La Neutralité belge et l’invasion de la Belgique

La Neutralité belge et l’invasion de la Belgique
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 721-746).
LA NEUTRALITÉ BELGE
ET
L’INVASION DE LA BELGIQUE


I

La violation de la neutralité de la Belgique a fait éclore déjà toute une floraison de livres, de brochures, d’articles de journaux et de revues. Les uns flétrissent avec indignation, les autres défendent avec impudence l’acte du gouvernement allemand. Les commentaires, publiés à cette occasion, des traités du 19 avril 1839 ont appris à beaucoup de Belges qui l’ignoraient la véritable signification de la neutralité permanente de leur pays. Elle n’était pas un bienfait du ciel concédé au nouvel État, qui s’était constitué lui-même après le soulèvement des provinces flamandes et wallonnes contre la maison d’Orange. En le reconnaissant comme royaume indépendant et en lui garantissant la jouissance d’une neutralité perpétuelle, les cinq Puissances qui faisaient alors la loi à l’Europe lui avaient donné un caractère spécial, comme s’il eût été une invention de leur diplomatie[1]. La neutralité de la Belgique devait bien la préserver des convoitises de ses voisins, mais elle était destinée aussi à servir les intérêts des grandes Puissances par la conservation de l’équilibre européen. Ainsi était réparée la brèche faite à l’œuvre du congrès de Vienne, lorsque, sous l’effort des Belges, s’était effondrée la création artificielle du royaume des Pays-Bas.

Nous assurer indéfiniment les avantages de la paix, c’était nous imposer en même temps des devoirs égaux envers chacun des garans de notre neutralité, nous interdire par conséquent de nous laisser entraîner par des calculs personnels ou des intérêts politiques vers aucun d’eux en particulier. Les signataires belges des traités de 1839 n’avaient pas compris autrement les devoirs d’un État perpétuellement neutre et leur adhésion attestait que leurs successeurs s’y conformeraient toujours. Tous les Belges sont convaincus qu’aucun de leurs ministres depuis lors n’a failli aux engagemens qui portent la signature de ses loyaux prédécesseurs.

Il y a plus de vingt-cinq ans, le roi Léopold II, sur la production de documens fabriqués par deux faussaires, Mondion et Nieter, fut accusé avec persistance par des publicistes parisiens, non dépourvus d’autorité, d’avoir conclu une convention secrète avec l’Allemagne contre la France. Combien ces écrivains connaissaient mal notre Roi et ses véritables sentimens à l’égard de nos inquiétans voisins de l’Est ! Peu de chefs d’État avaient percé à jour mieux que lui leurs ambitions encore inavouées. Avec sa merveilleuse connaissance des hommes, il avait lu, comme dans un livre ouvert, dans le caractère changeant et dominateur de Guillaume II. Une des dernières recommandations qu’il me fit l’honneur de m’adresser fut de me défier, quand j’irais en Allemagne, des amabilités allemandes. Les imputations contre la parfaite loyauté du second roi des Belges s’éteignirent d’elles-mêmes, telles qu’un feu sans aliment, une fois qu’il eut recommencé ses visites, longtemps interrompues, à Paris, où l’on apprit à le mieux connaître.

Un traité secret d’alliance militaire était-il, en pratique, impossible à conclure par un souverain belge ? Nous avons appris, au début de cette guerre, qu’il en existait un entre le roi de Roumanie et l’empereur d’Autriche, dirigé contre la Russie et approuvé, chaque fois qu’il avait besoin d’être renouvelé, par le premier ministre roumain, libéral ou conservateur. Du temps que je représentans le gouvernement belge à Bucarest, l’existence de ce traité était niée ou affirmée avec une égale énergie par plusieurs de mes collègues. Le ministre de Russie, M. de Fonton, n’y voulait pas croire ; c’est le seul point sur lequel il ne s’accordait pas avec son ami et allié, M. Arsène Henry, le représentant de la France. Le traité n’en était pas moins très réel, mais son existence cachée n’a pas supporté l’épreuve de la lumière. Le roi Carol n’avait pas outrepassé son droit constitutionnel en signant cette convention inutile, comme le prouvait le contre-seing du ministre responsable. Pourquoi ce qui est permis en Roumanie ne l’était-il pas en Belgique ?

Pour une raison péremptoire : la Roumanie n’est pas un État neutre comme la Belgique. Le roi Carol pouvait choisir ses alliances secrètes, suivant les calculs de sa politique ou les impulsions de son atavisme, un roi des Belges ne le pouvait pas. Les actes diplomatiques sanctionnés par nos Princes ont toujours été accomplis en plein soleil. A supposer, ce qui serait faire injure à sa mémoire, que le roi Léopold n’eût pas voulu observer les traités de 1839, ou que le roi Albert, qui est l’honneur même, ait eu une pensée aussi noire, ni l’un ni l’autre n’aurait trouvé de ministre pour contre-signer une convention occulte avec la France, l’Angleterre ou l’Allemagne.. Sans la signature d’un ministre belge responsable, aucun acte du Roi ne peut avoir d’effet, dit formellement l’article 64 de notre constitution. Un traité revêtu seulement du seing royal n’aurait été qu’un de ces chiffons de papier immortalisés par M. de Bethmann-Hollweg.

Un traité secret, alors que notre gouvernement délibère, discute, agit au grand jour, sous le contrôle vigilant de l’opposition parlementaire et de l’opinion publique ! Une convention militaire, négociée pour la défense du pays, — ce qui ne dépasserait pas le droit, d’après la doctrine courante, d’un État neutralisé, — mais en opposition avec la conviction enracinée chez nous jusqu’ici de la vertu souveraine de notre neutralité ! Un engagement mystérieux, contraire à l’esprit amical et confiant qui présidait à nos relations avec chacune des Puissances garantes ! Pas un des hommes d’État qui ont eu l’honneur de succéder aux Frère-Orban, aux Malou, aux Beernaert, nos grands ministres d’autrefois, n’aurait consenti, j’en suis persuadé, à y apposer sa signature.


II

A deux reprises, durant ces dernières années, des attachés militaires britanniques à Bruxelles ont fait motu proprio des démarches auprès d’officiers supérieurs belges, à l’effet de savoir si nous avions envisagé, au cas d’une guerre européenne, l’éventualité d’une marche en avant de l’armée allemande, cherchant à se frayer un passage à travers la Belgique, et si nos moyens de résistance étaient suffisans.

En 1906, le lieutenant-colonel Barnardiston eut plusieurs entretiens avec le général Ducarne, chef de notre état-major, au sujet de la coopération d’une armée anglaise à la défense de notre territoire ; c’était au lendemain de la première alerte, causée par la politique, grosse de menaces, de l’Allemagne dans la question marocaine. Le général belge n’avait pas de motifs pour se refuser à ces conversations privées, strictement confidentielles et militairement intéressantes. Mais il n’avait pas non plus reçu le mandat de les poursuivre au nom du gouvernement du Roi. Il en adressa un rapport écrit à son chef, le ministre de la Guerre, après qu’elles eurent pris fin. Son travail contient en marge cette annotation capitale, omise à dessein car les autorités allemandes dans le texte du document, quand elles en ont publié l’automne dernier la traduction : « L’entrée des Anglais en Belgique ne se ferait qu’après la violation de notre neutralité par l’Allemagne. »

Le gouvernement belge ne laissa pas que d’être très surpris de l’initiative prise par l’attaché militaire anglais, mais il n’était pas en son pouvoir d’empêcher un officier étranger d’exprimer des craintes personnelles sur les intentions hostiles d’un gouvernement voisin et ami de la Belgique. Toujours confiant dans la garantie donnée depuis 1839 à notre neutralité par les Puissances, au nombre desquelles figurait la Prusse, c’est-à-dire aujourd’hui l’Allemagne, fille de l’Etat prussien et héritière de ses obligations, il résolut de laisser sans aucune suite les confidences du lieutenant-colonel Barnardiston. Celui-ci avait rapporté les idées de l’état-major anglais ; ses conversations, — il le reconnaissait lui-même, — ne pouvaient pas lier son gouvernement. Vous remarquerez que les officiers britanniques voyaient très clair dès cette époque, dans les projets de l’Allemagne. L’invasion de la Belgique a été un fait de guerre prévu à Londres depuis dix ans.

Quelques années après, en avril 1912, le lieutenant-colonel Bridges, autre attaché militaire anglais à Bruxelles, eut un entretien sur le même sujet avec le général Jungbluth, qui dirigeait alors notre état-major. Cette démarche prouverait, s’il en était besoin, l’inexistence d’un engagement secret antérieur entre l’Angleterre et notre pays. Tout en causant, l’Anglais exprima l’opinion que le devoir de son gouvernement serait de débarquer des troupes en Belgique, même si leur concours n’était pas sollicité. C’est la pure doctrine du droit des gens, d’après laquelle l’intervention de l’Etat garant doit se produire d’office, s’il la juge nécessaire, et même malgré l’opposition de l’Etat neutre. À cette prétention, le général Jungbluth opposa aussitôt la thèse qui a toujours été soutenue par les autorités belges : le consentement préalable de la Belgique est indispensable. Le lieutenant-colonel Bridges n’insista pas, et les choses en restèrent là.

Le gouvernement belge, averti par un rapport du chef de l’état-major, ne le chargea pas de continuer la conversation. Pas plus en 1912 qu’en 1906, il n’y a eu de convention conclue ni même discutée entre la Belgique et l’Angleterre, ou entre la Belgique et la France, qui ne nous avait pas offert son aide militaire pour défendre notre neutralité. Le gouvernement belge, d’autre part, n’avait pas à informer le Cabinet de Berlin de ces entretiens privés. Assez de causes de dissentimens existaient entre les grandes Puissances nos voisines, sans qu’il vînt jeter entre elles un nouvel élément de suspicion, un nouveau brandon de discordes, consistant dans les propos d’attachés militaires étrangers, sans doute très zélés !

Je dirai en passant, — détail encore inédit, — que le général Jungbluth, invité à assister cette même année aux manœuvres de l’armée anglaise, où, par l’ancienneté de son grade, il aurait occupé la première place parmi les officiers étrangers, crut devoir décliner cette invitation. Il ne fallait pas qu’on put interpréter au dehors la présence du général en Angleterre comme l’indice, si faible fùt-il, d’une entente entre les états-majors des deux pays. Quel excès de scrupules, pensera-t-on aujourd’hui !

Une année auparavant (novembre 1911), le gouvernement belge avait communiqué à son ministre à Berlin, le comte Greindl, un travail sur les mesures à prendre, en cas de guerre franco-allemande. Mon prédécesseur avait émis l’avis qu’il convenait d’envisager, entre autres hypothèses, celle d’une entrée des forces anglaises ou françaises en Belgique. Réponse très naturelle de la part d’un vieux diplomate, à qui cinquante années d’une carrière exceptionnellement utile à son pays avaient laissé, outre une expérience consommée, un certain scepticisme à l’endroit des grandes Puissances. Les unes comme les autres lui paraissaient à craindre, quand leurs intérêts ennemis menaçaient la libre existence des petits États.

Voilà les griefs, cent fois ressassés depuis des mois, qu’a brandis le gouvernement allemand, afin de se justifier et de laisser croire au monde civilisé que la Belgique avait la première manqué aux devoirs d’un État neutre et traité dans l’ombre avec l’Angleterre et la France. La clameur d’indignation qui salua en Europe, et surtout aux États-Unis, l’envahissement de notre pays, avait déconcerté le chancelier et son entourage. Comment légitimer cette brutalité de traitement, aggravée par les crimes d’une soldatesque effrénée ? Des fouilles persévérantes, pratiquées dans les archives des ministères belges, amenèrent la découverte, parmi les papiers de l’état-major, des rapports Ducarne et Jungbluth, ainsi que d’une copie de celui du comte Greindl. Trouvaille inespérée ! Vite la Gazette de l’Allemagne du Nord s’empresse de la communiquer au public, en se plaignant que la Belgique eût fait une convention militaire avec l’Angleterre et la France, sans en donner avis à l’Allemagne et sans en proposer une autre du même genre à cette Puissance, en prévision d’une agression française ou anglaise. L’organe de la Wilhelmstrasse, ne pouvant fournir de la convention aucune preuve, pour la bonne raison qu’elle n’existait pas, se permit d’altérer le rapport Ducarne en traduisant le mot conversation dans cette phrase : « Notre conversation est confidentielle, » par « Abkommen, » qui signifie convention. Grâce à ce faux, la crédulité germanique, accoutumée à accepter les yeux fermés tout ce qui porte l’estampille du gouvernement, n’a plus voulu douter de la traîtrise de la Belgique. Des jurisconsultes teutons ont publié à cette occasion de pesantes consultations contre notre malheureux pays, qu’il ne suffit pas de saccager et de détruire : on le veut encore déshonorer.

Si bien que le chancelier ne craignit pas de soutenir devant le Reichstag, quelques mois plus tard, qu’il avait déjà, le 4 août, des indices de la trahison de notre gouvernement envers l’Allemagne, avant d’en posséder des preuves écrites. Est-il croyable que, dans son discours du 4 août, il n’ait pas soulagé sa conscience de tout remords en parlant de ses soupçons ? Est-il compréhensible que M. de Jagow, lorsque je suis allé lui demander l’explication de l’attentat exécuté contre la Belgique, ne m’ait pas jeté au nez les fameux indices relatifs à nos méfaits, au lieu de reconnaître l’irréprochabilité de notre conduite ? Entré résolument dans la voie du mensonge, afin de repêcher du naufrage l’honneur de son pays, M. de Bethmann-Hollweg y a fait rapidement des progrès étonnans. A des journalistes américains, débarqués à Berlin à la recherche de la vérité sur les horreurs de cette guerre, il a eu le triste courage, de raconter que des jeunes filles belges, après les premiers combats, s’amusaient à crever les yeux des blessés allemands[2]. Avait-il vraiment conscience de l’infamie de cette accusation sans preuves ? Toute l’honnêteté privée du philosophe de Hohen-Finow ne le lavera pas de ses calomnies politiques.

Pas n’est besoin d’ajouter que le gouvernement britannique n’a jamais eu l’intention de violer la neutralité de la Belgique en y envoyant des troupes, aussi longtemps que cette neutralité aurait été respectée. Cela ressort clairement d’une dépêche, rendue publique aujourd’hui, qui fut écrite au mois d’avril 1913 par sir Ed. Grey au ministre d’Angleterre à Bruxelles, pour être communiquée au ministre des Affaires étrangères.


III

Depuis l’avènement du roi Albert jusqu’à la violation du territoire belge, l’attitude de l’Allemagne envers la Belgique a toujours semblé amicale. Toutefois, dans des déclarations qu’il fut amené à faire au sujet du respect de notre neutralité, le Gouvernement impérial s’attacha à endormir nos inquiétudes, quand elles s’éveillaient malgré nous, sans se compromettre par des assurances trop formelles.

L’Allemagne avait reconnu, une des premières, l’annexion du Congo à la Belgique. Quel meilleur témoignage, dira-t-on, pouvait-elle lui donner de sa bienveillance ? Reste à savoir si cet empressement n’a pas été un calcul très réfléchi. Le Congo, annexé à un État faible, était une proie plus facile à saisir un jour que s’il était venu doubler l’empire africain de la France, en vertu du droit de préemption, consenti par le roi Léopold à la République. Dans le cas, présumable aussi, d’un partage de l’Etat indépendant, par suite de la répugnance qu’aurait pu montrer la Belgique et peut-être aussi la France à s’embarrasser d’une charge aussi lourde, qui sait si l’Allemagne aurait réussi à s’adjuger les plus riches morceaux ? Il était donc habile d’encourager, pour commencer, le zèle colonisateur du peuple belge, en attendant le moment de le refroidir et d’y mettre fin.

Mais Léopold II nous avait légué avec son domaine tout un écheveau de difficultés à débrouiller, en ce qui concernait les limites de la colonie. Dès que les négociations, habilement conduites au début du nouveau règne pour la fixation des frontières du Congo et de l’Afrique orientale allemande, touchèrent à leur fin, notre jeune souverain voulut donner à l’Empereur une preuve de ses sentimens personnels et de son sincère désir d’entretenir avec l’Allemagne de bonnes relations aussi bien en Afrique qu’en Europe. Il lui fit, avec la Reine, une visite officielle à la fin du mois de mai 1910. J’étais de la suite de Leurs Majestés. La réception à Potsdam fut très cordiale et d’un caractère plutôt intime, en dehors des deux parades habituelles du printemps, auxquelles assistèrent nos souverains, et des banquets militaires qui les suivirent. Malheureusement, une indisposition de l’Empereur enleva à cette visite la plus grande partie de son intérêt pour les spectateurs curieux, comme je l’étais, d’observer l’expression du masque impérial.

Au dîner de la Cour, le Kronprinz lut le discours préparé pour son père et souhaita la bienvenue au couple royal belge. Le passage le plus saillant fut l’allusion au bonheur qu’une princesse d’une maison allemande avait apporté au foyer conjugal de notre Roi et le rappel des liens de consanguinité existant entre les deux familles, à côté des souvenirs historiques qui unissaient les deux pays. Le roi Albert dans sa réponse loua surtout l’Empereur pacifique, consacrant son existence au bien-être de ses sujets et au développement économique de l’Allemagne. C’est bien ainsi, sous les traits d’un Salomon ou d’un Titus, qu’il apparaissait alors aux regards confians des Belges et ce compliment (dont il devait être rassasié ! ) n’était pas, pensions-nous, de nature à lui déplaire.

Les souverains allemands n’attendirent pas à l’année suivante pour rendre aux nôtres leur visite du printemps. Ils arrivèrent à Bruxelles à la fin d’octobre, accompagnés de leur fille unique. La présence de la jeune princesse était un gage de plus de la chaude amitié que leur inspiraient le roi Albert et la reine Elisabeth. Guillaume II, dans son toast officiel comme dans ses entretiens particuliers, se montra touché à l’extrême de l’accueil qu’il recevait, plein de sympathie pour le peuple belge et pour ses succès dans le domaine de l’industrie et du commerce, qui venaient de s’affirmer avec éclat à l’Exposition internationale de Bruxelles. Bonhomie, amabilité, chaleur, toute sa lyre résonna, avec son rire guttural, aux oreilles charmées de ses auditeurs. Comment ceux-ci n’auraient-ils pas été convaincus de la bienveillance du puissant Empereur à leur endroit !

Visibles efforts pour attirer la Cour de Belgique et la société belge vers l’Allemagne, surprise causée par notre prospérité, telles sont les impressions que nous laissèrent le visage mobile et le sourire engageant de l’auguste visiteur. Bruxelles, déshabitué de recevoir des personnages royaux, s’était mis en frais en l’honneur de ces hôtes de marque. Quand l’Empereur eut contemplé du haut du balcon de l’Hôtel de Ville le spectacle incomparable de la grand’place, il dit à l’Impératrice : « Nous ne nous attendions à rien d’aussi beau ! » Revenant d’une promenade à Tervueren sur la magnifique chaussée construite par le feu Roi, il s’étonnait du nombre des villas qui bordent la route et supputait les revenus de leurs propriétaires. Il est imprudent de faire étalage de sa richesse devant un étranger, surtout si cet étranger est un monarque voisin, chef d’une armée de cinq millions d’hommes. La Belgique, que Guillaume II n’avait plus vue depuis trente-deux ans, a dû lui sembler un beau fleuron, digne d’être ajouté à sa couronne.

Le Livre gris publié par le gouvernement belge rend compte (n° 11) d’un message du chancelier transmis par le ministre d’Allemagne à notre département des Affaires étrangères, qui avait suggéré en 1911, au cours de la polémique soulevée par le projet du gouvernement néerlandais de fortifier Flessingue, l’idée d’une déclaration publique du gouvernement allemand relative à la neutralité de la Belgique. M. de Bethmann-Hollweg fit savoir que l’Allemagne n’avait pas l’intention de la violer, mais qu’une déclaration publique affaiblirait sa situation militaire vis-à-vis de la France, qui porterait, ainsi éclairée, toutes ses forces sur sa frontière de l’Est. Le chancelier se retranchait déjà en 1911 derrière le prétexte du plan de campagne qu’il serait dangereux de dévoiler, pour refuser de se lier les mains par une promesse solennelle. La veille de la guerre, M. de Jagow ne répondit pas autrement à sir Ed. Goschen, chargé d’obtenir de lui l’assurance que notre neutralité serait respectée par les troupes allemandes.

Bien vague aussi était le langage de M. de Kiderlen en 1912. A peine avais-je pris possession de mon poste à Berlin, qu’il se plaignit à moi de l’émotion qui s’était manifestée en Belgique pendant la crise d’Agadir. Nous avions, par simple mesure de précaution, mis nos places fortes en état de défense. « Rien ne motivait, me dit le secrétaire d’Etat, la crainte que l’Allemagne violât votre territoire ou celui de vos voisins néerlandais. » C’étaient là de belles paroles, mais ce n’était rien de plus.

Un an plus tard, le 29 avril 1913, M. de Jagow, pressé par un socialiste, à la Commission du Reichstag, de s’expliquer sur la neutralité de la Belgique, répondit laconiquement que cette question était déterminée par des conventions internationales, et que l’Allemagne respecterait ces conventions. Il refusa obstinément d’en dire davantage à un autre membre de la Sociale Démocratie, qu’une déclaration aussi sommaire n’avait pas satisfait.

Il est vrai que le ministre d’Allemagne à Bruxelles et l’attaché militaire se sont efforcés, jusqu’au dernier moment avant la remise de l’ultimatum, d’épaissir le bandeau qu’ils avaient eu l’ordre d’appliquer sur la clairvoyance des autorités belges. Le 2 août encore, tous deux se portaient garans des dispositions amicales du gouvernement impérial, de ce gouvernement qui accuse aujourd’hui la Belgique de duplicité et de trahison envers lui.

Les écrivains militaires allemands ont usé d’une tout autre franchise. L’enfant terrible du parti de la guerre, le général de Bernhardi, dans son livre qu’on aime toujours à citer, parce qu’il est la confession véridique des instincts rapaces de la caste militaire, traite dédaigneusement d’hérésie politique la conception juridique de la neutralité permanente et de rempart de papier la protection qu’elle confère. S’en prenant à la Belgique, il insinue qu’elle pourrait bien avoir elle-même détruit sa neutralité. Comment cela ? Par des traités secrets avec des ennemis de l’Allemagne ? Vous n’y êtes pas : en devenant une Puissance coloniale. « On peut se demander, dit le casuiste militaire, si l’acquisition du Congo n’a pas été, ipso facto, une rupture de là neutralité belge, car un État qui, théoriquement au moins, est préservé de tout danger de guerre, n’a pas le droit d’entrer dans des compétitions politiques avec d’autres États. » Bernhardi oublie volontairement que ces autres États, à commencer par l’Allemagne, avaient reconnu l’annexion du Congo à la Belgique, sans dénoncer en même temps les traités qui garantissaient la neutralité belge. Mais l’idée de la violer faisait son chemin, sous l’empire de ces sophismes, dans le monde intellectuel allemand. Lorsque le gouvernement impérial est passé de la théorie à la pratique, il a recueilli en Allemagne d’unanimes applaudissemens.


IV

La situation géographique de la Belgique, dépourvue de frontières naturelles, lui imposait, à elle seule, des mesures de défense : la construction de places fortes et l’entretien d’une bonne armée. L’histoire des siècles passés rappelait au peuple belge, comme un avertissement pour l’avenir, que ses plaines avaient été le champ de bataille préféré des luttes de la maison de France et de la maison d’Autriche, le théâtre des premières victoires de la République et le tombeau de l’Empire napoléonien. Notre pays fut préservé miraculeusement en 1870 de toute atteinte par le sacrifice d’une armée française, qui subit la capitulation de Sedan, plutôt que de chercher un refuge sur un territoire neutralisé. La proximité de la guerre future, dont la menace a toujours persisté aux heures les plus paisibles de la fin du siècle dernier, commandait impérieusement à nos gouvernans de prendre de grandes précautions militaires.

La conservation de notre neutralité l’exigeait également. Un État neutre en effet est tenu de se défendre, s’il est attaqué. C’est un devoir qu’il contracte envers tous ses garans, pour maintenir l’équilibre d’intérêts, qui est à leurs yeux la raison d’être de son existence. En d’autres termes, une neutralité incapable de se défendre n’est plus qu’une fiction diplomatique.

Nos différens gouvernemens, catholiques ou libéraux, ont dû tour à tour se pénétrer de cette obligation. Le progrès des armemens, — si l’on peut appeler de ce nom le développement monstrueux des moyens de destruction, — a fait peser sur les Belges, comme sur leurs voisins, des charges militaires de plus en plus lourdes. Un système défensif, qui paraissait suffisant en 1870, ne l’était plus dix ans après, vu l’augmentation du nombre des combattans, de la puissance et de la portée de l’artillerie, tant en France qu’en Allemagne. A Anvers, forteresse et camp retranché, notre seule place de guerre, appelée par nous notre réduit national, il fallut ajouter les forts de Liège et de Namur, points d’arrêt, qui devaient barrer la vallée de la Meuse. Les spécialistes s’accordaient à l’indiquer comme la route naturelle d’une armée cherchant à pénétrer d’Allemagne en France et vice versa, sans se heurter aux défenses érigées des deux côtés des Vosges. Les forts à coupole d’acier de Liège et de Namur, œuvre de notre grand ingénieur militaire Brialmont, dont la réputation était européenne, ont été considérés pendant un certain temps comme le dernier mot de l’art de la fortification. Après des discussions approfondies qui durèrent deux ans, le Parlement belge décida, en 1906, de consacrer une somme de 63 millions à réédifier le système démodé de la défense d’Anvers ; quinze nouveaux forts furent construits sur les deux rives de l’Escaut, sans compter douze ouvrages avancés, et les dépenses ne s’arrêtèrent pas là.

L’armée belge est restée jusqu’en 1909 sur le pied de 100 000 hommes, recrutés par des engagemens volontaires et par la conscription où le remplacement était autorisé, mode suranné et peu démocratique. Ce chiffre était manifestement insuffisant pour l’entretien d’une armée de campagne et d’une armée de forteresse, deux élémens indispensables de notre défense. Mais le sentiment de la majorité de la population se maintenait hostile à l’introduction du service personnel, non par haine du métier des armes, — car le Belge a toujours été un brillant soldat, — mais par aversion pour la caserne et par crainte des promiscuités qu’elle risque d’entraîner. D’un autre côté, chez beaucoup de nos concitoyens, la confiance dans l’inviolabilité, dont les traités de 1839 avaient revêtu la Belgique, subsistait inébranlable, comme la foi dans un dogme. Leur attention d’industriels et de commerçans entreprenans n’embrassait que le champ restreint de leurs affaires. Les complications politiques, se succédant d’année en année depuis le début du siècle, ne parvenaient pas à ébranler leur robuste optimisme, qui jugeait les sacrifices militaires inutiles.

Heureusement les périls dont la Belgique était entourée n’ont pas échappé à l’observation vigilante de nos souverains. Léopold II n’a pas été seulement le génial créateur de l’Etat du Congo, le principal instigateur de l’épanouissement économique du peuple belge qui, toutes proportions gardées, est aussi remarquable que celui de la nation germanique ; il a été également un grand patriote. Son patriotisme n’a laissé échapper aucune occasion importante dans notre vie publique d’adjurer les Belges de faire le nécessaire pour l’augmentation en premier lieu de leurs moyens défensifs et ensuite de leurs forces militaires. Ses appels ont été heureusement entendus ; un progrès considérable a été réalisé le jour où le Cabinet Schollaert a fait voter la règle d’un fils par famille désigné pour le service, premier pas dans la voie de l’obligation militaire généralisée. Le vieux Roi était sur son lit de mort, quand le premier ministre lui présenta la loi à signer ; d’une main défaillante, il y traça son nom, puis il s’endormit du dernier sommeil, conscient d’avoir rempli son devoir envers son pays.

Son successeur s’est voué avec la même ardeur patriotique à l’accomplissement de la même tâche, qu’il s’était juré de mener jusqu’au bout. Il n’y a pas de thème où l’éloquence naturelle du roi Albert se soit exercée avec plus d’à-propos que celui de la nécessité de maintenir l’armée à la hauteur des responsabilités qui lui incomberaient un jour. Les événemens de 1911 et de 1912 montraient du reste aux plus aveugles combien notre nouveau souverain voyait juste ; ils ont chassé la chimère de la paix de bien des cerveaux politiques, obscurcis par la fumée d’illusions trop généreuses. La loi établissant le service général fut votée en mai 1913. M. de Broqueville, qui l’avait brillamment défendue devant les Chambres, eut l’insigne honneur d’écrire son nom au-dessous du nom royal sur une des pages les plus importantes de l’histoire intérieure de notre pays.

C’est donc un an avant l’invasion allemande que cette loi si nécessaire a réuni au Parlement belge, la majorité des votes. Si nous avions voulu, il y a quelques années, signer un pacte secret avec l’Angleterre et avec la France, ne pensez-vous pas que leurs gouvernemens y eussent inscrit, comme première condition, le renforcement de notre trop faible armée ? La nouvelle loi devait fournir un contingent annuel de 33 à 35 000 hommes et, après qu’elle aurait produit tous ses effets, nous pouvions compter au jour du danger sur un total de 340 000 combattans, non compris des volontaires en nombre variable. Mais les effectifs prévus n’auraient été obtenus qu’en 1925. L’an dernier, l’armée belge, au moment de l’entrée en campagne, a eu 226 000 hommes environ, plus 4 170 gendarmes et 4 500 officiers, à opposer au torrent d’invasion.

L’établissement du service général en Belgique n’a pas été vu de bon œil en Allemagne. Il aurait dû au contraire réjouir l’Empereur, qui s’était plaint en Suisse, pendant sa visite de l’automne précédent, de l’insuffisante protection, — due à la faiblesse de notre armée, — de sa frontière du Nord-Ouest, en comparaison du rempart que lui procuraient au Sud les troupes solides de la Confédération. Les journaux allemands accueillirent la nouvelle de notre réorganisation militaire sans l’entourer de commentaires malveillans, mais il n’en fut pas de même des cercles d’officiers. J’ai pu en juger par le langage que m’a tenu le baron de Zedlitz, colonel d’un régiment de dragons de la Garde et petit-fils, par sa mère, d’un ministre de Belgique à Berlin. Ses sympathies belges, héritage maternel, l’ont poussé sans doute à m’ouvrir son cœur : « A quoi bon augmenter le nombre de vos soldats ? me dit-il un jour. Avec votre petite armée, vous n’auriez pas songé à nous disputer le passage dans une guerre contre la France. Après la victoire, les parties de votre pays occupées par nos troupes vous auraient été rendues. L’accroissement de vos effectifs pourrait vous inspirer la prétention de nous tenir tête. Si un seul coup de fusil était tiré sur nous, Dieu sait ce qu’il adviendrait de la Belgique ! » C’était parler en ami, mais non en soldat. Je répondis au colonel qu’on nous respecterait encore moins, si nous avions la lâcheté de ne pas nous défendre, et que nous étions bien résolus à recevoir l’envahisseur, quel qu’il fût, à coups de canon. J’eus l’occasion de répéter plusieurs fois cette dernière phrase. On m’écoutait en souriant et on ne me croyait pas.


V

Le passage des belligérans à travers la Belgique était devenu le thème favori de toutes les plumes qui traitaient la question de la guerre future avec plus ou moins de compétence en France, en Allemagne, en Angleterre, aux Pays-Bas et dans notre pays. Les préparatifs d’invasion, poursuivis au grand jour par le gouvernement allemand, stimulaient les controverses. Dix lignes de chemins de fer existaient déjà en 1911, à une ou deux voies, partant de la région de l’Eifel pour aboutir à la frontière belge ou au grand-duché de Luxembourg ; quatre autres étaient en construction, quatre encore en projet. La plupart de ces lignes, inutiles au trafic, n’avaient qu’un but stratégique. Des gares complètement outillées, des quais d’embarquement pour les troupes, étaient édifiés avec l’organisation et la méthode dont nos voisins sont coutumiers. Un vaste camp de concentration, possédant un champ de tir pour l’artillerie, avait été établi à Elsenborn, près de Malmédy, à deux pas de notre frontière. Par quelle voie le flot des envahisseurs allait-il se précipiter ?

Des opinions se prononçaient pour le passage par la trouée de la Meuse, le long des deux rives du fleuve. Comme l’armée allemande avait l’avantage d’une mobilisation plus rapide, c’est à elle qu’on attribuait généralement le dessein de prendre l’offensive sur cette partie du territoire belge. Quant à l’invulnérabilité ou simplement à la capacité de résistance de nos ouvrages fortifiés, aucun doute n’était venu encore ébranler la confiance qu’ils nous inspiraient. On ne connaissait pas les progrès réalisés dans la balistique en Allemagne et en Autriche, les terribles résultats obtenus par le travail persévérant des usines Krupp ; on ne soupçonnait pas l’existence des mortiers allemands de 42, ni celle des autrichiens de 305, capables d’écraser en quelques heures un fort de béton et d’acier sous le poids de projectiles de près de 1 000 kilos.

D’autres écrivains ont limité la marche des Allemands à la rive droite de la Meuse, à travers le Luxembourg belge, malgré l’insuffisance des routes et les difficultés que la nature accidentée du terrain opposerait à une offensive rapide. Le Luxembourg, éperon avancé de notre territoire dans la région des Ardennes, paraissait impossible à défendre par un corps belge, qui aurait été trop éloigné de la base d’opérations.

Des prophètes militaires, tels que le général Déjardin en Belgique et le général Maitrot en France, annonçaient avec beaucoup de clairvoyance que l’ennemi opérerait principalement en grandes masses sur la rive gauche de la Meuse, où il aurait tout le champ nécessaire pour se déployer.

Mais, en définitive, le plan de l’état-major allemand n’avait pas été pénétré dans toute son ampleur. La très grande majorité des publicistes, jouissant de quelque autorité, ne faisaient passer par la Belgique qu’une partie seulement, l’aile droite, de l’armée marchant contre la France. Ils n’avaient pas deviné l’audacieuse manœuvre, à développemens immenses, que nous avons vu exécuter : laisser un rideau de troupes le long des Vosges et franchir la Meuse sur plusieurs points avec les trois quarts de l’armée, depuis Visé jusqu’à Dinant, enlever Liège et Namur d’assaut, s’il le fallait, marcher sur Bruxelles en balayant l’armée belge, au cas où elle aurait résisté, et de là se rabattre vers le Sud par les différentes voies conduisant à Paris. Tout le Nord de la France était dépourvu de défenses, hormis la place forte de Maubeuge. Les plaines de la Belgique traversées, la route de Paris était ouverte.

Qu’on s’imagine, non pas un fleuve ni un torrent, mais une véritable mer d’hommes, se répandant sur notre pays depuis la Hollande jusqu’au Luxembourg, un million et demi, deux millions de soldats ! Contre l’irruption en Belgique d’une telle avalanche, des dispositions militaires n’avaient pas été prises. D’après une note officielle du gouvernement de la République, la totalité des forces françaises étaient orientées au début de la guerre face à l’Allemagne, de Bel fort à la frontière belge.

La première condition du succès d’un plan d’offensive aussi hardi était le secret. Aussi a-t-il été bien gardé. Le haut commandement allemand s’est ingénié à laisser errer les opinions et à dépister le flair des attachés militaires étrangers. Un trompe-I’œil, sur quoi il comptait vraisemblablement, était la façon dont étaient disposés les cantonnemens des 25 corps d’armée. La carte où ils figuraient nous montrait une dizaine d’entre eux masses en Alsace-Lorraine, dans le Palatinat et le grand-duché de Bade, prêts à se jeter de ce côté-là sur la France. Un seul corps, dont le commandement résidait fort loin, à Coblence, était garnisonné le long de la frontière belge et hollandaise. Quelle apparence qu’on tenterait d’outrer en Belgique avec des forces aussi réduites ! Mais les corps de la Westphalie, du Hanovre, du Holstein même, pouvaient facilement glisser vers l’Ouest sur de multiples voies ferrées. Ce sont les deux premiers, avec celui de Coblence, qui ont franchi la Meuse et attaqué Liège, sous la direction du général von Emmich, chef réputé, commandant à Hanovre. L’état-major n’a certainement pas attendu l’ordre de la mobilisation générale pour concentrer cette avant-garde à Cologne et à Aix-la-Chapelle.


VI

Le gouvernement belge, dès les premiers jours du conflit austro-serbe, n’avait pas hésité à prendre les mesures de précaution et de vigilance, que commandait la situation exposée de la Belgique. Le 29 juillet, l’armée était mise sur le pied de paix renforcé ; deux jours après, mobilisation générale ; 180 000 hommes étaient rappelés sous les drapeaux. Grâce à la promptitude de ces décisions, l’orage qui se préparait en secret ne nous a pas surpris sans défense.

Le Cabinet de Bruxelles a ignoré cependant, — comme moi à Berlin, — le marchandage auquel s’est livré le gouvernement allemand, pendant les dernières péripéties de la crise, pour arracher à l’Angleterre la promesse de rester neutre. La France et la Belgique, tour à tour, en ont fait les frais. Le chancelier, dans son entretien du 29 juillet avec sir Ed. Goschen, s’était borné à assurer que notre pays conserverait son intégrité territoriale, sans garantie pour son indépendance et pourvu qu’il ne prit pas parti contre l’Allemagne. Cet engagement devait suffire, pensait-il, à retenir les Anglais, peu disposés à affronter les dangers d’une guerre continentale et n’ayant à redouter ni le démembrement de la France ni la disparition du petit royaume belge, dans le rôle passif de spectateurs désintéressés. Tout de même, le 4 août, au matin, comme il a appris que la Belgique s’apprête à une résistance vigoureuse, le chancelier comprend la nécessité de calmer les esprits à Londres par une grosse surenchère. Il télégraphie à l’ambassadeur allemand de dire bien vite à sir Ed. Grey qu’en tout état de cause, l’Allemagne ne s’annexera aucune partie du territoire belge. Le même jour, dans l’après-midi, inquiet du silence britannique, il répète au Reichstag, en l’amplifiant, l’assurance donnée à l’Angleterre s « Tant qu’elle restera neutre, nous respecterons l’intégrité et l’indépendance de la Belgique. »

Il était trop tard. Une faute irréparable avait été commise le 2 au soir ; c’était la remise au ministre des Affaires étrangères belge d’une note très confidentielle, le plus brutal des ultimatums. Pas un mot, dans ce document, des traités de 1839 ni de la neutralité de la Belgique, mais une allusion sans précision aucune au dessein de la France d’emprunter le territoire belge en marchant contre l’Allemagne, ce qui impose à celle-ci l’obligation d’accourir à notre secours. Puis viennent des promesses, si la Belgique trahit ses devoirs de neutre ; par un euphémisme diplomatique, la lâcheté qu’on exige d’elle est qualifiée de neutralité bienveillante. L’intégrité et l’indépendance du royaume dans toute leur étendue seront respectées (quoiqu’on ne stipule rien expressément au sujet du Congo) ; le territoire sera évacué après la conclusion de la paix ; les troupes allemandes paieront leurs réquisitions argent comptant et une indemnité sera versée pour chaque dommage qu’elles causeront. Les menaces sont réservées pour la fin, in cauda venenum. En cas de résistance armée, d’obstacles apportés à la marche des Allemands, de destruction de routes, chemins de fer et ouvrages d’art, la Belgique sera traitée en ennemie. Ce seul mot en dit assez sur le sort qui lui est réservé.

Tout avait été savamment calculé pour augmenter la dépression morale que cet ultimatum foudroyant était destiné à provoquer. Sa soudaineté d’abord, après les affirmations hypocrites et endormantes du représentant de l’Allemagne à Bruxelles ; le délai de douze heures prescrit pour y répondre et jusqu’au moment choisi pour sa remise, sept heures du soir. La nuit qui porte conseil agirait sans doute par ses ténèbres troublantes sur les nerfs des malheureux, obligés de choisir entre une ignominie et un suicide. Tous ces calculs ont été vains. Dans le conseil de la Couronne, convoqué aussitôt au palais royal, aucune défaillance ne s’est produite. Il y avait là, à côté des ministres à portefeuille, des ministres d’Etat, pleins d’une légitime considération pour notre voisin de l’Est et disposés jusqu’alors à avoir confiance dans la loyauté de ses intentions. Plus leur déception a été cruelle, plus amer a dû être leur ressentiment contre l’imposteur qui se moquait des engagemens les plus solennels. Le Roi, animé d’une calme volonté de faire tout son devoir, demanda d’abord que les autorités militaires exposassent les possibilités de la défense, sans rien cacher de la terrible tâche imposée à notre armée. L’état-major entendu, le même souffle d’héroïsme entraîna tout le conseil, comme il devait le lendemain soulever le Parlement et la nation. Séance tenante, la réponse à la note allemande, dont un projet avait été déjà préparé par le Département des Affaires étrangères, est arrêtée et reçoit l’approbation de l’assistance. Le lendemain matin, avant l’expiration du délai, elle est portée au ministre d’Allemagne, et tout est dit. Tout ce drame poignant n’avait duré que quelques heures.

La réponse du Gouvernement du Roi, qu’aucun Belge n’a lue sans avoir les yeux mouillés d’une admiration patriotique, est aussi noble, aussi digne, — je puis le proclamer sans craindre d’être contredit, — que le langage de l’Allemagne était faux et embarrassé. Elle écarte en quelques mots les prétextes inventés par le Cabinet de Berlin ; elle dédaigne une plainte inutile ; elle ne cherche aucun faux-fuyant, aucun biais diplomatique, afin d’éviter des paroles irrévocables ; elle va droit au but. Après avoir affirmé la fidélité d’un passé sans reproche aux obligations internationales de la Belgique, elle laisse entendre fièrement que le Gouvernement belge choisit sans hésiter la voie du devoir et de l’honneur : « En acceptant, dit-elle, les propositions qui lui sont notifiées, il sacrifierait l’honneur de la nation en même temps qu’il trahirait ses devoirs envers l’Europe. Il est fermement décidé à repousser par tous les moyens en son pouvoir toute atteinte à son droit. »

Que va faire le roi Albert ? Il connaît trop bien l’Allemagne pour n’être pas certain que l’échec de sa sommation sera suivi d’une ruée terrible et immédiate de son armée. Notre souverain avait adressé, trois jours auparavant, une lettre personnelle à Guillaume II, pour lui rappeler, en s’autorisant de l’amitié dont l’Empereur faisait montre envers lui, le droit qu’avait la Belgique de voir sa neutralité respectée. Cet appel n’avait pas remué le cœur insensible du Kaiser. Le 3 août, le roi Albert se tourne vers le roi d’Angleterre et lui télégraphie : sans doute pour réclamer d’urgence son appui militaire, car l’orage se rapproche d’instant en instant ? Non pas, pour demander simplement son intervention diplomatique. N’est-ce pas là une preuve irréfutable que la loyale Belgique n’avait cherché par aucune alliance secrète à s’abriter dans les bras de l’Angleterre contre les coups du colosse allemand ?

Au représentant de la République française, qui, mis au courant des événemens, s’empresse de lui offrir spontanément le secours, de la France, notre ministre des Affaires étrangères répond, de son côté, par des remerciemens ; mais il décline pour le moment tout appui : le Gouvernement belge se réserve d’apprécier ultérieurement ce qu’il y aura lieu de faire. Ce n’est que le lendemain soir, quand chaque heure envolée avait une importance angoissante, et après qu’il a appris l’entrée en Belgique depuis le matin des envahisseurs, qu’il fait appel avec un sang-froid admirable, l’attentat accompli, à l’Angleterre, à la France et à la Russie, pour coopérer à la défense de notre territoire. Où trouverait-on un pareil souci d’observer jusqu’au dernier moment les règles imprescriptibles imposées par les traités et de rester fidèle, en présence d’un péril de mort, à la neutralité jurée ?


VII

J’avais appris, le 2 août, par notre attaché militaire, qui tenait la nouvelle d’un officier de la maison de l’Empereur, l’occupation du grand-duché de Luxembourg. La direction prise par l’armée allemande ne me laissait aucune illusion quant à l’envahissement prochain du Luxembourg belge, et je télégraphiai à mon gouvernement mes impressions pessimistes. Cependant, je n’avais pas mesuré toute l’étendue du malheur qui allait fondre sur ma patrie. En recevant, le lundi soir 3 août, le télégramme officiel m’informant de l’ultimatum allemand et de la réponse qui y avait été faite, mon premier sentiment fut la stupeur, puis l’indignation ; mais je m’efforçai de n’en laisser rien voir à mes jeunes secrétaires, pour ne pas augmenter inutilement leur émotion et leur colère. Après les avoir exhortés au calme et au sang-froid, je passai une partie de la nuit et réfléchir aux questions que je voulais poser le lendemain, dès la première heure, au secrétaire d’Etat, car il me paraissait impossible de ne pas exiger de lui des explications immédiates sur l’acte inqualifiable du gouvernement allemand.

L’empressement que M. de Jagow mit à me faire savoir, le mardi matin, qu’il m’attendait au ministère, me prouva qu’il était aussi impatient que moi d’avoir cet entretien décisif. Quand j’arrivai, à neuf heures, le vieux bâtiment était encore désert, mais le secrétaire d’Etat travaillait déjà dans son bureau. Je ne reproduirai pas ici notre conversation, qui a été divulguée par le livre, accablant pour l’Allemagne, de mon compatriote, M. Waxweiler : La Belgique neutre et loyale.

Dès les premières paroles échangées, je m’aperçus que nous parlions chacun un langage différent et que nous ne pourrions pas nous comprendre, comme si c’eût été deux langues étrangères. J’invoquai l’honneur de la Belgique, — l’honneur aussi indispensable à une nation qu’à un particulier ! — ses devoirs de neutre, sa conduite toujours parfaitement loyale envers l’Allemagne, — à quoi le secrétaire d’État s’empressa de rendre justice, — et l’impossibilité où elle était de faire à la proposition du gouvernement impérial toute autre réponse que celle qu’elle lui avait notifiée. Il dut le reconnaître, mais avec effort et seulement en tant qu’homme privé, distinction subtile pour ne pas compromettre sa personnalité officielle.

Il me répondit par des raisons brutales qui lui paraissaient sans réplique : question de vie ou de mort pour l’Allemagne, nécessité de passer par la Belgique, afin d’écraser la France le plus rapidement possible, difficulté de forcer la frontière française, trop fortifiée. Il me répéta l’engagement de respecter l’indépendance de mon pays et de l’indemniser. C’était, je pense, la leçon apprise du chef de l’état-major qu’il me récitait mot pour mot. À ces motifs stratégiques et à ces promesses alléchantes, s’ajoutaient son regret personnel, ceux de l’Empereur et de son gouvernement, d’être contraints d’en venir là. Il me semblait étonné du peu d’impression que produisait son langage. Quand j’annonçai l’intention de quitter Berlin et de demander mes passeports, il se récria : il ne voulait pas rompre ses relations avec moi ! Qu’avait-il espéré de cet entretien, et qu’espérait-il encore ?

En me retirant, je lançai la flèche du Parthe que je tenais en réserve : la violation de la neutralité belge vaudrait à l’Allemagne une guerre avec l’Angleterre. M. de Jagow, qui m’avait parlé avec agitation, d’un ton pressant, qu’il s’efforçait de rendre persuasif, eut alors un haussement d’épaules. Mon trait s’émoussait, — telum imbelle, sine ictu, — sur un adversaire cuirassé de résolution ou d’indifférence.

Dans le courant de l’après-midi, le discours de l’Empereur au Reichstag convia les représentans de la nation à l’aider à soutenir victorieusement une guerre imposée à l’Allemagne ! Guillaume II ne faisait aucune allusion à la violation de la neutralité belge, mais il appelait sur ses armées la protection du Très-Haut, son confident habituel. Le chancelier prit ensuite la parole ; plus sincère qu’il ne l’a été depuis lors, il reconnut sans hésitation le tort injustifié fait à la Belgique, et promit de le réparer, après que le but militaire aurait été atteint.

Je ne m’étais pas trompé cependant, lorsque j’avais prédit à M. de Jagow une guerre avec l’Angleterre, garante de notre neutralité. Le même soir, je dînai seul au Kaiserhof, en proie, — on se l’imagine, — aux plus sombres pressentimens. Au sortir du restaurant, je croisai un automobile du Berliner Tageblatt qui me jeta une poignée de feuilles imprimées. J’y lus, en admirant la rapidité avec laquelle ma prédiction s’était réalisée, que la Grande-Bretagne avait déclaré la guerre à l’Allemagne et que son ambassadeur avait remis, peu d’heures auparavant, un ultimatum au gouvernement impérial. Il me vint aussitôt à l’esprit de courir à l’ambassade, pour obtenir quelques éclaircissemens sur cette grande nouvelle. Etait-ce donc ainsi que la Providence répondait aux invocations de son favori ?

La partie de la Wilhelmstrasse où est situé l’hôtel du gouvernement britannique était remplie de monde. Des bourgeois et des bourgeoises, convenablement habillés, hurlaient avec fureur leur chant préféré, Deutschland uber alles ! A l’hymne national succéda une bordée de sifflets, puis une grêle de projectiles, morceaux de briques ou de charbon, les seules pierres à ramasser dans les rues asphaltées de Berlin. Les vitres du rez-de-chaussée de l’ambassade volèrent en éclats, sous l’œil complaisant de deux agens de police, postés de chaque côté de la porte. J’en avais vu et entendu assez. Tandis que je m’acheminais vers ma demeure, un rayon d’espérance se glissait dans mon cœur torturé d’angoisse et de douleur, car j’apercevais, surgissant au bord de l’horizon ensanglanté, le visage menaçant de la Némésis britannique.


VIII

L’invasion de la Belgique a été une faute politique et militaire. Politique, est-il besoin d’insister là-dessus, parce qu’elle a déterminé, déclenché immédiatement, l’intervention armée de l’Angleterre, qui aurait eu lieu fatalement sans doute aux côtés de la France, mais non pas tout de suite au début des hostilités. Militaire, car la résistance héroïque et imprévue de l’armée belge a fait échouer la marche précipitée sur Paris, c’est-à-dire le plan initial de l’état-major allemand.

Le gouvernement impérial ne s’attendait à aucune résistance de notre part. Le cœur nous manquerait, pensait-il, devant l’épouvantail soudainement dévoilé de l’immense armée allemande. En voulez-vous la preuve ? La ville de Liège a été attaquée par trois corps d’avant-garde, qui n’avaient avec eux aucune pièce de siège pour réduire ses forts. Ils croyaient entrer toutes portes ouvertes, drapeau au vent et tambour battant, reçus en triomphateurs, presque en amis. Leur erreur dissipée, les Allemands se sont rués à l’assaut des forts ; ils ont essayé de les enlever de vive force et ont laissé 36 000 morts sur le terrain. Quand Liège fut enfin occupée, il leur a fallu perdre une dizaine de jours pour se réorganiser, avant de reprendre, munis cette fois de toute leur artillerie, leur marche en avant. Ce répit forcé a modifié le premier résultat de la campagne. Toutes les étapes avaient été marquées d’avance par l’état-major, sans tenir compte de l’armée belge, Liège, Namur, Mons, Charleroi,… la dernière étant l’entrée du Kaiser dans Paris.

Si nos ennemis se sont mépris à ce point sur notre résolution de les combattre, ils doivent s’en prendre à leurs diplomates et à leurs attachés militaires, à leurs journalistes et à leurs espions. Les derniers ministres d’Allemagne à Bruxelles étaient certainement de la même école que M. de Jagow ; la psychologie du peuple belge ne les intéressait pas, et leur dédain du petit pays, où ils étaient reçus à bras ouverts, n’avait d’égal, je le présume, que le désir de quitter bientôt sa capitale parce qu’elle n’était pour leur ambition que l’antichambre d’une ambassade. Mais leurs attachés militaires ? N’ont-ils donc vu dans nos soldats que des mannequins de parade et dans nos officiers que des héros de concours hippique ? Plus étrange encore est le manque de perspicacité des correspondans de journaux allemands. Ils notaient soigneusement les menus faits de notre vie publique, mais ils nous jugeaient de parti pris, avec l’orgueil d’une grande nation qui a conquis elle-même son unité de fraîche date. Ils ne distinguaient dans le peuple belge que la juxtaposition de deux races ennemies, accouplées malgré elles et vouées à une séparation complète ; un peuple n’ayant qu’une existence géographique. Les querelles des Flamands et des Wallons étaient dépeintes dans leurs correspondances comme le fruit de haines irréconciliables et les luttes des partis politiques comme des batailles sans merci, car ils n’y voulaient voir que le profit que le germanisme en pourrait tirer. Mais l’amour de tous les Belges pour leur indépendance a échappé à ces observateurs établis chez nous, qui disséquaient avec soin notre corps social, sans y découvrir une âme nationale. Jamais les Belges n’ont paru plus divisés que dans la période qui a précédé la guerre, et jamais ils n’ont été réellement plus unis dans un dévouement égal à leur patrie commune.

Qu’aurions-nous gagné à nous incliner devant les menaces allemandes ? Quelle confiance pouvions-nous avoir dans les promesses d’un gouvernement qui déchirait sans vergogne un traité solennel, pour faciliter à son armée l’accès d’un territoire ennemi ?

Entrés chez nous en amis, les Allemands, après la victoire, n’en seraient jamais sortis. Que ceux qui en doutent contemplent l’explosion de convoitises, provoquée dans toutes les classes de la population germanique par l’envahissement de la Belgique. Intellectuels armés de prétendus droits historiques, industriels jaloux de notre concurrence économique, commerçans avides d’accaparer notre marché, donnent aujourd’hui la main aux socialistes, férus, comme les autres, de l’idéal d’une plus grande Allemagne, pour réclamer en chœur notre annexion. Les prétextes n’auraient pas manqué au Cabinet de Berlin, résolu à trahir une fois de plus sa parole : le besoin d’occuper tout le littoral de la mer du Nord, comme base navale contre l’Angleterre, l’importance stratégique et commerciale du port d’Anvers, peut-être aussi des conflits inévitables entre les autorités belges et les autorités allemandes qui auraient présidé à l’occupation d’une partie du pays. Jusqu’où, d’ailleurs, cette occupation ne se serait-elle pas étendue ? Quel coin du sol nous aurait-on laissé pour y planter notre drapeau national ?

A mettre les choses au mieux, on nous aurait priés, la guerre finie, d’un ton insinuant, mais en même temps sans réplique, de faire partie de la Confédération germanique. D’abord une union douanière, l’entrée dans le Zollverein, avant que l’incorporation complète, — le dignus est intrare dans le Saint-Empire, — eût été prononcée par notre futur César, sur l’avis du Conseil fédéral et suivant les progrès de notre germanisation. On n’aurait pas attendu cet heureux jour pour contrôler et fixer la production de nos usines et de nos charbonnages en les affiliant aux syndicats d’outre-Rhin, pour organiser l’activité du port d’Anvers sans nuire aux ports allemands et limiter son hinterland commercial, pour surveiller notre vie journalière, empêcher nos manifestations nationales, inculquer la discipline allemande à notre armée, domestiquer notre gouvernement et notre diplomatie. On nous aurait tout de suite débarrassés du Congo, trop lourd pour nos épaules. On nous eût enfin imposé l’allemand, comme troisième langue, destinée à devenir bientôt la langue officielle. Plusieurs fois il m’est arrivé, en lisant dans nos journaux les fâcheuses polémiques soulevées par la rivalité de nos deux langues, de dire à mes jeunes collaborateurs : « On ne paraît pas se douter chez nous qu’on est menacé de voir un jour l’allemand devenir la langue enseignante à l’université de Gand. »

Dans ce rattachement à leur empire, qui eût été considéré par tous les Teutons comme un honneur pour nous, comme la récompense de notre neutralité amicale, notre forme de gouvernement aurait couru le moins de risques. Guillaume II, à l’exemple de Bismarck, n’est pas homme à démolir inutilement des trônes ; il préférera toujours les lier au sien par les chaînes solides de la vassalité.

Le même sort attendait la Hollande, quoique M. de Jagow, la veille de la remise à Bruxelles de l’ultimatum allemand, eût pris soin d’assurer au ministre des Pays-Bas que la neutralité de son pays serait respectée. La Hollande n’a-t-elle pas été dans le passé un des joyaux des anciens Césars germaniques ? Accoudée au bord de la mer du Nord, étendue à l’embouchure du plus grand fleuve allemand, n’en commande-t-elle pas le cours ? Une annexion, — violente ou déguisée, — de la Belgique ne devait-elle pas, suivant l’opinion du chancelier exprimée dans son télégramme du 4 août au prince Lichnowsky, entraîner un traitement semblable de sa voisine ? La conversation, où M. Zimmermann a fait maladroitement miroiter au regard du socialiste néerlandais Troelstra l’invitation qui serait adressée à la Hollande, après la guerre, d’entrer dans le Zollverein, premier stage de la germanisation, a achevé de dessiller les yeux de nos amis hollandais sur les desseins de l’Allemagne à leur sujet. Et le Danemark, qui possède une des clefs de la Baltique, peut-il ignorer, après la cruelle expérience qu’il en a faite, les appétits dévorans de son formidable voisin ?

Ce tableau, nullement chargé, des félicités qui nous étaient réservées, en cas de victoire germanique, doit montrer à mes concitoyens que, pour y échapper, notre Roi et notre gouvernement ont suivi la seule voie qui restât ouverte dans un calvaire hérissé de douleurs, celle de l’honneur. Il fallait en effet défendre les armes à la main, au prix du sang le plus pur de la nation, une indépendance, que les Allemands, vainqueurs de la France, nous auraient refusée avec d’autant plus de mépris que nous aurions eu la faiblesse de les écouter et la lâcheté de leur obéir.


BEYENS.

  1. Voyez le livre si documenté et si concluant de M. Waxweiler : La Belgique neutre et loyale ; Payot et Cie, Paris et Lausanne.
  2. Communication faite par le chancelier le 6 septembre 1914 aux représentons des grandes agences américaines, United Press et Associated Press.