher mon esprit à quelque chose plus de deux heures de suite.

— Il y a d’autres ordres, celui de saint Dominique, par exemple.

— Ah ! mon père, les dominicains sont des prêchi-prêcha et je manque d’éloquence. D’ailleurs, depuis frère Girolamo, je crains qu’il ne souffle sur cet ordre un vent de perdition, et tant qu’à faire de me mettre moine, je dois éviter de m’unir à des hérétiques.

— Eh bien ! faites-vous carme.

— Les carmes vivent trop isolés, répondis-je, et moi, je ne me sens de dispositions au bien qu’en compagnie. J’ai toujours remarqué que la solitude était dangereuse pour mon imagination, qui, abandonnée à elle-même, s’autorise mille fantaisies.

— Alors, mon fils, il n’y a qu’un ordre qui vous convienne vraiment. C’est celui que fonda saint François : l’ordre des frères mineurs. Il humiliera votre orgueil et chassera de votre esprit la corruption qui s’y trouve encore.

Sur ces paroles, l’abbé commença d’écrire une lettre ; quand il l’eut achevée, il me la tendit en me recommandant de la donner au père Antonio, supérieur des frères mineurs réformés.

— La règle est un peu dure, mais vous avez besoin de faire pénitence.

Et comme j’hésitais :

— Finissons-en, dit-il, voulez-vous, oui ou non, que je sauve votre tête ou que je vous abandonne aux zaffi ?

Je me soumis sans enthousiasme, contraint par la nécessité. Au moment où j’allais le quitter, Coccone me rappela que je devais lui témoigner ma reconnaissance. Je lui promis de lui léguer, le jour où je prononcerais mes vœux, une partie de ma fortune, pour qu’il l’employât au service de l’Église, mais j’étais bien résolu à ne jamais tout de bon m’enfroquer.

Déjà je sortais du palais Guarini, lorsque j’entendis s’élever une violente dispute. Le bruit semblait venir de la bibliothèque de l’abbé.

— Puisque je vous affirme que le chat l’a mangé, votre macaroni, répétait une voix de jeune fille.

Mais Coccone paraissait ne rien vouloir écouter.

— C’est ce maure, ce turc, ce juif qui en est cause, faisait-il. Il ne lui suffit pas de tuer sa maîtresse, il faut encore qu’il vienne déranger son confesseur pendant son souper pour lui prendre les bouchées entre les dents. Nérina ! fermez la maison, et que personne n’interrompe le travail de votre maître. Si je n’ai pas mangé ce soir, saint Pierre ne doit pas en souffrir.

Je hâtai le pas. J’avoue que la peur d’être arrêté me tourmentait de plus en plus ; aussi je me dirigeai, sans tarder, vers le couvent des frères mineurs où m’avait adressé Coccone, et qui se trouve auprès du Ghetto.

Je craignais que les moines ne fussent endormis, de sorte qu’en arrivant, j’eus un vif plaisir à entendre une cloche qui sonnait à toute volée. Je frappe à coups de poing à la porte et, après une longue attente, je me dispose à partir, quand, enfin, un guichet s’ouvre et, à la lueur d’une lanterne, une barbe grise, de petits yeux brillants, un gros nez rouge apparaissent sous un capuchon de bure.

— Que voulez-vous, me demande-t-on, est-ce que vous venez pour les lapins ?

— Non, par Bacchus ! je voudrais parler au supérieur, le père Antonio.

— Excusez : je croyais que vous étiez l’homme de Padoue qui doit m’acheter mes lapins. Le père Antonio n’est pas visible à cette heure, mais si vous êtes sans asile, vous pouvez entrer : notre maison appartient à tous les malheureux.

En même temps la porte s’entrebâille et j’aperçois la trogne joviale, couverte de bourgeons, d’un moine d’aspect gras et bienveillant.

Il m’examina d’abord des pieds à la tête, puis, devenu soudain confiant :

— Je fais mon petit commerce la nuit, me dit-il, parce qu’il nous est défendu de vendre quoi que ce soit. Pourtant les moines sont des hommes comme les autres et ils ont besoin de beaucoup de choses, n’est-ce pas ?

Je pénétrai avec lui dans une étroite cellule où il n’y avait qu’une couverture jetée sur le sol et une cage où je vis deux lapins qui parurent crever de terreur à mon approche.

— Mon logis est modeste, dit-il, mais on y est tranquille ; je suis le seul portier du couvent.

— Quoi ! mon frère, c’est là que vous couchez ?

— Mais j’y suis très bien. Vous ne voyez pas, il est vrai, mon lit tel que je vais le faire tout à l’heure, quand les moines, qui sont à la chapelle en ce moment, seront rentrés se coucher. Je suis forcé de cacher mon bien, de crainte que mes frères ne me volent ou ne me dénoncent.

— Et vous n’avez pas peur de moi ?

— Non, parce que vous avez une bonne figure : oh ! ne protestez pas, je m’y connais en physionomies… Ici, voyez-vous, sous prétexte que nous sommes des réformés, on voudrait nous contraindre à mener une existence du diable.

— Comment !

— Oui, nous devons travailler du matin au soir, coucher sur la dure, ne faire par jour qu’un repas, et encore ! de légumes cuits à l’eau. En voilà une manière d’éviter l’enfer ! Je sais bien que le bon Dieu n’exige pas de moi de pareilles pénitences. C’est pourquoi je suis la règle quand j’y songe !… Tenez, fit-il, en ouvrant une porte adroitement dissimulée sous un crucifix orné de rameaux d’olivier, c’est là que j’enferme mes trésors.

J’aperçus, en effet, tout un magasin de provisions, des fiasques de vin de Toscane, dont la moitié étaient vides, et plusieurs tapis roulés ensemble.

Le frère leva un regard inquiet sur moi.

— J’espère que vous ne me trahirez pas, mais non, j’ai de suite reconnu en vous un ami. Mon instinct ne me trompe jamais.

Assuré de ma discrétion, il prit une fiasque remplie d’un vin brillant comme du soleil. Puis, avec des précautions infinies, comme si c’eût été un breuvage consacré, il m’en versa quelques gouttes dans un gobelet d’étain, et se mit à en célébrer la vertu.

— Regardez-moi ce vin ; on l’appelle Paradiso : avec raison, car, mieux que tous les récits des saints, il vous fait voir le ciel.

Il approchait la fiasque de la petite lanterne et il la contemplait de ses yeux écarquillés, tandis qu’entr’ouverte de désir, sa bouche montrait des dents longues et jaunes.

Alors, dans un élan de reconnaissance, il s’écria :

— Dieu est bon qui a créé ce vin !

Malheureusement, ajouta-t-il, nous ne pouvons qu’y tremper les lèvres ; je tiens à le ménager, ne sachant si j’en aurai jamais d’autre… Ah ! tant pis ! buvons-le maintenant. Demain, nous serons peut-être tous les deux morts.

Il me considérait avec une soudaine tendresse :

— Comme je suis content de vous avoir rencontré. Notre solitude, à nous autres moines, est parfois si lourde !

Et, se penchant vers moi, il me glissa dans l’oreille cette confidence :

— J’ai volé cette fiasque a l’abbé Coccone qui a de bon vin, mais ne sait pas l’apprécier : c’est un imbécile. Ne le dites pas !

— Vous connaissez l’abbé Coccone ?

— Je vous crois ! C’est à lui que je dois d’être entré ici. Je ne l’en remercie pas.

— Ni moi non plus : l’abbé, je le vois bien, n’aura obligé que des ingrats.

Cependant le frère tirait dans la cellule tapis, couvertures, manteaux d’étoffe douillette, et commençait de préparer notre couche.

Brisé par les émotions de la soirée, je ne demandais qu’à m’étendre à côté de lui pour dormir, mais à peine me fus-je jeté sur ce lit improvisé qu’une horrible senteur de bouc, venant des habits du moine, m’incommoda si fort l’odorat que je fus près de me trouver mal. En même temps, le frère prenait avec moi, de toutes manières, d’étranges libertés. D’abord, tenant sans doute à me montrer quelles propriétés flatulentes avait la nourriture du couvent, il éclata comme une outre pleine, puis gai, libre et sans plus d’embarras, il vint se coucher près de moi et approcha sa barbe sale de mon visage. Déjà il allait égarer ses mains sur mon corps, quand, le repoussant avec violence :

— Arrière ! dégoûtant animal, lui criai-je en me redressant. Va souiller de tes caresses infectes des misérables tels que toi. Je suis Lorenzo Vendramin.

— Mais, seigneur, répondit le frère, je suis d’une bonne famille. Je m’appelle Arrivabene.

— Eh bien, dis-je, Arrivabene, si tu me touches, je te crève la panse avec ce poignard.

Et je brandis un couteau dont la pointe brillante terrifia le moine.

— C’est une plaisanterie, seigneur, une simple plaisanterie ; mes intentions sont pures :

Amour se rencontre
Avec Chasteté, et aux amants il est permis
De se mettre ensemble et de se dire leurs histoires.

— Comment, vieux fou ! te voilà qui cites Pétrarque à présent, tu ne crains pas que les beaux vers du poète ne se déshonorent en passant par tes lèvres souillées ?

— Je vous prie de croire, seigneur, que mes lèvres sont aussi fraîches et innocentes que les vôtres. D’ailleurs je citais ces vers sans savoir qui les avait composés. C’est l’ancien légat, Monseigneur Benzoni, à la maison duquel j’étais attaché, qui les avait toujours à la bouche. Ah ! c’était un homme. Monseigneur Benzoni, une intelligence ! un esprit ! une vertu ! Sa mort est une perte pour Sa Sainteté : on ne le remplacera point. Ah ! quel homme de courage !

— Il ne te ressemblait pas alors.

— Seigneur ! seigneur ! fit le moine en tombant à mes pieds, je vois que vous ne me pardonnez pas de vous avoir trouvé beau. Je n’avais aucun désir de pécher, je vous assure. Pourquoi Dieu nous aurait-il donné des yeux et aurait-il créé des formes qui leur sont agréables si ce n’était pour nous permettre de jouir de la beauté ? Je préfère, je l’avoue, aux gentils hommes, les gentilles dames ; elles ont la chair plus abondante et plus douce ; mais, avec un désintéressement tout à fait sage, je me contente de regarder les femmes comme les hommes sans prétendre rien sur leurs personnes. Je connais, sur ce point, la règle du couvent et je m’y soumets. Il a fallu ce vin pour troubler mes idées. C’était aussi du Paradiso ! Et je ne suis pas coupable, car j’ai imploré le secours du Ciel, j’ai dit vingt fois le premier verset de la prière que Monseigneur Benzoni m’avait appris à réciter au plus fort de la tentation, mais le bon Dieu n’a pas voulu l’entendre. Elle est jolie pourtant :

Illa die tenta est, tenta est et nocte ; nec unquam
Decidit ; arrectum est nocte dieque caput.

— C’est là, coquin, tout le beau latin d’église qu’on t’a appris !

— Mais, seigneur, je ne sais pas le latin, moi, je répète ce qu’on m’a enseigné à dire. Je ne lis guère dans les livres, seulement j’ai un peu de mémoire et quelque jugement.

Il eût parlé de la sorte jusqu’au matin si je ne lui avais ordonné de se taire, le menaçant, au premier mot, de le frapper de mon poignard. Il se coucha donc, et je le vis bientôt clore les paupières. Pour ne pas sentir la mauvaise odeur du moine, je répandis sur sa robe et sur mes vêtements un flacon d’eau de naffe que je portais sur moi ; je m’étendis à côté du frère et je m’endormis.

J’eus un sommeil lourd, profond et sans rêve ; je ne m’éveillai que le lendemain dans la soirée. En ouvrant les jeux, je m’aperçus qu’Arrivabene avait ramassé tapis et couvertures et que j’étais étendu sur mon manteau. Le moine, assis en tailleur, s’occupait de guillocher avec mon poignard des petites croix de bois comme en portent au cou les enfants.

Quand il rencontra mon regard, il m’apprit que le père Antonio était venu avec l’abbé Coccone. Ils m’avaient, paraît-il, considéré avec attention, mais ils n’avaient pas voulu qu’on troublât mon repos.

— Maintenant, dit Arrivabene, peut-être serait-il convenable d’aller voir le supérieur, mon frère.

Je fus choqué de la familiarité de ce moine malpropre et je songeai avec tristesse que, moi aussi, je devrais bientôt le traiter de frère, ni plus ni moins que s’il était sorti du même lit que moi.

Le père Antonio était à écrire lorsque j’entrai dans sa cellule. C’était un vieillard encore robuste, d’une stature de géant, avec un visage de prophète, des yeux et un sourire enfantins. Je pensai, en l’abordant, à ces navires solides et magnifiques, qu’un léger vice de construction condamne à rester dans le port. La nature s’était plu à donner à ce moine la force et la beauté, puis, au moment de finir son œuvre, elle avait négligé de mettre en lui cette intelligence d’homme sans laquelle tous les autres dons lui devenaient inutiles. Le père Antonio inspirait une mélancolie profonde comme la ruine d’un palais colossal et inachevé.

Mais le père possédait cette douceur des âmes simples que la vie n’a qu’effleurées. Il sut, dans le discours qu’il m’adressa, montrer combien était grande sa compassion, et quand, à la suite de mon récit, il me vit tout en larmes, il trouva, pour me consoler, d’exquises paroles.

Le lendemain de ce jour, je fus soumis à la règle du couvent et je dus prier et travailler avec les autres moines. Ma première peine fut de quitter mes vêtements et mon linge fin de gentilhomme pour revêtir une robe de bure qui me causait à la peau des démangeaisons intolérables. Les travaux manuels auxquels je fus employé me brisèrent. On m’ordonnait continuellement de remuer la terre du jardin, sans autre utilité que de me rompre le corps de lassitude. Je dormais à la chapelle, je dormais au réfectoire, je dormais partout. Une fois, par punition de m’être endormi, on me contraignit à rester agenouillé plusieurs heures devant l’autel. Je me relevais, la tête en feu, stupide de honte et d’immobilité forcée, lorsque j’aperçus, à côté de moi, un frère à la barbe grise, qui venait de subir la même punition et avait les joues rouges, l’air piteux d’un écolier corrigé. Je ne pus m’empêcher de rire à l’idée de la discipline enfantine et ridicule à laquelle nous étions soumis. Enfin la fatigue, les privations et l’ennui de ma nouvelle existence me rendirent si malade qu’on m’autorisa, pour me remettre, à rester quelques jours couché dans ma cellule.

Quand le sommeil eut réparé mes forces et que mon intelligence eut repris son activité ancienne, une image insinuante se glissa dans mon esprit. Vague, indécise, voluptueuse comme une caresse, elle me rappelait des yeux dont j’avais chéri l’ardeur fine et passionnée, mais que je ne connaissais plus à présent. Il me semblait aussi qu’une gorge mignonne, aux pommes dures et écartées, s’approchait de ma bouche et la chatouillait de leurs deux tiges. La chair, ici menue et comme économisée pour un subtil dessin, s’élargissait plus bas avec une richesse prodigue. Et le corps, qu’animait une santé riante, m’enchantait par le poli, l’éclat, les courbes larges et pleines de ses formes. J’allais me pâmer de jouissance sous la lourde et victorieuse beauté, quand je reconnus son visage. Carlona ! Carlona ! criai-je. Aussitôt l’image s’évanouit et j’aperçus la maison du canal Saint-Jean-Chrysostome, le corps de l’infidèle lié à un autre corps et mon bras frappant, d’un coup irréparable, les amants enlacés. La joie de la vengeance, le désir de la conservation m’avaient abandonné, et, à l’idée de ne plus voir ma maîtresse, je sentais la même défaillance qu’en cette soirée funeste où j’appris sa trahison.

Dès lors je n’eus plus de repos. À la vision de nos luxures succédait le rappel des lettres accusatrices qu’on m’avait adressées. Avec combien d’amis m’étais-je brouillé pour cette passion dont ma jalousie s’acharnait maintenant à nier tous les bienfaits ! Il ne me restait plus même un souvenir.

Je demeurai quelque temps en proie à une fièvre délirante. Le père Antonio me soigna lui-même avec une tendre sévérité : il me forçait à prendre les remèdes, mais ma douleur le rendait pitoyable.

Lorsque je fus guéri, on me donna des taches faciles, bien qu’elles me parussent assez humiliantes. Je dus balayer la chapelle et le cloître, j’aidai le frère chargé de la cuisine à écosser les pois, à traire les vaches, à mettre le pain au four. J’avais mission de ne pas laisser un grain de poussière dans le couvent, et tout le jour était employé à laver et à nettoyer.

Souvent, lorsque mon travail ne me demandait pas une grande attention, je m’oubliais à songer à Carlona. Tantôt je la comparais à la dernière des créatures et je la chargeais de toutes mes malédictions, tantôt je pensais à son rire, à sa gaîté, à ses saillies, je la voyais amoureuse et câline, et je ne pouvais m’empêcher de pleurer. Le frère cuisinier était indifférent à ma peine. Il sentait quelle répulsion m’inspiraient ses yeux ternes et durs, sa barbe frisottée où séjournait toute la graisse de la terre. Lui-même éprouvait une haine de rustre pour ce qui subsistait en moi du gentilhomme. Comme un paysan qui s’est fait moine par conviction et met au service d’une règle inflexible sa brutalité de conducteur de bestiaux, il ne supportait pas que je fusse oisif un seul instant ; et, quand il me surprenait les mains inactives, il détachait sa cordelière et m’en frappait rudement les épaules. J’étais si anéanti par le chagrin que je n’avais plus le courage de me révolter contre ce moine barbare et je m’abandonnais à ses coups.

Par bonheur, je ne restai pas longtemps sous ses ordres.

Un jour, le père Antonio entra dans la cuisine ; il aperçut mes yeux rouges, et, attribuant mes pleurs à une autre cause :

— Mon cher frère, me dit-il, consolez-vous, Dieu vous pardonnera, soyez-en sûr.

Il s’agit bien du pardon de Dieu, avais-je envie de lui crier, mais j’eus le bon esprit de retenir mes paroles.

Ce qu’il ajouta me causa plus de plaisir :

— J’ai décidé que vous iriez mendier avec le frère Arrivabene. La promenade vous distraira de votre affliction.

Comme il se retirait, survint Arrivabene que je n’avais pas vu depuis le jour de mon entrée au couvent, et qui s’approcha en sautillant comme un coq effarouché.

— Je ne suis plus portier, s’écria-t-il, et grâces en soient rendues au Ciel. Dire que j’ai eu la discipline et huit jours de cachot parce que le supérieur m’a trouvé à boire du Paradiso ! A-t-on vu pareille putain de couvent ? Le vin n’a-t-il pas été fait par Dieu pour être bu, et, s’ils tiennent absolument à imposer une règle, est-ce que le frère portier ne doit pas en être affranchi ? Je voudrais voir le père Antonio portier, je voudrais le voir, par Bacchus ! Enfin je suis heureux de changer de position ; la place n’était plus tenable. Maintenant me voici frère quêteur et frère vendeur ; et, tout en quêtant et en vendant, j’aperçois de bien jolies choses sur la Place-aux-Herbes, quand j’apporte le lait du couvent. Quel spectacle me donnent toutes ces demoiselles en déshabillé du matin : Bibbin a des yeux et une gorge, bonne sainte Vierge, à damner tous les saints !

— Mon frère, demandai-je à Arrivabene, puisque vous venez de la ville vous devez savoir ce qu’on dit de l’absence de Lorenzo Vendramin et de la mort de Carlona.

Arrivabene sembla fort étonné de mes paroles, et, comme je le pressais de me répondre :

— Je n’ai entendu parler ni de Vendramino, ni de Vendramini, ni de Carletta, fit-il d’un air d’indifférence.

J’étais désolé. J’eusse voulu qu’il me contât quelque chose de ma maîtresse, et même, à présent que j’étais à l’abri des poursuites, qu’il me parlât de mon crime. Il n’y avait pas un mois que j’étais entré dans ce couvent et déjà Venise m’avait oublié. J’étais enterré avant d’être mort.

Arrivabene, qui riait de toutes les rides de sa grosse face, remarquant mon air attristé, essaya de donner à son visage une expression de mélancolie ; il avança la bouche en cul de poule, baissa les yeux en Madone et glissa vers moi un regard de saint Sébastien percé de flèches. Sa physionomie de moine jovial, contraint de jouer la tristesse, devint alors si amusante que, malgré le chagrin qui m’accablait, j’éclatai de rire à son nez.

Aussitôt la figure d’Arrivabene s’illumina.

— Bravo ! bravissimo ! mon cher frère, me dit-il en me prenant les mains. Le rire est une façon d’adorer le Seigneur, tandis que les larmes sont un hommage au Diable. Je vous suis reconnaissant de ne plus m’offrir de mauvais exemples. Voyez quel soleil brille sur le jardin. Il est prescrit d’être gai par un si beau jour. Tenez, ajouta-t-il, voilà du vin que m’a donné Madame Gritti. La gourde est si petite qu’on peut la dissimuler dans sa manche, où l’œil de Dieu ne la découvrirait pas. J’ai savouré tout à l’heure une goutte de l’élixir. Prenez-en vous-même et dites-moi s’il n’est pas digne de la table de Jupiter.

— C’est un nectar, m’écriai-je après avoir bu une gorgée.

Mais le vin était plus amer que du vinaigre.

Le frère cuisinier contemplait cette scène avec des yeux de chien auquel on vient d’enlever un os. À la fin, n’y tenant plus, il nous lança cette menace :

— Je vous dénoncerai au père supérieur, et vous verrez si vous buvez du vin, et un jour de quatre-temps encore !

— Liche-casse de fiente ! répondit Arrivabene, fourbisseur de vieille ! oiseau déplumé pour empester les juives ! Dénonce-nous ! je te conseille, et aussi vrai que le Paradis et Dieu le père existent, je te décharge ce bâton sur la tête, de manière à t’apprendre pour la vie ce que vaut le bras d’Arrivabene.

Le frère s’était courbé humblement sous l’injure. Il se glissa jusqu’à nous et leva des yeux suppliants.

— Je ne vous dénoncerai pas, mais laisse-moi seulement humecter mes lèvres de ce vin, Arrivabene ! Allons ! sois aimable, passe-moi ta gourde.

— Te passer ma gourde ! Tiens ! voilà ce que je te passerai.

Arrivabene tourne alors le dos au cuisinier, se trousse très haut sur les reins, montre des chairs jaunes et énormes.

Le frère, ne sachant témoigner autrement son dégoût, se mit à cracher à terre, ce que voyant, Arrivabene éclata de rire, puis, me prenant le bras :

— Partons, me dit-il.

Et nous franchîmes le seuil du couvent.

Le travail, la maladie, l’obsédante pensée de Carlona m’avaient fait oublier ma servitude claustrale, mais quand je retrouvai les rues pleines de soleil, de rires, de babillage et de cris, quand j’aperçus, aux éventaires, la chair rose des pastèques parmi les oranges dorées et les choux pansus aux belles nervures, je goûtai délicieusement ma liberté. Je songeais combien ma robe et mes sandales de moine eussent étonné mes anciens compagnons de fête. Justement je rencontrai la Bazzotta, une bonne fille que je fréquentais jadis ; elle s’en allait avec un petit panier sous le bras ; elle nous regarda tous les deux, mais ne nous reconnut point.

Nous entrâmes aux palais Boldu, Foscolo, Morosini, que le père Antonio nous avait désignés. Partout nous fûmes reçus ; nous eûmes bientôt dix scudi qu’Arrivabene fit sonner avec amour dans sa besace. Puis, avisés que d’autres frères se chargeaient de la quête en ville, nous prîmes une barque et gagnâmes la route de Padoue, où plusieurs familles de Venise, riches et bienfaisantes, ont leur villa.

Comme le soleil était chaud et la route poudreuse, nous marchions lentement, essuyant sans cesse nos fronts qui dégouttaient de sueur. Soudain le frère s’arrête et prête l’oreille.

— Entends-tu, me dit-il, ce joli chant qui remplit d’aise tout le voisinage ? Il y a un nid de pinsons ici.

Arrivabene me désignait, au milieu d’un sapin, une branche moussue d’où partait une claire et vive roulade. Aussitôt le voilà qui s’accroche à l’arbre, grimpe avec autant d’agilité que s’il n’avait pas eu de ventre ni de derrière, et je le vois, sous les coups de bec du mâle et de la femelle, toucher avec précaution la branche qu’il m’avait indiquée. Avant que j’eusse remarqué sa descente, il m’avait déjà rejoint au pied du sapin. Il me montra, parmi des brindilles de mousse blanche, les petites têtes emplumées.

— Bravo, lui dis-je, mais que vas-tu en faire ?

— Les éduquer moi-même, me répondit-il, j’ai besoin, dans ma cellule, d’entendre la causerie des oiseaux.

Chemin faisant, nous trouvâmes de grands ombrages. Le frère, joyeux de se mettre à l’abri du soleil, s’assit tout à coup et me déclara que la chaleur était trop incommodante pour qu’il pût s’occuper des affaires du couvent. Il renvoyait la quête au lendemain.

— Mais que dira le père Antonio ?

— Nous serons si lourds d’argent que le père ne songera point à notre retard. Aujourd’hui ne pensons plus qu’à nous rendre chez Madame Nichina, où nous attend la plus généreuse et la plus aimable des hospitalités.

— Comment ! fis-je, tu connais la Nichina !

— Oui, je la connais, répondit Arrivabene, et pourquoi, je te le demande, ne la connaîtrais-je pas ?

— Ignores-tu que la Nichina est une ancienne courtisane et qu’elle ne doit son luxe qu’au grand nombre de ses impuretés ?

— Ne nous occupons pas, dit Arrivabene, de regarder d’où vient l’argent qu’on donne au Seigneur ; la Nichina sait préparer pour les serviteurs de Dieu les plus succulents repas, serait-il bien raisonnable d’en exiger davantage ?

— Arrivabene, repris-je, tu subordonnes toujours à ton plaisir les intérêts de Dieu.

— Mais mon plaisir et les intérêts de Dieu ne sont point opposés.

— Et tu n’as pas de remords ?

— Non, car si ma conduite ne plaisait pas à Dieu il ne la supporterait point.

Après nous être reposés plusieurs heures, nous nous dirigeâmes vers la villa de Madame Nichina.

— Tiens, s’écria Arrivabene, que sont devenus mes oiseaux ? Je les ai oubliés sous les arbres. Ah ! tant pis, nous trouverons un autre nid demain.

— Arrivabene, dis-je, tu dois être toujours heureux.

— Il est sûr, répliqua le moine, que je ne passe pas mon existence à me lamenter. Quand je mange, quand je bois, quand je vois une femme, quand je dors, quand je me soulage le ventre, quand je récite ma prière, je suis heureux.

— Pourquoi mets-tu l’acte de prier après tous des autres ?

— Parce que c’est l’acte que j’ai le moins souvent envie de faire.

— Et quand tu n’en as pas envie ?

— C’est bien simple : je ne le fais pas.

— Et si l’on te donne la discipline, Arrivabene, es-tu heureux encore ?

— Certainement, cela me chatouille le derrière.

— Et si tu es malade ?

— Je ne le suis jamais.

— Mais enfin, si tu l’étais, par hasard ?

— Alors je penserais à mon salut, et je m’imagine que j’aurais une grande joie à l’idée que je vais voir le ciel.

L’ombre se faisait douce sur l’herbe, et seuls les plus hauts feuillages brillaient dans la lumière lorsque nous arrivâmes devant la villa de Madame Nichina. La maison est bâtie au milieu d’un vaste jardin dont un côté offre aux regards des plates-bandes fleuries, des bassins environnés de nymphes et de tritons, tandis que l’autre partie, formée de bosquets, de charmilles, ménage aux amants des retraites fraîches et odorantes.

Je n’avais vu qu’une seule fois la Nichina, mais son visage a des traits si frappants que je la reconnus de suite. On ne trouve dans sa physionomie de féminin et de sensuel que la bouche ; les yeux sombres, le dessin pur et fier de la figure, le front large et découvert ont quelque chose de vainqueur. Sa magnifique chevelure, ici crêpée, là relevée en larges torsades, lourde et soyeuse par derrière, légère par devant de frisons et de boucles folles que le soleil couchant couvrait d’or et de feu, cette chevelure dont elle eût pu s’envelopper et dont elle avait fait une couronne, était comme l’image de cette discipline puissante à laquelle Nichina plia toujours sa riche et superbe nature.

Elle ne portait pour tout bijou qu’un collier de perles, mais, malgré l’abandon de la vie rustique, elle était vêtue avec le même luxe fastueux qu’en ses plus beaux jours. Sa jupe de moire de Florence s’ouvrait sur une robe de satin cramoisi dont le corsage, joint par des liens de drap d’or, laissait voir la gorge qui était encore admirable.

Elle était assise sur la terrasse, au milieu d’anciennes amies et de jeunes femmes qui se plaisaient à former sa cour, à profiter de sa table, de sa réputation, et auxquelles Nichina s’amusait parfois à enseigner l’art de bien vivre.

Oubliant ma cagoule de frère mineur devant une assemblée que décoraient tant de grâces, je saluai ces dames en galant homme, ce qui les réjouit fort.

— Arrivabene, dit la Nichina, je crois que tu nous amènes un frère auquel il sied mieux de confesser les femmes que de prier les saints.

— L’un n’empêche pas l’autre, repartit Arrivabene qu’un faux pas étendit aux pieds de la belle courtisane.

La Nichina se baissa pour aider Arrivabene à se mettre debout, et je vis alors s’arrondir ses larges attraits, puis, au mouvement qu’elle fit pour relever le moine, j’aperçus ses bras d’une forme pleine et délicate, tandis que s’ouvrait en craquant une robe trop remplie de beautés pour pouvoir les contenir. En se redressant, elle eut un sourire de jouisseuse et de dominatrice, satisfaite de maintenir et de mouvoir si bien, malgré l’âge, sa chair splendide et encombrante.

Comme j’étudiais les visages, je me trouvai en pays de connaissance ; j’avais vu de côté et d’autre la plupart de ces dames, mais les femmes nous prêtent moins d’attention que nous ne leur en prêtons, et, sous mon costume de frère, personne ne devina qui j’étais. Il y avait pourtant là les maîtresses de mes amis : Angela Balla-l’Ocche qui venait souvent raconter à Carlona les bons tours qu’elle avait joués ; la pauvre Marina Stella qu’un avortement avait rendue maigre et laide comme jaunisse ; la petite Polissena aux yeux malicieux et espiègles ; la Petanera si glorieuse de sa croupe ; Betta Pedali qui parvint à la fortune en faisant oublier son sexe à d’obscènes adorateurs.

La vieille mère et la sœur de la Nichina, Lucietta Buonpane, étaient aussi de la réunion, mais Nichina semblait avoir pris toute la beauté de sa race, car elles étaient courtes, minces et, malgré des yeux grands et pleins de flamme, assez vilaines. Elles ne se mêlaient point à l’entretien et raccommodaient le linge déchiré, se distrayant de temps à autre, tout en tirant l’aiguille, à lancer vers nous un regard de côté.

Après une abstinence si longue de tout plaisir, et par une si aimable soirée, j’avais peine à supporter tranquillement le voisinage de toutes ces femmes qui nous regardaient en souriant. La Nichina surtout, avec ses allées et venues lascives, ses gestes aisés et majestueux, la grâce et L’esprit qu’exprimait tour à tour son visage, enflammait mon désir.

— Eh bien ! fit Nichina, si je m’attendais à vous voir aujourd’hui, mon frère, je veux bien aller rendre visite au Diable.

— Ma chère sœur, dit Arrivabene, on se voit quand il plaît à Dieu. La Providence tient secrets ses desseins.

— Mais quel bon vent vous amène ce soir ?

— Tout simplement le désir de souper avec vous. Nous pensons que vous êtes assez pieuse et charitable pour n’éprouver aucun ennui à rendre des forces à des serviteurs de Dieu, fatigués d’un long jeûne et affaiblis par la nourriture insuffisante du couvent. Nous avons besoin des solides vertus, des sublimes principes de votre cuisine.

À cet aveu sans détour, les amies de Nichina partirent d’éclats de rire tumultueux et se tordirent comme des possédées. C’étaient d’excellentes personnes qui, pleines d’expérience, riches de la sottise des hommes, ayant vu et joué plus d’un bon tour, le ventre libre et l’estomac bien portant, ne demandaient qu’un prétexte pour manifester leur joie. Quand elles eurent ri tout leur soûl, la Nichina, plus calme, se tournant vers sa mère qui inclinait sur une chemise rapiécée sa tête déjà lourde de sommeil :

— Maman, appela-t-elle.

La vieille s’éveilla en sursaut.

— Maman, tu entends : on loue ta cuisine.

Aussitôt les yeux de la vieille se mirent à briller de colère.

— Mais je ne veux pas la louer, ma cuisine, je ne veux pas !

Sur quoi les rires recommencèrent de plus belle, tandis que Lucietta, par des explications vingt fois répétées, essayait de calmer sa mère.

— Je dois vous dire, mes frères, dit Nichina, que maman était malade aujourd’hui, et que vous ne serez pas servis aussi bien que lorsqu’elle s’occupe du dîner.

Arrivabene fit la grimace, mais déguisa son mécontentement sous une galanterie.

— Des yeux et des formes comme les vôtres rendraient friande la chère d’un ermite.

— Seigneur Jésus ! s’écria la Petanera, est-ce que le moine veut l’épouser ?

En même temps Angela Balla-l’Ocche et Betta Pedali déclarèrent qu’elles préféraient s’en aller, si ce sale moine d’Arrivabene restait à souper, mais Nichina les apaisa en leur disant qu’Arrivabene savait des histoires à mourir de rire.

On dressa sur la terrasse la table du festin, qui bientôt fut chargée de fiasques, de fruits et de mets de toutes sortes.

Le frère, se penchant sur un chapon enguirlandé d’herbes fines et parfumé d’aromates, huma l’odeur avec ravissement.

Puis, reportant sur Nichina l’adoration qu’il venait d’accorder à la volaille :

— Ah ! ma douce menteuse, fit-il avec des regards qui allaient de la table aux épaules des femmes quels repas divins vous savez nous offrir !

Et sans attendre que Nichina eût pris place à table, il s’assit et dépêcha un petit signe de croix aussi vite que s’il eût chassé une mouche de son nez.

— Mon frère, lui dis-je, est-ce que tu aurais honte de notre sainte religion que tu te caches ainsi d’être dévot ?

— Il ne faut point rendre ridicule aux yeux des incroyants de pieuses pratiques, répondit le frère qui avait déjà la bouche pleine.

— Nous prenez-vous pour des suppôts d’hérésie ? s’écria la Petanera : vous vous imaginez donc qu’il n’y a ici que vous de religieux !

— Ces dames sont de bonnes chrétiennes durant leur repas, repris-je.

Cependant le frère jouait des doigts, de la cuiller et engouffrait dans sa bouche des morceaux aussi grands qu’elle.

— Mangez et laissez-moi manger, répétait-il quand on voulait l’interroger, je vous répondrai tout à l’heure.

Il resta muet durant le souper, dévorant ce qu’on lui servait sans se préoccuper des conversations qui lui bourdonnaient à l’oreille.

Comme le repas touchait à sa fin, on entendit s’élever des soupirs et des râles, plus lamentables que ceux des condamnés à la torture : c’était Arrivabene qui ronflait.

Les femmes se précipitèrent sur le moine, l’une lui tirant la barbe, une autre lui secouant les bras, sans parvenir à l’éveiller.

— Frère Arrivabene, s’écriaient-elles, une histoire ! une histoire !

Arrivabene ouvrit enfin des yeux ahuris, mais les referma de suite, et les ronflements, qui s’étaient un instant interrompus recommencèrent, tandis que ses bras pendants, sa bouche ouverte, sa face penchée exprimaient toute la béatitude d’un saint martyr.

— Madame, dis-je à Nichina, on raconte à Venise que votre existence est pleine d’aventures ; il me semble qu’elles doivent êtres belles puisque vous en êtes l’héroïne.

Nichina répondit simplement :

— Je crains qu’on ne vous ait abusé, car ma vie n’a rien de merveilleux. Il y a seulement des larmes et du sang dans mon histoire, comme dans celle de toutes les amoureuses.

— Eh bien ! continuai-je, c’est l’histoire d’une amoureuse que nous serions heureux d’entendre plutôt que les contes insipides de ce moine.

La Nichina était à un âge où l’on aime fort à parler de soi ; elle ne voulait que se faire prier. Aussi, après s’être recueillie un instant, elle commença le récit de son existence.

Toutes les femmes s’étaient rapprochées pour l’entendre. Les anciennes ruffianes demeuraient le regard baissé, les bras croisés sur leur large poitrine, solennelles et imperturbables, en personnes qui ont passé l’époque des surprises, tandis que leurs jeunes filles, l’œil et la joue animés par le festin, le coude sur la table et la bouche ouverte, l’écoutaient ainsi qu’un sermon de carême et buvaient chacune de ses paroles comme une goutte de vin de Chypre. Seule, la vieille mère de Nichina, qui était sourde, s’était remise, dans son acharnement au travail, à raccommoder ses chemises à la lueur d’une résine qui brûlait en crépitant et attirait tous les moustiques du voisinage.

Je respirais avec délices l’haleine du jardin toute chargée d’arômes et passant sur les chevelures odorantes et les vins sucrés. Au-dessus des vastes ombrages envahis par les ténèbres, une bande orangée, des nuées de feu rappelaient seules la lumière. Déjà la douce nuit venait avec son cortège d’étoiles, et la lune, terne encore, apparaissait dans l’azur pâle et infini du ciel. Les femmes, craignant la fraîcheur, s’étaient couvert la tête d’un voile et enveloppé le corps d’un manteau, mais le voile ne cachait point les yeux, et le manteau, serré à la taille, accusait mieux les formes. Devant ces printanières beautés Nichina pouvait évoquer les amours mortes. L’amertume, la mélancolie du passé ne pouvaient servir qu’à rendre nos jouissances plus délicates et plus profondes : la Volupté nous promettait encore de beaux jours.