La Neutralisation du Danemark

La neutralisation du Danemark
F. de Martens

Revue des Deux Mondes tome 18, 1903


LA
NEUTRALISATION DU DANEMARK

Les aspirations du monde civilisé vers le règne de la paix dans le domaine des relations internationales se manifestent par des voies bien différentes. Tantôt c’est l’idéal de la paix perpétuelle qui hante les imaginations et provoque des actions pleines de générosité et d’abnégation ; tantôt c’est le désir de porter même dans le domaine de la force brutale, pendant la guerre, le respect des prescriptions de la religion et l’observation des lois et coutumes de la guerre. La Croix Rouge est devenue, dans la conscience des nations civilisées, l’emblème de la miséricorde humaine et le symbole des plus-beaux actes de dévouement sur les champs de bataille envers les blessés et les malades.

Toutefois ces aspirations pacifiques des nations n’émeuvent guère les gouvernemens. Les puissances du monde civilisé qui s’occupent de la grande politique internationale n’oublient point la vérité réaliste de l’ancien adage : Si vis pacem, para bellum. Les armemens augmentent et se développent dans des proportions jusqu’à ce jour inconnues. Les tendances pacifiques des gouvernemens sont fondées sur les craintes des conséquences incalculables d’une grande guerre plutôt qu’imposées par leurs aspirations idéalistes vers le règne de la paix permanente dans le domaine des relations mutuelles entre les nations.

À ce point de vue, un antagonisme naturel semble exister entre les aspirations de l’opinion publique et la politique réaliste des États. La paix perpétuelle, rêvée par quelques-uns des plus grands esprits dont s’honore l’humanité, ne cadre nullement avec la paix armée, telle qu’elle est pratiquée par les grandes puissances au commencement du XXe siècle. L’idée du désarmement jure évidemment avec les tendances politiques des États modernes.

Un fait remarquable prouve pourtant la possibilité d’une coïncidence des tendances idéalistes vers le désarmement et la paix permanente entre les nations, avec les actes les plus positifs de la politique d’une grande puissance. Ce fait est la conférence internationale de La Haye, convoquée en 1899 sur l’initiative généreuse de l’empereur de Russie, afin de mettre des limites aux entraînemens des États dans le domaine de leurs arméniens. Dans l’histoire de la civilisation, la conférence de La Haye occupera toujours une place des plus honorables, parce que le souverain d’une grande et puissante nation y a proclamé, devant l’univers entier, la nécessité pour les gouvernemens de tenir compte des aspirations et des vœux des peuples, et d’essayer de garantir les bases d’une paix solide entre eux par une diminution des forces militaires. Quoique le but très noble de la conférence de La Haye n’ait pas été atteint, — les États ayant refusé de prendre un engagement quelconque relativement à la non-augmentation de leurs armées et de leur flottes, — il n’en est pas moins incontestable que le manifeste impérial du 12 août 1899 restera à jamais comme un monument historique qui témoigne d’un magnanime effort pour mettre les vœux légitimes des nations en harmonie avec les tendances pratiques de la politique.

D’ailleurs, si la conférence de La Haye n’a pu aboutir à une limitation des forces militaires des États civilisés, elle a certainement donné l’impulsion la plus vigoureuse à tous les efforts dirigés, dans l’ordre des relations internationales, vers une meilleure organisation de la vie pacifique et normale entre les peuples. Jamais la propagande de l’arbitrage en vue de résoudre pacifiquement les conflits entre nations n’avait fait autant de conquêtes qu’à présent ; jamais l’union des forces, jusqu’alors isolées, d’hommes appartenant à différentes nations n’avait mieux préparé le triomphe de cette idée ; et jamais l’arbitrage international n’avait remporté de plus brillantes victoires sur le mauvais vouloir de ses adversaires obstinés.

Les circonstances étant telles, il n’est pas étonnant que la conférence de La Haye ait ramené l’attention sur les combinaisons qui ont pour objet le progrès de la vie pacifique des nations. Entre toutes ces combinaisons, l’idée de la neutralité permanente des États faibles occupe une des premières places. La neutralisation des États se présente aujourd’hui dans des conditions bien différentes de celles où elle se présentait au siècle dernier. Dans les temps passés, et particulièrement au commencement du XIXe siècle, la neutralisation d’un petit État comme la Suisse était généralement regardée comme un cadeau que lui faisaient les grandes puissances de l’Europe. A présent, la déclaration de la neutralité permanente devrait être reconnue comme la manifestation d’un droit individuel ou personnel de l’État : c’est la pacification perpétuelle et solennelle d’un État. Plus il y a de nations permanentes neutres, mieux le règne de la paix dans les relations internationales est assuré. Plus grand est le nombre d’États neutralisés, plus seront restreintes les limites des conflits sanglans entre les peuples. Parmi les petits États dont la neutralisation a été, surtout dans ces dernières années, proclamée légitime et nécessaire, se trouve le Danemark. Par son bon sens, ses mœurs politiques, ses coutumes, fondées sur une sorte de probité sociale, comme par sa vénération sans bornes pour son vieux roi et la famille royale, la petite nation danoise a su conquérir les plus sincères sympathies de tous ceux qui la connaissent.

Il est donc naturel que les vrais amis du Danemark se soient depuis longtemps occupés de garantir à ce petit pays une existence désormais sans danger et sans crainte de catastrophes extérieures. En Danemark même, les meilleurs patriotes ont envisagé la question de la neutralisation de leur pays comme un moyen pratique de sauvegarder son intégrité et son indépendance. Tout récemment, grâce à la conférence de La Haye, cette question a été discutée et examinée sous tous les rapports par les organes autorisés de l’opinion publique non seulement en Danemark, mais en Suède et en Norvège. Dans ces deux derniers pays, on se flatte de l’espoir que la neutralisation du Danemark devrait être inévitablement suivie de la neutralisation permanente de tous les États Scandinaves.

Voilà nombre d’années que cette idée de la neutralisation des États Scandinaves nous est chère et que nous cherchons à la répandre jusque dans les sphères gouvernementales. Aussi croyons-nous le moment venu d’examiner le problème du point de vue politique, sans toucher cependant ici au fond juridique de la question

En quoi devrait consister la neutralisation du Danemark ? Quelles en seraient dans la pratique les conséquences internationales ? Et si ce projet était exécuté, quelle en serait la portée internationale pour le développement des relations entre les nations civilisées dans la voie de la paix et du progrès ?

Tels sont les points principaux sur lesquels nous voudrions fixer pour quelques momens la bienveillante attention de nos lecteurs[1].


I

La neutralisation garantit à un État une situation privilégiée et exceptionnelle : pendant les guerres entre d’autres États, il reste perpétuellement en paix et ne prend aux hostilités aucune part, directe ou indirecte. L’État neutralisé renonce à toute idée de conquête, à toute ambition politique : il veut vivre en paix avec tout le monde et se vouer entièrement au progrès moral et économique de ses citoyens. La grande politique internationale n’existe pas pour lui, et sa mission historique consiste, par exemple, dans la propagande de la paix et du progrès pacifique et normal. Cette conception de la neutralité perpétuelle est fondée sur l’expérience et conforme aux aspirations les plus nobles des nations modernes.

Cependant il serait puéril de nier que beaucoup d’hommes d’État ne partagent nullement cette opinion. Les uns haussent les épaules avec dédain quand on leur parle de la neutralisation d’un État comme contenant pour son intégrité et son indépendance une garantie morale et juridique. La neutralité perpétuelle, disent-ils non sans quelque ironie, c’est la nullité permanente ! Les autres affirment que la neutralisation d’un État est absolument inutile, parce qu’en cas de guerre chaque État a le droit incontestable de se déclarer neutre et de ne pas prendre la moindre part aux hostilités entre États belligérans. Pourquoi donc déclarer d’avance et pour toujours sa résolution de rester neutre ? Pourquoi paralyser pour toujours ses efforts, renoncer pour toujours à jouer un rôle sur la scène du monde où les nations peuvent prouver leur vitalité et leur génie ? Pourquoi imposer à une nation cette abnégation éternelle ? Doutes et appréhensions ont, en dernière analyse, la même conclusion : la neutralisation d’un État est une combinaison académique qui n’est pas digne de l’attention des hommes d’État sérieux, et dont ils plaisantent plus ou moins ouvertement.

Il nous paraît inutile de réfuter en détail leurs critiques, parce que les faits les plus positifs en établissent suffisamment la légèreté. L’histoire de l’esprit humain dans son infatigable recherche de la vérité est là pour témoigner qu’on s’est moqué de tout, même des actions les plus héroïques et des vérités les plus incontestables. Citons-en un frappant exemple dans le domaine des relations internationales. En février 1780, l’impératrice Catherine II de Russie publia sa célèbre déclaration des droits des nations et du commerce neutre qui servit de base à la neutralité armée. La déclaration de l’impératrice provoqua, en Angleterre surtout, les protestations les plus énergiques, voire les plus belliqueuses. Le ministre d’Angleterre près la cour impériale, sir H. Harris (plus tard lord Malmesbury), ne fit entendre contre la Russie aucune menace et garda tout son sang-froid dans les pourparlers diplomatiques avec la « Sémiramis du Nord » et son ministre, le comte Panine. Mais lord Malmesbury s’amusait publiquement des « principes nouveaux » du droit des neutres « inventés » par l’impératrice et leur contestait la moindre force obligatoire dans les rapports internationaux. Il exulta lorsque la fondatrice de la neutralité armée, lui retournant évidemment ses railleries, qualifia elle-même de « nullité armée » l’alliance créée par elle : « Mon cher Ministre, dit-elle, ou à peu près, avec son fin sourire, au diplomate anglais, riez de ma déclaration ; appelez, s’il vous plaît, ma neutralité armée, une nullité armée. C’est tout de même un fait qui restera… »

La suite des temps a démontré que la « Sémiramis du Nord » avait raison : les principes de 1780 sont depuis longtemps entrés dans le code de droit international reconnu et pratiqué par toutes les nations du monde civilisé. C’est l’Angleterre elle-même qui, au congrès de Paris en 1856, prit l’initiative de la proclamation comme lois obligatoires et universellement reconnues des principes de la déclaration de 1780.

Nous sommes profondément convaincu que la même victoire de la raison et du bon sens sur tant de pré jugés et de malentendus assurera, dans un avenir prochain, la neutralisation des petits États. Il suffit de se rappeler certains faits qui concernent les États neutralisés depuis nombre d’années pour être persuadé de la valeur pratique de cette combinaison qui, sans heurter l’intérêt des autres États, garantit une vie pacifique aux nations dont la neutralité perpétuelle devient elle-même pour toutes les nations une garantie de sécurité commune.

La neutralité de la Suisse est assise depuis plus d’un siècle sur des bases solides et inébranlables. Le congrès de Vienne la proclama, après que les puissances alliées contre Napoléon eurent déclaré dans le traité de Paris de 1815 que « la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse, ainsi que son indépendance de toute influence étrangère, est conforme aux véritables intérêts de la politique européenne. » L’empereur Alexandre Ier de Russie, par respect pour son professeur Laharpe et par fidélité à la parole donnée, prit la Suisse sous sa haute protection et défendit ses intérêts avec énergie et succès. Depuis 1815, cette neutralité perpétuelle de la Suisse a été scrupuleusement observée pendant toutes les guerres du siècle dernier, malgré les dangers que présentaient les opérations militaires des grandes puissances belligérantes dans son plus proche voisinage.

Ce serait pourtant une erreur de prétendre que l’Europe ait, en 1815, « fait cadeau » à la Suisse de sa neutralité perpétuelle. Les transactions diplomatiques les plus heureuses ne sont généralement que la résultante des forces naturelles, géographiques, économiques et historiques, par lesquelles se développent les nations. Les conditions géographiques et historiques ont plus contribué à la création de la Suisse neutralisée que toutes les transactions diplomatiques, conclues à son profit. C’est ainsi que déjà, en 1521, la Suisse avait signé un traité de paix perpétuelle avec la France qui devait lui garantir une neutralité permanente. Elle n’en avait pas moins continué de conclure avec les différens États voisins des capitulations militaires, en vertu desquelles elle s’engageait à leur fournir des soldats, à la condition expresse de rester neutre en tant que nation et de ne pas prendre part aux hostilités.

Apres le congrès de Westphalie, qui proclama l’indépendance internationale de la Suisse, ce pays a constamment cherché à se tenir en dehors des guerres qui divisaient le continent européen, quoique sa position au cœur de l’Europe dût provoquer, à plusieurs reprises, la violation de sa neutralité. Quand Napoléon imposa, en 1803, un traité d’alliance à la Suisse, il contracta en même temps l’obligation, au nom de la République française, « d’employer constamment ses bons offices pour lui procurer sa neutralité, et pour lui assurer la jouissance de ses droits envers les autres puissances. » En vertu de cette alliance, la Suisse fut obligée de prêter secours et assistance à la France, et sa neutralité en devint assez précaire. Cependant, durant toutes les guerres de Napoléon, la Suisse ne manqua jamais d’insister sur sa résolution formelle de ne pas intervenir activement dans les opérations militaires.

Depuis 1815, la neutralité de la Suisse est respectée et garantie par les grandes puissances qui ont signé l’Acte général du congrès de Vienne. Jamais une violation sérieuse ne l’a troublée, quoique maintes fois la petite Suisse ait provoqué la colère de ses puissans voisins. Pendant la guerre de 1870-71 entre la France et l’Allemagne, l’armée de Bourbaki mit bas les armes immédiatement après avoir passé la frontière suisse ; mais les armées allemandes n’osèrent pas pénétrer sur le territoire helvétique près de Bâle, afin d’opérer plus facilement contre Belfort et contre l’armée de Bourbaki.

Maintenant, se demandera-t-on : Comment expliquer ces résultats, assurément heureux, de la neutralisation de la Suisse ? Pourrait-on soutenir que ce petit pays soit en état d’imposer aux grandes puissances voisines le respect de sa neutralité et de son inviolabilité ? Si non, à quoi tient ce respect pour la situation privilégiée et inviolable d’une petite nation montagnarde qui n’est pas en état de défendre par ses propres forces sa vie et sa place au milieu de l’Europe ?

Toutes ces questions sont rarement posées, quoique leur examen impartial permît de découvrir la raison d’être des États neutralisés. Il est évident que la tendance historique de la Suisse vers une neutralité perpétuelle n’est point un don des grandes puissances assemblées au congrès de Vienne. En d’autres termes, la Suisse est neutre, parce que sa position géographique et les tendances nationales de ses habitans exigent d’elle qu’elle se tienne loin des querelles de ses voisins. Si sa neutralité a été respectée jusqu’ici très fidèlement, c’est qu’elle est imposée par la nature elle-même, par sa position géographique, et par la volonté énergique et ferme du peuple suisse de garder cette neutralité coûte que coûte, envers et contre tous. Volonté tellement évidente que si, même aujourd’hui, les grandes puissances garantes de la neutralité suisse se mettaient d’accord pour abolir la stipulation du congrès de Vienne à l’égard de la Suisse, celle-ci pourrait, malgré elles et malgré tout, conserver encore sa position privilégiée. La neutralité de la Suisse dépend en premier lieu de la Suisse même, et non des caprices ou de la bienveillance des grandes puissances. Elle pourrait à tout moment déclarer urbi et orbi qu’elle est résolument décidée à continuer de garder dans l’avenir sa neutralité perpétuelle, qu’elle ne désire nullement se mêler des affaires intérieures ou internationales des autres nations, et qu’elle défendra de toutes ses forces son indépendance nationale et l’inviolabilité de son territoire.

A cet égard, la garantie donnée à la neutralité perpétuelle de la Suisse ne nous semble pas un si grand bienfait qu’il faille chercher à l’obtenir par tous les moyens. La garantie tacite imposée par les circonstances et exigée par l’intérêt d’une puissance quelconque vaut presque autant à cet effet que la stipulation formelle d’une convention internationale. Le peuple suisse est le meilleur garant de sa neutralité perpétuelle. Le jeu des intérêts politiques pourrait, à un moment donné, aider à faire respecter une neutralité perpétuelle dont le maintien est devenu une maxime du droit et de la morale internationale. Le respect de la neutralité perpétuelle de la Suisse est tellement entré dans la conscience des nations civilisées de l’Europe que sa violation provoquerait inévitablement un ouragan d’indignation. Tel ne serait assurément pas le cas, si l’État attaqué n’était pas neutralise perpétuellement, mais seulement déclaré neutre ad hoc.

Les mêmes considérations, sauf quelques modifications, s’appliquent aussi à la Belgique, neutralisée en 1831.

« La Belgique, dit le traité de 1831, dans les limites indiquées, formera un État indépendant et perpétuellement neutre. Elle sera tenue d’observer cette même neutralité envers tous les autres États. » Cette neutralité permanente fut garantie d’un commun accord par les cinq puissances, qui crurent nécessaire, en intervenant dans la révolution belge, de signer à l’acte de naissance du royaume de Belgique. Depuis ce moment, la Belgique a consciencieusement maintenu sa neutralité et évité jusqu’à la moindre cause d’une attaque justifiée. Quand, en 1870, sa neutralité courut quelque danger, la Grande-Bretagne, en qualité de puissance garante, donna à la Belgique une sécurité absolue contre des violations possibles de sa neutralité de la part des deux puissances belligérantes.

Ainsi la neutralité permanente de la Belgique s’est maintenue intacte jusqu’à présent, malgré tous les dangers qu’elle a courus pendant sa vie si courte encore et si accidentée. Si les grandes puissances garantes qui ont signé le traité de Londres de 1831 refusaient de garantir à l’avenir cette neutralité, on peut être sûr que la Belgique continuerait de se proclamer perpétuellement neutre, avec l’intention bien arrêtée de ne pas se mêler des conflits sanglans entre grandes ou petites puissances. La neutralité permanente est entrée dans la conscience du peuple belge, qui est profondément pénétré de la grande utilité de sa situation privilégiée dans le domaine des relations internationales. Il est impossible de supposer que la Belgique veuille abandonner cette position et sacrifier tous les bienfaits qui en découlent, même dans le cas où les puissances signataires du traité de Londres de 1831 retireraient leur promesse de garantir cette neutralité. La Belgique agirait alors probablement comme la Suisse, c’est-à-dire qu’elle déclarerait à toute l’Europe que, quoi qu’il advienne, elle est résolue à rester neutre pour toujours et décidée à faire respecter de toutes ses forces sa neutralité permanente.

Les bienfaits de la neutralité permanente sont si grands que jamais un État neutralisé n’y renoncera volontairement. La Belgique la première ne le fera point, quoique sa neutralisation ait été bien plutôt le résultat des combinaisons politiques et stratégiques des grandes puissances qu’une conséquence de sa situation géographique et de sa mission historique. Sous ce rapport, il y a une grande différence entre la Suisse et la Belgique. Toutefois, pour l’un et l’autre de ces deux pays, la neutralisation a été la consécration de leurs aspirations pacifiques et la condition essentielle de leur développement économique et social.

Ce serait abuser de la patience du lecteur que de lui rappeler qu’outre la Suisse et la Belgique, il y a encore d’autres États neutralisés, comme le grand-duché de Luxembourg et l’État indépendant du Congo. Il suffit de constater cette vérité irréfutable, que la neutralisation a été, pour tous ces États sans exception, un vrai bienfait, dont ils jouissent, en premier lieu, par leur propre conduite et par leur propre volonté. La neutralité permanente, érigée en maxime d’Etat par la volonté de l’Etat qui veut s’y soumettre, a le même droit au respect des autres pays que la neutralité perpétuelle proclamée par une convention quelconque. Dans tous les cas, elle crée un état de pacification permanente pour l’Etat intéressé et un boulevard de sécurité commune pour tous les États d’un continent.

Partant de ce point de vue, la neutralisation du Danemark sera un bienfait inestimable pour ce petit pays et une garantie nouvelle pour le maintien de la paix générale en Europe.


II

En juillet 1807, à Tilsitt, Napoléon Ier et l’empereur Alexandre discutaient entre eux et, en vertu du traité d’alliance, remaniaient, dans leurs projets, la carte de l’Europe. La conversation tomba sur le partage de l’Empire ottoman, et Napoléon remarqua avec quelle ardeur mal contenue l’empereur de Russie se laissait emporter par le désir d’annexer quelques parties de cet Empire. Les provinces danubiennes, la Valachie et la Moldavie, d’autres provinces encore, Napoléon ne les disputait pas à la Russie. Mais, quand il s’agit de Constantinople, il mit le doigt sur le point qui désignait la capitale de la Turquie, et dit solennellement : « Constantinople, non ! Jamais ! C’est l’empire du monde ! »

Copenhague a le bonheur que sa possession n’ait jamais éveillé la pensée de la conquête et de l’empire du monde ! Cependant la situation géographique de la capitale danoise rappelle sous plus d’un rapport la situation géographique de Constantinople. Les deux capitales sont situées sur les bords de détroits qui unissent des mers libres. Si Constantinople tient les clefs du Bosphore et des Dardanelles, Copenhague tient celles du Sund et des Belts. Si la Turquie est depuis longtemps reconnue comme le gardien des portes qui ouvrent la Mer-Noire et la Méditerranée, le Danemark garde les portes d’entrée de la mer Baltique et de l’Océan Atlantique.

Cette position géographique du Danemark est d’une importance capitale pour le commerce et les relations internationales des États Baltiques et de toutes les autres nations ayant des intérêts dans ces parages. C’est pourquoi la nécessité de faire respecter ces intérêts a depuis longtemps suggéré l’idée de garantir le gardien du Sund et, par lui, la navigation libre de la mer Baltique contre toutes les convoitises égoïstes des grands États de l’Europe. Et c’est ainsi que, dans le traité de Roeskild de 1658, le Danemark et la Suède s’engageaient mutuellement à ne pas permettre l’entrée dans la mer Baltique des navires de guerre des autres nations. En 1759 et 1700, le Danemark, la Suède et la Russie tombaient d’accord pour refuser l’entrée de cette mer aux flottes militaires des États non riverains. Enfin, la convention de 1780, conclue entre la Russie, le Danemark et la Suède pour la défense des principes de la neutralité année, a proclamé la mer Baltique comme Mare clausum et non ouverte aux navires de guerre des puissances belligérantes. Cette stipulation tirait alors son fondement de ce fait que les États riverains de la mer Baltique ne prenaient aucune part aux opérations militaires et, en conséquence, devaient être reconnus comme essentiellement neutres.

Il est intéressant de constater que l’Angleterre, la France et les Pays-Bas acceptèrent, en 1781, ce principe de la neutralisation de la mer Baltique. Mais, d’autre part, il était évident que ce principe n’était proclamé que pour la durée de la guerre qui se termina par le traité de paix de Versailles, en 1783. La Grande-Bretagne tenait à ce qu’il ne pût s’élever à cet égard le moindre doute ; et la flotte anglaise le prouva bien lorsqu’en 1807, elle bombarda et détruisit une partie de la ville de Copenhague. L’empereur Alexandre 1er, ainsi que presque tous les autres souverains européens de cette époque, fut justement indigné de l’attaque commise contre la capitale danoise. Il protesta énergiquement contre ce « crime, » en qualité « d’un des garans de la tranquillité de la mer Baltique, qui est une mer fermée. » Mais le gouvernement anglais rétorqua avec vigueur cette prétention en déclarant qu’il n’avait jamais reconnu la neutralisation permanente de la mer Baltique ; et il est incontestable que sa thèse était légitime et bien fondée. Tous ces faits historiques n’en démontrent pas moins d’une manière concluante que l’idée de la neutralisation des États Baltiques et de la mer Baltique a occupé l’esprit ou l’imagination des hommes d’État.

De plus, si l’on veut bien se souvenir que déjà, aux siècles passés, toutes les nations naviguant par le Sund ou les Belts ont, de leur propre consentement, ou en vertu des traités internationaux, payé, pendant très longtemps, au fisc danois des droits pour le passage de ces détroits, on est forcé de reconnaître au Danemark le rôle de gardien international de la porte de la mer Baltique. Ce poste honorifique et important n’a pas été supprimé par le traité de Copenhague de 1856 qui abolit le payement des droits sur le Sund. Au contraire, imposer au Danemark le devoir de laisser passer « sans entrave ou détention » tous les navires, de commerce ou de guerre, c’était reconnaître à ce petit pays le rôle de gardien des détroits, au nom de toutes les nations européennes et américaines qui ont pris part à cette transaction internationale.

Tout cela bien considéré, il est permis de s’étonner que la neutralisation du Danemark ne soit pas encore un fait accompli. La situation géographique, les conditions ethnographiques, linguistiques et historiques de ce pays comportent nécessairement la consécration solennelle de son indépendance et de son intégrité dans le domaine international. Etant donné sa situation géographique sur le Sund et les Belts, il est indispensable pour la paix et le commerce du monde que le Danemark ne puisse à l’avenir être la victime d’un coup de main quelconque ; et il est donc indispensable aussi de garantir sa neutralité, perpétuelle et non accidentelle. En cas d’une guerre survenant entre les grandes puissances de l’Europe, la mer Baltique pourrait devenir de nouveau le théâtre des opérations militaires et les flottes des puissances belligérantes passeraient sans obstacle le Sund. Toutefois la sécurité du commerce, en temps de paix comme en temps de guerre, courrait un très grand danger, si la clef de la mer Baltique pouvait être arrachée des mains de la petite et vaillante nation danoise, à laquelle la nature et l’histoire l’ont confiée séculairement.

Il est temps que les nations européennes, soucieuses de la sécurité de leurs intérêts pacifiques et politiques sur les bords de la mer Baltique, s’occupent sérieusement de cette question : comment garantir la liberté perpétuelle du passage par les détroits danois ? Et il est temps qu’en revanche le gardien de ce passage, qui pendant des siècles a consciencieusement et vaillamment rempli un rôle si difficile, soit garanti contre une attaque malveillante ou un audacieux coup de main.

Pour que ce double objet soit rempli, il ne suffit pas de proclamer l’indépendance ou l’intégrité du Danemark. La conférence de Londres de 1852 avait solennellement garanti cette intégrité, mais la guerre de 1863 a néanmoins dépouillé le Danemark des duchés de Sleswig et Holstein. Le seul moyen efficace et pratique, c’est la proclamation de la neutralité perpétuelle du Danemark, chargé perpétuellement aussi du rôle de gardien des détroits de la mer Baltique. La neutralisation du Danemark doit d’ailleurs nécessairement s’étendre sur le Sund et les Belts. La mer Baltique étant une mer absolument libre et accessible à tous les pavillons de commerce ou de guerre, les opérations militaires des flottes des puissances belligérantes ne sauraient être interdites dans ses eaux, sauf des stipulations contraires prises ad hoc. Toutefois, si la neutralisation du Danemark était proclamée, si l’intégrité absolue de son territoire était reconnue comme un principe de droit international, il est évident que le Sund et les Belts avec leurs rivages devraient également profiter de cette neutralisation. Et de même qu’aucune hostilité, aucune opération de guerre ne saurait avoir lieu dans le canal de Suez, de même aucune action militaire de la part des puissances belligérantes ne saurait être permise dans le Sund neutralisé. En d’autres termes : proclamer la neutralisation du Danemark équivaut à reconnaître son indépendance et son intégrité perpétuelles comme maxime d’État pour lui-même et comme principe de droit international pour la communauté des nations civilisées. De plus, cette neutralisation garantirait pour toujours la liberté et la sécurité de la navigation dans la mer Baltique. Telles seraient les conséquences immédiates de cette mesure. Il reste à dire comment ce but élevé pourrait être atteint sans provoquer les moindres conflits et sans froisser les plus soupçonneuses susceptibilités.


III

Jusqu’à présent, la neutralisation des petits États a été généralement un privilège créé au profit de ceux-ci par la bonne volonté des grandes puissances. La neutralité perpétuelle de la Suisse, de la Belgique et du Luxembourg est garantie par des conventions internationales, signées librement par les grands États, qui ont voulu prendre sur eux la garantie de cette neutralité en cas de danger. De ce fait on tire la conclusion que ni un État seul, ni un groupe d’États n’ont le droit de se déclarer neutralisés de leur propre initiative et sans la garantie expresse des autres États et surtout des grandes puissances. Les publicistes les plus autorisés proclament comme un axiome que l’acte de neutralisation d’un petit État doit nécessairement être signé et approuvé par les grandes puissances. Cette opinion nous semble absolument inadmissible. Dans la vie privée, personne ne contestera notre droit individuel de déclarer une fois pour toutes que nous voulons garder notre absolue neutralité dans les querelles entre nos voisins ou connaissances. Dans la vie politique ou internationale, le même droit doit être reconnu aux États de déclarer urbi et orbi et pour ton jours qu’ils veulent rester en dehors de toutes complications internationales et ne prendre aucune part dans les conflits entre les nations.

Ainsi, le Danemark a le droit incontestable de déclarer, de sa propre volonté, sa résolution inébranlable de rester perpétuellement neutre et de n’intervenir en aucune manière dans les conflits entre les puissances étrangères. Les deux autres États Scandinaves, la Suède et la Norvège, ont le même droit et le droit de s’unir avec le Danemark pour garder leur neutralité perpétuelle et commune. Une déclaration faite en cette forme devrait faire respecter la neutralité de ces États dans la même mesure et dans les mêmes limites que si elle était garantie par la bonne volonté des grandes puissances.

Dans le cas d’une pareille neutralisation, par la résolution unilatérale du Danemark, on ne pourrait, en droit, exiger du gouvernement danois qu’une seule chose, à savoir qu’il respecte lui-même les obligations qui découlent de sa neutralité perpétuelle. Il devrait abandonner toute ambition de jouer un rôle dans la grande politique internationale ; il ne devrait en aucune façon se mêler des affaires des autres États ni prêter aux autres nations, soit en temps de paix, soit, encore moins, en temps de guerre, des services qui pourraient compromettre sa complète impartialité et sa neutralité absolue.

La nation danoise, neutralisée pour toujours, devrait se vouer exclusivement à son progrès matériel et social. Elle resterait maîtresse chez elle, sur son territoire, et elle continuerait de recevoir avec la même hospitalité toutes les nations, sous la condition expresse de se soumettre aux lois du pays et de respecter pour leur part la neutralité perpétuelle du Danemark. Dans le cas d’une guerre entre les nations étrangères, le Danemark n’aurait aucun besoin de déclarer solennellement sa neutralité et d’exiger des navires qui passeront le Sund qu’ils respectent sa neutralité perpétuelle. Toutes les nations sauraient d’avance que ce petit pays n’a rien à faire avec les complications internationales qui troubleraient la paix du monde. Toute accusation ou seulement tout soupçon de vouloir intervenir dans les combinaisons des puissances en conflit s’écrouleraient d’eux-mêmes ; et, d’un mot, la neutralisation du Danemark serait sa défense et son refuge

À ce propos, nous avons plaisir à citer les paroles par lesquelles un patriote belge, M. Lehon, expliquait au Congrès national de Bruxelles, en 1831, les avantages de la neutralité perpétuelle de la Belgique.

« Appliqué à la Belgique, disait-il, ce système tend plutôt à la préserver de la convoitise des grandes puissances qu’à la restreindre dans ses droits : sa défense contre toute agression reste entière ; elle jouit de l’avantage de ne pouvoir être entraînée dans une guerre étrangère ; elle possède un moyen de résistance aux exigences des grands États ; elle peut affecter une plus grande somme de ses ressources à tous les genres d’amélioration et de prospérité intérieure. Du reste, libre dans ses relations de commerce, même en temps de guerre, elle est inviolable dans son territoire et attire l’étranger par ses garanties de sécurité. Si la neutralité est impuissante, comme tout autre traité, en cas de conflagration générale, elle est protectrice dans les autres cas d’invasion ou de guerre ; et comment méconnaître ce qu’elle a de tutélaire pour nos provinces au seul souvenir de notre histoire[2] ?… »

Les mêmes considérations, appliquées au Danemark, établiraient suffisamment tous les avantages qui découleraient de sa neutralité. La garantie conventionnelle, donnée à la Belgique par les grandes puissances, n’ajouta que très peu à sa position privilégiée et enviable. Néanmoins, les partisans de l’opinion régnante, que c’est seulement en vertu d’une sorte de donation de la part des grandes puissances que la neutralisation d’un petit État pourrait être déclarée, se plaisent à affirmer qu’une neutralisation volontaire, sortie de l’initiative de l’état intéressé lui-même, n’aurait ni portée pratique, ni valeur juridique. Il faut absolument, disent-ils, que les grandes puissances créent ou confirment cette neutralité au profit d’un petit État ; et ils citent comme exemple topique la neutralité de la Belgique pendant la guerre de 1870. Voyons donc ce qui se passa en 1870 pendant la guerre entre la France et l’Allemagne.

La sensationnelle révélation, faite par le comte de. Bismarck, du projet de traité secret dirigé contre l’existence même de la Belgique, provoqua l’indignation universelle de l’Europe. Gladstone stigmatisa ce « traité Benedetti » comme « le crime le plus odieux qui eût jamais souillé les pages de l’histoire. » L’opinion publique en Angleterre exigea péremptoirement de son gouvernement qu’il prît les mesures les plus efficaces pour garantir la neutralité de la Belgique et sauvegarder son indépendance. Le gouvernement anglais, partageant entièrement ces sentimens et, convaincu de la grande importance de la Belgique pour la sécurité de son propre territoire et de son commerce, entama des négociations avec les deux puissances belligérantes pour obtenir d’elles l’engagement solennel de ne point violer la neutralité du territoire belge.

En vertu des deux conventions identiques signées en août 1870 à Paris et à Berlin, toute agression de la France contre la Belgique devait emporter à sa suite la réunion des forces militaires de l’Angleterre à celles de l’Allemagne pour faire respecter l’intégrité et la neutralité de la Belgique. D’autre part, une agression de l’Allemagne contre la Belgique impliquait immédiatement des opérations militaires communes des forces anglaises et françaises contre l’agresseur.

En cette circonstance, l’Angleterre ne fit qu’accomplir son devoir, en sa qualité de puissance garante de la neutralité belge, et ni l’une ni l’autre des puissances belligérantes ne pouvait élever une objection quelconque contre la consécration solennelle de l’état de choses créé en 1831.

Toutefois supposons le cas où le traité de Londres de 1831, par lequel la Belgique a été proclamée perpétuellement neutre, n’eût point existé. Est-ce qu’alors la Grande-Bretagne n’aurait pas eu le droit de faire ce qu’elle a fait en août 1870 ? Est-ce que le gouvernement anglais n’aurait pas eu le droit de ; déclarer sa ferme résolution de protéger la neutralité de la Belgique contre toute agression de la part de l’une ou de l’autre des puissances belligérantes ?

Évidemment la Grande-Bretagne ou toute autre nation neutre eût pu prendre la neutralité belge sous sa généreuse protection. Le traité de Londres de 1831 fournissait seulement la base conventionnelle ou juridique qui devait faire accepter la proposition anglaise, immédiatement, et à Paris comme à Berlin. Mais le droit de la Grande-Bretagne d’intervenir même sans traité aurait été incontestable. Mais supposons encore le cas où la Belgique eût volontairement proclamé sa neutralisation, en 1831, sans aucune garantie internationale de la part des grandes puissances. Il est non moins évident que, dans ce cas aussi, la Grande-Bretagne ou toute autre nation intéressée eût pu, en 1870, poser aux deux belligérans la question de savoir s’ils étaient décidés à respecter cette neutralité et, en eus de réponse affirmative, leur proposer la conclusion d’une convention pareille à celles de 1870.

Dans tous les cas imaginés, le fait essentiel consiste dans l’existence généralement reconnue de la neutralisation de la Belgique. C’est là le fait positif qui enleva tout caractère offensif à la résolution affirmée par l’Angleterre de vouloir protéger pour son compte la neutralité de la Belgique. Si ce fait n’eût pas existé, si le gouvernement belge s’était borné, au commencement de la guerre de 1870, à proclamer sa neutralité ad hoc, des doutes sur le véritable caractère de cette neutralité eussent été possibles et peut-être légitimes. Une puissance qui proclame sa neutralité seulement quand une guerre éclate a pu poursuivre jusqu’à ce moment une politique hostile à l’un ou à l’autre des belligérans. En pareil cas, le gouvernement belligérant dont les intérêts ont été lésés admettrait difficilement que, par une simple proclamation de neutralité, toute responsabilité pour des actes antérieurs puisse être déclinée.

Ainsi, la conduite de l’Angleterre dans la guerre de 1870 prouve d’une manière péremptoire l’absolue nécessité et le grand avantage de la neutralisation des petits États. Mais il est impossible de tirer de ce fait la conclusion que la volonté des grandes puissances de déclarer an profit d’un petit État sa neutralisation puisse être pour lui la seule origine de cette position pacifique et privilégiée. La vraie source de la neutralisation d’un État est dan9 sa position géographique, son histoire, ses intérêts, et surtout dans sa ferme volonté de garder cette situation coûte que coûte.

En appliquant ces considérations au Danemark, nous dirions qu’il a le droit incontestable de proclamer sa neutralité perpétuelle par une déclaration adressée à toutes les nations du monde civilisé. Il est plus que probable que plusieurs puissances se hâteraient de prendre acte de cette déclaration, émanée de la souveraineté de l’Etat danois. En cas de guerre, les puissances qui ont les plus grands intérêts dans la mer Baltique et qui ne pourront jamais permettre ni que le Danemark soit conquis ni qu’on lui arrache violemment les clefs de cette mer, se hâteraient certainement de prêter au Danemark neutre leur généreuse et efficace protection.

Il est probable enfin qu’il se trouverait sur les bords de la mer Baltique quelque puissance pour suivre l’exemple donné en 1870 par la Grande-Bretagne sur les bords de la mer du Nord. Si la neutralisation danoise était alors un fait accompli, un tel secours serait l’accomplissement d’un devoir et l’affirmation effective d’un droit. Si la neutralité du Danemark était proclamée seulement ad hoc, pour une guerre déjà déclarée, l’assistance d’une puissance protectrice deviendrait un acte politique et une combinaison d’alliance contre l’ennemi commun.

Un petit État qui ne désire que vivre tranquillement et pacifiquement devrait faire tout au monde pour ne pas devenir un jouet de la grande politique internationale, qui écrase plus souvent qu’elle ne fonde.

Telles sont les conclusions qui nous paraissent dictées par le bon sens même. « Le bon sens, » a dit Guizot, « est le génie de l’humanité. » Malheureusement la triste expérience de la vie nous enseigne que ce bon génie de l’humanité, même s’il règne, ne gouverne pas toujours les idées et les actions humaines…


IV

Avant de clore cette étude, qu’il nous soit permis d’ajouter encore quelques mots pour bien marquer la portée civilisatrice de la neutralisation des petits États européens en général, et du Danemark en particulier.

C’est un usage constant de distinguer les grandes puissances des petites nations, malgré l’absence totale d’une base juridique pour légitimer cette distinction et pour reconnaître aux premières plus de droits qu’aux secondes. M. Léon Bourgeois a dit, dans une des séances de la conférence de La Haye, que, « dans les conflits de la force, quand il s’agit de mettre en ligne les soldats de chair et d’acier, il y a des grands et des petits, des faibles et des forts. Quand, dans les deux plateaux de la balance, il s’agit de jeter des épées, l’une peut être plus lourde et l’autre plus légère. Mais, lorsqu’il s’agit d’y jeter des idées et des droits, l’inégalité cesse et les droits du plus petit et du plus faible pèsent dans la balance d’un poids égal aux droits des plus grands. »

Eh bien ! nous croyons fermement que, parmi les idées que les petits États ont pour mission historique « de jeter dans la balance » et de réaliser, celle de la neutralisation occupe une place éminente. Parmi les devoirs que leur imposent leur passé et leur avenir, figure au premier rang celui de propager par tous les moyens le respect du droit et le règne de la justice dans les rapports internationaux. Plus près le monde arrivera de ce but suprême, et mieux leur propre existence sera garantie.

Pour toutes ces raisons, les petits États neutralisés seront à l’avenir les partisans les plus convaincus et les défenseurs les plus enthousiastes des deux grandes idées dont ne sauraient se désintéresser les nations civilisées, du désarmement et de l’arbitrage. Les petits États neutres ne peuvent pas ne pas vouloir que les forces militaires des grandes nations soient enfermées dans des limites définies et que les armemens soient réduits autant que possible. D’un autre côté, par la nature même de la neutralisation, ils sont forcés de reconnaître l’arbitrage international comme le moyen le plus juste et le plus pratique de trancher les conflits entre les nations. La conférence de La Haye devait préparer les voies : la neutralisation des petits États est le premier pas à faire en ce sens.

Cette conférence n’a pourtant pas pu décréter la moindre limitation des forces militaires des États européens, malgré l’éloquence persuasive du message de l’empereur de Russie, initiateur de la conférence de la paix, et malgré les efforts consciencieux de beaucoup des représentans des nations convoquées. Dans le manifeste du 12-24 août 1898, il était dit entre autres choses que « les crises économiques, dues en grande partie au régime des arméniens à outrance et au danger continuel qui gît dans cet amoncellement du matériel de guerre, transforment la paix armée de nos jours en un fardeau écrasant que les peuples ont de plus en plus de peine à porter. » « Il paraît évident dès lors, » continuait le message impérial, « que, si cette situation se prolongeait, elle conduirait fatalement à ce cataclysme même qu’on tend à écarter, et dont les horreurs font frémir à l’avance toute pensée humaine. »

Ces vérités certaines furent chaleureusement défendues à la conférence, principalement par les représentans des petits Etats, mais attaquées par ceux de quelques grandes puissances. Le porte-parole de ces derniers fut le distingué délégué de l’Allemagne, le colonel Gros de Schwarzkoff, qui, dans un remarquable discours, déclara devant les représentans des vingt-six puissances européennes, américaines et asiatiques, que « le peuple allemand n’est pas écrasé sous le poids des charges et des impôts ; il n’est pas entraîné sur la pente de l’abîme ; il ne court pas à l’épuisement et à la ruine. Bien au contraire, la richesse publique et privée augmente, le bien-être commun, le standard of life, s’élève d’une année à l’autre. »

Nous ne laisserons point passer cette occasion de rendre un très sincère hommage à la mémoire de notre éminent collègue à la conférence de La Haye, mort depuis dans l’incendie du palais impérial à Pékin. Mais nous constaterons que son discours ne put convaincre tous les membres de la conférence. Des doutes trouvèrent un écho persistant, surtout dans les réponses des petits États ; et ces doutes étaient bien fondés, si l’on compare les paroles du délégué du gouvernement allemand à la conférence avec la déclaration faite quelques années auparavant par l’illustre maréchal de Moltke.

Dans la séance du 4 décembre 1886 au Reichstag, le maréchal avait en effet prononcé les paroles suivantes : « L’Europe entière attend en armes ; où que nous regardions, nous voyons nos voisins de droite et de gauche armés, et surchargés par un attirail de guerre dont le poids est difficile à supporter, même pour un pays riche. Cette situation ne veut indéfiniment se prolonger. »

Voilà, sur le poids même qu’imposent aux nations les armemens excessifs, deux opinions absolument opposées l’une à l’autre ; toutes les deux émises par deux militaires allemands, dont l’un était un génie stratégique hors de pair. La conférence de La Haye crut devoir s’incliner devant l’autorité du jeune colonel, dont le talent fut admiré de tous, et la question du désarmement fut ainsi écartée pour longtemps du domaine des discussions diplomatiques.

Que si maintenant on demande qui pourrait soulever de nouveau cette question et préparer sa solution pratique, nous répondrons sans hésiter : les petits États neutralisés. Ils prêcheront la restriction des arméniens, non par des discours, mais par leur exemple. Ils prouveront que, par le développement illimité de toutes leurs forces productives, ils peuvent s’assurer un avenir sûr et enviable.

Le Danemark, en proclamant sa neutralité permanente, ne renoncera nullement, du reste, à son droit et à son devoir de défendre son existence par tous les moyens préventifs ou immédiats dont il dispose. Il commettrait un vrai suicide, s’il renonçait à défendre sa vie, son indépendance et son intégrité. Mais, en maintenant ses arméniens dans les limites de ce qui est strictement nécessaire pour sa propre défense, la nation danoise trouvera le moyen de sauver du gouffre ses forces productives, son argent et son crédit, qui sont aujourd’hui absorbés par la crainte continuelle de se voir attaqué ou engagé dans un conflit international. La neutralisation doit prévenir tous ces risques et, écarter la possibilité d’un grave conflit d’où qu’il vienne.

Mais, dès qu’un groupe assez important de petits États aurait été neutralisé, aussitôt la solidarité de leurs intérêts les forcerait à organiser leurs forces défensives militaires plus ou moins sur le même pied et d’après le même système. L’adage célèbre : « L’union fait la force, » pourra avoir, à un moment donné, une grande importance pratique. L’exemple de ces petits États neutres et pacifiques, qui pourraient se vouer tranquillement au développement de leurs forces économiques, physiques et intellectuelles, prêchera alors en faveur de la restriction des arméniens excessifs plus utilement que toutes les discussions diplomatiques.

Enfin, il nous reste à noter le rôle immense et bienfaisant que les États neutralisés pourront avoir dans le développement de l’arbitrage comme moyen juste et pratique de résoudre les conflits entre les nations. Pour ces États pacifiques par excellence, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye deviendra naturellement la seule instance devant laquelle ils porteront leurs plaintes et réclamations. Supposons réalisée la neutralisation du Danemark, de la Suède et de la Norvège, de la Hollande, et ajoutons-y la Suisse, la Belgique et le Luxembourg : nous aurons un groupe d’États qui, sur les bases de la convention de La Haye, serait parfaitement apte à organiser une cour permanente d’arbitrage selon leurs convenances et leurs intérêts. Ces petits États éminemment pacifiques n’auront pas, contre l’arbitrage obligatoire, les objections qui furent produites à la conférence de La Haye. Leur liberté d’action est absolue, et leur devoir autant que leur droit exige, en vue de rendre impossible un conflit sanglant, soit entre eux, soit avec les autres puissances, que la procédure nécessaire pour trancher tous les conflits entre nations ait été réglée à l’avance.

C’est ainsi que les petits États neutralisés deviendront par la force des choses les champions les plus convaincus de l’arbitrage international, et formeront, avec le temps, une magistrature internationale auprès de la cour permanente de La Haye.

Et c’est ainsi que la neutralisation des petits États serait le moyen sûr et pratique de garantir encore mieux la paix de l’Europe, et le progrès matériel et intellectuel des nations.

Puisse le Danemark, et avec lui quelques autres petits États, tomber bientôt d’accord pour leur neutralisation, afin de jeter dans la balance européenne leurs idées de progrès pacifique et leurs droits à une vie indépendante des troubles de la grande politique internationale ! puissent-ils toucher au but avant qu’un cataclysme international ne renverse toutes les combinaisons de la paix et du progrès ! puissent enfin les petites nations donner un corps et une âme aux « rêveries humanitaires » de la conférence de la paix ; et elles auront bien mérité de l’humanité !


F. de MARTENS.


  1. L’auteur de cet article a eu l’occasion, au printemps de 1889, de soulever dans les très hautes sphères gouvernementales de Russie la question de la neutralisation du Danemark. Le mémoire qu’il rédigea sur cette question fut honoré de la plus sincère et de la plus flatteuse sympathie. Sauf les développemens et modifications nécessaires, il est resté la base de la présente étude.
  2. Voyez Descamps, La neutralité de la Belgique (Bruxelles, 1901), p. 201.