Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 116-122).
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XVI

— Ma petite fille…

— J’y vais !

Laurence saute du lit, enfile son peignoir et se précipite, comme si elle venait d’entendre le cri nocturne par lequel la malade l’appelait d’une chambre à l’autre :

— Ma petite fille…

— J’y vais ! répondait Laurence.

Et vite, elle accourait. Qu’était-ce : la piqûre de morphine ? À boire ? La potion calmante ?

Hélas ! Réveillée, Laurence reprend conscience : ce cri, c’est dans son rêve qu’elle l’a perçu. Jamais plus Mme d’Hersac ne pourra dire :

— Ma petite fille…

Et Laurence se souvient : hier soir, elle a voulu veiller sa mère. Bessie et François s’y sont opposés, la forçant à se coucher, lui promettant qu’ils allaient veiller tous deux, mais certifiant qu’elle avait besoin de repos. Etait-ce donc vrai, puisqu’elle s’est endormie malgré tout ?

— Quelle heure est-il ? Cinq heures du matin.

Elle écoute : nul bruit dans la maison. Avec une légèreté et une sûreté de somnambule, elle glisse doucement hors de sa chambre, entre dans celle de sa mère.

Assis chacun dans un fauteuil, François et Bessie se sont assoupis en face l’un de l’autre. La morte, plus loin, se distingue dans un jeu d’ombre et de lumière, la flamme tremblotante des cierges dansant sur son visage blafard.

Laurence s’approche du lit funèbre. Elle aurait cru que la vue d’un cadavre dût l’épouvanter. Elle constate que l’on ne peut avoir peur de ce que l’on a aimé. Au contraire ; des larmes apaisantes — les premières — coulent lentement de ses paupières à l’aspect de cette figure calme et froide où les traits maternels recouvrent une apparence de jeunesse.

— Maman ressemble à son portrait d’il y a vingt ans.

Laurence se penche sans crainte et sans répulsion, embrasse passionnément ces joues de marbre.

— Oh ! ma petite mère chérie… L’affreux contact de ces joues froides !…

Elle est déjà loin, l’âme enfuie de cette enveloppe glaciale où se fige la forme illusoire de l’être disparu.

Laurence s’emplit les yeux de cette contemplation atroce.

— Ma petite maman que je ne reverrai plus jamais, jamais, à partir de demain…

Laurence se rejette en arrière, éperdue d’avoir trop contemple la mort.

Elle se rapproche des fauteuils où dorment les deux jeunes gens.

Laurence considère Bessie : l’amour et l’amitié.

La jolie Américaine sommeille comme un baby qui a trop joué, les traits puérils, ses boucles courtes chatouillant son front, sa tête mollement abandonnée. Elle évoque immédiatement Warten dans la pensée de Laurence. La seule défense qui l’eût sauvegardée contre son désespoir — l’amour du chirurgien — s’effondrait devant cette tête blonde : charmante, gamine, généreuse et primesautière Bessie, ton amitié spontanée devient un obstacle à la consolation possible. Laurence pense : « Ah ! que vous m’avez fait de mal en voulant me faire du bien ! »

Elle considère Bessie avec amertume : l’amitié qui interdit l’amour…

Et l’obsession de Jack Warton vient aviver sa douleur. Oh ! s’il avait été libre, quel réconfort elle eût puisé dans cette affection énergique et secourable : où pouvait-elle mieux supporter l’absence de sa mère que dans les bras protecteurs de l’ami qui avait tout tenté pour la sauver ?

Et il l’aimait… C’était le perdre deux fois que d’être obligée de renoncer à lui en sachant qu’il l’aimait. Une grosse émotion lui gonflait le cœur, à se sentir serrée comme dans un étau entre l’amour défendu et la mort irréparable. Elle éprouvait une affreuse impression d’abandon : « Mon Dieu ! que je suis malheureuse… pourquoi me laissez-vous toute seule ? » À cet appel instinctif de l’égoïsme humain, elle sanglota sur elle-même, mêlant, sans pouvoir s’en empêcher, le regret de son avenir irréalisable à la douleur de ce cher passé qui s’en allait.

Laurence eut comme un remords de pouvoir souffrir à cette minute même d’une souffrance étrangère à la morte qu’elle pleurait. Elle murmura : « Maman !… » mais, obstinément, le souvenir de Jack flottait dans cette atmosphère funèbre.

Il semble, qu’en notre être, le vouloir de l’esprit se heurte constamment à la frontière mystérieuse où se renferme notre sensibilité. Nous avons beau vouloir éprouver, nous fouetter d’émotion artificielle, évoquer les tableaux les plus pathétiques, elle reste inerte, inaccessible. Elle ne vibre qu’à son heure et à son choix : c’est une force inconnue qui agit en nous, malgré nous-mêmes.

Laurence se forçait en vain de ne penser qu’à sa douleur filiale : l’amertume du destin entrevu, puis impossible, l’accablait ; c’était un fer rouge qui s’appliquait sur sa plaie. Vivre sans Jack, savoir que Jack — amoureux d’elle — épouserait une autre femme jolie, aimante, séduisante, par laquelle il se laisserait reconquérir parce que c’était fatal et parce que c’était son devoir !…

À quoi, à qui se rattacher ?

Et soudain, Laurence contemple son frère : la famille.

Il dort, fiévreux, agité, les traits crispés ; et certains détails de sa physionomie : les sourcils, le nez, la forme du menton, attendrissent Laurence par leur ressemblance avec la défunte. Oui : ils sont bien du même sang, les deux survivants, elle et lui, les derniers d’Hersac…

Elle retrouve les lèvres de la marquise sous cette jeune moustache en brosse, et le pli de préoccupation qui marquait son front — ride chez la mère, trace d’ombre à peine creusée chez le fils. — Ce sommeil juvénile, voisin de ce dernier sommeil, semble dire : « Tout se renouvelle. » Et la figure pâle qui va disparaître demain et se désagréger peu à peu dans la tombe, laisse derrière elle une jeune figure vivante créée à son image : Laurence s’aperçoit qu’elle va l’aimer davantage, ce François si cher, si semblable à la morte.

De tous les sentiments, l’affection fraternelle est le moins exalté. La vie en commun depuis le plus jeune âge, l’habitude, la satiété parfois, en font une camaraderie familière sous laquelle on perçoit rarement la passion d’une profonde tendresse. Puis, tout à coup, une crise intime l’incite à se révéler avec la promptitude foudroyante des éclosions spontanées. Elle est semblable à ces plantes grimpantes dont les lianes presque invisibles rampent lentement, le long d’un mur : durant des semaines, des mois, leurs festons verts se confondent avec la pierre moussue ; on ne voit point que la chaîne végétale s’étend, s’attache, s’enroule et se cramponne solidement. Un beau matin, les corolles s’épanouissent toutes à la fois : et, subitement, le mur se trouve enfermé dans la prison fleurie des volubilis.

Ainsi, l’affection fraternelle de Laurence s’épanouissait brusquement, enserrant son cœur de ses rameaux indestructibles. Elle entrevoyait le but de sa vie future : la famille… La famille ne remplace pas l’amour et ne fait pas oublier la mort, mais elle s’impose à nous avec la force d’une loi sentimentale : tant que nous participons à la société par l’une de nos attaches humaines, nous ne pouvons déplorer notre isolement — encore moins nous soustraire à nos charges…

Laurence songeait enfin : « François n’a plus que moi… si je venais à lui manquer, c’est lui qui pourrait se plaindre d’être seul au monde. Je dois vivre pour lui ; c’est mon devoir. »

La jeune fille attachait obstinément son regard sur son frère : son sommeil était frissonnant, coupé de sourdes plaintes ; ses pommettes rouges, creusées par les années de guerre, avaient perdu le velouté de l’enfance pour prendre un aspect maladif sous la lueur indécise des cierges qui accusait la maigreur des joues plates. Sous l’uniforme bleu déteint, le corps abandonné se révélait robuste ; mais les mains crispées au rebord du fauteuil, ces jeunes mains d’adolescent étaient déjà gonflées de veines saillantes ; les doigts aux ongles cassés, taillés de près en carré, racontaient leur labeur inusité ; les phalanges déformées gardaient des traces d’anciennes engelures ; le pouce et l’index, énergiquement recourbés, semblaient se contracter sur la détente d’un revolver imaginaire…

Et ce fut seulement devant ce petit détail — cette frêle patte fraternelle si visiblement fatiguée — que Laurence se sentit baignée d’un immense attendrissement qui adoucissait l’horreur de sa douleur filiale et l’âcreté de sa déception amoureuse.