Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 98-106).
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XIV

— Un peu de champagne, maman ?

Laurence couvait sa mère d’un regard attendri : il lui semblait qu’elle fût devenue sa fille ; les rôles se retournaient. C’est Laurence, grave et protectrice, qui, à son tour, veillait sur une existence fragile de petit enfant. La jeune fille avait des larmes dans les yeux à voir la malade saisir le verre de vin mousseux avec la convoitise puérile et touchante des convalescents, et murmurer d’un air heureux :

— C’est bon !

Puis, coulant un regard étonné vers son ventre emmailloté, elle disait doucement comme un bébé qui souffre :

— J’ai bobo.

O ! transformation émouvante de, l’être qui apprend à renaître pour la seconde fois, à refaire le chemin de sa vie en le reprenant de la première étape : lit de malade, berceau de l’adulte où l’âme se ranime dans un réveil ingénu !

Le docteur Warton rendait visite à sa cliente : il paraissait satisfait de son état,

— Pas de fièvre ?…

Tandis que le thermomètre introduit en elle, on prenait sa température, ils échangeaient un long regard par-dessus la malade. Ils étaient assis de chaque côté de la ruelle : ce lit d’opérée les unissait et les séparait à la fois : image de leur destin.

Warton songeait à Bessie Arnott. Laurence pensait que Jack était fiancé à la sœur de Teddy, ce gentil bienfaiteur.

Foncièrement honnêtes, ils concluaient en même temps que leur baiser d’hier n’aurait point de lendemain. Mlle d’Hersac en éprouvait une cuisante humiliation : le chirurgien, si sérieux de caractère, n’avait donc pas d’estime pour elle qu’il avait commis la légèreté de ce geste irréfléchi, comme on cueille une fleurette au passage pour la rejeter insoucieusement la minute d’après ?

Et pourtant, tout démentait un tel sentiment dans ce grave visage aux grands yeux clairs, ces yeux incisifs et rêveurs du penseur qui, tout à la fois, observe et songe. En ce moment, une expression de mélancolie ennoblissait encore cette jeune et sérieuse figure sans ride qu’auréolait la neige des précoces cheveux blancs. La physionomie du docteur Warton s’avérait pleine de droiture et de noblesse.

Laurence, indécise, n’osait le juger.

— Au revoir, madame… pas d’émotions, surtout… ne parlez pas… reposez-vous… il faut dormir un peu…

Le chirurgien prenait congé de la malade.

Silencieuse, Laurence le précédait dans l’antichambre, prête à lui ouvrir la porte. Doucement, mais fermement, Jack la saisit par le bras et se dirigea vers le salon.

Les voilà en tête à tête, les portes fermées, assis côte à côte sur le canapé. Laurence, étranglée d’émotion, discerne soudain la puissance de son amour ignoré ; c’est en elle un écroulement, une résignation douloureuse à subir la fatalité sacrée.

Jack Warton parle bas, d’une voix égale qui s’éteint parfois, prononçant à peine le dernier mot d’une phrase :

— Mademoiselle, je vous dois une explication… elle sera sans exemple et cet entretien sans précédent, je crois… Excusez-moi, c’est ma faute ; vous jugerez si je suis pardonnable.

Il reprend :

— Je n’ai pas eu de jeunesse… des débuts difficiles comme tous mes pareils quand ils sont pauvres, et je n’avais aucune fortune… J’ai vécu mes années d’études, non dans l’économie, mais dans une pauvreté proche de la misère… Un mauvais lit sans couvre-pied, une table encombrée de livres et de papiers qui encombre elle-même une pièce exiguë meublée d’une malle et d’une chaise : voilà le logement de mes vingt ans. Les soucis matériels, l’ardeur au travail, la passion de la science ne me laissaient guère de loisirs pour songer à l’amour ni au plaisir. Jusqu’à trente ans, cette vie de privations et de labeur me garda aussi novice qu’un tout jeune homme. Brusquement, brutalement, ce fut le succès : le hasard d’une rencontre, dans un pays désert, du milliardaire Fenton tombé malade en voyage et que j’opérai heureusement, me fit sortir de l’obscurité. La vogue, la clientèle, l’argent, j’étais libéré… Pas pour longtemps. Dès que mon nom fut connu, je fus jeté malgré moi dans la haute société. Recherché, invité, comblé, j’apportai dans ce monde nouveau une ignorance de débutant, une fraîcheur de sensations qui m’éblouirent de surprise. Je n’avais pas à me défendre contre cette conquête : pas d’ennemis, pas d’envieux, pour réveiller mes instincts combatifs et me faire entrevoir le danger. Je n’avais pas eu le temps encore de me blaser lorsque je connus Elisabeth Arnott… Elle éveilla en moi le désir de tout ce qui avait manqué à ma jeunesse : beauté, luxe, plaisirs, sourires… Cette brillante jeune fille, reine de mondanité, venait à moi, m’accueillait favorablement… Elle m’inspira un de ces amours de tête qui guettent, aux approches de la quarantaine, l’homme qui s’est fait lui-même et qui reçoit le prix de ses efforts de la main d’une femme enviée… Amour où la vanité, sans que nous le soupçonnions, joue le plus grand rôle… Amour qui enflamme un Napoléon pour une Marie-Louise. Peu à peu, au fur et à mesure que je m’habituais et que je me reprenais, j’eus du dégoût pour ce milieu frivole où mon temps se perdait ; la futilité de ma fiancée m’inquiétait : saurait-elle s’associer à ma vie intellectuelle ? Sorti du laboratoire, quels seraient les tête-à-tête de mon existence conjugale avec cette society girl capricieuse, flirteuse, fantasque ; accumulant visites, sorties, parties ; active comme un écureuil tournant à vide ? Chez nous, dans la classe riche, la vie de famille est réduite au minimum : les femmes s’occupent d’un côté, les maris travaillent de l’autre ; on se retrouve à l’heure d’aller dîner en ville. Moi, les souvenirs d’une jeunesse pénible et solitaire m’inspirent au contraire le désir d’un home, d’une intimité étroite. Le milieu où j’avais choisi ma fiancée n’était pas le mien : je m’en apercevais, — trop tard… Je me détachais, sans le vouloir, comme une tige mal greffée sur un arbre étranger.

Jack fit une pause ; puis continua :

— Je vins en France. Vous savez comment je vous ai connue. Je vous assure que j’avais l’intention stricte de tenir ma parole envers Bessie et que je ne voulais pas regarder d’autre femme. Mais vous avez incarné à mes yeux la tendresse familiale. Si jeune, vous êtes déjà si éprouvée que les circonstances ont mûri votre nature. Moins âgée que ma fiancée, vous m’apparaissez pourtant comme son aînée, plus près de moi, plus grave, plus compréhensive… Je constate — lorsqu’il n’est plus temps — qu’à un homme qui a souffert et peiné, il faut une compagne qui ait connu la souffrance et la peine. Hier, dans l’intensité d’une minute unique, tous deux enivrés de la même joie, appariés par l’acte qui venait de s’accomplir, nous nous sommes sentis pareils, unis par mille affinités…

Warton acheva, comme une excuse :

— Voilà ce que signifiait la griserie à laquelle j’ai succombé.

Il poursuivit, d’un ton plus bref :

— Reste Bessie. Je crois qu’elle m’est attachée ; elle m’en donne des témoignages à sa manière, car elle est fort jalouse ; on dirait qu’un instinct l’avertit que sa place n’est plus la même dans mon cœur. En suis-je responsable ? Cette folle enfant semble s’ingénier à me déplaire par ses lubies, ses excentricités, ses actions impropres… sa dernière inconvenance passe le reste… et elle me l’a présentée comme une preuve d’amour !

— Est-ce qu’elle est jolie, miss Bessie Arnott ? interrompit doucement Laurence, trahissant par cette curiosité tous les sentiments qui l’agitaient.

— Vous la connaissez, répondit Warton. Étonnée, Laurence le considéra d’un air intrigué. Il expliqua :

— Cette dernière excentricité dont je vous parlais… Elle a profité de son éducation garçonnière, de ses aptitudes physiques et de sa ressemblance avec son frère pour venir en France sous le nom de ce jeune homme, travestie en Teddy Arnott… Son apparition, — lorsqu’elle arriva un jour à Neuilly, triomphante d’être parvenue à ses fins malgré la défense paternelle, déconcertante sous son costume masculin qu’elle portait avec audace — son apparition me dégrisa, éteignit comme par miracle tout mon amour pour elle. Je fus choqué, dans mon respect de la femme, à l’idée des mésaventures équivoques provoquées par ce déguisement ; sa dignité compromise ; et les contacts forcés auxquels l’exposait son avatar… Quelque chose se brisa en moi. Dans mon cœur, plus d’émotion ; dans mes yeux, plus de flamme ; dans ma voix, plus de chaleur… plus rien ne me fascinait en face de Bessie… le charme était rompu.

Il reprit d’une voix sourde :

— Hélas ! Nous sommes engagés. Et miss Arnott ne paraît pas disposée à me rendre ma parole. S’est-elle aperçue de mes sentiments ? Je ne pense pas. Nous sommes de natures si opposées qu’elle n’a pu distinguer une nuance de différence, entre ma pondération et mon refroidissement.

Jack termina avec une sorte d’humilité naïve :

— Ma psychologie est rudimentaire et je me trouve aux prises avec des sentiments complexes… Je n’aurais pas supposé qu’un honnête homme pût être embarrassé pour déterminer son devoir : lorsqu’on a tracé sa route en droite ligne, il ne semble pas qu’on puisse hésiter au carrefour… Et cependant, me voilà dans une incertitude poignante. Est-il loyal d’épouser la fiancée que l’on a cessé d’aimer ? Est-il loyal de reprendre sa parole ? Je vous demanderai de décider pour moi. Les femmes ont toujours plus de subtilité que nous pour résoudre les problèmes du cœur. Dictez-moi ma conduite… Je remets mon sort entre vos mains.

Laurence, atterrée par cette révélation, songeait à Bessie… Ainsi, c’était Bessie qui l’avait assistée à Versailles, comme on ramasse un blessé tombé dans le fossé. Mlle d’Hersac s’expliquait à présent la compassion, la sensibilité féminines de l’étrange et sympathique adolescent. La jeune Américaine, touchée, remuée par cette douleur filiale, avait eu un élan spontané qui l’attachait en cinq minutes à cette amie de rencontre. Et Laurence la récompenserait de ses bontés en lui volant son fiancé !

Quelle déchirure… Laurence contemple ardemment Warton : jamais elle ne l’a tant aimé qu’à cette seconde ; elle emplit son regard de ces traits chéris : ces yeux d’un gris lumineux d’où émane une force supérieure, ce front pensif, cette beauté mâle de l’Anglo-Saxon. Mais la position où elle est placée ne lui permet pas la réflexion, l’examen, la comparaison… Le jugement est rendu d’avance : il s’impose à sa conscience.

Et, se roidissant, se dominant une fois de plus, la jeune fille murmure d’une voix blanche :

— Vous devez épouser miss Arnott. Vous n’avez pas le droit de lui causer une déception, tant qu’elle vous aimera.

— Vous avez raison, dit simplement Jack Warton.

Il se lève, tortille son feutre, le pose sur sa tête ; et reprend sur un autre ton, de sa voix médicale :

— Je ne pourrai pas venir demain ; je dois opérer un blessé, à mon ambulance… Attendez-moi après-demain seulement… D’ailleurs, l’état de votre mère est stationnaire, et bon… Elle n’a pas de fièvre : excellent signe.

Tout à coup, Laurence, toujours préoccupée de Bessie, s’écrie :

— Et moi qui l’ai laissée partir pour T… en avion, afin de prévenir François ! Si j’avais su que c’était une femme, je n’aurais pas consenti à la voir s’exposer aussi follement…

Jack l’interroge. Renseigné, il médite quelques instants ; puis déclare, sceptique :

— Agit-elle par dévouement ou par toquade ? Je parie qu’elle l’ignore elle-même. Elle a le cœur si romanesque et l’esprit si aventureux… Courir un risque mortel, peut-être, pour vous qu’elle connaît à peine et pour un jeune homme qu’elle ne connaît pas… En toute impartialité, que pensera d’elle votre frère s’il devine son sexe ?

— Oh ! lui… ça l’enthousiasmera… Songez qu’il a vingt-deux ans, la tête chaude et l’imagination vive.

— Vous ressemble-t-il, physiquement ?

Laurence rougit violemment. Cette question de Warton signifie : " Est-il séduisant, lui aussi ? »

La jeune fille et le chirurgien se sont compris ; la même pensée traverse leur esprit : « Si Bessie avait jamais la tentation d’être infidèle ?… » Alors ?

Une espérance inavouée adoucit la mélancolie de leur adieu.