Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 132-141).
◄  XVIII
XX  ►


XIX

Laurence essayait de trouver un soulagement dans son travail quotidien. Mais là encore, son genre de besogne s’y prêtait trop peu pour qu’elle pût y prendre intérêt. Tant qu’il s’agissait de comptabilité, elle s’absorbait assez volontiers dans les chiffres ; mais il fallait aussi qu’elle reçût les clientes. Chez le tailleur pour dames, c’était la caissière qui discutait en premier le prix des costumes et le choix des étoffes. On conçoit que la pauvre Laurence restait assez froide devant les coquettes qui s’extasiaient sur la finesse d’un tissu ou déploraient la hausse de la gabardine.

Ce soir, elle aspirait au moment proche de la fermeture qui allait lui rendre sa liberté. La journée avait été particulièrement fatigante. En dernier lieu, une grosse clame dont elle ne pouvait se débarrasser obsédait Laurence de ses reproches.

— Mais enfin, mademoiselle, vous aviez pourtant inscrit la date d’essayage sur votre livre… Comment se fait-il qu’on m’ait laissée venir pour rien ?

La grosse dame était sanglée dans un de ces corsets-maillots à la mode qui conservent toute sa souplesse à un corps souple, mais ne parviennent qu’à étrangler dans leurs mailles serrées l’épaisseur d’un corps adipeux. Sa toilette trop jeune, trop élégante, trop recherchée, semblait caricaturale à côté de la mise si simple, mais si correcte de Laurence. Un minuscule tricorne de feutre bleu de roi se perdait, noyé dans l’édifice débordant d’une chevelure oxygénée surchargée de boucles fausses et de frisons à l’enfant ; et cette coiffure compliquée encadrait la forte figure congestionnée d’une vieille coquette rouge de colère.

Sans se départir de son impassible politesse de commande, Laurence répétait patiemment pour la quatrième fois :

— Le costume n’est pas prêt, madame. Nous regrettons de vous avoir dérangée… Voulez-vous revenir demain, à trois heures ?

La cliente recommençait ses imprécations :

— Il devrait être terminé… Mon Dieu ! que je suis donc malheureuse !

La jeune fille la toisait, bien en face : un involontaire mépris se lisait sur son doux visage empreint d’une délicate et profonde mélancolie. Malheureuse… pour un essayage retardé !

La cliente continuait à se plaindre. Et Laurence, excédée, se forçant à conserver son masque de déférence impersonnelle, se demandait si elle n’allait pas tomber là, de fatigue, d’énervement et de faiblesse…

Enfin ! le magasin se vidait. L’heure du dîner allait délivrer Laurence. La porte mobile s’ouvrit une dernière fois ; à son grincement, la jeune fille ébaucha un geste désespéré : qu’était-ce encore que cette cliente tardive ?… Elle reconnut miss Arnott dans la personne qui entrait.

Son impatience fit place à une sorte de gêne honteuse : la vue de Bessie provoquait en elle une insurmontable contrainte ; elle se reprochait de souffrir en face de l’Américaine, car elle lui avait voué une réelle gratitude. Encore un phénomène du vouloir opposé à la sensibilité : du fond de sa conscience, Mlle d’Hersac était et voulait être reconnaissante ; mais c’était instinctivement que son cœur blessé se rétractait devant la fiancée de Jack Warton. Et comme toujours, sa sensibilité vaincue se vengeait en meurtrissant l’être roidi de volonté.

Miss Arnott dit à Laurence :

— Je me suis présentée à plusieurs reprises chez vous ; et, ne trouvant personne, je n’ai pu savoir à quel moment je pourrais vous rencontrer…

Laurence expliqua simplement, sans affectation :

— C’est que je n’ai plus de domestique.

Bessie continua :

— Alors, j’ai eu l’idée de venir ici à l’heure de la sortie… Je vous accompagnerai, si vous voulez ?

— Avec plaisir, miss Bessie.

La jeune Américaine considérait Laurence en silence, sous l’empire de sentiments divers. Son impression dominante fut une pitié effrayée devant le changement physique de la jeune fille. D’une nature plutôt vigoureuse, déjà forte pour son âge, cette brune potelée à la chair grasse et blanche, était destinée à devenir plus tard, une beauté opulente. En très peu de temps, Mlle d’Hersac semblait une autre personne ; son amaigrissement rapide avait jauni son teint, creusé ses joues ; elle flottait dans ses vêtements ; et Bessie éprouvait une véritable inquiétude en constatant cette transformation.

Elle s’apercevait également de la contenance insolite de Laurence dont l’amabilité contrainte ne lui échappait point.

Elle escortait Laurence ; et, tout en parlant de choses et d’autres, méditait cette énigme. Sans avoir encore de soupçons, Bessie éprouvait cette sensation irritante que cause l’agitation d’une mouche autour d’un dormeur : elle l’énerve sans l’éveiller tout à fait.

Lorsque les deux jeunes filles se trouvèrent sur le boulevard Saint-Germain, Laurence s’excusa d’arrêter sa compagne devant l’étalage d’un marchand de comestibles et procéda tranquillement à l’achat des denrées nécessaires à son dîner. Bessie ne put s’empêcher d’admirer : la simple dignité avec laquelle Mlle d’Hersac supportait l’adversité. Une autre eût été confuse, aurait cru déchoir, eût bredouillé des excuses bêtes ou maladroites. Elle, avec une désinvolture paisible, se livrait sans explication à ces occupations nécessaires ; puisant son assurance dans la certitude que les soins les plus grossiers ne parviendraient jamais à la rendre vulgaire. Dans sa nouvelle situation, elle demeurait la Dame — au sens exquis de ce mot du temps jadis comme étaient restées Dames ses aïeules, de la Révolution qui conservaient dans un grenier la grâce et le charme inexprimable de la distinction héréditaire.

Bessie murmurait pensivement : « L’âme latine !… »

Mais plus Laurence lui devenait sympathique, plus Bessie s’alarmait et se dépitait : de cet éloignement singulier que Mlle d’Hersac s’efforçait visiblement de réprimer.

La nature franche et spontanée de la petite Américaine la poussait droit au but. Elle résolut d’avoir une explication immédiate de l’étrange conduite de Laurence. Passant son bras sous celui de la jeune fille, elle attaqua d’un ton de reproche caressant :

— Savez-vous, miss Laurence, que je vais être jalouse de Teddy… vous l’aimiez mieux que moi.

Et elle plaisanta :

— Faut-il que je reprenne l’uniforme des boys pour que vous me rendiez votre confiance et votre amitié ? Vous n’êtes plus la même avec moi.

Laurence devint toute rouge. Elle balbutia :

— Que voulez-vous dire ?… J’ai la même sympathie et la même reconnaissance pour vous, miss Arnott… Si je suis moins expansive, n’attribuez mon changement qu’à la tristesse fort compréhensible qui m’accable.

Ses paroles sonnaient faux. Mais Bessie n’insista pas, comprenant qu’elle n’obtiendrait rien de plus. Sa curiosité et son inquiétude redoublaient.

Arrivées rue Vaneau, Laurence l’invita à monter avec elle. Miss Arnott accepta, décidée à étudier obstinément Mlle d’Hersac jusqu’à ce qu’elle surprît le secret de sa conduite étrange.

Mais, en entrant dans l’appartement, la stupeur qu’éprouva Bessie à la vue du mobilier démembré, du décor lamentable qui racontait éloquemment le désastre des héritiers en deuil. changea le cours de ses réflexions. Le froid stoïcisme de Laurence l’impressionnait intensément. Elle pensa, avec l’ardeur de son cœur juvénile : « Dignified girl !… Je voudrais faire quelque chose pour elle… the great benefit… La bonne et belle action, digne d’elle. »

Ces enthousiasmes sont fréquents entre jeunes filles du même âge, quand l’une s’impose par son exemple à l’imagination de l’autre.

Laurence ouvrit la porte de sa chambre et recula, interdite : armée d’un plumeau et d’un balai, la vieille Maria, revenue, nettoyait consciencieusement la pièce.

— Comment ?… Que signifie ?… Par où êtes-vous entrée ? questionna Mlle d’Hersac, stupéfaite.

Maria s’approcha et répondit avec une déférence un peu malicieuse :

— Voilà… Depuis que j’ai quitté mademoiselle, je ne me suis pas replacée : ça m’aurait semblé drôle, de faire partie d’une autre maison… quand on resté vingt ans dans la même ! Alors, je me suis mise femme de ménage… je travaille une heure chez l’un, deux heures chez l’autre… Et comme mademoiselle a oublié de me redemander la clé de l’escalier de service, j’en profite pour venir ranger un peu ici, quand j’ai un moment… mademoiselle n’est pas faite pour ces ouvrages-là.

Cet intérêt d’inférieure qui persistait à se témoigner, naïf, malhabile et d’autant plus touchant, eut raison du calme factice que s’imposait Laurence.

Attendrie et humiliée tout à la fois, la jeune fille se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes.

Bessie adressa un signe de tête à Maria qui sortit silencieusement, toute décontenancée.

Miss Arnott s’assit auprès de Mlle d’Hersac et s’efforça de l’apaiser. Laurence balbutia à travers ses sanglots :

— Je vous demande pardon… ne faites pas attention : c’est nerveux… Voyez-vous, en ce moment, il ne faut pas que je sois émue… cela me rappelle immédiatement ma triste situation. J’ai les nerfs si ébranlés…

Bessie lui dit doucement :

— Vous avez été très frappée, mais tant d’autres, en cette rude époque, subissent le même sort que vous… On arrive peu à peu à se consoler de tout. Vous referez votre vie…

Laurence hocha la tête, d’une manière incrédule.

Miss Arnott ajouta la phrase banale :

— Vous êtes jeune… vous vous marierez.

— Jamais !

Laurence l’avait interrompue avec une telle énergie, lançant cette dénégation d’une voix brève et coupante, que Bessie en demeura déconcertée. Aussitôt, la petite Américaine, saisie d’une curiosité bien féminine, pensa : Est-ce qu’elle aurait eu un amour contrarié ? »

Laurence reprenait sur un autre ton, avec une mélancolie résignée :

— Je n’ai plus que mon frère. C’est ma seule raison d’être, désormais. Ses lettres sont mon réconfort ; et j’aspire à l’époque où je le reverrai… Mon Dieu ! comme cela passe lentement, trois mois, quand on attend quelqu’un dont la vie est chaque jour en danger… Qu’il faut se maîtriser pour rester brave ! J’en ai la fièvre, une petite fièvre continue qui me brûle le sang… Et je dois me taire : c’est la meilleure façon d’endurer son mal.

Bessie, apitoyée et effrayée, s’écria :

— Oh ! ne vous taisez pas avec vos amis… laissez-vous soigner ! Tenez, je serai franche : je ne vous cache pas que vous avez une mauvaise mine. Voulez-vous tomber malade : songez combien cela peinerait votre frère ! Alors, écoutez-moi. Demain est dimanche. Vous allez en profiter pour aller avec moi à Neuilly : Jack vous examinera… promettez-moi de suivie ses prescriptions.

Laurence la regarda d’un air égaré et refusa d’une voix raugue :

— Non ! non ! Je ne veux plus voir le docteur Warton !

Devant son air farouche, Bessie se méprit sur le sentiment qui l’éloignait du chirurgien et protesta :

— Miss Laurence, je pense que vous ne l’incriminez pas de la mort de votre pauvre maman ? L’opération avait parfaitement réussie…

— Moi… l’incriminer, lui !

L’exclamation de Laurence, l’expression qui transfigurait son visage éclairaient subitement Bessie. L’inexplicable répugnance qu’éprouvait la jeune fille à sa vue, son désespoir irrémédiable, sa peur à la pensée de se retrouver en face de Warton…

Miss Arnott avait la sensation d’avoir reçu un coup de poing sur le crâne : hébétée, ahurie, atterrée, incapable de réfléchir sur le moment même, elle se répétait avec consternation : « Oh !… Elle aime Jack ! »

Et, ne sachant plus que dire, elle prit brusquement congé de Mlle d’Hersac.